LAPIERRE Nicole Penser Ailleurs

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  • 1Espacestemps.netPenser les humains ensemble.

    Le dcentrement du regard.Par Richard Pereira de Moura @en. Le Thursday 16 February 2012

    Cependant, me tenant comme je suis un pied dans un pays et lautre en un autre, jetrouve ma condition trs heureuse en ce quelle est libre (Ren Descartes, 1648).

    Ces quelques considrations, adresses par RenDescartes dans une lettre la princesse lisabeth deBohme, apparaissent au dtour dune balade dans leVe arrondissement de Paris inscrites en faade dunimmeuble sis au 14 rue Rollin. Si lon retrouve dans cesmots toute la teneur du propos dvelopp par NicoleLapierre, cest pourtant partir dune formule deMontaigne que lauteur dcide de btir son ouvrage.Montaigne qui, le premier peut-tre, sexprimarsolument en faveur de la jouissance dun autre air (p. 16). Montaigne encore, qui dans un chapitre desEssais intitul De la diversion affirmait songeur : Nouspensons toujours ailleurs .

    La question du dplacement, en tant quobjet de recherche dabord, mais aussi etsurtout comme dmarche de la recherche, est lire dans chacun des ouvrages deNicole Lapierre sociologue et directrice de recherche au Centre National de laRecherche Scientifique (CNRS) depuis ses premiers travaux sur la mmoire juive(1989) jusqu ses recherches sur le changement de nom (1995) en passant comme icipar des rflexions sur la mouvance des lieux et des identits (2004). Dans un style trspersonnel, la premire personne du singulier, conjuguant la clart la sobrit et larigueur la fantaisie (on pense aux diffrentes rencontres fictionnelles parsemant letexte), Nicole Lapierre amne ici ses lecteurs lerrance et lvasion sur les pistesdun voyage intellectuel o lexprience du dpaysement se fait dpaysement dela pense (p. 17). Et cest bien sous la forme dune invitation au cheminement des

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  • 2ides quil nous faut accueillir cet essai dialogique inscrit la rencontre des diversessciences sociales. Un voyage intellectuel donc, qui aux confins des territoires et par-del les frontires disciplinaires, se ponctue de rencontres avec les penses de GeorgSimmel, Siegfried Kracauer et Karl Mannheim, celles encore de Walter Benjamin etHannah Arendt, en passant par Jack Goody, Paul Gilroy, Serge Gruzinsky et tantdautres.

    Louvrage intressera toute personne (au-del des seuls cercles universitaires)soucieuse comme lauteur du refus des certitudes bornes et de lhabitude du regard.Toujours plac dans l entre des sites et des situations, ces intellectuels sansattaches (Karl Mannheim, [1929] 2006) ouvrent, par la voix de Nicole Lapierre, lepas au dcentrement de la pense et la rencontre avec laltrit des autres cultures.Bref, et cest l lapport essentiel de louvrage, lapprentissage continuel du regard.Entendant montrer quil est bien des manires dtre tranger, laventureintellectuelle se droule au rythme de six thmatiques principales dont on notera lamise au pluriel : Passages, Dplacements, Mobiles, Diasporas, Mlanges etDpaysements. Il nous reste souligner le plaisir de la lecture dun ouvrage aussidense que fluide, nourri de la conscience vagabonde et de lcriture voyageuse,itinrante et digressive clbre par lauteur en Montaigne.

    la limite des choses de notre monde.Rflchir sur le sens des limites, postule lauteur en substance, cest dj poser unpied de lautre ct (p. 17). Fort propos, le premier temps de louvrage intitulPassages (tir de pas , passus en latin, dsignant lacte de se dplacer, lefranchissement, la traverse) sattache au concept quivoque de la limite. Unemanire pour lauteur daffirmer ds louverture toute limportance voire linhrencede la limite la mise en ordre de la relation et au respect de la diffrence. la foiscart et jonction, clture et ouverture, universelle autant que profondmentsingulire, la limite est prcisment ce qui spatialise la diffrence (balayant ainsi lin-diffrence). Le passage en question se droule ici aux cts de Georg Simmel etdArnold Van Gennep dont Nicole Lapierre se plat imaginer la rencontre un jourde lautomne 1910 (p. 63). Attachs lun comme lautre au quotidien et la surfacedes choses matrielles comme idelles la limite (quelle soit un pont, une porte,un seuil, une frontire ou mme un rite de passage) devient chez Simmel ([1909]1993) et chez Van Gennep ([1909] 1969) un lment essentiel, structurel etintrinsque lorganisation de la socit. Ainsi, cette assertion de Simmel releve parNicole Lapierre dans le chapitre neuf de Sociologie ([1908] 1999) : La frontire nestpas un fait spatial avec des consquences sociologiques, mais un fait sociologique quiprend une forme spatiale (p. 65). La formule est efficace, perspicace et soulve unpoint fondamental : les limites sont avant tout des constructions humaines, cres paret pour un tre humain ncessairement situationnel et relationnel. Ce premierchapitre est essentiel, dun point de vue mthodologique, au cheminement intellectuelpropos par lauteur. Il entend montrer toute limportance penser la limite la limiteafin de reconsidrer notre rapport aux choses, aux autres et finalement aussi nous-mmes comme une manire de renouer avec lpreuve du monde et le got delaltrit.

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  • 3Vers une pense de la Relation.Au terme de ces rflexions liminales, les chapitres qui suivent dressent linventairedes rencontres multiples avec la diversit tant clbre par Nicole Lapierre de lafigure du dplac. La premire de ces figures est celle de ltranger (chapitre ii,Dplacements). Sur la limite, comme en suspens dans lindtermination des gareschres Siegfried Kracauer ([1930] 1996), ltranger est dfini par Simmel comme unvoyageur, sdentaire et nomade la fois, dou en cela de lattitude spcifique delobjectivit (p. 72). la fois dedans et dehors en somme, pour une pense toutepositive de ltranger. Lauteur prcise : il nous faut passer du point dancrage aupoint de vue. (p. 34). Refusant les identits tablies, Nicole Lapierre entend aussifaire du dplac un sujet politique actif (p. 86). la figure du paria priv de droit, misau ban de la socit et relgu la quasi-inexistence, elle objecte ainsi, par la voixdHannah Arendt ([1958] 1961) dont luvre entire fait lapologie de la condition delhomme, un paria conscient, libr de lexil et en prise avec la ralit. Cest ce mmedsir de vrit (chapitre iv, Mobiles du latin mobilis, qui se meut , dsignant lafois la mobilit et son motif) qui incita quantit dintellectuels passer dun monde lautre. se dplacer volontairement au point de vue de ceux den bas (p. 128)pour vivre, par exemple, les conditions ouvrires des annes soixante-dix. Ouinversement, tmoigne lhistorien Grard Noiriel, franchir le seuil de la citsavante (p. 143) dont le code dontologique contrarie parfois laccs ceux qui ensont dpourvus. Il y a aussi ceux que Nicole Lapierre appelle les traversiers, linstarde Nels Anderson analysant le phnomne Hobo ([1923] 1961), en mouvement dunerive lautre, dans un va-et-vient indfini.

    Soulignons enfin lattachement profond de lauteur pour ce quelle appelle ladynamique de lexil (p. 184). Cest sous cet angle quest justement aborde laquestion des diasporas (chapitre iv, Diasporas) et des mtissages (chapitre v,Mlanges). Dans un chant mesur pour la culture diasporique (p. 205) et lartdes mlanges (p. 183), lauteur tente aux cts de Paul Gilroy un sduisantcroisement des mmoires juives et noires1. Il y a une fcondit de lide de diaspora (p. 192) comme une subversion du mtissage (p. 236) martle lauteur dans unengation profonde du repli culturel des identits closes. La lecture de La pensemtisse (1999) de Serge Gruzinski amne Nicole Lapierre un retour dlibr vers lemonde contemporain. Entendant remettre en cause craintes et frayeurs lgard delAutre et de lAilleurs, linstabilit du mtissage (p. 242) saffirme ici comme unerponse possible au paradoxe associant homognisation de lespace mondialis etrenforcement de la fragmentation territoriale.

    La rciprocit des perspectives.Laventure intellectuelle se termine sur une posture pistmologique (chapitre vi,Dpaysements) tout fait salutaire centre sur une approche comparatiste etcontrastive. Lauteur engage ses lecteurs au drangement des vidences, laperturbation des catgories et la multiplication des questions transversalesassurant, selon la mtaphore du levier, le pont entre les cultures et les disciplines. Ensomme, comparer les socits humaines, investir lcart diffrentiel quelles offrententre elles (Lvi-Strauss, 1961) pour rechercher les contrastes, les similitudes et lesclairages mutuels (p. 258). Cest cette recherche des embranchements entre les

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  • 4cultures qui caractrise, selon Nicole Lapierre, la pense du philosophe et sinologueFranois Jullien (2000). Lenjeu pour ce dernier est de taille : repenser, dans un dtourstratgique et fcond par la Chine, lensemble des fondements implicites de la pensephilosophique europenne. Mais le premier enjeu, plus mthodologique encore quefondamental, est aussi et surtout celui contenu dans le propos de cet ouvrage ; savoir crer et investir lcart pour voir jusquo peut aller le dpaysement de lapense. Ce seul exemple ne saurait toutefois taire le pluriel des dpaysementsquentend soulever Nicole Lapierre. Il nous faut en effet encore voquer, outre laseule pense dun dehors (2000) rencontre chez Jullien, les efforts de MarcelDetienne pour un comparatisme constructif (2000), la promotion par Paul Gilroy dunehistoire croise ([1993] 2003) ainsi que les travaux sminaux dEdgar Morin sur lapense complexe (1990). Sous des formes distinctes, ces rflexions nen prsententpas moins une ambition analogue ; ambition que rsument trs justement lesfondements, repris par lauteur, de La Mthode dEdgar Morin : En effet, LaMthode rvle la fois une pense drangeante, dplace, bousculant les formeshabituelles du raisonnement, et une pense mobile, attentive au dplacement crateuret lcart, aux possibilits illimites de la rflexivit (p. 284).

    Louvrage se referme sous une forme de confidence, celle de laffection de lauteurpour la profondeur et lharmonie des accents linguistiques. Une faon pour NicoleLapierre de clbrer une dernire fois laltrit tant convoite. La dimensionlinguistique prsente effectivement ceci de salutaire quelle cultive trs justement lafois ltre et le devenir. Une qualit douverture que lon retrouve dailleurs nouveauchez Montaigne sous cette formule: Je ne peints pas lestre. Je peints le passage. (p. 12). Au terme de ce cheminement, les lecteurs, quant eux, sont laisss au seuildune pense instable, dplace et dsormais ouverte sur le dehors. Et cest cetteouverture de lhorizon que rsume si bien la toile de Magritte retenue pour lacouverture de louvrage (Rdition 2006). Un regret peut-tre, tout personnel certes,et qui nenlve rien la qualit de louvrage : la quasi-absence des gographes dansun voyage intellectuel o ils auraient, mon sens, pu amplement trouver voix auchapitre. Le dtour par la gographie aurait invitablement apport une dimensionsupplmentaire au propos de Nicole Lapierre celle dune apprhension de ladistance et de la diffrence par lespace gographique. Et cela, en insistant sur le rleconcret de lexprience gographique dans le faonnement de lidentit humaine et,rciproquement, sur limpact symbolique de la dimension culturelle dans la saisie dela ralit du monde (voir notamment Berque, 2000, Dardel [1952] 1990, Lussault,2007). En fait de sentence gographique, justement, terminons/ouvrons sur ces verslumineux emprunts par Nicole Lapierre Edgar Morin du pote espagnolAntonio Machado qui prouva lhiver 1939 lexprience tragique de lexil.

    Caminante, no hay camino,

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  • 5el camino se hace al andar. 2

    Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Gallimard, [2004] 2006.

    BibliographieNels Anderson, The Hobo. The sociology of the homeless man, [1923], Chicago, Universityof Chicago Press, 1961.

    Hannah Arendt, La condition de lhomme moderne [1958], Paris, Calmann-Lvy, 1961.

    Augustin Berque, Ecoumne. Introduction ltude des milieux humains, Paris, Belin,2000.

    Eric Dardel, Lhomme et la terre [1952], Paris, CTHS, 1990.

    Marcel Detienne, Comparer lincomparable, Paris, Seuil, 2000.

    Paul Gilroy, LAtlantique noir. Modernit et double conscience [1993], Paris, clat, 2003.

    Serge Gruzinski, La pense mtisse, Paris, Fayard, 1999.

    Franois Jullien, Penser dun dehors. Entretiens dExtrme-Orient, Paris, Seuil, 2000.

    Siegfried Kracauer, Le chemin de fer , in Le voyage et la danse. Figures de ville et vuesde films [1930], Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, pp 84-88.

    Nicole Lapierre, Le silence de la mmoire. la recherche des juifs de Plock, Paris, Plon,1989.

    , Changer de nom, Paris, Stock, 1995.

    , Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004.

    , Causes communes : des juifs et des noirs, Paris, Stock, 2011.

    Claude Levi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Denol, 1961.

    Michel Lussault, LHomme spatial. La construction sociale de lespace humain, Paris,Seuil, 2007.

    Karl Mannheim, Idologie et Utopie [1929], Paris, Maison des Sciences de lHomme, 2006.

    Edgar Morin, Introduction la pense complexe, Paris, ESF, 1990.

    Georg Simmel, Sociologie. tudes sur les formes de socialisation [1908], Paris, PUF, 1999.

    Georg Simmel, Pont et porte , in La tragdie de la culture et autres essais [1909], Paris,Rivages, 1993, pp. 161-168.

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  • 6Arnold Van Gennep, Les rites de passage [1909], Paris, Maison des Sciences de lHomme,1969.

    Note1 Cette question est dailleurs lobjet dun autre ouvrage de Nicole Lapierre parurcemment sous le titre Causes communes : Des juifs et des noirs (2011).2 Toi qui chemines, il ny a pas de chemin, le chemin se fait en marchant.

    Article mis en ligne le Thursday 16 February 2012 00:00

    Pour faire rfrence cet article :Richard Pereira de Moura @en,Le dcentrement du regard., EspacesTemps.net, Books,16.02.2012http://www.espacestemps.net/en/articles/le-decentrement-du-regard-en/

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