12

Click here to load reader

L’ARBITRAGE DE ZEUS ET HERMÈS DANS ZEUS …lettres.sorbonne-universite.fr/IMG/pdf/GlenissonBat.pdf · 1. La satire ménippée tire son nom du philosophe cynique Ménippe de Gadara,

Embed Size (px)

Citation preview

  • Camenulae 15, octobre 2016

    1

    Marine Glnisson

    LARBITRAGE DE ZEUS ET HERMS DANS ZEUS TRAGDIEN

    Le Zeus tragdien de Lucien prsente une structure complexe. Le ciel des dieux, en effet, aprs que les portes du ciel se sont ouvertes sur lespace terrestre, permet ces deux espaces de se constituer en scnes distinctes o voluent les protagonistes, et le dialogue, en outre, joue sur une grande varit de rfrences littraires, empruntes tant la tragdie qu la comdie ou lpope. Les paroles des personnages mlent vers et prose, ce qui vaut au dialogue dtre rattach au genre de la mnippe et dtre gnralement interprt dans un sens philosophique1. Cela nexclut pourtant pas la couleur fortement rhtorique qui se dtache de ce dialogue o les personnages, par leurs paroles et leurs souvenirs littraires, paralysent laction et rduisent lintrigue un duel de mots dont lissue est connue du public ds le dpart. On a souvent insist sur lintertexte dominant que constitue lancienne comdie dans ce dialogue, en raison notamment des interventions du dieu du blme, Mmos, mais il nen reste pas moins que linstrument de cette paralysie est une parodie dassemble pique, qui, par sa longueur et sa forme mme, se rvle inefficace. Cest le rle quy jouent Herms et Zeus, chargs de la mener bien, que je souhaite ici mettre en lumire, car il est essentiel lconomie de luvre toute entire et prlude la partie terrestre du dialogue, qui a souvent t perue comme porteuse du sens principal de louvrage.

    Les assembles sont frquentes dans les uvres grecques. Homre est le premier y recourir dans lIliade et lOdysse, lorsque les dieux doivent prendre position sur les affaires humaines. La fortune littraire de ce motif lui a valu au ive sicle dtre parodi par Aristophane dans les Oiseaux, mais lauteur comique a galement mis en scne dautres types dassembles dans ses pices : les assembles dmocratiques o les citoyens athniens dbattent des problmes de la cit et des mesures prendre2. Lucien construit donc son intrigue en retravaillant des canevas prexistants. Une partie de la force comique de ce dialogue provient ainsi de lcart entre les traitements antrieurs des matriaux potiques et leur adaptation lintrigue prsente.

    La ncessit dun arbitrage imminent et efficace

    En la circonstance, les dieux font face un pril imminent : sur terre, lpicurien Damis se mesure au stocien Timocls sur la question de la providence divine (). Sil lemporte, comme tout le laisse prsager, il pourrait russir persuader son auditoire que les dieux nont aucun contrle sur le cours des vnements et quil ne sert donc rien de les honorer. Privs doffrandes, leur principale source de revenus, les immortels verraient leurs affaires pricliter et seraient soumis la disette la plus drastique. Comme

    1. La satire mnippe tire son nom du philosophe cynique Mnippe de Gadara, qui aurait crit, entre autres, des dialogues mlant vers et prose, dont aucun ne nous est parvenu. Voir ce sujet louvrage de R. Helm, Lucian und Menipp, 1906.2. Les Acharniens par exemple, ou lAssemble des femmes, Lysistrata, les Cavaliers

  • Camenulae 15, octobre 2016

    2

    dans lpope, Zeus finit par se dcider, linstigation dHerms, convoquer les dieux pour trouver le moyen de faire triompher les arguments de Timocls, leur champion en cette affaire ( [4]). Mais comme dans la comdie, cest une assemble dlibrative qui va se mettre en place pour permettre aux dieux de dbattre en commun de la solution adopter3.

    La stratgie des dieux ne doit pas tarder se mettre en place, car la dispute des deux philosophes, que la nuit a interrompue, va bientt reprendre. Malheureusement, le duo Zeus/Herms, qui prside la mise en place et au bon droulement de lassemble, se rvle incapable dviter les retards et les hsitations, et la scne cleste souvre sur la terre avant quune dcision satisfaisante ait pu tre prise.

    Zeus et Herms dans LIlIade : deux dieux HabiLes rsoudre Les confLits des Hommes et des dieux

    Lassociation de ces deux dieux dans larbitrage des affaires humaines nest pas sans prcdent. Herms, dans lOdysse, a dj le rle de messager qui deviendra lune de ses principales caractristiques aux sicles suivants. Au chant V par exemple, cest lui qui annonce Calypso quelle doit laisser Ulysse rentrer Ithaque. Mais cest surtout dans lIliade que son intervention, au chant XXIV, se rvle dcisive pour lentrevue dAchille et de Priam. Cest lui en effet que Zeus envoie la rencontre du vieux roi de Troie, et non pas Iris, la desse qui porte en gnral ses messages aux mortels. La substitution dun messager un autre est significative : Herms ne rapporte pas seulement les paroles de Zeus, comme Iris, il a aussi un rle actif et essentiel la confrontation des deux hros. Il sagit de rassurer Priam et de le conforter dans sa rsolution de se rendre au camp des Achens. Herms sacquitte de cette mission avec intelligence et habilet dans un long discours o, sous les traits dun jeune homme, il sattire la sympathie du vieillard. Il doit ensuite escorter Priam et Idaios, qui conduit le chariot contenant la ranon du corps dHector, jusque chez Achille et veiller leur scurit. Aprs lentrevue, il fait preuve de rflexion (v. 680-681 : / il mditait dans son cur la faon dloigner le roi Priam des nefs, linsu des gardiens sacrs des portes 4) et de prudence en permettant aux deux Troyens de quitter le camp achen inaperus la faveur de la nuit. Il se montre donc un personnage sympathique, ingnieux et vif, dont le rle actif est essentiel la progression de lintrigue du chant XXIV et facilite lentente des deux ennemis sur la question du corps dHector5. Il excute en cela les ordres de Zeus, dont le rle darbitre dans cette situation est particulirement marqu.

    Au dbut du chant, les dieux sont assembls et dbattent de ce quils voient sur la terre, car Achille trane le corps dHector dans la poussire depuis douze jours :

    3. Dans lpope, les assembles servent principalement Zeus faire connatre ses dcisions aux dieux (cf. Iliade, VIII, 5 sq ; et Iliade, XX, v. 20 sq.).4. Traduction personnelle.5. Herms suggre mme Priam la faon daborder Achille : v. 465-467 : ,/ / , ( Mais toi, en lapprochant, prend les genoux du Plide la belle chevelure, et supplie-le au nom de son pre, de sa mre et de son fils, afin dmouvoir son cur ) traduction personnelle.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    3

    Iliade, chant XXIV, v. 22-30 : , . , , , , , , .

    Le Plide outrageait Hector divin dans sa rage.Mais les dieux bienheureux smurent enfin du spectacle.Ils poussrent Herms drober la dpouille :Tous approuvaient le projet, hors Hra, vnrable desse,Hors Posidon le farouche et la Vierge aux yeux de chouette :Ils gardaient en haine Ilios la sainte et le peupleDe Priam, cause de lgarement dAlexandre,Qui, dans sa bergerie, avait injuri les desses,Choisissant celle qui lui donnait la luxure dolente.6

    La division rgne parmi les dieux : Hra, Athna et Posidon sopposent ce que le corps dHector soit soustrait la colre dAchille. Les autres dieux suggrent dj quHerms peut tre la solution une situation quils jugent inadmissible. Mais cest une autre fonction dHerms quils se proposent de mettre en avant, celle de dieu voleur (). La prsence dHerms ds les premiers vers du chant contribue la couleur odyssenne qui domine le chant XXIV : jusque-l, le dieu tait peu impliqu dans lintrigue et les affaires humaines (comme le montre par exemple son refus de combattre Lt au chant XXI) et rarement dsign comme voleur7. Zeus intervient alors et tranche le dbat, rpondant une verte invective dHra Apollon :

    Iliade, chant XXIV, v. 64-76. , , . , . . , , .

    6. Traduction de P. Brunet, d. du Seuil, 2010.7. Voir ce propos le commentaire de Leaf au chant XXIV de lIliade.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    4

    Zeus lassembleur de nues lui dit alors en rponse : Ne va pas, Hra, provoquer la troupe immortelle.Ils nauront pas le mme rang ; mais Hector tait lhommeQue les dieux prfraient de tous les mortels de la ville,Et moi aussi. Cest quil noubliait pas mes douces offrandes,Et jamais mon autel na manqu dune part quitable,Libation ou fume : car ce lot est notre partage.Abandonnons puisque cest impossible lide de soustraireAu Plide, en cachette, le fier Hector : car sa mreVient son chevet la nuit et le jour, sans relche.Et quon invite Thtis venir devant moi, toute proche,Que je lui dise un mot profond, de sorte quAchillePrenne les dons de Priam et dlivre Hector en change.

    Sa dcision manifeste la fois sa bienveillance et sa fermet : il russit concilier tous les dieux, en acceptant de soustraire le corps dHector la colre dAchille, tout en concdant Hra que les honneurs quil recevra seront infrieurs ceux du Plide). Il soppose au vol du corps, quil juge indigne : la gloire de le restituer doit revenir Achille8. Mais il dcide par la suite quHerms a effectivement un rle jouer, qui cette fois saccorde plus au ton de lpope et fait appel dautres qualits traditionnellement attribues ce dieu, son inventivit, son rle de guide et son talent oratoire. Il annonce aux dieux son plan : une rencontre entre Achille et Priam, ainsi que la premire tape vers la ralisation de cette ide, lenvoi de Thtis Achille pour le convaincre daccepter les prsents de Priam. Sensuivent les intersessions dIris auprs de Tthis, puis de Priam, quelle convainc de partir. Zeus, par lorchestration magistrale de cette entrevue, qui soppose la simplicit du vol et lui permet de concilier toutes les parties en conflit, sur terre comme sur lOlympe, se montre un arbitre comptent dans une situation pourtant complique. Le passage que nous avons cit est caractristique de son rle dans les assembles de lIliade : il dcide sans appel (par opposition au dbat qui anime lassemble de Lucien) et agit sans hsiter sur le parti prendre. Sa supriorit sur les autres dieux se fait voir tant par le caractre absolu de son pouvoir que par la qualit de la solution quil apporte aux problmes. Dans son plan, Herms est lengrenage final, celui qui assure la scurit des deux Troyens et permet Priam daborder Achille dans les meilleurs termes. Lefficacit de ce duo contraste avec le rle effac des deux dieux dans Zeus tragdien.

    Limpuissance de Zeus et Herms dans Zeus Tragdien

    Des dieux nostalgiques

    Zeus et Herms y sont nostalgiques de leur grandeur pique et invitent plusieurs reprises le lecteur/auditeur de Zeus tragdien se livrer une comparaison qui souligne la parodie plaisante laquelle se livre Lucien :

    8. v. 109-111 : / ,/ ( Ils incitent le tueur dArgos la bonne vue voler [le corps] ; mais pour ma part, cette gloire, je laccorde Achille, conservant pour plus tard ton respect et ton amiti ).

  • Camenulae 15, octobre 2016

    5

    (14) , , . . , . , , , , , , .

    Zeus Ce que je ressens, Herms, je ne saurais hsiter te le dire, puisque tu es mon fils. Tu sais comme jtais toujours sr de moi et bel orateur dans nos assembles.Herms Je le sais et justement javais peur lcoute de tes harangues, surtout quand tu menaais darracher leurs fondations la terre et la mer et les dieux avec, en lanant den haut cette fameuse chane dor.Zeus Eh bien maintenant, mon enfant, je ne sais si cest cause de la gravit des prils imminents ou cause de la foule ici prsente car lassemble est bonde de dieux, comme tu vois , jai lesprit boulevers, je suis presque tremblant et ma langue est comme encha-ne. Et le plus trange de tout cela cest que jai oubli lexorde de tout mon propos, que javais prpar pour que mon dbut leur offrt le meilleur visage 9.

    Zeus se souvient de sa toute-puissance au sein de lassemble des dieux. Herms fait allusion au chant VIII de lIliade et souligne la clbrit de lpisode par la faon dont il en parle ( : cette fameuse chane dor )10. Nanmoins, la distance qui spare les deux dieux de cette poque glorieuse est marque par le langage mme quils emploient. En effet, lexpression quutilise Homre est , et Lucien, qui lemploie en dautres endroits, choisit ici de moderniser lexpression11 ; Zeus, au lieu du terme , dont se sert Homre dans les contextes dassembles, emploie , qui fait plutt cho aux assembles dmocratiques athniennes. De sa grandeur passe, Zeus retient surtout son talent oratoire (), quil oppose sa paralysie actuelle ( , jai lesprit boulevers , ma langue est comme enchane ). Herms renchrit sur cette qualit ( , lcoute de tes harangues ). Ce passage engage ainsi voir dans lassemble des dieux et dans le rle quy jouent Herms et Zeus une parodie dun motif pique et suggre quil sera ml au modle des assembles dmocratiques plutt prsentes dans la comdie. Ici apparat galement de faon claire ce qui dominera et alourdira toute lassemble : son caractre rhtorique et limportance envahissante de la parole.

    9. Toutes les citations de Lucien reproduisent ldition du texte et la traduction de J. Bompaire, dans la CUF aux Belles Lettres (2003).10. v. 2-27 en particulier.11. Sur les diffrentes utilisations par Lucien de la matire homrique, voir louvrage de O. Bouquiaux-Simon, Les lectures homriques de Lucien, Bruxelles, Ed. de lAcadmie Royale de Belgique, 1968.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    6

    La pesanteur rhtorique, cause du retard et de linefficacit de lAssemble des dieux

    En effet, Zeus et Herms, principaux orchestrateurs de lassemble qui leur permettra de faire face au pril imminent venu de la terre, accordent la formulation de leurs propos et leur locution une attention qui tend se substituer la ncessit dagir rapidement, et leur embarras trouver leurs mots est lune des causes principales du retard puis de lchec de lassemble. Ds la proclamation initiale, ce phnomne est sensible :

    (6) . , , , . , , , , , , .

    (6) Zeus Eh bien, fais maintenant la proclamation et que tous soient prsents. Car tu as raison.Herms Hol ! Runion des dieux lassemble ! Pas de retard, runion gnrale, venez, traitons en notre assemble daffaires importantes.Zeus Pourquoi fais-tu, Herms, une proclamation si dpouille, si simple et prosaque, alors que cest une convocation pour les affaires les plus graves ?Herms Eh bien, Zeus, comment la veux-tu ?Zeus Comment je la veux ? Je dis quil faut donner de la solennit la proclamation grce certains mtres et une emphase potique, pour mieux les inciter se rassembler.

    La premire proclamation dHerms rappelle sans doute celles des Vies de philosophes lencan, o il achalande les passants et leur vend des philosophes, et manque dlgance, mais elle va lessentiel. Cest Zeus, choqu par cette simplicit ( ) qui, malgr le de son hraut, cause le premier retard dans la mise en place de lassemble. Celui-ci se poursuit au-del de notre passage, car Herms ne sait pas faire de vers et en est rduit, lorsque Zeus insiste, mler sa parole des passages dHomre, dont il se souvient tant bien que mal.

    La pesanteur rhtorique qui crase les deux personnages ne se manifeste pourtant pas de la mme faon chez lun et chez lautre : Herms, contrairement son rle dans lIliade et dans dautres dialogues de Lucien12, na pas de rle actif et nest que le hraut de Zeus. Il ne se montre pas lauxiliaire efficace quil est chez Homre : son aide se borne convaincre Zeus de recourir une assemble pour rgler le conflit entre les philosophes, et lui suggrer ensuite de remplacer lexorde de son discours, quil a oubli, par celui dune des Philippiques de Dmosthne13. Toutes ses actions

    12. Dans Timon, La Double Accusation, Charon, Herms est le guide qui conduit les dieux du ciel la terre ; dans les Vies de philosophes lencan, ses proclamations successives font avancer le dialogue en permettant la vente des philosophes.13. Zeus Tragdien, 14.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    7

    mettent ainsi en uvre la parole, tandis que, paradoxalement, il confesse son incapacit manier les mtres de lpope14.

    Quant Zeus, le personnage ponyme du dialogue, sa fascination pour la parole tourne la paralysie. Comme nous lavons vu, il est nostalgique de la grandeur du langage que lui prtait Homre, et incapable de le reproduire face aux dieux pour imposer son point de vue. Il rve des vers imposants de la tragdie (le sens de est acteur de tragdie ) mais sa langue embarrasse fait de lui un personnage comique et inactif dans le dialogue, sans cesse hsitant et incertain, domin par la peur15.

    Zeus, un dieu accabl par la Providence

    Sa terreur et la faiblesse quil manifeste tout au long du dialogue contribuent fortement aux retards et lchec de lassemble, et ne sont pas seulement causes par la peur de perdre ses mots devant les dieux : Zeus est un personnage cras par la fatalit, soumis la dont les philosophes dbattent16. En plusieurs endroits, il affirme la force implacable des Moires, comme dans cette discussion avec Hracls, qui propose devant lassemble la solution qui lui semble la meilleure pour rduire Damis au silence. Zeus expose ses arguments pour refuser demployer la force contre lpicurien :

    (32) , , , - . , , , , , -, . , . , , .

    (32) Zeus Par Hracls, Hracls, ce sont propos de rustre, furieusement botiens : supprimer pour un seul mchant tant de gens et de surcrot le portique avec Marathon, Miltiade, Cyngyre. Et comment, sils disparaissaient dans leffondrement, les orateurs pourraient-ils exercer lart oratoire, privs du thme essentiel de leurs discours ? Au reste, si de ton vivant tu tais peut-tre capable daccomplir cet exploit, depuis que tu es devenu dieu tu as appris, jimagine, que seules les Moires ont un tel pouvoir, tandis que nous en sommes dpourvus.

    14. Herms Bon. Mais cest le travail des potes piques, Zeus, et des rhapsodes, alors que je ne suis pas le moins du monde dou pour la posie ( ). Aussi gterai-je la proclamation ( ) en dbitant des vers trop longs ou trop courts, et provoquerai-je le rire des dieux par la maladresse de mes vers. (6).15. Sur le sens de , voir en particulier J. Bompaire, Lucien crivain : imitation et cration, Paris, De Boccard, 1958.16. Ce thme est voqu plus en dtail dans Zeus confondu, autre dialogue dont Zeus est le protagoniste. Avec lAssemble des dieux, on a souvent considr ces dialogues comme formant un triptyque dont Zeus tragdien serait le panneau central, le plus abouti.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    8

    Hracls Alors quand je tuais le lion ou lhydre, cest elles qui le faisaient par mon bras.Zeus Bien sr.Hracls Et si prsent quelquun moutrage en pillant mon temple ou renversant ma statue, moins que les Moires ne laient dcid depuis longtemps, je ne lcraserai pas ?Zeus Certes non.

    Largument dune providence laquelle mme les dieux ne peuvent sopposer conduit Zeus refuser tour tour toutes les propositions des immortels comme impossibles mettre en uvre. Le thme du destin implacable est aussi vieux quHomre, et semble avoir connu un regain dintrt lpoque de Lucien, notamment cause de la place quil prend dans la doctrine stocienne. Mais chez Homre, les dieux nen agissent pas moins, ils rglent simplement leurs actions sur les arrts des Moires sans trembler devant elles. Dans notre dialogue, le destin devient chez Zeus un mcanisme de crainte paralysant le personnage et lempchant de prendre lassemble une dcision qui pourrait sauver les dieux17. Son impuissance est sensible dans la remarque par laquelle se clt la premire partie du dialogue :

    (34) , . . , , .

    (34) Zeus Hracls ! Quelle foule est au rendez-vous pour les entendre. Mais jai une trs mauvaise impression de ce Timocls qui tremble quelque peu et qui se trouble. Notre homme va tout gcher aujourdhui. Certes il est visible quil ne pourra mme pas se mesu-rer avec Damis. Eh bien ! faisons ce que nous pouvons faire de mieux, prions pour lui, en silence, part nous, pour que Damis ne sen aperoive pas .

    La situation change partir de ce moment : les dieux deviennent spectateurs de la dispute qui se droule sur la terre, ils se taisent ( , en silence, part nous ), exception faite des quelques commentaires de Zeus et Mmos insrs entre les rpliques de Timocls et Damis. Le rle embarrass et comique de Zeus et Herms dans la conduite de lassemble a largement contribu la constituer comme linstrument de la providence qui donne depuis le dbut du dialogue Damis vainqueur de Timocls18.

    Convoquer une assemble : un mauvais choix ?

    Le caractre dHerms et de Zeus est donc le facteur dune paralysie globale de lassemble, et conduit son chec. Mais cest la solution mme quils ont choisie, celle de tenir une telle runion, qui condamne ds le dpart les dieux des atermoiements

    17. La crainte du destin comme mcanisme de paralysie nest pas sans rappeler certaines tragdies dites du destin , comme ldipe de Snque, dont la structure circulaire reflte le ressassement obsessif du protagoniste et empche la progression de lintrigue.18. Comme le fait remarquer F. Berdozzo, Gtter, Mythen, Philosophen. Lukian und die paganen Gttervorstellungen seiner Zeit, Berlin, De Gruyter, 2011, on connat le nom du vainqueur depuis le dbut de lopuscule, et lassemble ne change rien la situation ; elle occupe la moiti du dialogue presque sans efficacit dramatique.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    9

    sans fin, et rend manifeste la perte de pouvoir de Zeus dans le ciel : il dirige les dieux comme un magistrat lu et non plus comme un pre autoritaire et avis. Dune faon gnrale, une bonne partie du sel de la parodie provient de lorganisation du monde divin, refltant celle de la socit grecque du ve sicle19. Cela est sensible ds le dbut du dialogue :

    (5) , , . -. . , , , , . , , -, .

    (5) Zeus Quoi quil en soit, Herms, Hra, Athna, que pouvons-nous faire ? Aidez-moi trouver une solution vous aussi pour votre part.Herms Pour moi, je suis davis de porter lexamen de la question devant le public, par convocation dune assemble.Hra Et moi, je suis exactement du mme avis que lui.atHna Mais moi, je suis davis contraire, pre : cest--dire de ne pas bouleverser le ciel, ne pas faire voir que tu es troubl par lvnement, mais titre personnel faire en sorte que Timocls lemporte dans la discussion et que Damis quitte le dbat aprs stre ridiculis.Herms Mais cela ne restera pas ignor, Zeus, car la dispute des philosophes aura lieu au grand jour, et toi, tu passeras pour un tyran si tu ne fais pas une consultation publique sur des faits aussi importants qui concernent tout le monde.

    Athna propose dagir dune faon assez semblable Zeus dans les popes homriques, o il prend les dcisions sans consulter les dieux ni mme leur expliquer les raisons de sa conduite. Une telle dmonstration de force rglerait la dispute ds le dbut du dialogue. Mais cest lavis dHerms, dieu de la parole, qui prvaut. Zeus se rend ses raisons : il provoquera la colre des dieux en ne les associant pas une dcision si importante. La crainte de la tyrannie est son argument principal, comme sous la dmocratie athnienne. Lucien joue ds lors dvelopper outrance laspect dmocratique de lassemble : les dieux doivent tre placs selon leur richesse (cest--dire, dans le cas prsent, selon le matriau dans lequel ils sont faits)20. Le nombre

    19. The comic hypothesis of Zeus : The Tragic Actor is simply this : What if the gods actually conformed so closely to the traditional modes of representation as to consist of marble or ivory, speak verse in several matrical patterns, and act, in general, like Greeks even to the extent of quoting the classics and ranking themselves by wealth or birth ? R. Bracht Branham, Unruly Eloquence. Lucian and the Comedy of Traditions, Cambridge, Harvard UP, 1989, p. 169-170.20. Exception faite de Zeus et Herms eux-mmes, qui semblent navoir aucune matrialit et rester de pures voix dans le dialogue (cf. F. Berdozzo, Gtter, Mythen, Philosophen. Lukian und die paganen

  • Camenulae 15, octobre 2016

    10

    des dieux et la difficult valuer la valeur des diffrents matriaux les uns par rapport aux autres menace pour un temps de dtourner lassemble de son but initial. Les hsitations dHerms narrangent rien et Zeus intervient tardivement pour couper court aux protestations qui slvent au sein de la troupe des immortels :

    (12) , , , , , . - , . , , -, , , - .

    (12) Herms Voici encore un cas galement difficile rsoudre. Tous deux sont en bronze et de la mme facture, chacun tant luvre de Lysippe, et cest le comble dgale naissance, en tant que fils de Zeus : voici Dionysos et Hracls. Lequel des deux alors a la prsance ? Car ils se querellent, comme tu vois.Zeus Nous perdons du temps, Herms, alors que nous devrions tenir lassemble depuis longtemps. Maintenant donc, que lon sassoie ple-mle, chacun son gr. Une autre fois, on redonnera une sance sur ces questions, et je saurai alors lordre de prsance quil faut fixer dans leur cas.

    Herms, priv de la vivacit desprit et de la relative indpendance qui font de lui chez Homre un atout prcieux, est dans lembarras pour trancher un problme pineux : qui dHracls ou de Dionysos doit siger en premier ? Cette situation inextricable fait perdre patience Zeus, qui, quoiquun peu tard, recentre la sance sur la question initiale ( ) et mentionne le temps perdu en considrations improductives (), qui menacent lefficacit de lassemble dlibrative. Ainsi voit-on que le choix dune assemble consultative est en lui-mme une erreur de Zeus et Herms, car il leur fait perdre un temps prcieux.

    Lautre dsavantage de ce type de runions est quil permet tous les dieux de sexprimer sans distinction, et tous les avis, mme les moins rflchis, peuvent se faire entendre. Posidon propose ainsi dempcher Damis par la force de se rendre sur le lieu de son affrontement avec Timocls (24), Apollon suggre dadjoindre un avocat () Timocls qui puisse parler plus clairement que lui (29), puis formule une prophtie obscure qui provoque le rire de Mmos (31), Hracls propose de prcipiter la sur Damis au cas o il lemporte sur Timocls (32). Aucune de ces solutions grotesques ne satisfait Zeus, auquel ne reste pas le temps dcouter dautres avis car Hermagoras, venu de lagora, vient interrompre lassemble et annoncer, comme un messager de tragdie, la reprise des hostilits entre les philosophes. La tenue de cette assemble, sur le modle de celles des hommes, vient confirmer linversion des rles, permise par le traitement comique du monde cleste : ce sont les hommes et leurs disputes qui dcident du sort des dieux, leur destin dpend de la force des arguments respectifs de deux hommes.

    Gttervorstellungen seiner Zeit, Berlin, De Gruyter, 2011).

  • Camenulae 15, octobre 2016

    11

    chec de lassemble, succs de la parole bien matrise

    Zeus et Herms donnent donc son rythme lassemble des dieux runie pour changer lissue du combat entre Timocls et Damis. La paralysie et linefficacit de la premire partie du dialogue, dont la scne est le monde des dieux, dcide ainsi de la suite des vnements, et apporte un argument supplmentaire lpicurien, qui soutient que les dieux sont impuissants changer le cours des choses. Lassemble est donc le mcanisme de la providence dans ce dialogue. Faut-il conclure pour autant de la victoire de Damis que le sens de ce dialogue, lun des plus statiques de Lucien mais aussi lun des plus savamment construits, est chercher dans sa deuxime partie, qui se droule en grande partie sur la terre, et ressortit de la philosophie21 ? Lanalyse de la progression de lassemble dans la premire partie permet de nuancer cela : nous avons soulign le caractre essentiellement rhtorique dHerms et de Zeus, et le rle que jouait la parole dans lchec de leur runion. La mme constatation peut tre faite sur la terre : la situation de Zeus comporte nombre de points communs avec celle de Timocls : il est mal laise face la foule, tremble et perd ses mots. Au contraire, Damis fait montre dune habilet rhtorique laquelle Zeus reconnat la puissance de sa fameuse chane dor :

    (45) [] , , . , - , , , , .

    (45) mmos [] En tout cas, Zeus, pourquoi te voyons-nous tout ple et claquant des dents sous leffet de la peur ? Il faut avoir du courage et mpriser de tels avortons.Zeus Que dis-tu, Mmos ? Mpriser ? Tu ne vois pas la foule qui lcoute, comme elle est dj convaincue en notre dfaveur, et comment il lentrane enchane par les oreilles, ce Damis ?mmos Eh bien ! Zeus, quand tu voudras, laisse tomber une chane dor , et eux tous avec la terre et la mer tu pourras les enlever .

    La remarque ironique de Mmos consacre limpuissance de Zeus tout en suggrant, par la citation homrique, le pouvoir que peut prendre dans le monde entier la parole de Damis. Limage de la chane nest dailleurs pas sans rappeler un autre opuscule de Lucien, Hracls, o un Celte explique Lucien pourquoi ils reprsentent Hracls sous les traits dun vieillard entranant sa suite une troupe dhommes attachs par les oreilles au moyen dune chane dor :

    Nous les Celtes nous ne pensons pas, comme vous les Grecs, que lloquence ( ) soit Herms, mais nous lassimilons Hracls, car il est beaucoup plus fort () quHerms. [] Si donc ce vieillard, Hracls-le-Discours, entrane les hommes attachs par les oreilles sa langue (

    21. In weit hherem Masse als bei Aristophanes bildet der Agon damit Hhepunkt und Ziel der dramatischen Entwicklung. Die gesamte vorausgehende Handlung ist auf ihn hin ausgerichtet und erhlt dadurch ihre dramatische Bewegung. J. Coenen, Lukian Zeus tragodos . berlieferungsgeschichte, Text und Kommentar, Meisenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1977, p. 111.

  • Camenulae 15, octobre 2016

    12

    ), tu nas pas lieu de ttonner vu la parent des oreilles et de la langue. (4-5)22

    Comme souvent chez Lucien, la victoire philosophique revient celui qui manie la parole avec le plus dlgance, et sait provoquer le rire de lauditoire23. Lun des griefs les plus frquemment ports contre les stociens est en effet celui de laustrit et de la complexit de leur parole, qui dbouchent sur une pense complique et peu satisfaisante. Ainsi sans doute y a-t-il un sens philosophique dans ce dialogue, mais il est certainement plus chercher dans lefficacit pratique de la parole que dans une vritable thorie de la ou la dfense des thses picuriennes contre les thses stociennes. Lassemble et le rle quy jouent Herms et Zeus divertissent lauditoire plus quils ne constituent une vritable critique des conceptions religieuses de la socit de son poque, tout en mettant laccent sur le caractre rhtorique de louvrage24 : nous montrant des dieux incapables de faire progresser laction, Lucien, par tout un jeu dintertextes, prouve son brio littraire25.

    bibLiograpHie

    BerdoZZo F., Gtter, Mythen, Philosophen. Lukian und die paganen Gttervorstellungen seiner Zeit, Berlin, De Gruyter, 2011.

    Bouquiaux-simon O., Les lectures homriques de Lucien, Bruxelles, Ed. de lAcadmie Royale de Belgique, 1968.

    BracHt BranHam R., Unruly Eloquence. Lucian and the Comedy of Traditions, Cambridge, Harvard University Press, 1989.

    coenen J., Lukian Zeus tragodos . berlieferungsgeschichte, Text und Kommentar, Meisenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1977.

    erBse H., Untersuchungen zur Funktion der Gtter im homerischen Epos, Berlin, De Gruyter, 1986.

    Helm R., Lucian und Menipp, Leipzig & Berlin, Teubner, 1906.sieBert G., DHerms Mercure , : quelques jalons pour une histoire de

    lidentit grecque. Actes du Colloque de Strasbourg, 25-27 octobre 1989, d. S. sad, Leiden, E. J. Brill, 1991, p. 101-118.

    22. La traduction est celle de J. Bompaire, dans son dition des uvres de Lucien aux Belles Lettres, tome 1.23. [] it is always clear who will win and why. [] Damis is volubile, ironic, and adept at public speaking ; Timocles, a surly pedant, is incapable of addressing a general audience. [] The opposition of styles underlies and justifies Damiss victory in perennial comic terms : easy laughter and rhetorical agility win out over stale syllogisms and Procustean traditionalism common sense defies doctrine. R. Bracht Branham, Unruly Eloquence. Lucian and the Comedy of Traditions, Cambridge, Harvard UP, 1989, p. 175).24. F. Berdozzo a rcemment mis laccent, contre J. Bompaire et J. Coenen, sur limportance essentielle de la rhtorique dans ce dialogue, et nous reprenons ses ides.25. The reader may well be left wondering whether Lucians joke is really on Zeus or on Damis, whether the Epicureans rhetorical figures [] are actually presented as more reliably imitative of the world than epic conventions, or whether the authority of the many genres of speech used in the text is not made to appear strictly relative to context and occasion : this clash of gods and philosophers is aimed less to persuade than to give the audience a temporary comic release from both their forms of seriousness. R. Bracht Branham, Unruly Eloquence. Lucian and the Comedy of Traditions, Cambridge, Harvard UP, 1989, p. 177.