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L'ARNAQUE SANS PEINE(S)

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JACQUES SECOND!

L'ARNAQUE SANS PEINE(S)

L'ART ET LA MANIÈRE DE FAIRE MAIN BASSE

SUR VOTRE ARGENT

CALMANN-LÉVY

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ISBN 2-7021-2090-3 © Calmann-Levy, 1992,

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A Lubna S. et Joséphine M., deux contacts privilégiés.

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Avert issement

Tous les faits et tous les personnages contenus dans ce livre sont authentiques. C'est à peine si leur comportement a été parfois romancé pour le plaisir de la lecture. Afin de conserver cette liberté d'écriture ou pour éviter une seconde mise au pilori d'hommes et de femmes ayant eu à répondre de leurs actes devant la justice, certains patronymes ont été masqués et apparaissent sous la forme d'une initiale. Ces précautions n'ôtent rien sur le fond à la réalité des situa- tions vécues. En revanche, sociétés et personnages publics apparaissent sous leur vrai nom, soit pour éviter des confu- sions avec l'ensemble d'une profession, soit pour leur valeur exemplaire.

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A V A N T - P R O P O S

L'arnaque en France, aujourd'hui, n'est plus l'apanage de ces personnages hauts en couleur que l'on croise dans les caricatures de Daumier. On en rencontrera pourtant ici. A l'exemple de ce vieux monsieur qui, en quelques années, est parvenu à soustraire plusieurs dizaines de millions de francs aux notables de sa ville de province. Il est l'héritier lointain de cette lignée d'aventuriers des affaires qui, depuis le siècle dernier, à l'époque où l'on qualifiait pudiquement leurs agis- sements de « finesses de citadins », fleurissent périodi- quement les chroniques des journaux à grand tirage. Ses congénères sévissent indifféremment dans les milieux du vin, de l'immobilier ou des œuvres d'art. Avec le même toupet, la même gouaille et ce pouvoir inné d'attirer la sympathie. Un monde ! Des épargnants ruinés, une faillite retentissante, des décideurs économiques et politiques sans scrupules, des pres- cripteurs retors : le scandale du canal de Panama vient tout juste de fêter ses cent ans... mais il a toujours vingt ans. Ces escrocs-là ne meurent pas, ils muent.

Et puis il y a les autres, ceux que l'on n'attend pas. Ce ne sont pas des délinquants : ils s'apparentent plutôt à la seconde définition du mot arnaque donnée par le Petit Robert : l'artifice, la tromperie, la ruse. Leurs actes ne relèvent pas toujours des tribunaux. Fins juristes, ils savent se préserver des poursuites et, sauf à être allés trop loin, encourent rarement de peines afflictives ou infamantes. Mais, au bout du compte, le résultat est identique : des épar-

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gnants lésés, floués, dépouillés. Ce sont des chefs d'entre- prise, des membres d'honorables professions, des experts censés exercer leur contrôle dans tel ou tel secteur d'activité. Ils manient bien le verbe, jonglent avec l'esprit des lois, gèrent l'information... et la désinformation avec dextérité, comme une ressource stratégique. Ils ont la bonne conscience pour eux et justifient leur comportement par les exigences des affaires. Des exigences qui ne permettent pas toujours de légitimer l'ambiguïté d'une note d'information, la complexité trompeuse d'un montage juridique, une certaine audace dans l'interprétation des règles comptables et des silences complices.

Tous utilisent à leur profit le large écho accordé ces der- nières années aux performances des marchés. Couplée à la multiplication des produits d'épargne mis à la disposition du public pour faire fructifier son argent, cette intense publicité faite aux mille et une manières de « gagner de l'argent en dormant » a, d'une part, aiguisé l'imagination des aigrefins, d'autre part, permis aux acteurs réputés honnêtes d'attirer un plus large public dans leur orbite, par définition moins averti que les initiés d'autrefois. Un public qui se trouve confronté sans défense au monde des affaires, avide de secret et bien structuré.

La satisfaction béate de Bernard R. devant le bloc de germanium qu'il vient de payer une fortune, le désespoir d'André C. qui vient de perdre 400 000 francs suite aux abus d'un conseiller financier avide de commissions, mettent en lumière la crédulité de certaines victimes tout autant que l'ingéniosité, les calculs froids, le culot de leurs « bour- reaux ». On pourra se gausser d'une telle naïveté. Se dire que cela n'arrive qu'aux autres. Mais c'est mal connaître le phé- nomène. J'ai été plutôt surpris par la « qualité » des victimes rencontrées dans le cours de mon enquête. Dans tous les cas, leur premier réflexe a été la confiance. Parce que l'on ne soupçonne jamais la rouerie que dissimule parfaitement le luxe d'une mise en scène avant de s'être soi-même fait rouler. Un principe d'autant plus valable que votre interlocuteur

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est une entreprise ou un professionnel avec pignon sur rue, voire l'expert officiel qui fait passer son intérêt personnel avant celui de son client.

Le but de cet ouvrage est plutôt de décrire que de dénon- cer. On va y découvrir un ensemble de mécanismes décorti- qués avec soin et aussi un catalogue d'attitudes, de comporte- ments qui, à force de recoupements, finissent par constituer une sorte de lexique de ce qui se fait de mieux aujourd'hui en matière de placements miracles, de montages financiers dou- teux, de conduites répréhensibles ou pour le moins ambiguës. Un instantané indispensable pour comprendre et déjouer les méthodes des nouveaux pirates de l'épargne.

Est-il choquant de réunir dans le même ouvrage, au risque de les loger à la même enseigne, des escrocs indépen- dants, des représentants de métiers tout à fait respectables, des entreprises connues? Les premiers sont de purs aventu- riers, les autres ont bonne conscience. Mais lorsque les uns et les autres agissent aux limites de la légalité, jouent pour le moins avec l'esprit des lois, le résultat est le même : des vic- times qui croyaient gagner beaucoup et qui ont tout perdu.

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Q U E L Q U E S F I N E S S E S D E C I T A D I N S

Escrocs, aigrefins, écornifleurs, estampeurs, tricheurs : la langue française est riche en substantifs pour désigner ceux qui ont négligé la force et choisi la ruse pour voler leurs concitoyens. Peut-être parce que leur existence sociale ne date pas d'hier. En atteste l'ancienneté de certains de ces mots, antérieurs au XVII siècle. L'un des plus vieux - filou - fait sa première apparition dans la langue écrite en 1564. On doit lui reconnaître d'avoir su traverser toutes ces généra- tions sans prendre une ride. Comme les personnages qu'il est censé désigner d'ailleurs. Au siècle dernier on parlait pudi- quement pour qualifier leurs ruses de « finesses de citadins ». De ce point de vue, les « arnaqueurs » professionnels (à ne pas confondre avec les professionnels qui se laissent, à l'occa- sion, aller à quelques ruses et artifices) n'ont pas changé. Volontiers séducteurs, souvent sympathiques, ils affichent toujours le même toupet, la même hardiesse et une sem- blable habileté. C'est le gage premier de la réussite de leurs entreprises malveillantes. Leur recette non plus n'a pas varié. Elle consiste à cultiver patiemment la confiance de leurs futures victimes. Courtiers en vins, hommes d'affaires, compagnons du partage : ils savent revêtir l'habit social qui endormira les derniers soupçons de méfiance. Il ne leur reste ensuite qu'à se jouer sans scrupules des sentiments qu'ils ont su inspirer avant de disparaître comme ils sont venus. A moins qu'ils ne soient contraints à l'occasion - cela fait partie du métier - de faire un détour par la case prison.

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Chacun son truc! Boule de neige, bouilloire, banque- route : toutes ces techniques sont éprouvées. L'art de ces aventuriers-là est de savoir les adapter au goût du jour, dans l'immobilier, la finance, ou même les ventes de vins en pri- meur, de sentir l'air du temps. C'est ce qui fait leur moder- nité.

Peur sur la ville

Après tout qu'importe? La manne est tombée sans discontinuer chaque mois pendant deux ans. André S. a récupéré trois fois la somme qu'il avait confiée en petites coupures à son bienfaiteur en échange d'un simple reçu manuscrit. Maintenant il est sans nouvelles de lui depuis deux mois. Était-ce un escroc? En ce cas, il fut magnanime. André se promet tout de même d'en toucher un mot, lors de sa prochaine visite à sa banque, à l'employé de guichet qui l'avait mis en contact avec ce personnage énigmatique. D'autres n'ont pas eu la même chance parmi les habitants de la respectable ville de Chartres. Robert M., lui, était sur le point de baisser le rideau de fer lorsqu'une petite phrase de son dernier client de la journée lui a glacé le sang : « V'z'êtes au courant, vous? Y'en a quelques-uns qui se sont drôlement fait avoir. » Il n'a pas eu la force de répondre et en a perdu le sommeil pendant deux nuits. Tout allait si bien. Robert M. est un gros commerçant chartrain. Son portefeuille bien garni lui a permis, l'année dernière, de se faire admettre à la section locale du Rotary. La quarantaine épanouie, deux enfants qui se battent pour les premières places au lycée Marceau, une femme agréable et un appartement cossu dans le quartier chic juste derrière le théâtre. L'ennui, c'est qu'il est directement impliqué dans ce qui risque de devenir un énorme scandale local. Rien encore dans les journaux mais la rumeur se répand, il le sent bien. Et les scandales, la bonne bourgeoisie de Chartres n'aime pas ça. « Tout allait si bien ! », ne cesse-t-il de se répéter. Mais comment a-t-il pu se

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laisser entraîner dans cette affreuse histoire? Une fois de plus, il repasse dans son esprit le film des événements. Tout a commencé deux mois auparavant, un vendredi soir du mois de novembre 1987, lors d'un gueuleton bien arrosé au Monarque, le restaurant où les notables de Chartres aiment à être vus. Le dîner réunit les V. et leurs amis, deux couples d'agriculteurs beauceron dont on dit que même sans l'impôt de solidarité sécheresse, ils n'auraient eu aucune difficulté à se payer leur Mercedes. Après avoir passé en revue les exploits scolaires des enfants, on en vient à parler gros sous. Pour se plaindre. De la rapacité du fisc d'un côté, de l'ava- rice des banques de l'autre. « Avec ce qu'on leur donne elles pourraient faire un effort », estime Robert qui manipule dans son métier beaucoup d'argent liquide. Jacques et René, les deux amis, ne relèvent pas tout de suite. La troisième bou- teille de clos du buzet leur délie la langue. Ils ont, eux, trouvé la solution : un investissement exceptionnel, qui rap- porte du 120 % par an, le tout en espèces et en toute discré- tion, ce qui permet de ne rien déclarer au fisc. Robert songe à l'argent qu'il sort régulièrement de sa caisse et qu'il est obligé de dépenser pour échapper aux questions indiscrètes de son percepteur. Il veut en savoir plus. Tandis que leurs épouses sont absorbées dans une conversation sur la diffi- culté qu'il y a à trouver une femme de ménage honnête, les deux amis racontent sur le ton de la confidence comment ils ont investi pour commencer 100 000 francs chacun, juste pour voir. « Tiens-toi bien », lance Jacques, « au bout d'un mois on leur versait à chacun 10 000 francs. Les premiers intérêts. » Total en un an : 120 000 francs, soit 120 % d'inté- rêts. Mieux que pair ou impair à la roulette et apparemment moins hasardeux. Convaincus ils ont triplé leur mise et attendent tranquillement leurs 360 000 francs de gains. Tou- jours nets d'impôts ! Le tout est déposé sur un compte numé- roté en Suisse. Robert M. est en confiance. Il prend un deuxième digestif pendant que ses deux compères lui donnent les détails pratiques.

Rendez-vous est pris trois jours plus tard avec le « ban-

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quier » de Jacques et René, cette fois au Privilège, le club privé de la place Saint-Pierre.

L'homme qui s'assoit en face de Robert n'a pas l'allure d'un malfaiteur. Lunettes cerclées, costume Pierre Cardin légèrement cintré, pochette mauve et cravate assortie : on l'imaginerait très bien au baptême d'une filleule. Cela ras- sure Robert. Avec 400 coupures de 500 francs dans sa sacoche il a tout de même l'estomac un peu serré. « Oui, oui 120 %, lui explique très sérieusement son interlocuteur. Vous pouvez au choix capitaliser les bénéfices ou au contraire les retirer chaque mois. Non ce n'est pas incroyable. Nous inves- tissons simplement dans des paradis fiscaux sur des outils très spéculatifs qu'il suffit de savoir maîtriser. C'est du off- shore. » « Offshore? » Robert a déjà rencontré ce terme sans en connaître la signification. Il a simplement retenu que cer- tains professionnels savaient en tirer beaucoup d'argent. Il signe. Un mois plus tard, Robert reçoit un coup de téléphone de son bienfaiteur. Celui-ci lui annonce que les premiers inté- rêts, 20 000 francs, viennent d'être portés au crédit de son compte bancaire en Suisse. Mais, ajoute-t-il, le dollar fait des siennes et les valeurs asiatiques ne sont pas au mieux de leur forme. Rien de très préoccupant mais, pour renforcer l'édi- fice, il lui serait tout à fait agréable qu'il en parle à d'autres amis.

Robert ne sera jamais récompensé par de nouvelles mensualités, d'ailleurs, son compte avait-il été crédité? Il n'entendra plus jamais parler du banquier à la voix suave. Plus d'abonné au numéro que vous avez demandé. Quant au numéro de compte, il ne lui a jamais été communiqué. Évi- demment il n'ose porter plainte. Lui-même s'est mis hors la loi en acceptant de faire transférer ses capitaux à l'étranger. Et puis cet argent, même s'il n'en a retiré aucun bénéfice, c'était de l'argent non déclaré. Que dira-t-il lors du contrôle fiscal que l'on ne peut manquer de lui faire subir s'il se fait connaître, lui fait remarquer l'avocat auquel il a osé se confier. Son sentiment de frustration atteint son comble lorsqu'il réalise qu'il n'a même pas la possibilité de se venger

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en procédant à une dénonciation anonyme. Il le comprend à présent : c'est pour éviter ce type de tentation à ses victimes que l'intermédiaire avait exigé de lui une photocopie de carte d'identité.

Ils sont des centaines à Chartres dans le même cas que Robert. Plusieurs dizaines de millions de francs ont été souti- rés à une moitié des notables de la ville, parfois à des gens plus modestes qui ont été jusqu'à contracter des emprunts pour pouvoir participer à la combine magique. L'autre moi- tié de la ville commence à rire de leur naïveté. Un climat fié- vreux règne autour de la cathédrale. Au restaurant, sur les marchés, dans les associations, on se vante d'avoir échappé aux escrocs, d'avoir flairé la combine, en même temps que l'on murmure le nom de telle ou telle personne qui, dit-on, est tombée dans le piège. D'autres font profil bas et tremblent en silence en espérant que l'affaire se tassera d'elle-même.

Mais lorsque l'on découvre à la une de La République du Centre que les limiers parisiens de la brigade financière sont sur le coup, c'est un véritable vent de panique qui se met à souffler sur la ville. Le 17 novembre 1988 au petit matin, le commissaire Wacq et les hommes de la Brigade de recherche et d'investigation financière du dixième cabinet de délégation judiciaire passent à l'action. Au total, dix-sept personnes sont arrêtées. Sombre perspective pour leurs clients : quatre faux banquiers et treize de leurs rabatteurs vont devoir s'expliquer devant la justice.

Parmi eux, Charles A., un ancien commerçant dont l'implication dans l'affaire provoque la stupéfaction. « Sa famille jouissait pourtant d'une bonne réputation » s'excuse la presse locale lorsqu'elle livre son nom au public. Dans le tas également, un certain Claude M. Agissant sur dénoncia- tion, la financière surveillait depuis six mois ce Chartrain de quarante-deux ans qu'elle considère comme le cerveau de l'affaire. Claude M. dirige une société de placements instal-

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lée à Chartres, qui possède aussi un bureau Tour Mont- parnasse à Paris.

Officiellement, il vend des produits financiers inoffen- sifs, SICAV, obligations et produits d'assurance. En fait son bureau est la plaque tournante de l'investissement à 120 %. La plus belle prise des policiers est la saisie du fichier infor- matique de la société où figurent les noms de tous les partici- pants à la « roue de la fortune ». Après quelques mois d'angoisse pour les respectables victimes, ce document sera finalement déclaré illisible. Pressions? Il est certain que Chartres a été à un certain moment menacé d'implosion. Agriculteurs, commerçants, professions libérales pourraient- ils tous survivre aux lourdes amendes fiscales que l'on était susceptible de leur infliger? Sans compter l'action des douanes à leur égard pour transferts de capitaux clandestins. La rumeur gronde. Georges Lemoine, le maire de Chartres a compris le danger. Il s'en émeut, tout en nuances, lorsqu'il adresse ses vœux à la population pour la nouvelle année (1989) toute proche. «Si tout n'est qu'un mauvais roman, qu'on l'écrive et vite. (...) Comment éviter qu'à l'avenir un tel phénomène ne se reproduise? On m'a cité deux ou trois exemples qui, s'ils étaient vérifiés, auraient des allures de tragédie pour les familles atteintes (...) mais une décision qui contribuerait à laisser planer le doute serait très préjudi- ciable à l'ensemble de notre ville et de notre région. » Les responsables des fédérations professionnelles croient bon de s'exprimer à leur tour publiquement. M. Cote, directeur de la F.D.S.E.A. s'indigne de la mise en avant « nocive » et « peut-être téléguidée » de la profession d'agriculteur. Les commerçants, soupçonnés eux aussi d'avoir craqué en masse, jurent leurs grands dieux qu'ils ne se seraient jamais laissé avoir lorsqu'ils sont interrogés au hasard par les journalistes locaux. En fait, tout le monde se pose des questions sur son voisin, guette les signes suspects, de défaillance ou de richesse. Seuls les banquiers de la ville jubilent. Eux qui se faisaient insulter par certains de leurs clients lorsqu'ils leur proposaient de placer leur trésorerie à 6 %, quelle revanche !

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Bertrand Hieaux, banquier et président de la chambre de commerce s'indigne « du caractère odieux de l'escroquerie » en excusant d'abord les victimes - « des gens peuvent faillir à un moment de leur vie. Le train peut dérailler » - avant d'assener à ceux qui se sont laissé tenter qu'ils n'ont « que ce qu'ils méritent ». La directrice adjointe d'une grande banque chartraine affirme pour sa part avoir flairé l'escroquerie dès son arrivée dans la ville : « De nombreuses personnalités, des commerçants dont le magasin n'était plus très florissant sont venus nous voir pour des placements à des taux que nous ne pouvions pas pratiquer. Ils nous menaçaient alors d'aller voir la concurrence. » Hypocrisie ou aveuglement? Certains employés de guichet faisaient partie des rabatteurs de Claude M. Les Chartrains ne sont pas au bout de leurs émo- tions. Les enquêteurs s'aperçoivent en effet très vite en inter- rogeant les suspects qu'un personnage clé est passé à travers les mailles de leur filet. Il s'agit de « Monsieur Paul », un homme de soixante et onze ans qui a quitté la ville sans lais- ser d'adresse plusieurs mois auparavant. La révélation de son nom provoque un vif émoi à Chartres où Monsieur Paul, un membre actif du Secours catholique, s'était acquis la sympa- thie d'un bon nombre de personnalités locales. A présent il fait le mort et laisse ses anciens acolytes se débrouiller seuls avec la justice.

Lorsque les policiers lui passent les menottes, Claude M. éprouve comme un sentiment de libération. Au sens figuré. Il ne sait pas encore qu'il va passer dix-huit mois dans une cel- lule de dix mètres carrés de la prison de la Santé à Paris. Sur le moment, en tout cas, il accueille les inspecteurs avec une sorte de soulagement. « C'était inévitable et cela aurait pu se terminer plus mal que dans les bras de la police » se dit-il. Le coup de filet de la brigade financière vient de casser une machine qui l'avait totalement dépassé. Et c'est lui que l'on prend pour le cerveau de l'affaire, lui qui, justement, se considère comme l'un des rouages d'une machination, lui qui

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était manipulé à son insu. Et dont il n'a su s'échapper à temps.

L'aventure commence en 1981. A l'époque, il dirige une entreprise spécialisée dans la construction de pavillons per- sonnalisés. Claude M. traite avec les accédants à la pro- priété. Il y en a des modestes, qui se sont saignés aux quatre veines, et des plus aisés. Il sait les conseiller, leur proposer la solution adaptée à leurs moyens. C'est une affaire qui marche, mais ce n'est pas le Pérou. Ses économies, quelques milliers de francs par mois, il les joue en Bourse. Pour lui c'est un peu un hobby. Un simple amusement parce que avec des sommes pareilles, on ne devient pas millionnaire. Même en prenant beaucoup de risques. C'est justement à la suite d'une conversation sur la Bourse que son destin va prendre un tour tout à fait imprévu.

Séparé de sa femme depuis plusieurs mois à l'époque, Claude M. frôle la dépression. Il finit par suivre le conseil d'une de ses amies, Madeleine M., qui lui propose de partici- per avec elle aux activités de l'antenne locale du Secours catholique. C'est là qu'il va faire la connaissance de Mon- sieur Paul. L'homme ne lui est d'ailleurs pas totalement inconnu. En lui serrant la main, il reconnaît le vieux mon- sieur qui s'était spontanément mis au piano quelques semaines plus tôt au bar Le Cintra. Le client avec lequel il dégustait un kir lui avait brossé un portrait du pianiste d'un soir. Un personnage étonnant, totalement dévoué à la cause des exclus au sein du Secours catholique, mais qui a su rester bon vivant, généreux, amateur de bonne chère et de grand vin malgré sa condition modeste. D'après Madeleine, Mon- sieur Paul fait, en outre, des merveilles sur les marchés financiers. Il joue sur les devises, lui semble-t-il. Claude M. est vivement intéressé.

Les deux hommes vont rapidement sympathiser. Un soir, Monsieur Paul invite son nouvel ami à venir prendre un verre de bordeaux à son modeste domicile, mis à sa disposi- tion par le Secours catholique. Ils en viennent à parler de techniques financières. Ce que raconte Monsieur Paul sur le

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marché des devises ou sur les actions asiatiques n'a rien d'extrêmement pointu. Mais comme Claude M. n'y connaît lui-même pas grand-chose, il est immédiatement fasciné. L'autre en vient au système des 120%. Claude M. se laisse tenter. Il y va très doucement au début, confie 10 000 francs à son nouvel ami qui au bout d'un mois lui reverse 1 000 francs. Incroyable! Mais vrai. Claude M. double la mise, en fait profiter ses proches, sa compagne et aussi son frère. Puis d'autres. Et peu à peu son attitude se profession- nalise. Comme il s'agit d'un investissement non dénué de risques, il conseille aux intéressés de ne pas mettre plus de 10 % de leurs économies dans le circuit. En un peu plus d'un an les 90% restants, placés à 8 ou 10% en instruments monétaires reconstituent le capital de départ. Les 10% investis en fonds «offshore» (c'est le terme qu'a toujours employé Monsieur Paul) peuvent être joués en toute quié- tude. L'inconvénient, c'est que beaucoup d'investisseurs, époustouflés par la régularité du rapport, oublieront toute prudence et mettront beaucoup plus qu'un dixième de leur patrimoine dans la combine.

Deux ans plus tard, Claude M. est devenu un rabatteur d'envergure pour le compte de son ami. Il recueille l'argent des « investisseurs » et le transmet à Monsieur Paul qui s'occupe, lui, grâce à un interlocuteur inconnu, de le trans- férer à l'étranger, où assure-t-il, il est géré par des profession- nels. Claude M. tient une comptabilité minutieuse de cette activité de banquier parallèle. Car il s'agit bien de cela. Il a d'ailleurs tout à fait conscience de s'être mis hors la loi. Mais n'est-ce pas dans un but louable? Pour faire profiter les autres d'un placement très rémunérateur et qui marche à coup sûr. Sur un fichier informatique donc, un numéro pour chaque client. En face, un nom et la balance entre les sommes versées et les intérêts à payer. Lorsqu'un tirage papier est nécessaire. Claude M. le détruit dès que possible dans le broyeur de documents acquis à cet effet. Et, comme s'il s'agissait d'un vieux rêve enfin réalisé, il a à présent pignon sur rue. Il a fait ses adieux à l'immobilier et à la

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que le mandat d'un commissaire aux comptes, d'une durée de six ans, est irrévocable. Officieusement, on les a ferme- ment invités à partir.

« Pratiques inacceptables » : c'est sous ce titre que la Compagnie régionale des commissaires aux comptes de Paris s'adressait à ses membres au mois de juin 1991 pour les inci- ter à résister à ce type de pressions. « Des commissaires de plus en plus nombreux m'interrogent sur l'attitude à prendre face à un repreneur de sociétés qui, via son conseiller juri- dique, le prie de démissionner de ses fonctions de commis- saire aux comptes de la société dont il vient d'acquérir la majorité. Cette pratique porte atteinte à l'indépendance du professionnel, à son honneur, à la probité et à la notoriété des commissaires aux comptes : celui à qui il est demandé de se retirer comme à son successeur, imposé comme étant l'homme du chef d'entreprise », écrit en substance Victor Amata, l'actuel président de la Compagnie. En se compor- tant comme des professionnels révocables selon le bon vou- loir du patron, leur mission apparaît comme totalement dépendante du chef d'entreprise. Mais cette tendance de cer- tains chefs d'entreprise à vouloir mettre au pas les censeurs que sont supposés être les commissaires aux comptes n'est- elle pas favorisée par le statut même des commissaires aux comptes? C'est toute l'ambiguïté de ce «policier» d'un genre un peu particulier qui rêve de conseiller le chef d'entreprise et que l'actionnaire est bien obligé d'écouter.

Les experts de la justice

C'est la réflexion d'un de ses pensionnaires qui ouvrit les yeux de Gérald Bedar sur les conséquences réelles de la déci- sion du syndic de faillite.

« Alors c'est fini, vous jetez l'éponge? Vous avez soigné mon grand-père, vous avez accouché ma femme, mon père a fait des cures chez vous, mais désormais on ne pourra plus compter sur la famille Bedar? »

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Oui, oui, il ne pouvait pas le nier plus longtemps, c'était la triste vérité et jusque-là elle lui paraissait inconcevable : les Établissements de bains du Tarn, fondés en 1919 par son grand-père, allaient être vendus par un fonctionnaire de jus- tice pour une bouchée de pain et il n'y pouvait strictement rien. La lutte était par trop inégale. C'était la fin de l'empire Bedar, la fin d'un royaume paisible à la tête duquel il avait tant apprécié l'existence pendant dix-huit années. Huit cli- niques, cinq cents employés avec lesquels il avait développé une relation de confiance exceptionnelle : la vie au sein de l'empire Bedar était à la fois facile et gratifiante. Gérald Bedar, jeune homme appliqué mais assoiffé d'indépendance, était devenu patron le jour de ses vingt-huit ans. Son père avait tenu à attendre le jour de son anniversaire pour lui transmettre officiellement les rênes de l'entreprise familiale. Gérald Bedar avait d'ailleurs interprété ce geste comme un magnifique cadeau. Cultivé, brillant mais rebelle à toute relation de subordination, il appréciait infiniment la chance que lui donnait son père de satisfaire son besoin d'indépen- dance. Gérald s'était vite pris au jeu du pouvoir. Il avait la chance de pouvoir s'y consacrer dans une ambiance sereine : l'hôpital local représentait la seule concurrence dans la région. Presque privé de ressources et administré par des fonctionnaires sans ambition, sa menace n'était que virtuelle, juste suffisante pour donner l'illusion de la compétition sans menacer une politique généreuse vis-à-vis du personnel et des malades. La vie s'écoulait doucement. Gérald Bedar avait peu à peu imposé son style de direction, fondé sur une large délégation des pouvoirs, tout en restant très proche de son père, moins présent physiquement que par le passé dans la gestion des Établissements mais toujours prêt à prodiguer ses conseils. Les affaires prospéraient.

Alors quelle erreur avait-il commise pour en arriver là? Il avait beau ressasser sans fin les dix dernières années de sa vie, lorsqu'une angoisse sourde le réveillait en plein milieu de la nuit et que son esprit se mettait à fonctionner malgré lui, il ne comprenait pas ce qui avait bien pu provoquer la punition actuelle.

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C'est en 1982 que la chance avait tourné, l'année de la mort de son père. Sur le coup, il avait bien supporté cette disparition. Il avait un sens aigu du destin et cette fin, sereine, il l'avait vue comme l'aboutissement normal d'une existence bien remplie. Il avait été presque heureux de voir son père partir avec la conscience tranquille, sûr qu'il était d'être parvenu à assurer une transmission réussie du patri- moine familial. Il n'allait pas s'écouler un mois avant que les premières lézardes n'apparaissent dans l'édifice légué à ses enfants par le respectable vieillard. Gérald Bedar était resté directeur des Établissements de bains du Tarn mais il avait dû compter avec ses trois frères et sœurs qui avaient désor- mais une part égale à la sienne dans le capital de l'entreprise. C'est à la même époque que le vieil hôpital municipal avait commencé à se réveiller. La capitale du département avait reçu des crédits pour sa modernisation et, à présent, c'était à la sous-préfecture de bénéficier de la manne de l'État. Les frères et sœurs de Gérald s'étaient montrés sensibles aux pressions de l'administration qui les pressait de restructurer et de fusionner les huit établissements pour réduire le nombre de lits et donner de l'oxygène à l'hôpital régional. Serein, imperturbable, Gérald Bedar s'était opposé ferme- ment à toute décision en ce sens. Chacune des huit cliniques avait au moins cinq ans d'avance sur l'hôpital, il ne fallait pas réduire à néant cet avantage. Il avait finalement été écarté du pouvoir. Pas pour longtemps. Quelques mois plus tard, à la demande pressante de ses frères et sœurs, il accep- tait de reprendre les affaires en main pour tenter de remé- dier aux conséquences d'une gestion désordonnée. Trop tard, l'entreprise avait été rapidement acculée au dépôt de bilan, au mois de novembre 1982.

Gérald Bedar n'était pas inquiet outre mesure. Il ne s'agissait a priori que d'un incident de parcours. L'entreprise était fondamentalement saine, et les quelques mois de répit accordés par la mise en règlement judiciaire vis-à-vis des créanciers allaient à coup sûr permettre de remettre les Éta- blissements de bains du Tarn sur les rails. Les chiffres

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allaient donner raison à Gérald Bedar. Les huit cliniques avaient enregistré un déficit global de 8 millions de francs pour l'exercice 1982 qui s'était terminé par leur mise en règlement judiciaire pour un chiffre d'affaires de 84 millions de francs. Les comptes allaient redevenir bénéficiaires dès l'année suivant le dépôt de bilan. Le bénéfice atteignait 1 million de francs en 1983. Il passait à 3 millions de francs en 1984 de même que l'année suivante, puis à 4 millions en 1986.

Dès la fin de 1983, Gérald Bedar songeait au retour de l'entreprise à la vie normale, c'est-à-dire à la sortie du règle- ment judiciaire. Cette procédure nécessite bien sûr l'accord de l'ensemble des créanciers qui s'expriment en ce cas par un vote au sein d'une assemblée concordataire. Il avait obtenu ce concordat avec 99 % des voix. Il ne lui restait plus qu'à faire homologuer cette décision, qui marque le retour de l'entreprise à une vie normale, auprès du président du tribu- nal de commerce. C'était sans compter l'opposition subite et inattendue des deux syndics qui jusque-là étaient restés pru- demment dans l'ombre et l'avaient laissé gérer l'affaire à sa guise. « Pas sérieux », avaient-ils argumenté quelques jours plus tard devant la Cour d'appel. Ils affirmaient que le passif de l'entreprise était beaucoup plus important que ce que pré- tendait Gérald Bedar. La dette exigible des Établissements de bains du Tarn atteignait selon leurs calculs 42 millions de francs. Rien à voir, donc, avec les 15 millions mis en avant par Gérald Bedar. Dans un règlement judiciaire, les avis de l'expert-comptable, les certificats du commissaire aux comptes, les commentaires du P.-D.G. perdent toute valeur. Seules sont retenues les conclusions du mandataire de jus- tice, en l'occurrence les deux syndics. La Cour d'appel allait donc leur donner raison. Mais cette fois les syndics avaient, dans leur manœuvre pour forcer la mesure, pris un peu trop de liberté. Gérald Bedar allait demander la révision de cette décision puis, au terme d'une bataille judiciaire de trois ans et après avoir obtenu un entretien auprès du ministre de la Justice, les deux hommes allaient devoir ramener leurs esti-

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mations à 19 millions de francs. Sans pour autant lâcher le morceau. C'est en 1988 que les deux syndics parvenaient à leurs fins : la liquidation judiciaire était alors ordonnée. L'une des cliniques allait être vendue... au moins offrant : 8,4 millions de francs alors qu'un autre investisseur en proposait 15 et un autre encore 12. Non compris les dessous-de-table.

Le syndic Yves Grand-Serre ne l'emporterait pas au paradis, ne cessait de se répéter Gérald Bedar. Jusque-là, la combine de l'officier de justice avait fonctionné sans heurts majeurs. Lorsqu'il s'agissait de liquider une bijouterie en gonflant le passif, de la vendre pour une bouchée de pain à un ami qui lui-même la recédait dans de bonnes conditions, les gens lâchaient prise très vite. Mais là Grand-Serre, qui pensait peut-être faire le coup de sa carrière, s'était attaqué à un gros poisson à l'échelle locale. Gérald Bedar était ce qu'il est convenu d'appeler un notable dans la région. D'ail- leurs, le président du tribunal de commerce, qui n'hésitait pas de temps à autre à appuyer le syndic dans ses opérations de détroussage, avait recommandé à Grand-Serre de lâcher prise. Il connaissait Gérald Bedar personnellement et cela le gênait. Mais Grand-Serre n'avait pas pu résister à la tenta- tion. Il était fatigué de liquider des petits commerces qui ne rapportaient pas gros. Avec les Établissements de bains du Tarn, il tenait enfin une belle affaire qui allait lui permettre d'arrondir confortablement son compte bancaire en Espagne. Son erreur avait été de ne pas compter avec la ténacité de ce diable de Bedar. Pour peu qu'elle soit de condition modeste et peu éduquée, une personne qui n'a jamais eu affaire à la justice ne trouve rien à redire au verdict d'un président de tribunal d'instance ou à la plaidoirie d'un avocat général. Elle est assommée du premier coup. Et Dieu sait que dans la région, la bonne entente qui régnait entre le président du tri- bunal d'instance et le juge commissaire avait permis de mettre au tapis pas mal de monde. En cas de résistance inop- portune il y avait toujours le procureur pour bloquer les plaintes. Mais face à un personnage de la trempe de Bedar, cela n'avait pas suffi. L'affaire se présentait pourtant bien au

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départ. Bedar avait parfaitement accepté le dépôt de bilan. Ensuite, Grand-Serre avait appliqué scrupuleusement sa bonne vieille méthode pour asphyxier l'entreprise afin d'empêcher toute possibilité de sortie du règlement judi- ciaire et provoquer la liquidation. Il avait gonflé artificielle- ment les dettes de la société en ajoutant systématiquement les intérêts dus sur la totalité de l'emprunt au montant des dettes ou en inscrivant carrément l'emprunt et les intérêts au premier jour comme si rien n'avait fait l'objet d'un rem- boursement depuis le début. La parole du syndic fait foi. Dès lors, il était si facile de tirer parti d'une loi qui prend comme postulat l'honnêteté de l'officier de justice, et vise à empê- cher toute tentative du chef d'entreprise de masquer la situa- tion véritable de la société pour la sortir du règlement judi- ciaire ! Avec ces techniques, éprouvées au fil des années dans tout le département mais jamais sur un groupe de la taille de celui de Bedar, Yves Grand-Serre en était arrivé à un passif total de 52 millions qu'il avait jugé bon, pour sauver quel- ques apparences, de ramener à 42 millions de francs. Avec une telle somme au passif, la mise en liquidation de la société était absolument inévitable. Petite formalité dont il savait pouvoir se charger dans les conditions les plus avantageuses pour lui-même et pour ses amis. Là aussi, c'était tellement facile... Trop même. Il avait le choix du repreneur. En échange d'un prix défiant toute concurrence, celui-ci accep- tait sans difficulté de lui remettre une petite mallette rem- plie de billets de 500 francs. L'entreprise devait, elle, être vendue en morceaux. Y avait-il des meubles, des machines à vendre aux enchères? Il suffisait de convier quelques amis à une vente organisée un 24 décembre ou un 26 août, de manière à être sûr que les professionnels seraient réduits au nombre minimal, et le tour serait joué. Un appartement pou- vait partir au profit d'un ami à 10 % de son prix réel faute d'enchérisseur. Personne ne pouvait y trouver à redire.

Avait-il un peu forcé la dose cette fois? Il reconnaissait à présent avoir sous-estimé la capacité de réaction de Bedar. Et puis le fait d'avoir finalement accepté de revoir en baisse

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ses premières estimations du passif du groupe avait certaine- ment fait mauvaise impression. Il avait dû également retra- vailler à sa manière les bilans de l'exercice 1986. En effet, les bénéfices qu'ils laissaient apparaître étaient en totale contradiction avec sa demande de liquidation. En suppri- mant quelques lignes gênantes et en gonflant quelques postes de frais, il était facilement parvenu à faire plonger les résul- tats dans le rouge. Mais Gérald Bedar avait aussitôt, avec l'aide de son expert-comptable, fait une critique point par point de ces documents. Et cette erreur stupide! Grand- Serre avait mis en liquidation une société du groupe Bedar qui n'était pas incluse dans le règlement judiciaire. C'était vraiment trop bête d'avoir ainsi prêté le flanc à une contre- attaque. Là encore il n'avait pas pu résister. La société en question, contrôlée par la famille Bedar, était propriétaire des immeubles utilisés par les cliniques et les leur louait. En clair, elle représentait beaucoup d'argent. Quant à la tenta- tive d'intimidation de Bedar, elle avait fait fiasco. Le 9 mars 1987, le petit déjeuner de Gérald Bedar avait été interrompu par l'irruption à son domicile de deux juges d'instruction accompagnés de trois policiers et d'un greffier. Motif : per- quisition. Chef d'inculpation : Bedar avait tenté de contour- ner la décision de liquidation, approuvée en cour d'appel, en entreprenant de racheter les créances des cliniques. Or ce n'était pas un délit : Bedar avait bien subi l'humiliation de la perquisition mais il était sûr de son bon droit. Et il allait d'ailleurs bénéficier d'un non-lieu en 1991.

A présent Grand-Serre sentait bien qu'un étau commen- çait à se refermer sur lui. Aucune des trente-neuf plaintes déposées contre lui n'avait été déclarée recevable grâce à l'appui inconditionnel de son ami le procureur, l'homme chargé de faire appliquer la loi. De ce côté-là, il était sans crainte. En revanche, l'attitude du fisc à son égard commen- çait à l'inquiéter. On ne déclare pas aux impôts des revenus dont on ne peut justifier l'origine. Et lui avait accumulé en quinze années d'exercice un patrimoine clandestin de 15 mil- lions de francs de l'autre côté des Pyrénées. Il se croyait tota-

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lement à l'abri. Or une enquête sérieuse mettrait facilement au jour cette fortune occulte. Les renseignements généraux étaient eux aussi sur le coup, lui avait-on appris. Et puis non ! Ce n'était pas possible, se disait-il pour se rassurer. Il y avait trop de monde impliqué dans la combine. Il pouvait mettre trop de personnages respectables en cause. Du greffier qui roulait en Jaguar, spécialiste des jugements par défaut (en l'absence de l'intéressé), par retard ou absence d'assignation, au président du tribunal de commerce et tous ceux qui avaient bénéficié des rachats d'immeubles et d'appartements pour des bouchées de pain, ceux qui l'avaient aidé à étran- gler les sociétés en cessation de paiement. L'affaire s'étouffe- rait d'elle-même. Il lui suffirait d'être plus prudent à l'ave- nir.

Mauvais roman? Peut-être. Mais alors, seuls les noms y sont imaginaires. Les personnages et les situations sont, eux, bien réels et d'actualité dans une ville moyenne du Sud- Ouest de la France. « Il est incontestable après avoir fait le tour de la question sur place et en haut lieu que ce person- nage des plus critiquables bénéficie d'une certaine protec- tion », écrit un avocat parisien de renom dans une lettre à une association de défense de justiciables au sujet du syndic de notre petite histoire. Avant d'ajouter : « Un certain nombre de plaintes ne sont pas juridiquement fondées, ou sont présentées de manière maladroite. Il n'empêche qu'il y a incontestablement des faits qui sont tels que d'autres syndics dans la même situation auraient été arrêtés, comme cela s'est produit dans le passé. Je me suis permis avec beaucoup de prudence d'essayer d'attirer l'attention sur ce problème que je pouvais d'autant mieux approcher que j'avais moi-même fait des constatations non pas identiques, mais concernant des faits déjà très regrettables. Cela n'est pas toujours facile étant donné les préoccupations que procurent certaines affaires politisées en haut lieu. Les dossiers les plus brûlants seront appelés pour communication et consultation par ceux qui sont chargés de l'exercice professionnel des mandataires de justice sur le territoire de l'Hexagone », conclut l'avocat.

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Un syndic (le mandataire liquidateur) est une personne souvent débordée qui doit essayer d'échapper aux responsa- bilités que l'on tente sans arrêt de lui mettre sur le dos. Parallèlement, c'est un homme mal payé, compte tenu des charges qu'il assume : pendant une période de règlement judiciaire, c'est lui le président. Lourde responsabilité tout de même!

C'est dans ce contexte que se sont développées les mau- vaises habitudes de certains professionnels. Au terme d'un accord tacite avec les autorités de tutelle on a admis que des syndics puissent prendre ici et là une petite commission per- sonnelle. Juste de quoi arrondir les fins de mois. La pratique la plus courante consiste à détourner pour son propre compte les intérêts des sommes bloquées lors d'une liquidation alors que ceux-ci devraient revenir à la société en liquidation, puis à ses créanciers. Il faut avoir affaire à un jeune homme zélé, frais émoulu de l'École de la magistrature, pour trouver un substitut qui s'indigne de ce genre de pratiques et vienne jouer les trouble-fête. Un syndic n'a pas les honoraires qu'il mérite. On a donc peu à peu admis certains écarts « qui ne prêtent pas à conséquence ». Mais comment s'étonner alors que certains fassent de grands écarts? Le stade supérieur, celui de l'abus de confiance, ne fait plus peur : les sommes sont utilisées pendant le temps où elles sont disponibles à la guise du syndic qui les restitue à terme... sauf s'il a fait des opérations malheureuses. Encore plus grave : les biens de la maison en liquidation sont vendus à des « amis » pour un quart de leur prix.

Depuis la loi Badinter de 1985 sur la faillite, le « failli » n'encoure plus, a priori, l'opprobre et le déshonneur. Mais il reste encore largement sans défense face à la toute-puissance du syndic.

Là encore les professionnels de l'argent des autres uti- lisent à leur profit un manque de contrôle, un laisser-faire général. De plus ils évoluent dans un petit milieu où les réflexes d'autodéfense vis-à-vis de l'extérieur sont très aigus. Comme ailleurs, chez les commissaires aux comptes ou les

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commissaires-priseurs, l'esprit de corps joue à fond dès qu'un individu est mis en cause. Dans notre histoire, trente-neuf plaintes ont été déposées contre le syndic local. Elles ont toutes été classées sans suite. Il a fallu un concours excep- tionnel de circonstances pour que la chancellerie, le minis- tère de l'Intérieur et les impôts commencent à se pencher de près sur les agissements de ce personnage qui, décidément, avait dépassé les limites. De la même manière que la police n'aime pas voir condamner l'un des siens au nom de « l'image » du service public, le ministère de la Justice hésite à poursuivre les officiers ministériels : une aubaine pour les sans scrupules ! Faudra-t-il déduire de ces anecdotes troubles que la parole d'un expert, quel qu'il soit, doit systématique- ment être mise en doute? Non, bien sûr. Mais il est souhai- table de se poser à chaque fois trois petites questions : qui le rémunère et comment? Est-ce suffisant? Que risque-t-il en cas de faux pas ? Elles contiennent des réponses suffisantes pour éviter pas mal de mauvaises surprises!

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É P I L O G U E

Paris, janvier 1992

En parcourant le journal Les Échos ce matin-là, Harry Zelnick, trente-neuf ans, détective d'affaires, ne fut pas sur- pris d'y découvrir un nouveau cas d'escroquerie à l'épargne. Cette fois il s'agissait d'une faillite frauduleuse. Le patron d'une entreprise informatique avait mené ses actionnaires en bateau pendant toute une année, se payant même le luxe d'une augmentation de capital un mois avant de déposer son bilan. Quelques années auparavant, Harry Zelnick n'aurait même pas prêté attention à ce genre d'articles, souvent courts et écrits dans un style très sec, qui lui paraissaient réservés à quelques initiés. Il ne lisait les journaux spécialisés que depuis qu'il avait renoncé aux enquêtes de mœurs pour se spécialiser dans le renseignement industriel. A présent que son champ d'action était l'économie, les entreprises, les hommes d'affaires de tout poil, il était naturellement attiré par ce type d'information. Pour lui ces affaires - une semaine auparavant c'était une société de Bourse qui avait utilisé à son profit les fonds d'une Sicav dont elle était le dépositaire - étaient un des avatars d'un milieu au sein duquel on transgressait facilement les interdits. Pas seule- ment au détriment des particuliers : c'étaient indifférem- ment l'État, l'environnement, les salariés, les actionnaires, les clients qui en faisaient les frais. Lui-même, comme détec- tive agissant pour le compte d'entreprises, était avant tout

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confronté à des pratiques de concurrence déloyale. Mais toutes ces histoires de particuliers roulés dans la farine par des entreprises - parfois créées dans un but exclusif de fraude mais souvent tout à fait respectables - découlaient d'un même système, d'une même logique. Et cela l'amusait de voir décrits dans les journaux les vices annexes des per- sonnages qu'il fréquentait quotidiennement.

De par son expérience professionnelle, Harry Zelnick avait appris à connaître les hommes. On le savait depuis le temps du jardin d'Éden mais il l'avait redécouvert per- sonnellement : la nature humaine n'est pas bien armée pour résister aux tentations. Or dans le monde des affaires les ten- tations étaient légion et il n'y avait guère de freins et de tabous pour empêcher les hommes d'y céder. Au contraire, certains voyaient un encouragement dans l'existence de règles du jeu souvent compliquées. Celles-ci offraient d'utiles paravents derrière lesquels se dissimuler. C'était vrai en par- ticulier dans le domaine immobilier. Harry Zelnick avait pu constater à plusieurs reprises comment certains profession- nels profitaient systématiquement de la méconnaissance affi- chée par leurs clients d'une réglementation des plus complexes. Loi Pons, loi Méhaignerie, loi Malraux : les outils ne manquaient pas.

On retrouvait ailleurs ce phénomène d'utilisation habile du maquis juridique. Chez de petits escrocs qui connais- saient la loi sur les sociétés commerciales sur le bout des doigts et savaient piéger tranquillement un associé sans méfiance. Et aussi chez les chefs d'entreprise tout à fait honorables qui savaient un jour séduire leurs actionnaires puis, le lendemain, monter une opération financière totale- ment contraire à leurs intérêts en jouant sur l'ambiguïté d'un texte de loi.

Il y avait aussi les pratiques illégales « tolérées ». Dans chaque milieu professionnel où l'on joue avec l'argent des autres, il y avait une « culture » qui souvent faisait peu de cas des lois et des règlements. C'est de cette manière qu'il expli- quait comment des officiers de justice pouvaient détourner

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les intérêts des sommes qui auraient dû profiter aux entre- prises liquidées. Et il ne s'étonnait plus de petites phrases comme « dans l'immobilier on ne peut pas faire d'affaires en restant honnête ». De même, il ne trouvait pas surprenant qu'une salle de ventes aux enchères s'abstienne de se porter partie civile dans une affaire de faux ou d'objets volés, ou que des entraîneurs de chevaux de course prennent quelques libertés avec le code de santé publique sans aucun sentiment de faire une faute. C'est le contraire qui aurait été surpre- nant. C'est l'usage qui faisait force de loi et, dès lors, il n'y avait pas pour les intéressés de quoi fouetter un chat.

Une autre habitude du monde de l'argent qui poussait à la faute, c'était la possibilité, largement acceptée, de recourir à la négociation en cas de pépin. Les amants étaient pris sur le fait et traînés devant le juge des divorces. Pas les « cols blancs » dans l'exercice de leur métier. C'était pratique cou- rante, chez les intermédiaires financiers par exemple, que de « régulariser » une situation douteuse si par malchance un client venait à s'apercevoir de quelque malversation. On savait rester courtois. Quant aux entreprises, elles préfé- raient de loin un bon accord à l'amiable qu'un passage peu discret devant les tribunaux. Bref, les affaires qui arrivaient jusque devant la justice constituaient l'exception. Comme la sienne. Et à ce stade, détesté des milieux d'affaires grands amateurs d'ombre, il avait pu constater personnellement que la sanction était loin d'être dissuasive.

C'était en 1988. Cela faisait trois jours que, claquemuré dans son minable bureau de la rue Lafayette, il attendait, seul, les yeux dans le vague. Trois jours que son poste de télé- phone, le cordon ombilical qui le reliait à l'extérieur, n'avait pas fonctionné. La veille, il avait fait un chèque sans provi- sion pour régler deux mois de loyer en retard. Insolvable, Harry Zelnick ne se souvenait pas d'avoir été dans une situa- tion aussi critique depuis le jour, deux ans auparavant, où il avait décidé de quitter l'agence d'investigation pour laquelle il travaillait afin de s'installer à son compte. Il en avait eu assez de filer des pauvres diables saisis par le démon de

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l'amour. S'affubler précipitamment d'une perruque, enfiler dans une voiture un costume de rechange, chausser des lunettes fumées à la sauvette en feignant de regarder une vitrine : toute cette mascarade ridicule et humiliante, mais nécessaire pour traquer le mari volage et la femme adultère, lui était devenue insupportable. Les amants surpris au saut du lit hurlant qu'ils ne voulaient pas aller en prison, les types cachés dans le grenier, les épouses en larmes, bref tout le fol- klore de l'amour illégitime, ce n'était pas drôle tous les jours. Les premiers temps de liberté avaient été assez prospères. Il avait pu travailler pour le compte d'une ancienne relation, le patron d'une petite entreprise de pâtisserie industrielle dont les produits avaient été déréférencés par une centrale d'achat et qui cherchait à connaître le montant exact des ris- tournes accordées par son concurrent direct. Puis plus rien. Son désir d'indépendance n'avait pas réussi à sa secrétaire, Liliane, qu'il avait dû remercier rapidement, faute de tra- vail... et d'argent pour la payer.

Lorsque la sonnerie du téléphone avait retenti, Harry Zel- nick était sur le point de s'assoupir sur ces sombres pensées. Le temps de se racler la gorge, en se surprenant à regretter Liliane qui pouvait donner l'illusion en filtrant les appels qu'il n'était pas le seul occupant d'un bureau désespérément vide, et il avait décroché le combiné. Une demi-seconde de concentration pour se composer la voix d'un homme pressé :

«Harry Zelnick, j'écoute!» A l'autre bout de la ligne, c'est une voix masculine qui

avait répondu : « Excusez-moi de vous déranger, monsieur. Je vous appelle

sur les conseils de José Ampeg. Pourrions-nous nous ren- contrer ? »

« Ce vieux José », avait pensé Harry. Il avait su lui rendre service en d'autres temps. Aujourd'hui ce vieil ami, perdu de vue depuis longtemps, lui renvoyait la balle. Il avait feint de consulter son agenda qu'il savait être parfaitement vide avant de répondre :

«Jeudi 15 heures, je me rendrai à vos bureaux.»

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En raccrochant, Harry Zelnick s'était dit qu'il tenait peut- être une chance de refaire surface.

Le surlendemain, au siège de la société Plumard, on lui avait expliqué ce que l'on souhaitait obtenir de lui et il avait eu du mal à cacher sa satisfaction.

Entretien Général S.A., spécialisée sur l'étroit marché des chaudières industrielles, avait été rachetée, quelques années auparavant, par la holding Plumard. Plusieurs ingénieurs, prétextant la menace de licenciement que l'acquéreur faisait peser sur eux, avaient refusé l'opération et fait sécession. Ils avaient créé Thermique Univers avec le soutien de l'entre- prise américaine Enoc, qui avait retiré sa licence à Entretien Général S.A. pour la rétrocéder aux dissidents. Jean-Marc Plumard, le président de la société qui porte son nom, avait vu du même coup s'évanouir le rêve de se forger un mono- pole sur le marché français des chaudières. Il soupçonnait les traîtres d'avoir emporté avec eux certains plans. Il s'agissait de procéder à une surveillance générale de l'entreprise concurrente.

« Faites-nous un premier travail, nous jugerons ensuite de la qualité de l'information que vous êtes capable de nous apporter », lui avait dit son interlocuteur.

Harry Zelnick n'avait pas discuté. Les émoluments qui lui étaient proposés dépassaient toutes ses espérances: 10 000 francs par semaine.

« C'est mon prix », avait-il lancé immédiatement. D'autant que la mission lui avait semblé relativement simple. Le détective n'avait nullement l'intention de perdre son temps en filatures laborieuses ou en recherches longues et coû- teuses sur les banques de données susceptibles de contenir des informations de base sur Thermique Univers. Sa pre- mière démarche avait été de se procurer un système espion miniaturisé. On en trouve de très perfectionnés dans le commerce. Harry Zelnick avait porté son choix sur le TX 2007, la jeep des micro-émetteurs F.M. selon son fabri- cant. Le TX 2007 est utilisé par les détectives, surveillants, gardiens, professionnels, en raison de ses bonnes qualités

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d'émission, de son, de réglage de fréquence, de sensibilité. Son prix peu élevé en fait un micro-espion que l'on peut abandonner sans perte grave économiquement parlant. D'où son utilisation massive dans les cas pointus à introduction sensible. Plus de 130 000 appareils ont été vendus en France depuis neuf ans, précisait le catalogue du fabricant, ano- nyme, qui commercialise son matériel à travers certaines boutiques spécialisées, comme celle de la rue Balard à Paris. Harry Zelnick avait également besoin d'un récepteur- enregistreur. Il s'était procuré chez le même fabricant le 350 LD (« D » pour « décalé en fréquence »), un récepteur- radio Sony dont la gamme de réception F.M. a été élargie pour lui permettre d'écouter les micro-émetteurs F.M. au- delà de 108 MHz, fréquence limite des radios normales. Il ne restait plus qu'à lui coupler un enregistreur. Il avait choisi l'Olympus S914.

Restait à installer l'appareil au bon endroit. Et là-dessus, Harry Zelnick avait sa petite idée. Il n'avait pas roulé sa bosse pour rien pendant toutes ces années. Dans ses relations il avait gardé un ex-technicien des P.T.T. Bernard Baru, res- taurateur à Toulon, avait été un peu étonné lorsque Zelnick l'avait recontacté après tant d'années. Après quelques hésita- tions, il avait fini par accepter sa mission pour quelques mil- liers de francs. Pour un ancien technicien des télé- communications qui avait conservé avec lui quelques outils « maison » tels que « coins » et passe-partout, elle n'était pas très compliquée : il s'agissait de repérer la ligne téléphonique de Thermique Univers à l'intérieur de l'armoire de sous- répartition - ces petits locaux de tôle que l'on peut voir sur les trottoirs et qui regroupent les lignes des abonnés d'un quartier - et d'y coller le micro-émetteur. Exécutée par une main experte, l'opération avait été bouclée en quelques minutes, une nuit sans lune.

Le récepteur, lui, avait été placé dans la voiture de Harry, à une vingtaine de mètres de l'armoire de sous-répartition. A chaque communication, le micro s'enclenchait et le récep- teur-enregistreur se mettait en marche. A partir de là, le tra-

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vail de Harry Zelnick était devenu extrêmement simple. Il consistait à « relever les compteurs », c'est-à-dire à récupérer chaque jour la cassette enregistrée. De temps en temps aussi, il changeait sa voiture de place, histoire de ne pas éveiller les soupçons. Sa secrétaire - avec 10 000 francs d'appointe- ments par semaine Harry ne s'était pas privé d'en embau- cher une nouvelle - se chargeait du reste. C'est-à-dire de retranscrire sur papier les conversations entre Thermique Univers et l'extérieur.

Les résultats du « travail » de Harry Zelnick avaient rapi- dement dépassé toutes les espérances de ses employeurs. Il est vrai que la chance - dans un premier temps du moins - avait été de son côté. Entreprise de petite taille, Thermique Univers économisait ses moyens : ses responsables avaient fait le choix de faire appel au télex public pour s'épargner le coût d'un lourd investissement. Cela signifiait qu'il fallait dicter par téléphone à un postier le contenu des télex. Autant de messages confidentiels que pouvait intercepter Zelnick. Contrats, devis, descriptions de matériels, listes de services périphériques étaient rapidement parvenus jusque sur le bureau de Jean-Marc Plumard, via le système espion mis en place par les soins du détective. Pour que la lecture n'en soit pas trop austère, Zelnick qui, décidément, s'amusait beau- coup avait laissé au milieu quelques conversations croustil- lantes entre certains cadres de Thermique Univers et leur femme... Jean-Marc Plumard n'avait eu qu'à se servir dans toutes ces informations confidentielles. Il pouvait suivre pra- tiquement en direct chaque négociation commerciale entre Thermique Univers et ses clients. Puis au dernier moment, il entrait en scène en proposant le même matériel que son concurrent à l'acheteur potentiel... à un prix nettement infé- rieur. Il emportait systématiquement le morceau. En deux ans de bons et loyaux services grassement rémunérés, Harry Zelnick avait été à l'origine d'un véritable effondrement des ventes de Thermique Univers. Grâce à son travail, Jean- Marc Plumard était en train d'étrangler son concurrent.

Puis la chance avait tourné. Un des clients de Thermique

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Univers avait trouvé étrange, alors qu'il était en pleine trac- tation avec l'entreprise, d'être contacté au dernier moment par les gens de Plumard. Il s'était confié au patron de Ther- mique Univers :

« Vous devez avoir une taupe dans vos locaux, lui avait-il suggéré.

- J'ai une absolue confiance dans chaque personne à l'intérieur de cette entreprise », avait répondu le patron, un peu effondré.

Incapable d'imaginer la présence d'un traître au sein de ses troupes, celui-ci avait décidé de retenir l'hypothèse d'une écoute téléphonique. C'est du moins ce que Harry Zelnick allait apprendre au cours de son procès. Il avait fait changer la ligne téléphonique de son entreprise pour l'inscrire sur la liste rouge. Initiative fatale au détective : en procédant aux modifications nécessaires, l'employé des Télécom avait découvert le micro-émetteur. A dix mètres était stationnée l'Opel Corsa orange dotée d'une antenne à l'intérieur. Zel- nick allait être pris la main dans le sac par les policiers du S.R.P.J.

Lui-même et Jacques Rauger (le numéro deux de Plu- mard) avaient été inculpés. Ils allaient être reconnus cou- pables et condamnés à... 40 000 francs d'amende au total par le tribunal correctionnel de Versailles. Motif de l'inculpa- tion : atteinte à la vie privée et complicité.

Harry Zelnick n'en revenait pas! Il ne parvenait pas à s'expliquer une telle clémence des juges à son égard. Le pré- judice total avait tout de même été estimé à 8 millions de francs par Thermique Univers! Finalement, en avait-il conclu, il est infiniment moins dangereux de faire de l'espionnage économique que de suivre des jeunes femmes adultères... ou que de voler un œuf. Il gardait un souvenir cuisant de l'incident qui l'avait décidé à renoncer aux enquêtes de moeurs : après avoir été accueilli avec une décharge de chevrotine par un père trop à cheval sur la répu- tation de sa fille.

Étranger au monde des affaires et de l'argent, Harry Zel-

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nick était en train de découvrir une réalité qu'il ne soup- çonnait pas : ce milieu-là pas plus que les autres n'était à l'abri des pratiques délictueuses. Il allait pouvoir le vérifier à de nombreuses reprises au long de sa carrière de détective d'affaires : des gens brillants, cultivés, diplômés, distingués, n'hésitaient pas à franchir les limites de la légalité. Et le plus fort c'est qu'ils le faisaient souvent sans le moindre sentiment de culpabilité. Fraude fiscale, fausses factures, ententes illi- cites, non respect des lois sur l'environnement, publicité mensongère : il pouvait faire un inventaire de plusieurs pages des délits auxquels il avait été confronté dans le cadre de ses missions d'espionnage industriel. Mais dans ce monde à part les fautifs bénéficiaient souvent d'une certaine tolérance. Ici, on préférait appeler un crime une « affaire ». Les abus de confiance devenaient de dures nécessités. Les fraudes des pratiques inévitables. Les délits étaient des erreurs regret- tables.

Harry Zelnick avait trouvé tout à fait significatif le tollé soulevé, lors de l'affaire des fausses factures de la Cogedim, par l'emprisonnement pendant quelques semaines des princi- paux inculpés. Tous étaient des grosses pointures du bâti- ment et ils auraient dû bénéficier d'une présomption d'hono- rabilité. Privilège qui n'était pas accordé aux voleurs à la tire et autres braqueurs. A l'arrivée les peines étaient plus légères pour les gens en costumes, les « cols blancs ». Il en avait eu l'intuition à travers sa propre expérience et ses lec- tures sur le sujet le lui avaient confirmé.

Jean Cosson, riche d'une expérience de dix ans comme substitut à la section financière du parquet de Paris, écrivait dans Les Grands Escrocs (1979) : Si les banqueroutiers frauduleux, les administrateurs de sociétés félons, les grands fraudeurs du fisc, etc., allaient en prison pour de longues années et se trouvaient à jamais bannis de la vie des affaires, il serait parfaitement possible de supprimer plus de cent délits de pure réglementation institués par la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales et toutes les mesures de persécution que comporte le Code général des

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impôts. L'auteur ajoutait plus loin : Nous avons pu constater que les résultats des poursuites engagées contre les crimi- nels à col blanc sont, dans l'ensemble, bien décevants. Eu égard à l'importance du dommage que les « requins » causent, l'indulgence que leur accordent les juges, quand ils sont jugés, est surprenante. Il est vrai que leurs affaires se présentent rarement devant la justice avec une clarté totale. Harry lui laissait la responsabilité de ses écrits. Il en retenait surtout un point : le manque de clarté. C'était un élément clé qui expliquait la relative impunité dont jouissaient les affai- ristes, songeait Harry Zelnick, et donc leur propension à franchir les limites de la légalité. Son affaire à lui était lim- pide et il avait été pris en flagrant délit. Pourtant il avait échappé à la prison et avait pu régler le montant de son amende en quelques mois. Alors lorsque l'affaire était compliquée, comme c'était le cas la plupart du temps, les juges avaient du mal à suivre. D'autant qu'il était de noto- riété publique que les affaires complexes où se mêlaient droit pénal et droit des sociétés, comptabilité et techniques finan- cières, ne les intéressaient pas et qu'ils n'y étaient pratique- ment pas formés.

Enfin on ne pouvait écarter, pour expliquer ces faits divers financiers de plus en plus nombreux ou, plutôt, de plus en plus fréquemment révélés par la presse, une certaine crédu- lité du public. Mais n'était-ce pas une conséquence de la bienveillance ambiante à l'égard des fautifs? Le citoyen moyen qui, par éducation ou par réflexe conditionné, hésite- rait à laisser traîner un sac de voyage au milieu d'une gare semble aujourd'hui prêt à signer sans l'ombre d'une hésita- tion un chèque en blanc au premier intermédiaire rencontré. Tant que cette prise de conscience n'aurait pas lieu, les experts de l'argent facile continueraient à proposer et à faire de nouvelles victimes sans être autrement inquiétés. Cela ne faisait aucun doute dans l'esprit de Harry Zelnick.

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LE MOT DE LA F I N

Si l'on part du principe que le public est de mieux en mieux informé, doit-on en déduire qu'à l'avenir les « arna- queurs » devront faire preuve de plus en plus d'ingéniosité? Certains continuent en tout cas à se remplir les poches avec des procédés très simples. On raconte que pour soutirer de l'argent à ses concitoyens un Américain avait fait paraître une petite annonce intitulée : Comment faire fortune? La marche à suivre était inscrite en dessous : Envoyez un chèque de 10 dollars à l'ordre de X. En échange de leur argent, les curieux recevaient une réponse, brève et édifiante : Faites comme moi!... L'escroquerie dans le respect de la loi.

Ce citoyen américain a fait des émules. On ne compte plus les officines douteuses et les entreprises de vente par correspondance qui vous promettent les placements ou les cadeaux les plus chers en échange d'un petit chèque « pour frais de port ». C'est le degré zéro du vol par la ruse. Son principe a inspiré le titre d'un film de Woody Allen : Prends l'oseille et tire-toi! Reste que l'une de ces entreprises, instal- lée en Allemagne et prétendument spécialisée dans le « mar- keting international », nous offre un test d'un très grand inté- rêt pour qui souhaite s'assurer que la lecture du présent ouvrage lui a été profitable. Ce test pourrait s'intituler : « Êtes-vous un gogo en puissance? » Pour le passer, imaginez que vous êtes à la place de Bernard R., de Paris X V I Comme lui, un beau jour, vous recevez un courrier de cette société allemande. La missive se présente sous la forme

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d'une « notification de marchandise ». Voici, en substance, ce qu'elle dit :

FÉLICITATIONS ! Vous êtes certain et assuré de recevoir l'un des articles cités ci-dessous :

1. une machine à laver Vedette 2. un micro-ondes Samsung 3. l'un des articles cités ci-dessous. (Suit une liste qui va de

l'épilateur Calor à la huche à pain en pin en passant par le vibro- masseur Babyliss.)

Pour recevoir votre « cadeau », il vous suffit d'envoyer un chèque de 59,90 francs à l'ordre de... Vous pouvez même opter pour un envoi urgent (cochez la case correspondante) en ajoutant 20 francs.

Total : 79,90 francs. Vous vous apprêtez maintenant à rem- plir le chèque? Vous timbrez déjà l'enveloppe dans laquelle vous allez l'envoyer? Non ! là c'est trop, vous avez certainement triché. Mais au cas où vous seriez sincère, alors : félicitations! vous êtes apte ! Vous cédez facilement aux promesses alléchantes, aux noms pompeux, aux discours enjôleurs : vous êtes totalement apte à vous faire anarquer! Il y a une contrepartie : vous devez recommencer la lecture de cet ouvrage à la page une!

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