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Urgences 1996;XV:77-88 0 Elsevier, Paris R6trospective L’anesthbiologiste prkpare I’op6r6, le C( protgge jj et le gu&it* II nous a semblk intkressant etparfois amusanf de communiquer B nos lecteurs, s&out aux plus jeunes, un texte paru en 1954, dans un num&o hors s&ie, consacrk 2 la chirurgie, de la revue Science et Vie. II s’agit d’une interview de Pierre Huguenard destinbe 2 informer un public profane sur une anesthksiologie naissante et t&s ma/ connue. Pas un des mots prononc6s 2 I’kpoque n’a Btd changk. Le lecteur, s’il s’ktonne pat-fois, devra se souve- nir de la date de parution : 1954 et retenir, espg- rons le, au moins /‘int&Gt historique de ce tableau d’une anesthkiologie en dkveloppement au mi- lieu de grandes difficult& dont I’kvocation reste disc&e, 2 /‘intention du grand public... sans tou- tefois que soient dkcrits tous /es aspects d’une sp&ialit& en gestation manquant encore de moyens et de reconnaissance. L’anesthesie francaise a ses lettres de no- blesse. Nombreux sont les chercheurs dont les noms illustrent soin histoire : Soubeiran, Dumas, Flourens, Claude Bernard, Paul Bert, Tuffier, pour ne titer que quelques-uns parmi ceux dont les travaux ont considerablement fait progresser les differentes methodes ayant pour but de soulager la souffrance du malade et plus particulierement de I’opere. Cependant, avant 1945, le patient n’avait que trop rarement la chance d’etre anesthesie par un specialiste. L’histoire de I’anesthesiologie francaise com- mence a peu pres au moment de la Liberation, c’est-a-dire quand des jeunes medecins retour- nent a la vie civile apres avoir travaille dans des formations sanitaires equipees et organisees a I’americaine, ou ils ont compris toute I’importance de I’anesthesie-reanimation erigee en specialite. Pour etre plus courte que celle de I’anesthesie, *Ce titre est celui de la r&action de Science et Vie. II en est de m&me des inter-titres. I’histoire de I’anesthesiologie n’en est pas moins riche ; malgre de grandes difficult& (prejuges, habitudes, arguments economiques, absence d’enseignement, defaut d’organisation), la France regagna vite la place qu’elle avait perdue dans le monde medicochirurgical a cause de cette lacune. En certains domaines, on peut meme dire qu’elle a pris une position p&pond&ante. Quest ce que I’anesthesiologie, quels sont ses buts et les moyens dont elle dispose ? Comment ces moyens sont-ils mis en ceuvre, par qui ou pour qui ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous esperons pouvoir repondre rapi- dement en souhaitant que, dans ces reponses, le lecteur trouve des renseignements susceptibles de I’interesser un jour, en tant que patient... et de le rassurer. L’ANESTHiSISTE INSENSIBILISE. L’ANESTHtfSIOLOGISTE PROTEGE ET REANIME En principe, I’anesthesiologie, c’est la science qui etudie I’anesthesie ; en fait, son domaine s’est, a juste titre, singulierement etendu. Alors qu’etymologiquement I’anesthesiste a pour seul but d’insensibiliser le malade, c’est-a- dire de supprimer la conscience de la douleur, I’anesthesiologiste se propose de le proteger, en attenuant les effets, meme inconscients, de la souff rance organique, contre toutes les repercus- sions de I’agression qu’il va subir (sil s’agit d’un futur opere), qu’il a subi (s’il s’agit d’un traumatise, d’un choque, d’un intoxique, d’un bridle) ou qu’il subit (s’il s’agit d’une infection aigue, par exem- ple). Ce role cc protecteur p)comprend la prepara- tion a I’agression, chaque fois que cela est possi- ble, I’attenuation des effets de celle-ci, la correction des desordres qu’elle a pu causer. L’in- tervention de I’anesthesiologiste ne sera reelle- ment efficace que si elle nest pas aveugle ; elle doit etre basee sur des controles rigoureux, pour lesquels il doit faire appel a toutes les ressources de la science moderne, et en particulier de I’elec- tronique.

L'anesthésiologiste prépare l'opéré, le « protègeet le guérit*

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Urgences 1996;XV:77-88 0 Elsevier, Paris

R6trospective

L’anesthbiologiste prkpare I’op6r6, le C( protgge jj et le gu&it*

II nous a semblk intkressant etparfois amusanf de communiquer B nos lecteurs, s&out aux plus jeunes, un texte paru en 1954, dans un num&o hors s&ie, consacrk 2 la chirurgie, de la revue Science et Vie.

II s’agit d’une interview de Pierre Huguenard destinbe 2 informer un public profane sur une anesthksiologie naissante et t&s ma/ connue.

Pas un des mots prononc6s 2 I’kpoque n’a Btd changk.

Le lecteur, s’il s’ktonne pat-fois, devra se souve- nir de la date de parution : 1954 et retenir, espg- rons le, au moins /‘int&Gt historique de ce tableau d’une anesthkiologie en dkveloppement au mi- lieu de grandes difficult& dont I’kvocation reste disc&e, 2 /‘intention du grand public... sans tou- tefois que soient dkcrits tous /es aspects d’une sp&ialit& en gestation manquant encore de moyens et de reconnaissance.

L’anesthesie francaise a ses lettres de no- blesse. Nombreux sont les chercheurs dont les noms illustrent soin histoire : Soubeiran, Dumas, Flourens, Claude Bernard, Paul Bert, Tuffier, pour ne titer que quelques-uns parmi ceux dont les travaux ont considerablement fait progresser les differentes methodes ayant pour but de soulager la souffrance du malade et plus particulierement de I’opere.

Cependant, avant 1945, le patient n’avait que trop rarement la chance d’etre anesthesie par un specialiste.

L’histoire de I’anesthesiologie francaise com- mence a peu pres au moment de la Liberation, c’est-a-dire quand des jeunes medecins retour- nent a la vie civile apres avoir travaille dans des formations sanitaires equipees et organisees a I’americaine, ou ils ont compris toute I’importance de I’anesthesie-reanimation erigee en specialite.

Pour etre plus courte que celle de I’anesthesie,

*Ce titre est celui de la r&action de Science et Vie. II en est de m&me des inter-titres.

I’histoire de I’anesthesiologie n’en est pas moins riche ; malgre de grandes difficult& (prejuges, habitudes, arguments economiques, absence d’enseignement, defaut d’organisation), la France regagna vite la place qu’elle avait perdue dans le monde medicochirurgical a cause de cette lacune. En certains domaines, on peut meme dire qu’elle a pris une position p&pond&ante.

Quest ce que I’anesthesiologie, quels sont ses buts et les moyens dont elle dispose ? Comment ces moyens sont-ils mis en ceuvre, par qui ou pour qui ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous esperons pouvoir repondre rapi- dement en souhaitant que, dans ces reponses, le lecteur trouve des renseignements susceptibles de I’interesser un jour, en tant que patient... et de le rassurer.

L’ANESTHiSISTE INSENSIBILISE. L’ANESTHtfSIOLOGISTE PROTEGE

ET REANIME

En principe, I’anesthesiologie, c’est la science qui etudie I’anesthesie ; en fait, son domaine s’est, a juste titre, singulierement etendu.

Alors qu’etymologiquement I’anesthesiste a pour seul but d’insensibiliser le malade, c’est-a- dire de supprimer la conscience de la douleur, I’anesthesiologiste se propose de le proteger, en attenuant les effets, meme inconscients, de la souff rance organique, contre toutes les repercus- sions de I’agression qu’il va subir (sil s’agit d’un futur opere), qu’il a subi (s’il s’agit d’un traumatise, d’un choque, d’un intoxique, d’un bridle) ou qu’il subit (s’il s’agit d’une infection aigue, par exem- ple). Ce role cc protecteur p) comprend la prepara- tion a I’agression, chaque fois que cela est possi- ble, I’attenuation des effets de celle-ci, la correction des desordres qu’elle a pu causer. L’in- tervention de I’anesthesiologiste ne sera reelle- ment efficace que si elle nest pas aveugle ; elle doit etre basee sur des controles rigoureux, pour lesquels il doit faire appel a toutes les ressources de la science moderne, et en particulier de I’elec- tronique.

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NOUS SOMMES INliGAUX DEVANT LA DOULEUR

L’anesthesiologiste doit d’abord avoir une connaissance complete des differents fronts sur lesquels ii va devoir combattre.

En premier lieu : le caractere de son malade, car I’homme est nanti dune couche de cellules grises (le cortex) qui interviennent d’une facon considerable dans la genese et I’evolution de la maladie. Nous sommes inegaux devant la dou- leur, d’abord congenitalement : tel sujet dont la glande hypophyse anterieure fonctionne trop pour quelque mysterieuse raison, dont le corps thy- roi’de secrete davantage, dont le systeme sympa- thique est irritable, dont les combustions sont elevees, qui est facilement fievreux, qui a le pouls

rapide et une tension forte, qui fait volontiers des << crises de foie a’, qui est d’un nature1 constipe, qui est souvent anxieux, qui don peu, qui mange beaucoup, qui nest pas nauseeux en bateau, etc (tous ces elements ne sont pas aussi disparates qu’on pourrait le croire), un tel sujet reagira davan- tage ti la douleur : paleur, veines contractees, pupilles agrandies, battements de cow, etc, que la femme calme, hypetfolliculinique, aux regles abondantes, facilement nauseeuse, migraineuse, dormant beaucoup, a la tension basse et au pouls lent, qui a une certaine tendance a I’urticaire, et qui tousse facilement.

Nos antecedents sont tres importants : tel en- fant dont le psychisme garde la cicatrice (meme subconsciente) d’une amygdalectomie apres a- nesthesie au masque (suivie d’ailleurs generale-

mn; DUPONT

Fig 1. Avant I’intervention : la feuille d’examen. Au moment ou il prend contact avec son malade, I’anesthesiologiste remplit une feuille d’examen 00 figurent toutes les indications permet- tant de prevoir le comportement du malade pendant et apres I’operation. II est interessant d’en commenter les principales. EMS de /a morphine : chez les sujets sensibles aux opiates, I’administration dune faible dose peut provoquer des nausees ou meme des vomissements ; on emploiera alors avec succes des barbituriques (GardenaP, etc), des antihistaminiques (Phe- nergan@, etc) ou des succedanes de la morphine (dolosal). RBsisfance aux n-kdicaments : I’effet des drogues est tres different suivant les individus ; une meme dose de premedica- tion avant I’intervention fera dormir un malade, laissera un autre parfaitement conscient, rendra agite un troisieme. Parois Ppaisses : I’obesite, mbme minime est tres g&ante pour le chirurgien car les suites operatoires peuvent etre compliquees par un hematome ou une infection meme leg&e ; la graisse est un tissu cc peu chirurgical )B qui se defend tres mal. SF : signes fonctionnels, ceux dont le malade se plaint, toux, crachats. SP : signes physiques : ceux que trouve le medecin a I’exa- men, par exemple rale de bronchite. /TN : image thoracique normale. Temps de coagulation : mesure en laissant coaguler du sang fra’ichement preleve dans un tube ou sur une lame de verre. Temps de saignement :different du precedent, il se mesure en faisant une fine coupure au lobe de I’oreille et en mesurant le temps que met cette minime hemorragie a s’arreter ; le sang qui perle est retire par application d’un papier buvard toutes les demi-minutes. Signes du lacet : on place un garrot plat au-dessus de la saignee du coude ; en cas de fragilite capillaire, de petites taches de sang apparaissent temoignant de petites hemorra- gies sous-cutanees ; le signe est alors dit positif.

Profhrombifle : c’est element essentiel pour la coagulation du sang. Elle est stockee dans le foie et son dosage est un bon test pour apprecier I’insuffisance hepatique. 100 % est un chiffre normal. Denfs : il faut connaitre la presence de bridges, de jaquettes, etc, pour ne pas les abimer au tours de I’anesthesie. Par ailleurs, chicots et pyorrhee predisposent aux complications pulmonaires. II nest pas exceptionnel de confier d’abord au dentiste un malade dont on doit enlever le colon, par exemple. Thymol: test de floculation qui sert a evaluer un des aspects des fonctions du foie. Galactosurie : etude de I’elimination r&ale du galactose, qui renseigne sur la capacite du foie a stocker le galactose. @f/exe oculocardiaque : les modifications apportees au rythme du pouls par la compression prolongee des globes oculaires renseignent sur la predominance chez les sujets du tonus du systeme parasympathique. Test de Crampton : mesure de la pression atterielle et du pouls chez un sujet successivement couch& debout et apres un effort violent ; c’est un test de resistance et d’adaptation. PSP : elimination r&ale de la phenolsulfophtaleine injectee par voie veineuse ; c’est un test d’insuffisance renale. HB : valeur de I’hemoglobine, pigment indispensable des globules rouges fixant I’oxygene. HBmatocrite : rapport entre le volume des globules et celui des liquides dans le sang mesure par centrifugation. CL : plasma : taux de chlore dans le plasma.

L’anesthesiologre 79

CLINlQUE THl?RAPEUTIQUE CHIRURGICALE DE VAUGIRARD FEUILLE WANESTHfiSlE PI* NOM: DV PO iXJ f Age:40 se.e:dl SIlle NY’ o*c :

Aua*Ctiuc:

Fig 2. La feuille d’anesthesie. Sur cette feuille sont port& a intervalles reguliers le rythme respiratoire, le pouls, la pression arterielle. Le petit schema montre la position du malade qui est couche sur la table et legerement (c casse ” au niveau des lombes afin de remonter le foie qui generait I’abord de I’estomac. Le debut et la fin de I’intervention sont marques par des fleches. La hauteur du rectangle hachure indique le pourcentage de protoxyde d’azote (NzO) dans I’air respire par I’opere. l/2 ouvert signifie que le circuit respiratoire etait en communication incomplete avec I’exterieur. En circuit ferme, I’air fourni au patient est isole de I’exterieur ; epure enrichi en oxygene et en anesthesique, I’air expire retourne dans ses poumons. En pressant sur un ballonnet de caoutchouc on peut augmenter I’amplitude de I’inspiration : c’est la respiration assistee. Dans la respiration controlee le sujet ne respire plr~s spontanement et I’anesthesiste doit exercer des pressions alternees sur le ballonnet. Ici on a utilise I’intubation tracheale. Pour eviter des fuites qui generaient I’anesthesiste pour la respiration assistee ou controlee, on bloque I’arriere-gorge avec des compresses, c’est le packing ; pour rendre moins douloureux le passage de la sonde dans les suites operatoires, on a anesthesie localement les muqueuses par pulverisation laryngee. Le Flaxedil@ est un curare synthetique.

ment d’un recul de I’age mental de 6 mois a 2 ans), d’une extraction dentaire douloureuse, d’une vac- cination mal supportee (quand il est si simple de pratiquer celle-ci apres avoir donne un supposi- toire de barbiturique), meme devenu adulte sera diff icile a proteger contre la douleur.

Notre education aussi intervient : combien de fois ne voyons-nous pas I’intellectuel s’imaginer qu’il a mal (et par consequent souffrir reellement) quand nous savons avec certitude que les fibres nerveuses transmettant les sensations doulou- reuses sont anesthesiees et qu’il ne percoit que les sensations tactiles (qu’il transforme en sensa- tions douloureuses, parce qu’il sait qu’on le touche avec un instrument qui, normalement, fait mal).

Notre sensibilite enfin varie avec les differentes periodes de notre vie, et la maladie, la fatigue, les soucis I’augmentent.

PREPARATION PSYCHOLOGIQUE

L’anesthesiologiste devra done se faire, sinon psychiatre (ce qui ne s’improvise pas et necessite de longues et diff iciles etudes), au moins psycho- logue pour bien comprendre son malade et le preparer correctement a I’intervention par une psychotherapie superficielle ; il Iui appottera ainsi une aide effective en partageant ses peines et son angoisse, une aide logique en lui expliquant sim- plement ce qu’il va devoir subir (I’angoisse n’etant que la peur de I’inconnu), une aide expressive en lui permettant d’exprimer ce qu’il ressent et en lui procurant ainsi une detente utile.

Cette intervention psychologique peut etre completee par des moyens medicamenteux ; I’a- nesthesiologiste doit savoir manier la gamme e- tendue des differents calmants, depuis le petit

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Fig 3. Un mod&e d’oxymhtre pour la surveillance de I’oxygk nation de I’op&& On voit en haut 1’6chelle du galvanomktre dont les deviations varient avec la teinte du sang, done avec sa teneur en oxygene.

cornprime de gardenal, donne le soir qui pr&&de I’opGration, jusqu’g la cure de sommeil complete qui, quoique non d&-&e d’inconv6nients et ne pouvant &re malheureusement g&&alisee, re- presente le maximum de confort pour le futur op&b : quoi de plus satisfaisant que de s’endormir 48 heures avant I’operation, par exemple (le temps de pratiquer les differents examens, prises de sang, tests divers, si Bnervants), pour ne se r&eiller qu’une fois op&e et, si possible, gu&i ?

L’anesth&iologiste franqais r&e de chambres insonorisees, de lits confortables, de draps fins, de personnel style, qui lui permettraient de mener ses malades dans un cc nirvina )> jusqu’au mo- ment de I’op&ation et plus loin.

LE CONTRbLE NEUROENDOCRINIEN

Outre le contrele et la preparation du psychisme, il va falloir pratiquer un examen approfondi, puis une stabilisation du systeme nerveux autonome et des glandes endocrines du malade. Ces systemes com- plexes, Btroitement intriques, r(3glent (pour ne parler que de leurs effets les plus visibles), par exemple, le chiff re de la pression art&ielle, le rythme du pouls, le degre de la temperature, I’intensite des cq combus- tions )) (done les besoins de I’organisme), influent sur le caractere et sont influenc& par lui et avec Iui, conditionnent les r&ultats de I’op&ation (ou de la therapeutique, s’il s’agit d’un malade medical) pres-

que autant que la lesion ou la maladie elle-mGme. C’est & pas prudents que I’anesthesiologiste s’a- venturera dans ce domaine oti subsiste encore beaucoup d’inconnu. Mais il a dkjja & sa disposition de nombreux tests et quelques examens de labo- ratoire qui I’&laireront sur les tendances du sujet et sur la faGon dont son systeme cc neuroendocri- nien a> rr5agira g I’agression. Quelques-uns de ces tests consistent justement dans la rbalisation d’une petite agression <c artificielle >) (par I’injection d’adr& naline ou d’un produit semblable), suivie d’un contrdle du pouls, de la courbe thermique, etc.

STABILISATION ORGANIQUE

Lorsqu’il aura recueilli des renseignements suffi- sants, il Iui appartiendra de corriger les reactions excessives, d’exagerer celles qui sont insuffi- santes, bref de stabiliser I’organisme. II aborde alors une pharmacopee dont le maniement est delicat et qui va d’antihistaminiques biens connus (comme le phbnergan) aux alcaloi’des de la Rau- wolfia serpentina, deja utilisbe par les fakirs de I’lnde. La cure de sommeil, dans les cas extremes, devient alors une cure de neuroplegie (c’est-&dire qu’elle s’accompagne d’une demi-paralysie du systeme nerveux dans son ensemble). Dans les cas plus simples, il sera tout de mGme n&essaire de pr&enir certains reflexes dbsagreables : toux, hoquet, spasme laryngb, vomissement. Certains chiff res sont bloquents : avec une preparation B la morphine et une anesthesie 51 I’ether, 40 & 60 % des malades vomissaient. De simples moyens modernes (dont certains sont utilis& aussi pour attenuer le << mal des transports ,a) font tomber ce chiffre au-dessous de 20 % ; il devient pratique- ment nul lorsque la preparation a pu Gtre conduite dans les conditions ideales.

LES ECHANGES RESPIRATO~RES

A c&5 du psychisme et du systeme neuroendocri- nien, I’anesth&iologiste est encore plus directe- ment responsable du contrdle des grandes fonc- tions vitales : respiration, circulation, nutrition. Assurer $I son malade des bchanges respiratoires normaux doit gtre un des ses soucis majeurs ; pour cela, il Iui faudra, ici encore, proceder & un examen serieux de I’appareil respiratoire auscultation, radio- graphie, kpreuves spirom&riques), et corriger avant I’op&ation toutes les deficiences : augmenter la ca- pacitk pulmonaire par des exercices respiratoires, ass&her et desinfecter les branches (avec des microbrouillards - ou a&osols - antiseptiques, par exemple), diminuer I’engorgement des poumons (chez le vieillard notamment), faire traiter un tuber- culeux, soulager un asthmatique, etc.

Pendant I’op&ation, il exercera une sutveil- lance incessante du rythme et de I’amplitude res- piratoires (qu’il inscrira rr5guli&ement sur une

L’anesthesiologie

Fig 4. Cet oxymetre est destine au controle de la teneur en oxygene du melange gazeux fourni aux operes pendant I’anesthesie ou de I’atmosphere des tentes a oxygene. II suffit d’envoyer dans I’appareil un echantillon de I’air a analyser au moyen de la poire en caoutchouc et la lecture de la pression partielle de I’oxygene est immediate. Le principe mis en ceuvre est la mesure de la susceptibilite magnetique du gaz. L’oxygene, en effet, est le seul gaz qui soit paramagnetique. Ici, entre deforts aimants permanents se trouvent deux spheres creuses suspendues a une fibre de quartz et plongees dans le gaz etudier. La difference entre la susceptibilite magnetique des spheres et du gaz provoque leur rotation qui equilibre la torsion de la fibre. La sensibilite est grande car il n’y a pas de frottements.

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Fig 5. Voici un exemple de courbe d’oxymetrie relevee au tours dune intervention sur I’cesophage montrant les variation du taux d’oxygene dans le sang. Lors de I’incision de la peau, il est de 98 % c’est-a-dire excellent, puis il tombe quand le chirurgien t&carte un des poumons pour atteindre I’cesophage dans sa portion thoracique. I’insufflation d’oxygene sous pression le fait remonter avant qu’un nouvel ecartement le fasse retomber. Plus tard, la suction dans le tube d’intubation tracheal tree une depression ; la chute du taux est brusque ; une nouvelle insufflation le fait remonter

feuille speciale), ainsi que de leur efficacite, en verifiant la bonne oxygenation du sang.

Dans ce but, un appareillage complique a fait son apparition recemment dans les salles d’ope- ration : I’oxymetre. II comporte une cellule photoe- lectrique qui << lit ‘> la couleur du sang au lobule de I’oreille ou sur la peau du front et la traduit en deviations d’un galvanometre.

Pour etre a meme de mieux controler la respi- ration, de I’amplifier si elle est deprimee, de I’arre- ter un instant au contraire si I’operation I’exige, il se met en rapport direct avec les poumons par I’intermediaire d’un tube introduit dans la trachee (cc intubation tracheale ,,) et raccorde au ballon respiratoire qu’il tient dans sa main, pret a assurer une ventilation artificielle (cc respiration contrb- lee >>) ou a cc assister a) seulement la respiration. Ce ballon peut d’ailleurs etre gonfle et degonfle

rythmiquement par un appareil automatique dit << spiropulsateur =, <c pulmomoteur =, etc.

Apres I’operation, il lui faudra encore ass&her (par aspiration des mucosites dans la trachee ou dans les branches), ausculter, radiographier, faire cracher, tousser, desinfecter, regonfler les zones pulmonaires aplaties (surtout en chirurgie thoracique), vider par ponction les epanchements dans la plevre.

La connaissance de la <c reanimation respira- toire )a, qu’il aura acquise par sa pratique journa- Ii&e, le fera intervenir parfois meme en dehors des cas chirurgicaux : chez le comateux, I’as- phyxie, le poliomyelitique (lors d’une epidemic recente en Scandinavie, la mortalite est tombee de 85 a 40 % en remplacant le classique poumon d’acier par une technique anesthesiologique : tube tracheal et insufflation rythmique au ballon, avec aspiration reguliere des mucosites).

82 P Huguenard

LA CIRCULATION SANGUINE

Mais le terme de (c reanimation a> s’applique en- core mieux lorsqu’il s’agit de retablir ou de main- tenir une circulation sanguine suffisante.

Sans etre cardiologue, il doit savoir ausculter un cceur, recueillir les courants electriques qu’il emet en se contractant et qui, amplifies, viennent se traduire en une courbe caracteristique appelee << electrocardiogramme a~. il lui faut interpreter, au moins grossierement, cette courbe, pour y deceler une anomalie des contractions, une lesion des soupapes de la pompe, un defaut d’irrigation du muscle cardiaque. A lui encore de faire remedier a ces defauts par le specialiste, si c’est possible.

A Iui aussi de soutenir ce cceur pendant et apt-es I’operation, de le proteger quand c’est necessaire contre les reflexes d&clenches par la peur, la douleur et le traumatisme chirurgical, en I’isolant de ses net-k par des medicaments appropries, introduits dans le sang, de le ralentir s’il est trop rapide, de I’accelerer s’il est trop lent.

E!TAT DES VAISSEAUX

Quant aux vaisseaux, leur examen prealable I’au- ra renseigne sur leur &at : arteriosclerose, phle- bites anciennes, fragilite vasculaire, etc.

Naturellement, il aura tente d’ameliorer les de- fauts les plus graves, comme I’hypertension, en collaboration avec le medecin traitant.

La pharmacopee moderne lui fournit les moyens de modifier le calibre des vaisseaux, pour le retrecir, ce qui fait monter la tension arterielle (et il en usera lorsqu’elle sera trop basse), plus souvent pour I’elargir et faire baisser attificielle- ment la tension : c’est I’hypotension contrblee, methode delicate evoquee dans le chapitre sur la transfusion sanguine.

II est egalement possible d’agir sur la fragilite et sur la permeabilite des vaisseaux (avec la vita- mine P ou des produits similaires) et de reduire aussi de cette facon le saignement des capillaires.

Le maintien rigoureux d’une quantite suffisante de liquide circulant (sang) est un des imperatifs categoriques de la reanimation moderne. Pour y veiller, I’anesthesiologiste se renseignera a cha- que instant sur I’importance de I’hemorragie, par exemple en faisant peser, avant et apres usage, les compresses utilisees par le chirurgien. Le rem- placement du sang perdu, pour etre efficace et sirr, doit etre assure par du sang correctement preleve, bien conserve, de meme groupe, de meme cc Rh a). Bien qu’il ne Iui appartienne pas de s’occuper du centre de transfusion, fournisseur de ce sang (centre dirige par un << hemobiologiste >) specialise), I’anesthesiologiste, principal utilisa- teur, doit posseder les notions indispensables pour transfuser dans de bonnes conditions.

Chimico-France

Fig 6. Ce rbanimateur insuffle de I’oxyg&ne dans les poumons, puis quand la pression y atteint une valeur donnbe, aspire le gaz ksiduel jusqu’8 ce que la pression s’abaisse A une valeur minimale. Le rythme respiratoire se ri?gle sur la capaciti! tho- racique.

LES PERFUSIONS

Comme le contrdle de la respiration, le controle de la circulation sanguine n’est vraiment possible que si I’anesthesiologiste est, pour ainsi dire, en rap- port direct avec I’interieur des vaisseaux ; en d’au- tres termes, il doit se preparer une voie toujours ouverte dans une veine ou dans une art&e, pour y introduire le sang transfuse (ou des succedanes du sang) et differents medicaments (dont les a- nesthesiques). L’introduction d’une aiguille dans une veine est un geste courant qu’il accomplit plusieurs fois par jour. Outre les veines du bras couramment utilisees, il doit savoir faire appel a celles du pied, aux grosses veines de la cuisse (femorale), du cou (jugulaire), du crane (chez le nourrisson), du thorax (sous-claviere). II doit sa- voir ou et comment, en cas de besoin, mettre une veine a nu pour y introduire un fin tube de plastique pousse t&s loin, ou et comment atteindre directe- ment une art&e (comme celle du pouls) pour y placer le meme tube de polyethylene, ou et com- ment penetrer dans la moelle osseuse avec un trocart pour y introduire du sang ou du plasma. II doit savoir utiliser cettaines enzymes (comme

L’anesthesiologie 83

Fig 7. L’electrocardiogramme est I’enregistrement des courants electriques engendres par la contraction cardiaque et releves par des electrodes entre les extremites des membres. Sur cette courbe, le fort clocher suivi dune descente leg&e correspond a une contraction normale ; la meme image se reproduit a droite. Les trois petites depressions intercalaires sent des contractions anormales du cceur.

I’hyaluronidase) pour dissocier les tissus sous-cu- tan&, afin d’introduire aussi des liquides par cette voie. L’appareillage utilise (et en particulier lors- qu’il s’agit de transfuser sous pression) n’a pas de secrets pour Iui, non plus que les incidents possi- bles (comme les <C chocs pyrogenes “, avec fris- son, temperature) avec leurs signes, leur preven- tion et leur traitement.

Pour avoir le droit de modifier la circulation (hypotension controlee, transfusion, etc), il faut qu’il puisse suivre de tres pres I’etat circulatoire du sujet ; le moyen le moins mauvais pour cela est la prise de la tension arterielle (inscrite toutes les 5 minutes sur la feuille d’anesthesie) dont la te- chnique se perfectionne chaque jour comme celle de I’inscription du pouls (avec des tachygraphes electroniques).

LA NUTRITION

La nutrition du malade avant et apres I’operation est egalement un des soucis de I’anesthesiolo- giste, et le voici devenu dieteticien, maniant le (< mixer >) pour les operes du tube digestif, com- posant des menus prescrivant, par ordonnances, pot-to-flip et steak tat-tare (nous n’exagerons rien, il nous arrive souvent de le faire) ou, plus medica- lement, menus synthetiques (isonutrine), vitamines, plasma intraveineux, proteines predigerees (par voie veineuse souvent), sucres ingerables et injec- tables (glucose ou levulose), sels (de sodium, de potassium), mesures avec soin suivant les besoins. Et, pour que tous ces aliments naturels ou artificiels soient correctement assimiles, I’anesthesiologiste controlera I’etat de la dentition, corrigera les insuffi- sances hepatiques, stimulera le rein, retablira le transit intestinal.

Pour suivre de plus pres les resultats, le voila reclamant du laboratoire le taux de I’uree, du chlore, du potassium, du sodium, du sucre, du calcium, des proteines, dans le sang ou dans les urines, ou dans les liquides aspires de I’estomac ; etudiant le point de congelation ou la resistance electrique du plasma, pour apprecier sa teneur en electrolytes ; tenant avec soin les comptes de I’organisme : quantite d’eau ou d’azote recue,

quantite d’eau ou d’azote perdue (<< balance hy- drique ‘a, CC balance azotee ,B), pesant son malade chaque jour (avec le lit quand I’hopital possede I’equipement necessaire) et verifiant souvent la quantite d’oxygene consomme et celle du gaz carbonique exhale (pour mesurer le << quotient respiratoire >) qui Iui indique quel aliment, des graisses ou des sucres, I’organisme consomme de preference).

CAppare Medical de Prbision

Fig 8. Un appareil d’anesthesie universe1 permettant d’obtenir I’anesthesie par tous les gaz et liquides usuels, associes a I’oxygene ou a I’air ambiant (circuit ouverf ou ferme) et la reanimation a I’oxygene.

Fig 9. Un appareil d’anesthesie en circuit ferm6. Les Bchanges respiratoires du malade s’effectuent entre ses poumons et un ballon de caoutchouc suivant un circuit command6 par des valves. L’oxygBne mblangi! A I’anesthbsique est fourni ~3 mesure du besoin. Le gaz carbonique expire est fix& sur la chaux sedge.

Prenons comme exemple la mesure de la consommation d’oxygene : elle nest pas simple et quelques causes d’erreur sont a craindre. Elle est habituellement pratiquee au laboratoire meme, en faisant respirer le patient dans une cuve volumi- neuse air I’on introduit une quantite connue d’oxy- gene et ou l’on fixe le gaz carbonique sur de la chaux sodee, par exemple. Actuellement des appareils portatifs permettent heureusement de faire cette mesure a leur lit pour les malades intransportables, et meme pendant qu’ils sont sur la table d’operation. Qui va pratiquer ces mesures ? Assurement pas le chef de laboratoire qui a, au moment ou I’on opere, tous les autres examens du service a pratiquer, ni le chirurgien, ni le medecin traitant surmene et dont la vie tout entiere consacree a la pathologie et ti la therapeutique ne laisse pas de place pour une specialisation physicobiologique eloignee de ses preoccupations journalieres. Dans certains pays, un (c physiologiste ” vient completer I’equipe chirurgi- tale ; mais cette combinaison augmente la com- plexite de I’equipe et diminue done sa cohesion ; de plus elle n’est bien adaptee qu’aux hopitaux toutes classes, ou les medecins travaillent a temps com- plet. En France, I’anesthesiologiste doit done se faire parfois physiologiste.

LE RELACHEMENT MUSCULAIRE

L’anesthesiologiste (et il redevient en cela davan- tage anesthesiste) doit aussi assurer au chirur- gien des conditions de travail faciles et pour cela, il Iui faut relacher les muscles du patient, de facon a permettre la reduction d’une fracture et surtout I’ouverture de I’abdomen ou du thorax. II Iui faut

egalement eviter la (6 poussee >’ abdominale qui a tendance a faire sortir les visceres par I’incision et empeche tout geste chirurgical*. La suppression du tonus musculaire (atonie) qui permet d’attein- dre ce but ne doit naturellement pas Qtre definitive, ni meme se prolonger apres I’operation.

Pour obtenir une atonie sans intoxication, et reversible, I’anesthesiologiste dispose mainte- nant de drogues paralysantes : les curares.

LES ANESTHl%IQUES

Mais, nous I’avons dit deja, I’anesthesiologiste est aussi anesthesiste et, comme tel, charge de sup- primer la souffrance, consciente ou non. Pour y parvenir, les moyens ne Iui manquent pas : gaz (protoxyde d’azote, cyclopropane, ethylene) ou liquides volatils (ether, chloroforme, ether diviny- lique, chlorure d’ethyle, chlorure d’isopropyle, tri- chlorethylene), donnes par inhalation, au masque, grace a des appareils etanches permettant des debits tres precis, absorbant le gaz carbonique (ou en donnant s’il fait defaut dans le circuit respi- ratoire), distribuant exactement les quantites d’oxygene necessaires, introduisant meme de I’helium (plus diffusible) dans les voies aeriennes lorsque c’est utile, reglant la pression, la tempera- ture, I’humidite de I’atmosphere respiree.

Des anesthesiques intraveineux (pentothal, nesdonal, kemithal, evipan, thionarcex, etc) per- mettent de commencer I’anesthesie de facon plus confortable qu’avec le masque et peuvent meme assurer des CG narcoses ba de longue duree. D’au- tres, donnes en lavement (mais peut-etre moins controlables), augmentent encore ce confort (rec-

L’anesthbsiologie 85

tanol, paraldehyde, et encore pentothal) surtout chez I’enfant.

Pour suivre les effets de ces drogues, les signes cliniques, nombreux et fiddles, suffisent toujours ; mais des appareils complexes permettent encore davantage de precision et font progresser la re- cherche ; par exemple certains dosent le gaz car- bonique exhale (carboviseur) ou dans le sang (carboxymetre), d’autres etudient certains re- flexes (reflexe psychogalvanique), d’autres enre- gistrent les ondes emises par le cerveau (elec- troencephalographes) et font une appreciation si precise de la profondeur du sommeil qu’ils peu- vent servir de guides automatiques aux appareils d’anesthesie, realisant une premiere application de la cybernetique a I’anesthesiologie.

Outre ces procedes de narcose, il faut titer encore les anesthesies c( peripheriques a), lo- cales, locoregionales, rachianesthesies, qui <c coupent ‘p les net-k sensibles a differents ni- veaux et qui deviennent surement parmi les plus satisfaisantes (efficacement <c protectrices )) et peu toxiques) lorsqu’elles sont associees a une narcose leg&e leur enlevant ce qu’elles ont de desagreable pour le malade conscient.

PROBLiMES SPkIAUX

Le maniement des anesthesiques et des analgo- siques devient particulierement delicat lorsqu’il s’agit de les appliquer en tours d’accouchement : I’anesthssiologiste devient responsable de deux patients a la fois : la mere et I’enfant, auxquels il ne doit nuire en rien. L’analgesie obstetricale a fait de grands progres, non encore definitifs toutefois. Dans ce cas particulier, I’association de moyens medicamenteux et psychologiques prend une im- portance encore plus considerable.

La cq petite anesthesie ‘> pour extractions den- taires ou ablation des amygdales, par exemple, pose des problemes particuliers : il s’agit de pa- tients mal prepares, desireux de reprendre imme- diatement une activite normale, et chez lesquels on ne peut risquer la moindre complication meme mineure : vomissements, torpeur, lafyngite, psy- chasthenie passagere, etc. Lorsque I’anesthesio- logiste dispose des moyens necessaires, il est generalement a meme de resoudre ces pro- blemes.

Tout a fait a I’autre extremite de qc l’eventail )) etendu des malades qu’il est amene a c< prote- ger p’, se trouvent les sujets epuises, cachecti- ques, tres ages, devant subir des interventions tres graves, mutilantes, choquantes, hemorragi- ques et longues. La mise c< en veilleuse >a de I’organisme, attenuant ses kactions et le faisant vivre economiquement, I’amkne dans un &at voi- sin de celui ou se trouve I’animal hibernant en hiver ; les methodes utilisees qui associent dro- gues et refrigeration sont complexes. Reunies

sous le nom (< d’hibernation artificielle ~a, elles sont etudiees en France depuis 3 ans et ont pose des problemes physiologiques passionnants dont beaucoup ne sont pas encore resolus.

Tel est, brosse a t&s grands traits, le panorama de ce que I’anesthesiologie devrait etre, et de ce qu’elle est deja (ou presque), notamment dans cet-tains grands centres, comme a Lyon, Paris, Marseille, etc.

De quels moyens dispose-t-elle pour continuer a progresser ? Comment fonctionnent les << ser- vices d’anesthesiologie )p, avec quel materiel, quel personnel ? Comment sont organises I’en- seignement et la recherche ? C’est ce que nous allons rapidement etudier.

LES APPAREILS

Le materiel, notamment en ce qui concerne les appareils d’anesthesie, a longtemps Bte inferieur au materiel &ranger (anglo-saxon surtout). Le retard est maintenant presque compl&tement comble par nos fabricants ; faibles series, le peu d’importance du marche interieur (il n’y a pas d’exportation), le grand nombre de modeles differents exiges par les utilisateurs, le manque de standardisation d’une marque a I’autre, la delicatesse de certaines pieces (debitmetres), rendent ces appareils encore tres onereux (un bon appareil d’anesthesie coute pres- que aussi cher qu’une 2 CV !).

Malgre cela, on peut dire qu’actuellement tous les hdpitaux et presque toutes les cliniques pos- &dent un appareillage complet. Dans certains services, de plus en plus nombreux, il existe meme un poste central d’oxygene et de gaz anes- thesique, d’ou par-tent des canalisations se ren- dant aux differentes salles d’operation ou pres des lits des malades.

Les drogues qu’utilise I’anesthesiologiste sont import6es ou fabriquees en France (certaines ont ete decouvertes par les chimistes francais) ; on peut dire que de I’hormone la plus rare (comme la somatotrophine hypophysaire) au curarisant le plus recent (comme le brevatonal), en passant par les acides amines injectables de fabrication si delicate et les succedanes du plasma, des plus chers (dextranes) aux moins onereux (solutions de vitamine P), I’anesthesiologiste francais ne manque d’aucun produit important.

Encore faut-il qu’il sache s’en servir. Nous allons voir maintenant qui pratique I’anesthesiologie.

L’liQUIPE D’ANESTHtSIOLOGIE

L’administration de I’Assistance publique a Paris, qui se doit de montrer I’exemple, a nomme au contours des <( assistants d’anesthesiologie pj, armature des services d’anesthesiologie ; au-des- sus d’eux, design& de la meme facon, des <( me- decins adjoints d’anesthesiologie S) font office de

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a

chefs de service. En fait, si I’anesthesiologie est maintenant separement responsable de ses actes devant la loi (comme des jugements r&cents I’ont prouve) et couvert par les compagnies d’assu- rances pour les risques qu’il prend et que prennent ses aides, le (c service d’anesthesiologie >> n’existe pas reellement ; c’est ainsi, par exemple, que tout I’appareillage anesthesiologique figure sur I’inventaire du service de chirurgie. Le chirur- gien demeure seul maitre a bord ; c’est lui qui demande et choisit des << attaches d’anesthesie >), si le personnel anesthesiologique s’avere insuffi- sant. Naturellement, en pratique, il y a collabora- tion etroite entre chirurgien et anesthesiologiste sur un pied d’egalite, et il ne peut en Qtre autre- ment pour le bien du malade.

L’equipe d’anesthesiologie pourrait done com- prendre en principe : un medecin adjoint, un ou deux attaches, sans compter les &eves qui pas- sent d’un service a un autre pour des stages limit&.

En fait, les indemnites allouees par I’Assistance

b

Fig 10. Origine des cu- raresla drogue extraite de nombreux arbustes (a : Srry- chnos toxifera) par les vieilles femmes des tribus de I’Amazone et du haut Oreno- que, conservee dans des ca- lebasses ou tubes de bam- bou (b), utilisee sur des fleches d’arcs ou de sarba- canes (c) pour paralyser le gibier ou I’adversaire, figure maintenant en ampoules, purifiee et standardisee, sur la table de I’anesthesiologie. On a pu tout recemment (en France d’abord) fabriquer des curarisants de synthese, de sorte que I’on dispose de toute une gamme de produits aux effets plus ou moins pro- fonds et dont la dur&s d’action va de 3 a 40 minutes (on peut la

prolonger par repetition des injections). Ces produits peuvent paralyser les muscles respiratoires, permettant a I’anesthesiolo- giste de controler la respiration ; mais il est impossible d’arreter leurs effets exactement au stade necessaire pour I’operation et on leur demande seulement, en general, une relaxation, sans para- lysie vraie. L’experience que les anesthesistes ont acquise de I’emploi de ces drogues en chirurgie, experience qui est basee maintenant sur des milliers et des milliers de cas, les fait appeler egalement aupres de patients non chirurgicaux dont il faut decon- tracter les muscles, comme ceux qui sont victimes du tetanos, dune electrocution, ou qui subissent des chocs artificiels (convul- sivotherapie utilisee en psychiatric).

publique a ces medecins ne leur permettent de vivre. C’est hors de I’hopital qu’ils doivent recher- cher le complement. Pour ceux qui n’assurent pas un service hospitalier, c’est meme I’unique res- source. La Securite sociale leur accorde pour leurs actes le cinquieme des honoraires verses au chirurgien. C’est-a-dire que s’ils desiraient avoir la meme situation que les chirurgiens, ils devraient theoriquement faire equipe avec cinq d’entre eux. Ils n’y pretendent pas, bien que leur responsabilite soit la meme ; d’abord parce que sur le plan universitaire et hospitalier, ils ne peuvent pas en- core arguer des memes titres (etudes moins lon- gues, contours moins nombreux et moins diffi- tiles), ensuite parce qu’il ne leur est pas necessaire d’avoir le meme train de vie. II leur serait d’ailleurs impossible de passer toutes leurs matinees a I’hopital et de partager le reste de leur temps entre cinq chirurgiens, operant presque toujours dans des cliniques differentes. Le plus souvent ils collaborent seulement avec deux ou trois d’entre eux, qui appartiennent generalement au service hospitalier auquel ils sont affect&, ce qui disperse deja suffisamment leur activite.

Comme il faut done deux ou trois chirurgiens pour assurer la subsistance d’un anesthesiolo- giste, les services hospitaliers ne peuvent s’assu- rer la collaboration que d’un ou deux medecins de cette specialite. Malgre I’utile travail fourni par les eleves stagiaires (mais qui changent souvent, et

L’anesthkiologie 87

dont la formation n’est pas terminee), les services d’anesthesiologie sont par consequent particulie- rement pauvres en personnel.

La seule solution a cet etat de chases regretta- ble, et pour un avenir tres lointain, serait I’organi- sation d’hopitaux-cliniques toutes classes, aux- quels les anesthesiologistes en particuliers en general consacreraient toute leur activite.

PROBLkMES DE PERSONNEL

En attendant, trois ameliorations provisoires peu- vent etre apportees au systeme. Toutes ont pour objet essentiel de mettre a demeure du personnel specialise ou a demi-specialise, prenant la garde et capable de s’occuper des cas urgents : - faire appel encre davantage aux stagiaires, en cherchant a augmenter leur nombre (comme le fait I’Ecole de Toulouse), ou mieux en allongeant la duke des etudes de specialisation et en exi- geant, outre les annees de stage, des an&es de <t residence >> a I’hopital en fin d’etudes (systeme autrichien, par exemple) ; - faire en sot-k que quelques externes des hbpi- taux nommes au contours accomplissent une pat-tie de leur externat dans un service d’anesthe- siologie (comme a I’Assistance publique de Mar- seille ; - se resoudre $I employer du personnel parame- dical (infirm&es-anesthesistes). Cette derniere merite qu’on s’y arrete.

Nous esperons avoir montre plus haut toute la complexite de I’anesthesiologie moderne ; il va de soi que non seulement des medecins, mais en- core des medecins tres qualifies, peuvent seuls faire le tour d’une specialite aussi difficile et aussi riche, puisqu’elle exige d’eux des notions, patfois assez poussees, de physiologie, biologie, patho- logie, therapeutique, pharmacologic, cardiologie, pneumologie, psychologie, physique, chimie, electronique et meme mathematiques (quand il s’agit d’etablir une statistique significative) !

II n’empeche que certains actes de cette spe- cialite peuvent etre effect& par des infirmieres, sous la responsabilite et de preference en pre- sence du medecin-anesthesiologiste : entretien des appareils, certains controles simples (rythme du pouls et de la respiration, temperature, tension arterielle), voire quelques anesthesies ne posant pas de problemes speciaux ; le medecin demeure la pour interpreter le resultat des controles, pour choisir le type d’anesthesie a mettre en ceuvre dans chaque cas particulier, etc.

L’INFIRMIlkRE-ANESTHliSlSTE

Dam le cadre hospitalier, on peut done envisager, sans risquer de porter prejudice au malade, I’as- sociation aux anesthesiologistes d’infirmieres- anesthesistes, choisies parmi les meilleures diplo-

mees d’ktat, ayant recu une formation speciale et r&rib&es par I’hopital, comme des laborantines par exemple. Cet-tains hopitaux parisiens ont plus ou moins officiellement adopte ce systeme.

En dehors du cadre hospitalier, aussi bien sur le plan legal que sur le plan medical, theorique- ment tout s’oppose a ce que I’anesthesie (et a fortiori I’anesthesiologie) soit confide a des infir- mieres, puisque la loi leur interdit certains gestes, comme I’injection intraveineuse, pourtant indis- pensable a la pratique d’une anesthesie moderne.

Certaines compagnies d’assurances I’ont bien compris, qui reclament une prime plus elevee au chirurgien dont I’anesthesiste nest pas un specia- liste- medecin, et c’est p&her au moins contre le bon sens que de confier a des infirmieres ou a des religieuses I’application de techniques modernes delicates, dont les resultats sont en fonction de la formation scientifique de I’utilisateur. N’a-t-on pas vu m&me I’hibernation artificielle, dont la com- plexite fait reculer certains medecins, mise en oauvre par des religieuses ? Des accidents dont la presse s’est fait I’echo illustrent bien le danger que peuvent representer des auxiliaires medicaux appliquant des recettes omnibus : tourner telle manette dans tel sens, debiter tel gaz, en telle quantite, pendant tant de minutes, liberer la sou- pape, puis la bloquer, etc. Aucun malade n’acce- pterait une ordonnance composee par la secre- taire du medecin, sous pretexte qu’elle est une bonne secretaire et qu’avec un bon livre de thera- peutique et une leg&e teinture medicale elle ob- tiendra, dans la plupart des cas simples, d’aussi bons resultats que le medecin. Mais quest-ce qu’un cas simple en medecine, et comment savoir s’il ne va pas se compliquer ?

Cela dit, il faut reconnaitre que, dans l’etat actuel des chases, un chirurgien isole en province, a moins d’avoir une clientele extraordinaire, ne saurait faire vivre un anesthesiologiste si celui-ci n’a pas une autre activite (direction d’un centre de transfusion, emploi quelconque a mi-temps, etc) ; et meme lors- qu’il existe plusieurs chirurgiens au meme endroit, il leur est parfois bien difficile de s’entendre pour se partager un medecin-anesthesiste.

Dans ces conditions, on comprend que certains preferent employer une c< infirmiere-anesthe- siste >a, r&rib&e au mois (qui c< coute >) done plus cher, puisque ces actes ne sont pas rembourses par la Securite sociale), mais qui, a ses moments de liberte, peut rendre d’autres services (secreta- riat, soins aux malades, etc). Le chirurgien doit alors trouver au milieu de son activite debordante, le temps d’assimiler les notions d’anesthesiologie indispensables pour controler, completer ou cor- riger le travail de son anesthesiste. A cette condi- tion seulement, cette solution, qui ne saurait Qtre que provisoire, serait a la rigueur admissible.

Pour rendre moins dangereux cet &at de fait maintenant inevitable (il efit ete possible, il y a 8

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ou 10 ans, d’interdire, comme en Angleterre, I’exercice de I’anesthesie aux non-medecins), la chaire de therapeutique chirurgicale de la faculte de Paris a organise un enseignement destine aux c< aides-anesthesistes b> qui leur apporte en 3 mois de tours et 2 ans de stage quelques bases g&&ales destinees au moins a les rendre pru- dents. Cet enseignement est d’ailleurs surtout .i I’usage des c< aides ‘> attaches aux anesthesiolo- gistes, dans le cadre hospitalier, puisque par exemple, il ne pretend pas traiter de <c la theorie et de la pratique de I’hibernation artificielle s’, mais du <( role de I’infirmiere dans I’application des te- chniques d’hibernation )>.

Le certificat delivre apres examen probatoire est une garantie, mais n’a pas de valeur reelle- ment officielle puisque I’existence meme des aides-anesthesistes n’est pas off icielle.

LA FORMATION DES ANESTH&IOLOGISTES

La formation des anesthesiologistes en France a fait des progres considerables et, apres celle de Paris, toutes les grandes facultes dispensent actuellement un enseignement dont la forme est toujours la meme : p&s de 1 an de cows theoriques, ensei- gnes par les meilleurs specialistes de toutes les disciplines en cause, et 2 ans de stages (la duke totale des etudes est de 2 ans) sous la direction des medecins-adjoints et assistants d’anesthesiologie, completes par des travaux pratiques d’hemobiolo- gie, de physiologie respiratoire, etc. Cet enseigne- ment est sanctionne par des examens ecrits, oraux et pratiques, assez difficiles puisque, sur 45 candi- dats chaque annee a Paris, 43 a 62 % seulement recoivent leur certificat de specialistes (ou plus exac- tement de << competents h,). La specialisation com- mence generalement au moment de la derniere annee d’etudes medicales, et les &eves font une these sur un sujet d’anesthesiologie, ce qui com- plete encore leur formation. Comme il n’y a pas encore de chaire d’anesthesiologie, cet enseigne- ment est rattache a la chaire de technique chirurgi- tale ; il pourrait aussi bien dependre de celles de biologie, de physiologie, de therapeutique ou mieux encore de pharmacologic et matiere medicale. Tel qu’il est cet enseignement a forme, I’annee derniere, en France et en Algerie 258 excellents anesthe- sistes. Mais comme il s’etend sur une periode rela- tivement courte, les nouveaux dipldmes doivent en- core le plus souvent foumir un gros travail personnel. Quelques-uns d’entre eux peuvent profiter, pour par-faire leur formation, de I’institut d’anesthesiologie dependant de I’universite de Paris.

LA RECHERCHE

Quant a la recherche anesthesiologique, elle est, comme souvent en France, assez disperses et

manque de moyens (sauf en ce qui concerne l’institut d’anesthesiologie subvention& par I’Or- ganisation mondiale de la Sante). II faut dire d’ail- leurs que c’est encore le plus souvent dans les laboratoires de chimie, de biologie, de pharmaco- logie, de physiologie, que naissent les decou- vet-tes que les anesthesiologistes ne font qu’appli- quer et parfois perfectionner. Pourtant, comme I’enseignement, la recherche purement anesthe- siologique s’organise et progresse. A sa t&e se trouve la Societe franoaise d’anesthesie et d’anal- gesie, qui a I’avantage de ne pas comprendre seulement des anesthesiologistes, mais aussi des pharmacologistes, physiologistes, psychiatres, neurologistes, obstetriciens, otorhinolaryngolo- gistes, veterinaires, chirurgiens, etc, dont les echanges d’idees peuvent etre fructueux.

Le Syndicat national des anesthesiologistes participe egalement a la recherche, en particulier par son congres annuel, ou sont mises au point les grandes questions d’actualite.

Enfin, c’est a Paris qu’eut lieu en 1951 le pre- mier congres international d’anesthesiologie qui, sous I’egide de la Societe d’anesthesie, &unit plus de 300 specialistes francais et &rangers.

Certaines decouvertes franoaises (comme I’hi- bernation artificielle) sont reprises a I’etranger et constituent le sujet principal de plusieurs congres : Bonn, Munich, Sao Paulo, Turin ; I’anes- thesiologie trouve place meme dans les reunions d’autres specialites (neurochirurgie, congres d’Al- ger) ; une journee du congres francais de chirurgie est consacree a une discussion commune, chirur- giens et anesthesiologistes reunis, sur la reanima- tion cardiaque ; un congres de therapeutique (a Rome) s’interesse a la premeditation anesthesi- que ; des films d’anesthesiologie sont realises en France et sont present& pat-tout ; I’Encyc/o@die medico-chirurgicaleconsacre un des ses volumes a I’anesthesiologie, etc. Bref, de tous cot& se confirme la vigueur de la jeune anesthesiologie francaise. Si des defauts d’organisation, quelques imperfections materielles, quelques lacunes sub- sistent, le malade est chaque jour de plus en plus assure d’etre << pris en main ‘> par un specialiste competent, mettant &son service, en les adaptant exactement a son cas particulier, pour sa << pro- tection ab et sa guerison, toutes les ressources scientifiques et les puissants moyens dont il dis- pose.

*De meme, il doit empecher le cerveau de c< pousser 7) (en reduisant la pression de liquide qui le baigne) lors des operations intracraniennes.

Docteur P Huguenard

Medecin-adjoint d’anesthesiologie des Hbpitaux de Paris Science et Vie (1954)