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L'Apport scientifique de l'Antiquité

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INTRODUCTION

SYNTHESE ET SYSTEME

L-IlPPORT SCIERTlnQUE DE L-IlHTIQUITE

UN SYSTEME PRtscIENTIFIQUE : L'ATOMISME

ARiSTOTE ET L'ESPRlT ENCYCLOPEDIQUE

M. BERR. - Mesdames, messieurs, notre Quinzieme Semaineest ouverte, et j'ouvre la seance.

Je ne retarderai pas beaucoup Ie plaisir que nous nouspromettons d'avoir en entendant M. Emile Brehier ; mais jeveux Caire une remarque preliminaire, qui aura son utilitepour toute la suite de nos seances, sur les mots systeme etsynlhese.

J'ai recueilli sur Ie mot systerne des definitions tres eelai­rantes. L'une est de man ami Lalande; il definit Ie systcrne :c Ensemble d'idees scientifiques au philosophiques logique­ment solidaires, rnais en tant qu'on les considere dans leurcoherence plutot que dans leur verite. » Dans Ie Vocabulairede Goblot, j 'ai trouve une definition analogue: « Conceptioncoherente, mais non veriflee, ou rnerne condamnce par I'expe­rience. > Une definition de Claude Bernard, citee par Lalande,est absolument semblable.

Et, pour terminer cette enumeration, j'ai trouve une defi­nition curieuse de ce mot systcrne chez Nietzsche, dans la pre­face de La Yolonte de puissance, traduite par MIle Bianquis.Nietzsche dit : c Vn faiseur de systeme est un philosophe quia interdit it son esprit de vivre, de pousser des rarneaux puis­sants, cornmc un arbre, de s'etaler insatiablement, et qui n'apas eu de cesse qu'il n'en eut tire cette chose morte, cet objetde base, cette betise bien equarrfe, un systerne. >

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2 LA SYNTHESE, IDEE-FORCE

Il est evident que Nietzsche va tres loin, et qu'iI y a dessysterncs qui sont de tres belles choses, souvent merne deschoses tres prof'ondes. Mais, la difference entre Ie systerne etIa synthcse, c'est que le systeme est un ensemble bien ordonnequi, quand iI s'agit de philosophie, veut jeter de la lumieresur l'univers, sur Ie tout; cela peut etre, je Ie repetc. tresbeau, tres interessant, et cela peut contenir une part plus oumoins importante de verite. Mais la synthese, c'est autre chose,a savoir la reunion, l'union, d'un certain nombre de faitspositifs, solidement etablis, Et la Synthese, S majuscule, telleque nous la concevons ici et tachons de Ia realiser, c'est preci­sernent la reunion de toutes les verites etahlies par l'ensembledes sciences, pour aboutir a une explication du Reel.

Dans une Revue allemande qui m'a ete pretee dernierementpar un ami, une Revue qui paratt dans la zone Iraneaise, quiest publiee par I'Universite de Tubingen, et qui s'appelle Uni­versitas, j'ai trouve l'analyse d'un livre de Planck, paru aBerlin en 1948. Je reviendrai probablement dans la suite surtout un passage dans lequel ce grand savant parle de la syn­these, sans employer ce mot, en se servant d'un terme equi­valent: Universatwissenschaft. Dans ce livre qui est unensemble de communications faites a l'Acadernic de Berlin, ilaboutit it des considerations que je vais vous lire.

¢ Tout maintenant, dit-il, reclame une conception du mondescientiflque ; mais une teUe conception, pour eire saine, nedoit pas etre en l'air; elle doit etre Iondee sur des faits solidesqui ne peuvent etre acquis et assures que par la rechercheinductive. » Voila bien l'opposition de la synthese au systcme.La synthese ne repose pas sur des « idees ». La synthesene comportc pas une part d'idees « en l'air s , AIOI's que Iesysteme, lui, si bien coordonne soit-iI, pent contenir autre choseque des veritcs positives, ou me me eontcnir des contrc-verites.

Alors, ne vous etonnez pas - mais vous ne vous ell'S pasetonnes, j'espere - en constatant que, dans notre programme,ne figure aucun de ces tres grands esprits comme Spinoza parexemple. C'est que, bien que les philosophies rneme les plussysternatiques, les plus metaphysiques, aient de plus en plusfait une part au progres de la science, cependant ces philoso­phies ne sont autre chose que des systemes, Leur beaute, sou­vent, consiste dans des vues penetrantes mais a priori, en desvariations sur Ie theme de l'etre. La synthese, elle, - je viensde vous Ie dire et je Ie repete - se fonde sur les connaissancesacquises, Et ce que nous allons voir dans la serre de nos

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seances, ce sont les progres, en meme temps que progresse lascience, de l'efTort pour unifier, de la tendancc a unifier lesdonnees positives.

Aujourd'hui merne, mon ami M. Emile Brchicr, que je suisheureux de voir a mes cotes, qui est un fldele et precieux amidu Centre, M. Emile Brehier va nous montrer que Ie departde I'idec-rorce de synthase se trouvc en Groce, parce que c'esten Grece, comme I'a etabli dans une serie de livres souventadmirables mon regrette ami Abel Rey, c'est en Greco qu'estnee la science veritable, la science telle que dans la suite onI'a comprise et cultivee,

En Ie rernerciant d'etre ici, avant de Ie remercier pour cequ'il nous aura dit, je donne la parole a M. Brehier.

M. BREHIER. - Mesdames et Messieurs, en Iisant Ie plan queM. Berr a elabore, j'ai etc tres frappe de l'heureuse idee qu'ila eue de rnettre au debut les noms de Democrite et d'Aristote.Ce sont bien en efTet Ies premiers qui alent tentc une synthesetelle qu'iI l'entend, une synthese qui ne flit pas un systcrne.Et en merne temps, ce premier essai nous Iera voir - peut­etre ne sera-ce pas inutile, merne au point de vue dogmatique- certaines difflcultes qui s'attachent aux essais de syntheseen general, et qui se sont attachees en particulier aux essaisde synthese de Democrite et d'Aristote.

Une synthese suppose necessairement une multiplictte dechoses a rassembler. II faut une diver-site de connaissancesassez grande, pour que l'esprit nc puisse pas lcs suisir d'uncoup, mais les saisisse peu a peu d'abord, et en suite les voied'ensernble. La synthese est une ¢ synopsis ), une vue d'en­semble, qui doit etre precedee d'une certains diversitc.

Cette condition s'est produite pour la premiere Iois enGreco.

II ne faut pas ouhlier que les auteurs dont j'ai a vous parteraujourd'hui, Dernocrite et Aristote, sont nes apres une periododeja longue ou la science positive s'etait developpee. QuandAristote est mort en 323, il Y avait deja plus de deux sieclesque Ies Grecs etaient habitues a Ia science positive.

Je rappelle en quelques mots, ce qu'etait ccUe science, pourintroduire rues auteurs. Les sciences positives, au sens rigou­reux du tcrrne, c'etait d'abord la mathernatique dont etaientinseparables l'astronomie et la musique; la mathematique etaitdeja arrivee tres loin puisque la decouverte des irrationnellesavait indique le terrain ou la mathematique superieure

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devait se developper avec Archimede et en suite aux XVI' etX\'II" siecles: c'etait en suite la medecine, j'entends la mede­cine hippocratique, Ill. medecine clinique, qui partout rem­placait Ia medecine magique et employait des notions vrai­ment positives dans l'etude des maladies et d'une manieregenerale dans l'etude de l'etre vivant. C'etait enfin - il nefaut pas I'oublier -- l'histoire, qui eherehait non pas unetradition qui put justifier la realite politique prcscnte, maisqui s'employait a decouvrir par simple curiosite la diversitedes meeurs des peuples, comme les Histoires d'Herodote parexemple, Herodote est a citer pour Ie caractere positif de sonhistoire, car les decouvertes faites de nos jours dans lespays dont il nous parte, ont sou vent contirrne I'exactitudede ses renseignements.

Par consequent, parmi les mathematiciens, Ies musiciens,Ies historiens, il s'agit d'csprits tout a fait positifs. De tellcsorte que Ia synthase etait deja faite pour ainsi dire en cequi concerne chaeune des sciences. Cest de la synthese gcne­rale, c'est de l'ensemble, que j'ai a parlor maintenant.

La vie de Dernocrite, qui est ne en 460 et mort, nous dit­on, age de cent ans, a coincide avec la vie de Socrate, enpartie avec celIe de Platen, et Aristote etait deja ne depuisplus de vingt ans quand il est mort. Ce sont done a peu presdes contemporains.

Que savons-nous de Democrite et de sa synthese? Tres peude choses. Autant nous sommes renseignes sur Aristote,autant nous le sommes peu sur Dernocrite.

Je vous citerai deux textes sur Democrite. Le premier,c'est eelui oil Democrite parle de lui-merne et de sa curio­site universelle : il est peu de pays, dit-il, qu'il n'ait vus; ilest peu d'hommes savants qu'il n'ait entendus, II parcouraitvraisemblablement Ie monde pour ehercher partout des ren­seignements sur toutes especes de choses, aussi bien sur lesfaits historiques et religieux que sur les faits physiques.C'etait essentiellement un collectionneur de faits, un erudit.

Le second texte est un texte sur Democrite emprunte auVIIr livre de Ia Physique d' Aristote, au chapitre I. Dans cotexte, Aristote nousexplique comment Democrita entendait.le principe supreme de la physique: pour lui, - et AristoteIe lui reproche - c'est simplement: c ce qui se produitd'abord doit se reproduire ensuite ;); ce qui veut dire queDemocrite cherchait avant tout des constantes, des especesde lois.

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Voila done deux traits qui s'associent chez lui: d'une part,l'erudit qui cherche la diversite et la variete, et d'autre part,Ie philosophe qui desire trouver la constance et l'unif'orrnitedes lois.

C'est tout ce que nous avons, a vrai dire, de precis sur la.synthese chez Dernocrite.

Que savons-nous sur son systeme? Nous savons qu'i1 aedifle un systerne atomiste, c'est-a-dire un systcme danslequel aucune des forces de nature pius ou moins magtque,que I'on trouve dans les systernes ioniens meme les plusavances, telles que Ia haine ou la discorde, n'est admJise parlui; il n'existe que des grains de matiere absolument solides,nageant dans Ie vide, formant ensemble des tourbillons; etc'est dans ces tourbillons que se forrnent les mondes, par lechoc mecanique et sans la moindre force exterieure aumonde,

II y a donc ce systerne materialiste, qui est a cOte en quel­que sorte de la science de Democrite. Et ce que je "medemande, pour pnrler des difflcultes qui se rencontrent dansla notion de synthesc, c'est comment ce systerne, qui est lepremier systerne mntetialiste, se liait a I'erudition et a laconnaissance de detail qu'il cherohait. II y a entre les deuxune vaste lacune, pour nous tout au moins, et que nous nepouvons pas combler.

II y a un dialogue apocryphe de Platon qui s'appelle LesRivUlIX. D'apres ce dialogue, c'est a Dernocrite que songeSocrate quand il parle du 1tSVTi10).O" c'est-a-dire du sportifqui connait les cinq sports, lutte, course, pugilat, lancementdu disque, et saul. Socrate fait la critique de cc dni16).o,.II dit : etant habile dans les cinq sports, iI est evident qu'ilsera Ie second; Ie premier a la course sera celui qui ne pra­tique que la course, et ainsi pour les autres sports: Ie"iVTi10).?; ne sera que Ie second.

En somrne, nous voyons ici Socrate critiquer I'espritdemocriteen, j'entends l'esprit d'erudition, qui consiste aapprendre beaucoup de choses et a ne pas s'en tenir a uneseule, En rcalite, nous dit Socrate, - je vous indique Ie sensde Ia fin du dialogue - en realite, la philosophie n'a qu'unevisee, et cette visee c'est la justice, c'est la science de la jus­tice, c'est la connaissance de soi-meme: telle est la seulevisee, tel est Ie seul but, de la philosophie.

Nous voyons donc que Ie gout de l'erudition s'oppose Iicelui de la synthese, C'est, pour ainsi dire, un postulat de

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Socrate qu'un erudit, celui qui est 1tIiv~a. 'lt51':a.~6wiJ.EVO~ commedira Aristote. ne peut pas etre un philosophe. II se perd dansIa multiplicite des choses, et iI n'urrive pas a la philosophie,

Si cela est vrai, iI s'ensuivrait que Democrite n'a pas reussidans sa synthese, et que Ia synthese elle-meme, de l'avis dePlaton, est une chose tout a fait impossible. II f'aut choislr,il ne faut pas se perdre dans la rnultipliclte des choses.

Aristote nous est au contraire, lui, tres connu. Vousconnaissez Ie tableau de Raphael: i'Bcole d' A thenes : Ie vieuxPlaton avec sa longue barbe et Ie jeune Aristote a Ia gauchede Platon. Par rapport it Platen, Aristote est jeune, jeunepar l'age, mais surtout iI est jeune par un certain gout dessciences positives, un gout des sciences naturelles qui certai­nement rnanquait it Platon.

Tout Ie m~nde connait l'ctendue des travaux d' Aristote.Aristote, loin de blamer l'erudition, dit au contraire qu'elleest essentielle au philosophe. Son gotH de l'erudition et del'etude porte aussi bien sur les choses physiques et natu­relles que sur les choses morales et politiques,

Parmi les sciences que j'ai citees, it en est une pourtantqui n'a pas son agrement: c'est la science mathcrnatique ;non point qu'il ne sache pas de mathematique, mais iI n'apas cherche a aller loin dans cette science. II est rnerneconstant que, chaque fois qu'iI trouve chez les mathernati­ciens de son temps des precedes neuf's, par exemple, desprecedes de quadrature qui se faisaient alors jour, nous Ievoyons les blamer comme etant inexacts. II ne va done pasloin dans ce sens-la, C'est une chose qu'il Iaudra se rappelerpour juger son oeuvre synthetique.

Dans la physique non plus, iI ne va pas tres loin. Sa phy­sique est bourree de toute sorte d'erreurs manifestes, et quiont ete des obstacles au developpernent de la science pendantdes siecles.

Tout au contraire, lorsqu'on arrive it la realite concrete,on volt alors Ie veritable Aristote. Celui qui est d'un interetprodiglcux, c'est d'abord Aristote biologiste. Aristote biolo­giste a reuni un tres grand nombre de faits. II s'est interessea un aspect tres important de la biologic, a Ia morphologic:il a ete vraiment Ie maitre des biologistes de l'avenir dans lamorphologie.

Pour ce qui est de la politique, sa connaissance des consti­tutions politiques des cites est tout a fait remarquahlc. Nousconnaissons sa Constitution d'Athenes, Ia seule monographie

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de ce genre qui ait suhsiste, Nous avons aussi sa Politiqueau il nous donne les lois des constitutions et les lois suivantIesquelles elles se sont succedees l'une a l'autre. Ce livre aete nne des sources essentielles de Ia politique, non pas auMoyen Age, mais des XVII" et XVIII" siecles, chez Montesquieuen particulier.

En morale, c'est aussi un observateur tout a fait etonnant.Nous avons depuis quelques jours Ie livre de VI. Jankele­vitch, la Theorie des Vertus, qui me parait remarquable; jen'ai pas pu le lire jusqu'au bout, car il a huit cents pagestres serrces: mais j'ui \'U :'1 quel point il s'inspirait souventd'Aristote. II y a dans I'ethique d'Aristote une theorie desvertus qui est tout it fait essentielle.

Je vous demande d'insister un peu sur ce point-la. Notrephilosophie morale ne contient pas, depuis Kant surtout, unetheorie des vertus. Elle contient une theorie des actions etune theorie des norrncs, mais iI u'y a pas a vrai dire de theo­rie des vertus. Mais je remarque avec joie que I'on revienta ce theme de In vertu, si developpe chez Aristote.

II y a pcut-etre la tout un aspect de morale qui a etcneglige, neglige pour des raisons extrcmement nombreusesque je ne vous dirai pas: cela m'entratnerait beaucoup tropJoin; mais neglige pour des raisons trcs serieuses et tresprofondes: il y a actuelicment un retour vers Ia theorie desvertus d'Aristote.

Voila done un philosophe chez qui la rcalite concrete estquelque chose de tout it fait essentiel. II n'y a vraiment quecela pour lui. II n'oriente pas du tout sa pensee dans Ie sensau s'orientait Platen, c'est-a-dire vers une physique mathe­matique (puisque la theorie de I'arne du monde de Platonn'est pas autre ehose que la loi mathemntique suivant IaquelleIe systerne des planetes et Ie systerne solaire existent, et Iesrelations entre ces planetes). Chez Aristote, iI n'y a rien depareil : c'est Ia realite physique qui lui importe. Pour Pla­ton, ce qui importe dans Ie 6eI, ee sont les mouvements desplanetes et la rapidite de ces mouvements. Pour Aristote,ce qui irnporte, c'est de quai sont faites les spheres qui sup­portent ces planetes; c'est la realite physique.

Vous voyez, par consequent, de quel cOte devait se portersa synthase.

Quel est Ie genre de synthase qu'il obtient avec ces don­nees? II obtient une synthese qui s'applique surtout auxactivites humaines. II y a une activite humaine qui est pre-

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LA SYNTHESE, IDEE-FORCE

miere pour Aristote, c'est I'activite rationnelle, l'actiTi~ quise manifeste particulterement dans Ie raisonnement et dansla discussion. C'est a cette activite rationnelle qu'il consacreses premiers grands ouvrages, ses ouvrages logiques.

II y a dans ce fait quelque chose qui demande explication.Voila un homme qui est du cote des medecins, qui est un« Asclepiade :. quand il s'agit d'etudier la raalite. Quand its'agit d'en parler a ses eleves ou it ses auditcurs, cet Ascle­piade devient un idealiste qui cherche comment on pourraarriver it l'essence qui fait l'objet propre du concept. Le pro­hlerne de la synthese tel qu'il se pose chez Aristote est preci­sement celui-ci, et peut-etre est-ce Ie problerne de la syntheseen Iui-meme : comment concilier les donnees de fait, lesrealites, avec une vue d'ensemble qui les comprend? Car lavue d'ensemble ne peut pas etre une pure et simple addition;la vue d'ensemble doit les penetrer, les hierarchiser, II nefaut pas simplement que chaque morceau soit vu en detail;il faut encore savoir comment ces morceaux se reunissent,Aristote n'a trouve ni dans la biologic, ni dans la politiquc,ni dans la morale, Ie moyen de les reunir: il l'a trouveailleurs: dans cette activite humaine qu'est l'activite intel­lectuelle.

Qu'en est-il resuIte? C'est - j'esperc vous le montrer -­qu'il n'a pas resolu Ie problema de la synthase. II ne l'a pasresolu, et il l'a Iaisse pendant tout autant que Democrite.

Je veux, pour ~tre plus concret, vous Ie montrer par quel­ques exemples particuliers. La synthase d'Aristote est idea­liste. Par synthese idealiste, j'entends une synthese qui admetdans les choses nne hierarchic qui va du parfait au morns:parfait, et affirme. one continuite entre les dilferents termesde cetle hierarchie. C'est la, je erois, l'idee merne de la syn­these arlstotelicienne exprimee sous cette forme: hierarchieet contlnuite. QueIque chose de parfait pose d'abord, et,dependant de ce parfait, one serie de termes moins parfaitsou s'effacent peu a peu leacaracteres les pIus parfaits; OU,

inversement, une serie de termes de plus en plus parfaitsjusqu'au parfait essentieI.

Cette idee de la synthese est tout a fait importante, carc'est elle, je crois, qui va dominer, non pas la fin de l'anti­quite, ou Aristote est oublie et ou iI y a chez les stoieicns uneffort de synthese tout a fait autre, mais qui dominera Ieneo-platonisme et Ie Moyen Age tout entier.

Cette synthese qui va du plus parfait au moins parfait

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L'APPORT SCIENTIFIQUE DE L'ANTIQUITE ,epuise-t-elle cependant ce qu'elle veut epuiser? Epuise-t-ellela realite? Est-elle vraiment Ia synthase de la realite? Je neIe crois pas.

Nous voyons en etIet qu'Aristote s'est pose des problcmesdifferents les uns des autres, oil son idee reussit plus oumains bien, et qu'il n'a pas resolu Ie probleme en general.

Il s'est pose des problernes differents : c'est d'abord, parexemple, Ie problema du regne animal. Dans l'histoire desanirnaux, vous trouvez un texte admirahle, dans lequel itDOUS explique que I'homme etant considere comme Ie termeparfait par rapport auquel se hierurchisent tous les autresanimaux, vous rencontrez dans les animaux des ressern­hlances avec l'homme; vous trouvez chez les uns de la socia­hilite, chez les autres de la sauvagcrie ; chez les uns me medes traces d'intelligence, chez d'autres au contraire moinsd'intelligenee. Et il Y a, nous dit Aristote, continuite ; si bienqu'on passe peu it peu - idee tout it fait irnportante - d'uneforme it une autre. Au point qu'Aristote, dans ceUe especede conceptualisme, a affirme avec une force incroyable laeontinuite du rcgne animal et sa hicrarchie, continuite nepouvant avoir de sens que par rapport au terme parfait : iIfaut done un point' de direction quelconque vers lequeltendent peu it peu les caracteres.

CeUe continuite de I'anirnal it I'hornme, Aristoto nous ditqu'elle va me me peut-etre de I'inanime it I'anime, quand ilrealise qu'll y a des etres dont on se dernande s'ils sont ani­maux ou plantes : ce sont Ies zoophytes, comme on les aappeles un peu plus tard,

Voila, par consequent, un exemple de la synthese aristo­telicienne en biologie.

Void un autre exernple qui est ernprunte it sa theorie dumonde, it sa cosmologie, La aussi, nous trouvons une hierar­chie Ires neUe. Le cosmos se divise en trois termes quiexistent I'un par rapport a I'autre, et dont Ie precedentdomine Ie suivant : un terme immobile qui est Dieu, ou 1.pensee de la pensee ; un mouvement circulaire qui est Iemouvement des spheres, et qui imite autant qu'iI lui est pos­sible par Ie retour sur lui-rnerne J'immobilite de Dieu; etenfin un mouvement rectiligne vers Ie haut ou vers Ie bas,celui des quatre elements, qui lui aussi essaye d'imiter lemouvement circulaire, puisque Ie mouvernent alternatif des.saisons imite en quelque rnaniere Ie mouvement circulaire,

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mais qui est sans cesse entrave par Ia qualite inferieure de

sa matiere.Vous voyez que, dans ces trois parties de la synthese cos-

mique, il y a union: Ie Dieu immobile n'est la que commefin du mouvement circulaire, qui essaye de l'imiter, et Iemouvement rectiligne essaye d'irniter Ie mouvernent circu­Iaire. C'est done un systerne : ce n'est pas une synthesepositive.

Et pourtant, ce systerne qui n'est pas une synthese cantrentune idee dont, je crois, vous pourrez difficilement vous passerdans Ia notion de synthese : c'est cela au mains que je vou­drais mettre en discussion; c'est cette Idee qu'il est impos­sible de concevoir une synthase, quelle qu'elle soit, sans uneconception analogue a Ia conception arlstotdlicienne, c'est-a­dire sans l'idee d'une serie qui va du mains parfait au plusparfait, au inversement du plus parfait au mains parfait. IIest impossible de concevoir une synthase sans ordonner lesterrnes ; il est impossible d'ordonner sans qu'il y ait un prtn­cipe de cet ordre, et par consequent une perfection. Ou dumains, je crois que c'est la une these it discuter. Vne synthesequi se contenterait de prendre les sciences telles qu'eJles,sans idee extcrieure a ces sciences, sans Ics ordonner d'unemaniere quelconque, n'y arrrverult pas.

En tout cas, c'est ce qu'Aristote a essaye de faire en biolo­gie, et cctte idee a puissamment contribue it l'avenir de Iabiologie, puisque sans la notion de la continuite je crois quoIe transf'ormisme ne serait jamais ne, Si diffcrentcs d'ailleursque soient les hypotheses transforrnistes de celles d'Aristote,celles-ci ant ete Ia base, Ie point de depart de celles-Ia.

Par consequent, je pense que cctte idee cst devenue uneidee positive de synthese biologique. Quant it la notion cosmo­Iogique, cedes, je n'en dirai pas autant l La cosmologieactuelle est aussi loin de la que possible. Elle suppose touteune physique qu'Aristote dedaignait cornpletement, une phy­sique mathematique deja presente chez Democrite. Maiscette notion, en revanche, est une notion essentielle danstoute la mctaphysique spiritualistc et reste, je crois, uneDation tout a fait cssentielle.

Voila par consequent deux cas. Je ne vois pas de synthaseveritable; je vois des syntheses: Ia synthese biologique, Iasynthese cosmologique. Je verrais, si vous Ie voulez bien, uneautre synthese dans la morale telle que la conceit Aristote.

Aristote a concu qu'il y avait differents types rnoraux :

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des types parfaits et d'autres moins parfaits. Le type parfaitde Ia vie morale, c'est la vie contemplative, la vie du philo­sophe, la vie de celui qui cherche la verite. Au-dessous deIa vie contemplative est la vie pratique, qui est inferieureparce qu'clle a a faire a des rca lites qui ne sont pas toujoursles memes et qui, par consequent, ne sont pas eternelles, etqui, pour cette raison, engendrent des changements dansl'esprit merne. CeUe vie pratique elte-merne se dcvclopped'une maniere diff'erente dans les differentes espcces devertus.

L'idee d'ensernhle, c'est en somme que la synthese moraleest une synthese qui a ses caractcrcs a part, ct que les valeurss'echelonnent a partir d'une valeur superieure qui est Ia viecontemplative, ou, si vous voulez, la vie scientifique, au-des­sous de laquelle se trouve la vie pratique et ses dilf'erentsaspects.

Aristote n'a pas rcsolu la question. D'une part il est unerudit. II sait tout, il a tout appris; d'autre part, il a uncidee generale qui est de chercher a connaitre Ie « quid ~ deschoses, ce qu'est chaque chose. Mais dans cette recherche, itechoue et il avoue lui-merna que I'hornme ne peut connaitreIa quiddite, De sorte que cette synthase qui aurait pu etreune synthase totale s'il avait atteint la quiddite, se dissipe ensyntheses partielles dont chacune a sa valeur, mais qui nouslaissent tout it fait dans I'incertitude sur ce qu'etait Ie sys­terne general d'Aristote.

Hcu rcusc incertitude, je crois! Les syntheses d'Aristotevonl eire a lu base de toute la science medievale, la generconsidcrablement, mais par reaction contre elle va se pro­duire la science positive.

J'en voudrais donner un exemple.Voila la question du mouvernent de la terre. Le mouve­

nlentde la terre n'cntre pas dans Ia synthrsc aristoteli­cienne, il ne peut pas y entrer pour des raisons physiques,ces raisons concretes qu'airnait Aristotc. Etant donne, eneffet, que la loi essentielle de I'clernent terrestre est d'allervers Ie centre, tout ce qui est terre tend a etre immohile aucentre. Done, Aristote ne pouvait pas merne concevoir que laterre fiit mobile.

Voyez au contraire Platon : Pialon est sur ce point infini­ment plus pres de la science moderne qu'Aristote. II y a uncelebre texte du Tirnec qui a donne naissance a plusieursinterpretations, dans lequel il est dit que Ia terre s'enroule

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autour du centre. c S'enroule :., on ne sait pas exactementee que cela veut dire; mais ce qui est interessant, c'est quecertains interpretes antiques. comme Plutarque par exemple,ont considere que cet enroulement autour du centre voulaitdire que la terre tournait sur elle-merne, Ce n'est sans doutepas ce qu'iI a voulu dire. Mais Ie fait qu'on ait pu lui attri­buer cette opinion est remarquable ; jamais on n'aurait puappliquer cela it Aristote. Pourquoi? Parce qu'il etait genepar sa synthese.

Je pense que Ia synthese d'Aristote, qui a etc considereelongtemps comme definitive, n'a pu rendre service que parIe fait qu'on a ressenti cette gene; vers Ie XIV· siecle et merneavant on a vu qu'il fallait se debarrasser de ces vues d'en­semble et revenir it l'analyse. Le progres a ete tres eertaine­ment, non pas vers une synthese, mais de la synthese it uneanalyse nouvelle.

Et je pense - je ne sais pas; permettez-moi d'en discu­ter tout it I'heure - que c'est ce que nous trouvons cons­tamment dans I'histoire de la science: des syntheses insut­flsantes qui, par leur insuffisance merne, permettent des pro­gres. Je ne crois pas qu'on puisse faire des progres sansavoir ete du cote de la synthese, mais it condition de revenirensuite vers l'analyse.

Je ne crois pas, en d'autres termes, a un progres continuvers la synthese, mais it une suite de progres discontinus;ee qui fait, par exemple, que la synthase physique de notretemps est tres differente de la synthese physique d'il y acinquante ans, grace justement it l'analyse nouvelle, it I'ana­lyse de faits tout it fait nouveaux.

Et je me demande alors... - vous me permettezTM. BERR. - Je vous en prie!M. BREHIER. - ... Si la distinction entre synthese et sys­

terne est veritahlement possible, etant donne qu'iI ne peutpas y avoir de synthese sans qu'Il y ait systeme, et que toutesynthese, au bien sera un simple rapprochement, de t'exte­rieur, de verites qui evidemment peuvent ~tre vraies et cer­taines. au bien sera une unite veritable, et alors signifieraquelque chose d'autre que ces verites particulieres, signifieraquelque chose comme Ie systeme,

Les raisons que j'en donne sont tout it fait insuffisantes,je Ie reconnais, puisqu'eIIes sont empruntees a l'echec de lasynthese democriteenne et aristotelicienne.

En concluant, je vous ferai remarquer simplement que ces

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L'.PPORT SCIENTIFIQUE DE L'ANTIOUITE 13

deux syntheses ouvrent la voie a deux types de synthasetres differents mais essentiels I'un et I'autre : d'une part, lasynthase materialiste qui est celie de Democrlte et qui arrivea I'explication mecanique de tous les phenomenes de I'uni­vers; et d'autre part, la synthese idealiste d'Aristote, qui estla synthese a partir de Ia notion d'essences eternelles et tou­[ours les memes, et qui aboutit it une conception de la sciencequi a regne pendant tres Iongternps.