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L’ambiguïté de l’« éthique de la souffrance » dans la pensée française contemporaine Smadar Bustan QUAND ON VIT LINSUPPORTABLE, est-ce que l’on peut véritablement être là pour l’autre ? La souffrance extrême marque, selon Blanchot, l’effondrement personnel qui se décrit en termes de déchirure et d’abîme. C’est le désastre et la perte totale du sens. Or cette souffrance infligée, où l’homme est mis à l’épreuve du mal, bénéficie encore chez de nombreux auteurs qui influencent Blanchot et sont influencés par lui, d’une aura humaniste qui considère le souffrant comme capable malgré lui, malgré tout, de souffrir avec l’autre et même, à en croire Lévinas, pour l’autre. Avant de parler de compassion pour l’humanité en peine, c’est au nom de la présence infinie de l’autre personne en moi et de la passivité inhérente à la souffrance, que Blanchot continue à considérer le sujet malheureux comme voué au prochain. Or nous cherchons à initier un mouvement inverse selon lequel la définition de l’homme ne repose plus sur cette disponibilité (contrainte et subie) à l’autre, mais aussi sur l’impossibilité d’être à son écoute en raison de l’excès qui blesse profondément le sujet. Prendre conscience de la souffrance, c’est donc admettre aussi l’impossibilité éthique et définir le sujet, tout d’abord, par une sensibilité excédée qui l’empêche de répondre d’autrui. 2Nous commencerons par souligner cette idée d’une morale de la souffrance qui domine à bien des égards la scène française contemporaine, à la suite de Lévinas. Cette croyance dans les ressources inépuisables de l’homme dans ses pires moments d’incapacité fait la puissance et le mystère d’une conception humaniste de notre époque. Or il y a lieu de reconsidérer le traitement de cette disponibilité humaine dans le malheur, constitutive de l’ordre éthique, et cela pour deux raisons majeures. Premièrement, car il est indispensable d’aborder de front les hypothèses et de se demander si la promesse de s’ouvrir à l’autre personne dans un tel état de surcharge infligée n’est pas, de droit comme de fait, fondamentalement illusoire. La question même du souffrir invite à se concentrer sur l’indisposition dans le pâtir car c’est elle qui institue le sens propre de cet état. C’est elle qui expose les traits par lesquels le pâtir se transforme en souffrance, du fait de (1) l’excès qui nous frappe et que nous ne pouvons supporter, (2) de l’arrimage à un état survenu qui nous condamne à une passivité extrême, et (3) de la diminution conséquente du pouvoir d’agir jusqu’à l’impuissance. L’axe majeur de cet article, qui cherche à montrer comment le recours à une réflexion sur la souffrance vécue met en cause la thèse de l’éthique de la souffrance, comprend du même coup la question d’une possible frontière que dessine la douleur. C’est dans ce cas que l’esquisse de cette expérience humaine nous confronte à la position de Blanchot. Dans ses narrations sur l’individu et plus tard sur le désastre, il ne

L’Ambiguïté de l’« Éthique de La Souffrance » Dans La Pensée Française Contemporaine

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Lambigut de lthique de la souffrance dans la pense franaise contemporaineSmadarBustan

Quand on vit linsupportable, est-ce que lon peut vritablement tre l pour lautre? La souffrance extrme marque, selon Blanchot, leffondrement personnel qui se dcrit en termes de dchirure et dabme. Cest le dsastre et la perte totale du sens. Or cette souffrance inflige, o lhomme est mis lpreuve du mal, bnficie encore chez de nombreux auteurs qui influencent Blanchot et sont influencs par lui, dune aura humaniste qui considre le souffrant comme capable malgr lui, malgr tout, de souffrir avec lautre et mme, en croire Lvinas, pour lautre. Avant de parler de compassion pour lhumanit en peine, cest au nom de la prsence infinie de lautre personne en moi et de la passivit inhrente la souffrance, que Blanchot continue considrer le sujet malheureux comme vou au prochain. Or nous cherchons initier un mouvement inverse selon lequel la dfinition de lhomme ne repose plus sur cette disponibilit (contrainte et subie) lautre, mais aussi sur limpossibilit dtre son coute en raison de lexcsqui blesse profondment le sujet. Prendre conscience de la souffrance, cest donc admettre aussilimpossibilit thiqueet dfinir le sujet, tout dabord, par une sensibilit excde qui lempche de rpondre dautrui.

2Nous commencerons par souligner cette ide dune morale de la souffrance qui domine bien des gards la scne franaise contemporaine, la suite de Lvinas. Cette croyance dans les ressources inpuisables de lhomme dans ses pires moments dincapacit fait la puissance et le mystre dune conception humaniste de notre poque. Or il y a lieu de reconsidrer le traitement de cette disponibilit humaine dans le malheur, constitutive de lordre thique, et cela pour deux raisons majeures.Premirement, car il est indispensable daborder de front les hypothses et de se demander si la promesse de souvrir lautre personne dans un tel tat de surcharge inflige nest pas, de droit comme de fait, fondamentalement illusoire. La question mme du souffrir invite se concentrer surlindisposition dans le ptircar cest elle qui institue le sens propre de cet tat. Cest elle qui expose les traits par lesquels le ptir se transforme en souffrance, du fait de (1) lexcs qui nous frappe et que nous ne pouvons supporter, (2) de larrimage un tat survenu qui nous condamne une passivit extrme, et (3) de la diminution consquente du pouvoir dagir jusqu limpuissance. Laxe majeur de cet article, qui cherche montrer comment le recours une rflexion sur la souffrance vcue met en cause la thse de lthique de la souffrance, comprend du mme coup la question dune possible frontire que dessine la douleur. Cest dans ce cas que lesquisse de cette exprience humaine nous confronte la position de Blanchot. Dans ses narrations sur lindividu et plus tard sur le dsastre, il ne manifeste pas une stratgie bien tranche qui sidentifie soit la thse soit au raisonnement inverse. Chez Blanchot, rien nest plus perturbant que la cohabitation du souci thique et du souci du souffrant, quil anime tout en crant un univers de cohabitation nigmatique entre deux faces qui ne vont pas ncessairement ensemble. Ltrange est que tout chez lui exprime le poids dune ralit supporter qui nautorise que des souffrances aigus sans possibilit dagir et pourtant, le dsarroi consquent devient mouvement douverture en donnant limpression que le sujet peut toujours prouver le voisinage en sprouvant lui-mme dans la blessure profonde. Ce mouvement apparat comme un moyen de perptuer une humanit qui ne soit pas paralyse par la dtresse subjective. Or en mme temps se pose la question: est-ce quune telle ouverture reste possible si nous avons si peu de force et que lextrme gravit de la situation nous accable?

En examinant lide que Blanchot se fait de la souffrance personnelle ou sociale lors des nombreuses occurrences de cette notion dans ses rcits et commentaires (environ 300)1, il faudradeuximementse demander pourquoi un auteur qui en parle frquemment tout en voquant de manire concerte limpuissance du dolent, ignore en fin de compte cette difficult lorsquil adopte le grand plan humaniste? Blanchot se situe manifestement dans la ligne de la thse de Lvinas et reste proche de Robert Antelme qui illustre cette thse, mais sa position reste fondamentalement ambivalente. Dans sa prsentation densemble, elle formule un paradoxe qui ne dessine pas une simple reprise dun trait de lpoque, mais plutt une complication survenue de ce que le consensus gnral sur ce thme laisse labandon. Avec lentre en scne de la thmatique de lautre homme au dbut des annes soixante2, un saut dcisif sopre dans ses ouvrages entre limage du dolent ananti, plong dans une solitude sans aucun rconfort et la conception de ce sujet dtruit comme disponible et donc capable tout de mme de soutenir le rapport avec lautre qui souffre3. Ce saut incite se demander si lambigut consquente reste attache sa propre interrogation interne sur lexprience-limite de lhomme ou si elle tmoigne dun clivage philosophique gnralement irrsolu4. Incapable de refuser la souffrance, incapable de la supporter, totalement passif mais rpondant la sollicitude la personne que dpeint Blanchot exprime en fait un paradoxe. Et cest le mme paradoxe dune souffrance instauratrice de rapports intersubjectifs l o elle vide le sujet de tout pouvoir, quil convient de retrouver chez dautres philosophes de la mme poque comme Emmanuel Lvinas, Jean-Luc Marion ou Paul Ricur, pour tudier la lgitimit de cette perspective o le mot-cl souffrir renvoie toujours souffrir avec. Le rsultat de cette approche nous rend sensible lexprience propre de la souffrance qui se laisse glisser au-dessous de lhorizon de lindiffrence humaine. Or ce faisant, il nous renvoie aussi une autre rflexion sur ce qui relve du pouvoir en moi et sur ce pouvoir face la force de lexigence dautrui (qui marrache moi-mme), pour mesurer lintervalle abyssal entre subir et compatir.

Puisque tout ceci se dploie dans lorbite dune vision thique, on devrait ds lors observer la place donne limpratif moral dans le contexte dinteraction entre des penses trs diffrentes qui saffirment notre poque travers les thmes dautruiet dudon5. Seulement, cela signifierait de retomber dans le soupon dun principe moral utopique et culpabilisant qui rgit la subjectivit, tandis que pour nous il nest pas question de ractiver la vieille controverse sur cette forme de moralit6. Il nest pas question dpingler une thique accuse dtre aussi irrelle quirraliste du fait quelle place lobligation de subir autrui dans sa peine avant lobligation de se supporter soi-mme dans la douleur. Lessai est motiv par une perplexit diffrente, prenant forme partir de la vision intersubjective que partagent Blanchot, Lvinas, Marion, mais stonnant devant lide dune obissance servilesans exceptiondu sujet appel au devoir. Dans cette accentuation, ni sa prcarit, ni son intimit dpouille, ni mme son relief affectif mis en danger par une pression trop forte ne semblent briser la pertinence dune coute praticable. Cest ainsi que malgr lespoir majeur que nous laisse telle solidarit dans le malheur, on se demande si ce symbole dune ractiontoujourspossible lorsquun sujet rduit par la misre, la faim et la maladie se trouve en mesure de dire me voici au dolent en face , ne prsuppose pas une sensibilit infidle sa vraie nature? Une attention particulire au phnomne du malheur comme au moi qui souffre invite donc un examen de limites internes du sujet en peine et par consquent, aux limites de lthique tout entire. Il faudrait ainsi se demander non seulement comment jaccueille lautre, mais si je suis toujours en mesure de le faire.

Ma souffrance comme condition thiqueIl convient dabord de dgager la base de la thse de lthique de la souffrance. Le point de dpart se trouve avec Lvinas qui livre son titre dans un entretien publi en 1994, prsentant la souffrance comme le fait de souffrir avec lautre et, plus explicitement encore, de souffrir pour lautre7. La spcification des genres vient ensuite compliquer les choses lorsquil prcise que le sens demasouffrance consiste galement souffrir pour lautre8. En dautres termes, le traitement de la douleur dautrui est plac en premire position, conditionnant de par sa primaut la lgitimit de ma propre dchirure. Lvinas justifie cette pense par la conviction que la souffrance en soi est pour rien, nayant donc aucune signification, aucune importance, ne serait-ce que comme souffrance expiatoire9. Sefforant de cerner la ralit concrte de cette exprience, il examine lobjet du gmissement et du soupir partir dune approche phnomnologique qui cherche un sens une exprience considre comme inutile, voyant dans lhumanit de lhomme qui souffre [] accable par le mal qui la dchire, lexpression dun phnomne de diminution totale. Mais la lecture de lentretien tardif et de son article intitul La souffrance inutile (1982), il faut reconnatre que la terrible ralit du malheur afflig trouve sa raison dtre uniquement dans la non-indiffrence du sujet lgard du prochain en dtresse et donc grce la possibilit de se donner malgr tout, en manifestant de la compassion envers lui10. La souffrance ne saurait ainsi tre dite sans que leffraction du sujet passif et de limpuissance paralysante du moment dvoile ltincelle dune possible bienveillance. Je ne vais pas bien, je suis rduit rien, et pourtant, jai de lespoir car je peux encore accueillir autrui. Or, il convient de savoir quel titre cela reste praticable.

Le seul bien que Lvinas accorde ces moments sans merci consiste dsormais en la possibilit dcarter ses soucis pour faire place la sollicitude, sans pour autant laisser supposer une mise disposition interne qui soit dlibre. En effet, ce qui autorise lextrme sensibilit lautre nest pas n volontairement mais sous sa pression et son attrait, de sorte que cest encore la thse de lappel et de la rponse que le philosophe rattache lexprience personnelle du souffrant11. Dans cette prescription force, cest le commandement dun autre qui fait que lhumanit dfigure du malade se rtablit dans lhumanit renaissante lors du secours port au prochain sous la forme dun sacrifice12. Cette condition humaine reflte pour Lvinas la condition thique par excellence:

La juste souffrance en moi pour la souffrance injustifiable dautrui, ouvre sur la souffrance la perspective thique de linter-humain. Dans cette perspective se fait une diffrence radicale entrela souffrance en autruio elle est, pourmoi, impardonnable et me sollicite et mappelle, et la souffranceen moi, ma propre aventure de la souffrance dont linutilit [] peut prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible, en devenant une souffrance pour la souffrance [] de quelquun dautre. Attention la souffrance dautrui qui, travers les cruauts de notre sicle [] peut saffirmer [] au point de se trouver leve en un suprme principe thique13.

Cette vision est souvent prise pour vritable source de rconfort face au malheur vain et sans rmission que symbolise la catastrophe dAuschwitz dans des nombreux crits de lpoque, comme dans les tentatives toujours plus insistantes de Lvinas et de Blanchot donner une image la souffrance extrme14. Or tout en voulant sengager absolument dans le terrain du sens, cette vision attribue la dimension principale du souffrir au ple de la relation entre soi et lautre sans vritablement assumer la dimension dcisive du ple de la relation entre soi et soi-mme15. Selon que lon choisit daccentuer tel ou tel aspect de cette prdilection, on honore ou on dplore le rsultant. Car selonle premier aspect de ce parcours, mesure que son uvre avance se forme la rgle principale qui va commander le courant entier et qui consiste dployer un registre o le souffrir devient la cl du rapport intersubjectif. Cet enjeu est capital puisquil dgage un mode qui permet de ressentir ensemble ce qui est suppos tre rserv soi. La souffrance, une exprience foncirement prive, nest jamais pense chez Lvinas en dehors dun rapport une altrit. De ce fait, il est permis de saisir le point dattache le plus intime entre des personnes enfermes dans une ralit de douleur propre chacun. Dautant plus que lesquisse dun appel au secours non verbalis mais transmissible par les puissantes expressions de dtresse sur le visage dautrui, perce lincommunicabilit prsume du sentiment interne de souffrir qui demeure certes inchangeable (puisquon ne peut pas prendre sur soi lagonie dun autre), mais devient tout de mme partageable. Cest le mode mais aussi le caractre dominant de lappel qui le veut ainsi. Face au dilemme: ignorer ou soutenir, un regard sur lclat pur de lappel ne manque pas de rappeler que le ressentir partag de la souffrance nest pas issu dune initiative de bonne volont qui cherche allger le lourd tourment dautrui16. Ce ressenti partag rsulte plutt dune sensation violente que lappel au secours transmet en imposant une alliance dans la contrainte. Il y a l quelque chose de ncessaire qui nous libre des mots ou mme dune prise de conscience aboutie17, se tenant dans les limites de lexpression normative pour instaurer un type fondamental de transfert affectif qui dcrit une exprience dont chacun vit en fin de compte seul, mais quil devient justement possible de partager puisquelle est comprise ds le dpart sur le mode de lchange interhumain (le souffrir avec). Voil le bon ct de la mdaille, en voici le revers. Car selonle deuxime aspect de ce parcours, le seuil du souffrant reste ngligeable. Lorsque cesse la domination dun autre, cest--dire lorsque sarrte le choc intense de lappel qui dpouille mon me, on devrait enfin se tourner vers ce moi destinataire pour vrifier sil a pu prendre son mal en patience en vue dassumer le malheur dun autre qui le fait en ceci souffrir davantage. Dans cette tension, la limite du supportable, on rencontre les deux sources daffaiblissement de soi: celle du phnomne gnral de souffrance qui lui rend visite et celle de la souffrance dun autre qui le dpossde. Dans la violence faite alors celui qui est suppos pouvoir tout subir car dj pris, dj passif et pntr , lide dune accumulation sans limites des preuves insupportables nest pas mise en cause. Cest comme sil tait toujours possible dentasser contrainte sur contrainte sans que le sujet fragilis se brise ou se bloque. Blanchot, la diffrence de Lvinas, ne mconnat pas cette difficult mais reste tout de mme ferme sur ce quil faudrait faire. Dans un ton fort proche de limpratif thique formul par Lvinas, il dcrit le problme dun accueil, dun don, attendu de celui qui ne peut se donner. Et non parce que le malheureux est trop occup par lui-mme, mais parce quil lui manque les ressources ncessaires pour le faire. DansLa Communaut Inavouable(1983), cest la priorit du plus faible qui inspire le dpassement de soi:

Le mal, dans lexcs [], ne saurait tre circonscrit un je conscient ou inconscient, il concerne dabord lautre, et lautre autrui est linnocent, lenfant, le malade dont la plainte retentit comme le scandale inou, parce quil dpasse lentente, tout en me vouant y rpondre sans que jen aie le pouvoir18.8De faon analogue, et sans aucune justification thorique apparente, Blanchot ordonne limpuissant dansLe Pas au-del(1973) de faire face ses obligations. La sincrit du personnage rend le discours encore plus poignant:

Il te suffit daccueillir le malheur dun seul, celui dont tu es le plus proche, pour les accueillir tous en un seul. Cela ne mapaise pas, et comment oserais-je dire que jaccueille un seul malheur o tout malheur serait accueilli, alors que je ne puis mme accueillir le mien? Accueille le malheureux en son malheur19.

La thse de lthique de la souffrance aide forger le concept dune souffrance signifiante en cernant le rle dun autre qui me tourmente en me rvlant la Bont. En mme temps, il convient encore dexposer le prsuppos structural qui oriente le discours gnral dans la direction du ptir interminable suivant lequel lhumain, mme effondr, est prsent comme capable de tout contenir20. Cest ainsi que mme si Blanchot, Ricur et Marion discernent lexprience intrieure comme tant la manire propre de vivre le phnomne ultime de dtresse, accentuant ainsi le rapport desoi soi(mon agir par rapport mon ptir), leur obstination lorganiser autour de laxe du rapport desoi unautredgage une servitude indclinable du dolent. Dans cette perspective, il nest pas surprenant de les voir supposer une ouverture invitable lautre, quel que soit cet autre, en nonant la possibilit de son accueil et ceci malgr laffaiblissement indisposant du sujet qui caractrise ce moment. Cest le mode et la structure dunesouffrance relationnellequi en fait lexigerait et que lon saurait affronter pour souligner la critique de laquelle seule linterprtation de Paul Ricur se dmarque.

La fatalit naturelle de la souffranceParler du ple de soi soi pour mesurer lindisposition humaine, comme nous cherchons le faire, ncessite dexaminer le champ accablant du vcu interne qui dessine les contours et la nature du malheur. Sur ce point, et aussi surprenant que cela puisse paratre, Lvinas joue un rle important en nonant un des trois traits fondamentaux de la souffrance, la prsentant comme lpreuve dune fatalit impose qui nous conduit apprendre limpuissance21. Ici, cest la vie simplement incontournable quest remise linconvenance du malheur. Une vie parfois tellement pouvantable, insoutenable, impossible vivre mais vcue de fait, que son rgne universel conduit dissiper toute rflexion sur les aptitudes et encore moins sur les indispositions du sujet. De cette manire, Lvinas propose daffronter la teneur personnelle du malheur, en abordant le mal-tre de celui qui subit la pesanteur de lexistence dans sa forme la plus gnrale et impersonnelle, connue sous le nom de lil y a. Cette premire strate caractristique des premiers crits claire considrablement notre enjeu sur limpuissance subjective face au poids dmesur subir. DansDe lexistence lexistant(1947), Lvinas semploie dcrire la fatalit de ces tranges tats o la souffrance sannonce indirectement travers le ressentiment fait de peur, dinscurit ou dtouffement22. chaque fois, nous avons affaire une situation insupportable laquelle il est impossible de se drober: quil sagisse de langoisse devant lespace nocturne qui envahit tout dobscurit, de lhorreur face au vide durant la veille sans fin de linsomnie, ou encore de la peine dtre enferm dans sa solitude ressentie comme un enchanement soi23. Dans cette suggestion de souffrance personnelle, il nest nullement question de succomber la contrainte, mais il nest pas non plus question de se retourner contre la pesanteur existentielle de ce quil ya, puisque laccent des analyses est mis sur le mal vcu suite lapparition de lexistence comme dune charge assumer24.

Nous sommes videmment tents de limiter lenvergure de cette damnation existentielle peinte par Lvinas, o rien ne semble pouvoir nous sauver de lhorreur et o le sujet apparat comme incapable se dresser contre ce qui lenvahit. Laspect macabre des premiers crits de Lvinas est triple: ni lme, ni le corps, ni mme la conscience, ne semblent jouer un rle suffisamment prpondrant pour laisser mesurer les vritables aptitudes subjectives qui se dmarquent du plan dterministe. Ltatmotif, dabord prsent comme une manire de se dfaire du poids de lexistence impersonnelle grce au caractre spcifique et totalement subjectif du ressenti (suffisamment intensifi dans la douleur pour accentuer le lien fort du sujet avec lui-mme), reste moins soutenu. Lesprit apparat, notamment dansLe Temps et lautre(1948), comme capable dexercer son pouvoir de sujet sur son existence, mais sans que le triomphe personnel sur la fatalit du souffrir soit mis lordre du jour25. Cela revient ter la subjectivit le statut douvrire de son propre destin en laissant au corps sensoriel, engag dans lespace, la tche de nous tirer daffaire: une subtilit qui constitue un espoir minime comme le sait quiconque ayant accompagn un malade grave. La simple activit du corps qui agit, ce corps humain qui se meut dans lespace, qui prend telle position et qui ainsi saffirme, fait videmment irruption dans cet amas impersonnel dexistence impose. Mais sa matrialit, toujours dgrade dans de telles circonstances, ne permet pas de dire que dans la sensibilit interne, il y a une intimit allant jusqu lidentification; que je suis ma douleur physique et quune prise de conscience de mes sensations internes (ma cnesthsie) suffirait pour me librer du mal-tre de la vie26. Dans ce mouvement densemble, le dolent est frapp deux fois: une fois par ltat de fait lobligeant prouver le tourment (dans la maladie, la dpression ou la misre), et une fois par le fait dtre accul la vie et ltre que le philosophe choisit dinscrire dans la ralit du malheur plus que dans celle du bonheur27. Ce qui revient ensuite dire que le sujet accul la souffrance, selon Lvinas, ne peut pas viter dtre prsent ce qui lui arrive, non partir dune position de force mais partir dune position de faiblesse qui loblige supporter sans pouvoir se dtacher de lirrmissible poids de cet ordre indpendant qui simpose28. Exister rime alors avec fatalit, qui rime avec souffrir.

Ce premier niveau danalyse consiste principalement illustrer la modalit existentielle de la souffrance, laquelle sajoute le plan thique que nous avons abord, et enfin un troisime niveau annonant lhumanisme du serviteur souffrant au sillage de la thodice29. Paradoxalement, chez Lvinas, il y a une insistance dans les trois niveaux danalyse sur le fait que les rapports que chaque personne en peine entretient avec elle-mme passent dabord par ses relations avec le prochain, la divinit ou lextriorit, transfigurant la pesanteur qui nous encombre dune figure lautre. Ce qui est donc important retenir, avant de voir la transformation avec Blanchot, cest que la principale piste dchappatoire significative dans cette rflexion sur la souffrance se tient rsolument, et dj trs tt, au rapport autrui. Dans le face--face de jeunesse, autrui apparat comme source de rconfort avant de devenir une source dexigence. Cest autrui qui me sauve de la nuit et qui allge ma peine. Cest la sociabilit entre les deux qui accorde au sujet un souffle de vie et une force de rsistance pour ne pas se rsoudre lhorreur dune preuve sans fin apparente. Par la caresse consolante, la lueur despoir annonant des beaux jours venir et le rconfort dune prsence solidaire, autrui donne au sujet ce que lui-mme nest pas en mesure de se donner, lempchant de se retourner fatalement dans sa condition solitaire dtre30. Assister et se faire assister reprsentent ici une forme vidente de moralit. Mais lintervalle entre les deux figures quincarne autrui, lors du passage de lexistentiel lthique, et notamment lorsquapparat la thmatique du visage, le transforme dune source de vitalit en une source daffaiblissement. Se replier dans la douleur la demande dun autre ajoute donc la soumission existentielle que nous venons de dcrire, un asservissement portant comme essencela disponibilit de lindispos. Ds lors on en revient, dans les crits de la maturit qui invoquent la thse de lthique de la souffrance, au problme principal du souffrant en pure passivit qui est cens soudain se ressourcer pour assister autrui dans sa propre dtresse. Or, comment rsoudre la contradiction, qui concerne lensemble des intervenants, entre cette sujtion naturelle lexprience de souffrir dune part et lveil vif autrui dautre part, lorsque le corps et lesprit sy trouvent dpouills de force, vivant dans lpuisement dune lutte permanente?

Je me souffreSi lon rflchit sur cette conviction concernant laptitude humaine dans le malheur, on verra quil ne sagit pas dun cas singulier mais dun mode de penser qui peut se pointer toujours dans la mme direction malgr la disparit des parcours spculatifs. Lexemple de Blanchot est particulirement remarquable car on trouve chez lui un geste parallle celui de Lvinas sans que leurs points de dpart et leurs points darrive thoriques concordent. Dj nous voyons quavec Blanchot, le thme de la souffrance est plus rigoureusement centr sur lintriorisation requise suite la surcharge du malheur, toujours extrme, toujours de trop. Dans ce sens, si la force de lanalyse de Lvinas tient lafatalit naturelledune situation sans recul possible, cest lexcsinsupportable et insurmontableen moiqui constitue, partir de Blanchot, le mode de vie du souffrant. Cet excs demeure, y compris chez Lvinas, lindice de ce quon ne pourrait endosser31. Son tourment marque le sentiment exacerb de devoirsupporter linsupportable, ce que Jean-Luc Marion appellera par la suite, en crant une synthse entre les deux points de vue, lephnomne saturde la souffrance qui massigne ma chair dans un surcrot de dcharge, me fixant moi-mme dans le malheur par lexcs ressenti qui matteint au plus profond de moi32. Souffrir, cest souffrir trop, dira aussi Paul Ricur33. Or il faut constater qu la diffrence de la perspective lvinasienne, linsparabilit du sujet dans la blessure excessive tient dabord, pour Marion comme pour Blanchot, limpossible dtachement davec soi-mme et non limpossible dtachement davec une situation. Ds que je souffre, je me souffre, dit Marion, et en ce sens cest la sphre prive qui sert de condition de possibilit pour tout autre vnement prouvant sur le plan existentiel34. Avant dtre accul au souffrir de lexistence ou la paralysante oppression dune exprience vcue, cest moi-mme dans mon enfer propre que je suis retenu. Or si cest bien lassignation soi qui exprime fidlement loutrance du souffrir, il convient dattirer lattention sur le point suivant:

Le corps souffrant, signale Blanchot, ne nous force-t-il pas vivre selon un corps qui ne serait plus neutre, [], le corps propredautant plus quil est dsappropri et se valorisant mesure quil ne vaut rien: nous obligeant tre attentifs nous-mmes en ce qui ne mrite nulle attention35?

Le corps abattu est le ntre, et mme en se dgradant et en perdant ainsi la vigueur du sujet, cette cause perdue que nous sommes devenus manifeste dsormais une fragilit rvlatrice de ce que nous sommes vritablement. Le sentir devient le mode originaire de la souffrance et une attention au corps comme lme du malheureux permet de dcouvrir celui qui subit: passif, inerte, dtenu dans sa dfaillance et pourtant quelquun. Blanchot consacre de longues pages cette souffrance solitaire qui dpasse toute mesure. La condamnation souffrir qui est au cur de la condition humaine sy rsume souvent en termes de diminution constante et dimpouvoir qui laissent le sujet dpouill. On notera particulirement le rcit deLe Dernier Homme(1957) qui porte sur lpreuve singulire dun homme mourant, assist par deux personnes qui dcrivent la faiblesse sans limites dune douleur qui ntait rien dautre que la sienne, tout en racontant les difficults bien complexes de prendre en charge sa souffrance36. Lanantissement du corps reflte dans ce texte le cri de lagonie effroyable dune personne enferme dans son mutisme, se dgradant de plus en plus au point o son visage vide reflte uniquement lattente de lapaisement37. Cest dans ce sens que lon ne peut concevoir la souffrance sans un ordre singulier, cest--dire sans considrer dabord le vcu psychique et physique de celui quon dit tre engag dans le monde et dans un rapport autrui. La lucidit et la simplicit saisissantes de la description de ce personnage dmuni, immobile, enferm dans un univers part, donneraient penser que lexcs de souffrance de soi est plus fort que tout, tellement surabondant quil enferme le sujet dans un lot repoussant tout appel au secours venant dautrui ou mme du sujet. Dans ce sens, la disponibilit du bless qui ne se reconnat plus devrait se convertir en une indisponibilit et lthique de la souffrance en une impossibilit thique dans la souffrance. Or siLe Dernier Hommenous frappe par un flottement indcis, presque rel, entre dune part la sollicitude coute, et dautre part, le manque dadresse de celui qui ne se communique pas puisquil ny aura personne pour recueillir ce quil souffre38. Les commentaires sur lEspce Humainede Robert Antelme ou encore sur les travaux de Simone Weil abordent une souffrance inscrite comme une condamnation morale39. Le chemin quentreprend ainsi Blanchot pourrait naturellement laisser croire une discussion reste ouverte, adressant la fois lexigence dune coute parfois refuse par manque de moyens et dune rception ralise malgr la terrible perte de soi. Or le nouveau paysage thorique que dessine lauteur se borne une option contraignante qui reconnat leffet passif et paralysant de lpreuve singulire mais qui lestampille en mme temps dune compassion obligatoire. Se pose alors la question de savoir pourquoi avoir ramen sur le devant de la scne la condition dshrite du corps et de lme du souffreteux, que Lvinas a presque fait disparatre, en les ignorant ensuite afin de privilgier un veil toujours possible la moralit? Ds lors, la controverse ne se joue pas uniquement autour de cette disponibilit emblmatique qui domine de haut la thse de lthique de la souffrance. Elle se joue galement autour de la qualit dune raction possible, dont les prtentions sont relatives trois lments de rponse.Sur la condition pr-morale du dolentLe premier lment est limpuissance face ce qui est impos. cet gard, il est vain descompter unchoixcar dans le face face, le moi ne se trouve pas confront une possibilit et ne peut pas viter la sollicitude du malheureux. Rappelons que dans la perspective lvinasienne, lveil nmane pas de la raison mais de la sensibilit dun sujet qui trouve en lui des ressources toujours nouvelles mme lorsquil est accabl par le chagrin40. Suit alors le rappel dune disponibilit humaine infiniment riche, surprenante et sans rserve malgr cette mise en question par autrui et son insupportable exigence. Chaque personne est ainsi appele rpondre presque malgr elle, devenant lotage dune situation de laquelle il ne peut pas schapper. Il est lunique lu rpondre la convocation silencieuse qui lui est adresse, lui seul est dsign dans une telle rencontre, disons intime, o la dtresse des autres plane au-dessus de tout. Sagissant de passer du modle paradigmatique de lanalyse du visage au cas particulier dune rencontre entre deux tres souffrants, lesprit de la discussion reste semblable. Sa finalit thique avec un scnario diffrent mais suivant le mme principe tient au caractre abrupt de lchange qui permet dignorer la condition du receveur. Ce trait souligne la violence qui relve de ce plan moral o le sujet ne sveille pas lui-mme aux exigences du bien car cest le malheur dautrui qui lveille lacte moral. On pourrait ainsi dire que si la mise en avant de lide des rserves inpuisables du dolent nest pas suivie par les partisans de la thse, le mode dinterruption violente et abrupte qui susciterait ncessairement un veil affectif, lest. Dans la phnomnalit que partagent ce propos Marion et Lvinas, lirruption que provoquent autrui ou le phnomne de la souffrance dans la vie du sujet, justifie son absence de recul suffisant pour mesurer ses forces et prendre une dcision. Il est pris dassaut. Ainsi une passivit ultime est ne, le sujet se trouve en absence de refuge, oblig de succomber aux vnements et priv de commande. On comprend alors, dans les termes de Marion, que si la souffrance constitue le fait dtre pris dans sa chair sans pouvoir se sparer delle, cela revient au mme pour tout ce qui lui arrive. Lenvahissement dune sensation encore non lucide et irrvocable le prend la gorge dans un pouvoir illimit de saturation41. Curieusement, cette diminution du sujet cause des rclamations inattendues de la part dun autre ou tout simplement suite lcrasement par un phnomne plus fort que lui, nest pas partage par Blanchot de la mme manire. La perte de pouvoir nest pas issue dune interruption de notre dynamisme par un vnement surprenant qui ne lui laisse gure le choix mais dune double puissance crasante. Selon la dsignation de Blanchot, le surcrot dvastateur qui suscite une impuissance ultime nest pas inscrit dans une orientation philosophique qui sinspire de lexprience dune Rvlation (soudaine, dbordante et aveuglante), mais plutt du paradoxe de la passivit responsable qui oppose le sujet lui-mme42. En ce sens, le moi effondr des premiers rcits volue en un moi dshumanis et hors de lui-mme. Marlne Zarader nous dcrit la transformation que subit la notion de souffrance dans son uvre, et travers cette transformation, Blanchot nous apprend la limite humaine face la dmesure du malheur43. On imagine prsent le sujet cras sous la double pression dune passivit qui me dtruit et dune responsabilit qui non seulement mexcde, mais que je ne puis exercer, puisque je ne puis rien et que je nexiste plus comme moi44. Autrefois, crit Blanchot, jen appelais la souffrance: souffrance telle que je ne pouvais la souffrir45. Aujourdhui, requalifie, elle est devenue cette face cache qui conduit la perte de soi. Or si le moi se perd, qui sera l pour rpondre lappel? Ce paradoxe que soulve Blanchot expose, selon nous, la lacune dun plan moral qui met en suspens la condition pr-morale de lagent. Et bien quelle nempche pas lveil, elle ouvre certainement la question sur les termes dune rponse possible.16En deuxime lment vient donc larponsequi napparat pas, dans la mouvance de Lvinas, comme un acte raliser. Sur ce point, il est clair que nous ne sommes pas ici dans le registre dune philosophie de laction. La caresse du malade, le toucher rconfortant, le soin apaisant ou la consolation au prs du mourant constituent des interventions propres. Mais ce que la thse dune thique de la souffrance fait natre, est une figure particulire de rapport vcu qui ne conforme pas au type idal dune raction ncessairement oprante. En mme temps, le problme avec un don si infime, avec une coute qui sexprime peine, cest quils peuvent tre pris pour un refus. Il faut donc tenir compte des situations extrmes comme la faim et la lutte pour la survie auxquelles se sont confronts des milliers des prisonniers dans les camps de concentration et auxquelles Lvinas et Blanchot font souvent allusion, car cest loccasion de la dtresse profonde cause par le dsastre que le problme sest pos avec le plus dacuit. Lcrivain italien Primo Levi, dport Auschwitz, analyse le sentiment de culpabilit qui hante les rescaps des camps en pleine indisponibilit humaine:

La prsence ct de vous dun copain plus faible, ou plus dsarm, ou plus vieux, ou trop jeune, qui vous obsde, par ses demandes daide, ou par son simple tre-l qui est dj, de soi, une prire, cest une caractristique de la vie au Lager. La demande de solidarit, dune parole humaine, dun conseil, ne ft-ce que dune coute, tait persistante et universelle, mais trs rarement satisfaite46.

Dans la raret et la dfaillance, le sujet est comme manqu lui-mme bien avant de manquer un autre. Et pourtant, quil laccepte ou le refuse, quil sache ou non comment lassumer, il est fondamentalement dtermin, selon la perspective lvinasienne, par cette assignation laccueil, par cette responsabilit dcrite comme la structure premire et fondamentale de la subjectivit humaine47. Comment comprendre alors lindiffrence des hommes dans le Lager autrement que comme une structure fondamentale de la subjectivit, mais qui cette fois ne va pas de pair avec lthique? Comment est-il possible de rpondre lappel du faible et de laffam lorsque je me trouve dans une mme situation de prcarit? Il y a certes une rponse tenir dans cette entente force mais cette rponse, dit Lvinas, nest jamais exhaustive et nannule jamais la responsabilit48. Le principe du don veut que, quoi que je fasse pour autrui, cela ne soit jamais suffisant. Face la peine du malade, notre prsence est un soulagement, une participation ses malheurs, mais jamais un comblement. Du coup, les paroles de Levi ninversent pas la thse thique car on pourrait les lire de deux manires: soit en considrant que le malheur saccomplit lintrieur dun cercle o il y a bien une rponse mais qui reste par dfinition minime et incomplte, soit en rompant avec cette confiance excessive dans le pouvoir humain car lidal dune disponibilitsans rservesavre impossible prsupposer. Dans les deux cas, la possibilit du don ne sannule pas mais simplement se dlimite. Reste, comme le souligne Blanchot, que lassignation la passivit dans la souffrance conduit le sujet perdre sa personne, devenir un autre, un tre mconnaissable, au point de ne plus savoir sil y a effectivement un Je unique et immuable qui soit responsable de ses tats et de ses actes pour rpondre un appel qui lui est adress49. En mettant ainsi de ct la relativit de la rponse, on revient au point de dpart et au besoin dun interlocuteur capable au moins de ragir la sollicitude.

Nous avons parl de considrer trois lments et jusquici nous nen avons abord que deux: labsence de choix et lambigut de la rponse non exhaustive. Nous souhaitons pour conclure traiter le troisime lment que prsuppose la situation originelle de lthique de la souffrance en touchant la nature contradictoire de sa phnomnalit. Il a t suggr par Blanchot que la dgradation qui caractrise la condition du souffrant fait de lui une personne dtruite. On peut alors se demander si loccurrence du malheur qui fait disparatre le moi, le brise au point que sa figure inidentifiable et son tat grave ne lui laissent aucun espace libre pour accueillir autrui. lintrieur du champ intime du moi-sujet seffectue une danse macabre entre ptir et agir, entre pouvoir subir et pouvoir faire pour celui qui cherche se comporter en matre dune situation sur laquelle il a perdu toute souverainet. puis, le dolent en est rduit surmonter son dprissement et combattre les dmons qui le harclent. Dpass par le droulement des vnements, il est amen mesurer les limites de son pouvoir pour dcouvrir que lhomme est lindestructible qui peut tre dtruit50. Une telle prise de conscience de la fragilit humaine devrait rendre le souffrant inapte au rle de laccueil dun autre, ce poids de trop qui risque de lanantir. Or la rponse nuance que propose Blanchot donne libre cours une ide plus large selon laquelle la modalit propre de la souffrance reflte la possibilit de limpossible et allant dans le mme sens, laccueil du prochain est impossible et pourtant, il est51. Dans sa phnomnalit propre, la souffrance incarne une exprience insoutenable, impossible vivre mais qui est pourtant vcue de fait. Marlne Zaradre et Jrme Pore lvoquent, en maintenant quil sagit dun trait essentiel de ltat de souffrir, caractristique dune approche phnomnologique de la souffrance et constitutive de tout un courant de pense de notre poque52. Pour nous, il sagit surtout dun argument complmentaire de la thse. Selon cette rflexion, tout peut arriver dans le malheur et en faisant lexprience de linvivable, se dploie alors lhorizon dun accomplissement invitable de ce quil serait impossible daccomplir et par rapport auquel le sacrifice dmesur autrui constitue une expression supplmentaire. La souffrance devient alors un entassement dpreuves qui nous laissent goter lexprience-limite sans toucher la fin et la suite de laquelle nous navons plus aucune chance de nous voir jamais dbarrasss de nous, ni de notre responsabilit53. Blanchot crit cela en commentant la rflexion de Robert Antelme sur les camps de concentration, o lhomme est au plus prs de limpuissance54. Assurment, ds lors quil nous installe dans une configuration qui transpose toute question daptitude humaine se consacrer au prochain en question mtaphysique sur le possible dans limpossible, il parat difficile de rejeter la promesse dune thique sans rserve dans le malheur. Cest le plan densemble qui veut que dans le fait de subir, tout reste possible.

Et pourtant, lhomme souffrant et lhomme sollicit ne sont pas soumis au mme rgime et ce nest pas parce que je ne peux pas assumer la souffrance tout en lassumant que je devrais ou mme pourrais assumer autrui. Quand les intervenants mettent les deux figures sur le mme plan, ils donnent limpression de procder par une projection du principe moral sur le vcu propre avec, pour justification, la perspective mtaphysique en arrire-fond. De la sorte, ltat de ce vcu na aucune signification et le souci de savoir si laccueil peut fonctionner sur le terrain na aucune importance, car ds que le possible dans limpossible est pos, il fournit une reprsentation de linassumable et le droit une rponse au prochain devient ncessaire. Pour nous, cette mise entre parenthses de la condition propre du dolent est errone. Dautant, quen acceptant la transposition de cette configuration, lide du seuil sefface totalement et avec lui un des paramtres principaux du phnomne de la souffrance. On voit l comment le recours cette thse nous oblige choisir entre deux proprits fondamentales du phnomne, cest--dire entre le subi de ce qui ne devrait pas tre (limpossible) et le subi de ce que je ne peux plus supporter (le seuil). En prenant appui sur lanalyse de Paul Ricur, nous dcouvrons pourtant que ce seuil est immanquablement pos comme lindicateur propre du souffrir, comme ce qui permet de distinguer les niveaux dinefficacit quatteint celui qui a perdu ses forces et ses moyens. Nous navons pas reprendre ici cette analyse, mais un point dcisif nous importe. Dans les situations limites de souffrance aigu, Ricur montre que les mcanismes de la blessure affectent tour tour le pouvoir dire, le pouvoir faire, le pouvoir (se) raconter, le pouvoir de sestimer soi-mme comme agent moral55. Par tous ces traits, il devient alors clair que la diminution des pouvoirs personnels est tributaire la fois de lintensit du malheur et de laptitude y faire face et que donc, le rapport autrui nest pas moins altr56. Du point de vue mdical et psychologique mais aussi phnomnologique, cela signifie que la possible raction un appel laide reste directement corollaire des changements dans les pouvoirs du sujet. Et puisque notre discussion rfre une condition transcendantale et non un cas particulier et quelle nest pas tributaire des capacits de tel ou tel sujet supporter son tat ou contenir le prochain en vertu de sa solidit mentale, il apparat que le fait de mettre sous rserve la condition pr-morale du dolent permet certes de privilgier une perspective dlection et de moralit (un souffrir-avec sans rserve comme dirait Ricur), mais toujours en minimisant la crise que constitue la souffrance pour le sujet qui la subit. Il semble donc bien que mme sans vouloir dclarer, comme Ricur, que cette crise affecte le rapport au prochain de manire ngative qui se rsume en terme de sparation entre moi et autrui, limage de lhomme souffreteux recroquevill sur lui-mme devrait avoir plus de poids dans les convictions humanistes de lthique de la souffrance57.

NOTES1Je remercie ric Hoppenot pour sa prcision au sujet du nombre des occurrences.2Marlne Zarader consacre une longue analyse linstant o autrui fit irruption dans luvre de Blanchot, et aux [3] modalits prcises de cette irruption (p. 231) qui dbute avec son recueilLEntretien infinien 1969. Voir MarlneZarader,Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 231-246.3BlanchotMaurice,Le Pas au-del, Paris, Gallimard,1973, p. 167. Voir aussi p. 173-174.4Sur lexprience-limite voir larticle Rflexions sur lenfer, inBlanchotMaurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 256-288.5VoirBlanchotMaurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 168-171.6La controverse visait essentiellement Lvinas. Voir larticle deChretienJean-Louis, La dette et llection, inCahiers de lHerne-Emmanuelle Lvinas, Paris, ditions de lHerne, 1991, p. 257-275.7LvinasEmmanuel, Une thique de la souffrance entretien avec Emmanuel Lvinas, inSouffrances, corps et me, preuves partages, Paris, Autrement, 1994, p. 135.8Ibid., p. 134.9LvinasEmmanuel, La souffrance inutile, inEntre Nous. Essais sur le penser--lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 109, 111 (note 1).10LvinasEmmanuel, Une thique de la souffrance,op. cit., p. 134-135.11Lvinas parle de dsir lautre. VoirLvinasEmmanuel,Humanisme de lautre homme, Paris, Le livre de poche, Biblio/Essais, 1987, p. 48-49.12LvinasEmmanuel, Une thique de la souffrance,op. cit., p. 134.13LvinasEmmanuel, La souffrance inutile,op. cit., p. 110-111.14Assurment, le non-sens est Auschwitz, confirme Blanchot. Voir,BlanchotMaurice,Lcriture du dsastre,op. cit., p. 132;LvinasEmmanuel, La souffrance inutile,op. cit., p. 117.15Cette matrice sinspire directement des axes quesquisse Paul Ricur au sujet de la souffrance et de la douleur. En mme temps, son plan reste attacher laxe intersubjectif (soi-autrui) que nous cherchons pourtant largir (soi-autre et donc tout autre) et laxe de ptir-agir que nous appelons ici laxe de soi-soi mme afin daccentuer les nuances recherches. VoirRicurPaul, La souffrance nest pas la douleur, inSouffrances, corps et me, preuves partages, Paris, ditions Autrement, 1994, p. 58-67.16VoirLvinasEmmanuel, De lUn lAutre, inEntre Nous. Essais sur le penser--lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 173.17VoirIbid., p. 174.18BlanchotMaurice,La Communaut inavouable, Paris, Les ditions de Minuit, 1983, p. 59.19BlanchotMaurice,Le Pas au-del,op. cit., p. 161.20Ibid., p. 160.21Je distingue trois traits fondamentaux de la souffrance: limposition (1), lexcs (2) et la diminution du pouvoir (3). Loriginalit de cette notion tient son caractre multiple et au fait quelle na pas dessence correspondante. Pour une analyse approfondie, voirBustanSmadar, Sur la notion de souffrance, inRevue du Lexique Politique de luniversit de Tel-Aviv, n 1, mai 2009, en ligne (en hbreu).22LvinasEmmanuel,De lexistence lexistant, Paris, ditions de la Revue Fontaine, 1947, p. 112.23Ibid., p. 95-96, 98, 113, 144.24Ibid., p. 19.25LvinasEmmanuel,Le Temps et lautre, Paris, PUF, 1989, p. 35-36.26Ibid., p. 123.27Ibid., p. 56.28Ibid., p. 55-56.29LvinasEmmanuel,Difficile Libert, Paris, Albin Michel, 1963, p. 224, 294. Sur laspect religieux de la souffrance, voir larticle de Orietta Ombrossi, Souffrances inutiles. La fin de la thodice daprs E. Lvinas,inGregorianum,Pontificia Universit Gregoriana, Roma, n 87/2, 2006, p. 368-379.30LvinasEmmanuel,op. cit., p. 165. Voir aussi p. 156-158, 162-163, et dansLe Temps et lautre,op. cit., p. 67.31Toute la premire page de son article est consacre cet excs quil qualifie dinassumable.LvinasEmmanuel, La souffrance inutile,op. cit., p. 107.32MarionJean-Luc,De surcrot, Paris, PUF, 2001, p. 105-106, 110-119.33VoirRicurPaul, La souffrance nest pas la douleur, inSouffrances, corps et me, preuves partages, Paris, Autrement, 1994, p. 68.34Ibid., p. 111.35BlanchotMaurice,Le Pas au-del,op. cit., p. 175.36BlanchotMaurice,Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 86, 85 (respectivement), et plus gnralement p. 85-105.37Ibid., p. 146.38Ibid., p. 86. comparer avec p. 127.39BlanchotMaurice,LEntretien infini,op. cit., p. 174, 191;BlanchotMaurice,Le Livre venir, Paris, Gallimard Folio/Essais, 1959, p. 169.40LvinasEmmanuel,Humanisme de lautre homme,op. cit., p. 49.41MarionJean-Luc,De surcrot,,op. cit., p. 111.42BlanchotMaurice,Lcriture du dsastre,op. cit., p. 37.43ZaraderMarlne,Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot,op. cit., p. 231-239.44BlanchotMaurice,Lcriture du dsastre,op. cit., p. 37. Voir aussi p. 30, 34-35 et dansLEntretien infini,op. cit., p. 259.45BlanchotMaurice,Lcriture du dsastre,op. cit., p. 30.46LeviPrimo,I sommersi e i salvati, Torino, p. 59-60 (Les Naufrags et les Rescaps. Quarante ans aprs Auschwitz).47LvinasEmmanuel,Ethique et Infini, Paris, Gallimard, Biblio/Essais, 1984, p. 91.48LvinasEmmanuel,Transcendance et Intelligibilit, Genve, Labor et Fides, 1996, p. 62.49VoirBlanchotMaurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 192.50Ibid.51Cette figure domine le paysage thorique de Blanchot et se dit aussi travers les termes de dsuvrement et du mourir qui marquent la possibilit de faire lexprience de la mort, sans mourir de fait. On la retrouve surtout dans les uvres tardives:BlanchotMaurice,Le Pas au-del,op. cit., p. 74, 77, 132-136, 147, etBlanchotMaurice,Lcriture du dsastre,op. cit., p. 42-43, 110-117.52ZaraderMarlne,Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot,op. cit., p. 70-71;PoireJrme,La Philosophie lpreuve du mal. Pour une phnomnologie de la souffrance, Paris, Vrin, 1993, p. 134-136, 288; Lvinas parle dune structure quasiment contradictoire, voir La souffrance inutile,op. cit., p. 107.53BlanchotMaurice,LEntretien infini,op. cit., p. 192.54Ibid., p. 194.55RicurPaul, La souffrance nest pas la douleur, inSouffrances, corps et me, preuves partages, Paris, ditions Autrement, 1994, p. 62.56Ibid., p. 63.57Ibid., p. 60.

AUTEURSmadar BustanDocteur en philosophie, chercheuse luniversit de Luxembourg. Elle est traductrice en hbreu de Lvinas, Marion et Blanchot et lauteur des plusieurs articles et prfaces de livres sur la phnomnologie, lthique et le rapport de la pense continentale et la pense analytique. Cet article sinscrit dans le cadre de ses travaux sur la souffrance, mens avec le groupe de travail interdisciplinaire sur la souffrance et la douleur quelle a co-fonde Harvard.