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L'ASPECT OBJECTIF ET L'ASPECT SUBJECTIF DE LA SOCIOLOGIE D'AUGUSTE COMTE Author(s): Jean Lacroix Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 20 (Janvier-Juin 1956), pp. 3-14 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688947 . Accessed: 16/06/2014 22:21 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.80 on Mon, 16 Jun 2014 22:21:56 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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L'ASPECT OBJECTIF ET L'ASPECT SUBJECTIF DE LA SOCIOLOGIE D'AUGUSTE COMTEAuthor(s): Jean LacroixSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 20 (Janvier-Juin 1956),pp. 3-14Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688947 .

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DE LA SOCIOLOGIE D'AUGUSTE COMTE*1' par Jean Lacroix

Pour le lecteur du Cours de philosophie positive, la sociologie comtienne apparaît essentiellement objective. N'est-ce point d'ailleurs synonyme de positive ? Cependant, le mot positif a chez Comte un sens à la fois vaste et technique. Il commence par dire qu'il l'emploie avec la même signification que ses prédé- cesseurs. Or dans l'acception commune positif désigne réel par opposition à chimérique, utile par opposition à oiseux, certain par opposition à douteux, précis par opposition à vague, organique par opposition à négatif. Le Discours sur V esprit positif accepte ces cinq significations, mais en ajoute une qui les englobe toutes : positif désigne le relatif par opposition à l'absolu. Mais il arrive à Comte de donner au mot un septième sens, plus important peut-être et en tout cas plus caractéristique : est positif ce qui est social par opposition à ce qui est individuel. Il répète souvent que ce qui définit l'esprit positif c'est qu'il est directement social. Or le positivisme, plus que toute autre philosophie, répugne à expliquer le supérieur par l'inférieur. La socialite humaine est spécifique. Lorsque Espinas cherchait dans les Sociétés animales les lois élémentaires de toute société, loin de s'inspirer de l'esprit positiviste, il lui tournait inconsciemment le dos. Si le social est la définition de l'homme, il ne saurait appartenir aux animaux : du point de vue comtien les coopératives d'abeilles ne sont pas du tout des sociétés. Sans doute peut-on parler d'une certaine objec- tivité du social, mais cette « objectivité » est propre à l'espèce humaine et n'a aucun équivalent dans la nature. Le positivisme n'est ni un matérialisme ni même un naturalisme. Si donc les phénomènes humains ont leurs caractères propres, il faut bien qu'ils soient absolument irréductibles à des « choses » et que leur objectivité, si l'on ose dire, porte une empreinte subjective. Dès

(1) Extrait d'un volume à paraître, aux« Presses Universitaires de France » sur La sociologie d'Auguste Comte.

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les premières réflexions de Comte, la spécificité qu'il accorde à la sociologie implique qu'une certaine forme de subjectivité pourra et devra être positive. Cette forme de subjectivité ne se décou- vrira qu'à l'analyse de ce qui sépare exactement l'humanité de l'animalité.

Ce qui domine toute la théorie comtienne de la connaissance c'est l'idée de la régulation par Vobjet. Le positivisme apparaît d'abord comme un réalisme, voire un chosisme. Comte veut faire de l'intelligence, humaine le miroir de l'univers. On a même prétendu - non sans exagération - qu'il n'apportait aucune solution au problème que l'esprit se pose à lui-même, qu'il n'aper- cevait même pas ce problème et que son postulat essentiel était de réduire entièrement le sujet à l'objet, en n'admettant plus que la science positive, fût-ce celle de l'esprit humain. La formule traditionaliste de la soumission à Vobjet est davantage encore comtienne : la logique est la subordination à l' Objet-Nature comme la morale est la subordination à l'Objet-Humanité. Pour un Spinoza, un Brunschvicg ou un Bachelard, il y a rupture entre la connaissance vulgaire et la connaissance scientifique : il faut un changement de sens, une véritable « conversion » pour passer de la première à la seconde. L'attitude de Comte est exactement inverse : pensée vulgaire et pensée scientifique procèdent de la même source, la seconde n'est que le prolongement de la première. Le progrès n'est jamais mutation brusque ou évolution créatrice, mais simple développement de l'ordre. Il existe donc un ordre objectif, c'est-à-dire certaines relations ordonnées entre les faits : à nous de les connaître telles qu'elles sont données. Il faut « trans- former le cerveau humain en un miroir exact de l'ordre extérieur ». Dans chaque ordre de phénomènes il en est de très simples et d'une régularité si frappante qu'évidemment aucune volonté arbitraire n'y intervient. De ces phénomènes l'homme a eu immé- diatement une idée réelle, positive, qu'il a étendue progressive- ment aux faits plus complexes. « Les grossières, mais judicieuses indications du bon sens vulgaire sont le point de départ éternel de toute sage spéculation scientifique. » La seule vue de la nuit étoilée crée en nous un sentiment d'ordre, qui est notre première régulation naturelle. Aussi l'institutrice de l'esprit humain n'a-t-elle pas été la mathématique, comme le croyait Spinoza, mais l'astronomie qui, pour reprendre une formule d'Alain inspirée de Comte, nous a appris à contempler astronomiquement tout. « Considère^ dit encore Alain dans le sillage comtien. Dans les racines de ce beau mot il y a les astres, nos instituteurs. »

De même que la prédominance de l'ordre extérieur est la

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source de toute connaissance positive, ainsi la soumission à Tordre social est la base de toute moralité. « II faut bien que l'idéalité soit toujours subordonnée à la réalité sous peine d'impuissance autant que d'aberration. » La moralité consiste à devenir toujours plus altruiste en prenant davantage appui sur l'Humanité. Non que Comte admette une évolution de l'égoïsme primitif à l'altruisme définitif par l'intermédiaire du stade égo- altruiste, à la manière des utilitaristes anglais. Sa conception du progrès comme développement de l'ordre suffirait à le lui inter- dire. Il n'y a pas de création ex nihilo et jamais l'altruisme ne sortirait de l'égoïsme, s'il n'était primitivement donné : les instincts qui ont pour objet le nous (le mot est de Comte) sont aussi primitifs que ceux qui ont pour objet le moi. Toute la moralité consiste à développer,, les tendances altruistes qui ont plus de valeur, mais moins d'énergie que les tendances égoïstes. Seule l'Humanité permet ce développement. Il suffit de songer au. vague et à l'incohérence de nos méditations lorsque nous fermons trop longtemps les yeux pour comprendre notre dépendance normale à l'égard du monde extérieur. Or, nous ne dépendons pas moins des autres esprits que de la nature. Comte définit profon- dément la folie un excès de subjectivité : le fou est autant celui qui s'écarte de la société que celui qui s'abstrait du monde. La folie c'est la vie intérieure - on dira plus tard le psychologique pur. Une autre forme de cette vie intérieure livrée à elle-même et, si l'on ose dire, échappant à la double censure de la nature et des autres esprits, c'est le rêve. Bien avant Freud, Comte y voit la réalisation de nos désirs. Aussi l'analyse des songes peut-elle apporter une aide importante à la vie morale. Elle nous révèle nos inclinations dominantes, les plus profondes et les plus cachées, puisqu'elles sont alors libres de toute contrainte. C'est un véritable test sur nous-mêmes. Il n'est donc pas étonnant que le moi soit le sujet principal de nos rêves, tant que nous sommes insuffisamment subordonnés à l'Humanité. Leur étude révèle le niveau moral d'un homme. On arrivera à les modifier en agis- sant sur les instincts et désirs, c'est-à-dire en développant les tendances qui nous portent vers les autres. Alors le nous deviendra le personnage principal des songes. La morale a sa condition élémentaire dans la connaissance vraie, qui nous donne l'habitude de la soumission au dehors. « La fixité de l'ordre universel excite naturellement l'amour en comprimant l'égoïsme et commandant l'union. » Celui qui est habitué à déraciner l'égoïsme intellectuel de la connaissance subjective parvient plus facilement à maîtriser son égoïsme moral et à vivre pour autrui : la cohérence mentale et l'harmonie morale, la généralité des idées et la générosité des sentiments vont de pair. « Pendant que l'harmonie morale

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s'établit en surbodonnant Tégoïsme à Paltruisme, la cohérence mentale repose sur la prépondérance de Tordre extérieur. »

Par là apparaît déjà que la connaissance chez Comte, si intellectualiste soit-elle, a un but pratique : savoir pour prévoir afin de pourvoir. Le positivisme distingue Yunivers, qui est l'ensemble des choses, et le monde, c'est-à-dire cette partie de l'univers que nous pouvons connaître et sur laquelle nous pouvons agir. Car plus un objet de connaissance est complexe, plus il est difficile à connaître, mais aussi plus on peut agir sur lui, une fois qu'on le connaît. La sociologie est ainsi la science la plus difficile en même temps que la plus efficace. Ce qui conduit à donner un sens étroit et limité à la notion d'utilité. On sait assez que Comte a montré une hostilité avouée à « toute investi- gation trop détaillée », allant jusqu'à condamner comme incohé- rents et stériles, procédant d'une vaine curiosité, « la recherche microscopique », « l'emploi d'instruments de recherches trop précis », « le calcul des probabilités » - en somme tout ce qui devait se montrer le plus fructueux dans la science moderne. Le monde s'est de plus en plus rétréci pour lui aux dépens de V univers. Mais c'est aussi grâce à cette limitation abusive qu'il a d'abord réintroduit dans la théorie de la connaissance le point de vue subjectif. La primauté de la synthèse subjective est préparée dès le début par l'importance que Comte attache à la notion d'utilité, qui est nécessairement subjective et anthropocentrique. Puisque la science conduit à l'action et la sociologie à la politique, c'est en fonction de l'homme et par rapport à lui que tout doit être envisagé. Le positivisme n'est ni un matérialisme ni un natura- lisme, mais un humanisme - et un humanisme social. Le sujet n'est pas la personne, mais l'Humanité : l'esprit subjectif prend par là sa place dans une conception essentiellement objective.

Mais c'est en un sens beaucoup plus profond que la philosophie de Comte est une philosophie de l'esprit, c'est-à-dire en définitive du sujet. Ce point a été mis en vive lumière par Henri Gouhier. La grande idée de Hegel, à savoir le passage incessant de la conscience de soi à la conscience du monde et de la conscience du monde à la conscience de soi, se retrouve chez Comte. Si l'homme ne se possède pas directement par introspection, il s'atteint du moins à travers ses œuvres. La philosophie de l'esprit chez Comte est une réflexion sur les produits du travail humain, très spécia- lement sur ce produit privilégié qu'est le savoir scientifique. Le positivisme est une réflexion sur les méthodes des sciences, une histoire de V intelligence à travers les sciences. Il ne suppose pas l'impossible opération par laquelle le subjectif devrait être transformé en objectif : l'histoire de l'esprit remplace l'intros- pection. Ainsi, dit justement Gouhier, Auguste Comte donne une

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nouvelle interprétation du conseil socratique, parce qu'il ne croit plus à l'ancienne : il cherche l'esprit dans l'histoire des sciences parce qu'il juge impossible de le saisir directement, il sauve la connaissance de soi en rejetant la conscience de soi. Tout en niant la méthode reflexive, il en rendait donc possible la résurrection dans un autre contexte philosophique, comme on le voit chez Brun- schvicg qui tient malgré tout de Comte cette idée que l'histoire est le laboratoire du philosophe. Il n'est pas si faux de dire que Comte est notre Hegel ni si paradoxal d'aller à l'idéalisme par le posi- tivisme.

Encore faut-il répéter qu'il ne pourrait s'agir que d'un idéa- lisme de l'Humanité. C'est là le point crucial. Soumission à la Nature, disions-nous, c'est toute la logique comme soumission à l'Humanité c'est toute la morale. Mais, à mesure que se développe et s'approfondit la notion d'utilité, c'est en fonction de la soumis- sion à l'Humanité que la soumission même à la Nature doit être entendue. Ainsi s'approfondit aussi l'aspect subjectif de la sociologie comtienne. Car l'Humanité est plus et mieux qu'un ensemble d'individus ou une somme de sociétés : elle revit tout entière en chaque génération et nous lui devons tout ce qui nous distingue de l'animal. L'Humanité est à la fois hérédité, qui vient de la nature, et tradition, qui relève de l'histoire : par l'hérédité chaque cerveau est le dépositaire de tout l'acquis de notre espèce, par la tradition nous sont fournis le langage et cette éducation spontanée qui nous insèrent dans l'ordre humain. Mais l'hérédité ne nous spécifie pas : elle est nature, ce que nous avons de commun avec l'animal. Elle est sans doute fort impor- tante : elle maintient le progrès humain dans les limites de la nature, elle empêche l'homme d'échapper aux conditions biolo- giques de l'existence. Mais l'humain en l'homme n'est pas l'héré- dité, c'est la tradition, le progrès qui se poursuit de génération en génération grâce à l'éducation intellectuelle et morale : l'homme est un animal qui a une histoire. Comte définit l'humanité « l'ensemble des êtres humains passés, futurs et présents ». Les plus importants, et toujours davantage, ce sont les morts. D'où la thèse fameuse, reprise des traditionalistes, que les morts gouver- nent les vivants. Le positivisme, plus encore que la régulation par la nature, c'est la régulation par les morts. Seulement cette régulation ne se fait point par hérédité, mais par éducation. Qu'est-ce à dire ? Que la sociologie de Comte est fondamentale- ment une philosophie de l'histoire. « La vraie sociabilité consiste davantage dans la continuité successive que dans la solidarité actuelle. » La solidarité dans le temps est plus constitutive de l'humanité que la solidarité dans l'espace. Ce qui fait l'homme, ce qui le spécifie et le définit, c'est la capacité de transmettre

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de génération en génération ses acquisitions, grâce à la parole, grâce aussi aux témoignages qu'il en laisse. « La société humaine, dira Alain suivant Comte, n'est pas entre ceux qui sont ici ou là dans le même temps, mais entre ceux qui sont et ceux qui furent. Comte a prononcé que les sociétés d'abeilles, de fourmis ou de castors ne sont point des sociétés véritables, parce qu'on ne voit point que le meilleur de chaque génération se conserve par monu- ments, poésies ou maximes. »

II est possible maintenant de préciser et d'unir sous un seul regard les divers moments du développement du positivisme. La pensée comtienne n'a jamais varié et elle a progressé d'une façon parfaitement cohérente. Comte a seulement de mieux en mieux compris que l'éducation est essentiellement le culte - et plus précisément le culte des morts. Telle est exactement la différence entre l'homme et la bête. Il est de la nature de l'homme d'être un être enseigné, c'est-à-dire éduqué, c'est-à-dire cultivé. Com- prendre cette formule ou édifier la sociologie, c'est définir l'homme comme un être capable de rendre un culte à ceux qui l'ont pré- cédé, autrement dit d'imiter ce qu'ils ont eu de meilleur. Ce serait aussi bien le définir comme un être religieux, et Comte, certes, n'y contredirait pas. Le culte des morts, et plus spécialement le culte des Grands Morts, voilà l'Humanité : elle n'existe que par admi- ration, vénération et commémoration, « Auguste Comte, dit Alain, est un des rares qui aient compris la commémoration, que du reste tous pratiquent sans aucune faute. Et la première remarque à retenir là-dessus est que les animaux n'ont point le culte des morts ; d'où le philosophe osait conclure qu'il n'y a point de sociétés animales. C'est le propre de l'espèce humaine d'élever des monuments. » Chez Alain comme chez Comte on trouve les mêmes conceptions religieuses. L'un et l'autre en ont tiré une pédagogie : d'après le second aucune science n'est intelligible en dehors de son histoire, l'éducation doit donc obliger chacun à refaire en raccourci toute l'histoire humaine - d'après le premier, il ne saurait y avoir d'humanités modernes, mais seule- ment « classiques », puisqu'il n'y a d'Humanité que par l'histoire, c'est-à-dire par la relation entre ceux qui sont et ceux qui furent. Tous deux aussi ont pensé que les dieux ont pris naissance dans la famille plus que dans la nature : la paternité est sans doute la notion la plus proche de celle de divinité. Pas plus chez Alain que chez Comte, la religion n'est extérieure à la doctrine : elle en est l'origine et la fin, la source et l'aboutissement. En tout cas, le positivisme dans son ensemble doit être conçu comme le commentaire génial d'une autre grande idée de Hegel : « La pensée, comme la volonté, doit commencer par l'obéissance. »

Ainsi l'homme est cet être qui rend un culte aux Grands Morts, - 8 -

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qui les vénère et les commémore, c'est-à-dire qui a une histoire ou plutôt est une histoire. Et cette histoire est la civilisation même, puisque c'est la civilisation qui fait l'homme. Un naturel philosophique se reconnaît à sa capacité d'admiration et de vénération, à sa capacité de devenir toujours plus humain en cherchant sa régulation non en lui-même, mais dans ce que les hommes ont réalisé de meilleur. L'intuition centrale du positi- visme est sans doute celle de l'immortalité qu'il appelle sub- jective. « Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts : telle est la loi fondamentale de l'ordre humain. Pour la mieux concevoir, il faut distinguer, chez chaque serviteur de l'Humanité, deux existences successives : l'une, temporaire mais directe, constitue la vie proprement dite ; l'autre, indirecte mais permanente, ne commence qu'après la mort. La première étant toujours corporelle, elle peut être qualifiée d'objective ; surtout par contraste avec la seconde qui, ne laissant subsister chacun que dans le cœur et l'esprit d'autrui, mérite le nom de subjective. Telle est la noble immortalité, nécessairement imma- térielle, que le positivisme reconnaît à no tre. âme, en conservant ce terme précieux pour désigner l'ensemble des fonctions intellec- tuelles et morales, sans aucune allusion à l'entité correspondante. D'après cette haute notion, la vraie population humaine se com- pose donc de deux masses toujours indispensables, dont la pro- portion varie sans cesse en tendant à faire davantage prévaloir les morts sur les vivants dans chaque opération réelle. Si V action et le résultai dépendent surtout de Vêlement objectif, l'impulsion et la règle émanent principalement de Vêlement subjectif. Libéralement dotés par nos prédécesseurs, nous transmettrons gratuitement à nos successeurs l'ensemble du domaine humain, avec une exten- sion de plus en plus facile en proportion de ce que nous reçûmes. Cette gratuité nécessaire trouve sa digne récompense dans l'incor- poration subjective qui nous permettra de perpétuer nos services en les transformant. » Lorsque Renan, dans sa fameuse médi- tation sur un cimetière breton, comprendra, après un temps de désespoir, qu'aucune vie n'est inutile qui a été celle d'un bon serviteur de l'humanité, puisqu'elle se retrouve à chaque instant dans l'état présent de l'humanité, c'est l'idée-mère du positivisme qu'il redécouvrira.

Une telle attitude implique l'identité de la sociologie et de la philosophie - et c'est précisément ce qui fait l'ambiguïté du positivisme, toute sa grandeur et toute sa faiblesse. « A peine le programme de la sociologie est-il formulé, a écrit M. Gaston Richard, que la constitution de cette science est jugée suffisante, car elle se déduit de la loi des trois états. Elle se transforme d'emblée en une théorie du sujet de la connaissance. Mais la

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société, en raison même de ses rapports avec le double milieu biologique et cosmologique et de sa dépendance envers le devenir total de l'Humanité, devient médiatrice entre le Sujet et l'Objet, entre l'esprit et l'univers. Toutes les lois scientifiques rentrent dans la sociologie, au moins à titre de prolégomènes. La sociologie étant l'unique science de l'esprit, la philosophie première est constituée avec elle. » Ce terme de sociologie a donc chez Comte deux sens bien différents : il désigne tantôt une science parti- culière, celle des faits sociaux, tantôt l'ultime systématisation du savoir du point de vue de l'homme, c'est-à-dire la philosophie, tantôt une science objective, comme toutes les autres, tantôt une théorie de la connaissance subjective. Et c'est cette ambiguïté qui est le positivisme même. En orientant toute sa conception de la science vers la sociologie, Comte a envisagé d'une manière neuve le problème de la connaissance. A une méthode « subjec- tive métaphysique », où nous avons l'illusion d'analyser les opérations de notre pensée et de saisir notre propre activité spirituelle, il a substitué une méthode « subjective positive », analyse de l'esprit humain dans son évolution, où raison théorique et raison pratique sont une seule et même raison étudiée dans son progrès vers la positivité. Henri Gouhier a bien montré dès lors pourquoi la synthèse subjective succède dans le positivisme his- torique à la synthèse objective. Aussi longtemps que la philoso- phie positive est en voie de formation, le point de vue objectif prédomine : elle va du monde à l'homme. Mais quand la sociologie est fondée, elle prend l'homme pour centre et se place dans une perspective essentiellement subjective, c'est-à-dire au point de vue universel de l'Humanité. Pour reprendre une expression de Lévy-Bruhl, chez Comte la philosophie de l'histoire est une « dialectique concrète de l'humanité », qui prend tout son sens et toute sa signification lorsque la sociologie, véritable science de l'esprit humain, est devenue positive. C'est par sa philosophie de l'histoire que Comte échappe à tout scientisme comme à tout naturalisme et fonde cet humanisme social qui fait, non pas de l'individu, mais de l'Humanité entière, avec la totalité de ses vivants et surtout de ses morts, la mesure de toutes choses.

A vrai dire, c'est surtout par l'intermédiaire de la famille que se réalise concrètement cette influence des générations les unes sur les autres, qui est l'humanité même. Cette cellule sociale est régulatrice de nos pensées puériles et adolescentes. L'homme est d'abord une sorte de nomade et son intelligence est vagabonde. Le développement de l'esprit est essentiellement développement de l'attention. Or, être attentif c'est s'oublier, assurer la prédomi- nance de l'objet, cesser d'osciller et proprement se fixer, matériel- lement et mentalement. L'institution familiale est ce qui rend

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l'individu capable d'attention, c'est-à-dire ce qui joue ce rôle de fixation et d'enracinement : elle fait passer l'enfant de l'incohé- rence psychique à la cohérence mentale par la formation de l'attention. Grâce à elle, l'enfant est une absence qui devient une présence. Notre état natif est la prédominance de la subjecti- vité : l'individu est naturellement fou. La famille est le premier remède à la folie : elle « tend à rectifier ou même à prévenir les divagations spontanées de notre intelligence, en la disposant davantage à la subordination normale du subjectif envers l'ob- jectif ». La vie domestique est le lien naturel de la personnalité à la sociabilité. Ainsi la moralité ne tombe pas du ciel. Comte pense profondément qu'elle a sa source dans l'amour de l'enfant pour la mère, plus tard de l'homme pour l'épouse, enfin du père pour la fille. La famille est le véritable apprentissage de la vénération. Ainsi la pensée adulte est-elle régulatrice de la pensée puérile, naturellement vagabonde : l'idée centrale de la régulation par l'objet trouve ici sa plus importante application, et sous sa forme la plus « subjective ».

La sociologie comtienne, sous son double aspect objectif et subjectif, apparaît donc comme la première et sans doute la plus remarquable des sociologies de la culture. Suivant une juste formule de M. Davy, « enracinée par la biologie dans la nature, la sociologie acquiert sa spécificité dans la culture, et cette spéci- ficité relève de l'histoire ». Or, la culture c'est proprement le culte des ancêtres : culte domestique et culte des morts interfèrent et se promeuvent sans cesse, les premières années de la vie ne laissant pas de souvenir et l'enfant sortant en quelque sorte peu à peu de la famille comme d'une nébuleuse qui le portait virtuellement dans son sein avant sa naissance même. Si loin qu'il remonte dans sa mémoire, elle est toujours donnée. Aussi n'y a-t-il sans doute pas de pensée moins laïque que celle de Comte. L'idée de laïcité n'est certes pas opposée à celle de religion ; elle l'implique au contraire. Mais elle implique aussi la distinction du sacré et du profane, elle postule qu'une part de la vie humaine est soustraite à l'emprise directe du religieux, ou du moins du clérical. C'est précisément ce qui est impensable du point de vue positiviste - et, contrairement à ce qu'on imagine parfois, d'autant plus impensable que la synthèse subjective l'emporte davantage. Comte dénonce dans le monothéisme une attitude métaphysique qui oppose le transcendant à l'immanent et privilégie l'abstrac- tion. La religion alors est moins mêlée à la vie quotidienne, à la terre et aux morts, aux plus humbles gestes de l'existence. Le monothéisme est contraire à la sociabilité, parce qu'il consacre l'égoïsme « d'abord dans le type divin, puis parmi ses adorateurs ». Comte en somme voit dans le monothéisme la glorification de

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l'idée d'individu, la « sublime consécration de l'égoïsme absolu ». Ce qui est donné à Dieu est enlevé à la religion. Toute la pensée comtienne tourne autour du problème des rapports de la connais- sance et du sentiment, et c'est par là encore qu'elle est une grande philosophie. Saint-Simon déjà s'était posé la question. Il l'avait résolue en faisant appel au sentiment religieux et au sentiment artistique pour maintenir et approfondir toujours davantage la fraternité humaine. Telle est aussi la solution de Comte. L'art d'abord n'a pas son but en lui-même : la théorie de l'art pour l'art est métaphysique, dissolvante. Le Système de Politique positive développe toute une sociologie de l'art, dont la destination est essentiellement sociale. L'idéal esthétique comtien est l'art populaire et religieux du Moyen Age. La religion de l'Humanité transpose la liturgie catholique qui s'est incorporée tous les arts et les a assujettis à un but éducatif. Comme Saint- Simon, Comte unit profondément les sentiments esthétiques et religieux, et leur donne une même fin : développer sans cesse l'altruisme. Or, la religion éminemment concrète, à la fois art et vie, c'est le fétichisme, qui apparaît d'une certaine manière comme la négation de toute laïcité. Aussi Comte lui accorde-t-il une telle importance qu'il veut toujours le maintenir. Il doit être incorporé au positivisme, en perdant seulement son caractère absolu et en devenant une sorte de jeu imaginatif, « éminemment poétique et moralement utile ». Chez Comte, l'imagination a un double rôle, du point de vue de l'art et du point de vue du savoir : dans l'état positif le jeu fictif de l'imagination gagne en valeur esthétique ce qu'il perd en valeur de connaissance. La religion de l'Humanité implique un certain retour au fétichisme par-dessus tous les stades intermédiaires, si bien que les peuples sauvages restés primitifs pourront évoluer rapidement et arriver presque immédiatement au positivisme, sans avoir besoin d'accomplir tout le circuit des peuples occidentaux, sans être obligés surtout de s'attarder à la dissolvante période critique. Le fétichisme, d'une certaine manière, est antérieur à la distinction de l'art, de la science et de la religion. Il est sentiment et raison mêlés ou plutôt encore indistincts. Il est enfin la première marque de la grandeur philosophique de l'homme, puisqu'il inaugure - confusément - la méthode subjective. Sa caractéristique en effet est l'anthro- pomorphisme : il envisage tout sur le modèle humain et par rapport à l'homme. Aussi constitue-t-il déjà l'essentiel de cet humanisme qui est la définition même de l'éthique. « On ne peut contester son aptitude morale, d'après sa tendance à faire partout prévaloir spontanément le type humain. Il nous rend profondé- ment sympathiques envers toutes les existences, même les plus inertes, en nous les représentant toujours comme essentiellement

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analogues à la nôtre. » Sous une forme supérieure, il doit donc se retrouver dans l'état positif qui le réalise et l'accomplit. Le posi- tivisme, c'est la philosophie qui, du même mouvement, supprime Dieu et cléricalise toute pensée.

Au total, c'est malgré tout la méconnaissance du sujet qui caractérise le positivisme. Certes, pour autant que les textes nous le permettaient, nous avons tout fait pour donner son entière valeur à la synthèse subjective et mettre en pleine lumière le rôle de l'esprit dans la pensée comtienne. Mais toujours on bute contre cet obstacle que le sujet véritable n'est pas la personne, mais l'humanité. A vrai dire, ici encore, il y a une grande idée. Ce qu'on a souvent reproché à Comte comme un manque de positivité est au contraire la marque de son génie philosophique : ce qu'il y a de plus noble et de plus valable dans l'individu lui vient de son incorporation à l'Humanité. Comme l'a dit Delvolvé, Comte a poussé sa méditation jusqu'à ce degré de profondeur où il lui est apparu que la notion de science objective ne se suffît pas à elle-même et qu'un intérêt plus haut gouverne la spéculation humaine. C'est dans l'histoire de l'Humanité qu'il a heureusement découvert l'éminente dignité de l'esprit. Mais cet esprit, qu'il soit saisi dans ses œuvres ou dans sa source affective, n'est pas connu en lui-même. Le rôle de l'éducation et l'importance de l'histoire, la signification du culte et de la commémoration sont nettement marqués ; mais jamais on ne se demande pourquoi l'homme est éducable, pourquoi il a une histoire, pourquoi enfin il est un animal religieux. Si la société ajoute et excite, elle commence par utiliser et capter ; elle ne produirait pas de résultats spirituels chez un être qui ne serait pas esprit. C'est déjà ce que Maine de Biran objectait à la théorie bonaldienne de l'origine divine du langage : si Dieu s'adressait à un être dénué de raison, celui-ci littéralement ne l'entendrait pas et il faudrait d'abord qu'il le dote d'un esprit pour s'en faire comprendre. On peut faire le même reproche à Comte : d'où vient à l'Humanité cette capacité d'accomplir de si grandes œuvres ? Comment chaque génération peut-elle recevoir, c'est-à-dire comprendre, ce que la précédente lui transmet ?

En un sens, le positivisme a bien su se garder du naturalisme et nul n'a plus nettement marqué la spécificité de l'homme vis- à-vis de la nature. Mais cette spécificité, qui est constatée sans être expliquée, demeure inintelligible. Pourquoi l'homme est-il capable de culte et de culture ? Et pourquoi les animaux en sont-ils incapables ? Comte a eu raison de critiquer l'intros- pection. Sans doute l'esprit ne se connaît-il que médiatement, par

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réflexion, en revenant de ses produits à lui-même. Mais cela implique que la réflexion soit une sorte de substitut de l'intuition directement impossible : c'est ce qu'on a appelé une réflexion progressivement intuitive. Or, c'est précisément la méthode reflexive qu'ignore Comte. Contre le traditionalisme, dont il partageait cependant la plupart des idées politiques, Biran a établi que la défense de la réflexion était en même temps celle de l'individu. C'est la même leçon qui se dégage de la méditation du positivisme : ignorant la personnalité, ne voyant en elle que la somme des tendances égoïstes, il lui refuse toute dimension verticale et la soumet à un ordre extérieur dont elle doit devenir un miroir toujours plus parfait. Ses observations les plus valables, ses remarques les plus justifiées ses intuitions souvent si riches dans le détail des analyses, son sens aigu de la vie sociale sont viciés par sa méconnaissance du sujet. Nous accorderions volon- tiers que toute réflexion est seconde, c'est-à-dire qu'elle est réflexion sur les œuvres de l'homme, sur ses expériences, sur ses produits, en un mot sur son travail. L'histoire est bien souvent le laboratoire du philosophe. La vie humaine - la deuxième vie selon Maine de Biran - est une vie engagée dans la matérialité, une vie d'effort, c'est-à-dire de travail. Et pour que la nature puisse être modifiée par l'homme, il faut bien qu'elle soit ina- chevée, plastique et malléable. Mais il faut aussi que l'esprit puisse s'y engager sans s'y perdre. Une analyse reflexive du travail par exemple montrerait qu'il est tout à la fois témoin de la plasticité de la nature et de la transcendantalité de l'esprit. Comte lui-même, quand il a entrevu ce problème et l'a proclamé nécessaire, mais prématuré, sentait peut-être inconsciemment qu'il n'avait pas de quoi le résoudre. Il n'a pas su remonter du travail, cette émission de Vesprit, comme l'appelait Proudhon, à l'esprit qui l'émet. Il n'y a pas de connaissance de soi sans une conscience originaire, au moins implicite, de soi-même ; et l'idée d'une connaissance purement objective chez l'individu, d'une connaissance en quelque sorte sans conscience est proprement inintelligible. L'esprit ne peut se connaître dans ses œuvres que si, de quelque manière, il s'y reconnaît. Tout l'intérêt du posi- tivisme est d'avoir tenté la gageure d'échapper au naturalisme sans admettre une authentique transcendance de l'homme par rapport à la nature, de n'avoir cherché le dépassement de l'indi- vidu que dans l'Humanité. Mais cette gageure sans doute ne pouvait être tenue.

Lycée du Parc, Université de Lyon.

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