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" L'assistance aux malades mentaux au XVIII e siècle à Marseille " par J. ALLIEZ et J.-P. HUBER I. — INTRODUCTION Dans l'histoire de la psychiatrie, conceptions théoriques et attitudes pra- tiques vont de pair. L'étude du développement d'une psychiatrie « scienti- fique », tel qu'il s'est réalisé depuis le xvm e siècle, n'est pas séparable de celle du changement dans la manière de réunir ou de traiter les malades mentaux. Notions cliniques progressivement affinées et transformation ou création d'établissements de structuration de plus en plus médicalisée, y ont une évolution parallèle. Cependant, les recherches sur l'évolution des modalités de groupement ou de traitement collectif des états psychotiques restent peu nombreuses en France, si l'histoire des « pionniers de la psychiatrie » a toujours attiré les chercheurs depuis Sémelaigne, tant du point de vue biographique que de l'évolution des idées. Dans cette perspective, la thèse de M m e Bonnefous-Sérieux, sur la « Charité de Senlis », reste exemplaire, comme la monographie de J. Vie, mais il existe peu de travaux importants consacrés à d'autres « maisons ». Or, nous avons l'avantage, pour notre ville, de pouvoir consulter un ouvrage publié en 1840, par J.-B. Lautard, mort presque centenaire en 1856, et qui avait dirigé la « Maison des Fous » de Marseille pendant près de quarante ans ; travail documenté, qui constitue une base d'étude permettant de suivre l'évolution de la pratique asilaire avant la loi de 1838, dans une région déterminée. D'autres sources locales nous ont permis, croyons-nous, de jeter quelque lumière sur la situation des malades mentaux à cette époque, qui peut être considérée, en quelque sorte, comme charnière entre deux temps. * Communication présentée à la séance du 25 octobre 1975 de la Société Française d'Histoire de la Médecine. 60

L'assistance aux malades mentaux au XVIII siècle à ... · Dans l'histoire de la psychiatrie, ... lumière sur la situation des malades mentaux à cette époque, qui peut ... religieuse

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" L'assistance aux malades mentaux

au XVIIIe siècle à Marseille "

par J. ALLIEZ et J.-P. HUBER

I. — I N T R O D U C T I O N

Dans l'histoire de la psychiatrie, conceptions théoriques et attitudes pra­

tiques vont de pair. L'étude du développement d'une psychiatrie « scienti­

fique », tel qu'il s'est réalisé depuis le x v m e siècle, n'est pas séparable de

celle du changement dans la manière de réunir ou de traiter les malades

mentaux.

Notions cliniques progressivement affinées et transformation ou création

d'établissements de structuration de plus en plus médicalisée, y ont une

évolution parallèle. Cependant, les recherches sur l'évolution des modalités

de groupement ou de traitement collectif des états psychotiques restent

peu nombreuses en France, si l'histoire des « pionniers de la psychiatrie »

a toujours attiré les chercheurs depuis Sémelaigne, tant du point de vue

biographique que de l'évolution des idées.

Dans cette perspective, la thèse de M m e Bonnefous-Sérieux, sur la

« Charité de Senlis », reste exemplaire, c o m m e la monographie de J. Vie,

mais il existe peu de travaux importants consacrés à d'autres « maisons ».

Or, nous avons l'avantage, pour notre ville, de pouvoir consulter un ouvrage

publié en 1840, par J.-B. Lautard, mort presque centenaire en 1856, et qui

avait dirigé la « Maison des Fous » de Marseille pendant près de quarante

ans ; travail documenté, qui constitue une base d'étude permettant de suivre

l'évolution de la pratique asilaire avant la loi de 1838, dans une région

déterminée.

D'autres sources locales nous ont permis, croyons-nous, de jeter quelque

lumière sur la situation des malades mentaux à cette époque, qui peut être

considérée, en quelque sorte, c o m m e charnière entre deux temps.

* Communication présentée à la séance du 25 octobre 1975 de la Société Française d'Histoire de la Médecine.

60

O n peut remarquer que les histoires de la^sychiatrie dont nous dispo­

sons, les plus importantes étant de langue anglaise, ont paru négliger l'étude

du comportement de la Société vis-à-vis du malade mental et du phénomène

« folie », au moins dans une perspective diachronique.

Certains ouvrages se limitent à la naissance et au développement du mou­

vement psychanalytique, dans une vision d'ailleurs plus hagiographique que

proprement historique. Les divers modes de réaction de la Société vis-à-vis

de la folie sont pratiquement passés sous silence, alors qu'ils sont pourtant

essentiels à connaître, non seulement pour l'évolution de la notion du fait

mental pathologique à travers les âges, mais pour mieux connaître la vie

et l'évolution m ê m e d'un groupe humain quelconque.

Cependant, deux ouvrages très importants font exception à cette tendance

générale, de façon d'ailleurs fort différente. Dans celui d'Ellenberger, récem­

ment traduit en français, l'auteur s'est efforcé, au contraire, de situer l'étude

des défricheurs de la psychiatrie et l'évolution de notre science, en fonction

des conduites historiques et sociologiques. Le livre de Michel Foucault,

« Histoire de la folie à l'âge classique », est venu apporter, en outre, un

regain d'intérêt à la question, malgré les critiques justifiées qu'ont soulevées

les prises de position parfois excessives de leur auteur (cf. à ce sujet,

l'exposé de G. Daumézon, aux « Journées de l'Evolution psychiatrique » de

décembre 1969).

Il nous a donc paru intéressant d'étudier le développement de « l'Institu­

tion psychiatrique » dans un cadre géographique précis, celui de Marseille,

et à une époque déterminée, soit au xvnC siècle, en essayant, dans un

second temps, de situer ce développement sur la toile de fond du contexte

régional, national et « culturel » de cette époque de notre Occident.

II. — L'HOPITAL SAINT-LAZARE D E M A R S E I L L E

Les sources dont nous nous sommes servi peuvent paraître minces mais,

en fait, comparées à d'autres hôpitaux, elles sont satisfaisantes. Nous avons,

en effet, pu utiliser le fonds H. XIII des Archives départementales des

Bouches-du-Rhône, entièrement consacré à cet Hôpital Saint-Lazare, et assez

fourni.

De plus, c o m m e nous l'avons dit, nous avons eu la chance de disposer

de la monographie extrêmement précieuse, écrite par J.-B. Lautard, qui fut

un des premiers médecins directeurs de l'Asile au xixc siècle. Enfin, nous

avons fait de larges emprunts au Diplôme d'Etudes supérieures de Droit

Romain, de Kunhmunch, sur le m ê m e sujet, qui, quoique centré sur l'aspect

juridique et administratif de la question, nous a fourni de précieuses

indications.

A. — Les locaux

Jusqu'en 1671, Marseille ne disposait d'aucun bâtiment spécialisé destiné

à recevoir les aliénés. C'est l'initiative privée d'un prêtre, l'abbé Garnier,

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qui va amorcer le mouvement ; il commence par réunir quelques aliénés

dans une pension et, c o m m e il ne recevait en fait presque que des indigents,

il touchait pour eux une allocation de la Ville. Très vite, les locaux dont il

disposait se révélèrent insuffisants, et la Ville envisagea alors la création

d'un hôpital, mieux approprié au but poursuivi, qui n'était pas alors de

soigner, mais simplement de réunir les aliénés en un lieu où ils ne puissent

plus commettre de désordres ou être sujets de gêne.

La Ville, pour des raisons d'économie qui allaient se révéler complète­

ment fausses, crut bon de transformer le vieil Hôpital des Lépreux (il datait

du x n c siècle), dédié c o m m e tous ses semblables à Saint-Lazare et, pour

l'heure, presque inoccupé. Les travaux d'aménagement durèrent un an, et

ce n'est que le 30 janvier 1699, que le prêtre Garnier put conduire à Saint-

Lazare, les 13 h o m m e s et les 16 femmes dont il s'occupait, et qu'il confia

aux Recteurs de l'établissement.

Très vite, l'acquisition s'avéra désastreuse. L'hôpital menaçait ruine, les

locaux habitables étaient trop petits pour l'afFux sans cesse croissant des

malades (114 en 1788). La Ville accordait bien des subventions, mais elles

étaient régulièrement refusées par l'Intendant responsable de l'équilibre du

budget municipal. La situation était cependant sur le point de s'arranger,

et les plans d'un hôpital neuf établis quand éclata la Révolution. Ce n'est

finalement qu'en 1844 que Saint-Lazare put être évacué pour l'asile Saint-

Pierre, suivant les dispositions, alors récentes, de la loi de 1838. Il ne fut

cependant démoli qu'en 1867, après plus de 600 ans d'existence.

B. — La réglementation

Nous considérerons d'abord celle concernant l'hôpital, puis celle relative

au personnel soignant et aux malades.

1. Concernant l'hôpital:

Elle comprend la gestion et le financement,

a. La gestion :

Les modalités en furent fixées par le règlement de l'hôpital qui, pro­

mulgué en 1699, ne devait pratiquement plus être modifié jusqu'en 1800.

Les responsables de l'hôpital sont 12 recteurs n o m m é s par les échevins pour

2 ans, avec renouvellement par moitié chaque année. Us exercent leur fonc­

tion par paire, chaque semaine, à tour de rôle. Ce sont eux qui décident,

non seulement des entrées, mais encore des sorties. Ils surveillent le per­

sonnel, assistent aux repas, s'assurent de la bonne tenue physique et

religieuse des employés et des malades.

Ces recteurs, doués de pouvoirs très étendus, étaient contrôlés par l'auto­

rité municipale en premier lieu, mais également par l'Intendant, son sub­

délégué, et le Procureur général de Provence. Cette administration semble

finalement avoir très bien fonctionné, compte tenu des moyens limités dont

elle disposait. En tous cas, aucun scandale n'a été signalé, et notamment

aucun internement abusif.

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b. Le financement :

Ce fut toujours le point noir de l'asile !

Avant la Révolution, il était assuré par les pensions versées par les

malades (ou par les municipalités dont ils dépendaient, si le patient était

indigent) et par les subventions ordinaires et extraordinaires de la Ville

(toujours rognées par l'Intendant). Il restait un déficit, variable avec les

années, mais allant en empirant avec elles. De plus, le paiement des pensions

était une cause perpétuelle de conflits et de procès avec les particuliers et

les municipalités.

La Révolution supprima pratiquement toutes ces ressources, déjà insuf­

fisantes, et, si le nombre des malades passa de 114 en 1788 à 44 en 1795, il

faut l'attribuer à la surmortalité entraînée par la dénutrition (Pinel, en 1795,

fit la m ê m e remarque pour Bicêtre). Seule, la loi de juin 1838 devait résoudre

le problème du financement.

2. Concernant le personnel soignant :

Jusqu'en 1787, il n'y eut pas de médecin chargé de soigner les « insensés »

pour leur affection psychiatrique. Selon des modalités variables suivant

les époques, un médecin et un chirurgien s'occupaient des éventuels troubles

somatiques présentés par les malades. L'apparition d'un médecin permanent,

en 1787, est à la fois la conséquence et le symbole d'un changement profond

de la mentalité du siècle vis-à-vis de la maladie mentale. La folie devient

l'affaire d'un spécialiste, alors que pendant plus de 80 ans, les recteurs,

simples bourgeois sans compétences particulières, avaient été jugés aptes à

tenir le m ê m e rôle.

Le personnel « infirmier », lui aussi, n'avait aucune formation spéciale

et variait dans ses effectifs. Le personnage principal était représenté par la

« Mère », surveillante en chef de quelques domestiques. Il y avait également

un aumônier et un économe. Fait à souligner : tout le personnel, à l'excep­

tion évidemment de l'aumônier, était laïc.

3. Concernant les malades :

Il y a lieu de séparer les modalités d'internement et celles de l'inter­diction.

a. L'internement :

Il convient d'envisager les modes d'entrée et les modes de sortie.

• LES MODES D'ENTRÉE :

O n peut en considérer cinq, bien que, théoriquement, il n'y aurait dû

en avoir que deux : les Ordres du Roi et les Ordres de Justice. Cela montre

bien, d'ailleurs, quel écart existait entre ce qu'on appelle « Monarchie

absolue » et la réalité quotidienne du XVIIF siècle.

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R. Moulinas l'a très bien constaté, à propos d'un tout autre cas, celui

de la contrebande : « Vue, non pas de Versailles, mais du fond d'une loin­

taine province, la Monarchie dite Absolue, c'est en fait la désobéissance

permanente, impunie et triomphante, c'est l'insoumission jusqu'au soulève­

ment à main armée, qui est chose banale et courante, parce que les agents

de l'autorité centrale n'ont pas, en pratique, les moyens d'imposer le respect

de la Loi à des populations pour qui la docilité aux ordres du Roi est encore

loin d'être entrée dans les mœurs. »

La Révolution n'allait pas tarder à mettre fin à cela.

— L'internement par Ordre du Roi (la lettre de cachet) : il s'agissait

d'une procédure qui, contrairement à la légende, était fort longue et très

peu expéditive ; avant que la famille qui avait fait la demande reçoive satis­

faction, de multiples formalités devaient être remplies et de nombreux

contrôles assurés. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que cette méthode de

placement ait été fort rare ; il n'y a certainement pas eu 10 malades placés

à Saint-Lazare par cette voie en un siècle.

— L'internement par Ordre de Justice : les m ê m e s remarques s'appli­

quent : procédure longue et onéreuse, peu usitée, malgré la multiplicité des

juridictions.

— L'internement par ordre des Municipalités : c'était de loin le plus

fréquent. Les maires et échevins se considéraient c o m m e « Juges de Police »

et agissaient à ce titre, c o m m e responsables de la sûreté publique. Seuls,

étaient internés les sujets troublant gravement l'ordre public, ou ceux dont

la famille ne pouvait plus s'occuper. La municipalité en cause (car Saint-

Lazare ne recevait pas seulement des aliénés de Marseille) payait la pension,

quitte à elle à se retourner contre la famille. Les municipalités étant toujours

à court d'argent, l'internement n'était certainement décidé qu'à la toute

dernière extrémité.

— L'internement par ordre des parents : les parents pouvaient s'adresser

directement aux recteurs : l'avis des deux recteurs semainiers était cependant

nécessaire.

C o m m e c'était surtout les familles pauvres, donc peu susceptibles de

payer une pension, qui recourraient à cette formule, les recteurs étaient

certainement plus enclins à refuser des internements nécessaires qu'à en

pratiquer d'abusifs, surtout compte tenu du manque de place. Ce mode de

placement pouvait cependant conduire à des abus : il ne semble pas y en

avoir eu : les sujets détenus pouvaient se plaindre à l'Intendant ou au

Procureur Général. Une commission d'enquête de 1791 ne retrouva, par

ailleurs, aucun cas d'internement non justifié.

— Les malades libres, c'est-à-dire séjournant de leur propre volonté, vu les conditions de vie ; ils étaient évidemment rarissimes à Saint-Lazare ; nous avons pu cependant en retrouver un exemple.

6-1

• LES MODES DE SORTIE :

Le principe général était que l'autorité ayant fait entrer le malade était

seule compétente pour le faire sortir. Là aussi, l'écart entre la pratique et la

théorie était grand. Les évasions étaient fréquentes, surtout pour les malades

placés par ordre du Roi ou par ordre de Justice, et en fait, c'était le plus

souvent les deux recteurs semainiers qui décidaient du départ. O n leur

reprochait, semble-t-il, beaucoup plus souvent de faire sortir des malades

prématurément que d'en garder guéris.

Quant aux décès à l'hôpital, ils représentaient en gros, entre le tiers et

le quart des admissions totales (sans compter, bien sûr, l'année exceptionnelle

de 1720, où la plupart des malades et tous les employés succombèrent à la

peste).

Nous avons reporté sur le graphique ci-joint, l'évolution du nombre des

admissions, sorties et décès de 10 ans en 10 ans, pour tout le XVIII e siècle,

en nous basant sur les chiffres donnés par J.-B. Lautard. De 1699 à 1801,

2 973 malades ont été admis à l'hôpital ; 2 (129, soit plus des deux tiers en sont

sortis, et 900 y sont morts. Il ne reste que les 44 malades qui représentent

l'effectif des hospitalisés en 1801.

V u les conditions déplorables d'hospitalisation et l'absence totale de soins spécialisés, ces résultats paraissent tout à fait honorables et entièrement à porter au crédit des recteurs, qui semblent toujours s'être acquittés de leur tâche difficile de la meilleure manière possible.

b. L'interdiction :

Elle était à l'époque, complètement séparée de l'internement et s'étendait

à d'autres catégories que les malades mentaux, aux prodigues, par exemple.

Il s'agissait d'une formalité longue, compliquée, coûteuse, et qui en pratique

ne devait être réservée qu'à une petite fraction de la population : celle

possédant une certaine fortune.

Nous avons pu en retrouver deux exemples aux Archives Départementales.

La loi de 1838 devait revenir, dans ses grandes lignes, à la législation

romaine qui faisait de l'interdiction une conséquence de la folie.

O n remarquera que nous assistons actuellement à une évolution inverse

avec la loi du 3 janvier 1968 sur les incapables majeurs.

C. La vie à l'hôpital

1° Avant 1785 :

Les malades sont logés dans des cellules, en principe un par cellule, en

fait souvent deux, voire trois. Ils couchent sur un lit scellé sur lequel est

disposée la paille contenue dans un matelas. Ils disposent de bancs de pierre

et de tables. Ceux qui le peuvent mangent au réfectoire. Les vêtements sont

fournis par l'hôpital ou la famille. L'hôpital est mixte : h o m m e s et femmes

habitent deux ailes du bâtiment séparées, mais la porte réunissant les deux

ailes n'est fermée que la nuit.

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431

1720 = peste

Ce graphique a été établi d'après ia statistique donnée par Lautard dans son ouvrage.

Les chiffres sont certainement sujets à caution, mais doivent quand m ê m e permettre

de donner une idée de la population de l'asile au xvinc siècle.

A noter la cassure profonde qu'a entraînée la peste de 1720.

La nourriture semble avoir été abondante, bien que peu variée (sa compo­

sition est expressément prévue dans le règlement de l'hôpital). Si les malades

n'avaient pas d'occupation possible, les visites étaient autorisées, et peut-être

les sorties en permission. Les malades n'étaient obligés de rester dans leur

cellule que la nuit. Ils n'étaient que rarement enchaînés, et seulement sur

autorisation des recteurs. Aucun soin à visée psychiatrique n'était donné.

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2° Après 1785

E n 1785, paraît l'« Instruction sur la manière de gouverner les insensés

et de travailler à leur guérison dans les asiles qui leur sont destinés », par

Colombier et Doublet. Il s'agit d'une publication officielle qui manifestait

le désir du gouvernement d'améliorer et d'unifier les soins aux malades

mentaux. C'est une excellente synthèse des conceptions de l'époque en

matière de folie. Elle eut un très grand retentissement et, sans les événe­

ments qui suivirent, aurait entraîné certainement de notables améliorations.

A Marseille, elle eut surtout pour conséquence l'engagement d'un médecin

à temps plein par l'hôpital, ce qui entraîna dorénavant la prescription de

traitements (qui, au début, semblent avoir surtout consisté en bains, purga-

tions et saignées).

Pendant la Révolution, toutes les réformes furent arrêtées et plusieurs

recteurs exécutés. La disette entraîna la mort de nombreux malades et, en

1801, le chiffre des hospitalisés était inférieur à celui de 1709 (44 contre 48).

Seul, le médecin vit sa situation s'améliorer, puisqu'il remplaça, en fait, les

recteurs dans l'administration de l'asile.

III. L E C O N T E X T E

Il nous a paru intéressant de replacer l'étude de l'évolution de l'Assis­

tance aux Malades mentaux à Marseille dans le contexte éthique, philoso­

phique et social de l'époque car, finalement, les modifications subies ne font

que refléter fidèlement les changements de mentalité survenus au « Siècle

des Lumières ».

A. — Le contexte régional

La Provence subit, au x v m c siècle, de profondes modifications : sa popula­

tion se transforme (début du processus de désertion en Haute-Provence),

sa pensée et son commerce quittent le bassin fermé de la Méditerranée pour

se tourner à la fois vers l'Atlantique et l'intérieur de la France et de l'Europe ;

ses cadres administratifs soutiennent une lutte inégale contre un pouvoir

central conscient de sa force mais encore soucieux des libertés et des par­

ticularismes. Dans ce contexte, les hôpitaux psychiatriques se créent avec

une étonnante simultanéité (Avignon, 1681 ; Aix, 1691 ; Marseille, 1699) et

évoluent de façon semblable.

D'autres formes d'assistance existaient, bien entendu, assurées par des

religieux ou des personnes privées. Le meilleur et le pire s'y côtoyaient :

le meilleur, par exemple, à Manosque, où le Père Pouttion, cité avec éloge

par Pinel, appliquait avant la lettre les principes du « no restraint » et du

traitement moral ; le pire, à Saint-Pierre-de-Canon, près de Salon, où des

religieux observantins ont été accusés de sévices sur les malades (il faut

noter d'ailleurs que des plaintes ayant été déposées, des réformes furent

entreprises et aboutirent en 1784).

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B. — Le contexte national

Il est caractérisé par le grand bouleversement des idées et des mœurs

qui secoue la France au xvnr siècle, et qui a donné à cette époque le n o m

d'« Age des Lumières ». La folie ne se définira pas seulement par un compor­

tement incohérent, mais surtout par une déficience de la raison, cette idole

du siècle. La nécessite d'isoler les fous apparaît donc de plus en plus net­

tement ; tant que l'on se basait sur le comportement, le fou pouvait bien

être mélangé avec tous les autres vagabonds et indigents. A partir du moment

où l'on prend en considération, non plus seulement ce qui est agi, mais ce

qui est pensé, le fou doit être séparé des autres formes de déviation sociale.

Cet isolement se fait de façon très variée ; dans le cadre des hôpitaux

généraux, bien sûr, car s'était là qu'il était le plus nécessaire, mais également

dans des services particuliers des hôpitaux, dans les prisons (notamment la

Bastille), dans les dépôts de mendicité et, accessoirement seulement, dans

des constructions spécialisées publiques ou privées.

Les soins, quand ils existent, se limitent le plus souvent aux bains, à la

purgation et à la saignée, encore qu'ils soient très peu variables d'un éta­

blissement à l'autre. Les règlements changeaient également selon les lieux,

quoique l'on retrouve toujours les m ê m e s principes : contrôle des admissions

et des sorties (au moins pour les établissements publics), possibilité de

recours, préoccupations concernant le paiement des pensions, garantie de

la liberté individuelle, réglementations diverses concernant la nourriture, le

logement, les soins. La plupart des textes repris en 1838 étaient déjà en

germe à cette époque.

C. — Le contexte européen

L'évolution y est sensiblement la m ê m e ; une véritable Internationale

culturelle règne en effet sur l'Europe et y impose la primauté de la raison.

Cette unité explique la tranquillité relative des peuples d'Occident à cette

époque. Les conflits sont rares, n'intéressent que les gouvernements et les

spécialistes, car les passions en sont exclues ; le fanatisme religieux n'y

intervient plus et le fanatisme national pas encore.

C o m m e en France, donc, les établissements spécialisés pour malades

mentaux se créent et évoluent ; en Angleterre, patrie du « no restraint »,

mais également du sinistre Bedlam ; en Allemagne, avec beaucoup de retard ;

en Italie et en Espagne, avec une certaine avance (due en partie au fait que

les hôpitaux psychiatriques existaient dans ces régions dès le xve siècle, de

m ê m e d'ailleurs que dans les pays musulmans). Toutefois, dans les pays

anglo-saxons surtout, la grande différence viendra de l'absence de cassure

brutale entre le x v m e et le xixe siècle.

La grande expérience du « no restraint » pourra continuer à se développer,

particulièrement aux Etats-Unis et, finalement, l'évolution se fera plus vite

et plus harmonieusement qu'en France, et on y évitera mieux les grands

asiles concentrationnaires. Peut-on voir dans ce fait l'origine des différences

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nosographiques entre ces pays et les autres ? Si l'Angleterre et les Etats-Unis

ont du schizophrène une conception beaucoup plus large que la France et

l'Allemagne, c'est peut-être que les malades ont moins connu, dans ces pays,

le moule uniformisant de l'asile.

En conclusion, il semble que l'étude précise d'un établissement, de sa

conception et de son évolution, particulièrement quand il est consacré aux

« insensés », reflète de façon fidèle l'évolution des idées au cours d'une

période donnée. Encore faut-il, pour cela, disposer de sources suffisamment

abondantes (rares sur de tels sujets avant le xix° siècle) et fiables.

B I B L I O G R A P H I E

1. A L E X A N D E R (F.G.), S E L E S N I C K (S.T.) : « Histoire de la Psychiatrie », 1 vol. Armand Colin Ed., Paris, 1972, 480 p.

2. ALLIEZ (J.) : « Un précurseur de l'assistance moderne aux aliénés dans notre région: le R.P. Pouttion, de Manosque ». Bulletin de la Société de Psychiatrie de Marseille et du Sud-Est Méditerranéen, 1970, n" 21, pp. 431-436.

3. Archives communales de Marseille : série CG.

4. Archives départementales des Bouches-du-Rhône : Archives hospitalières de Marseille, série XIII, Fonds de l'Intendance de Provence.

5. A R N A U D (F.) : « Note sur le collège des médecins et l'exercice de la médecine à Marseille au XVIF siècle ». France Méd., Paris 1904, LI, pp. 409-412.

6. BLAIVE (P.) : « L'Administration de l'Assistance Publique à Marseille », Marseille, 305 p.

7. B O L L O T T E (G.) et B I G O R R E (A.) : « L'assistance aux malades mentaux à Dijon, du Moyen Age à 1838. Esquisse historique ». C.R. du Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue française, LXV- Session, Dijon 1967, pp. 1159-1162.

8. B O U T R Y (J.) : « La médecine et les institutions charitables au temps de Louis XVI ». Chron. Méd., Paris 1904, XI, pp. 737-743.

9. C A R E T T E (P.) : « François Doublet et la Psychiatrie au temps de Louis XVI ». Ann. Méd. Psychol., juin 1923.

10. C A R E T T E (P.) : «Le P. Pouttion, de Manosque, guérisseur des fous ». Bulletin de la Société Française d'Histoire de la Médecine, mars 1929.

11. C A R E T T E (P.): «Le service d'aliénés de l'ancien Hôtel-Dieu». Progrès Médical, 20 janvier 1926.

12. C A R E T T E (P.) : « Tenon et l'assistance aux aliénés, à la fin du XVIIF siècle ». Ann. •Méd. Psychol., juin 1923.

13. C A R E T T E (P.): « Un précurseur de Pinel : le chirurgien Tenon». Bulletin de la Société d'Histoire de la Médecine, novembre 1925.

14. C H A M B E R L A I N (A.S.) : « Earlv mental hospitals in Spain ». Amer. J. Psychiat., 1966, 123/2, pp. 143-149.

15. C O L O M B I E R (J.) et D O U B L E T (F.) : « Instruction sur la manière de gouverner les insensés et de travailler à leur guérison dans les asyles qui leur sont destinés ». Imprimerie Royale, Paris 1785 (in-4u imprimé par ordre et aux frais du gouverne­ment) et F. Brebion, Imprimeur du Roi, Marseille, 1786.

16. COSSA (P.) et M O U T O N (E.) : «Les insensés au XVIIL siècle à l'Asile public de Saint-Lazare et à l'Asile privé de Saint-Pierre de Canon ». X e Congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de Provence, Marseille 1899, pp. 441467.

69

17. D E L A U N A Y (P.) : « Les médecins fonctionnaires parisiens au XVIII' siècle ». France Méd., Paris 1905, LU, pp. 397-407.

18. E L L E N B E R G E R (H.F.) : « The discovery of unconscious. The history and évolution of dynamic psychiatry ». Basic Books Inc. Publishers, N e w York 1970, 932 p.

19. F O S S E Y E U X (X.): «Les aliénés à Paris, au XVIIIe siècle; le quartier des déments à Saint-Lazare ». Bulletin de la Société Française d'Histoire de la Médecine, mars 1914.

20. F O U C A U L T (M.) : « Histoire de la folie à l'âge classique ». 1 vol. Gallimard Ed.,

Paris 1972, 620 p.

21. F U N C K B R E N T A N O (F.) : « Bicêtre ». Laboratoires CIBA Ed., Lyon 1938, 46 p.

22. F U N C K B R E N T A N O (F.): «L'Ancien Régime». Fayard Ed., Paris.

23. GALLOT-LAVALLEE (M.): «Un hygiéniste au XVIIIe siècle: J. Colombier». Thèse

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