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Danjou-Flaux L'antonomase du nom propre ou la mémoire du réfèrent In: Langue française. N°92, 1991. pp. 26-45. Citer ce document / Cite this document : Danjou-Flaux. L'antonomase du nom propre ou la mémoire du réfèrent. In: Langue française. N°92, 1991. pp. 26-45. doi : 10.3406/lfr.1991.6210 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1991_num_92_1_6210

L'antonomase du nom propre ou la mémoire du réfèrent

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Danjou-Flaux

L'antonomase du nom propre ou la mémoire du réfèrentIn: Langue française. N°92, 1991. pp. 26-45.

Citer ce document / Cite this document :

Danjou-Flaux. L'antonomase du nom propre ou la mémoire du réfèrent. In: Langue française. N°92, 1991. pp. 26-45.

doi : 10.3406/lfr.1991.6210

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1991_num_92_1_6210

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Nelly FLAUX Université de Lille III Arras

L'ANTONOMASE DU NOM PROPRE OU LA MÉMOIRE DU RÉFÈRENT

Parmi les emplois du nom propre déterminé, il en est un qui a souvent retenu l'attention, parce qu'il donne lieu à figure : c'est l'emploi du nom propre (Npr) dans une phrase comme Pierre est un (véritable) Harpagon. Nombreux sont les sémanticiens qui parlent dans ce cas dé « métaphore » ou « d'emploi métaphorique », quand ce n'est pas de « sens métaphorique » ou de sens « figuré » '. Faut-il donc considérer que, à l'instar d'un nom commun (Ne) comme goret, un Npr — quand il atteint un certain degré de notoriété — peut prendre un sens second, ce qui suppose qu'il a un sens premier ? Voilà le point que je voudrais mettre en question 2.

Le Npr, dans une phrase comme Pierre est un véritable Harpagon, se comporte comme un Ne. Ce changement de catégorie a reçu de la tradition le nom d'antonomase. Mais on sait que ce terme sert à désigner aussi l'emploi d'un Ne à la place d'un Npr, d'un Npr à la place d'un autre Npr, voire d'une périphrase à la place d'un Npr. Par ailleurs, l'antonomase du Npr reçoit plusieurs définitions. Certains la rapprochent de la synecdoque (Du Marsais), de la métaphore (Fon tarder, M. Le Cuern), de la métonymie (H. Morier) ; d'autres, à la fois de la métaphore et de la métonymie, à quoi s'ajoutent des « traits connotatifs » (J. Mazaleyrat et G. Molinié).

Je me propose d'examiner l'emploi du Npr en antonomase (désormais abrégé Npa) et de le comparer à celui du Ne « métaphorique » ou « figuré » (désormais abrégé Nef). Cette étude prendra pour point de départ la structure attributive, que chacun s'accorde à reconnaître comme fondamentale pour le mécanisme interprétatif de l'antonomase. C'est pourquoi je commencerai par indiquer de quelle manière il convient, à mon avis, d'analyser le fonctionnement logico- sémantique d'un SN en position syntaxique attribut. Précisons que les Npr pris en considération désignent uniquement des êtres humains, pris comme individus isolés et non comme membres d'une famille, afin que soient écartés les exemples du type Pierre est un (véritable) Dupont, et que les Ne sont également des noms susceptibles de s'appliquer à des humains.

1. Référence et prédication

Tous les grammairiens s'accordent à reconnaître à l'adjectif, au nom et au SN placés à droite du verbe être la fonction syntaxique attribut. Mais les divergences apparaissent quand il

1. Entre autres G. Kleiber (1981), R. Martin (1983), M.-N. Gary-Prieur (1990 et ici même). 2. M. Le Guern (1972, p. 35) soulève l'objection et y répond en invoquant « un processus de lexicalisation

qui met en jeu le mécanisme métaphorique ». La question reste donc entière. K. Jonasson (à paraître) signale que « ... si on part de l'hypothèse que le Npr est dépourvu de sens propre, lexical, systématique, (...) l'emploi du terme "sens métaphorique" (...) pose problème. Comment ce sens peut-il être métaphorique, s'il n'y a pas de sens propre à lui opposer ? » Sa réponse est que le Npr précédé de déterminant se voit investi d'un « sens non codifié » (...) reposant sur (son) association avec un réfèrent et la connaissance de ce réfèrent », hypothèse très proche de celle qui sera défendue ici. Mais, curieusement, l'auteur continue à parler de « sens métaphorique » à propos des Npr et surtout, l'explication qu'elle propose n'est pas vraiment satisfaisante. K. Jonasson affirme en effet que « si le Npr peut (...) se passer d'un sens en se présentant nu pour désigner d'une façon directe et rigide un particulier, il ne s'en passera pas en apparaissant avec l'article indéfini ou au pluriel » ; ce qui revient à dire que la présence d'un déterminant suffit à remplir un Npr de sens (« non codifié »). Or des exemples comme Lee Marie sont dee êtres sensibles ou Lee Dupont sont venue noue voir montrent que ce n'est pas le cas. Toutefois ici même K. Jonasson adopte une position différente.

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s'agit de préciser le fondement logico-eémantique de cette fonction. Lorsque l'attribut est un SN défini, on convient généralement que l'attribut réfère, tout comme le sujet auquel il se rapporte ; lorsque c'est un nom seul, qu'il prédique, tout comme le ferait un adjectif. Mais quand la position attribut est occupée par un SN indéfini, les désaccords se font jour : référence ou prédication ? 3

1.1. L'attribut est un SN indéfini

Soit l'énoncé (1) :

(1) Pierre est un professeur.

Pour certains linguistes, un SN indéfini ne réfère pas quand il est en position attribut 4. Une telle analyse ne va pas de soi, pour la simple raison qu'on ne voit pas pourquoi un SN cesserait de référer quand il assume une fonction syntaxique à laquelle on accorde, par ailleurs, sans hésitation un statut référentiel, lorsqu'elle est remplie par un SN défini. Pourquoi un professeur ne réfèrerait-il pas en (1) alors qu'il réfère en (2) :

(2) Un professeur a giflé Marie ce matin ?

Pourquoi la position attribut serait -elle non référentielle en (1), alors qu'elle l'est en (3) :

(3) Pierre est le professeur de Marie ?

La forme de la pronominalisation, la possibilité de disloquer à droite, le type de question correspondant militent, au contraire, en faveur de la valeur référentielle de UN N attribut, cf. (4) à (6) :

(4) Paul est un professeur ; Jean en est un aussi. (5) Jean en est un, de professeur. (6) Qui est Jean ? — C'est un professeur.

Appuyer l'analyse non référentielle de UN N attribut sur le fait que dans un exemple du type (1) le verte être « subsume l'objet désigné par le sujet ( = le réfèrent de Pierre), sous le concept désigné par l'attribut (= un professeur) », comme le fait J.-C. Milner (1982, p. 358), revient à affirmer ce qui est précisément en question : qu'est-ce qui permet de dire que dans (1) un professeur correspond à un concept et Pierre à un objet, pour reprendre la célèbre opposition de Frege ?

Admettons donc que UN N attribut réfère. Cela revient à dire que la phrase (1) est identificatoire : elle pose une relation d'identité entre les referents des deux SN, l'un sujet, l'autre attribut. Une telle analyse, qui rend justice aux propriétés syntaxiques fiées à la valeur référentielle de UN N attribut, soulève toutefois quelques difficultés. En effet, elle n'explique pas pourquoi la structure n'est pas réversible (cf. *Un professeur est Pierre). Or, comme Га indiqué Frege (1971, p. 129), une identité doit être convertible. De plus, elle ne rend pas compte du fait que l'exemple (1) est interprété comme assertant l'appartenance du réfèrent désigné par Pierre à la classe des professeurs. Enfin, elle ne laisse aucune place à l'opération de prédication qui sous-tend toute proposition, laquelle est la mise en relation d'un prédicat et d'un sujet.

Pour expliquer la non-convertibilité de Pierre est un professeur, il faut, comme l'indique D. Van de Velde s, rappeler que la position sujet est une position référentielle privilégiée, puisqu'elle est le support — ou le « tremplin » — de la prédication. C'est pourquoi elle exige d'être remplie, dans le cas d'une phrase attributive, par celui des deux syntagmes qui est le plus

3. Pour une vue d'ensemble de la question, voir M. Riegel (1985). 4. Par exemple, J.-C. Milner (1978, pp. 249-250, et 1982, p. 358). J'ai critiqué ailleurs (à paraître) de

manière détaillée la position de J.-C. Milner. 5. Communication personnelle. L'analyse développée dans toute cette section doit beaucoup à cette

linguiste.

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« déterminé ». On entend par là celui dont les indications permettent d'identifier le plus facilement le réfèrent. Entre le SN défini et le SN indéfini, la préférence va donc au SN défini, puisque celui-ci présente la plupart du temps le réfèrent comme identifié, ce qui n'est jamais le cas du SN indéfini 6.

La seconde objection est levée dès lors qu'on précise le fonctionnement référentiel de UN N attribut. Si l'on considère que UN N présuppose l'existence d'une classe de X appelés /JV/ et pose l'existence d'un x appartenant à cette classe, on dira que Pierre est un professeur assorte l'identité du réfèrent de Pierre et du x visé par un professeur. Comme x appartient à une classe, le réfèrent de Pierre auquel il est identique est présenté comme appartenant à cette même classe. D'où l'interprétation de (1) : « Pierre appartient à la classe des professeurs ». La relation d'appartenance se déduit de la présupposition attachée à UN et de la relation d'identité affirmée entre les deux referents. C'est ce qui distingue Pierre est un professeur de Pierre est le professeur de Marie ; le réfèrent d'un SN défini est en effet censé être unique, même si l'on sait par ailleurs qu'il y a d'autres x auxquels s'applique la propriété « être professeur de Marie ». Ce qu'indique LE, à titre de présupposition, c'est que dans l'univers de discours mis en place par (1), il n'existe qu'un et un seul x auquel s'applique la propriété « être professeur de Marie ». De ce fait, aucune relation d'appartenance ne peut se déduire de la relation d'identité.

Il n'y a aucune incompatibilité entre la fonction référentielle de l'attribut UN N et le fait que la phrase exprime une relation d'appartenance — ni avec le fait que cette relation d'appartenance soit comprise comme une propriété du sujet. Car la phrase (1), si elle établit l'identité entre le sujet et l'attribut, affirme également une propriété — ou un attribut — de ce sujet. La prédication effectuée en (1) consiste en la mise en relation du prédicat identificatoire être un professeur avec le sujet Pierre. Être un professeur signifie donc « avoir la propriété d'être identique à un professeur ».

Si l'on accepte l'idée que UN N attribut est référentiel, on rend compte de la présence de UN, présence que les tenante de l'analyse purement « predicative » ont peut-être quelque difficulté à justifier. Comme lorsqu'il « préfixe » un syntagme sujet ou complément, UN, par une opération de prélèvement dans une classe, vise un x distingué de tous les autres (« un certain x ») ou non distingué des autres (« n'importe quel x »).

Employé dans des conditions analogues, un Npr apparaît muni des mêmes propriétés sémantiques : la présence de l'article indéfini UN indique que le Npr Harpagon présuppose une classe de x appelés /Harpagon/, ce qui veut dire que pour les sujets qui prononcent ou comprennent la phrase Pierre est un Harpagon, il existe un concept d'Harpagon, ou — si l'on préfère — qu'il existe un ensemble de conditions qui doivent être satisfaites pour qu'un x soit appelé /Harpagon/, et qui constituent le sens de ce mot — comme il existe un concept de « professeur ». Il en va de même lorsque l'attribut est un Ne pris au sens figuré (Pierre est un goret.)

1.2. L'attribut est un nom sans déterminant

Soit l'énoncé (7) :

(7) Pierre est professeur 7.

Référence ou prédication ? La question paraît d'autant plus légitime que (7) peut être considéré comme l'équivalent de (1) : Pierre est un professeur. Examinons cependant de plus près

6. Parmi les expressions référentielles définies, c'est le pronom personnel qui apparaît comme susceptible d'identifier le réfèrent le plus aisément, puis viennent le nom propre et les descriptions définies complètes ; parmi les SN définie, CE N et MON N l'emportent sur LE N. On retrouve ici la notion d'« échelle de référentialité » proposée par G. Kleiber (p. 114 sqq.). Le terme de « référentialité » est toutefois un peu gênant car il peut laisser croire que la référence est une question de degré. Mieux vaut parler, me semble-t-Ù, d'échelle de « détermination » ou d'« identification », en précisant que le degré concerne « la facilité » avec laquelle le réfèrent est repéré comme étant « le même » pour le destinateur et le destinataire.

7. Selon M. Riegel (p. 194 sqq.), cet énoncé peut se comprendre aussi avec le sens : « Pierre a toutes les caractéristiques d'un professeur ». Cette deuxième interprétation, qui s'impose davantage quand le nom est précédé d'un adverbe (Pierre est très professeur), est liée à l'emploi adjectival du substantif.

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ces deux exemples. Bien qu'île soient logiquement équivalents, ils ne sont pas strictement synonymes. Comme l'a noté M. Riegel (p. 191), (1) peut être glosé par « Pierre est un exemplaire de la catégorie des professeurs » et (7) par « Pierre a le statut de professeur ». Autrement dit, l'idée d'appartenance, commune aux deux énoncée, n'est pas « atteinte » de la même manière. Dans le cas de (1), elle est dérivée à partir de la référence effectuée par un professeur : l'article indéfini prélève un x (un « exemplaire ») dans la classe des professeurs ; dans le cas de l'exemple (7), l'idée d'appartenance est atteinte directement, pour ainsi dire, sans l'intermédiaire de la référence. Cet accès direct à la propriété tient au fait que professeur fait partie des noms désignant des catégories socio-professionnelles considérées comme pertinentes. On peut dire de Pierre II est professeur, mais pas *I1 est vieillard 8. Pris dans son acception « catégorielle », Pierre est professeur attribue donc à Pierre la propriété « qui appartient à la catégorie des professeurs », d'où il découle que Pierre bénéficie du statut attaché à cette catégorie. A cette différence fondamentale (professeur prédique, un professeur réfère), se rattachent les différences syntaxiques relevées par M. Riegel — que je ne reprends pas ici.

Si tous les Ne prie dans leur sens littéral ne peuvent être prédiqués, sans déterminant, d'un sujet humain, aucun Nef ne peut l'être. L'énoncé *Pierre est goret est inacceptable. Certes on peut dire Pierre est cochon, cependant il est clair que cochon n'a pas, dans cet emploi, la valeur d'un nom, mais celle d'un adjectif, comme le montre la possibilité de l'employer comme épithète : un devoir cochon (vs *un devoir goret).

Le contraste d'acceptabilité entre Pierre est un goret et *Pierre est goret, ou entre Pierre est un vieillard et *Pierre est vieillard confirme que les phrases présentant un attribut de la forme UN N et de la forme N mettent en œuvre des mécanismes d'interprétation très différents, qu'il faut rapporter à la distinction référence/prédication. Notons aussi que si *Pierre est goret n'est pas plus acceptable avec l'interprétation « Pierre a les caractéristiques d'un goret » qu'avec « Pierre appartient à la classe des gorets » — et donc « Pierre a le statut de goret » — , c'est parce que l'acception « caractérisante » est dérivée de l'acception « classifiante » ou « catégorisante ». Or celle-ci est impossible avec un Ne non reconnu comme établissant une catégorie socialement pertinente ; a fortiori l'est-elle avec un Nef.

Que se passe-t-il lorsque le Npr est employé comme attribut sans déterminant ? Examinons l'énoncé (8) :

(8) Pierre est Harpagon.

Cet énoncé a trois interprétations :

— (a) « Pierre joue le rôle d'Harpagon ».

Cette interprétation, exclue avec un Ne, est limitée aux noms désignant des personnages ou entités assimilées.

— (b) « Pierre est identique à Harpagon ».

ou plus exactement : — (b') « le réfèrent de Pierre a la propriété d'être identique au réfèrent de Harpagon ». La phrase (8), prise dans l'acception (b) ou (b') énonce une contre-vérité manifeste, du moins pour qui ne connaît comme individu portant le nom Harpagon que le personnage créé par Molière. Elle implique en effet que le héros de l'Avare porte deux Npr, ce qui n'est pas le cas. Bien entendu, il se peut qu'un même individu ou qu'un même objet porte deux noms ou plus (cf. Emile Ajar est Romain Gary, et l'inévitable l'Everest est le Chomolumgma). Si bien qu'on peut dire de l'exemple (8) non pas qu'il est mal formé, mais qu'il est faux.

8. Pour les auteurs de la grammaire de Port-Royal, des noms comme roi, philosophe, peintre, soldat, sont en réalité des adjectifs : « Et ce qui fait que ces nome passent pour substantifs, est que ne pouvant avoir pour sujet que l'homme seul, au moins pour l'ordinaire, et selon la première imposition des noms, il n'a pas été nécessaire d'y joindre leur substantif, parce qu'on l'y peut sous-entendre sans aucune confusion, le rapport ne s'en pouvant faire à aucun autre » (pp. 26-27).

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Une troisième interprétation est possible, qui — avec des unités lexicales comme celles qui figurent en (8) — requiert plutôt une construction à détachement, cf. (9) :

(9) Pierre, c'est Harpagon.

au sens de « Pierre a toutes les caractéristiques d'Harpagon ». Une telle interprétation, souvent qualifiée de « métaphorique », est également exclue avec les Ne, puisque le Npr est employé dans ces exemples avec sa pure valeur d'étiquette : son équivalent ne peut être qu'une description définie.

Employés comme attribut sans déterminant, le Npr et le Ne diffèrent radicalement. L'un réfère, l'autre prédique. L'emploi du Npr donne lieu systématiquement à une phrase grammaticale (Pierre est Harpagon). Des contraintes, en revanche, pèsent sur les Ne : il ne peut s'agir que de noms de « classe » (Pierre est professeur/ *Pierre est vieillard) ou de noms qui peuvent par ailleurs être employée comme adjectifs épithètes (Pierre est bourgeois). Les Ne pris figurément sont exclus (*Pierre est goret). Que l'énoncé asserte l'identité référentielle du sujet et de l'attribut, ou qu'il présuppose que sujet et attribut visent des referents distincts — , ce qui peut donner lieu à une lecture non littérale — le Npr ne peut fonctionner que comme Npr.

1.3. L'attribut est un SI\ défini

L'antonomase exige donc que le Npr soit précédé d'un déterminant qui lui donne un statut comparable à celui d'un Ne. Mais le déterminant n'est pas nécessairement l'article indéfini. On peut dire Pierre est l'Harpagon de la famille, comme on dit Pierre est le chef de la famille, ou Pierre est le goret de la famille. Tout comme un Ne pris dans un sens littéral ou comme un Nef, le Npa peut constituer l'élément tête d'une description définie complète désignant un individu unique par l'intermédiaire de la propriété dont il est le porteur. Le Npa fonctionne donc comme un prédicat, à l'instar d'un Ne. Il peut même être attribué temporellement ou intemporellement à un sujet, puisque la description définie dans laquelle il entre peut être employée avec une valeur d'« usage attributif flottant » ou d'« usage attributif non flottant » 9, cf. (10) à (12).

(10) Pierre est l'Harpagon de la famille. (11) Pierre est le Don Juan de Marie. (12) Pour Victor Hugo, Louis-Napoléon Bonaparte était le César Borgia de la France.

Dans l'exemple (10), la description définie est l'objet d'un « usage attributif flottant » : la propriété « être l'Harpagon de la famille » ne vaut pas que du seul Pierre. Il se peut que ce rôle I0 ait été rempli — ou le soit à l'avenir — par quelqu'un d'autre que Pierre, ce qui explique que (13) ne soit pas inacceptable :

(13) Pierre est l'actuel Harpagon de la famille n.

L'exemple (11) peut s'interpréter de deux façons. Il signifie ou bien que Pierre est l'unique séducteur de Marie — qu'elle n'en a pas eu d'autre et qu'elle n'en aura pas d'autre — (usage attributif non flottant) ; ou bien que Pierre est l'homme qui actuellement la séduit, mais qu'il n'est pas le seul à pouvoir jouer ce rôle (usage attributif flottant). La relation qu'établit le nom Don Juan, synonyme de « séducteur », avec Marie peut être saturée une fois ou plusieurs.

9. Cf. G. Kleiber (pp. 248-254). On trouve dans le Système de logique de J.S. Mill une première approche de cette distinction (pp. 34-35).

10. La notion d'usage attributif flottant est proche de celle de rôle présentée par G. Fauconnier (1984). Celle-ci est-elle une simple extension de celle-là ? Je n'examinerai pas ici cette question.

11. Parmi les critères discriminant l'usage attributif flottant de l'usage attributif non flottant, G. Kleiber (p. 253) signale la possibilité d'utiliser l'adjectif actuel ou l'adverbe actuellement (Pierre est l'actuel président de P association / *Pierre est l'actuel auteur de ce portrait).

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Même si la France a été « assassinée » plusieurs fois au cours de son histoire, il est clair, pour qui connaît les pamphlets de V. Hugo dont s'inspire l'exemple (12) 12, que la propriété exprimée par la description définie doit être comprise comme ne pouvant être attribuée qu'à un et un seul individu, en l'occurrence Louis-Napoléon Bonaparte. (Pour V. Hugo, en effet, aucun des monstres qu'a produits l'Histoire n'a jamais osé — ni n'osera — faire à la France ce que lui a fait l'odieux auteur du coup d'état du Deux-Décembre. Interprété avec un usage attributif flottant, l'exemple (12) aurait moins de force).

L'alternance Nc/Npr ne présente pas de différence significative quand la description définie comporte un déterminant autre que LE. Avec le démonstratif CE, les énoncés sont d'une acceptabilité équivalente, cf. (14) à (16) :

(14) Pierre est ce président. (15) Pierre est ce goret. (16) Pierre est cet Harpagon.

Si l'on accepte (14) — étant bien précisé qu'il s'agit d'un emploi anaphorique — , il n'y a pas de raison de refuser (15) et (16). S'il est vrai que CE a une valeur fondamentalement désignative, les exemples (14) à (16) montrent une fois de plus qu'il n'y a aucune incompatibilité entre la position attribut et la fonction référentielle. Quant aux limitations que l'on observe avec le possessif, elles tiennent aux relations que peut établir le nom tête avec son complément, cf. (17) à (21).

(17) Pierre est eon président ( = de l'association). (18) *Pierre est son goret (= de la famille). (19) Pierre est eon paillasson (= de Marie). (20) Pierre est son Harpagon ( = de la famille). (21) Pierre est son Don Juan (= de Marie).

En position syntaxique d'attribut, le Npa précédé d'un déterminant (défini ou indéfini) fonctionne donc à la manière d'un Ne (propre ou figuré). Sans déterminant, il s'emploie avec sa valeur de pur Npr. Il y a figure (Je suie Chomsky. Pierre, c'est Harpagon), mais celle-ci n'est pas fondée sur la présupposition qu'il existe une classe de x appelés /Chomsky/ ou /Harpagon/, c'est-à-dire sur la transformation du Npr en Ne. Il n'y a pas antonomase.

2. Emploi figuré du Ne et antonomase du Npr : comparaison

La comparaison des Nef et des Npa qui suit porte sur un petit nombre de constructions. À ces constructions qui ont été retenues comme « typiques », peuvent être rapportées d'autres propriétés qui ne seront pas étudiées ici, faute de place.

2.1. Propriétés communes

Nef et Npa ont en commun deux propriétés étroitement liées à leur statut « tropaïque ». La première a été souvent relevée 13 et utilisée comme argument pour analyser l'antonomase comme un simple cas particulier de la métaphore.

2.1.1. Les « enclosures » G. Kleiber (pp. 408-410) a attiré l'attention sur le rôle joué par des expressions comme une

sorte de, une espèce de, par excellence, dans l'emploi des Nef et des Npa précédés de UN en

12. Napoléon-le- Petit et Histoire d'un crime. 13. Entre autres par G. Kleiber, I. Tamba-Mecz et R. Martin (1983).

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position attribut. Ces expressions, à la suite de С Lakoff, sont appelées « enclosures ». Elles ont pour rôle de « rendre les choses plus ou moins floues » (G. Lakoff, cité par G. Kleiber, p. 410). Ainsi l'énoncé Pierre est une sorte de médecin asserte que Pierre n'a pas toutes les qualités requises pour être appelé /médecin/, mais qu'il en a un certain nombre.

Deux sortes d'enclosures sont distinguées. D'une part les enclosures du type de celles qui viennent d'être citées : elles exigent que les noms auxquels elles s'appliquent aient une « structuration sémantique complexe » ; c'est pourquoi elles sont d'un emploi plus naturel avec un Npr d'homme célèbre qu'avec un Npr d'individu « anonyme », cf. Pierre est une sorte (d'Harpagon + ? de Jean) ; d'autre part, l'adjectif vrai (et ses dérivés et équivalents), que l'on trouve dans des énoncés comme Pierre est un (vrai singe + un véritable Harpagon). Selon G. Kleiber, l'emploi de ce deuxième type d'enclosure, dans un énoncé comme Jean est un véritable poisson, se justifie de la manière suivante :

Bien que Jean ne soit pas un poisson (...), il n'est pas faux de dire qu'(il) est un vrai poisson (...). Même si Jean n'appartient pas à la classe des poissons (...), je puis trouver à Jean certaines propriétés caractéristiques des poissons (...). Ces propriétés ne suffisent cependant pas pour ranger dans la classe des poissons (...). Elles permettent uniquement d'asserter (que Jean est un poisson). Enfuit, (cet énoncé) présuppose que Jean n'est pas un poisson (...)■ Le rôle de l'enclosure vrai est de saisir certaines propriétés métaphoriques du prédicat modifié. C'est en cela qu'on peut dire qu'elle asserte les ou des connotations du prédicat, et qu'elle en nie le sens dénotatif» (pp. 409-410) 14.

Cette analyse soulève, à mon avis, quelques difficultés. Précisons d'abord qu'un énoncé comme Jean est un poisson, que G. Kleiber oppose à Jean est un vrai poisson, n'a rien d'agrammatical. Il est empiriquement faux si l'on prend le mot poisson dans son sens littéral. Et la présence de l'enclosure vrai n'est nullement nécessaire pour que soit déclenchée l'interprétation figurée ; elle ne modifie la valeur de vérité de l'énoncé que si poisson est pris au sens littéral. Quant à la figure, elle repose précisément sur la présupposition que Jean n'est pas un poisson « pour de vrai » 1S.

Si par « connotations » ou « sens connotatif » on entend l'ensemble — mal défini — des valeurs affectives, des jugements de valeur, des résonances idéologiques, qui accompagnent l'emploi d'un mot, par opposition au « sens dénotatif » qui rassemble les propriétés constitutives du concept dont ce mot est le signe, on peut hésiter à parler de connotations à propos du contenu des Nef. En effet, les propriétés du poisson qui peuvent être imputées à Jean ne relèvent pas du sens connotatif mais du sens dénotatif. Si Jean est dit être un poisson, c'est vraisemblablement parce qu'il nage bien, qu'il est parfaitement à l'aise dans l'eau etc., caractéristiques qui paraissent relever plutôt du contenu objectif du mot poisson que des connotations attachées à ce terme — connotations qu'il serait d'ailleurs difficile de préciser. Il ne s'agit pas de confondre les connotations avec l'effet d'exagération qui accompagne l'emploi des Nef. Il ne s'agit pas non plus de confondre connotation et propriété. Certes la plupart des Nef prédiqués d'un sujet humain véhiculent des connotations (positives, cf. écureuil, lion ; négatives — plus souvent, cf. vipère, singe, goret) ; mais ce n'est pas sur les connotations associées à ces termes que porte l'assertion. Dans Pierre est un goret, la saleté est prédiquée de Pierre. Les connotations qui s'attachent au mot goret sont, du fait même, imputées à Pierre, mais ces connotations se distinguent précisément de la propriété « être très sale ». Sinon, qu'est-ce qui distinguerait Pierre est un goret de Pierre est très sale ?

L'analyse des Nef proposée par G. Kleiber se fonde sur la présence de l'enclosure vrai. Or on a vu que celle-ci n'est pas nécessaire au déclenchement de l'interprétation figurée. La sélection des propriétés de poisson attribuées à Jean dans l'énoncé Jean est un poisson n'est pas imputable à Fenclosure. Quant au rôle que joue ce terme, il n'est pas sûr qu'il consiste, comme l'affirme G. Kleiber, « à modifier le prédicat » ; il semble bien plutôt servir à renforcer le lien entre la propriété « être identique à un x appelé /poisson/ » et Jean. Dire Jean est un vrai poisson,

14. G. Kleiber (note 63, p. 504) fait naturellement observer que vrai n'est pas l'antonyme de faux dans ce cas, cf. Pierre est un faux poisson vs Pierre est un faux professeur.

15. Jean n'est рае un (vrai) poisson présuppose toujours que Jean n'est pas un poisson « pour de vrai ».

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équivaut à dire Jean est vraiment un poisson 16 : l'adjectif vrai, comme l'adverbe vraiment, ne porte pas sur le mot poisson mais sur le lien entre le prédicat logique et le « sujet ».

Qu'en est-il des Npr ? « Si cette analyse de vrai et notre hypothèse relative au sens des Npr s'avèrent correctes, écrit

C. Kleiber, l'enclosure vrai appliquée à un Npr, devrait donc nier le sens dénotatif, c'est-à-dire le trait de dénomination et mettre en relief certains traits connotatifs du porteur du nom (...) Or c'est exactement ce que l'on observe dans l'énoncé (22), où le Npr est effectivement employé métaphoriquement :

(22) Paul est un vrai Napoléon ( ...)

Paul n'est (pas) un Napoléon (...) dans le sens de "être un x appelé jNf" mais se voit attribuer certains traits attachés à Napoléon (...). L'enclosure vrai confirme donc indirectement notre thèse sur te sens des Npr. Elle constitue par ailleurs, avec d'autres enclosures, un révélateur de l'emploi métaphorique des Npr » (cf. Paul est une aorte d'Einstein. Paul est presque un Einstein, p. 410).

Cette analyse appelle des remarques analogues à celles qui ont été faites à propos des Nef. Par ailleurs, on voit que pour C. Kleiber emploi figuré et antonomase du Npr relèvent du même mécanisme interprétatif ; il parle de « métaphore » dans l'un et l'autre cas, la thèse du prédicat de dénomination lui permettant de mettre en parallèle le « sens dénotatif » du Npr avec celui du Ne. Même si l'on admet cette thèse, la manière dont est commenté l'emploi du Npr dans l'exemple (22) fait problème. En effet ce que présuppose cet énoncé, c'est que Paul n'a pas la propriété d'être identique au x appelé /Napoléon/. Qui plus est, associer à un Npr la propriété « être un x appelé /N/ », c'est supposer qu'il est possible non seulement de construire une classe de x appelés /N/, mais aussi d'élaborer par abstraction un objet général correspondant à ce N. Or, si l'on peut faire correspondre au Npr une classe de x appelés /N/ (par exemple les Napoléon, les Albert) par application de la propriété « être appelé /Napoléon/ — ou /Albert/ — à un ensemble de x, on ne peut construire un objet général correspondant à Napoléon — ou à Albert n. Le trait de dénomination, qui résume l'intuition que les Npr sont des étiquettes d'individus et non de genres, peut être considéré comme un « prédicat », si l'on entend par là la simple propriété « être appelé /N/ », mais il n'est pas possible d'attribuer à ce type de prédicat un statut comparable à celui des prédicats associés aux Ne.

Pour en revenir aux enclosures, soulignons avec G. Kleiber, qu'elles peuvent servir de test à l'emploi des Nef et des Npa ; mais rappelons qu'elles ne sont pas nécessaires à l'émergence du trope. Un énoncé comme Pierre est un véritable Harpagon (ou Pierre est un véritable goret) ne dit rien de plus que Pierre est un Harpagon (ou Pierre est un goret), mais signale que le locuteur est pleinement conscient de la contradiction impliquée par son énoncé (Pierre n'est pas Harpagon. Pierre n'est pas un goret « pour de vrai »). C'est que l'enclosure porte, on l'a vu, non sur le prédicat lui-même, mais sur le lien prédicat-sujet, autrement dit qu'elle modalise l'énoncé ou, si l'on préfère, qu'elle relève non pas du temps de re, mais du temps de dicto 18. Il en va de même des autres enclosures énumérées par G. Kleiber : au sens large du terme, au sens strict du terme, plutôt, d'une certaine manière, presque, au fond, une sorte de, une espèce de, le type même de, par excellence, plue ou moins, plus ... qu'autre chose, d'une manière ou d'une autre (p. 407). Appliquées à un Nef ou à Npa, ces enclosures ont pour effet de dresser une échelle de la qualité dénotée par l'intermédiaire du Npa ou du Nef, et d'indiquer la possibilité de situer le sujet de la prédication sur cette échelle en lui assignant un degré. Dans les deux exemples ci-dessus, l'enclosure dresse une échelle d'« harpagonité » ou de « goréité », et indique que Pierre en occupe, pour ainsi dire, le sommet. En même temps, elle signale que le locuteur, conscient du

16. Équivaut ne signifie pas « être strictement synonyme (de) ». De subtiles nuances — dont l'analyse exigerait une étude approfondie — distinguent Jean est un vrai poisson de Jean cet vraiment un poisson ; en particulier par le fait que le second énoncé s'imagine, plus facilement que le premier, lié à un mouvement argumentatif de concession : « Oui, vraiment, je le reconnais, Jean est un poisson. »

17. Cf. infra, section 2.2.1. 18. Sur l'opposition entre temps de re et temps de dicto, voir R. Martin (1987, p. 109 sqq.).

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paradoxe sur lequel repose son affirmation, revendique en quelque sorte la figure sur laquelle se construit l'interprétation ainsi que l'effet d'hyperbole qui l'accompagne.

2.1.2. Les noms de qualité Les deux items lexicaux qui ont été utilisés jusqu'à présent dans les exemples destinés à

éclairer le fonctionnement du Nef et du Npa font partie de la liste — non exhaustive — dressée par N. Ruwet (1977) des noms que J.-C. Milner (1978) a appelés « noms de qualité » (désormais Nq) et qui ont valeur de termes d'insulte. Le nom d'Harpagon apparaît en tête du sous-groupe des Npr intitulé « who's who », à côté de Don Juan, Don Quichotte, Créeue, Aristarque, Judas, Casanova, Messaline, Jézabel, Cain, Fangio, Marilyn Monroe et Verdiglione 19. Quant à goret, il est mentionné indirectement, si l'on peut dire, par l'intermédiaire des deux synonymes porc et cochon 20. C'est que les Nef et les Npa — du moins ceux qui sont employés péjorativement — acceptent dans une très large mesure les constructions caractéristiques des Nq.

La première de ces constructions est celle de N. Ruwet appelle « la construction incorporée ». Elle est illustrée par les exemples suivants :

(23) Un imbécile de voisin a tout raconté. (24) L'imbécile de voisin a tout raconté. (25) Cet imbécile de voisin a tout raconté. (26) Mon imbécile de voisin a tout raconté.

J.-C. Milner (1978, p. 186) tient (24) pour inacceptable. Je ne partage pas ce jugement. Pour moi, (24) est aussi bon que (23), (25), ou (26) 21. Par contre, ce que ne signale pas J.-C. Milner, c'est qu'avec un Npr en deuxième position, l'article indéfini est exclu, cf. le contraste entre (27) et (28):

(27) *Un imbécile de Pierre a tout raconté. (28) (L'imbécile + Cet imbécile + Ton imbécile) de Pierre a tout raconté 22.

Les Nef s'emploient dans les mêmes conditions que les Ne des exemples précédents, cf. (29) et (30):

(29) (Un + Ce + Le + Mon) goret d'enfant a tout sali. (30) (*Un + Ce + Le + Mon) goret de Pierre a tout sali.

C'est avec le Npr qu'apparaît la restriction signalée par J.-C. Milner : LE donne lieu à un énoncé incontestablement bizarre, cf. le contraste interne aux exemples (31) à (33) :

(31) (*L + Cet) Harpagon d'intendant n'a pas voulu faire crédit. (32) (*Le + Ce) César Borgia de chef d'état a envoyé des représentants du peuple au bagne. (33) (*Le + Ce) Don Juan de professeur a encore séduit des élèves.

Quant à UN, il est toujours exclu, dès lors qu'apparaît un Npr en seconde position :

(34) *Un Harpagon de Pierre n'a pas voulu faire crédit. (35) *Un César Borgia de Bonaparte a envoyé des représentants du peuple au bagne. (36) *Un Don Juan de Pierre a séduit de nouvelles élèves.

19. D'autres noms propres apparaissent soug des rubriques différentes, ainsi : Apollon, Hercule, (« Dieux et Demi-dieux »), Mitnik ( ?) (« République des Lettres »), pp. 246-247.

20. « Le Règne animal » compte : animal, bête brute, oiseau (de malheur), vermine, cloporte, cafard, ver de terre, sangsue, crapaud, serpent, vipère (lubrique), crocodile, méduse, requin, carpe, morue, (vieux) cachalot, vampire, oie, dinde, poule, perroquet, vautour (déplumé), (vieux) hibou, chouette, autruche, veau, vache, cochon, porc, âne, chien, chienne (en chaleur), ours, marmotte, zèbre, chameau, rhinocéros, hippopotame, tigresee, chacal, singe, gorille, macaque, babouin, pithécantrope, etc. » (p. 247).

21. J.-C. Milner ne prend pas en considération le cas où le déterminant est un possessif. 22. Comment rendre compte du choix du déterminant devant le Nq ? D'après le Bon Usage (& 336 b), « le

déterminant est choisi en fonction du second élément ». Mais lorsque le second élément est un Npr ?

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Employés dans une exclamation (Quel goret ! Quel Harpagon !), les Nef et les Npa se comportent comme des Nq. Comme Га fait remarquer J.-C. Milner, tandis qu'avec les noms ordinaires « il est impossible, hors contexte, de déterminer si Ton a affaire à des exclamations d'appréciation ou de dépréciation » (cf. Quel intendant !), avec un Nq « le sens de l'élément nominal suffit à indiquer l'orientation positive ou négative de l'appréciation », cf. Quel imbécile ! Quelle merveille ! (1978, p. 177).

L'« interpellation en seconde personne » constitue un autre emploi caractéristique des Nq relevé par J.-C. Milner. À nouveau, les Nef et les Npa se comportent comme des termes d'insulte. Les exemples suivants récapitulent les différentes constructions relevant de cet emploi :

(37) Viens, (imbécile + goret + Harpagon) ! (38) Imbécile ! Goret ! Harpagon ! (39) (Imbécile + Goret + Harpagon) que tu es !

De ces constructions, on peut rapprocher deux autres « contextes propres aux Nq » :

(40) Espèce (d'imbécile + de goret + d'Harpagon) ! (41) Traiter quelqu'un (d'imbécile + de goret + d'Harpagon).

En revanche, quelques différences apparaissent avec ce que J.-C. Milner appelle « la réflexion à la troisième personne » ( = exclamation en « a parte » à propos d'un tiers). Tandis que les Nef se comportent comme les Nq, cf. (42) à (47) :

(42) Imbécile (de voisin + de Pierre) ! (43) Goret (d'enfant + de Pierre) ! (44) Cet imbécile (de voisin + de Pierre) ! (45) Ce goret (d'enfant + de Pierre) ! (46) L'imbécile ! Cet imbécile ! (47) Le goret ! Ce goret !

l'emploi du Npr connaît quelques restrictions quant au choix du déterminant. CE et LE paraissent d'un usage peu naturel quand le nom apparaît seul :

(48) Harpagon (d'intendant + de Pierre) ! (49) (Le + Cet) Harpagon (d'intendant + de Pierre) ! (50) ? L'Harpagon! (51) ? Cet Harpagon !

Il semble que l'acceptabilité dépende du type de Npr. Un Npr très avancé dans la « voie de la communisation », pour reprendre la célèbre expression de Damourette et Pichon, donne lieu à un énoncé meilleur, cf. (52) et (53) :

(52) Le Don Juan ! Le Don Quichotte ! (53) Ce Don Juan ! Ce Don Quichotte !

qui contrastent avec (50) et (51), et plus encore avec (54) et (55) :

(54) *Le César Borgia ! (55) *Ce César Borgia !

Parmi les emploie caractéristiques des Nq, J.-C. Milner signale encore « l'incise qualitative » (cf. Jean a cassé la tasse bleue, l'idiot). Les Nef et les Npa s'emploient dans cette construction avec, pour le Npr, quelques restrictions dues au degré de « communisation » :

(56) Jean a sali toute la maison, le goret. (57) Jean n'a pas voulu me prêter de l'argent, l'Harpagon. (58) Pierre a encore séduit des élèves, le Don Juan.

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(59) ? ? Paul a trahi son meilleur ami, le Judas. (60) *Le nouveau maître du paye a jeté en prison les opposants, le César Borgia.

Enfin, les Nq peuvent fonctionner comme termes anaphoriques (Pierre a téléphoné. L'imbécile avait oublié son carnet d'adresses). CE alterne alors avec LE (Pierre a téléphoné. Cet imbécile...). Á nouveau, on constate que les Nef entrent dans cette construction sans restriction sur le déterminant cf. (61) :

(61) Jean est monté en chaussures. (Le + Ce) goret a sali l'escalier.

tandis que les Npa acceptent inégalement l'article défini :

(62) Jean n'a pas voulu donner un sou. (Cet + ? L') Harpagon ne l'emportera pas en paradis.

(63) Jean a encore séduit des élèves. (Ce + ? Le) Don Juan est très fier de lui. (64) Louis-Napoléon Bonaparte a fait assassiner des opposante. (Ce + Le) César Borgia de

la France aura commis tous les forfaits.

Les Nef connotes péjorativement se prêtent, on le voit, sans restriction à l'emploi comme Nq. Ce n'est pas le cas des Nef à connotation positive : ils n'acceptent que le tour exclamatif (Quel poisson ! Quel écureuil !). C'est donc bien la connotation (négative) qui permet à un Ne pris littéralement ou figurément de fonctionner comme terme d'insulte. Reste que certains noms sont considérés comme plus aptes que d'autres à cet usage. D'où l'effet de comique signalé par J.-C. Milner, qui accompagne l'emploi comme Nq de termes « a priori » non insultants 23. En ce qui concerne les Npr, l'emploi comme Nq semble également plutôt réservé, sauf effet d'ironie, à ceux qui sont connotes péjorativement (cf. ? Cette Vénus de Marie / ? Cet Apollon de Pierre / ? Mon Hercule de voisin). Par ailleurs, une corrélation semble se dessiner entre le degré de « communisation » du nom propre et le choix du déterminant : l'alternance CE/LE est peut-être à rattacher au fait que CE, plus directement désignatif que LE, s'accommode mieux d'un Npr encore proche de son statut de simple étiquette.

2.2. Différences

La thèse défendue ici est que, en dépit de profondes analogies, les mécanismes sous-jacents à l'interprétation d'énoncés contenant un Nef ou un Npa ne sont pas identiques. Si cette thèse est fondée, on peut s'attendre à ce que les Nef et les Npa manifestent des divergences de comportement dans certaine emplois.

2.2.1. La référence générique Le Npa peut effectuer une référence générique à condition qu'il s'agisse d'une classe

d'individus ayant valeur d'échantillon, cf. (65) et (66) :

(65) Lee Harpagon sont malheureux. (66) Un Harpagon est malheureux.

mais pas s'il s'agit d'un objet général, cf. (67) :

(67) *L'Harpagon est malheureux.

Le Npa se caractérisant par le fait qu'il se charge d'un contenu conceptuel, à l'instar d'un Ne, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on puisse parler du concept d'Harpagon et à ce qu'on puisse dire

23. Le célèbre personnage de Hergé, le capitaine Haddock, manifeste une aptitude particulièrement remarquable à transgresser les limites communément admises entre les deux classes de noms. Pour une récapitulation des termes d'insulte employés par ce personnage, cf. A. Agould, Le petit Haddock illustré, Casterman, et N. Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman, pp. 113-115.

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Le concept d'Harpagon cet plus précis que celui d'avare. Mais il n'est pas possible d'utiliser un Npr pour viser un objet général. Sur ce point, le Npa se distingue radicalement du Nef qui, lui, accepte les trois déterminants et peut viser non seulement une classe ou un échantillon, mais aussi un objet général, cf. (68) à (70) :

(68) Lee gorets sont mal vus en société. (69) Un goret est mal vu en société. (70) Le goret est mal vu en société.

Puisque l'existence d'une classe de x appelés /ЛГ/ est présupposée, il suffit du trait de totalité inhérent à l'article LE pour que l'ensemble de ces x soit désigné. Pour la même raison, le Npa peut, tout comme le Nef, atteindre la généricité par le biais du prélèvement d'un x dans la classe des x qui présentent ladite propriété. Mais à la différence du Nef, il ne peut viser un objet général, sauf à disparaître en tant que tel. Car un objet général est construit par abstraction des propriétés particulières des individus ; or ceci est impossible avec un Npr, puisque celui-ci garde toujours un lien avec le réfèrent d'origine qui, lui, est porteur de propriétés particulières dont on ne peut faire abstraction. Quand le Npr passe dans la catégorie des Ne, alors seulement l'emploi avec LE générique est possible. Ainsi, on peut dire :

(71) La Harpie finit toujours par dresser les gens contre elle.

parce que harpie fait partie, dans l'usage actuel, de la classe des noms communs 24. L'exclusion du LE générique pourrait constituer un test pour reconnaître les « vrais » Npr de ceux qui ont basculé dans la catégorie des noms d'objets généraux.

Le Npa, qui par ailleurs fonctionne comme un Nef quand il est déterminé par UN, ne peut donc, précédé de LE, référer à un objet général. Cette « résistance » du Npr au statut de Ne soutient la figure de l'autonomase. Quand le Npr est employé avec LE générique, c'est que l'antonomase a disparu. Cette inaptitude à viser un objet général montre que le Npa reste bien, en dépit du fait qu'il acquiert un contenu conceptuel, un « désignateur rigide » attaché uniquement à son réfèrent d'origine.

2.2.2. Le partitif

A la différence du Nef, le Npa peut, précédé de l'article partitif, figurer dans une structure à présentatif : IL Y A DU Npr CHEZ SN. Bien que les acceptabilités ne soient pas absolument tranchées, cette construction semble bien être propre au Npa, cf. le contraste entre (72) et (73) :

(72) II y a de l'Harpagon chez Pierre. (73) ? ? Il y a du goret chez Pierre.

Avec un Ne pris dans son sens littéral, l'acceptabilité de l'énoncé est variable : elle dépend du choix du nom (adjectif nominalisé ou substantif véritable), cf. (74) et (75) :

(74) ? П y a de l'avare chez Pierre. (75) II y a du tyran chez cet homme-là 2S.

Si un énoncé comme (72), stylistiquement très marqué, est parfaitement acceptable c'est, semble-t-il, parce que l'antonomase du Npr neutralise l'opposition comptable / non comptable. Cette opposition n'a en effet plus de pertinence, en raison du lien qui rattache le Npr Harpagon à son réfèrent initial, lequel est un objet unique. En tant qu'objet, ce réfèrent peut être compté, mais puisqu'il est unique, le dénombrement est inutile. Le partitif opère donc un prélèvement sur le continuum constitué par la qualité — ou le faisceau de qualités — que récapitule ou que résume le Npa. La quantification opérée par le partitif porte bien sur cette qualité, mais celle-ci

24. Le mot était déjà utilisé de cette manière en latin. 25. Exemple inspiré du pamphlet de V. Hugo Napoléon-le-Petit.

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n'est pas détachée de son support, qui est le réfèrent originel : le personnage créé par Molière. Il en va autrement avec les Ne. Qu'ils soient interprétés de manière littérale ou pris dans un sens figuré, ils ne font pas référence à un objet unique. La neutralisation de l'opposition comptable / non comptable est donc moins aisée. Pour les Ne « littéraux », si la langue dispose par ailleurs d'un nom de propriété (avarice à côté de avare), la construction avec le partifif est rendue superflue. Il y a de l'avare chez Pierre ne dit pas autre chose que II y a de l'avarice chez Pierre. Quand un nom de ce type n'est pas disponible, la construction avec le partitif paraît meilleure (II y a du tyran chez cet homme-là).

La construction à Npa semble fournir le modèle à partir duquel s'interprètent les autres tours. Cette prééminence pourrait s'expliquer par l'espèce de tour de force qui est à la base de cette construction, tour de force qui consiste en ce que la quantification porte sur une propriété non détachable de son support, grâce au lien qui rattache le Npr au réfèrent originel. Le paradoxe, c'est que cette construction a vraisemblablement elle-même pour modèle la construction avec un nom de propriété (П y a de l'avarice chez Pierre). Peut-être est-ce le caractère stylistiquement très marqué du tour en Npa qui rend le cadre syntaxique peu propice à l'accueil des Nef, comme si la vigoureuse figure de l'antonomase jetait en quelque sorte de l'ombre sur la simple métaphore.

Du point de vue syntaxique, le Npa se distingue donc du Nef par l'aptitude à apparaître précédé du partitif dans la construction en IL Y A. Grâce au Npa « préfixé » par le partitif, le sujet logique se voit attribuer une propriété — ou un faisceau de propriétés — par l'intermédiaire d'un objet. Dire II y a de l'Harpagon chez Pierre, c'est présenter le réfèrent de Pierre comme participant de la personne d'Harpagon, grâce à la — ou aux — propriété(s) qu'il a en commun avec lui. Cela n'est possible qu'avec un Npr, qui seul peut dénoter une propriété sans perdre la visée du réfèrent, grâce au lien mémoriel qui le rattache à ce dernier.

3. Figures

Qu'il s'agisse d'un Nef ou d'un Npa, dans les deux cas il y a attribution indue de propriétés à un réfèrent, d'où le caractère stylistiquement très marqué des énoncés dans lesquels ces noms apparaissent. Faut-il pour autant parler de « Npr métaphorique » et réduire l'antonomase à la métaphore ?

3.1. Métaphore

La définition de la métaphore que j'utilise s'inspire pour une part — et très librement — de celle de R. Martin (1983).

Une métaphore est la mise en relation de deux termes, un comparé A, correspondant — mais pas nécessairement — à un individu, et un comparant B, pris le plus souvent comme membre d'une classe. Pour celui qui fait le rapprochement, A et В présentent une ou plusieurs propriétés communes. L'attribution de В à A présuppose que A n'est pas B, d'où la contradiction logique bien connue sur laquelle repose cette figure : A est В et A n'est pas B. La sélection des propriétés censées être communes à A et à В n'est pas strictement déterminée. Comme le remarque R. Martin, « le résultat de la sélection reste généralement implicite » (p. 199). C'est pourquoi la métaphore est qualifiée par ce linguiste d'« équivalence floue ». Le mécanisme interprétatif met en jeu le sens propre du comparant. Il se maintient à côté de — ou derrière — la sélection des propriétés imposée par l'identification de В à A, sélection qui constitue le sens « figuré ». La métaphore repose donc sur un double sens. Fait de discours fondamentalement individuel, elle révèle la subjectivité du locuteur : la ressemblance saisie entre le terme comparé et le terme comparant se fonde en effet davantage sur la « manière de voir les choses » que sur la « nature même des choses » ; d'où les connotations de toutes sortes qui s'attachent à ce trope. La présence du sens propre au-delà du sens figuré permet, de plus, au destinaire de découvrir éventuellement lui-même de nouveaux rapports entre A et B, d'autant que A est également

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susceptible d'être envisagé sous plusieurs aspects : c'est la « deuxième source de flou » évoquée par R. Martin (p. 202). Le non-recouvrement du sens propre par le sens figuré, le jeu — au sens où il y a du jeu entre les pièces d'un mécanisme — qui en résulte, autorise un processus d'activation incessant, qui multiplie les interprétations possibles d'une même métaphore et en rend peut-être inépuisable l'inventaire.

Quand la sélection des propriétés communes au comparé et au comparant se fixe, quand l'indétermination disparaît, quand le sens propre s'efface derrière le sens figuré, la métaphore, de fait de discours, devient fait de langue ; tombant dans le domaine public, elle fait place à la catachrèse. Le processus est évidemment graduel. Aussi une large zone de transition sépare-t-elle les métaphores « vives » des métaphores lexicalisées. De plus, comme on l'a souvent souligné, une métaphore peut toujors être « revivifiée » 26.

3.2. L'emploi figuré du Nef

De la métaphore pure — discursive — se distingue l'emploi figuré du Ne. Je m'en tiendrai, pour établir ce point, à l'analyse d'exemples du type Pierre est un goret, Pierre est un poieeon.

On a déjà signalé que l'interprétation de tels énoncés présuppose respectivement l'affirmation selon laquelle Pierre n'appartient pas à la gent porcine ni à celle des poissons. Comme dans la métaphore, le rapprochement du terme comparé et du terme comparant exige qu'il ne soit tenu aucun compte de la vraie nature des deux termes. Cependant, à la différence de la véritable métaphore, le rapprochement n'est pas « inédit ». La mise en relation d'un être humain et d'un animal, particulièrement d'un représentant de la gent porcine ou de celle des poissons, n'est pas nouvelle. Elle fait en quelque sorte partie de la langue. Et la sélection des propriétés communes est fixée ; du reste, le sens « figuré » est souvent enregistré comme tel dans les dictionnaires. Ainsi, goret a pour sens figuré : « enfant malpropre ». Quant à poisson, la possibilité de l'employer comme attribut d'un SN humain est indiquée de manière indirecte par la mention de la locution être comme un poisson dans l'eau. Certes le locuteur dispose d'une certaine marge d'inventivité : choix du sujet de la prédication, extension des attributs disponibles (exemple : Pierre est un raton laveur, à charge pour lui de justifier cette nouvelle prédication). Ici encore, les caractérisations binaires ne sont pas de mise et il faut distinguer entre les emplois figurés lexicalisés et les emplois figurés non lexicalisés ou semi-lexicalisés. On retiendra cependant que, tendanciellement, l'emploi figuré se distingue de la métaphore par le fait que le rapprochement est « déjà là », pour ainsi dire, ou du moins qu'il est préparé d'une manière ou d'une autre par la langue.

En revanche, comme dans la métaphore pure, le mécanisme interprétatif suppose la mise en jeu du double sens. Dire Pierre est un goret, c'est dire que Pierre est un enfant sale, mais c'est aussi dire que Pierre ressemble à un cochon. L'image de l'animal se vautrant dans la boue se profile derrière le sens figuré. Les propriétés sélectionnées par la langue : « jeune », « sale », n'occultent pas les autres propriétés constitutives du sens du mot goret. C'est bien du reste ce qui donne toute sa force au terme d'insulte.

L'emploi du Nef, on l'a également signalé, s'accompagne d'un effet d'exagération. Il prédique un degré très élevé de la ou des qualité(s) sélectionnée(s). Ainsi goret désigne le parangon de la saleté. L'hyperbole accompagne souvent aussi la métaphore 2?. Toutefois elle ne constitue pas un trait inhérent à cette figure. Une expression comme le cadran solaire de ta vie (à propos de la femme aimée) montre qu'une métaphore n'est pas forcément de type quantitatif. Dans le cas de cet exemple de R. Desnos (« À la mystérieuse », Corps et biens, Gallimard, p. 91), on serait plutôt tenté de parler de métaphore purement « qualitative ».

L'emploi du Nef dans des exemples comme Pierre et un goret ou Pierre est un poisson ne présente donc pas toutes les caractéristiques de la métaphore pure. Aussi me paraît-il préférable de parler dans ce cas d'« emploi figuré » et de réserver le terme de « métaphore » aux cas des

26. Sur ce point, voir notamment A. Henry (1971, pp. 143-153). 27. Cf. I. Tamba-Mecz (1981).

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vraies métaphores. Bien entendu, si l'on renonce à limiter la métaphore aux faits de discours et à considérer le « flou de la sélection » et le caractère inédit du rapprochement comme des conditions nécessaires, la motivation de ce distinguo tombe d'elle-même. Elle me semble cependant fondée, car elle correspond à une intuition irrécusable, celle d'une différence radicale entre une expression comme le cadran solaire de ta vie et l'attribution de la propriété goret à Pierre ou de celle de lion à Achille...

3.3. L'antonomase du Npr

Comme la métaphore, l'antonomase consiste à rapprocher deux termes, un comparé et un comparant, et repose sur une contradiction logique. Phénomène essentiellement évolutif, elle relève tantôt du discours, tantôt de la langue — avec un large continuum entre les deux ; d'où la nécessité de distinguer entre autonomase discursive et antonomase lexicalisée (Louis-Napoléon Bonaparte est le César Borgia de la France / Pierre est l'Harpagon de la famille). Comme la métaphore, l'antonomase peut se figer complètement et perdre son statut de trope : lorsque le lien mémoriel avec le réfèrent d'origine est rompu, lorsque la « communisation » du Npa est achevée (Marie est une harpie).

Un critère de la distinction entre antonomase discursive et antonomase lexicalisée est fourni par la présence / absence du Npa dans les dictionnaires de langue. Critère « objectif» mais pas forcément dénué d'arbitraire, comme le montre la mise en regard de la liste établie par N. Ruwet avec, par exemple, le choix du LEXIS 28. Quoi qu'il en soit, une antonomase est perçue comme lexicalisée lorsqu'il est possible d'assigner au Npr une définition de même type que celle qu'on donnerait à un Ne ; autrement dit, lorsqu'un certain contenu conceptuel est associé par la communauté linguistique — ou par une partie importante des locuteurs — à un Npr. « Homme de grande avarice », indique le TLF à propos d'Harpagon, avec cette précision « par référence au personnage ainsi nommé dans la comédie de Molière ». Parmi toutes les propriétés imputées par Molière à son personnage, la tradition a retenu un trait dominant — correspondant précisément au titre de la pièce (et à l'étymologie) ; de cette sélection, résulte le sens du nom Harpagon. Dans le cas de l'antonomase discursive, c'est au destinataire, sur la base de ce qu'il sait du réfèrent d'origine, de découvrir l'ensemble des propriétés du comparant qui s'appliquent au comparé, de trouver sous quels rapports ils peuvent être rapprochés. La connaissance de la langue ne lui est d'aucun secours ; seule sa « culture », et les renseignements livrés éventuellement par le contexte, peuvent l'aider à reconstituer un contenu conceptuel associable au Npr.

Comme l'emploi figuré du Ne, l'antonomase du Npr s'accompagne d'un effet d'exagération. Harpagon désigne le sommet de l'avarice, comme goret désigne celui de la saleté. À la différence de la métaphore, cette propriété caractérise aussi bien l'antonomase lexicalisée que l'antonomase discursive, même si dans ce dernier cas, la ou les propriété(s) sélectionnée(s) sont mal définies et sont susceptibles de varier d'« univers de croyance » à « univers de croyance », pour reprendre l'expression de R. Martin. Mais tandis que l'hyperbole tient au seul fait de la stricte sélection des propriétés du comparant dans le cas du Nef, dans celui du Npa, elle semble résulter aussi de la valeur de symbole attachée au réfèrent du Npr. Celui-ci vaut comme représentant privilégié d'une classe d'individus. De ce fait, est fourni comme un principe d'interprétation « a priori » : si je ne connais rien à l'histoire de César Borgia, je peux au moins me dire, à propos des exemples inspirée de Hugo, qu'il doit s'agir d'un individu qui présente au plus haut degré un certain nombre de qualités.

La grande différence entre métaphore et antonomase tient à la nature du terme comparant. Dans le premier cas, il s'agit d'un membre quelconque d'une classe ; dans le second, d'un individu identifié. Et cet individu est désigné par un Npr. Puisque le comparant est un individu, la sélection impliquée par l'identification de A et de В peut toujours être modifiée, même si l'intégration du Npr dans le lexique suppose qu'elle est fixée. Car le lien mémoriel qui unit le Npr

28. Le LEXIS ne cite que Don Juan, Don Quichotte, Crésus, Harpagon, Arietartque, Judas, Apollon et Hercule (en commun avec N. Ruwet 1977). Par ailleurs, sans citer Molière, Proust et Hugo, le LEXIS mentionne les dérivés moliéreeque, hugolien, hugolâtre, hugolique et proustien.

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au réfèrent d'origine autorise toujours un retour à celui-ci. Certes, un phénomène analogue s'observe avec le processus métaphorique. Ainsi, malgré le sens figuré du mot loup (« personne féroce »), il est possible de justifier le rapprochement entre un homme et un loup par une autre qualité que la férocité (cf. le titre du roman de H. Hesse Le loup des steppes). Mais les variations s'exercent dans les limites du sens du mot loup, terme de genre, et dans celles des relations associatives et syntagmatiques génératrices de sa « valeur » au sens saussurien. Dans le cas de l'antonomase — même lexicalisée — , le réfèrent du comparant est un individu unique, parfaitement identifié, porteur de l'ensemble des propriétés qui le distinguent de tous les autres ; tant que le lien entre le Npr et le réfèrent d'origine n'est pas rompu, il est toujours possible de renvoyer par l'intermédiaire de ce N, à l'ensemble infini des prédications qui lui sont imputables. Ainsi le nom Harpagon ne sert pas seulement à dire de Pierre qu'il est très avare ; il peut aussi être utilisé pour asserter de lui d'autres qualités que possède le héros de la comédie de Molière : la concupiscence, la crédulité, la sottise, etc., 29 lesquelles, bien sûr, ne sont pas séparables de l'avarice qui reste le trait dominant qui les organise. Harpagon ne se réduit pas au rôle de simple substitut de une personne extrêmement avare.

On hésitera donc à parler de « double sens » à propos de l'antonomase. En effet, qu'il s'agisse de l'antonomase discursive ou de l'antonomase lexicalisée, le mécanisme interprétatif ne met pas en jeu un sens propre et un sens figuré, puisque le Npr, dans son emploi premier, est une simple étiquette munie de la propriété « être appelé /N/ », et qu'il ne véhicule aucun concept. A Harpagon, pris dans son emploi premier sont attachées des connaissances ( = tout ce que fait et dit le héros de Molière dans la pièce et toutes les implications qu'on peut en tirer), mais non un contenu conceptuel invariant, formidable en termes de traits sémantiques. Comme l'avait déjà fort bien vu J. S. Mill *°, le Npr peut véhiculer des connaissances extra-linguistiques. Ce n'est pas ce qu'on appelle « sens », au sens où un Ne a du sens. L'interprétation d'un Npa joue sur la mise en relation de deux instances : d'une part l'ensemble des propriétés communes au comparant et au comparé, et d'autre part l'ensemble infini des propriétés du réfèrent d'origine. Même lorsque un sous-ensemble de propriétés du comparant se fixe (antonomase lexicalisée) il n'y a pas de raison de parler de « sens figuré » puisque le Npr n'a pas... de sens propre. Il y a bien dualité comme dans la métaphore, mais les deux termes mis en relation ne sont pas de même nature. Ce n'est donc que par analogie ou... par métaphore, que l'on parle de « métaphore » à propos des Npa.

3.4. Autres tropes

Avant d'examiner — brièvement — les rapports qu'entretient l'antonomase du Npr avec les autres tropes, une remarque terminologique s'impose. Le trope est généralement défini comme un « détournement sémantique ». Dans le cas de l'antonomase, il faut préciser que ce détournement ne consiste pas dans l'utilisation d'un mot avec un autre sens que le sien, puisque le Npr n'a pas de sens dans son emploi premier, mais dans la création d'un sens. En toute rigueur, il ne s'agit pas de détournement de sens mais du détournement de l'emploi d'un mot qui, originellement vide de sens, en acquiert à partir du rapprochement établi entre deux individus, dont le porteur du Npr.

Certaine auteurs rapportent l'antonomase du Npr à la synecdoque. On sait que Fontanier qualifiait l'antonomase de « synecdoque d'individu » (p. 95). Selon B. Meyer et J.-D. Balayn (1981) 31, « la qualification est tirée synecdochiquement (du réfèrent originel) : parmi l'ensemble

29. Cf. la reprise par anaphore : Pierre est un véritable Harpagon. Sa sottise et son aveuglement... R. Martin (1983, p. 199) signale, à propos de l'exemple Henri IV... Cet Abel... qu'on peut se demander si cette reprise signifie que « Henri IV a l'innocence d'Abel, ou sa vertu, ou les deux ».

30. Op. cù., pp. 36-37. Voir aussi R. Martin (1987, pp. 137-156). 31. B. Meyer et J.-D. Balayn définissent l'antonomase de la façon suivante (je remplace leurs symboles

par les termes que j'ai employée jusqu'à présent) : « II y a antonomase lorsqu'un Npr qui, dans son emploi premier, renvoie sans signifier à un réfèrent unique (...) se charge, tout en continuant à évoquer (celui-ci), d'un signifié (...) désignant le suppôt (sic) d'une qualification (...), laquelle est plus au moins specifiable, tirée synecdochiquement (du réfèrent) qui la présente d'une manière éminente, et renvoyant, par une prédication

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des traits, pertinents ou non, qui peuvent servir à décrire le porteur du nom, on a isolé une qualité particulière ou abstrait une structure globale de personnalité » (p. 197). Observons toutefois que si l'on peut considérer la relation entre la ou les propriété(s) sélectionnée(s) comme relevant de l'inclusion, ce n'est pas en ces termes qu'il convient de caractériser le processus d'abstraction d'une « structure globale de personnalité ». L'abstraction n'a rien à voir, semble-t-il, avec l'inclusion. Par ailleurs, selon B. Meyer et J.-D. Balayn, le rapport entre le réfèrent (par exemple Harpagon) et le sens du Npr qui le désigne (« très avare ») est un rapport de nature synecdochique. Assigner au Npr Harpagon le sens de « très avare » revient en effet à dire qu'Harpagon fait partie de la classe des gens très avares. Même chose pour le rapport entre le comparé Pierre et le sens de « très avare » véhiculé par Harpagon. Il y a de ce fait un « rapport de ressemblance » entre Pierre et Harpagon qui fonde l'affirmation Pierre est un Harpagon. « Dans l'antonomase, écrivent B. Meyer et J.-D. Balayn, « le comparé reçoit le nom (du comparant) parce qu'il présente la ou les caractéristique(s) (du comparant) » (p. 190). Mais y a-t-il lieu de parler de « rapport synecdochique » ? Certes, la synecdoque suppose l'inclusion mais l'inclusion ne caractérise pas la synecdoque en propre.

La synecdoque — qu'on la limite à la relation genre/espèce ou qu'on l'étende à la totalité des rapports d'inclusion — , est une figure de dénomination substitutive. On parle de synecdoque lorsque l'objet est désigné par le nom du genre qui lui correspond (arbre pour sapin), ou lorsqu'au contraire on utilise le nom d'espèce pour désigner un genre (du pain pour de la nourriture). L'antonomase, même si elle donne lieu à des emplois purement dénominatifs (Cet Harpagon de Pierre / Pierre... Cet Harpagon / Marie connaît plusieurs Harpagon) est fondamentalement une figure de la prédication. Tout emploi dénominatif d'un Npa implique la vérité de la phrase attributive X est un Np, et c'est dans ce cadre que se construit l'interprétation antonomasique. Certes la désignation d'un sapin par le mot arbre suppose la vérité de Un sapin est un arbre, mais ce qui caractérise la synecdoque, c'est le fait d'employer arbre pour sapin.

L'antonomase rejoint la synecdoque quand le Npr, atteignant un haut degré de lexicalisation, finit par fonctionner comme nom d'espèce. Lorsque je dis J'ai acheté un Médor pour « J'ai acheté un chien », (ou un cadichon pour « un âne » — exemple de B. Meyer et J.-D. Balayn) — , le Npr vaut comme pur nom d'espèce, et la structure attributive correspondante perd de sa pertinence (X est un Médor). Il y a figure de dénomination substitutive comme dans la synecdoque, avec ceci de particulier que le substitut n'est pas un nom général mais un nom d'individu. Tout ce qu'implique l'emploi de Médor, c'est qu'il existe un certain nombre de chiens appelés Médor, et donc que Médor, nom d'un sous-ensemble d'individus, peut être employé comme nom d'espèce. Il y a synecdoque, mais l'antonomase a perdu sa caractéristique fondamentale : le lien qui l'attache à un individu unique, réfèrent initial porteur du Npr a disparu.

Nombreux sont les auteurs qui rapprochent l'antonomase de la métonymie (J. Mazaleyrat et G. Molinié (1989), H. Morier (1981), B. Dupriez (1984). Que ces deux tropes présupposent — tout comme la métaphore et la synecdoque — la mise en relation de deux termes ne suffit pas pour qu'on les définisse l'un par l'autre. Rappelons-le, l'antonomase se distingue des autres tropes par le fait qu'elle met en cause un N originellement dénué de sens, simple étiquette d'un réfèrent particulier.

On ne saurait pour autant opposer tout uniment l'antonomase à l'ensemble des trois autres tropes. L'antonomase du Npr se rapproche en effet de la métaphore, comme on l'a montré, puisqu'il s'agit dans les deux cas de figures liées à la prédication (attribution indue de propriétés), alors que la métonymie, comme la synecdoque, est une figure de la dénomination.

plus ou moins explicite, à tel(e) autre(e) référent(s) (...) qui présentent également (la qualification) et qui, par là, ressemblent (au réfèrent d'origine). (Le Npr) fonctionne du fait du déterminant qui le précède (...) comme un Ne, tout en gardant une majuscule à l'écrit. Dans l'antonomase, le Npr se charge d'un signifié et fonctionne comme un Ne (...). L'antonomase disparaît lorsque le Npr, par lexicalisation, cesse d'évoquer (le réfèrent d'origine), perd sa majuscule et prend Гех-signifié comme signifié propre : renard, harpie, mégère » (pp. 196-197). Les auteurs insistent sur le fait que le Npa « ne désigne pas la qualité elle-même (...) mais la personne qui (...) présente cette qualité », et que le réfèrent d'origine est censé posséder cette qualité « d'une manière éminente » (p. 197). Cette caractérisation est fort proche de la mienne, à ceci près qu'on ne saurait, à mon avis, parler d'« ex-signifié » à propos des Npr.

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Ce qui rassemble ces quatre tropes et qui fonde leur appartenance au même paradigme — d'où la difficulté à saisir leurs « traits distinctifs » — , c'est la dualité fondamentale qui est au cœur de leur fonctionnement. Dans chaque cas, une acception ou un emploi premier reste présent à côté de — ou derrière — le sens ou l'emploi second : pour la métaphore, le sens propre derrière le sens figuré ; pour la synecdoque, le terme d'espèce derrière le terme de genre — ou le contraire ; pour la métonymie, le terme dénommant la partie derrière le terme dénommant le tout ou l'inverse ; et pour l'antonomase, le réfèrent d'origine derrière celui que vise le Npr employé comme Ne, c'est-à-dire comme terme de genre ou d'espèce. Quand le sens premier — ou l'emploi premier — s'efface, le trope devient catachrèse. Dans le cas de l'antonomase, c'est le statut catégoriel du N qui change : de Npr il devient Ne, lorsque disparaît la mémoire du réfèrent.

B. Meyer et J.-D. Balayn qui, eux non plus, ne font pas appel aux connotations pour caractériser l'antonomase du Npr, concluent leur étude en signalant que leur définition ne convient pas à toute une série de figures regroupées par la tradition sous ce terme. Ma propre définition entraîne la même conclusion. On excluera en particulier de la liste des antonomases proposée par Fontanier (pp. 95-96) les cas suivants :

— l'emploi d'un Ne pour un Npr : le Carthaginois pour Annibal, l'Orateur pour Cicéron. Dans cette rubrique, Fontanier faisait également figurer des exemples comme le dieu pour Jupiter, que B. Meyer et J.-D. Balayn distinguent fort justement du cas précédent. En effet, l'unicité du réfèrent de l'Orateur est établie hors discours ; celle de le dieu ne vaut que dans le discours même et relève assez souvent de la simple anaphore lexicale ;

— emploi d'un Npr à la place d'un autre Npr (Fontanier cite un exemple de Boileau dans lequel Alexandre désigne Louis XIV) ;

— emploi d'un nom de peuple ou d'ethnie pour exprimer des propriétés (B. Meyer et J.-D. Balayn parlent d'« emploi métaphorique ») : un Juif, pour « celui qui prête à usure ou qui vend exorbitamment cher » (l'exemple est de Fontanier). Fontanier range dans la même rubrique des dérivés de Npr ; un épicurien pour « un voluptueux » 32.

Cette analyse appellerait de nombreux prolongements. D'une part en direction des « cas limites » signalés par B. Meyer et J.-D. Balayn (p. 199), et qu'illustrent les exemples suivants — qui leur sont empruntés :

(76) Ah ! celui-là, c'est bien un Dupont ! (77) Ce qu'il faudrait à nouveau à la France, ce sont des Jeanne d'Arc et des Napoléon. (78) Moi, les Jeanne d'Arc et les Napoléon me laissent froid.

D'autre part, en direction d'autres types de Npr, noms de lieux notamment (villes, régions, pays), dont le fonctionnement ne peut que se révéler différent sur certains points de celui des Npr désignant des humains (l'emploi des Npr comme termes d'insulte est vraisemblablement réduit cf. ? Cette Sodomě de ville — , tandis que de nouvelles constructions s'observent — des himalayas de bêtise (exemple de B. Meyer et J.-D. Balayn)). Il faudrait également étendre l'étude à la comparaison des Npa avec les emploie de Npr déterminés par un partitif (cf. Il y a du Montaigne en chacun de nous, exemple de Sainte-Beuve cité par Le Bidois, et C'est de l'Oriane tout pur, exemple de Proust cité par Damourette et Pichon) 3S.

D'autres investigations seraient nécessaires pour mieux cerner la frontière entre Npr et Ne et pour décrire de manière précise le processus de « communisation » du Npr : la comparaison entre la dérivation à partir des Nef et des Npa, le traitement lexicographique des Npa, entre autres (cf. K. Jonasson, à paraître et ici même). Enfin, l'étude de textes littéraires « créateurs » de Npa permettrait peut-être de dégager quelques régularités dans l'émergence de l'antonomase 34.

32. Il faut ajouter, comme B. Meyer et J.-D. Balayn, les « périphrases définissantes » du type l'Aigle de Meaux pour Boeeuet.

33. Pour une analyse de ce type d'emploi, voir M.-N. Gary-Prieur (1990). 34. Un exemple de ce type d'étude est proposé par E. Nicole (1981).

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L'étude de l'antonomase éclaire-t-elle la fameuse question du sens des Npr ? Si l'analyse que j'ai proposée est correcte, la réponse est nette et dépourvue d'ambiguïté : l'antonomase conforte la thèse selon laquelle les Npr n'ont pas de sens. Ce qui caractérise ce trope en effet, ce n'est pas la dualité sens propre / sens figuré, mais le fait que tout en fonctionnant comme étiquette d'un réfèrent unique, le Npr, à l'instar d'un Ne, se charge de sens pour désigner une espèce ou un genre. C'est précisément parce qu'il n'a pas de sens dans son emploi premier que le Npr connaît ce dédoublement et prend un statut ambivalent. Le lien mémoriel qui rattache le Npa au réfèrent naît de ce qu'en tant que « désignateur rigide » le Np n'est pas le signe d'un concept mais dénote un individu unique, lieu d'un nombre infini de prédications qui correspondent à autant de « connaissances » associées à ce réfèrent, et variables de sujet parlant à sujet parlant. Un sous-ensemble de ces propriétés est sélectionné, qui constitue le sens du Npa et lui permet de fonctionner comme un Ne. L'incapacité à viser un objet général témoigne cependant de la résistance du Npa à adopter le statut d'un pur nom de genre.

Que le Npr dans son emploi premier désigne un individu sans passer par la médiation d'un concept, n'est nullement contradictoire avec le fait qu'il soit pris comme signe de l'ensemble des propriétés qui caractérisent un individu et le distinguent de tous les autres 3S. Il est évident que lorsque j'emploie le mot Napoléon, je ne prétends pas évoquer seulement l'existence d'un x qui s'appelle /Napoléon/. Mais il est non moins clair que Napoléon n'est pas le signe d'un concept. Le mot empereur, au contraire, ne désigne un individu que par la médiation d'un concept, lequel doit être délimité. Il n'est pas le signe de l'ensemble des propriétés qui permet de distinguer un individu de tous les autres ; il permet seulement de rattacher un individu à un genre. Les connaissances requises pour comprendre l'emploi d'un Npr et celui d'un Ne ne sont pas les mêmes. Pour interpréter Pierre est un ours, il me suffit de connaître le sens du mot ours, ce qui ne requiert nullement que je connaisse un ours particulier. Pour interpréter Paul est un Harpagon, je dois savoir qui est Harpagon. Tout cela est bien connu 36. C'est faute d'une distinction aussi évidente que certains linguistes ont prétendu que le Npr était plus chargé de sens que le Ne 37.

Si les Npr avaient du sens, l'antonomase n'existerait pas.

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35. Sur ce point, voir M. Galmiche (1991, p. 91). 36. Affirmer l'existence d'une telle distinction ne revient pas du tout à nier celle d'une frontière mal

délimitée entre ce qui relève des connaissances linguistiques et ce qui relève des connaissances « encyclopédiques », et de passages incessants entre les deux zones.

37. Entres autres M. Bréal (1904, pp. 182-183) et O. Jespersen (1971, pp. 76-83).

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