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L'anesthésiologie, médecine expérimentale exemplaire

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Page 1: L'anesthésiologie, médecine expérimentale exemplaire

Urgences 1997;XVI:195-197 0 Elsevier, Paris

Chronique

L’anesthbiologie, m6decine expbimentale exemplaire

L Campan

3, aN6e des Demoiselles, 3 1400 Toulouse, France

R&urn6 - L’anesthkiologie est un modele de m6decine experimentale telle que Claude Bernard la concevait.

mbdecine experimentale / anesthbiologie

Summary - Modern medicine is tending to draw closer to the scientific experimental ideal hoped for by Claude Bernard. In this atmosphere, anesthesiology is en exemplary branch of medicine.

experimental medicine I anesthesiology

Pourquoi le concept d’expkience est-il ambiva- lent alors que I’ktymologie du mot, fort de sa racine ire et de ses deux prefixes, va droit au but ? L’objectif d’eff raction et de perquisition se confirme, a coups de suffixes, dans experimenter et exp&i- mentation. La science n’a rien invent6 : les termes figuraient dans le latin banal (experienta, experior et experimenturn) ; les racines grecques peira (effort) et peir6 (perter), qu’on retrouve dans pi- rate, sont de la famille. La medecine aurait p&h6 par manque de curiosit si, d&s I’origine, elle n’avait pas experiment6 [13]. Alcmgon, pythago- ricien scissionniste, a travailI& dit-on, sur des animaux pris pour mod&les. Hippocrate n’a pas dissimulk un certain besoin de violenter la nature humaine pour la forcer 5 s’exprimer [I 41. Au long des sikcles, I’expkimentation s’est pratiquke saris dire son nom [lo]. N’est-ce pas en reaction contre ces duretk que notre parler ordinaire a 6dulcor6 I’id6e d’exp&ience pour en faire aussi bien une mer calmbe de savoir routinier fond6 sur I’examen seulement enveloppant ? Comme le souligne Gaston Bachelard [l], la connaissance scientifique est une course d’obstacles & la con- naissance. Un des obstacles $I la connaissance physiologique fut la timidit & endoscoper I’homme vivant. Dans ce domaine, plus qu’en aucun autre, la difference entre I’observation et I’expkrimenta- tion est d’ordre culturel.

Le plus ancien ouvrage nommement consack & I’expkrience medicale pourrait &re, fin XVIII~ sibcle,

celui du suisse allemand Georges Zimmerman [15], intitule Trait.4 de I’expkience en gtWral et en particulier dans I’art de << gukrir 1’. Selon Iui, I’ex- pkrience s’acquiert par I’observation des apparences. Elle prolonge celle des anciens et s’kvet-tue & la surclasser. << II ne faut pas croire que I’Antiquit6 ait tout dit. C’est un abus de croire que nous ne puissions pas parler aujourd’hui de nowm6mes. L’homme a le droit de dire aux anciens qu’ils se sont tromp& >) [15]. Au-dell de I’observation pure et simple, une velMt6 d’investigation pknktrante se dessine. Le mot (< tentative ‘> revient maintes fois sous la plume de Zimmerman : cc Une expk- rience peut 6tre le fruit de quelques tentatives que I’on fait dans le dessein de savoir si une chose est ou n’est point a> [17]. c< Pour passer du connu & I’inconnu, il faut penser plus qu’on ne voit )) ; se rep&enter ce qui n’est pas visible comme s’il I’ktait ; souvent deviner et faire de frequentes tentatives [18]. La therapeutique s’y pri!te pourvu que le thkrapeute en ait I’audace : cc un mkdecin qui veut entreprendre une cure doit non seulement en avoir la capacit6 mais encore &re courageux et ne pas craindre I’injustice des hommes qui n’applaudissent jamais qu’au succ&s ‘1 [ 193. Cela dit, Zimmerman nous laisse sur notre faim. II ne prkise pas la nature des tentatives auxquelles il est tent6 de proceder. Son livre demeure I’apologie de I’obsetvation des chases comme ellles se pr6- sentent.

Que la moindre thkrapeutique ait quelque

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chose d’experimental au sens interventionniste du terme, c’est I’evidence. Et qu’un des plus anciens objets de therapeutique ait ete la douleur, aucun historien ne le conteste. La logende de I’analgesie remonte a la Bible. Son histoire semble commencer a Pline et Dioscoride, experts en jus de plantes. De temps immemorial, mandragore et opium (sans oublier le saule a I’origine de I’aspirine) ont prouve que la nature recelait des remedes aux peines dont elles nous afflige. Le Moyen-Age usa d’eponges somniferes imbibees de mandragore, d’opium, de jusquiame et de stramonium qui savaient etre plus qu’efficaces puisqu’on leur inventa des antidotes, tel le fenouil vinaigre en fumigation. Fin xwe siecle, alors que, dans la foulee de Zimmerman, on se perd en discours, un Anglais sorti de I’ombre, Humphry Davy, experimente, chez I’homme, comme en jouant, les effet du protoxyde. Le 17 no- vembre 1844 aura lieu a grand bruit et dans des conditions 6 combien experimental+, la premiere narcose humaine officielle a I’ether. A corps perdu, le monde chirurgical se jeta dans I’aventure.

C’est ce que Iui reprocha vertement Magendie, cheville ouvriere de la physiologie experimentale mais defenseur acharne de la priorite de I’experi- mentation animale. Claude Bernard lui emboitera le pas, et, mieux que Iui, theorisera. On lui doit le postulat formel d’apres lequel I’experimentation est constitutive de la medecine. II ne dissimule pas les aspects barbares de I’entreprise dont I’animal fait en premier les frais : (( au laboratoire, je ne fais, avoue-t-il, que la cuisine de la science >a [12]. Conscient d’ouvrir un avenir, il joue les modestes. c< Ce sont les premiers jalons que nous voulons essayer de poser, afin de diriger les esprits vers I’aurore de la medecine scientifique... II faudra longuement developper ces idees... La medecine scientifique experimentale que je dois enseigner nest pas encore definitivement constituee, mais je la pressens, je la vois poindre a I’horizon, j’en saisis deja, je crois, quelques traits principaux et je puis des lors poser nombre de jalons qui aide- ront a determiner et caracteriser cette science nouvelle >> [3, 20, 211. Leitmotiv et perpetuelle interrogation ! cc On fait une experience soit pour solliciter un fait nouveau a se manifester, soit pour verifier une hypothese... La medecine doit etre absolument experimentale. L’experimentation n’est qu’une observation pot-tee plus loin par des moyens artificiels >) [4, 221. Demarree en labora- toire et sur des animaux, I’experimentation s’af- firme, dans la pensee bernadienne, lice a la clini- que comme la chair a I’ongle. cc Devons-nous separer la medecine scientifique de la medecine professionnelle ? Mon idee est au contraire de p&her I’union... C’est I’union raisonnee de I’em- pirisme et de I’experience qui constitue la vraie methode experimentale >’ [5]. Le medecin prati- cien doit en faire un etat d’esprit. II ne lui suffit pas d’avoir la t&e pleine dune science estimee, il Iui

appartient de I’eprouver. << Le medecin experi- mentateur sera d’abord empirique mais au lieu d’en rester la, il cherchera a traverser I’empirisme pour en sortir >> [6]. Le professionnalisme exige I’experimentation clinique et Claude Bernard plaide cette cause non facile. <( Quant aux expe- riences sur I’homme vivant sain ou malade, elles me semblent tres permises quand elles n’entrainent aucune souff rance et aucun inconvenient chez le sujet experiment& Car il ne faut pas s’y tromper, la morale ne defend pas de faire des experiences sur son prochain et sur soi-meme... La morale chretienne ne defend qu’une chose c’est de faire du mal a son prochain. Done, parmi les experiences qu’on peut tenter sur I’homme, celles qui ne peu- vent que nuire sont defendues, celles qui sont innocentes sont permises et celles qui peuvent faire du bien sont recommandees [4]. F’eut-on faire des experiences ou des vivisections sur les condamnes a mart en leur offrant la grace en echange ?... Je reprouve complotement ces idees. Cependant je considere comme utile pour la science et comme parfaitement permis de faire des recherches aussitot apres la decapitation ]8] W. Comme Pasteur, Claude Bernard a souffert d’etre mal place pour experimenter en personne sur I’homme et il s’est contente de passer la coinsigne. C’est ainsi qu’apres avoir elucide sur la grenouille le mode d’action du curare, il a mis le poison dans la main de cliniciens pour en juger les effets dans le tetanos, I’epilepsie, la choree, I’intoxication par la strychnine, la rage. Quant B ses travaux de labo- ratoire sur I’ether, le chloroforme et la morphine [9], ils vinrent apres des experiences humaines baclees et n’eurent de sens que ramenes a I’homme. Singulier aura ete dans I’histoire le style experimentale de I’anesthesiologie. Expkimen- tale chez I’homme, en 1990, l’etude inaugurale par Freud des effets mentaux de la cocaine, la decou- verte fortuitement experimentale chez I’homme des proprietes anesthesiques locales de la meme coca’ine, forcement experimentale ensuite chez I’homme la premiere epidurale. Etc.

Dans le monde experimental de la medecine contemporaine, I’exemplarite historique et actuelle de I’anesthesiologie (anesthesiologie-reanimation) merite reverence. Specialisee dans la tac:tique rapide et la roversibilite, cette discipline a. I’ar-t de plier en permanence ses constantes methlodlques aux variantes individuelles et conjoncturelles de I’instant. Pathologies ancrees ou momentai?ees, particularites et crises physiologiques, soudainetes et correlativites I’engagent dans des situations plus ou moins singuliores exigeant des nuances d’action plus ou moins experimentales entre les mains les mieux experimentees. Confrontee qu’elle est a des evolutions precipitees, gestion- naire des fonctions vitales et apte a les moduler en raison des besoins, elle joue sur un clavier de procedures qu’inspirent les opportunittis. A

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I’image de la medecine entiere, elle a beau n’etre pas une science exacte, elle n’en constitue pas moins une des categories les plus rigoureuses. Regle avec sa minutie specifique, chaque acte est appele a s’ajuster saris delai au patient et aux evenements. Un Georges Canguilhem [l l] quali- fierait I’anesthesiologie de science normative en ce sens qu’elle excelle non seulement a reduire les anormalites de passage mais encore a creer passagerement des anomalies utiles. Son tempo a quelque chose de musical. Admirons la confiance du public, etonnante dans une ambiance occulte ou circulent des gens cagoules, ou se parle un langage code et oh tintent des rythmes aux disso- nances angoissantes. Confiance que justifient les moyens mis en ceuvre. Vu du dedans par les praticiens, la promptitude experimentale fait par-tie integrante de la profession. L’experience s’ajoute en permanence a I’experience. Tous les at-tisa- nats en sont la. Neanmoins, il n’est pas s&r que I’anesthesiologie tire tout le profit possible de ces capacites et des lecons qui se degagent de n’im- Porte quelle intervention. La collection archivee et reexaminee des traces polygraphiques enregis- trables represente, a condition d’etre circonstan- ciee, une mine documentaire aux richesses cer- taines sous I’angle metier et sous I’angle de la physiologie get-kale. En fait-on la methodologie qu’il conviendrait ? Si Claude Bernard revenait, il s’installerait dans nos services, sites privilegies de I’union souhaitee entre la clinique et le laboratoire.

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RliFkRENCES

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