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route la Sur des utopies Reportages L’ovni Damanhur Islande, terre d’asile La maison de l’anarchie Repère d’artistes Village ambulant Le familistère de Guise Prison Éducation Architecture Photos Dossiers Entretiens Frédéric Lenoir Jean-François Clervoy Christophe Cousin Latitudes N°8 - Année 2012 - Magazine des étudiants de l’École supérieure de journalisme de Lille - 87 e Promotion - Prix 6 euros

Latitudes 87° Utopie total

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ReportagesL’ovni DamanhurIslande, terre d’asileLa maison de l’anarchie

Repère d’artistesVillage ambulantLe familistère de Guise

Prison ÉducationArchitecture

Photos Dossiers EntretiensFrédéric LenoirJean-François ClervoyChristophe Cousin

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ÉDITO

3Latitudes N°8 / avril 2012

Dessine-moiune utopie

ntelligence artificielle. Liberté d’expression. Les utopies d’hier font le quotidiend’aujourd’hui. Dévoyé, popularisé à outrance par des sociétés en crise, le motaurait-il perdu son sens originel ? Nous avons décidé de plonger dans lestréfonds de l’idéalisme, à la recherche d’une définition. Cettemission ambitieusenous a menés au cœur d’un temple troglodyte, dans les couloirs de salles d’in-jection, sur la station Mir et aux confins des microprocesseurs. L’utopie sedécline en autant de formes que le monde compte de rêveurs. Se dessine au fildes pages, une réalité faite d’audace, de convictions et de dérives. Certains ontvoulu s’isoler, s’affranchir de la société ou la parfaire. D’autres fantasmentl’ailleurs. L’Europe devient l’eldorado et la Finlande la terre promise.Entre les lignes, l’utopie révèle sa nature : d’une part porteuse d’idéal, elle estle nom donné aux révolutions de demain ; de l’autre, refuge des déceptions, ellese heurte à un mur de désillusions. Nous sommes partis sur la route desutopies, armé d’un regard neuf pour rencontrer ces bâtisseurs d’un autremonde. Fatigués d’une société consumériste, ils veulent changer les choses.Souvent déçus, toujours rêveurs, ils nous ont confié leur histoire et leurmessage : « Et si on s’y mettait ? »

LLAA 8877ee

Utopie : “Pays imaginaire où un gouver-nement idéal règne sur un peuple heu-reux, idéal qui ne tient pas compte de

la réalité”. Douce définition du Petit Robert. In-citation au rêve, à une société tendre, juste ethumaine. Au moment où les citoyens électeurs français se choisissent un nouveauprésident, déterminent le modèle de sociétédans lequel ils veulent vivre et élever leurs enfants, les étudiants de la 87e promotion de

l’École supérieure de journalisme de Lille n’ontpas voulu uniquement couvrir la dense ac-tualité liée à la campagne présidentielle.Ils ont fait le choix de donner aussi la paroleà ceux qui rêvent. Rêve d’une société imagi-naire idéale, course après Thomas More, exploration des illusions, des mirages. EnFrance, en Europe, ils sont partis à la rencontrede ces hommes et de ces femmes en quête dechimères. Ils vous font partager leurs idéaux,

leurs joies et déceptions. La collection Latitudes s’enrichit d’un nouveau numéro,synthèse des enseignements de presse écritede première année. Après ceux dédiés aux capitales européennes, celui consacré à la montée des extrêmes en Europe, ils vous offrent une part d’un idéal à construire.

PPIIEERRRREE SSAAVVAARRYYDDIIRREECCTTEEUURR DDEESS ÉÉTTUUDDEESS

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Sur la route …

DDéétteennttiioonn Militant à perpétuitéAAbboolliittiioonnnniissmmee À bas les barreauxPPrriissoonnss oouuvveerrtteess Hors-la-loi, hors les mursSSoorrttiirr ddeess ddrroogguueess L’héroïne ou la vieEEnnttrreettiieenn Seringues aux portes du pénitencierUUnn hhoommmmee àà ffeemmmmeess Égalité des sexes : un chantierau quotidienFFiillllee oouu ggaarrççoonn ?? L’éducation sans genre : rêve ou chimère ?ÉÉdduuccaattiioonn Quand la Finlande fait écolePPaarreennttss--pprrooffss Quatre idées pour vivre l’école autrementEEllddoorraaddoo « Dites à Guéant que j’arrive »Les migrations mensongèresDDiiaassppoorraa Les corons, foyer de l’âme polonaiseVViivvrree ssaannss aarrggeenntt La société post-monétairede Jean-François Noubel

RReeppèèrree dd’’aarrttiisstteess Squat et galerie, rue de RivoliÎÎlloott ppoolliittiiqquuee L’engagement citoyen à la sauce romaineCCiittaaddeellllee ddéésseenncchhaannttééee Christiania, l’illusion perdueCChhrroonniiqquueess « Où sont passés nos rêves d’enfant ? » « Sur mon vélo, dans mon bateau, j’ai songé de grandir comme elles »CCuullttee ttrrooggllooddyyttee Objet communautaire non identifiéTToouurr dduu mmoonnddee Le guide de l’utopisteNNoommaaddeess Le village ambulantRRéévvoolltteess Un second souffle pour les Indignés

p 34p 35p 36-37p 38-39p 40p 42

p 43-44p 45-47p 48-49p 50p 51p 52-53p 54-55

Entre les murs

p 58-61p 62-63p 64-65p 66

p 67-69p 70-71p 72-74p 76-77

Vivre l’utopie

ÉÉddiittooGGrraanndd eennttrreettiieenn « Le rêve d’aujourd’huipeut être l’utopie de demain »PPoouurr aalllleerr pplluuss llooiinnMMiiccrroo--ccoouullooiirr Un président presque parfaitOOuurrss Baloo

p 3p 6-9

p 111p 112-113p 114

4Latitudes N°8 / avril 2012

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UUnn ssuurrhhoommmmee Imaginer l’homme de demainSSccaapphhaannddrree « Une tranche de vie extra-terrestre »de Jean-François ClervoyMMoonnssiieeuurr MMuussccllee Les super-héros modernesLLee cchhooiixx àà llaa nnaaiissssaannccee Futur… Des bébés sur mesureCCoouupp ddee ppiinncceeaauu L’art de demainUUrrbbaanniissmmee Cité radieuse : la loi du bétonVViillllaaggee oouuvvrriieerr Le familistère de Guise : âge d’or et gueule de boisAArrcchhiitteeccttuurree vveerrttee De l’énergie à revendreFFoooottbbaallll FC United of Manchester : l’anti-foot businessFC Sankt Pauli, rebelle du foot européenSSuurr llaa rroouuttee Tour du monde vers l’idéal de Christophe Cousin

SSaannccttuuaaiirree L’Islande pioche dans les lois d’autres paysCChhaatt’’rroouulleettttee Sociaux… les réseaux ?IInnffoo ggrraattuuiittee Pourquoi payer pour s’informer ?VVLLCC Le fleuron du logiciel librePPrriinntteemmppss ddeess mmééddiiaass Les journalistes arabes en quête d’investigationVVooyyaaggeezz ccoonnnneeccttéé !! Un clic et ils prennent leurs claquesBBaannlliieeuueess Pas de quartier pour les médias

La politique du meilleur

p 80-81p 82

p 83p 84p 85p 86-87p 88-89p 90p 92-93p 94-95p 96-97

√Culture

p 100-103p 104p 105p 106p 107

p 108-109p 110

#Utopie 3.0

UUnn aauuttrree vvoottee Élection avec mentionVVeerrss llaa VVIIee RRééppuubblliiqquuee Et si on passait la sixième ?TToouujjoouurrss pplluuss lliibbrreess La vie rêvée des libertariensRRêêvvee eenn ppoolliittiiqquuee They have a dreamLLoouuiiss XXXX Apprentis royalistes, cette jeunesse qui espère abolir la RépubliqueDDéérriivveess L’illusion d’une France sans secteJJ’’aaii tteessttéé ppoouurr vvoouuss llaa SScciieennttoollooggiiee How I met Ron HubbardLLuuttttee ppaacciiffiiqquuee La désobéissance en bouclier,la justice en étendardRRoouuggee vviiff La p’tite maison de l’anarchieLL’’iiddééaall eenn ppoolliittiiqquuee Travailler moins, participer plusVVeerrss ll’’iinnddééppeennddaannccee À quand le passeport québécois ?

p 12-13p 14-15 p 16-17 p 18 p 19-20 p 21 p 22-23 p 24-26

p 27-29 p 30 p 31

5Latitudes N°8 / avril 2012

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Latitudes N°8 / avril 2012

6

GRAND ENTRETIEN

FRÉDÉRIC LENOIR EST PHILOSOPHE , SOCIOLOGUE , DIRECTEUR DE LA RÉDACTION DU MONDE DES RELIGIONS

ET ÉCRIVAIN. POUR LUI, L’UTOPIE EST UNE ADDITION DE PETITES INITIATIVES MISES BOUT À BOUT QUI PEUVENT

COMPOSER UN PROJET GLOBAL DE SOCIÉTÉ.

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Frédéric Lenoir est également chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales.

Page 7: Latitudes 87° Utopie total

FRÉDÉRIC LENOIR

7Latitudes N°8 / avril 2012

«« LL’’uuttooppiiee ppeeuutt êêttrreessiimmpplleemmeenntt llaa vviissiioonn eennccoorree

iiddééaalliissééee dd’’uunn mmoonnddeeppoossssiibbllee.. »»

d’aujourd’hui

oommmmeenntt ddééffiinniirriieezz--vvoouuss ll’’uuttooppiiee ??On peut définir l’utopie de deux façons.D’une manière classique qui est celle in-ventée par Thomas More dans son livreUtopia, qui a donné naissance au mot. L’uto-pie y est “atopos”, absence de lieu. C’estl’idée d’un projet global de société irréalis-te, quasiment irréalisable. On est dansl’idéal absolu. De cette définition, est nétout un courant littéraire dans lequel on re-trouve par exemple l’eldorado dans le Can-dide de Voltaire. Mais on pourrait aussi fai-re remonter ce courant utopiste à LaRépublique de Platon. Même si lemot n’existait pas, l’objectif était le même :inventer un lieu où existent une société etune gouvernance idéales. Et puis il y a uneautre définition : une solution réaliste troptôt pour être mise en œuvre. C’est réalistemais il s’agit encore de quelque chose detrès idéalisé, qui ne peut encore concernerque quelques individus ou groupes éclairés.Un jour, ce sera possible, car on peut déjàcommencer à concrétiser cette utopie par

une action ponctuelle. Dans ce sens, ce queprônaient les philosophes de la Renaissan-ce et des Lumières – démocratie avec liber-té de conscience et d’expression – était uneforme d’utopie au moment où ils l’ont fait.Mais en même temps, ils savaient quec’était possible. Ils avaient des projetsconcrets et applicables dans les sociétés eu-ropéennes dans lesquelles ils vivaient. Doncl’utopie peut être simplement la vision encore idéalisée d’un monde possible.

QQuueellllee eesstt vvoottrree ppoossiittiioonn ppaarr rraappppoorrtt àà llaarreecchheerrcchhee dd’’uunn iiddééaall ??Pour ma part, je suis plutôt optimisteet utopiste. Je suis convaincu qu’on peutaméliorer le monde dans lequel on vit. Il nefaut pas se résigner aux crises que l’on tra-verse. Il y a des solutions qui existent et quiimpliquent des changements individuels etcollectifs de mode de vie. Par exemple, grâ-ce au commerce équitable, à la taxe Tobinou aux énergies renouvelables, un change-ment de conscience et de mode de vie est

« Le rêve

peut être la réalité dedemain »

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8Latitudes N°8 / avril 2012

«« UUnnee ppeettiittee ddoossee dd’’iiddééaall,,dd’’uuttooppiiee eett ddee ffrraatteerrnniittéé ffeerraaiittdduu bbiieenn aauuxx FFrraannççaaiiss qquuii ssoonntt

eenn pplleeiinnee ddéépprreessssiioonn !! »»

GRAND ENTRETIEN

possible, et, selon moi nécessaire, pourfaire face aux principaux défis de notretemps. Je milite pour ça depuis plus de vingtans, car je pense que c’est faisable.Ça demande simplement un changementimportant de mode de vie pour les Occiden-taux qui sont habitués à un consumérismeeffréné, très négatif. Et c’est plus compliqué,car cela demande aussi aux pays émergentsde ne pas vouloir copier notre modèle de dé-veloppement qui se révèle aujourd’hui mor-tifère : destruction de la planète, accentua-tion des inégalités, spéculation financièredémentielle qui détruit l’économie réelle…Si on fait les bons choix, on peut trouver desissues positives aux principaux problèmesdu monde d’aujourd’hui.

LL’’uunn ddeess tthhèèmmeess iimmppoorrttaannttss ddee llaa ccaamm--ppaaggnnee pprrééssiiddeennttiieellllee eesstt ll’’éédduuccaattiioonn..CCrrooyyeezz--vvoouuss eennccoorree aauu ssyyssttèèmmee ssccoollaaiirree aacc--ttuueell ??On s’aperçoit que les programmes sco-laires ne sont pas adaptés aux besoins desenfants, à leur rythme. On ne tient pascompte de leurs besoins de repos et de dé-tente. Et je trouve que les systèmesqui existent en Allemagne ou dans la plu-part des pays nordiques, où il y a moinsd’enseignements par jour et plus d’activitéssportives ou musicales, permettent de dé-velopper la personnalité de l’enfantde manière plus épanouissante. Mais celalui permet également d’intégrer plus facile-ment la phase d’apprentissage purementcérébrale et scolaire car les rythmes sontplus adaptés. De plus, je pense que l’école connaît unmalaise profond. Je ne crois plus du toutau modèle actuel. Selonmoi, il faut le renouveleren profondeur, ce qui esttrès difficile. On constateaujourd’hui qu’un grandnombre de gens, qui nesont pas religieux, déci-dent de mettre leurs en-fants dans le privé – en tout cas ceux qui enont les moyens et la possibilité – ce qui im-plique une grande remise en questions del’école républicaine. Il faut tout repenser etce n’est pas une mince affaire.

LL’’uuttooppiiee eesstt--eellllee lliimmiittééee àà cceerrttaaiinnss ddoo--mmaaiinneess ?? On peut tout à fait avoir des utopies réa-listes dans certains domaines, comme onpeut avoir un projet plus global de société

et plus profondément de civilisation. Au-jourd’hui, il est en effet très difficile d’ima-giner une société sans interactions avecle monde. Avec la mondialisation, les uto-pies sont assez globales. Elles touchent àune transformation d’une société donnée,des modes de vie de tous les êtres humains.Mais des projets spécifiques émergent aus-si, comme celle du philosophe et agriculteurPierre Rabhi et sa sobriété heureuse. Toutcela est utopique, mais réaliste. On peut lemettre en œuvre si on veut. Si chacun ap-porte une idée, une pensée, et les met enœuvre, on pourra arriver à changer un jourla société et le monde. Rares sont ceuxqui disent « Je propose un projet total de so-ciété », mais chacun propose des solutionsqui, si on les additionne, vont dans le mêmesens : vivre et consommer autrement, selondes logiques différentes de celles qui sontles nôtres depuis des décennies.

VVoouuss aavveezz ppaarrccoouurruu llee mmoonnddee àà llaa rree--cchheerrcchhee ddee llaa ssppiirriittuuaalliittéé.. EEsstt--ccee uunnee aauuttrreeffoorrmmee dd’’éédduuccaattiioonn ??Mon but était de chercher un peu danstoutes les cultures les chemins spirituels quitentent de répondre aux grandes questionsque je me posais. « Que fait-on sur terre ?Quel est le sens de la vie ? » J’ai découvert quechaque culture avait ses réponses reli-gieuses, liées à une histoire, aux besoinsd’une société. Le plus passionnant, c’est dedécouvrir qu’il y a aussi dans toutesles cultures du monde des personnes spiri-tuelles qui ont vécu une expérience au-delàdes dogmes, au-delà de la culture quileur permet d’avoir un discours etdes valeurs similaires. Par exemple, la né-

cessité de vivre l’instantprésent, l’importance del’amour par rapport àl’égoïsme. Il existe des va-leurs universelles commela compassion, la justice,la vérité, le respect d’au-trui. Il y a des valeurs et des

attitudes que l’on retrouve dans toutes lescultures et c’est ça qui m’a intéressé.

IIll yy aa ddee mmooiinnss eenn mmooiinnss ddee ccrrooyyaannttss eenn EEuu--rrooppee,, mmaaiiss llee ffaaiitt rreelliiggiieeuuxx eesstt oommnniipprréésseenntt..CCoommmmeenntt ll’’eexxpplliiqquueezz--vvoouuss ??Il existe trois points d’explication. D’abord,les enquêtes sociologiques montrent que lareligion a de moins en moins d’importanceen Europe. On observe une baisse des pra-tiques. On pensait même que la religion al-

À la suite d’Edgard Morin

33 jjuuiinn 11996622 Naissance à Tananarive [Madagascar].

11997700--11997799 Installation à Paris. Élève turbulent etpeu disposé pour les études scolaires, Frédéricchange trois fois de lycée. À 15 ans, il se passion-ne pour la philosophie en lisant Les Dialogues dePlaton.

11998800--11998855 Il cherche à mieux connaître les grandsmythes et les religions de l’humanité. D’abord in-téressé par l’astrologie et les spiritualités orien-tales, notamment le bouddhisme tibétain, il s’in-téresse à la Kabbale et suit des cours desymbolique sur les lettres hébraïques. Il mène unequête spirituelle qui le conduit à séjourner en Inde,en Israël, dans des ermitages et des monastèreschrétiens en France. Tout en poursuivant sesétudes de philosophie, il passe aussi un peu plusde trois ans dans la communauté Saint-Jean fon-dée par le père M.D. Philippe.

11998866--11999900 Il entre à Fayard comme directeur decollection et publie également comme auteurplusieurs ouvrages d’entretiens ou d’enquêtes surdes thèmes philosophiques et spirituels.

11999911 Il soutient sa thèse de doctorat à l’École deshautes études en sciences sociales [EHESS] surle bouddhisme en Occident.

11999922 Passionné par les questions écologiques, ilparticipe à la fondation de l’association Environ-nement sans frontières.

11999944 Il devient chercheur associé à l’École deshautes études en sciences sociales. À la suite d’Ed-gar Morin, l’un de ses maîtres intellectuels, il abor-de le fait religieux dans une approche pluridisciplinaire mêlant philosophie, sociologie ethistoire.

22000011 Publication de son premier roman, une fablemorale, Le Secret.

22000044 Il prend la direction du magazine Le Mondedes religions qui offre une approche laïque et culturelle du fait religieux.

22000099Producteur et animateur de l’émission Les ra-cines du ciel sur France Culture. L’émission est dif-fusée toutes les semaines, le mardi à 21 h.

22001100 Publication de deux essais, Comment Jésusest devenu Dieu et Petit traité de vie intérieure.

22001111 Roman, La Parole perdue, coécrit avec VioletteCabesos. Dieu, un livre d’entretiens de Frédéric Le-noir avec Marie Drucker.

«« AAccttuueelllleemmeenntt cceeuuxx qquuiipprrooppoosseenntt ddee ll’’uuttooppiiee ssoonntt cceeuuxxqquuii nn’’oonntt pprreessqquuee aauuccuunnee cchhaannccee

dd’’êêttrree éélluuss.. CCee ssoonntt lleessééccoollooggiisstteess oouu JJeeaann--LLuucc

MMéélleenncchhoonn.. »»

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9Latitudes N°8 / avril 2012

lait complètement disparaître. De ce fait,la surprise aujourd’hui est que de moins enmoins de personnes croient, mais que laprésence de la religion dans l’espace publicest de plus en plus visible avec les femmesvoilées, les problèmes de cantines scolairesou de piscines mixtes, de catholiques inté-gristes qui se mobilisent contre des piècesde théâtre, etc. Depuis une vingtaine d’an-nées, il y a un retour identitaire du fait reli-gieux, qui est spectaculaire et médiatiquemais qui reste très minoritaire. Ensuite ondécouvre que le reste du monde est « fu-rieusement religieux » pour reprendre l’ex-pression du sociologue américain Peter L.Berger. Il suffit de le constater à travers leprintemps démocratique arabe qui s’esttransformé en automne islamique. Enfinl’absence de religion ne signifie pas l’ab-sence de quête spirituelle et de questionne-ment sur le sens de la vie, d’où le regain dela philosophie grecque et des sagessesorientales en Occident.

LLaa ppooppuullaattiioonn eesstt--eellllee rrééeelllleemmeenntt eenn qquuêê--ttee ddee ssppiirriittuuaalliittéé ?? Aujourd’hui, les gens recherchent une spi-ritualité laïque. Une spiritualité au sensd’une recherche de l’esprit, qui tente de ré-pondre aux questions fondamentales quel’on se pose tous : comment faire face à lasouffrance ? comment réussir sa vie ? com-ment vivre un deuil ? comment être heu-reux ? La plupart des gens ne veulent pluschercher de réponses à ces questions exis-tentielles dans les dogmesreligieux ou les croyances.Ils cherchent plutôt des expériences, des clés de sa-gesse. C’est ce qu’on appel-le la spiritualité laïque. Cet-te recherche permet dedonner un sens à sa vie au-delà des idéologies religieuses et politiques,mais aussi du système marchand capitalis-te qui ont échoué. Si ces grandes idéologiesne peuvent pas nous aider à trouver unsens, alors que reste-t-il si ce n’est la spiri-tualité ? Dans le monde occidental qui estde plus en plus sécularisé, il y a moins dereligion, mais davantage de recherche desagesse. C’est le thème de mon prochainlivre : L’Âme du monde [NiL, 10 mai 2012].

MMaaiiss lleess iinnddiivviidduuss nnee rreecchheerrcchheenntt--iillss ppaassuunnee ssppiirriittuuaalliittéé qquuii lleeuurr ccoonnvviieenntt ?? UUnnee ssoorr--ttee ddee ssaaggeessssee àà llaa ccaarrttee ??Oui, mais pour moi ce n’est pas péjoratif.Il ne faut pas attendre une nouvelle religioncollective. Soit on est dans la spiritualité àla carte, c’est-à-dire que chacun recherchedans le patrimoine spirituel du monde ce quilui convient et ce qui l’aide à vivre. Soit onest dans un retour identitaire ouune nouvelle utopie collective qui serait unenouvelle forme de religion. Dans ce cas, onrecherche ce qui peut s’appliquer ou s’im-poser à tout le monde et ça, je pense que cen’est pas une bonne chose. Aujourd’hui,la réponse doit être individuelle sans pourautant empêcher la recherche de valeursuniverselles comme la justice, la fraternitéou la compassion. Elles sont universellesmais chacun les vit à sa manière.

CCeettttee rreecchheerrcchhee ddee ssppiirriittuuaalliittéé aa--tt--eellllee uunn

lliieenn aavveecc llaa ppllaaccee eett ll’’iinnfflluueennccee ddeess sseecctteess ??Le phénomène sectaire a toujours existémais il était inclus dans le politique et le re-ligieux. Certaines personnes, encore au-jourd’hui, ont besoin de sectarisme. Il exis-te des gens qui ont besoin de véritésabsolues, de certitudes, qu’on donne unsens absolu à leur vie, et ceux-là se tournentvers les témoins de Jéhovah ou d’autresmouvements à caractère sectaire. Ils cher-chent des groupes qui leur disent que la vé-rité est là et pas ailleurs. Ces groupes sontlà pour répondre à ces attentes. Mais c’estégalement le cas des fondamentalismes re-ligieux. Certains groupes attirent car ils sontradicaux. La question des sectes est double :c’est à la fois une question de radicalité devie et une question de radicalité de doctri-ne, qui est intolérante. On trouve cela tantdans des groupes récents que dans lesgrandes religions historiques. Les gens re-joignent ces mouvements car ils ont besoinde radicalité et d’extrémisme. Le sectarismeest donc une forme d’engagement radical etd’intolérance d’esprit que l’on ne retrouvepas seulement dans ce qu’on a coutumed’appeler “les sectes”. Le mot “secte” neveut rien dire. Il faut plutôt parler de dérivessectaires ou de sectarisme.

PPeennsseezz--vvoouuss qquuee llaa ccoonnnnaaiissssaannccee dduuffaaiitt rreelliiggiieeuuxx ppuuiissssee ffaavvoorriisseerr llaa ttoolléérraannccee ??Plus on connaît les religions, plus on s’aper-çoit qu’elles ont le même type de fonctionne-ment et les mêmes problématiques. Elles

répondent à des besoins in-dividuels et collectifs. Le faitde comparer rend plus tolé-rant. Je pense que laconnaissance du fait reli-gieux peut aider croyants etnon-croyants à mieux secomprendre et à ne pas

vivre dans des stéréotypes et des émotionsimmédiates qui se transforment souvent enjugement. Le Monde des religions cherche à ai-der les gens, les politiques à comprendre cequ’est la religion et le monde dans lequel onvit. On est dans une logique de connaissanceet d’explications d’un point de vue distanciéet laïque. Il faut comprendre les religions desgens pour comprendre leur mentalité. Sansparler du patrimoine artistique et en grandepartie littéraire de l’humanité qui est indé-chiffrable sans un minimum de culture reli-gieuse !

ÀÀ ll’’hheeuurree ooùù ttoouutt ss’’aaccccééllèèrree ddaannss lleess mmééddiiaassaavveecc IInntteerrnneett,, lleess rréésseeaauuxx ssoocciiaauuxx,, qquueellllee ppllaa--ccee ooccccuuppee ddééssoorrmmaaiiss llaa pprreessssee ssppéécciiaalliissééee ??Je pense que la presse papier a encore unavenir mais son champ va se réduire. Il fautentrer dans une logique de redistributioncomplète de l’offre dans laquelle Internet etla télévision vont prendre de plus en plus deplace. Mais le papier restera. Il y aura toujoursdes personnes qui auront besoin d’un dé-cryptage à travers un média sérieux qu’ilsconnaissent et qui les rassure par rapport àl’information de masse qu’on a sur Internetou à la télévision. Lorsqu’on entend partoutla même chose et que l’on a besoin d’infor-mations dans un domaine particulier, on vase tourner vers un média plus spécialisé. Lapresse spécialisée résiste donc mieux. Lapresse généraliste va avoir beaucoup de mal,

à moins qu’elle ne se donne des spécificités,une valeur ajoutée. C’est ce qu’on observe parexemple pour les médias qui ont une couleurpolitique affirmée : il y aura toujours des genspour acheter le Figaro ou le Nouvel Obs com-me une source d’information politiquementmarquée.

LLeess ggeennss rreesstteenntt ppoolliittiissééss mmaaiiss llaa ppoolliittiiqquueennee ffaaiitt pplluuss rrêêvveerr.. CCoommmmeenntt ll’’eexxpplliiqquueezz--vvoouuss ??Aujourd’hui, les hommes politiques quipensent avoir des chances d’accéderau pouvoir, sont dans un réalisme extrême.Ils estiment qu’un projet de société qui bou-leverserait trop les modes de vie actuels, lessystèmes de pensée, perturberait une majo-rité qui n’est pas prête à entendre des pro-positions trop novatrices. Actuellement,ceux qui proposent de l’utopie sont ceux quin’ont presque aucune chance d’être élu. Cesont les écologistes ou Jean-Luc Mélen-chon… François Hollande ne peut tenir cediscours car il sait qu’il perdrait l’élection.Les candidats principaux restent donc dansdes logiques classiques de lutte contre lechômage par le retour de la croissance, etc.Même si de nombreux penseurs disent qu’ilfaut sortir de ces logiques.

QQuueell sseerraaiitt vvoottrree ccaannddiiddaatt iiddééaall ??Pour moi, ça serait un candidat qui tientcompte des réalités économiques et so-ciales, qui soit rationnel et réaliste, mais quin’ait pas peur d’injecter une certaine dosed’utopie à son programme. L’alchimie duréalisme et de l’utopie fait, selon moi, le dis-cours politique idéal. Le souci des princi-paux candidats actuellement est de se faireélire et donc ils utilisent un discours prag-matique qui répond aux attentes immé-diates de leur électorat. On manque d’idéa-lisme, d’humanisme, de rêve en politique. Etle rêve d’aujourd’hui peut très bien être laréalité de demain. Une petite dose d’idéal,d’utopie et de fraternité ferait du bien auxFrançais qui sont en pleine dépression !

PROPOS RECUEILLIS PAR L.P.

«« LLeess ggeennss cchheerrcchheenntt pplluuttôôttddeess eexxppéérriieenncceess,, ddeess ccllééss ddee ssaaggeessssee.. CC’’eesstt ccee qquu’’oonn

aappppeellllee llaa ssppiirriittuuaalliittéé llaaïïqquuee.. »»

FRÉDÉRIC LENOIR

© Cathe

rine

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rol

Page 10: Latitudes 87° Utopie total

10Latitudes N°8 / avril 2012

La politique© AFP

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La politique

11Latitudes N°8 / avril 2012

ROYALISTES,CETTE JEUNESSEQUI VEUT ABOLIRLA RÉPUBLIQUE

LA DÉSOBÉISSANCEEN BOUCLIER,LA JUSTICEEN ÉTENDARD

LA P’TITE MAISONDE L’ANARCHIE

TEXTES ET PHOTOS : JUSTINE WEYL, DAMIEN BRUNON, PIERRE MILLET, MAXIME VAUDANO, MICHAEL BLOCH, TÉA BAZDAREVIC, MARINE FORESTIER,JULIETTE CHAPALAIN, YVES ZIHINDULA, ÉLISA THÉVENET, FANETTE HOURT, JULIE HAMETTE, FRANÇOIS HUME-FERKATADJI, NICOLAS RAFFIN, AYODÉLÉ GERMA, LAURENCE HOUDE-ROY.

du meilleurUN DÉSAMOUR DE LA POLITIQUE TOUCHE LA POPULATION. VOTE , DÉMOCRATIE ,

ÉTAT.. . ET SI ON CHANGEAIT TOUT ?

Page 12: Latitudes 87° Utopie total

Michel Balinski (à gauche)et Rida Laraki (à droite)sont à l’origine de la théorie dujugement majoritaire. Un système de votequi cherche à pallierles imperfections de l’actuel.

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

12Latitudes N°8 / avril 2012

LES DIRIGEANTS ÉLUS SONT RAREMENT CEUX VOULUS. POUR MICHEL BALINSKI ET RIDA LARAKI,MATHÉMATICIENS ET CHERCHEURS À POLYTECHNIQUE ET AU CNRS, C’EST UNE ÉVIDENCE . DE CETTE RÉFLEXION EST NÉ UN NOUVEAU SYSTÈME DE VOTE : LA THÉORIE DU JUGEMENT MAJORITAIRE .

«Absurde, ridicule, imbéci-le. » Michel Balinskicherche ses mots pourqualifier le scrutin majo-ritaire, système électoralen vigueur aujourd’hui.

Le mathématicien ne montre pourtant aucunpenchant pour un régime dictatorial. Bienau contraire. Ce qu’il remet en cause avec RidaLaraki, c’est la méthode de vote actuelle, en-tachée par de trop nombreux effets pervers.D’abord, devoir choisir un seul candidat.

« C’est bien souvent un déchirement, relève Mi-chel Balinski. On peut être d’accord avec un can-didat sur un point et préférer le discours d’unautre sur un sujet différent. »Ensuite, le modèle mathématique sur lequelrepose ce type de scrutin : comme une voixdonnée à un candidat est automatiquementprise à un autre, le nombre de candidatures in-fluence mécaniquement le résultat. Exempleen 2002 quand la présence de Christiane Tau-bira et de Jean-Pierre Chevènement au premiertour de la présidentielle a dispersé les voix de

la gauche, favorisant l’élimination de LionelJospin [lire en p.13].Alors que faire pour sortir des imperfectionsdu système ? Michel Balinski et Rida Larakiproposent de ne plus désigner un candidat,mais de donner son avis sur l’ensemble desprétendants sur un seul tour. L’électeur coche-rait dans un tableaula mention qu’il accorde aucandidat. “Excellent”, “trèsbien”, “bien”, “assez bien”,“passable”, “insuffisant” ou“à rejeter”. La liste des can-didats serait précédée decette phrase : “Pour présider la France, ayantpris tous les éléments en compte, je juge enconscience que ce candidat serait…”« Les sept mentions ont été définies pour laisserun éventail de choix assez large mais pas excessif, détaille Michel Balinski. Il fallait quel’échelle de notation soit parlante, commune àtous. La notion de “bien” ou “passable” est lamême dans l’inconscient de chaque électeur,contrairement à des notes chiffrées. »Un 8 sur 10

peut représenter pour quelqu’un une “excel-lente” note, alors qu’elle ne sera que “bien” auxyeux d’un autre.Les mentions permettent aussi de ne pastomber dans le piège de la moyenne. « Utiliserdes chiffres implique une possibilité de tricher, ex-plique Rida Laraki. Les gens pourraient sur-no-

ter ou sous-noter les candidatspour tirer la moyenne vers le hautou vers le bas. On ne retrouveraitque des 10 sur 10 ou des 0 sur10.Les notes ne seraient pas hon-nêtes mais stratégiques. »La méthode majoritaire de Mi-

chel Balinski et Rida Laraki a été testée à plu-sieurs reprises, notamment en avril 2011 parTerra Nova [groupe de réflexion marqué àgauche]. Sondées par OpinionWay, 991 per-sonnes devaient exprimer leurs préférences surdouze candidats avec le système traditionnelpuis le jugement majoritaire. Martine Aubry,pour le PS, était donnée vainqueur dans lesdeux cas (21,7 % selon le scrutin traditionnel,“assez bien” selon le jugement majoritaire). Ni-

Électionmention

““PPoouurr pprrééssiiddeerr llaa FFrraannccee,, aayyaanntt pprriiss ttoouuss lleess éélléémmeennttss

eenn ccoommppttee,, jjee jjuuggee eenn ccoonnsscciieennccee

qquuee ccee ccaannddiiddaatt sseerraaiitt……””

avec

Page 13: Latitudes 87° Utopie total

Électionmention

avec

colas Sarkozy arrivait en troisième position,d’après la méthode actuelle (19,1 %) et en sixiè-me place avec le jugement majoritaire (“insuf-fisant”). L’écart le plus impressionnant est ce-lui de Marine Le Pen. La candidate du FNarrivait en deuxième position avec 20,6 % d’in-tentions de vote, mais dernière avec la mentionla plus basse : “à rejeter”.

Une méthode qui favorise les modérésMais une critique est souvent adressée aux in-venteurs du nouveau système : le jugementmajoritaire favoriserait les candidats centristeset mettrait les extrêmes à la marge du fait dunombre important de “à rejeter” qu’ils susci-tent. Autre écueil : la complexité présumée du

système et du mode de calcul et le temps qu’ilsrequièrent. « Quand je pense au temps que l’onpasse à remplir nos fiches d’impôt, il me semblequ’on peut prendre quelques minutes supplé-mentaires pour élire notre président ! », ironiseRida Laraki. Avant de rappeler : « Nous avionsréalisé une expérience dans certains bureaux devote d’Île-de-France pendant l’élection de 2007,en demandant aux électeurs sortant de l’isoloirde voter selon notre méthode. Globalement, ça aété un succès. La plupart des gens ont compristrès rapidement et ont beaucoup apprécié de pou-voir s’exprimer plus largement. »Déterminés, Michel Balinski et Rida Larakisont convaincus du bien-fondé de leur théo-rie. « C’est une grande avancée démocratique

qui finira par s’imposer. L’utopie à mes yeux,c’est le système actuel. Il est néfaste et contribueà abaisser le niveau du débat politique à causede toutes les manipulations qu’il implique », as-sure Rida Laraki.Devant le peu d’intérêt que les politiques dé-montrent pour la théorie du jugement majo-ritaire, les deux mathématiciens restent lu-cides. « Pourquoi ceux qui sont parvenus aupouvoir grâce à un système qu’ils connaissentet maîtrisent voudraient-ils changer leschoses ? » Ils misent donc avant tout sur uneprise de conscience citoyenne qui seule per-mettrait d’accorder à leur idée la mention“possible” plutôt que “utopie”.

J.W.

13Latitudes N°8 / avril 2012

• Le paradoxe Arrow Selon l’économiste américain Kenneth Arrow, le vainqueur du scrutin dépendde la présence ou de l’absence de “petits” candidats qui n’ont pas vocation àgagner. Mais qui peuvent faire le jeu des “gros”, tablant sur leur nombre pourgagner ou faire perdre un adversaire. Pour résumer, les candidats portés au se-cond tour ne sont pas forcément les chouchous de l’opinion. Lors de la prési-dentielle de 2002, Lionel Jospin fut victime de ce paradoxe en étant éliminé dèsle premier tour.

• Le paradoxe de CondorcetDans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions ren-dues à la pluralité des voix, Condorcet, philosophe et mathématicien françaisdu XVIIIe siècle avance que le résultat d’un vote en deux tours ne représente pasforcément la volonté des électeurs. Et si parmi ceux éliminés dès le premier tour,se trouvait celui qui aurait gagné le duel au second tour face à tous les adver-saires ? On l’appelle le candidat de Condorcet. C’est le cas de François Bayrou en2007. Les sondages le donnaient vainqueur en cas de duel de second tourde-vant n’importe lequel des deux finalistes [Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal]alors qu’il a été disqualifié au premier tour.

J.W.

Le jugement majoritaire :la méthode de calculDans le système imaginé par Michel Balinski etRida Laraki, on vote en donnant à tous les candi-dats des mentions qui seront comptabilisées aumoment du dépouillement. L’appréciation que lecandidat à le plus souvent obtenu correspond à samention majoritaire.our affiner le résultat, onprend aussi en considération les autres mentionsreçues par le candidat. On calcule le pourcentagede mentions supérieures ou inférieures qu’il a re-çues. Pour déterminer le vainqueur, un classementdes candidats est établi, en fonction de leur ap-préciation générale. « On aimerait donner auxgens la possibilité d’exprimer leur opinion de ma-nière complète », explique Michel Balinski.

ExempleUn candidat a récolté une majorité de “passable”.Mais parmi toutes les mentions qu’il a reçues,29,8 % sont des “excellents”, “très bien”, “bien”ou “assez bien”. Les catégories “insuffisant” et “àrejeter” représentent 49,9 % de ses notes. La ba-lance penche largement du côté négatif, le candi-dat écope donc d’une mention “passable moins”.

Arrow et Condorcet,les paradoxes du système actuel

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Exemple d’un bulletin de vote selonle jugement majoritaire. L’électeur cochela mention qu’il souhaite accorder à chacundes candidats.

Page 14: Latitudes 87° Utopie total

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

14Latitudes N°8 / avril 2012

République,on

la

À L’AUBE DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE , LES CANDIDATS REDOUBLENT D’EFFORTS POUR NOUS FAIRE RÊVER

DE LA FRANCE DE L’AVENIR . APRÈS UN QUINQUENNAT MARQUÉ PAR L’HYPER-PRÉSIDENCE DE NICOLAS SARKOZY,PLUSIEURS CANDIDATS PROPOSENT UNE LARGE REFONTE DE NOS INSTITUTIONS. L’OBJECTIF : RÉENCHANTER L’UTOPIE

POLITIQUE FRANÇAISE .

Exemplaire personnel de Maximilien de Robespierre (1758-1794)de la Constitution française de 1791.

© P

hoto

AFP

En avant !

HARO SUR LA VE ! EVA JOLY ET JEAN-LUC MÉLENCHON

SONT D’ACCORD : LA SOLUTION

AUX MAUX DE NOTRE DÉMOCRATIE ,C’EST LA VIE RÉPUBLIQUE.

EXIT LE RÉGIME PRÉSIDENTIALISTE

ET RETOUR AUX VALEURS

PARLEMENTAIRES

DE LA IIIE RÉPUBLIQUE.

passeSixième ?

Le présidentialisme souhaité par legénéral de Gaulle en 1958 a connuson mandat de trop selon les pro-grammes de Jean-Luc Mélenchon[Front de gauche] et d’Eva Joly [Eu-rope écologie-Les Verts]. La solution

aux maux d’une démocratie concentrée dansles mains du seul président de la République ?Le retour au scrutin proportionnel et au régi-me parlementaire. Dans ce cas, le Premier mi-nistre et le Parlement auraient le pouvoir. Lesdeux partis sont d’accord là-dessus. Reste àéclaircir les autres lignes de la Constitution.Le Parti de gauche a trouvé une solution issue de la tradition démocratique : la forma-tion d’une Assemblée constituante. Élus à la proportionnelle intégrale, les membresde cette assemblée chargée de rédiger la nou-velle Constitution ne pourront pas être desparlementaires. Ils ne pourront pas non plusse présenter aux élections législatives qui sui-vront le vote du texte par référendum.L’Assemblée aura donc pour rôle d’écrireune nouvelle Constitution. Cela dit, le parti de Jean-Luc Mélenchon a déjà des idées assezprécises sur les grandes lignes du texte : denouveaux droits pour les salariés, la redéfini-tion du statut des grandes entreprises, la re-connaissance du droit des usagers des ser-

Page 15: Latitudes 87° Utopie total

15Latitudes N°8 / avril 2012

QQuuee ppeennsseezz--vvoouuss ddeess pprrooppoossiittiioonnss dd’’EEvvaa JJoollyyeett ddee JJeeaann--LLuucc MMéélleenncchhoonn ddee ppaasssseerr àà uunneeVVIIee RRééppuubblliiqquuee ?? Tout d’abord, changer de Constitution, cen’est pas changer de République. Quant àconcevoir juridiquement un passage àla VIe République insufflée par la Ve, c’est en-core une autre affaire. Ensuite, l’utilisation duslogan de la VIe République traduit une atten-te de changement, de reprise en main des ins-titutions par un nouveau constituant. Cela dit,il y a des réponses très contradictoires selonles candidats. Pour Eva Joly et Jean-Luc Mé-lenchon, je n’ai pas vu beaucoup de proposi-tions véritablement constitutionnelles. Ils veu-lent simplement faire une petite révision de laConstitution actuelle pour mettre en œuvreleurs programmes par la loi.

EEsstt--ccee ddoonncc uunn aabbuuss ddee llaannggaaggee sseelloonn vvoouuss ??Tout discours politique cherche à être un dis-cours de rupture, qui joue sur la peur pour jus-tifier ses solutions qui doivent être véritable-ment en opposition avec la politique menéejusque-là. Il serait difficile pour Joly ou Mélen-chon d’expliquer que la grande révolution quijustifierait que l’on vote pour eux puisse se fai-re à partir de simples lois votées au Parlement.Pour dramatiser l’élection et donc renforcerleur capacité d’attraction, ils ont besoin demettre en scène cette rupture. C’est de la stra-tégie politique.

UUnn rreettoouurr àà uunn rrééggiimmee ppaarrlleemmeennttaaiirree,, nn’’eesstt--ccee ppaass uunnee rrééffoorrmmee iimmppoorrttaannttee ??Il n’y a pas besoin de réviser la Constitutionpour revenir à un régime parlementaire clas-sique. La Constitution française de 1958 prévoitun régime parlementaire. C’est le Premier mi-nistre qui dépose les projets de loi, qui proposeles référendums au Président, qui intervientdans le processus législatif. En droit, le Prési-dent n’a quasiment pas de pouvoirs propres […]C’est la personnalité des présidents et l’espritgaullien des institutions qui ont mené à une hy-per-présidence. Mais dans les textes, le Prési-dent est un arbitre. Nul besoin de changer laConstitution pour instaurer le parlementarisme.

QQuueelllleess sseerraaiieenntt lleess ssoolluuttiioonnss ppoouurr ““rreeppaarrllee--mmeennttaarriisseerr”” ccee rrééggiimmee ??Il y a une solution toute simple : l’Assembléenationale devrait nommer le Premier ministre.Cela romprait le lien de dépendance orga-nique entre le chef du gouvernement et le Pré-sident. Une autre solution, plus dure, serait leretour à l’élection du chef de l’État au suffrageindirect. Le système actuel pousse à la déma-gogie symbolique. Un homme élu par 35 mil-lions de citoyens français ne peut pas être can-tonné à un rôle purement symbolique commele veut la Constitution. Avec une élection ausuffrage universel indirect, il deviendrait un ar-bitre à l’anglaise ou à l’allemande. C’était leprojet de de Gaulle en 1958 : un Président au-dessus des partis, au-dessus des politiques.

PROPOS RECUEILLIS PAR D.B.

Comment fonctionnent nos démocraties

Montesquieu (1689/1755)

Dans son œuvre De l’esprit des lois [1748],le philosophe des Lumières théorise la sé-paration des pouvoirs. Pour la première fois,on émet l’idée d’une séparation entre lespouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.Cela a amené deux types d’interprétationque l’on retrouve dans de nombreuses dé-mocraties modernes. La France est l’un desseuls régimes qui déroge à la règle.

IInntteerrpprrééttaattiioonn ssttrriiccttee ::llee rrééggiimmee pprrééssiiddeennttiieell

LLaa VVEE RRééppuubblliiqquuee :: uunn rrééggiimmee hhyybbrriiddee

IInntteerrpprrééttaattiioonn ssoouuppllee ::llee rrééggiimmee ppaarrlleemmeennttaaiirree

PM

PM

PM

Président de la République

Premier ministre

Parlement

Peut dissoudrePeut destituer

Peut destituer

Dans le régime présidentiel, le Pré-sident et le Parlement n’ont pas depouvoirs directs l’un sur l’autre. Ilsdoivent donc composer grâce ausystème des shakes and balances,les pouvoirs et les contre-pouvoirs.

nomme peut dissoudre

La Ve République est un régime mixte. Parlemen-taire dans la Constitution, elle a subi la volonté dugénéral de Gaulle. Rapidement, le président de laRépublique a pris un poids politique très importantfaisant de lui l’institution centrale du régime. Pour-tant, ses prérogatives légales sont relativement res-treintes.

INFOGRAPHIE RÉALISÉE PAR D.B.

Exemple : États-UnisExemple : Royaume-Uni

L’attrape-nigaud ?

POUR CHRISTOPHE CHABROT,MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN DROIT

PUBLIC À LYON-2, L’ IDÉE MÊME

D’UNE VIE RÉPUBLIQUE N’A PAS

DE FONDEMENT JURIDIQUE . CE SPÉCIALISTE DE DROIT PUBLIC

LIVRE SON AVIS SUR

LES PROPOSITIONS DES CANDIDATS

EN MATIÈRE D’ INSTITUTION.

vices publics ou encore l’inscription de la dé-mocratie participative dans le texte suprême.Le programme d’Europe Écologie-Les Vertsest résolument tourné vers l’Europe. Les éco-logistes souhaitent instaurer une régionalisa-tion renforcée, à l’instar de ce qui peut se fai-re en Espagne. Eva Joly propose de donnerbeaucoup plus d’autonomie aux Régions, eten premier lieu, de leur octroyer le pouvoird’adopter des textes juridiques et une large au-tonomie fiscale. L’État deviendrait le grand ordonnateur des dépenses et coordonnerait les efforts locaux. La candidate d’Europe Éco-logie-Les Verts souhaite également en finiravec l’impunité présidentielle et refaire duchef de l’État le “ garant du bien commun etdu long terme”. Autre pilier de la nouvelle Constitution appe-lée par Europe Écologie-Les Verts, la réformedu Conseil économique, social et environne-mental qui deviendrait la “Chambre du longterme” qui pourra proposer des textes liés aulong terme et demander de nouvelles délibé-rations de lois votées par le Parlement.Les deux partis s’entendent tout de même sur les conditions de cette nouvelle démocra-tie. Parité et limitation du nombre et de la du-rée des mandats seront aussi inscrites dans lesC onstitutions que les deux partis désirent fai-re voter.

D.B.

Christophe Chabrot

Page 16: Latitudes 87° Utopie total

Libertés : sus aux contrôlesLes divers courants de la majorité présiden-tielle s’accordent rapidement pour légaliserla vente et la consommation de drogues, ainsique le port d’armes. Dans la même logique,le mariage civil disparaît au profit d’un contratprivé, ouvert à tous les couples et signé entreles deux conjoints. Enfin, la liberté d’expressiontotale dans l’espace public est rétablie avecl’abrogation de la loi Gayssot [qui punit les pro-pos racistes, antisémites et xénophobes] et lasuppression de toutes les barrières légales à la

liberté de la presse. C’en est terminé des at-taques en diffamation et des droits de réponsedans les grands quotidiens nationaux.

Politique étrangère : sus à l’EuropeDès son entrée en fonction, le Président lance un ultimatum de six mois à l’Union européenne en posant deux conditions : l’arrêtdes aides à la Grèce et des contributions françaises au budget de la « bureaucratie euro-péenne ». Peine perdue, l’UE ne cède pas etla France officialise son départ conjoint del’Union et de la zone euro, négociant toutefoisson maintien dans l’espace Schengen.Les libertariens tiennent également leurs pro-messes isolationnistes : sur cinq ans, l’arméefrançaise rapatrie l’intégralité de ses troupes enmission à l’étranger. Au final, près de30 000 hommes constituent désormais l’Ar-mée de défense française, cantonnée au seul territoire national.

Économie : sus aux impôtsC’est l’acte fondateur de la politique éco-mique du Parti libertarien : l’effacement unila-téral de la dette publique française. Boudé par ses créanciers depuis sa sortie dela zone euro, l’État n’a d’autre choix que d’ar-rêter de s’endetter. Le gouvernement procèdedonc à des coupes massives dans ses dépensesen privatisant toutes les entreprises publiqueset en licenciant les trois quarts des fonction-naires. Une grande réforme fiscale est mise enplace dès la rentrée parlementaire. Un nouvelimpôt à taux unique de 15 % fusionne l’en-semble des taxes existantes. Bercy fait sauter

tous les verrous pesant sur le droit du travail,en supprimant la durée hebdomadaire du tra-vail et l’âge légal du départ en retraite.

Société : sus aux cotisationsLe « salaire complet » promis par le Présidentdevient réalité avec la suppression de toutesles taxes sociales : les salariés cotisent désor-mais pour les assurance maladie et chômagede leur choix parmi un pannel d’entreprises pri-vées. La réforme des retraites accompagne cedésengagement de l’État des prestations so-ciales : au lieu de cumuler des annuités, les tra-vailleurs épargnent désormais directement surun compte privé pour leurs vieux jours. Unenouvelle aide sociale fait toutefois son appari-tion dans les foyers français : le chèque-édu-cation, une allocation annuelle attribuée àchaque famille et destinée à financer les étudesde leurs enfants dans l’établissement deleur choix. Sur cinq ans, l’ensemble des écoles,collèges et lycées publics passe au privé, poursuivre cette logique concurrentielle.

Culture : sus aux subventionsDans le droit fil de la pensée libertarienne,

le gouvernement annonce l’arrêt des subven-tions au monde de la culture et des aides àla presse.

P.M. ET M.V.

Experts consultés : Pascal Salin, économiste libéral ;Alain Laurent, sociologue libertarien ; Vincent Michelot,historien des États-Unis ; Sébastien Caré, spécialistede la pensée libertarienne ; Sylvain Gay, bloggueur libertarien.

La France

libertariensIMAGINEZ UN INSTANT QU’UN LIBERTARIEN

ACCÈDE À L’ÉLYSÉE . POUR LES PARTISANS

DE CE MOUVEMENT NÉ AUX ÉTATS-UNIS ,LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES DOIVENT ÊTRE

PLACÉES AU CŒUR DES DÉCISIONS POLITIQUES. RÉCIT D’UN QUINQUENNAT FICTIF QUI

MÉTAMORPHOSERAIT LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE .

La France libertarienneselon Sébastien CaréCCoommmmeenntt lleess FFrraannççaaiiss ccoonnççooiivveenntt--iillss lleelliibbeerrttaarriiaanniissmmee ??En France, on a tendance à penser immédiate-ment à l’ultra-libéralisme économique. Mais onoublie du même coup l’importance que les liber-tariens accordent aux libertés individuelles, à laréduction de l’État et à l’isolationnisme.

PPoouurrqquuooii llee lliibbeerrttaarriiaanniissmmee nnee ss’’eesstt--iill jjaammaaiissiimmppoosséé eenn FFrraannccee ??Contrairement aux États-Unis, la France n’a pas detradition anarchiste individualiste. Alors que la Ré-volution américaine a consacré la résistance aupouvoir [britannique], cela n’a pas été le cas dela France. Aujourd’hui encore, alors que la crise anourri aux États-Unis une méfiance à l’égard del’État et de la régulation, elle a provoqué un re-tour au volontarisme économique en Europe.

PROPOS RECUEILLIS PAR P.M. ET M.V.

© DR

16Latitudes N°8 / avril 2012

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

Sébastien Caré,politologuespécialiste

de la penséelibertarienne.

desrêvée

Page 17: Latitudes 87° Utopie total

Révolution :le jour d’après

QUE SE PASSERAIT-IL SI LUTTE OUVRIÈRE

PRENAIT LE POUVOIR ? QUEL SERAIT

LE QUOTIDIEN DES FRANÇAIS UNE FOIS

LA RÉVOLUTION COMMUNISTE ACHEVÉE ?DEUX ANS APRÈS LA VICTOIRE

DES TRAVAILLEURS SUR LE PATRONAT, VOICI LE ROMAN DE CE SECOND TEMPS

RÉVOLUTIONNAIRE.

L’habitat se veut moderne et ré-volutionnaire. À Roubaix, cet-te maison hexagonale auxteintes rouge carmin, baignedans la lumière du jour. 8 h 30,Frédéric, la quarantaine, che-

veux bruns, crâne légèrement dégarni se ré-veille au son d’une émission de radio animéeaujourd’hui par l’un de ses amis, devenu jour-naliste le temps d’une matinale. Les abords de l’épeule, ancien quartier sen-sible de Roubaix, ont bien changé depuis la Ré-volution. La hausse du niveau de vie a permisd’éliminer la quasi-totalité de la délinquance.On se sent en sécurité dans les rues, malgré laréduction de la présence policière. « Le profit,moteur du capitalisme, avait créé des relationscomplètement dingues entre les individus », sesouvient Frédéric. Depuis la disparition du sys-tème, les résidants qui ne s’échangeaient au-cun sourire, à peine un “bonjour”, ont appris àse regarder, se côtoyer et même s’apprécier.Déjà 10 h, l’heure de prendre son petit-dé-

jeuner. Frédéric se dirige à pied en direction deLa Faucille, un restaurant et “centre collectif”flambant neuf ouvert matin, midi et soir. Cesétablissements ont été créés afin de se répar-tir équitablement les tâches ménagères et defavoriser la vie en communauté. Il en existeprès de vingt à Roubaix. À chacun son am-biance. Intimiste pour les amoureux, festive lessoirs de match de football ou lounge pour lesplus sérieux. Frédéric prend son temps pour serestaurer. Il a une heure devant lui. Désormais,il a appris à ne plus tuer le temps mais à se leréapproprier.

Abolition du salariatLe petit-déjeuner est copieux. Œufs au bacon,fruits secs, café bien noir. À 11 h, une fois ras-sasié, il se rend à son travail en bus. La voitu-re, il l’a laissé tomber, suivant les conseils duparti. Trop polluant, trop de temps perdu dansles embouteillages. Et puis le parti a tout faitpour encourager les citoyens à prendre lestransports collectifs. Gratuits, ils circulent àprésent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7,365 jours par an.Cette semaine, Frédéric a choisi de travaillertrois jours en tant qu’enseignant à raison dequatre heures par jour.Depuis la Révolution, letravail est partagé entretous en fonction des ca-pacités et des besoins de chacun. « Tout repo-se sur des relations de confiance et de conscien-ce ». La hiérarchie a été abolie dans lesentreprises et les administrations. Toutes lesdécisions sont susceptibles d’être discutées etamendées. Frédéric ne touche plus de salaire, commel’ensemble de la population depuis la décision

du parti de supprimer les paies mensuelles.Plus besoin d’argent puisque plus rien ne s’achè-te. Nourriture ou vêtements, tout s’échange.

Plus d’impôts mais un “pot commun”L’argent, en tant que moyen de faire fortuneou d’accumuler du capital, n’existe plus. L’im-pôt non plus. Il a été remplacé par un “pot com-mun” issu du surplus de richesse des entre-prises, désormais propriété du peuple. À 15 h,après son boulot Frédéric se rend à une réunionouverte à tous où l’on réfléchit au devenir dece “pot commun”. Construire une nouvelleécole ? Éradiquer la famine en Afrique ? Ou en-core financer une année d’études à l’étrangerpour chaque jeune ? Les priorités de la muni-cipalité sont décidées à l’unanimité. Pour lesdécisions les plus importantes, des « débats desociété » sont organisés et se concluent par levote de toute la population.16 h 30 : Frédéric retourne à l’école, non plus pourenseigner mais bien pour apprendre. Au program-me : l’étude deCrime et Châtimentsde Dostoievski.L’apprentissage n’est plus réservé aux jeunes. Àtoutâge, chacun peut se rendre dans les “écoles dupeuple” et étudier la matière qu’il désire. Le coursdure une heure trente. Avec ses camarades, Frédé-

ric termine l’après-midiau troquet du coin : LeMarteau. Entre amis, onrepense à ce monde

qu’on a contribué à refaire, à transformer et à ré-enchanter. On trinque à l’absence d’État, à la fin del’armée, des frontières, à la nation qui n’existe plus.La religion perdure encore. Mais pour combien detemps ? « Quand les rêves deviennent réalisables,il n’y a plus besoin de se rattacher à des super-stitions », conclut Frédéric, radieux.

T.B ET M.B.

«« QQuuaanndd lleess rrêêvveess ddeevviieennnneenntt rrééaalliissaabblleess,, iillnn’’yy aa pplluuss bbeessooiinn ddee ssee rraattttaacchheerr

àà ddeess ssuuppeerrssttiittiioonnss.. »»

17Latitudes N°8 / avril 2012

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18Latitudes N°8 / avril 2012

«Pour inscrire le rêve dans undiscours politique il faut desconditions. Le candidat sor-tant traîne un bilan, il ne peutpas faire appel au rêve.» PourMichel Hastings, le rêve n’est

pas propre à un parti politique. Il est plutôt cor-rélé à un positionnement dans la course à l’É-lysée : « Nicolas Sarkozy l’a utilisé en 2007, avecses discours inspirés de Martin Luther King et saposition de rupture. Ce n’est pas le cas en 2012 »,explique le professeur de l’Institut d’études po-litiques de Lille.L’opposition pourrait faire appel au rêve, maisla conjoncture l’en prive. « Lacrise actuelle empêche de rêver.Et surtout, autour de nous, règneun imaginaire de crise qui nedonne pas de place au rêve. Ilfaudrait que le mot soit audibleet, une fois ramené au réel, qu’il soit suivi desconditions matérielles. » Les partis politiques nepeuvent-ils donc plus rêver ?

Mélenchon rêve, mais pas LOJean-Luc Mélenchon, du Front de gauche, aété le seul candidat à placer un nouveau pro-jet de société au cœur de son discours. « Avecson idée de VIe République réenchantée, il fait rê-ver le peuple. Son rôle dans la campagne étaitpeut-être d’enchanter le politique par sa verve po-puliste. » Le rêve n’est donc pas mort, mais res-te très localisé « chez un candidat qui n’était pasvu comme pouvant gagner ».Quant à Lutte ouvrière, « c’est un parti qui s’in-

terdit le rêve », constate Michel Hastings. « Le passé trotskiste ancre le parti ouvrier dans laréalité des luttes de classe. Trotsky a grandementdiscrédité l’utopie car pour lui c’était un moyende divertir la classe ouvrière. » Une tradition quise perpétue à l’extrême gauche de l’échiquierpolitique. « Le rêve devient alors un masque, unepensée bourgeoise qui ne dit pas son nom. »

Mais qui a tué le rêve ?Autres responsables : les médias, qui atten-dent des réponses précises, s’opposent à la no-tion de rêve. « Le rêve est global. Il ne peut pasêtre précis ni apporter des réponses pointues ».

Dès que le rêve survient,les médias et leur impéra-tif de réalité le feraientdonc vite tourner au cau-chemar. Un mauvais rêvealimenté par les “experts”

qui objectivent les discours à force de chiffres.« On produit des horizons contradictoires à ceuxfaisant appel au rêve. »La forme de la campagne elle-même ne per-met pas l’utopie. « Nous sommes entrés dansune deuxième phase électorale structurée par desmeetings thématiques : l’agriculture, les métiersde la culture… Alors que la pensée utopiste pré-sente un monde neuf dans sa globalité. » L’usa-ge du mot “rêve” est donc anecdotique : « Lespolitiques s’empêchent de truffer leurs discoursdu mot “rêve“. Aujourd’hui, c’est un mot res-treint. »

M.F.

Le songe de François Hollande

« Les temps ne sont pas au rêve.» C’est ce queFrançois Fillon a rétorqué après la désignation deFrançois Hollande à la primaire socialiste. Le can-didat à l’Élysée avait annoncé sa volonté de ré-enchanter le rêve français. Pendant ce laps detemps, il s’est donc permis de rêver.Une période analysée par Ilaine Wang, étudian-te en ingénierie linguistique à la Sorbonne-Nou-velle (Paris 3). Lors d’un exercice de classe, elle aprogrammé un algorithme analysant le contex-te du mot “rêve” dans un corpus de deuxcents articles tirés de la presse française, améri-caine et d’autres pays où se déroule une électionprésidentielle en 2012. Dans la presse française,c’est bien “ François Hollande” qui apparaît le plusaprès le mot “rêve”. Un résultat mis en perspec-tive alors qu’aux États-Unis “Martin Luther King”et “Obama” côtoient “dream” et qu’en Corée duSud le mot “rêve” est associé aux désillusions.

M.F.

Le site de Ilaine Wang : http://www.tal.univ-pa-ris3.fr/plurital/travaux-2011-2012/projets-2011-2012-S1/Ilaine_Wang-Juliette_Hamelin/index.html

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LA POLITIQUE DU MEILLEUR

LE RÊVE N’A PLUS LA COTE EN POLITIQUE . MICHEL HASTINGS, PROFESSEUR DE SCIENCES POLITIQUES À L’INSTITUT

D’ÉTUDES POLITIQUES DE LILLE , ANALYSE LA PLACE DU RÊVE DANS LES DISCOURS DES CANDIDATS À L’ÉLECTION

PRÉSIDENTIELLE DE 2012.

«« LLee rrôôllee ddee MMéélleenncchhoonn ddaannss llaaccaammppaaggnnee ééttaaiitt ppeeuutt--êêttrreedd’’eenncchhaanntteerr llee ppoolliittiiqquuee ppaarr ssaa vveerrvvee ppooppuulliissttee.. »»

Page 19: Latitudes 87° Utopie total

19Latitudes N°8 / avril 2012

«Que la gauche bafouille ou quela droite magouille, demandezl’Action française1 ! » Poéti-quement vôtre, Antoine, res-ponsable de l’Action françai-se étudiante [AFE], distribue

ses journaux boulevard Saint-Michel à Paris. Surson passage, il arrache avec hargne les affichesde Jean-Luc Mélenchon. Comme tous les mer-credis, le programme de ce mouvement royalis-te musclé consiste à vendre un maximum dejournaux. L’objectif : « Que nos idées soient diffu-sées. » Sur le fond d’écran du portable de Giles,une fleur de lys. « Je ne pense pas connaître de monvivant le retour du roi sur le trône », souffle-t-il,presque honteux. Réaliste, l’étudiant en Histoiredéfend pourtant la cause du monarque et tâched’y convertir sa petite sœur. Les arguments de ces jeunes sont loin d’êtrepasséistes. Détracteurs de la présidentielle, ilscondamnent une « France des partis qui divise lesFrançais pour les réunir hypocritement ensuite ».Critiques du quinquennat, ils considèrent le roicomme seul garant possible de l’unité et de « lagrandeur de la France ». Le seul capable d’initierde grands projets, indifférent à toute échéanceélectorale. Une réponse àla crise économique ? « Leroi c’est un mec qui auraittoujours des comptes àrendre et qui ne serait pas assujetti aux banques »,expliquent-ils. Animés d’un nationalisme exa-cerbé, les membres de l’AFE rejettent cette « Fran-ce poubelle » qui « donne des droits sans donner dedevoirs », promeut les lois du sol et non du sang.Peu attachés aux problématiques internatio-nales, ils aspirent pourtant à une monarchiecomparable à celle deMohammed VI, au Maroc.Tous ne sont pas issus d’une « famillede roicots2 ». Geoffrey est un ancien gosse desbanlieues à la scolarité chaotique. Il a rapide-ment quitté « ces débiles du FN », estimant que

« l’Action Française répond à toutes les questionsque la classe moyen ne se pose ». Quand le FrontNational se prononce en faveur de la laïcité, l’AFexige que la religion réinvestisse l’espace pu-blic. L’ex-gamin « remuant et cogneur » de Cer-gy-Pontoise [Val-d’Oise] forme les nouveauxarrivants, les aide à construire un discours au-dible et mobilise les troupes pour les « actionscoup de poing ». La dernière en date : une ma-nifestation avec les harkis musulmans durantlaquelle ils se sont enchaînés à une statue. Lesmilitants de l’Action française n’hésitent pas àcoopérer avec toute action mettant en exergueles faiblesses de la République, omettant desouligner l’échec cuisant de la royauté dans lepassé. Pour eux, « la monarchie se gagnera parla rue ».

L’impossible unité des royalistesÀ Alliance royale, unique parti politique roya-liste de France, les militants espèrent aucontraire combattre le mal par le mal, la Répu-blique, par le suffrage universel. Leur candidatà la présidentielle s’appelle Patrickde Villenoisy. Il s’est exhibé au Salon de l’agri-culture, a serré des flopées de mains, et s’est

compromis au Petit Journalde Canal +. Avec une candi-dature chiffrée à 210 parrai-nages, l’éligibilité lui a glis-

sé entre l’index et l’annulaire orné d’unechevalière. Julie, militante d’Alliance Royale de-puis deux ans, ne se décourage pas. L’étudian-te de Tours se présentera aux législatives, enjuin. Un brin manichéenne, la jeune fille autailleur rayé dénonce : « On a d’un côté les grostrusts et les milliardaires, et de l’autre côté lesSDF ! » Pour elle, la cause des inégalités fran-çaises est simple : « Il n’y a plus de fraternité caril nous manque un père, et ce père c’est le roi »,déduit Julie, d’une logique implacable. Ces militants monarchistes sont des « barjos »,

des « hurluberlus » ou encore des « fachos ». Maxi-milien ne mâche pas ses mots. Le jeune tra-vailleur est un royaliste isolé. Il nourrit ses uto-pies avec lucidité. « Le système de la Républiques’essouffle et si on m’annonçait demain qu’il y aun roi, je ne serais pas contre, bien au contraire ! »assure-t-il, rêveur. Paradoxalement, pour Maxi-milien, derrière l’hyper-présidence se cache unemonarchie cachée. Dans son régime idéal, « leroi ne serait pas un dictateur, mais une personnesans étiquette qui, par sa légitimité, garantiraitl’entente entre les partis ». Symbolique, la fonc-tion du souverrain serait semblable à celle de lareine d’Angleterre. « On ne toucherait pas auxfondamentaux démocratiques, mais le monarquevaliderait la nomination du Premier ministre etprotègerait les intérêts du peuple. » En groupie del’histoire, il ajoute : « Demain, si je rencontreLouis XX3, je lui baise les mains ! »Ce royaliste “passif” n’est pas un cas unique.Selon un sondage BVA réalisé pour France Soiren 2007, 20 % des personnes interrogées au-raient pu voter pour un candidat royaliste aupremier tour de l’élection présidentielle, et cet-te année-là 17 % seraient favorables à ce que lafonction de chef de l’Etat soit un jour assuméepar un roi. Les jeunes monarchistes sont com-me les anciens, divisés. Au-delà des éternellesquerelles entre légitimistes et orléanistes, ils nes’accordent ni sur une vision commune del’exercice du pouvoir ni sur une façon de récu-pérer le trône.

J.C.1 Journal du mouvement royaliste du même nom. L’Ac-tion française est un mouvement politique monarchisteet nationaliste. À l’origine mouvement antidreyfusard, ildevient monarchiste sous l’influence deCharles Mauras.2 Roicot : descendant d’une personne de sang bleu oud’une famille noble.3 Le comte de Paris est l’actuel prétendant au trône. Ilest issu de la lignée des Bourbons.

«« LLee rrooii cc’’eesstt uunn mmeecc qquuii aauurraaiittttoouujjoouurrss ddeess ccoommpptteess àà rreennddrree eett qquuiinnee sseerraaiitt ppaass aassssuujjeettttii aauuxx bbaannqquueess.. »»

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apalain/

ESJ

MILITANTS DE L’ACTION FRANÇAISE , D’ALL IANCE ROYALE OU SYMPATHISANTS “PASS IFS”, I LS ASP IRENT

AU RETOUR DU ROI . LES DIV IS IONS IDÉOLOGIQUES EMPÊCHENT L A CRÉATION D’UNE MOUVANCE FORTE

ET UNIQUE . PORTRAITS CROISÉS DE JEUNES MONARCHISTES .

Durant la ventehebdomadaire de

journaux de l’Actionfrançaise à Paris.

cette jeunesse qui espère abolir Apprentis royalistes,

la République

Page 20: Latitudes 87° Utopie total

Latitudes N°8 / avril 2012

ANALYSTE FINANCIER ET FONDATEUR D’UNE SOCIÉTÉ D’ÉVÉNEMENTIEL , PATRICK DE VILLENOISY PORTE AUSSI

L’ÉTIQUETTE DE CANDIDAT ROYALISTE À LA PRÉSIDENTIELLE 2012. À SON ACTIF, 210 PARRAINAGES. UN TOTAL

SIGNIFICATIF, MAIS INSUFFISANT POUR FRANCHIR LE CAP DE L’ÉLIGIBIL ITÉ. LE CANDIDAT D’ALLIANCE ROYALE , PARTI

ROYALISTE NÉ EN 2001, REVIENT SUR LA NÉCESSITÉ D’UNE MONARCHIE .

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

20

PPoouurrqquuooii uunnee mmoonnaarrcchhiiee sseerraaiitt--eellllee pplluuss aappttee ààrrééppoonnddrree aauuxx pprroobblléémmaattiiqquueess ccoonntteemmppoorraaiinneess ??C’est un régime qui est stable. Le roi est unepersonne qu’on peut aimer alors qu’on n’aimepas un président. Le roi garantirait aussi la cen-tralisation et l’indépendance des pouvoirs quine seraient pas inféodés à une classe sociale.Dans une monarchie, on sait qu’on a un roi au-dessus des partis, qui ne cèderait pas aux lu-bies d’une opinion publique facilement mani-pulable : un roi peut prendre des mesuresimpopulaires car il n’a pas à se faire réélire. Au-jourd’hui, nous avons un système terriblementcontre-performant : l’opposition s’oppose etempêche les réformes, y compris les bonnes.

PPoouurr qquueelllleess rraaiissoonnss aa--tt--oonn ssoouutteennuu vvoottrree ccaann--ddiiddaattuurree ??Les gens sont très déçus du système dans le-quel on vit et ils découvrent chez nous une autreoffre politique qui est une critique, non pas despersonnes, mais du système entier. Mes sympa-thisants ne viennent pas tous de la grande bour-geoisie, ils viennent de toutes les couches so-ciales, y compris les plus populaires. Le dernieren date est un éboueur. Je pense que les gens setourneront tôt ou tard vers nous car noussommes le seul recours possible.

PPoouurrqquuooii nn’’aavveezz--vvoouuss ppaass oobbtteennuu lleess ppaarrrraaii--nnaaggeess ssuuffffiissaannttss ??On s’y est pris beaucoup trop tard dans cettecampagne. Je n’ai envoyé ma candidature qu’enoctobre. De plus, nous n’avons quasiment au-cune couverture médiatique. Dans cinq ans, sion veut percer, il faut qu’on réussisse à sor-tir Alliance royale de la confidentialité. Parailleurs, il y a beaucoup d’individualisme dans leroyalisme. Moi je voulais la réconciliation, maistous les royalistes ne sont pas encore prêts. Ilsnous suivront le jour où nous percerons.

AAlllleezz--vvoouuss ddoonnnneerr uunnee ccoonnssiiggnnee ddee vvoottee aauuxxmmiilliittaannttss dd’’AAlllliiaannccee rrooyyaallee ??On est au-dessus des partis, et beaucoup deroyalistes prônent le vote blanc ou l’abstention-nisme, mais je donnerai sans doute une consignede vote. Malgré de grandes différences idéolo-giques sur les lois bioéthiques, Nicolas Sarkozyest le candidat crédible le plus proche de nosidées. Sur le plan économique, le Parti socialis-te propose des solutions irréalistes. Or noussommes un pays endetté qui n’a plus les moyens

de s’offrir le luxe du socialisme. Je ne voterai pasvraiment pour Nicolas Sarkozy, mais plutôtcontre François Hollande. C’est le système actuelqui veut ça.

SSii vvoouuss ééttiieezz éélluu ddaannss cciinnqq aannss,, qquueell rrôôllee eexxeerr--cceerriieezz--vvoouuss ??Le roi créerait son cabinet, supprimerait laConstitution et il appellerait les gens qu’il vou-drait. Ce n’est pas sûr que j’ai une place !

PROPOS RECUEILLIS PAR J.C.

Pour ses 15 ans, sa mère lui a offert le 45tours des Sex Pistols et les romans deCharles Maurras. Trois années plus tard,

Jean-Philippe Chauvin ne devenait pas rockstarmais vendait des journaux à l’Action françaisede Rennes. Depuis, déplorant « les dérives » dumouvement royaliste, le quinquanégaire « pré-fère être royaliste au milieu de gens qui ne le sontpas ». Il transmet ses réflexions politiques à tra-vers son blog, nouvelle-chouannerie.com. « Unvecteur pour faire connaître mes idées à un publicnouveau. » Son lectorat le plus fidèle ? Sesélèves.Effectuant une scission radicale entre son mé-tier et ses opinions royalistes, le professeurd’Histoire dans un établissement public

de Versailles accroche son pin’s fleur de Lys à lasortie du lycée. C’est seulement plus loin, autourd’un café, qu’il acceptera d’aborder le sujet quilui tient à cœur. Étonnement, questions, débats.Le blogueur entend prouver à ses élèves que sesidées sont loin d’être poussiéreuses. « Seul un roiaurait la capacité de lancer de grands projetsénergétiques », argumente le royaliste écologis-te. À l’approche de la présidentielle, son blog foi-sonne d’articles de fond abordant la commu-nauté européenne, la crise économique, ouencore des faits divers récents.Avec surprise, celui qui considère De Gaullecomme « le dernier des Capétiens » apprend par-fois que certains de ses anciens élèves sont de-venus monarchistes. « Je ne passe pas pour un

extrémiste. Je suis un royaliste modéré, mais pasmodérément royaliste ! » précise le blogueurconnu du milieu monarchiste. Le blog de Jean-Philippe Chauvin n’est pas aussi lu que les SexPistols sont téléchargés, mais sa petite notoriététémoigne indéniablement de la diffusion de sesidées.

J.C.

ENSEIGNANT EN HISTOIRE LA SEMAINE , JEAN-PHILIPPE CHAUVIN EST

BLOGUEUR ROYALISTE DURANT SES LOISIRS . CE ROYALISTE MODÉRÉ EXPRIME

ET TRANSMET LIBREMENT DES OPINIONS QUI SURPRENNENT SES ÉLÈVES .

Blogueur et royaliste

© Juliette Ch

apalain/

ESJ

« Nous sommes le seulrecours possible »

Page 21: Latitudes 87° Utopie total

Février 2012. Après dix ans de procé-dure juridique, la cour d’Appelde Paris condamne l’Église dela Scientologie à une amende allantjusqu’à 600 000 euros pour “escro-querie en bande organisée”. Les

tests de personnalité, cours de communicationou de “réparation de vie ” vendus à ses adeptessont qualifiés de “pratiques frauduleuses” parla cour. Un tournant historique pour les asso-ciations impliquées dans lalutte contre les dérives sec-taires. En France, c’est la premièrefois qu’une personne moraleassimilée aux groupes sectaires est condam-née. La France est parmi les rares pays à s’êtredotée d’un arsenal juridique contre ce genre dedérives. Mais malgré les garde-fous, l’Hexago-ne reste vulnérable face à l’ampleur du phé-nomène amplifiée par la crise sociétale denotre époque. Un brin de satisfaction pour les associationsmilitantes. Pour Lucienne de Bouvier, prési-dente de Secticide, une organisation basée àVerdun [Meuse] qui protège depuis 1994 les vic-times, « cette décision était attendue par de nom-breux pays qui se fondent sur cette condamna-tion pour faire avancer leurs lois ou poursuivreen justice des infractions jusqu’alors non retenuescomme l’exercice illégal de la pharmacie ou l’es-croquerie en bande organisée. Maintenant plusrien ne sera comme avant car les victimes ont étéreconnues comme telles. »L’expression “victimes de dérives sectaires”

fait son apparition en Europe à partir de 1978avec le suicide collectif des membres du templedu Peuple à Jonestown au Guyana. Quelquesannées plus tard, des commissions parlemen-taires sont diligentées en France après les mas-sacres des membres de l’Ordre du Temple So-laire, au Canada et en Suisse, en 1994 et 1995. Des rapports parlementaires, une loi – About-Picard en 2001 – et une mission interministé-rielle de vigilance et de lutte contre les dérives

sectaires [Miviludes] en décou-lent. Tout un dispositif pourcontrer les « dévoiements de laliberté de pensée, d’opinion oude religion qui portent atteinte à

l’ordre public et aux droits fondamentaux ».

Une bataille perdue d’avanceUne France sans dérives sectaires. C’est l’idéalque visent la Miviludes et ses partenaires enprotégeant les victimes. Objectif parfois ambi-tieux car ils ne cherchent ni la prévention ni larépression des sectes, mais ciblent leurs dé-rives. « Le terme “secte“ n’est pasdéfini juridiquement. Le princi-pe de laïcité, la liberté de pen-ser, de religion et d’opinion in-clus dans la Constitutionalourdissent la tâche des militants », s’inquièteCharline Delporte, présidente de la sectionNord-Pas de Calais et Picardie de l’Associationpour la défense de la famille et de l’individu[Adfi]. « La plupart des organisations ou groupes sec-

taires brandissent la liberté de religion et d’opi-nion pour s’extirper des poursuites judiciaires »,ajoute-t-elle. De son côté, Lucienne de Bouvierest catégorique : « Une personne sous empriseest par définition incapable de se plaindre, car ellene se rend pas compte de l’emprise qui s’exercesur elle. Il est donc compliqué d’obtenir un dépôtde plainte. » Réunir les preuves d’une manipu-lation mentale ou d’un abus de confiance estdonc une mission très difficile.

Plus de malaise, plus de sectes Autant d’embûches qui rendent la lutte inef-ficace. Malgré la sensibilisation du public, lenombre de victimes grimpe. En 2011, l’Adfi ena accompagné 1 422 dans le Nord-Pas de Ca-lais. Elle en avait accueill 1 167 en 2010 et 639en 2009.Dans son rapport, la commission d’enquêtesur la situation financière des sectes de 1999reconnaissait que le développement des secteset leurs dérives étaient « avant toute chose, lesymptôme du malaise de la société ».

Dès 1984, le Parle-ment européen admet-tait la contradictionentre “protection dudroit […] de croire” et ledroit “de nourrir des in-

quiétudes quant aux conséquences descroyances”, tous deux jugés “légitimes”.Une lutte de tous les instants dont les militantssont conscients et qui les pousse à investir dansla formation des jeunes générations.

Y.Z.

LE CHÔMAGE , LES MALADIES INCURABLES , LA PEUR DU

LENDEMAIN… CES MALAISES SOCIAUX SONT-ILS

RESPONSABLES DE L’EXPANSION DU PHÉNOMÈNE SECTAIRE

EN FRANCE ? LUTTER CONTRE LES DÉRIVES SECTAIRES NE

REVIENT-IL PAS À CHERCHER UN MONDE MERVEILLEUX ?

sans

L’ illusion

21Latitudes N°8 / avril 2012Latitudes N°8 / avril 2012

«« LLaa pplluuppaarrtt ddeess oorrggaanniissaattiioonnss oouuggrroouuppeess sseeccttaaiirreess bbrraannddiisssseenntt llaa

lliibbeerrttéé ddee rreelliiggiioonn eett dd’’ooppiinniioonn ppoouurrss’’eexxttiirrppeerr ddeess ppoouurrssuuiitteess jjuuddiicciiaaiirreess.. »»

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France

Charline Delporte, présidentede l’Adfi Nord-Pas de Calais-

Picardie [Association dedéfense de la famille et de

l’individu].

Page 22: Latitudes 87° Utopie total

“Une civilisation sans folie,sans criminels et sans guer-re, dans laquelle les gens ca-pables puissent prospérer etles gens honnêtes avoir desdroits, et dans laquelle

l’homme soit libre d’atteindre des sommetsplus élevés, ce sont là les buts de la Scientolo-gie.” Vaste programme. C’est décidé, aujour-d’hui, je me convertis. Quelques recherches sur le Net s’imposentavant mon excursion. Pour être un bon candidat, il faut avoir du vocabulaire. “Dianétique” : méthode psychologique de développement personnel. “Pré-clair” : moi, ounovice désireux de se libérer de ses névroses.Un petit rappel sur le fondateur, L. Ron Hubbard : auteur de science-fiction et gouroulocal de mes nouveaux meilleurs amis. Uncoup d’œil au credo : “Et nous membres de l’Église, croyons : que l’esprit peut être sauvé etque seul l’esprit peut sauver ou guérir le corps.”Ça promet ! Cap sur le 7, rue Jules César, Paris XIIe. L’Église de la scientologie se dresse au milieu

de bureaux et bâtiments administratifs. L’immeuble, loin du lieu de culte secret fantasmé, est lumineux et les lettres dorées surla porte inspireraient presque confiance. D’unpas mal assuré, je gravis les quelques marchesme séparant du comptoir.

Acte I, Scène 1 : l’agneau se jette dans la

gueule du loup. « Bonjour, vous venez pour des renseigne-ments ? » Je hoche la tête. Tout sourire, la septuagénaire de l’accueil dégaine son téléphone. « Quelqu’un va venir s’occuperde vous. » Une poignée de secondes s’écou-lent avant que l’une de ses coreligionnairesse présente. Christine1. « On va se mettredans un endroit plus calme. »Dans le hall, mélange inattendu entre librairie,salle d’attente et cafétéria,des jeunes discutent agglutinés autour de la machine à café. Christine m’installe dansune petite salle de conférence, tapisséed’œuvres “hubbardiennes”. Les premièresquestions ne tardent pas : « Comment avez-vous connu la Scientologie et pourquoiêtre venue ? »L’objectif : identifier les faiblesses de saproie. La scientologue est pragmatique,elle sait que seules des cibles faciles poussent sa porte. « Vous êtes emplie de tantde chagrin, nous pouvons vous aider. » Il n’apas fallu attendre très longtemps !

Acte I, Scène 2 : lavage de cerveau.

Christine m’installe devant un film sur les principes de dianétique. En gros, l’esprit secompose d’un mental analytique et d’un autreréactif. En cas de traumatisme, la partie rationnelle de l’esprit se met en pause pourne laisser s’exprimer que son pendant émotionnel. Ce dernier enregistre la moindreperception qu’il identifie comme un dangerpour la survie et provoque ainsi des comportements “aberrants”.

Résumons : mental analy-tique, mental réactif et aberrations. Une vraiescientologue en herbe !Mais passons aux choses

sérieuses : le séminaire – 76 euros – indispensable pour me familiariser à la dianétique. La pompe à fric se met en branle : quelques dizaines d’euros pour unevie meilleure ! Isabelle me sent frileuse,j’évoque la mauvaise réputation de la Scientologie. L’audace de la réponse mérite d’être saluée :« Nous sommes contre les antidépresseurs ettoute autre drogue médicale et à ce titre, noussommes le bouc émissaire du lobby pharmaceutique. »

Au siège de l’Église de scientologie française,dans le VIIe arrondissement de Paris, tout estprévu pour accueillir les nouveaux adeptes.

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

22Latitudes N°8 / avril 2012

«« VVoouuss êêtteess eemmpplliiee ddee ttaanntt ddee cchhaaggrriinn,, nnoouuss ppoouuvvoonnss

vvoouuss aaiiddeerr.. »»

Scientologie

J’ai testépour vous

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HOW I MET RON HUBBARD !

Page 23: Latitudes 87° Utopie total

23Latitudes N°8 / avril 2012

Acte II, Scène 1 : la Scientologie

est ton amie Christine lance le plan B. Un test de person-nalité m’attend. Deux cents questions pour sa-voir qui je suis. « Il n’y a pas de mauvaise ré-ponse. » Admettons. Un rapide coup d’œil à laliste devant moi, mon sang se glace. Questionn° 26 : “La vie est-elle pour vous une lutteconstante pour survivre ?”. Question n° 98 :“Useriez-vous de châtiment corporel sur desenfant de dix ans s’ils refusaient de vousobéir ?”. Question n°113 : “Cela vous deman-derait-il un effort certain que d’envisager l’idéedu suicide ?”. Question n° 125 : “Vous méfiez-vous des personnes qui veulent vous emprun-ter de l’argent ?”. Je coche, 198, 199, 200 ! Un ordinateur analyse mes réponses, une manière efficace desuggérer que la dianétique est une scienceexacte. Malin ! Je dispose donc d’une petite dizaine de minutes avant qu’Isabelle ne revienne avec mes résultats. À côté de moi, undrôle d’engin est posé sur la table : l’électro-mètre. Un appareil “religieux“ utilisé pour cibler les souvenirs traumatiques en mesurantla charge électrique des images mentales. On-flirte avec l’interrogatoire de la CIA.

Acte II, Scène 2 :un pied dans la maison

Le résultat de mon test est inquiétant : com-ment ai-je pu vivre toutes ces années commecela ? Ah oui, je ne vivais pas, je survivais. « Tues au plus bas, le logiciel pense que tu as des problèmes hormonaux. Tu devrais consulter unmédecin scientologue, ça t’enlèverait déjà unpoids énorme. » Passons sur le fait qu’un ordinateur vient de me diagnostiquer, le coupdu médecin scientologue, je ne l’avais pas vuvenir. C’est diablement ingénieux. Qui estmieux placée que la médecine pour, insidieusement, me pousser dans les bras de laScientologie ?

Acte III, Scène 1 : plumer le pigeon

Christine me propose une séance d’auditiongratuite pour constater les bienfaits de la dianétique. Rendez-vous à 13 h demain. En at-tendant, quelques recommandations : pour ou-vrir mon esprit, pas de cigarette, pas d’alcool,pas d’antidouleur, et une bonne nuit de som-meil. On me conseille également d’acheter lelivre de Ron Hubbard – 16 euros – et de vision-

ner les DVD qui m’ont été donnés. En bon élè-ve, aussitôt rentrée, j’allume mon téléviseur. Après trente minutes de pures inep-ties, on entre dans le vif du sujet : les principesfondateurs de la Scientologie,dont “ce qui est vrai pour toiest vrai pour toi”. Cette dé-couverte me laisse sans voix.Je n’avais pas rencontré de sibelles tautologies depuis cellede Laurent Fabius « Lui, c’estlui. Moi, c’est moi ». Passons au livre. La cou-verture est engageante : un volcan en éruptionavec la mention “la puissance de la pensée surle corps”. Je déniche une perle : “Le savoir-faire qu’offre ce manuel produira un Clair de Dianétique, individu optimal doté d’une intelligence considérablement plus élevée quela moyenne”. J’ignorais que la Scientologieversait dans l’eugénisme.

Acte III, Scène 2 : 1, 2, 3... Réveille-toi !

À 13 heures pétantes, le regard éteint, j’attends lovée dans un fauteuil face au bureaureconstitué de Ron Hubbard. Léa s’avance versmoi, sourire scientologique de rigueur. À24 ans, la jeune femme ne jure que par la dianétique. « Elle m’a sauvée. J’étais au plus baset elle m’a donné les armes pour réaliser mesrêves. » Elle consacre cinquante-cinq heurespar semaine à l’institution. Avant la séance censée me libérer de certaines de mes névroses, j’ai le droit à qua-rante minutes de DVD ! Ça faisait longtemps.Je presse enfin le bouton stop avec délectationet rejoint Léa dans un petit salon. « Est-ce quetu as des questions ? » Ça oui ! Personnes sensibles, s’abstenir. « Qu’est-ce que le programme de purification ? – Cela te permet dedébarrasser ton corps et ton esprit de toutes lesparticules toxiques que tu as emmagasinées : le soleil, les médicaments, etc. »Ce programme estau cœur de nombreux scandales aux États-Unis et en France. Il résulte d’un exercice illégal de la médecine et repose sur laprise d’une vitamine – la niacine – à des doses excessives et dangereuses pour la santé, quecomplètent le sport et des séances de sauna.La méthode se veut thérapeutique, mais n’estqu’un rite religieux polémique.« Nous allons commencer. Tu vas me raconterun souvenir douloureux. » L’objectif : aller aucœur de la mémoire et faire ressurgir des perceptions pour s’en affranchir. La méthodes’inspire de l’EMDR, une thérapie du traumatisme. Utilisée à mauvais escient, elle

peut faire des ravages. Les yeux fermés, je déroule un épisode de mon enfance, une fois,deux fois, trois fois… douze fois. Pitié, faitesqu’elle ne me demande pas de le répéter une

nouvelle fois. Tout à coup,elle me « rappelle à la réalité ».« Je vais frapper dans mesmains. 1, 2, 3… Réveille-toi ! ». Elle plonge ses yeuxinquisiteurs dans les miens.« Annuler, c’est pour éviter

toute hypnose ». Ben voyons ! Je range mes af-faires. Une poignée de mains. Elle m’invite àune soirée le lendemain en l’honneur de songourou. « Il y aura un gros gâteau ! » Il va en falloir plus pour me convaincre. La force de la Scientologie repose sur son “action sociale”. En jouant la carte de la psychanalyse, elle attire de nombreuses personnes en détresse. Elle donne l’illusion demettre la psychologie à portée de tous. Enpoussant les gens à étudier volontairement ladianétique, elle évite l’impression d’endoctri-nement. Si les dérives peuvent être importantes, en bas de l’échelle, elle reste surtout une arnaque ingénieuse et dans l’air dutemps. Une religion à la carte où la spiritualitéest individualisée et où l’on vous rappelle sanscesse que « Le sujet, c’est vous ! ».

E.T.1 Les prénoms ont été modifiés.

Considérée comme une religionaux États-Unis, la Scientologie fait partie de la liste des sectes en France.

© Flickr / u2canreed

La Scientologie en chiffres

• Une institution créée en 11995533 par l’auteur améri-

cain de science-fiction L. Ron Hubbard.

• Lafayette Ron Hubbard est né le 1133 mmaarrss 11991111 et

décédé le 2244 jjaannvviieerr 11998866 d’une crise cardiaque.

• 1122 mmiilllliioonnss de fidèles revendiqués dans le

monde.

• 4455 000000 adeptes dans l’Hexagone.

• 660000 églises réparties dans 115500 pays.

• Un chiffre d’affaires annuel qui avoisine les

55 mmiilllliiaarrddss de dollars.

• Une contribution de 4455 000000à 7766 000000 euros pour

accéder au statut de “Clair”.

• Reconnue comme secte en France depuis 11999955.

• Alain Rosenberg, principal responsable français,

est condamné en février 22001122 à ddeeuuxx ans de pri-

son avec sursis et 3300 000000euros d’amende pour es-

croquerie.

E.T.

«« JJ’’ééttaaiiss aauu pplluuss bbaass eett llaa SScciieennttoollooggiiee mm’’aa ddoonnnnéé lleess aarrmmeess ppoouurr rrééaalliisseerr

mmeess rrêêvveess.. »»

L’électromètre, outil “scientifico-religieux”pour détecter les souvenirs traumatiques

© AFP

Page 24: Latitudes 87° Utopie total

Désobéir

DANS UNE ARRIÈRE-BOUTIQUE

DE CHARLEROI, EN BELGIQUE , LES MEMBRES DU COLLECTIF DES

DÉSOBÉISSANTS SE RÉUNISSENT POUR

UN STAGE DE DÉSOBÉISSANCE CIVILE .ILS SE PRÉPARENT POUR UNE MISSION

EN PALESTINE .

© Fan

ette Hou

rt/E

SJ

24Latitudes N°8 / avril 2012

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

Latitudes N°8 / avril 2012Latitudes N°8 / avril 2012

Exercice pratique : la position de la tortue.Point de yoga mais bien une méthode

passive pour empêcher les forces de l’ordrede déloger les futurs Désobéissants.

agirpour

«Qui veut faire la tortue ? » Xa-vier Renou, fondateur duCollectif des désobéissants,cherche des volontaires. Lapièce est sombre maisl’ambiance chaleureuse.

Une cinquantaine de personnes sont assisessur des chaises, en demi-cercle. Sept d’entre elles se lèvent et s’assoient,au milieu de la salle. Les autres observent at-tentivement la scène, amusées. « Glissez vosmains sous vos cuisses et tenez-vous les mains.Puis baissez la tête et scandez votre slogan.Le but, c’est de former une carapace. »On dirait un jeu. Mais derrière, l’enjeu est de

taille. Ils sont hommes, femmes, adolescents,enfants, personnes âgées de tous les horizonsà participer au stage de désobéissance civileorganisé par le Collectif desdésobéissants. Dans quelquesjours à peine, ils partiront tousen Cisjordanie pour participer àla mission “Bienvenue en Palestine”. L’action est internationale.Organisée par l’as-sociation Euro-Palestine, elle réunit plusieurscentaines de personnes. Leur objectif : aider àconstruire une école palestinienne. Du moins,c’est ce qu’ils espèrent. Car il est difficile d’en-trer sur le territoire israélien, passage obligépour la Cisjordanie. En réalité, ils craignent dene pas pouvoir aller plus loin que l’aéroport.Les participants ont tous pris des billets pourarriver à Tel-Aviv le même jour. Xavier Renou,qui a déjà participé à une mission dans la région en juillet dernier, sait que son équi-pe rencontrera des difficultés pour menerà bien sa mission.

« Depuis la deuxième Intifada, les Israéliens fil-trent les entrées sur le territoire. Ils trouveront

suspect que plusieurs centainesde personnes débarquent en-semble et nous empêcheront sû-rement de rentrer. En plus, ils ont

mon nom sur une liste. »Dans ce cas,les Désobéissants passeront à l’actesur place : ils tenteront de bloquerl’aéroport. C’est pour cela qu’ils sontréunis aujourd’hui. Un stage pourapprendre à lutter pacifiquement.

Si vis pacem... pense à tout !À Charleroi, on se prépare à toutes les éven-tualités. Xavier Renou propose une miseen pratique. Dans l’auditoire, il choisit sa vic-time, celle qui se fera “cuisiner” par ce policierimprovisé. Ce sera une femme. Une table estinstallée. Deux chaises. Les questions fusent enrafale. « Comment vous appelez-vous ? Où ha-

bitez-vous ? Combien gagnez-vous ? Connais-sez-vous le Collectif des désobéissants ? Non ?Nous avons des photos pourtant. » On s’y croi-rait. Seuls les quelques rires du publicet la douceur de Xavier Renou trahissentla mise en scène.

En quelques secondes, on est ra-mené à la réalité : les actions de cesdésobéissants sont illégales. Chaquepersonne présente en est parfaite-ment consciente et est prête à

prendre ce risque calculé. Le stage permet auxparticipants de recevoir les clés pour apprendreà se protéger, tant physiquement que juridique-ment. Dans un interrogatoire ? Vous avez ledroit de demander le silence. Dans une mani-festation? Les policiers n’ont pas le droit de voustoucher la tête. Les parades sont nombreuses,les risques, énormes.

J.H. ET F.H.

«« GGlliisssseezz vvooss mmaaiinnss ssoouuss vvoossccuuiisssseess [[……]] LLee bbuutt eesstt ddeeffoorrmmeerr uunnee ccaarraappaaccee.. »»

LLeess ppoolliicciieerrss nn’’oonnttppaass llee ddrrooiitt ddee vvoouussttoouucchheerr llaa ttêêttee..

Page 25: Latitudes 87° Utopie total

25Latitudes N°8 / avril 2012

Charlotte, 19 ans,Belge

Le sourire timide, de grands yeux bleuséveillés, un visage enfantin. On pourraitpresque être surpris de voir une personnesi jeune parmi ces désobéissants. Mais pourCharlotte, 19 ans, c’est très simple : « Il fautagir. Partir en Palestine, pour moi, c’est une fa-çon de grandir et de changer les choses. »Cette Bruxelloise a découvert le Manifestedes désobéissants dans la rue, sur des flyersqu’on distribuait. Elle se définit commeune « militante débutante ». L’action “Bienve-nue en Palestine” sera son baptême du feu,son tout premier acte de désobéissance civi-le. « C’est une cause importante à défendre. Lesgens l’ont un peu oublié, mais il y a un peupleoppressé en jeu. »

Besoin de s’investirLorsqu’on lui demande ce qu’évoquela désobéissance civile pour elle, sa réponseest naturelle : « un devoir civique ». Car la so-ciété est trop individualiste. On entend tropsouvent : « Chacun sa merde ». Alors il fautbouger. Et un stage de désobéissance civilepermet « de faire quelque chose à son échelle ».On y apprend différentes techniques concrètespour savoir faire face aux forces de l’ordre pa-cifiquement.Charlotte appréhende cette première sortiesur le terrain. Mais elle est aussi « impatiented’y être ». « C’est une fierté de se dire : j’agis ! »

Les Désobéissants,

paranoïaquesou

malhonnêtes ?99 hh 2200 : nous arrivons à Charleroi, en Belgique.Pour des raisons de confidentialité, les organisa-teurs ne nous ont pas transmis plus tôt l’adressedu stage. Confiantes, nous appelons Xavier Renou.Pas de réponse. Deux jours plus tôt, il nous avaitassuré que nous pourrions participer à l’événe-ment.

1100 hh : le stage est en train de commencer, sansnous. Toujours pas d’adresse. Trente appels en ab-sence sur le portable de Xavier Renou et dix mes-sages sur son répondeur. La confiance se dissipepeu à peu. C’est quoi ce plan ? Une mauvaiseblague ?

1100 hh 3300 : il faut absolument que nous trouvions une solution. Nous n’avons pas d’autres contacts.Par chance, un ami trouve le numéro de portable de l’organisatrice sur place, dans l’annuaire bel-ge. Nous appelons. « Comment ça, vous devez ve-nir ? Non ce n’est pas possible, c’est une missionconfidentielle. Bon, je vous rappelle. » Pourtant,tout était prévu. Une longue attente commence.

1122 hh : nous rappelons. Les portables des deux or-ganisateurs sont coupés.

1133 hh 2200 : l’organisatrice rappelle. « Vous pouvezvenir, mais à 16 h 30, pour la dernière demi-heu-re du stage. »

1155 hh : cinquième Coca dans un café perdu au finfond de Charleroi. Le temps ne passe pas.

1166 hh 3300 : c’est l’heure du stage, enfin ! Malheureu-sement, Xavier Renou prend le train à 17 h 40 et nous n’avons pas le droit de prendre de visagesen photo. Serions-nous des espionnes à la solde du grand méchant Big Brother ?

1177 hh 3300 : après deux démonstrations et des conver-sations avec deux participantes, nous sommescondamnées à repartir.

BBiillaann dduu rreeppoorrttaaggee : sept heures d’attente,trois heures de train, une heure de stage et unecentaine d’euros de communications hors-forfait.

J.H. ET F.H.

Marie-Thérèse estune habituée descombats. Elle acceptede se livrer maispréfère ne pasmontrer son visage.

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Profilsdésobéissants :

la volonté d’agir

Point d’arrivée et de départ,la gare de Charleroi sert aussi de lieu d’attente, entre deuxtrains ou deux interviews.

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Marie-Thérèse,45 ans, Belge

Pourquoi a-t-elle décidé de participé au sta-ge ? La discussion commence par un silenceému. Marie-Thérèse baisse les yeux versle chèche qui pend sur ses épaules. « Je me sensproche des Palestiniens, ce peuple que je voiscomme un martyr. » Assistante familiale,elle ressent un besoin d’agir pour aiderles autres. « Lorsque je vois les images terriblesà la télévision, je me dis que je ne peux pas res-ter sur mon siège. »

Une préparation avant le terrainMarie-Thérèse s’est déjà engagée pour plu-sieurs causes. Elle a notamment manifestécontre l’intervention de l’Otan pendantla guerre de Yougoslavie et, plus tard, au coursde la guerre en Irak. En Palestine, ce serala première fois qu’elle ira militer sur le terrain.«Si je fais ce stage aujourd’hui, c’est justementpour mieux comprendre ce qui m’attend là-bas.Sans toutes les explications qu’on nous a don-nées, je n’aurais pas su comment me comporteren cas d’arrestation, par exemple. »Le stage l’a rassurée, même si quelques

craintes persistent. Elle redoute notamment la violence de l’armée israélienne. Malgré tout,l’envie d’aider la cause palestinienne dépasseses peurs. « Je n’ai pas d’enfants. L’idée de contribuer à la construction d’une école pourles enfants palestiniens me tient vraimentà cœur.»

Page 26: Latitudes 87° Utopie total

XAVIER RENOU A FONDÉ LE COLLECTIF DES DÉSOBÉISSANTS. POUR LUI, COMBATTRE

LES INJUSTICES ET LES DÉRIVES DE NOTRE SOCIÉTÉ EST ESSENTIEL . MENACES DE

MORTS , ACTIONS DANS DES ENTREPRISES , V IOLENCE PHYSIQUE… CE MIL ITANT

PACIFISTE A (PRESQUE) TOUT SUBI. IL TRANSMET SON SAVOIR-FAIRE DE DÉSOBÉISSANT.

11993300 : GGaannddhhii lance la Marche du sel. Il s’oppose au monopole sur le sel déte-nu par le Royaume-Uni. La puissance coloniale finit par céder et rend le contrô-le sur le sel au peuple indien.

11995555 : Dans un bus de Montgomery, RRoossaa PPaarrkkss refuse de laisser sa place à un passager blanc. MMaarrttiinn LLuutthheerr KKiinngg reprend le flambeau et organise le boy-cott des transports en commun de Montgomery. À la suite de ce mouvementet en vertu des Droits civiques, la Cour suprême des États-Unis déclare ilégalela ségrégation raciale dans les lieux publics.

11996688 : Des milliers de jeunes à travers les États-Unis se mobilisent pour pro-tester contre la guerre au Vietnam. Les sit-in se multiplient dans le pays,ainsi que les manifestations. C’est la naissance du mmoouuvveemmeenntt hhiippppiiee.

11998899 : Six mois après sa fondation, l’association AAcctt UUpp accroche une bande-role sur les tours de la cathédrale Notre-Dame de Paris pour dénoncer l’attitude de l’Église catholique face au sida.

11999999 : JJoosséé BBoovvéé lance le “démontage“ d’un McDonald’s pour protester contrel’importation de viandes élevées aux hormones de croissance. Il est condam-né à trois mois de prison ferme et bénéficie d’une importante couverture mé-diatique.

22000077 : Le collectif JJeeuuddii NNooiirr squatte un immeuble parisien place de la Bourseafin de dénoncer la politique du logement. Le lieu est racheté par l’office HLM de Paris pour en faire des logements sociaux.

F.H. ET J.H.

CCoommmmeenntt aavveezz--vvoouuss eeuu ll’’iiddééee ddee ffoonnddeerr cceettttee oorrggaanniissaattiioonn ??En 2005, j’étais responsable de la campagne « Désarmement nucléai-re» de Greenpeace France. Un an après, cette campagne a pris fin. J’étaisorphelin d’une cause qui me tenait à cœur, j’ai voulu continuer l’actionde Greenpeace. J’ai réuni des militants opposés au premier tir d’essaidu missile M51. Le 9 novembre 2006, nous nous sommes introduits dansle Centre d’essai des Landes pour empêcher l’armée de tirer. Nous nesommes pas parvenus à les dissuader. J’ai réalisé qu’il fallait qu’on améliore nos interventions, en organisant des stages.

EEnn qquuooii ccoonnssiisstteenntt cceess ssttaaggeess ??Ils sont un outil au service de ceux qui souhaitent combattre les injus-tices. Les stages aident les militants à élaborer des stratégies en dernierrecours. Lorsque les moyens conventionnels ne suffisent plus, nous ai-dons les personnes à intervenir de façon illégale et non violente. Lesstages permettent d’acquérir le savoir-faire des désobéissants plus ex-périmentés pour éviter de se retrouver devant le tribunal, par exemple.

QQuuee ddiitt vvoottrree MMaanniiffeessttee ddeess ddééssoobbééiissssaannttss ??Il rassemble un ensemble de valeurs que les désobéissants doivent res-pecter. Et d’abord, la non-violence. Dans nos actions, nous faisonsle pari de l’humain. Sous l’uniforme du ministre ou du policier, il y aun homme. C’est là-dessus que nous jouons. Nous suivons égalementle principe d’horizontalité. Tout le monde participe. Ce sont des actionscollectives. Nous défendons aussi une logique non sectaire, qui décloi-sonnerait les différentes luttes à travers le monde. Nous n’avons pasde luttes prioritaires. Qu’elles soient environnementales ou sociétales,toutes les injustices méritent d’être combattues.

LLaa ddééssoobbééiissssaannccee,, cc’’eesstt eeffffiiccaaccee ?Oui ! Nous avons gagné une bonne partie de nos combats, notammentcontre l’entreprise Numéricable. La société avait mis en place un plansocial déguisé pour se débarrasser de dizaines de salariés. Les employés

ont fait grève pendant un mois et demi, mais c’est difficile d’avoir del’influence dans une grande société internationale.Ils sont venus nous demander de l’aide. Nous avons bloqué le servicede facturation pendant plusieurs jours. La société a frôlé l’asphyxiepuisqu’il n’y avait plus de rentrées d’argent. Elle a fini par céder. Ceuxqui le souhaitaient ont pu réintégrer la société. Les autres ont quitté l’en-treprise avec des indemnités.

VVoouuss nn’’aavveezz jjaammaaiiss ppeeuurr ??Si, cela nous arrive. Je garde un souvenir assez effrayant de notre in-tervention contre Numéricable. Au départ, le personnel de sécuritéqui nous surveillait venait d’entreprises classiques. Puis ils ont été rem-placés par des “tueurs“ : des hommes énormes, qui mesuraient tous1,80m. Ils ont compris que j’étais l’organisateur et m’ont menacéde mort.On a vécu des moments durs à Bruxelles aussi, lors de l’action au siège de l’OTAN,en avril 2011. Beaucoup de désobéissants ont étébrutalisés par les policiers. Les gens ont le droit d’avoir peur, personnene les blâmera. On fait nos missions dans le but de gagner, mais pas àtout prix.

PROPOS RECUEILLIS PAR F.H. ET J.H.

De Gandhi à Jeudi Noir

Désobéissance civile, n.f.C’est le refus de se soumettre à une loi, un pouvoir, une politique jugés iniques.Cinq caractéristiques peuvent être dégagées de l’acte de désobéissance : � Il doit être public, afin d’écarter tout soupçon sur la moralité de l’acte et de toucher la plus grande audience possible.

� Il s’inscrit dans un mouvement collectif : manifestations, sit-in, blocagede rues, etc.

� Il use de moyens pacifistes.� Il vise à modifier les lois ou les normes sociales.� Il fait appel à des principes supérieurs et incontestables.

Xavier Renou enplein stage de désobéissance.

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26Latitudes N°8 / avril 2012

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

La désobéissance en bouclier,la justice en étendard

© AFP

Message à la mémoirede Rosa Parks dans

un bus américain lors de sa mort, en 2005.

Page 27: Latitudes 87° Utopie total

C’EST UN PETIT GROUPE CONSTITUÉ AU HASARD DE RENCONTRES ET DE MANIFESTATIONS, QUI VEUT

RADICALEMENT CHANGER DE VIE . LEUR DÉMARCHE POLITIQUE S’ INCARNE DANS UNE MAISON DES

LANDES EN RUINE , DEVENU LE SYMBOLE DE LEURS RÊVES ET DES RÉSISTANCES LOCALES .

27

Dans la ferme d’un agricul-teur des Landes, réunisdans un grenier transfor-mé en dortoir, sept amisont monté leur cellule lo-gistique : imprimante sur

le matelas, batterie solaire, dossiers épar-pillés sur les couvertures… La troupe s’af-faire sur les dernières démarches admi-nistratives. « Il nous manque l’assurance sion veut obtenir l’autorisation préalable pourles travaux de la maison », explique Méla-nie qui a rejoint le groupe en septembre.Leur rêve est situé à trois kilomètres deleur résidence actuelle. Au cœur du val del’Eyre, aux confins des Landes et de la Gironde, un chemin rectiligne conduit jus-qu’à la maison forestière abandonnée deLagnereau. Pas un voisin en vue. La villela plus proche est à dix kilomètres. La de-meure de 350 m2 pourrait être le point dedépart d’un projet de vie commune. Depuis sept mois, ce groupe de copains de23 à 38 ans cherche un terrain où poser ba-gages dans l’espoir de réinventer le quoti-dien et de « s’affranchir des contraintes im-posées par l’État » selon Clément. Cet ancienétudiant de Paris IV à la barbe charbon-

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La maison abandonnée de Lagnereau est un paradisperdu pour la bande de l’Éco Pins, qui rêve de s’yinstaller.

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Militant de la première heure, HervéGeorge voit dans ses nouveaux voisinsune relève pour défendre ses idéaux.

Sanguinet

l’anarchiep’tite maison

de

La

Latitudes N°8 / avril 2012

Page 28: Latitudes 87° Utopie total

28Latitudes N°8 / avril 2012

neuse explique : « Notre objectif est de tendrevers l’autonomie totale. » Une fois installé à La-gnereau, le groupe se mettra au travail pour fai-re pousser des légumes, élever des abeilles,mais aussi assurer une activité culturelle et po-litique.

Reconstruire sur les ruines« Pour l’instant, elle est dans un sale état »,prévient Clément. Le jeune homme prend encharge la visite de la maison à l’abandon de-puis trente ans et transformée en repère de“teuffeurs”. Au troisième étage de cette mas-sive bâtisse, le spectacle est prenant : lesrayons du soleil couchant sont immobilisés auloin par un bataillon de pins ordonnés.Dans le salon, quelques gouttes tombées duplafond forment une flaque sur le sol carrelé.La toiture est éventrée, les fils électriquespillés, mais « l’escalier est nickel », les chambresvastes et lumineuses.L’ouverture sur la société est une valeur par-tagée par tous les membres du groupe. « Je re-fuse le terme de communauté qui rappelle la no-tion de secte et de fermeture. Je conçois plutôtnotre espace comme un lieu de passage et d’ap-

prentissage », indiqueClément. Jusqu’à quelpoint faut-il s’ouvrir ?Marc argumente : « Il y adéjà des éco-villages,mais le problème, c’est

qu’ils restent dans le pédagogique. Le risquepour nous, c’est de devenir un lieu touristique. »Autre vecteur de communication, la venuepossible de médias. Julien théorise son plan :« C’est important de faire notre propre médiati-sation, par exemple en diffusant une vidéo parsemaine. Si des journalistes viennent, on préfè-re des médias indépendants ; il y a un risque dedénaturalisation du projet avec ceux apparte-nant à des grands groupes. »Depuis quelques semaines, ils se sont lancés dans de lourdes formalités administra-tives dans le but d’obtenir la concession de lamaison. Ils ont d’abord créé une associationau nom prédestiné, l’Éco-Pins. Puis ils ont ren-contré le garde-forestier, des responsables del’ONF [Office national des forêts], le maire deSanguinet, la police municipale... S’ils par-viennent à convaincre et à défendre leur pro-jet, la maison est à eux pour neuf ans. Condi-tion : se charger de sa restauration.

Créer des réseaux de solidarité Tous projettent à leur manière leurs rêves politiques dans Lagnereau. Julien a quitté sonemploi à la mairie de Paris. Ce diplômé de

philosophie, ancien président de l’associationTheoria-Praxis de Paris IV, est très connecté auxréseaux sociaux. Selon lui, l’action militanteclassique se heurte à « l’anticipation du systèmequi s’adapte à la contestation ». « Tout est prévu,analyse-t-il. Le pouvoir est parfaitement structu-ré. » Son utopie ? Voir des lieux autonomes semultiplier, « capables de s’organiser et de s’in-terconnecter pour peu à peu délaisser l’État et levider de sa substance ».Déçus par le fonctionnement démocratiqueet les batailles de chapelles, ils refusent de

rester les bras croisés. « Sinon on continue derevendiquer des idées que nous-mêmes n’ap-pliquons pas. Aujourd’hui, je veux militer demanière plus constructive et présenter autrechose que le “non ! non ! non !” prévient Clé-ment. Nous voulons montrer qu’il est possiblede créer des mondes différents. » Marc rebon-dit : « Plus notre projet se concrétisera, plus lesgens nous rejoindront. » Après avoir travaillépendant près de douze ans dans la gestiondes réseaux de télécommunications, il a toutquitté pour Lagnereau et vit de ses écono-mies.Un voisin, rencontré au cours de la marchedes Indignés entre Madrid et Bruxelles,assure l’hébergement provisoire de la bande.Hervé George, militant aguerri, faucheur vo-lontaire et cultivateur bio les conseille. Il amême engagé Julien en service civique pourl’aider dans son Amap [Association de main-tien de l’agriculture paysanne]. Les autres sedébrouillent pour se financer. L’une retourneà Paris pour des petits contrats. L’autre, mèred’un enfant de 7 ans, travaille quinze heurespar semaine en tant que femme de ménage.Tous comptent sur Lagnereau pour mettredéfinitivement fin à leur salariat précaire.Tous évoquent longuement leur future vie encommunauté et leur organisation politiqueidéale : une structure horizontale, sans chef,où « toutes les décisions importantes serontprises par consensus. »Malgré leur volonté de s’affranchir de tout

«« NNoouuss vvoouulloonnssmmoonnttrreerr qquu’’iill eessttppoossssiibbllee ddee ccrrééeerr

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Si le groupe arrive à convaincre et àdéfendre son projet, la maison lui revientpour neuf ans.

Julien a quitté son emploi à lamairie de Paris l’année dernière.Son utopie ? Voir des lieuxautonomes se multiplier.

LA POLITIQUE DU MEILLEUR

Page 29: Latitudes 87° Utopie total

29Latitudes N°8 / avril 2012

pouvoir, les membres d’Eco-Pins doivent com-poser avec le système politique local et ses ré-seaux. On s’en rend compte en allant à San-guinet, petite ville bordée par un immense lac.À cette période de l’année, les touristes n’ontpas encore envahi la plage et le camping mu-nicipal. La ville a l’air de dormir.Pourtant, le projet de Lagnereau ne laisse per-sonne indifférent. Une source proche de l’ONFse montre dubitative sur les chances de réus-site : « Cette histoire est scabreuse. Ce n’est passûr qu’ils obtiennent la maison, il y a des risquesénormes. Chaque mois, près de 500 camions de50 tonnes passent au ras de la maison toute lajournée. » Après enquête, il apparaît que cedanger a été exagéré : l’exploitation de la zonede Lagnereau se fait par période et n’est pas dutout systématique. Ce qui a été présenté com-me une raison impérieuse prend les alluresd’un prétexte pour empêcher l’Éco-Pins de dé-velopper son projet.

Résistances localesUne attitude que décrypte Bernard Laine, lemaire de Sanguinet. Il insiste sur la crainte quecette utopie inspire aux habitants landais : « Lapopulation risque d’être un peu méfiante et réti-cente si elle voit que la maison de Lagnereau estutilisée n’importe comment. À Sanguinet, le voteest traditionnellement conservateur, je ne veux pasqu’ils [l’Éco-Pins] aient des problèmes. » Unemanière de dire qu’il surveille de près le projet. Élu en 2009 après la démission du conseil mu-nicipal, ce sympathisant socialiste fait face àl’endettement de sa ville. L’homme n’est pasun vrai politique, il est inspecteur des financespubliques et c’est pour cela qu’il a été choisi. Ilaffirme néanmoins soutenir le projet : « Pourmoi, toute activité associative, c’est-à-dire auservice des autres, ça ne peut être que du positifpour la commune. » Mais il nuance immédiate-

ment, en reprenant son rôle de gestionnaire :« Ces gens de l’Éco-Pins me semblent être desdoux rêveurs. D’une part, leur projet est un peucreux, soit parce qu’ils ne sontpas encore au clair dessus, soitparce qu’ils ne veulent pasparler de tout. D’autre part,leur budget prévisionnel est utopique, ils comp-tent beaucoup trop sur les dons pour se financer,ce qui me semble impossible. »

Les paradoxes de l’utopie Pour les membres d’Éco-Pins, être décrois-sant n’empêche pas d’assumer un certainnombre de contradictions. Pas de souci pourJulien, qui entend « l’utopie [comme] quelquechose qui ne s’atteint pas, quelque chose qui faitavancer sur la route ».

À bord d’une vieille Peugeot 405 sur la chaus-sée trouée qui mène à Sanguinet, Clément re-connaît que « l’autonomie, on ne peut pas l’ob-

tenir comme ça, c’est en cours.Je suis conscient des paradoxesqu’on a, il y a des contraintestemporelles et collectives. » Uti-

liser sa voiture ou aller dans les hypermarchéssont pour lui des actes dont il aimerait bien sepasser une fois la maison acquise. Mais pourl’instant, il est l’heure de se rendre à la boulan-gerie pour acheter le pain, tout en pensant aujour où un four en produira peut-être chez Her-vé Georges. « Le changement, c’est maintenant »assure un fameux slogan de 2012 : malgré leursparadoxes, les membres de l’Éco-Pins sem-blent avoir compris le message à leur manière.

F.H.-F. ET N. RA.

«« LL’’uuttooppiiee,, qquueellqquuee cchhoossee qquuii nneess’’aatttteeiinntt ppaass,, qquueellqquuee cchhoossee qquuii

ffaaiitt aavvaanncceerr ssuurr llaa rroouuttee.. »»

© N

icolas

Raffin

/ESJ

© Nicolas

Raffin

/ESJ

Clément voit la maison « commeun lieu de passage etd’apprentissage ».

En attendant d’obtenir laconcession de la maison,les futurs habitants deLagnereau finalisent ledossier pour la banque.

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LA POLITIQUE DU MEILLEUR

C’est en 1995 que l’embryondu mouvement Utopia futmis en route. En plein débatsur les 35 heures, certainsjeunes du Parti socialistevoyaient dans cette réfor-

me plus qu’une manière de partager le travail.Pour eux, il s’agissait aussi et avant tout de per-mettre aux gens d’avoir plus de temps librepour vaquer à des activités utiles à leur épa-nouissement personnel. Personne ne contestait la fraîcheur et la di-mension de rêve qu’ils imprimaient au parti.Seulement, personne non plus ne prêtait gran-de attention à leur discours. Certains de cesjeunes, avec à leur tête Franck Pupunat, ont dé-cidé de créer leur propre mouvement. Avec lacontribution de la philosophe et sociologue Do-minique Méda, ils ont commencé à réfléchir àce qui pouvait constituer les bases de leur re-groupement. S’inspirant de l’Utopia de ThomasMore, c’est sur une île situéeau sud de la France qu’ils sesont réunis pour créer lemouvement Utopia.En novembre 2008, Jean-Luc Mélenchon quitte leParti socialiste pour créerun formation plus à gauche encore. FranckPupunat, cofondateur du mouvement Utopia,figure sur la liste de ceux qui ont créé le Par-ti de gauche. Les membres d’Utopia sont issus, pour laplupart, des différents partis de gauche. Tou-tefois le mouvement Utopia demeure, en prin-cipe, apolitique.

« Nous sommes une sorte de regroupement“transpartite” . Nous nous présentons en résis-tance vis-à-vis des autres partis », expliqueFranck Pupunat.Les Utopiens travaillent avec les principauxpartis de gauche [PS, Parti de gauche et Euro-pe Écologie-Les verts] auprès desquels ils dé-posent le résultat de leurs réflexions. S’ils ontchoisi de ne pas se constituer en parti poli-tique, c’est pour garder une certaine distancevis-à-vis des tracas liés à la vie politique : ba-taille pour le pouvoir, rivalités entre membresd’un même parti, coup bas.

L’Équateur, source d’inspirationLe travail est pointé du doigt par lesmembres d’Utopia. Non, il ne s’agit pas de lapierre philosophale de leur mouvement. Bienau contraire. Ils voudraient le retirer de la pla-ce centrale qu’il occupe dans la vie des Fran-çais. Il ne doit pas être l’unique facteur d’épa-

nouissement.À ce premier idéal, deuxautres s’ajoutent. La riches-se n’est pas uniquementéconomique, elle est mul-tiple, passant notammentpar la qualité de vie et par le

bonheur des personnes qui constituent la so-ciété. Et enfin la société d’hyperconsomma-tion impose aux générations présentes et fu-tures de tendre vers la sobriété et la simplicité,en consommant moins. Et c’est dans une at-mosphère de fraternité universelle et de soli-darité que tout cela pourra se réaliser. En 2010, Utopia a tenu une université d’été

en Équateur. Il s’agissait pour eux d’aller dé-couvrir un modèle de démocratie qui, dansl’Hexagone, semblerait tout à fait utopique.Les membres du Patchakoutchik, parti poli-tique “indigène“, préconisent des modes degestion de conflits traditionnels mais peu àpeu intégrées au cadre national. Franck Pu-punat raconte : « Un homme a poignardé unautre homme alors qu’il était soûl. Au lieu d’êtrecondamné à une peine de prison, il a été sou-mis à un fouettage avec des orties. Mais le plusintéressant, c’est qu’il a été aussi condamné àsubvenir aux besoins de la famille du défuntpendant vingt ans. Après tout, la famille, cequ’elle veut, ce n’est pas forcément que l’as-sassin soit privé de sa liberté, mais plutôt qu’ilpuisse prendre soin d’une famille qu’il a privéed’affection et d’une source de revenus. »D’après Franck Pupunat, le processus de dé-

mocratie participative est plus poussé enÉquateur qu’en France.En 2008, pour la ré-daction de leur nouvelle Constitution, denombreux débats étaient organisés danstoutes les villes du pays qui comptait, à cettedate, environ 14,8 millions d’habitants. Desateliers d’écriture étaient ouverts à tous,avant l’étape parlementaire du vote de laConstitution.Pour le fondateur du mouvement Utopia, ilne s’agit pas de faire une transposition systé-matique de ce qui se passe dans ce pays,« mais ça peut être une source d’inspiration ».

A.G.

À lire aussi : Manifeste Utopia, aux éditions Utopia.

UTOPIA EST UN MOUVEMENT DE RÉFLEXION DONT LE BUT EST DE CRÉER UN NOUVEAU MODÈLE

DE SOCIÉTÉ EN FRANCE . LOIN DE S’EN TENIR À DES CONCEPTIONS SOCIALISTES OU COMMUNISTES ,SES MEMBRES FONDENT LEURS CONVICTIONS SUR DES EXEMPLES TIRÉS DE CONTRÉES LOINTAINES .

«« UUnn hhoommmmee aa ppooiiggnnaarrddéé uunn aauuttrreehhoommmmee aalloorrss qquu’’iill ééttaaiitt ssoouull.. AAuulliieeuu ddee llee ccoonnddaammnneerr àà uunnee ppeeiinneeddee pprriissoonn,, iill aa ééttéé ssoouummiiss àà uunnffoouueettttaaggee aavveecc ddeess oorrttiieess.. »»

30

Franck Pupunat, responsable du mouvement Utopia.

Travaillermoins,

participerplus

© Ayo

délé Germa/

ESJ

Latitudes N°8 / avril 2012

Page 31: Latitudes 87° Utopie total

ll se réveille tranquillement de sa lé-thargie post-référendaire de 1995. LeQuébec, ce “village gaulois” dans unmonde anglophone, fait poindre l’opti-misme. La vision d’un Québecindépendant refait surface. L’idée de se

séparer des politiques conservatrices cana-diennes devient de moins en moins absurde.Alexandre Cloutier, député pour le comptedu Parti québécois [lire encadré], ne taritd’ailleurs pas d’éloges pour ce projet national.« Un Québec souverain est un Québec ouvertsur le monde, qui s’exprime à l’international,qui choisit ses orientations pacifiques, le rôlequ’il veut jouer dans le monde, qui signe lui-même ses traités internationaux et économiquesavec ses partenaires [notamment l’Union eu-ropéenne, les États-Unis, le Brésil, etc.]. C’estun Québec qui contrôle tous ses leviers », affir-me ce membre du Comité sur la souveraine-té. Après des années passées telle unemarionnette du gouvernement canadien, leQuébec prendrait enfin les commandes.Pour les plus optimistes, les derniers moisont eu l’effet d’un traitement-choc. « Les Qué-bécois réalisent à nouveau l’importance de se

donner un pays. J’ai bon espoir, lors de la pro-chaine élection, que les Québécois choisiront ungouvernement souverainiste », souligneAlexandre Cloutier. Les sondages ne sem-blent pas dire le contraire.Les souverainistes effleurent leur objectif dubout des doigts, la course est presque termi-née, mais le sprint final sera décisif. Pourréussir le mouve-ment indépendantis-te devra séduire unpublic plus large etmener à bien son projet. « Il y a eu une ten-dance dans le mouvement souverainiste à pré-senter la souveraineté comme une sorte d’épi-phanie. Il n’a donc pas réussi à rallierl’ensemble des nationalistes à sa cause », affir-me Éric Bédard, historien québécois, spécia-liste dans l’histoire de la “Belle province”.

Mouvement à deux vitessesLe Parti québécois a perdu le pouvoir en2003 et le mouvement souverainiste s’est es-souflé dans le même temps. Après l’échec desdeux référendums de 1980 et de 1995 sur l’in-dépendance du Québec, certains ne voient

plus la lumière. La pente est difficile à re-monter pour les partis indépendantistes quitentent de raviver la flamme dans la popula-tion.Pour les plus sceptiques, le passeport qué-bécois n’arrivera pas de sitôt. « Je pense queles Québécois sont tétanisés à l’idée d’aller en-core dans un processus référendaire et de re-

vivre ce psychodrame »,affirme Éric Bédard. Lapopulation aurait be-soin de preuves

concrètes, de bien plus que des sondages fa-vorables.

Mesures concrètesÀ côté de son voisin anglophone, le Québecdoit se démarquer s’il veut se séparer. « Ils’agirait de démontrer qu’il y a deux concep-tions du “ vivre-ensemble ”, deux visions, deuxpays », explique Éric Bédard.Le Québec devra sortir les armes sociales, etdémontrer toute sa force de caractère. « L’idéemême d’avoir une loi sur la citoyenneté québé-coise serait un bon début. Si vous ne parlez pasfrançais au Québec, vous pourriez être privés devos droits d’électeur, par exemple », expliquel’historien. Cesser d’être des moutons et im-poser sa loi, c’est ce qui redonnerait l’en-thousiasme à la population. Croire en sonpays, mais surtout croire en sa force. « L’his-toire peut se retourner, mais c’est très difficilede prévoir. Prenez le cas de l’unification de l’Al-lemagne : qui aurait dit en 1987 que le pays se-rait réuni en 1990 ? », souligne Éric Bédard. Des rumeurs d’élections sont annoncéespour le mois de juin - contrairement à la Fran-ce, les élections au Québec n’ont pas lieu àéchéance fixe. Les “cousins québécois” pour-raient à nouveau se tourner vers les partis in-dépendantistes. L’espoir deviendra pouvoir, etla population décidera de son sort.

L.H.-R. ET D.J.

quandÀle le passeport québécois ?

31

Oui ou Non ?Chef de file du mouvement souverainiste, leParti Québécois compte 44 députés sur 125à l’Assemblée nationale du Québec, consti-tuant ainsi la seconde formation parlemen-taire après le Parti libéral du Québec. De ten-dance sociale-démocrate et régulièrementau pouvoir, le Parti Québécois a, par le pas-sé, soumis deux referendums sur la souve-raineté du Québec à la population. Le pre-mier, en 1980, avait été fraîchement accueillipar 60 % de “non”, tandis que le second, da-tant de 1995, avait vu la victoire du “non”avec seulement 50,58 % des suffrages.

À droite, PaulineMarois, leader duParti québecois.

«« JJee ppeennssee qquuee lleess QQuuéébbééccooiiss ssoonntt ttééttaanniissééssàà ll’’iiddééee dd’’aalllleerr eennccoorree ddaannss uunn pprroocceessssuuss

rrééfféérreennddaaiirree eett ddee rreevviivvrree ccee ppssyycchhooddrraammee »»

CINQUANTE ANNÉES DE LUTTE . LE QUÉBEC NE PERD PAS ESPOIR , LE GRAAL N’A JAMAIS ÉTÉ AUSSI PROCHE : SELON LES DERNIERS SONDAGES, 45 % DE LA POPULATION SE DIT FAVORABLE À L’ INDÉPENDANCE DE LA PROVINCE .

Latitudes N°8 / avril 2012

© AFP

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32Latitudes N°8 / avril 2012

Entre© /Flickr

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33Latitudes N°8 / avril 2012

À BAS LES BARREAUX

LA FINLANDE FAITBONNE ÉCOLE

L’HÉROÏNE OU LA VIE

TEXTES ET PHOTOS : CLÉMENT PARROT, MAXENCE LAMBRECQ, FANNY CHAUVIN, FANNY ANDRÉ, LUCAS ROXO, NICOLAS RICHAUD, LAURENCE HOUDE-ROY, DÉBORAH JACQUOT,ERNEST HOUNHOUAYENOU, ALIZÉE GOLFIER, MARINE FORESTIER, CLÉMENCE GARDEIL, EDMOND D’AO ALMEIDA, BOUREIMA SALOUKA, BUNTHOEUN CHEA, EMMANUELLE MESPLÈDE, CAMÉLIA BOUGHARBEL, LAURIANE BAIN, FANNY BONJEAN.

JE SUIS UNE PRISON SANS BARREAUX. JE SUIS UNE SERINGUE SANS RISQUE .JE SUIS UNE MONNAIE SANS ARGENT. QUI SUIS-JE ? UNE UTOPIE .

Entreles murs

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LLeess ppoolliittiiqquueess ssee pprrééooccuuppeenntt--iillssssuufffifissaammmmeenntt ddee llaa qquueessttiioonnccaarrccéérraallee ??Je viens de lire le programmed’éva Joly, le plus avancé en ma-tière de politique carcérale et pé-nale, mais je regrette qu’elle nepropose pas l’abolition des centresde rétention de sûreté. Jusque-là,on privait de liberté en raison d’unacte. Avec cette loi scélérate1, onenferme des gens parce qu’on lesprésuppose dangereux et poten-tiellement récidivistes. Parmi ceuxqui se disent responsables poli-tiques, je ne vois personne qui fas-se preuve de courage politique, àl’image d’un Robert Badinter en1981. Je pense que les idées de jus-tice, de dignité, d’élévation del’âme humaine ont déserté lesbancs de la gauche. Il existe danstous les partis politiques, même àdroite, une ou deux personnes quipeuvent sauver la dignité du grou-pe. Malheureusement, elles restentminoritaires. Pire, elles sont parfoisinstrumentalisées par leur propreparti.

QQuueell eesstt llee pprriinncciippaall pprroobbllèèmmee ddeennoottrree ssyyssttèèmmee ccaarrccéérraall ??La prison française reste dansune logique d’exclusion. Il faut mi-ser sur l’inclusion, c’est-à-dire une

sanction appliquée au sein de lasociété. Nous pouvons aussi re-garder nos voisins belges quiavancent sur le chemin d’une jus-tice restaurative. Il s’agit de viserà la réconciliation, à la rencontreentre le délinquant et la personnevictime du préjudice.

QQuueelllleess mmeessuurreess uurrggeenntteess ddee--vvrraaiieenntt êêttrreess pprriisseess ??Il faut systématiquement appli-quer des solutions alternatives àla prison [voir infographie p.33]pour les courtes peines. Les sanc-tions intelligentes permettent auxgens de rester au cœur de la so-ciété, de ne pas être bannis. Pourles autres, nous devons abolir lapeine perpétuelle et toutes les me-sures de sûreté2. Il faut égalementréviser l’échelle des peines quin’est pas digne de notreniveau de civilisation.C’est difficile à chiffrer,le maximum devrait sesituer autour de dix ouquinze ans. Enfin, arrêtons d’ap-pliquer des peines vides de sens etéduquons, formons, donnons en-vie de vivre aux gens qui sont en-fermés pour un temps long. N’ou-blions pas que la perpétuité réellen’existe pas en France, ces gens-là sont voués à sortir de prison.

QQuuee ppeennsseezz--vvoouuss ddee llaa pprriissoonnddiittee ““oouuvveerrttee”” ddee CCaassaabbiiaannddaa oouueennccoorree dduu pprroojjeett ddee PPiieerrrree BBoottttoonn ??Casabianda [lire l’article p.36]montre que l’on peut sanctionnersans générer les effets dévasta-teurs de la prison. L’exemple dé-montre que la sanction intelligen-te n’est pas liée à la contentionmais à la notion de confianceentre l’administration pénitentiai-re et les détenus. Malheureuse-ment, cette confiance demeureétrangère aux autres établisse-ments. Casabianda, c’est l’excep-tion qui confirme la règle du parcpénitentiaire français. Quant au projet de Pierre Botton,je regrette que ce soit un individuprivé et le secteur privé qui se met-tent à élaborer des projets d’éta-blissement pénitentiaire. Je sou-

haite voir l’Étatgarder la respon-sabilité d’appli-quer les sanctions.

ÀÀ qquuooii rreesssseemmbbllee vvoottrree ssyyssttèèmmeeppéénnaall iiddééaall ??Il s’agit d’abord de changer notresystème social. Si on parvenait àcréer une société qui ne laisse per-sonne de côté, beaucoup évite-raient la prison. Environ 80 % despersonnes sorties de prison l’an

dernier ont effectué une courtepeine allant jusqu’à un an. Dansmon idéal, on arriverait à un étatde conscience où chaque humainse sentirait responsable de soi etd’autrui. On se rapproche del’idéal anarchiste. Mais j’ai surtoutdes convictions chrétiennes : pourmoi, personne n’est irrécupérableou foncièrement mauvais. Tout estaffaire d’éducation, de conditionsde vie et de justice. Ensuite il res-te la question de la maladie men-tale où la réponse ne peut être ré-pressive, mais tournée vers lessoins.

PPeennsseezz--vvoouuss qquu’’uunn mmoonnddee ssaannsspprriissoonn ssooiitt ppoossssiibbllee ??Évidemment ! Si on ne se per-mettait pas d’oser aller vers dumieux, l’existence serait vide desens. Dans mon idéal de justice, lasociété est débarrassée de la pri-son. Pour atteindre cet objectif, ilexiste le concept de réductionnis-me, c’est-à-dire créer les condi-tions permettant de diminuer pe-tit à petit le recours à l’outil prison.Les abolitionnistes [qui veulentsupprimer la prison] étant considé-rés comme des fous dangereux ir-responsables, le réductionnismereste l’idée acceptable par le plusgrand nombre.

PROPOS RECUEILLIS PAR C.P.

1 La loi sur les centres de retention de sû-reté a été mise en place en 2008 par lagarde des Sceaux Rachida Dati.2 Les mesures de sûreté sont appliquées àla sortie de la détention (suivi psycholo-gique, bracelet électronique).

Militant perpétuité

GABRIEL MOUESCA, DIT GABY, A PASSÉ DIX-SEPT ANS EN PRISON. IL A CONSTATÉ

LES DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTÈME CARCÉRAL . DEVENU RESPONSABLE ASSOCIATIF,IL SE BAT AU QUOTIDIEN POUR CHANGER LES MENTALITÉS . L’HOMME PRÔNE UN USAGE

DE LA PRISON PROGRESSIVEMENT RÉDUIT AU MINIMUM.

«« UUnnee ppeeiinnee ddee pprriissoonnddeevvrraaiitt ssee ssiittuueerr aauuttoouurrddee ddiixx oouu qquuiinnzzee aannss »»..

© Polo Ga

rat

Dix ans après sasortie de prison,Gaby Mouescaest responsable“prisons” pourEmmaüs.

34

àENTRE LES MURS

Gaby Mouesca11996611 : naissance à Bayonne11998800 : il s’engage dans le mouve-ment indépendantiste basqueIparretarrak11998844 : il participe à une fusilladequi entraîne la mort d’un gendar-me. Il est arrêté et placé en dé-tention pour dix-sept ans.22000011 : il sort de prison et devientchargé de mission sur les prisonsà la Croix-Rouge22000044 àà 22000099 : élu président del’Observatoire international desprisonsDDeeppuuiiss 22000099 : il est à la tête de lamission “ prisons ” pour EmmaüsFrance

Latitudes N°8 / avril 2012

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SSuupppprriimmeerr lleess bbaarrrreeaauuxx,, ççaa ffoonnccttiioonnnnee ??La prison n’a aucun effet dissuasif. Elle re-produit même souvent le monde extérieur.Dans la ferme pédagogique de Champoly, prèsde Saint-Étienne, le taux de récidive était pas-sé de 50 % à 22 %. Un aménagement de peineou une libération conditionnelle donne aussi demeilleurs résultats en termes de récidive. Je nesouhaite pas détruire les prisons, mais les dé-construire, qu’elles n’aient plus de raisond’être.

PPoouurr cceellaa,, iill ffaauutt aaggiirr eenn aammoonntt ?? Oui, par de la prévention. Un accompagne-ment des jeunes, des lieux d’écoute dès le col-lège, avec des éducateurs, des infirmiers, despsychologues. Je sais comme ça fait du biend’être entendu sans jugement. Certaines per-sonnes vivent dans le quart-monde, dans descages à lapins. Elles ont besoin de relations hu-maines, d’espaces de dialogue et de liberté.

VVoouuss qquuii aavveezz ééccrriitt ddee nnoommbbrreeuuxx oouuvvrraaggeess ssuurrllee ssuujjeett,, qquuee pprrooppoosseezz--vvoouuss ccoommmmee aalltteerrnnaattiivvee??Des lieux ouverts ou semi-fermés où les dé-linquants peuvent apprendre un métier, vivreen société et être écoutés. Cela fonctionne enCorse, à Casabianda [lire p.36]. Cela a fonc-tionné dans le Massachussets en 1965 [lire en-cadré bibliographie]. Ils ontsupprimé la prison pour mi-neurs, l’ont remplacée pardes foyers et des famillesd’accueil. Le taux de récidive a logiquement di-minué. Mais l’expérience n’a pas été suiviedans la durée, faute de moyens.

VVoouuss ddeemmaannddeezz pplluuss ddee mmooyyeennss.. EEsstt--ccee qquueevvoottrree pprroojjeett ccooûûttee cchheerr ?? L’accompagnement a un coût, mais il fautchoisir, choisir de respecter les droits de l’Hom-me. Aujourd’hui en prison, il y a un “éducateur”pour cent détenus. L’un d’eux me disait qu’il nepouvait en suivre que trente maximum.

Une journée en prison correspond en moyen-ne à 80 euros par détenu, c’est pas cher du tout.Une journée à l’hôpital psychiatrique coûte en-viron 800euros. Vous comprenez pourquoi onretrouve beaucoup de malades mentaux en pri-son. Selon un rapport parlementaire de 2 000,près de 80 % des détenus n’ont pas leur placeen prison.

LLeess pprriissoonnss ffrraannççaaiisseess mmaannqquueenntt--eelllleessddee mmooyyeennss ??Ce n’est pas qu’une question de moyens.Comment peut-on réinsérer un homme en

l’isolant ? Pour que l’êtrehumain s’améliore, il a aumoins besoin de relationssociales et éducatives. L’en-

fermement n’est ni pédagogique ni thérapeu-tique.

QQuuee ffaaiitteess--vvoouuss ddee MMoohhaammeedd MMeerraahh,, llee ttuueeuurrddeess ééccoolliieerrss jjuuiiffss ddee TToouulloouussee ??Ce genre de criminel doit être mis hors circuit.Lui, c’est un psychopathe malheureux. Et il acommencé, comme tous les grands criminels,par de petits délits. C’est à ce moment-là qu’ilfaut agir au lieu de l’envoyer derrière les bar-reaux. Le problème, c’est que les grands cri-

minels servent à justifier notre modèle carcé-ral, à cause d’une contamination de la peur quifonctionne dans toutes les sociétés. Les délin-quants agissent comme un levier formidablepour les politiques.

CCoommmmeenntt mmeettttrree hhoorrss dd’’ééttaatt ddee nnuuiirree lleess ccrrii--mmiinneellss sseexxuueellss ??Quelque part, ce sont des malades mentaux.Sur cent criminels sexuels, seulement 20 %sont des pervers pour lesquels aucune théra-pie n’est possible. Il faut passer d’une socié-

ONZE ANNÉES PASSÉES DERRIÈRE

LES BARREAUX ET UNE FERVENTE ENVIE

DE LES SUPPRIMER . JACQUES LESAGE DE LA HAYE DÉFEND

L’ABOLITION DES PRISONS CONTRE

UN ACCOMPAGNEMENT DES CITOYENS

DÈS LE COLLÈGE . INTERVIEW

SUR SON DIVAN ET EN CHAUSSETTES

DANS UN IMMEUBLE BOURGEOIS .

35Latitudes N°8 / avril 2012

Jacques Lesage de La Haye1938 : naît à Fort-de-France.1955 : anarchiste militant.1958 : condamné à 20 ans de réclusion pour desbraquages et des vols. 1968 : libéré, étudiant en psychologie, puis psy-chologue.1973 : Comité d’action des prisonniers.1982 : auteur de La Machine à fabriquer desdélinquants, Éd. Jacques Lesage de La Haye.1989 : début de l’émission Ras les murs sur Ra-dio Libertaire.2010 : co-fondateur de l’Association nationale dela justice réparatrice.

«« SSeelloonn uunn rraappppoorrtt ppaarrlleemmeennttaaiirreeddee 22000000,, pprrèèss ddee 8800%% ddeess ddéétteennuussnn’’oonntt ppaass lleeuurr ppllaaccee eenn pprriissoonn.. »»

À basles

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Jacques Lesage de La Haye espère qu’en 2050, les prisons seront remplacéespar des lieux de formation ouverts ou semi-fermés.

Page 36: Latitudes 87° Utopie total

Latitudes N°8 / avril 2012Latitudes N°8 / avril 2012

Hors-la-loihors les murs

ENTRE LES MURS

36Latitudes N°8 / avril 2012

Devenir abolitionniste,les conseils de lecturede Jacques Lesagede La Haye

• Denis Briggs, Fermer les prisons, Seuil (la sup-pression de la prison pour mineurs au Massa-chussets) ;• Catherine Baker, L’abolition de la prison, éd. Ra-vin Bleu, (texte lu lors d’un congrès abolitionnis-te à Amsterdam en juin 1985) ;• Alain Brossat, Pour en finir avec la prison, éd.La Fabrique ;• Albert Jacquard, Un monde sans prison, PointVirgule.

Sur les bords de la nationale 198 enCorse, un panneau : “Défense d’en-trer. Terrain du ministère de la Jus-tice”. De chaque côté de la route, laprison ouverte de Casabianda. Dansce centre de détention qui s’étend

sur 1 500 hectares, les prisonniers ont la clé deleur “chambre”, les moustiquaires remplacentles barreaux aux fenêtreset les surveillants ne sontpas armés. Les détenus de Casa-bianda sont triés sur levolet. 90 % d’entre euxsont condamnés pourviolences sexuelles, en majorité des crimes etdélits intrafamiliaux. Les détenus doivent seporter volontaires pour intégrer cette prisonouverte. Leur profil est examiné à la loupe. Ils

bénéficient d’une grande liberté de mouve-ment mais ils sont contraints par les horaireset les activités. Si le détenu ne respecte pas lesrègles, retour à la case prison fermée.Chaque prisonnier travaille. Élevage, exploi-tation du bois, confection de biscuits… Com-me dans toutes les prisons françaises, les dé-tenus qui travaillent touchent un salaire. À

Casabianda, il varieentre 400 et 900 eurosnets mensuels.Les trente-neuf sur-veillants vivent avec leurfamille à proximité desprisonniers. En raison du

climat de confiance et de leur expérience, lesgardiens sont peu nombreux par rapport à laplupart des établissements. À trois kilomètres de là, les habitants d’Aléria

NI BARREAUX , MURS D’ENCEINTE OU MIRADORS. EN CORSE , DÉTENUS ET SURVEILLANTS COHABITENT DANS UNE PRISON “OUVERTE”. AUCUN CONDAMNÉ NE S’EST ÉCHAPPÉ CES QUINZE DERNIÈRES ANNÉES . CE MODÈLE , CASABIANDA RESTE UNE EXCEPTION.

té de punition à une société de sanction :abandonner le concept de faute pour le rem-placer par celui d’infraction à la loi, cela servi-ra aussi aux victimes.

VVoouuss--mmêêmmee,, aapprrèèss vvoottrree ddéétteennttiioonn,, vvoouussaavveezz aaccccuueeiillllii ddeess jjeeuunneess eexx--ddéétteennuuss cchheezzvvoouuss??En effet, et sur les soixante-dix jeunes ac-cueillis par Françoise [son ex-femme] et moi,six seulement ont récidivé. J’étais leur psycho-logue et Françoise, leur éducatrice.

VVoottrree pprroojjeett dd’’uunn mmoonnddee ssaannss pprriissoonnss ppeeuuttffaaiirree ppeeuurr ??En Italie, un spécialiste en criminologie, uncertain Scatolero a tourné un film à tomberraide. Dans les années quatre-vingt, il a fait vi-siter la prison pour mineurs de Turin à des ha-bitants. Avant d’entrer, ils disaient que les pri-sonniers étaient des voyous, des salauds etqu’il fallait bien s’en protéger. Après la visite,ils disaient : « Ça pourrait être nos enfants, ilssont drôlement jeunes. Ici, ça ne va pas les aiderà s’en sortir, aucun n’a de métier. Ils sont tropconfinés, trop oisifs. Il faut inventer autre choseque la prison. » Une association de deux millemembres a organisé des ateliers de mécaniqueauto, de cuisine, de boulangerie pour les pri-sonniers. Une aile de la prison, qui comptaitcent détenus, a fini par n’en avoir plus que huit,et le directeur a fini par dire : « Monsieur Sca-tolero, vous m’avez volé ma prison. »

CCeerrttaaiinnss ddooiivveenntt vvoouuss aaccccuusseerr dd’’aannggéélliissmmee oouuddee llaaxxiissmmee ??Aucun modèle de foyer n’est parfait ni dupli-cable tel quel. Il faut surtout être créatif,s’adapter au contexte urbain par exemple. Onn’arrivera pas à la récidive zéro. Mais on peutavancer. Rappelez-vous, au départ, personnene croyait aux unités de vie familiale1, mainte-nant il y en a sept en France.

OOnn ppeeuutt ppaarrlleerr dd’’uuttooppiiee ??Ça en est une puisque c’est impossible au-jourd’hui, mais réalisable demain. J’espèrequ’en 2 050, les prisons auront été remplacéespar des lieux de formation ouverts ou semi-fer-més pour inciter à la rencontre au lieu d’im-poser une thérapie. Que l’on cesse de punir etd’enfermer.

PROPOS RECUEILLIS PAR M.L.

1 Selon l’Observatoire international des prisons (OIP),aujourd’hui en France, sur 191 établissements péniten-tiaires, seuls 28 disposent de structures permettant larencontre entre les détenus et leurs familles (Unités devie familiale et parloirs familiaux).

© AFP

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La prison de Casabianda

Page 37: Latitudes 87° Utopie total

Latitudes N°8 / avril 2012

37Latitudes N°8 / avril 2012

ne se sentent pas inquiétés car « les prisonniersne peuvent pas venir au village. Ils ont des limitesà respecter » explique Ange Fraticelli, le mairede la commune de 2 400 habitants.

La France à la traîne de l’Europe« Il y a encore peu de temps, Casabianda étaitperçue comme une anecdote mais pas commeun élément structurant du champ pénitentiaire »explique Paul-Roger Gontard, juriste et auteurd’un rapport sur les prisons ouvertes remis auministère de la Justice en 2010. Paradoxale-ment, cet exemple corse est souvent valorisépar les autorités françaises qui « présentent Ca-sabianda à des experts internationaux ». Unemanière de faire oublier que la Cour euro-péenne des Droits de l’Homme [CEDH] ne ces-se de réclamer à la France des conditions dedétention plus dignes.La diversification des modes de détention di-

vise. À Saint-Julien-sur-Suran [Jura], la popu-lation du village a été consultée sur la créationd’une prison expérimentale, imaginée par Pier-re Botton. Par 134 voix à 114, les habitants ontvoté contre ce projet que le conseil municipala choisi de maintenir.« La réinsertion de primo-délinquants par le tra-vail, je trouve ça plutôt noble », explique GérardGuyot, le maire du village. Cette expérience,proche de Casabianda, est aussi un moyen de« créer quatre-vingt emplois sur la commune ».En Europe, les prisons ouvertes sont cou-rantes. Elles concernent « un tiers des détenusau Danemark, 20 % en Finlande et en Suède »d’après Paul-Roger Gontard. « Ce sont des paysde tradition protestante, pour qui le salut peut ve-nir par le travail du détenu ; tandis qu’en Fran-ce avec l’héritage judéo-chrétien on pense qu’ilfaut souffrir pour recueillir le pardon », analysele juriste.

Un modèle qui a fait ses preuvesEn France, seuls 0,3 % des détenus sont in-carcérés dans une prison ouverte. Un chiffreinsignifiant pour un modèle de détention quifonctionne au vu de l’absence d’évasion. ÀCasabianda, les barreaux sont surtout dansla tête des détenus. Pour Paul-Roger Gontard,« la sanction de retourner dans un établisse-ment fermé décourage les fuyards. On necherche pas à empêcher l’évasion mais à la vi-der de son sens».Pour l’expert, la resocialisation de l’individupasse par des objectifs et des contraintes enprison. « Il faut redonner aux détenus lesbonnes habitudes d’un citoyen, comme se le-ver le matin, vivre en communauté, respecterles interlocuteurs. »En France, les détenus coûtent entre 90 et120euros par jour. À Casabianda, ils rappor-tent de l’argent. La production de céréales,l’élevage et la vente du bois aux particulierssont des sources de revenus pour l’établisse-ment pénitentiaire. Selon Paul-Roger Gontard, « ça serait une bê-tise de faire un copier-coller de Casabianda ».L’expert estime qu’une prison ouverte ne peutfonctionner que sur une activité économiqueviable. Il cite l’exemple d’établissements quiont développé des activités comme l’éco-tourisme ou la réfection de monumentshistoriques. Après le rapport sur l’exécution des peines dudéputé UMP Éric Ciotti remis en juin 2011, Ni-colas Sarkozy a validé la création de deux pri-sons ouvertes en métropole. La France tentedonc de rattraper son retard.

F.A. ET F.C.

Un pays sans prison, ça existe ! Pas de barreaux aupays de Dieu. Le Vatican a beau avoir trois tribunauxcivils [en plus des trois tribunaux religieux], il n’aaucune prison. Certains répondront que le crime n’apas de place au Saint-Siège. On imagine mal unebonne sœur voler une pomme sur le marché. Pour-tant, la cité divine a le plus fort taux de criminali-té au monde. Avec une population de moins de500 habitants, le dernier rapport sur la criminalitépublié en 2003, recensait 397 crimes et 608 délits ;soit un taux de criminalité total de 221 %. Pas de

panique, les habitants de la cité papale ne sont pastous d’horribles criminels. Ce sont plutôt les 18 mil-lions de touristes qui subissent une criminalité degrand chemin : la place Saint-Pierre est une courdes Miracles pour les pick-pockets et les voleurs àla tire. Alors, que fait la justice de Benoit XVI ? Si levoleur n’a pas traversé la frontière italienne, il estjugé sur place puis envoyé… en Italie. Puisque le Va-tican n’a pas la place pour une prison à l’intérieurde ses 44 hectares, il loue des cellules dans les pri-sons italiennes. J.V.

Les prisons en chiffres

57 225 places dans les prisons65 262 prisonniers

114 % d’occupation

96,6 % d’hommes3,4 % de femmes1,1 % de mineurs

105 maisonsd’arrêt

24 centres dedétention 5 centrales

pour les courtes peines etles détentions provisoires.

pour les peines classiquessupérieures à un an.

pour les peines longues etles détenus difficiles.

Les peines alternatives

L’immobilier carcéral

La population carcérale

7 801 bracelets électroniquesen fonctionnement

1 908 personnesen semi-liberté

15 000 heures de Travauxd’intérêt général [TIG]

INFOG

RAPH

IERÉ

ALISÉ

EPA

RM-

P. B.

ETD.

B.

*Source : statistique mensuelle de la population écrouée en France au 1er décembre 2011

Le Vatican, un État sans prison

Le paradis des voleurs ?

Phot

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Page 38: Latitudes 87° Utopie total

Une camionnette blanche se garele long d’un trottoir du CasalVentoso. C’est un des quartiersles plus populaires de Lisbonne.Un homme maigre aux cheveuxgrisonnants se précipite vers le

véhicule. Dans ses mains, une dizaine de se-ringues, toutes tachées de quelques gouttes desang. Deux femmes sortent de la camionnette.« Pas ici, Victor, il y a des enfants ! » Elles ouvrentles portes arrière du camion, lui tendent deuxpetits sacs en plastique et du papier aluminium.

La rueTelma et Joana sont les deux assistantes so-ciales de Crescer na maior, une association quiorganise des maraudes, des rondes dans lesquartiers touchés par la consommation dedrogue.

Victor, lui, a 51 ans et une addiction grandis-sante à l’héroïne. Il vient de se piquer à la gor-ge. On y voit encore la marque de la seringue,venue s’ajouter aux autres traces sur son coutuméfié. Comme tous les autres, il vient échan-ger ses seringues usagées contre des propres.En échange du matériel déjà utilisé, les jeunesfemmes distribuent dumatériel de santé, des“kits” à l’intérieur des-quels on pourra trouver,entre autres, des lingettes désinfectantes. Ra-pidement, un petit attroupement se crée à côtéde la camionnette. Telma et Joana tentent dediscuter avec ceux qu’elles appellent « les usa-gers ». Ces quelques minutes de conversationsont capitales pour les jeunes femmes qui es-saient de connaître leur histoire, les raisons deleur addiction à la drogue avant de leur propo-

ser de les accompagner chez un médecin oudans une structure qui les encadrera. Ellesvont aussi leur indiquer des manières de se pi-quer sans mettre leur santé en danger. Mais cen’est pas toujours possible : certains se sont en-fuis bien vite, trop pressés de prendre leur hé-roïne journalière dans une rue adjacente. Mais

d’autres sont restéspour discuter, commeVictor. Il connaît bienJoana et Telma qui

viennent chaque jour au même endroit. « Au-jourd’hui, un journaliste est là, si tu veux lui par-ler... » Victor entame le récit de sa vie. Il habitedans une petite baraque, avec un chat, des oi-seaux, des chèvres et un fils qui a oublié la fêtedes pères. « Je suis tombé dans un trou et jecherche encore le fond », explique-t-il. Il confir-me que ces derniers temps, il ne va « pas très

LLee nnoommbbrree ddee mmoorrttss ppaarr oovveerrddoosseeeett ddee mmaallaaddiieess iinnffeeccttiieeuusseess aa ddiimmiinnuuéé..

L’héroïneou

la vie

Un héroïnomane trie ses seringues dans lequartier du Casal Ventoso à Lisbonne.

ENTRE LES MURS

38Latitudes N°8 / avril 2012

LE RÊVE PORTUGAIS EST-IL SUR LE POINT DE SE TERMINER ? IL Y A DIX ANS, LISBONNE FAISAIT

UN PARI INSENSÉ : DÉCRIMINALISER LA CONSOMMATION DE TOUTES LES DROGUES. MAIS LA CRISE

ÉCONOMIQUE EST PASSÉE PAR LÀ ET, DANS LES RUES COMME DANS LES MINISTÈRES , ON A PEUR

DU JOUR D’APRÈS .

© Luc

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J

Lisbonne

Page 39: Latitudes 87° Utopie total

bien ». Victor, comme les autres, est aussi venuchercher quelques instants d’écoute. « Com-ment te vois-tu dans dix ans, Victor ? » lui de-mande Joana. « Si je continue comme ça, je se-rai bientôt poussière. » L’association lui permetde connaître son état de santé : dépistages duVIH, de l’hépatite C, de la tuberculose. C’estgrâce à cela qu’il pourra se soigner. Cesdernières années, nombreux sont ceuxqui ont écouté les assistantes sociales etles ont suivies pour recevoir un traite-ment. Première étape : remplacer l’hé-roïne par la méthadone, un substitut mé-dical.

La loiEn 2001, une loi est venue encadrerl’augmentation de ces usagers quiconsommaient dans la rue. Elle a décri-minalisé toutes les drogues et a défini letraitement à accorder aux toxicomanes.Une première en Europe.Au-delà de la loi, c’est le poids desmots qui change. Le consommateurn’est plus un drogué ou un criminel maisun malade qu’il faut aider. Les questionsde drogue sont désormais l’affaire du ministè-re de la Santé et non plus du ministère de l’In-térieur. On ne parle plus de lutte contre ladrogue, mais d’accompagnement.Ce modèle, qui semblait insensé il y a une di-zaine d’années, a prouvé son efficacité : lePortugal est le pays d’Europe où il y a le plusde toxicomanes en traitement. Les cas de ré-insertion sont toujours plus nombreux. Lenombre de morts par overdose a chuté, toutcomme le nombre de maladies infectieuses.Ces résultats prennent une valeur particulièresi l’on regarde la situation portugaise de la findes années quatre-vingt. La chute dela dictature en1974, ainsi que leretour des militaires après les guerres d’indé-pendance des colonies africaines – où ilsavaient pris des habitudes de consommation –a entraîné une explosion de l’usage de droguesdans tout le pays. « Tout le monde connaissaitquelqu’un qui se droguait », explique JoãoGoulão, directeur de l’IDT [Institut des drogueset toxicodépendances]. « C’est ainsi que les gensont réalisé : “Mon fils se drogue et pourtant il n’estpas un criminel“.»L’IDT et son directeur ont été à l’origine de cechangement. L’institut tient toujours aujour-d’hui les rênes de la lutte contre la drogue auPortugal. Financé par le ministère de la Santé,il définit la politique et l’exécute en coordon-nant l’action de toutes les associations et struc-tures d’accueil aux toxicomanes.C’est aussi l’IDT qui a décidé de fonctionnerpar niveaux d’exigence. Ce sont les différentesétapes par lesquelles un usager va passer pourarriver finalement à un niveau d’ autonomiecomplète. Tout en bas de l’échelle, l’échange

de seringues : les assistantes sociales se dé-placent jusqu’à ceux qui consomment dans larue. C’est ensuite à eux de prendre l’initiatived’être suivis par un médecin et un psychologue,dans une structure qu’on appelle une GAF oùon leur attribuera chaque jour une dose de mé-thadone, un substitut à l’héroïne. Finalement,

on va attendre des toxicomanes que petit à pe-tit, ils gèrent eux-mêmes leur traitement.Les différents niveaux d’exigence visent à ré-insérer les “anciens drogués” dans la société.Chacun d’eux est géré par une structure spéci-fique, toutes financées par l’IDT.

L’avenirLe problème, c’est que l’IDT sera supprimé àla fin de l’année. La crise est passée par là, legouvernement n’est plus le même [la droite aremporté les dernières élections], les finance-ments non plus. Dans les hautes sphères, on

invoque la régionali-sation des politiquesde santé. Mais denombreuses associa-

tions, comme Crescer na maio, craignent de neplus toucher d’argent à la fin de l’année.Une crainte confirmée par João Goulão :« Nous n’avons pas les conditions pour avancervers de nouvelles mesures. La structure est soli-de et pour l’instant suffisante, mais après ? Il vaêtre difficile de maintenir le financement de toutesles associations. Un effort supplémentaire va êtredemandé aux toxicomanes pour se rapprocher denous. »Pourquoi remettre en cause le financementd’une loi qui a tant fait ses preuves ? Les res-ponsables d’association, comme Miguel La-gos, spécialiste des toxicodépendances à laCroix-Rouge de Lisbonne, s’inquiètent. « Ceque le gouvernement ne comprend pas, c’est qu’ilcoûtera encore plus cher de soigner dans cinq anslà où on n’aura pas fait de prévention aujour-d’hui », affirme-t-il. Un traitement contre lesida coûte bien plus cher qu’un kit de seringuespropres. Difficile, du coup, de voir l’avenir avecoptimisme. « Aujourd’hui, je ne cherche pas à al-

ler plus loin dans la politique, mais simplementà protéger ce que nous avons déjà acquis », ren-chérit João Goulão. Une éventuelle légalisationest balayée d’un coup de manchette : « C’est in-téressant, mais ce serait suicidaire de le faire toutseul. » Au milieu de tout ça, reste le projet desalle d’injection médicalisée proposée par le

GAT, l’association portugaise de luttecontre le VIH.L’idée est de s’inspirer des salles d’in-jection de Barcelone et Bilbao [Espagne],qui ont prouvé leur succès, avant d’allerplus loin en proposant non seulement unesalle où les usagers pourront s’injecter del’héroïne dans un cadre stérilisé, maisaussi des dépistages et une présence per-manente de médecins et psychologues.Mais même là, le chef du projet, LuisMendão, explique qu’ils ont « pris le risquede lancer le projet sans avoir tous les finan-cements nécessaires […]. On résiste plus quel’on avance en ce moment ».Tous considèrent que la période actuel-le est très risquée : le travail fait avec lestoxicomanes a été trop efficace pour pou-voir revenir en arrière. Aux quatre coins

de la ville, d’anciens SDF ont retrouvé le goûtde sortir de chez eux, pour se rendre dans desstructures d’accueil. Maria João se prostituaitpour se payer de l’héroïne. Aujourd’hui, elleprend plaisir à s’habiller tous les matins pouraller chercher sa dose de méthadone. Elle amême retrouvé un projet de vie. « La sociétéportugaise n’est pas parfaite. On ne vivra jamaisdans un monde sans drogues. Mais quand onveut sortir de la drogue, on peut. »

L.R.

39Latitudes N°8 / avril 2012

La réinsertionen cinq étapes Au Portugal, chaque étape de la réinsertion des hé-roïnomanes est prise en charge par une structuredifférente. La différence avec la France ? Elles sonttoutes financées par le ministère de la Santé.

� 1 - Les équipes de rue : tout en bas de l’échelle.Elles font des maraudes et vont à la rencontre desusagers. Elles s’occupent notamment de l’échange

des seringues et incitent les toxicomanes à fumerl’héroïne plutôt que se l’injecter, afin de réduire lesrisques de transmission de virus.� 2 - Le GAF : cabinet d’aide focalisée. C’est la pre-mière étape de la réinsertion. L’usager prend l’ini-tiative de s’y rendre. Il y est suivi par un médecin,dépisté et doit s’y rendre tous les jours pour recevoirsa dose de méthadone. � 3 - Le centre de traitement : juste après le GAF.L’usager se rend dans un hôpital où il est suivi parun psychologue qui réduit peu à peu sa dosede méthadone et l’aide à retrouver une

vie autonome.� 4 - Le GAT : l’équivalent portugais du AIDS, as-sure le suivi des héroïnomanes porteurs du VIH oude l’hépatite C. Il est responsable du projet de sal-le d’injection. � 5 - La communauté thérapeutique : la dernièreétape, la plus radicale, n’est conseillée que si l’usa-ger est volontaire. Elle est située dans des lieux iso-lés et sa méthode est radicale : pas de substitutif,pas de contact avec l’extérieur. Le traitement dureun an et demi.

L.R.

Un attroupement se crée à l’arrière du camionoù les usagers récupèrent des kits stérilisés.

© Luc

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Untoxicomanes’empresse

de venirrendre sesseringuesusagées.

LLee ttrraavvaaiill aavveecc lleess ttooxxiiccoommaanneess aa ééttéé ttrrooppeeffffiiccaaccee ppoouurr rreevveenniirr eenn aarrrriièèrree..

Page 40: Latitudes 87° Utopie total

ENTRE LES MURS

EEnn qquuooii ccoonnssiissttee ccee pprrooggrraammmmee dd’’éécchhaannggeeddee sseerriinngguueess ((PPEESS)) ddaannss lleess pprriissoonnss ??Il existe quatre piliers concernant la luttecontre la toxicomanie : la répression, la pré-vention, la réduction des risques et le traite-ment. Le PES est un outil nouveau de la réduction des risques. Il s’agit d’échanger desseringues usagées contre des seringues neuveset donc propres. Aux Baumettes comme dansles autres prisons françaises, la drogue circuleentre les détenus. Or cette consommation destupéfiants s’effectue dans des conditions pré-caires, engendrant de nombreux problèmes sa-nitaires. L’hépatite C, notamment, prolifère àcause de ces injections à risque.

EEsstt--ccee qquuee ççaa nnee rreesstteerraaiitt ppaass mmaallggrréé ttoouuttddiiffffiicciillee àà mmeettttrree eenn ppllaaccee ??Oui, le plus difficile pour les détenus serait dese dévoiler comme des toxicomanes dans unmilieu de surveillance. Il faut également que lepersonnel surveillant ait une for-mation adaptée à cette nouvelleforme de prise en charge. Ensuite,si on dépasse ces obstacles, le PESdoit être suivi d’un programmed’éducation et d’accompagnement vers le soin.Au-delà de l’aspect sanitaire, le PES doit per-mettre d’établir un contact avec le détenu.

IIll yy aa ddeeuuxx aannss,, vvoouuss aavviieezz pprrooppoosséé ll’’oouuvveerrttuu--rree ddee ““ssaalllleess ddee ccoonnssoommmmaattiioonn”” ddaannss lleess rruueessddee MMaarrsseeiillllee,, aavveecc llee ssoouuttiieenn ddee llaa mmiinniissttrree ddee llaassaannttéé dd’’aalloorrss,, RRoosseellyynnee BBaacchheelloott.. MMaaiiss FFrraannççooiissFFiilllloonn aavvaaiitt mmiiss ssoonn vveettoo.. CCee pprroojjeett eesstt--iill eennccoo--rree dd’’aaccttuuaalliittéé ??Après le refus du gouvernement, une commis-sion d’experts a travaillé sur la questionde novembre 2010 à juin 2011 et a reconnu lanécessité de ces salles en termes de réductiondes risques. Mais cet outil ne pourra être déve-loppé que si on a le feu vert du gouvernement.En 2010, ce dernier avait jugé ma proposition ni« utile », ni « souhaitable ». À Marseille, il existe

pourtant 7 000 consommateurs de drogue quin’ont pas de lieu de consommation et se fontleurs injections en pleine ville ou dans des hallsd’immeuble. Mon combat est celui du pragma-tisme contre l’idéologie.

EEsstt--ccee qquuee vvoouuss rreeggrreetttteezz ll’’aabbsseennccee ddee cceessqquueessttiioonnss ddaannss llee ddéébbaatt pprrééssiiddeennttiieell ??Oui, mais vu le côté un peu caniveau de la cam-pagne, je suis soulagé que la santé ne fasse pasles frais de ce débat parfois ridicule et très su-perficiel. Ces questions sont trop sérieuses pourêtre laissées aux politiques.

CCoommmmeenntt jjuuggeezz--vvoouuss lleess ppoolliittiiqquueess aapppplliiqquuééeessppoouurr lluutttteerr ccoonnttrree llaa ddrroogguuee ddaannss lleess ppaayyssvvooiissiinnss,, nnoottaammmmeenntt eenn EEssppaaggnnee oouu aauu PPoorrttuuggaall,,ooùù llee ssooiinn eett ll’’aaccccoommppaaggnneemmeenntt pprréévvaalleenntt ssuurrllaa rréépprreessssiioonn ??J’ai été à Bilbao et à Barcelone. Là-bas, onconstate qu’avec ces mesures, il n’y a pas eu

d’augmentation du trafic ou de laprise de drogue. À mon sens, ilfaut “déjudiciariser” la consom-mation de stupéfiants en France.Il faut la requalifier pénalement

et punir le consommateur uniquement par uneamende. Ça en obligerait certains à réaliser desTravaux d’intérêt général [TIG]. Comme çapourrait en entraîner d’autres dans des procé-dures de retour à la loi où on essayerait de ré-tablir un lien social avec eux. Pour moi, ce sontdes malades qu’il faut prendre en charge.

AAvveezz--vvoouuss llee sseennttiimmeenntt ddee ccoonnttrriibbuueerr àà uunnmmoonnddee mmeeiilllleeuurr ??Si j’avais l’impression de ne pas pouvoir mo-difier le système dans le bon sens, je ne perdraispas mon temps. Vous savez, en tant qu’élu deterrain, j’ai les pieds dans la merde. Je suis ancré dans le réel et je n’ai aucune envie de bluf-fer mes électeurs pour devenir député ou séna-teur. Je fais tout pour être proche de la popula-tion et apporter des solutions concrètes. À

Marseille, dernièrement, nous avons mis enplace un programme de recherche sur lesconduites addictives dès le CM2, en collabora-tion avec l’Éducation nationale et des associa-tions. Il en ressort que certains enfants sont ac-cros aux sucreries ou à leurs jeux vidéo. Onenvoie du personnel pour apprendre aux en-fants à dire “non”. C’est un projet éducatif. Nefaire qu’interdire est inutile. Tous les psys vousle diront, on s’affranchit en bravant l’interdit,surtout à l’adolescence. Sans ce genre de pro-gramme, qui peut modifier le comportement desenfants et donc leur avenir, certains feront unjour avec la cocaïne comme on faisait avec lepot de confiture de grand-mère.

PROPOS RECUEILLIS PAR N.RI.

PATRICK PADOVANI, ADJOINT UMP AU MAIRE DE MARSEILLE CHARGÉ DES

QUESTIONS DE TOXICOMANIE , DÉFEND UN PROGRAMME D’ÉCHANGE

DE SERINGUES À LA PRISON DES BAUMETTES POUR LIMITER LES RISQUES

SANITAIRES LIÉS À LA CONSOMMATION DE DROGUE CHEZ LES PRISONNIERS .

«« LLeess qquueessttiioonnss ddee ssaannttééssoonntt ttrroopp iimmppoorrttaanntteess

ppoouurr êêttrree llaaiissssééeessaauuxx ppoolliittiiqquueess »»

40Latitudes N°8 / avril 2012

« Aux Baumettes comme dans les autresprisons françaises, la drogue circule

entre les détenus », explique PatrickPadovani, adjoint au maire de Marseille. Seringues

Des salles de “shoot”dans huit pays

« Actuellement, il existe des centres d’injectionsupervisés dans huit pays : Allemagne, Australie,Canada, Espagne, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas et Suisse » selon un rapport de l’Institut na-tional de la santé et de la recherche médicale [IN-SERM]datant de 2010. C’est à Berne, en Suisse, quela première salle de “shoot” a été mise en placeen 1986. Vingt-six ans plus tard, le dispositif faitconsensus dans le pays et les salles s’y sont mul-tipliées. L’exemple helvétique a incité d’autrespays à tester puis à adopter ces salles. Le prochainsur la liste : le Portugal.

N.RI.

© AFP

aux portesdu pénitencier

Patrick Padovani, adjoint UMP aumaire de Marseilles

© NICOL

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Page 41: Latitudes 87° Utopie total

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Page 42: Latitudes 87° Utopie total

ENTRE LES MURS

CCoommmmeenntt ffaaiitt--oonn aauu qquuoottiiddiieenn ppoouurr êêttrree pprroo--fféémmiinniissttee lloorrssqquu’’oonn eesstt uunn hhoommmmee ??Il n’y a pas de miracle, et je ne suis pas né-cessairement un exemple. Je pense que c’estune révolution qui commence par soi-même etpar une prise de conscience. Le deuxième pointest la décision de se mettre en marge pourchanger les choses. Et le troisième point, c’estla bonne attitude pour faire en sorte que çabouge. Alors, comment fait-on ? Il s’agit souvent decombines, à la fois dans lavie intime, dans la vie decouple, dans la vie parenta-le ou professionnelle, pourtenter de lutter contretoutes les injustices. C’est un travail de tous lesjours. La seule question est : “Est-ce qu’on dé-cide de mettre en place quelque chose quimène vers l’égalité ?”

VVoouuss qquuii êêtteess uunn hhoommmmee,, bbllaanncc,, oocccciiddeennttaall,,iinnssttrruuiitt,, vvoouuss êêtteess llee ppoorrttrraaiitt mmêêmmee dd’’uunn mmââlleeddoommiinnaanntt llaammbbddaa.. ÀÀ qquuaanndd rreemmoonnttee vvoottrree pprrii--ssee ddee ccoonnsscciieennccee ??C’est une crise de conscience ! [rires]Une pri-se de position politique lente, qui a commen-cé par des questions de pauvreté, de détermi-nisme social, des questions liées à la prison, auterritoire, aux migrants et aux frontières. C’estdans tous ces rapports de domination que jesuis effectivement, en tant qu’homme blanc,occidental, instruit, du bon côté du manche. Il

fallait bien qu’un jour ou l’autre, j’arrive à ques-tionner ce rapport de domination qu’est le rap-port homme-femme puisqu’effectivement, j’yjoue un rôle.

ÊÊtteess--vvoouuss ffaavvoorraabbllee àà llaa mmooddiiffiiccaattiioonn ddee llaaggrraammmmaaiirree ffrraannççaaiissee,, qquuii vveeuutt qquuee llee mmaassccuulliinnll’’eemmppoorrttee ssuurr llee fféémmiinniinn ??J’y suis totalement favorable. Il faut savoir quela règle de l’accord où le masculin l’emporte surle féminin est une règle qui a été inventée par

un curé pour des raisonsidéologiques. Il avait décidéque l’homme était le centredu monde et donc que lafemme devait s’aligner.

C’est totalement idéologique et arbitraire.

CCoommmmeenntt éédduuqquuee--tt--oonn sseess eennffaannttss ppoouurr qquu’’iillssnnee rreepprroodduuiisseenntt ppaass ccee ssyyssttèèmmee iinnééggaalliittaaiirree ??Nos enfants vont le reproduire, mais la pre-mière chose à faire est d’être attentif et de leuren parler. La difficulté est que l’on se confron-te au reste du monde. On est tout seul, tout pe-tit face à un système immense et omniprésent.Même si les enfants ne regardent pas la télévi-sion, il y a des signes partout. J’ai un petit garçon à qui quelqu’un a dit unjour : « Tiens, t’as mis un pantalon de fille au-jourd’hui ? » parce que son jean avait une cou-ture rose, très discrète, en bas de son pantalon.Du coup, mon fils n’a plus jamais voulu lemettre.

LLee ggeennrree aa--tt--iill eennccoorree uunn aavveenniirr eett uunnee rraaiissoonndd’’êêttrree ??Non, il n’a jamais eu de raison d’être si ce n’estdans la domination. Il est basé sur une obser-vation fausse de la biologie puisque les êtreshumains, depuis toujours, pensaient que leshommes détenaient les bébés dans leur sexeet le déposaient dans le ventre des femmes. Onen a des traces écrites dans l’Antiquité et on ditencore maintenant que c’est le papa qui dépo-se la petite graine dans le ventre de la maman. C’est la même métaphore. Il s’agit donc d’unemauvaise observation de la biologie parmanque de connaissance scientifique, maisaujourd’hui on sait que ça ne fonctionne pascomme ça. Il n’y a donc aucune raison de conti-nuer à penser un modèle basé sur une erreurd’observation.

ÉÉttaanntt ddoonnnnéé qquu’’eellllee ss’’aavvèèrree ddiiffffiicciilleemmeenntt rrééaa--lliissaabbllee,, ll’’ééggaalliittéé eennttrree hhoommmmeess eett ffeemmmmeess eesstt--eellllee uuttooppiiqquuee ??Oui, mais l’utopie ne veut pas dire que ce nesera pas réalisé. Ça signifie seulement qu’au-jourd’hui ça n’existe pas. C’est un but à at-teindre. L’abolition de l’esclavage a été une uto-pie, l’abolition du travail des enfants aussi. Etpuis à un certain moment, à force de combatpolitique, c’est devenu une réalité.

PROPOS RECUEILLIS PAR D.J.

RÉALISATEUR DU DOCUMENTAIRE LA

DOMINATION MASCULINE , LE CINÉASTE

BELGE PATRICE JEAN SE REVENDIQUE

“PRO-FÉMINISTE”. IL LUTTE POUR

L’ÉGALITÉ ENTRE HOMMES ET FEMMES.UN IDÉAL , LOIN DE LA RÉALITÉ DE

NOTRE SOCIÉTÉ.

42Latitudes N°8 / avril 2012

des sexes :

un chantierquotidien

Egalité

Patrice Jean dans l’un desdécors de son film, La Domination masculine.

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pole Filu

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«« LLee ggeennrree nn’’aa jjaammaaiiss eeuu ddeerraaiissoonn dd’’êêttrree ssii ccee nn’’eesstt ddaannss

llaa ddoommiinnaattiioonn.. »»

Page 43: Latitudes 87° Utopie total

43Latitudes N°8 / avril 2012

Un petit garçon buvant dans unverre rose, une fille jouant auxvoitures ? Ou tout simplementune salle de classe ne contenantni poupée, ni verre rose, ni voi-ture ? La question ne désarçon-

ne en rien Sven, jeune Norvégien venu ap-prendre le français à Paris. « À l’école, comme àla maison, on ne faisait pas vraiment de distinc-tion entre filles et garçons. J’aurais très bien puavoir une poupée si jel’avais voulu et ça n’au-rait choqué personne, jepense. » Non, rien desurprenant. C’est d’un air un tantinet amuséque le jeune Scandinave réfléchit à l’image :« C’est marrant, je n’y avais jamais vraiment ré-fléchi avant. »Pourtant, l’idée aurait pu en étonner plusd’un, contrairement à Sven. En France, à l’in-verse des pays nordiques, peu de gens ont déjàentendu parler d’une “éducation non genrée“.L’expérience débute en Suède, à la fin des an-nées 1990. Les écoles maternelles se dotentalors de leurs premiers programmes. « On nenaît pas homme, on le devient », clament les par-tisans de l’éducation sans genre. Et l’égalitéentre filles et garçons doit s’apprendre dès le

plus jeune âge. Pour cela, il faut les libérer desdistinctions sexistes et des images stéréotypéescommunément véhiculées par les médias.En pratique, certaines écoles décident alors dene pas mettre à disposition des jouets claire-ment destinés à l’un des sexes. D’autres de seconcentrer sur la pédagogie des enseignants.En Suède, dans un rapport officiel du ministè-re de l’Éducation datant de 2006, il est deman-dé aux enseignants d’uniformiser leur maniè-

re de s’adresser aux élèves,souvent différente selon le sexede l’enfant.Ce rapport souligne que les

enseignants privilégient davantage l’explica-tion avec les petites filles et les ordres avec lesjeunes garçons. Une méthode dans laquelleSven se retrouve parfaitement : « Il est vrai qu’àl’école, les professeurs ne faisaient clairement pasde distinction entre filles et garçons dans les ac-tivités qu’ils proposaient. »Quelles finalités, donc, pour une telle péda-gogie ? Pour ses défenseurs, la réponse estmultiple : lutter contre le conditionnement desenfants ; casser le cliché de la parfaite ména-gère que devraient devenir toutes les petitesfilles, de l’homme forcément macho et viril ;garantir une indépendance d’esprit suffisante

aux petits afin de ne pas les enfermer dans descomportements qu’ils copieraient sur lesadultes.Pour Lauriane, ancienne animatrice de centreaéré en classe maternelle, « l’époque de nos pa-rents » est révolue. « Fini, le temps des cours decouture, de mécanique ou de cuisine qui mettentl’homme et la femme dans des cases. » Avecl’éducation non genrée, l’identité sexuelle del’enfant n’est autre qu’une quête personnelle.

Le poids de la familleMais une telle forme d’éducation a-t-elle unquelconque impact si elle n’est pas poursuiviedans le cadre familial ? L’exemple de Svenmontre que si l’éducation non genrée « a trou-vé sa continuité à la maison », elle n’a toutefoispas de sens si elle reste isolée de la « vraie vie »,commente Marie Duru Bellat, spécialiste desquestions de genre et professeure à SciencesPo Paris. « Si l’on a cette éducation isolée de toutle reste, elle risque d’avoir un impact limité. Maisen Suède, si on a mis en place ce système-là, c’estcertainement qu’il y a un accord avec la société. »L’éducation non genrée peut alors s’avérer àdouble tranchant. Car il en va, en définitive, dela stabilité psychologique de l’enfant. Une ab-sence d’accord entre l’éducation inculquée à

ÉDUQUER SES ENFANTS SANS TENIR COMPTE

DE LEUR SEXE , CAP ’ OU PAS CAP ’ ? LES SCANDINAVES , EUX , ONT OUVERT LA VOIE

DEPUIS UNE QUINZAINE D’ANNÉES . UNE ALTERNATIVE SEMBLABLE SERAIT-ELLE

POSSIBLE EN FRANCE ?© AFP

«« OOnn nnee nnaaîîtt ppaass hhoommmmee,, oonn llee ddeevviieenntt.. »»

Au tournoi de rugby deHong Kong en 2010, lesfilles avaient toute leurplace.

Page 44: Latitudes 87° Utopie total

l’école et au sein de la famille peut pertur-ber l’enfant dans sa création identitaire. « Jepense qu’en France, il y aurait de vives réactionsface une telle forme d’éducation. »

« Le terme est hypocrite »Dans l’Hexagone, cette vision de l’éducationest la grande absente des programmes de ma-ternelle où l’on parlerait de toute façon da-vantage de conception non-sexiste d’éduca-tion. Une formule loin d’être anodine pourLauriane : « Le terme est hypocrite, car insuffi-sant. Parce qu’en France, on parle en fait entermes d’égalité. Le problème, c’est que le termenon sexiste maintient de fait une distinction degenre, là où les Scandinaves cherchent justementà la gommer pour parvenir à cette égalité. »Une vision tranchée que ne partage pas for-cément Sven, assez optimiste. En France de-puis un an, l’étudiant ne voit pas vraiment dedifférence de mentalité avec les Norvégiens.« Je ne trouve pas les Français moins ouverts, dé-clare-t-il, sourire aux lèvres. En même temps,je ne suis pas ici depuis très longtemps. »Alors, peut-on imaginer une société où lesenfants seraient éduqués sans distinction desexe ? Bien que peu de recherches aient étémenées sur ce sujet, la professeure à SciencesPo en doute : « Il serait difficile d’importer unetelle méthode d’éducation dans un pays où iln’existe pas, à ce sujet, de soutiens institution-nels législatifs. »

C.C. ET E.H.

44Latitudes N°8 / avril 2012

EExxiissttee--tt--iill uunn lliieenn éévviiddeenntt eennttrree ll’’éédduuccaattiioonn nnoonn ggeennrrééee eett ll’’ééggaalliittéé ddeess cchhaanncceess ??Une éducation genrée est contraire à l’idée d’éga-lité des chances. Car cela signifie que, selon que voussoyez un garçon ou une fille, les qualités que vousdéveloppez sauront être canalisées. Or les bébés nesont pas prédestinés à devenir ingénieur ou sage-femme. Toutefois, l’éducation non genrée est-elleune condition suffisante à l’égalité des chances ?Seule, peut-être pas. Au même titre que l’école, lemodèle familial y jouera un rôle important.

UUnnee ppssyycchhoolloogguuee aannggllaaiissee,, BBeelliinnddaa BBllaaiirr,, qquuaalliiffiieecceettttee ffoorrmmee dd’’éédduuccaattiioonn dd’’«« aarrttiiffiicciieellllee »».. EEllllee iinn--vvooqquuee ll’’iinnéévviittaabbllee rreecchheerrcchhee dd’’iiddeennttiittéé sseexxuueelllleecchheezz uunn eennffaanntt.. QQuuee ppeennsseezz--vvoouuss ddee cceett aarrgguu--mmeenntt ??C’est peut-être le boulot des psychologues de direcela, mais je ne suis évidemment pas d’accord. Siles enfants d’aujourd’hui se construisent une iden-tité très sexuée, c’est parce qu’ils évoluent dans unmonde lui-même très sexué. Il faut avoir une visiondynamique de tout cela. Confrontés à des enfantsà problèmes, les psychologues sont forcément

conservateurs, au même titre que les psychana-lystes. Leurs analyses s’effectuent par rapport à unmode de fonctionnement donné. Mais si les chosesévoluent, je ne vois pas en quoi l’éducation non gen-rée serait problématique.

OOnn aa ccoonnssttaattéé ddeess ffoorrmmeess eexxttrrêêmmeess ddee cceettttee éédduu--ccaattiioonn,, nnoottaammmmeenntt aauu CCaannaaddaa,, aavveecc ll’’eexxppéérriieennccee““SSttoorrmm”” :: ddeess ppaarreennttss qquuii pprrééffèèrreenntt llaaiisssseerr lleeuurr eenn--ffaanntt ddaannss ll’’iiggnnoorraannccee ddee lleeuurr sseexxee jjuussqquu’’àà uunn cceerr--ttaaiinn ââggee.. EEsstt--ccee ccoonnssttrruuccttiiff ??C’est peut-être prendre les enfants pour des imbé-ciles. Les enfants se voient tout nu. Autrement dit,ils savent qu’ils possèdent un sexe physique. Ceconstat a fait l’objet de délires freudiens selon les-quels les petites filles seraient jalouses du sexe deleur papa, ou éventuellement de leur frère. Or onpeut très bien imaginer des garçons jaloux de leurmaman. Donc, non, on ne peut cacher leur identi-té sexuelle aux enfants. On peut par contre leur fai-re comprendre que leur sexe est un détail qui n’apas beaucoup d’importance, qu’ils ont les mêmesqualités et qu’ils peuvent faire les mêmes choses.

PROPOS RECUEILLIS PAR C.C. ET E.H.

« La France est en retard par rapport aux pays scandinaves »

CChheerrcchheeuussee àà ll’’OObbsseerrvvaattooiirree ssoocciioollooggiiqquuee dduu cchhaannggeemmeenntt ((CCNNRRSS)),, eett pprrooffeesssseeuurree àà SScciieenncceessPPoo PPaarriiss,, MMaarriiee DDuurruu BBeellllaatt eesstt uunnee ssppéécciiaalliissttee ddeess qquueessttiioonnss ddee ggeennrree.. SSeess ttrraavvaauuxx ddee rreecchheerrcchheeoonntt pprriinncciippaalleemmeenntt ppoorrttéé ssuurr lleess iinnééggaalliittééss ddee sseexxeess,, nnoottaammmmeenntt ddaannss llee mmiilliieeuu ssccoollaaiirree..

© AFP

De jeunes garçons suivent des cours de danse classique au Bolchoï, l’académie de ballet de Moscou.

Page 45: Latitudes 87° Utopie total

45Latitudes N°8 / avril 2012

Àla Ruoholahden ala-asteen koulu[l’école du quartier de Ruoholahti],dans l’ouest d’Helsinki, pas deportail, personne à l’entrée. Unsas, bien sûr, mais pour protégerdu froid. Pas de murs d’enceinte

non plus autour de la cour de récré. à peine unmuret haut de soixante centimètres. Pourtant,à cinq mètres de là, un canal à moitié gelé tra-verse le quartier.« Nous avons une politique de portes ouvertes »,explique la principale de l’école, Laila Niemi-nen, en nous accueillant dans son bureau en-combré de dossiers. En théorie, pas de problè-me si un parent souhaite venir assister aucours de son enfant. « Mais on préfère qu’il nousprévienne, c’est une affaire de confiance. »Confiance, le mot est important. Dans le système finlandais, l’éducation est àla charge des municipalités qui se doivent defournir une école [publique et gratuite] à tousles enfants âgés de 7 à 16 ans. Conséquencepremière : mis à part au ministère, il n’y a pasde fonctionnaires d’État dans l’éducation, doncpas d’inspecteurs. Nul ne contrôle le professeurpour voir s’il respecte le programme. À lui aus-si, on fait confiance. « Responsabilisation » est

le maître-mot de l’éducation finlandaise. Et çamarche. La dernière enquête Pisa [lire l’enca-dré p.47], en 2009, a vu les élèves finlandaisclassés dans le top 3 mondial.Quel est le secret pour obtenir de tels résul-tats ? « Notre credo : l’éducation doit être acces-sible à tous et de la meilleure qualité, expliqueKirsi Lindroos, membre de la délégation per-manente de la Finlande auprès de l’OCDE et del’Unesco à Paris. L’équité est très importante.Chaque enfant de notre pays doit se voir offrir lesmêmes opportunités, quel que soit son lieu de ré-sidence, ses origines ou son milieu social. Cha-cun a droit à un suivi et à une “classe spéciale“s’il a des soucis pour apprendre. »

Soutenir les élèves en difficultéChaque école a donc un professeur présentuniquement pour ces cours de soutien. Loind’être une mesure d’exception, il s’agit de lanorme pour soutenir les élèves en difficulté. Lebut étant de les garder intégrés dans le systè-me. Du coup, très peu d’élèves quittent le sys-tème scolaire en Finlande. Et le gouvernementconservateur récemment élu souhaite encorediminuer leur nombre. Il a fixé un ambitieuxprogramme à l’horizon 2020 : faire de la Fin-

lande le pays le mieux instruit au monde.« Nous souhaitons réduire les écarts de niveauselon le sexe des enfants, développe Anna Mi-kander, haut fonctionnaire au ministère del’Éducation et de la Culture de Finlande, et lut-ter contre la “martyrisation“ de certains élèves .»Tout n’est pas rose pour autant au pays desmille lacs. Étudiant, Turkka Louekari a grandiau sein de l’école finlandaise. Interrogé sur cet-te dernière, il se félicite qu’elle mette en avantl’égalité à tout prix, mais souligne qu’il ne fautpas oublier les élèves brillants. « C’est très

VUE DE FRANCE, LA FINLANDE, HORMIS NOKIA, LES RENNES, LES AURORES BORÉALES ET LE PÈRE NOËL,C’EST AUSSI L’ELDORADO DE L’ÉDUCATION. MEILLEUR ÉLÈVE D’EUROPE AUX ÉVALUATIONS INTERNATIONALES,LE PAYS SCANDINAVE EST RÉPUTÉ POUR LA QUALITÉ DE SON SYSTÈME SCOLAIRE. À L’HEURE OÙ CELUI

DE LA FRANCE EST CRITIQUÉ, DÉNICHER LES INGRÉDIENTS DE LA RECETTE FINLANDAISE S’IMPOSAIT.

fait écoleQuand la Finlande

© Clémen

t Martel/ES

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La principale de l’école,Laila Nieminen.

©Clém

ent M

artel/ES

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En Finlande comme ailleurs, le temps dela récré est sacré.

Helsinki

Page 46: Latitudes 87° Utopie total

bien de mettre en branle tout un système d’ai-de particulière dès qu’un élève a un problème encours, mais cette égalité de traitement se fait sou-vent au détriment des bons élèves. Notre systè-me est juste, mais il ne produit pas d’élites », ex-plique-t-il. Et l’on voit à son regard qu’il asouffert de cette situation.« Nous avons un problème : ici, les enfants n’ai-ment pas vraiment aller à l’école ! » Assisedevant un café et des en-cas locaux, Anna Mi-kander sourit. Par la fenêtre, on peut contem-pler sous un ciel gris le quartier de Kruunun-haka, celui des ministères et des ambassadesà Helsinki. Avec ses collègues, elle s’occupe dela politique de l’éducation deson pays. Et elle s’inquiète par-ce qu’une étude récentemontre que les élèves finlan-dais ne vont pas à l’école degaîté de cœur. « Surtout si l’oncompare avec la Suède, qui possède une socié-té similaire, explique-t-elle, mais bon, eux ontdes problèmes pour recruter et former de bonsenseignants. »

Prof, un métier valoriséLes yeux verts d’Eeva-Maria pétillent derriè-re ses lunettes lorsque l’on évoque son métier.Passionnée par ce qu’elle fait, cette jeune pro-fesseure de 29 ans évoque son quotidien àl’école. Avant d’enseigner dans une classe dequatrième [l’équivalent du CM1 en France] àHelsinki, elle a postulé deux fois en vain à l’uni-versité où l’on forme les professeurs. Elle a mis

à profit ces deux ans pour travailler comme as-sistante dans une classe. A-t-elle l’impressiond’évoluer dans un pays où son travail est re-connu à sa juste valeur ? « Oui, admet-elle, c’estun métier valorisé, on est mis en confiance et res-ponsabilisé. Et quand on arrive devant les élèves,on est prêt. »Au cours de leur formation, plus que les savoirs« académiques », les professeurs doivent ap-prendre à mieux appréhender le comportementet la psychologie des enfants. Kirsi Lindroos dé-veloppe : « Il y a eu un gros travail depuis les an-nées 1970 pour déterminer ce qui devait être en-seigné et comment ça devait l’être. Pour un enfant,

l’environnement social comptebeaucoup, donc ils doivent êtrebien entourés. Ils doivent sentirqu’ils sont importants dans lacommunauté. Et le prof est à labase de tout cela. » En Finlande,

il est plus difficile d’entrer en formation pour de-venir professeur que médecin ou avocat. En termes de salaire, si les enseignants fin-landais sont un peu mieux payés que leurs col-lègues français, il faut tenir compte du coût dela vie, élevé dans ce pays.Le quartier de Ruoholahti a récemment jaillid’anciennes friches industrielles et ses popu-lations sont particulièrement mélangées. Aus-si l’école possède-t-elle une “classe prépara-toire” pour les enfants immigrés, où onzeélèves venus d’horizons divers rattrapent leurretard, notamment en finnois. Lorsque le pro-fesseur les jugera prêts, ils seront intégrés

dans la classe correspondant à leur âge. « Ils’agit d’une solution temporaire. Les enfants nepeuvent pas y rester plus d’un an », préciseLaila Nieminen, la principale, en se dirigeantvers la salle de musique de l’école.À l’intérieur, un piano à queue accueille le vi-siteur. Il est entouré d’une dizaine de percus-sions d’origines et de tailles diverses, d’une bat-terie, de nombreuses guitares [acoustiques,électriques, basses…]. Outre la musique, lesélèves finlandais ont des cours de travaux ma-nuels où filles et garçons doivent aussi bien ap-prendre à coudre qu’à manier la scie sauteuseet le chalumeau. Et il est une tradition quechaque enfant du pays doit respecter : produi-re par lui-même son propre löylykavha, sortede grosse louche servant à arroser les pierreschaudes au sauna. Malgré toutes ces activités, les journées decours sont très courtes en Finlande. Et pourceux qui s’interrogent, aucun rapport avec les(très) longues nuits d’hiver. Le début des coursse fait entre 8 h 30 et 9 h 15 suivant les jours,et tout le monde quitte les lieux vers 14 h.Alors utopique, le système scolaire finlan-dais ? Quand on aborde la question, Anna Mi-kander lève ses yeux bleu au ciel et sourit.« L’éducation, ici, est très à l’écart du système po-litique, insiste la fonctionnaire du ministère. Ils’agit d’une chose que l’on ne modifie pas lorsd’un changement de gouvernement. » Kirsi Lin-droos ajoute : « La Finlande est un petit pays,avec une société très homogène. Les raisons dusuccès de son système éducatif se trouvent aus-si dans un fait : il y a très peu d’immigration parrapport à la France. » L’école est une société fin-landaise en modèle réduit, selon Laila Niemi-nen. Pour elle, il ne s’agit pas, toutefois, d’uneutopie devenue réalité.

Exporter le modèle ?Quant à appliquer le modèle à l’étranger,tous sont à peu près d’accord : il est difficilede transposer un mode de vie. De plus, enFinlande, l’éducation est étroitement imbri-quée dans la société. « On peut sans doute ex-porter notre façon de former les enseignants,nous avons d’ailleurs commencé avec AbuDhabi », raconte Anna Mikander en rangeantses papiers. Pas de doute, le modèle, quoiqueperfectible, produit de bons éléments. Resteà savoir si d’autres pays européens vont vou-loir s’en inspirer et s’il sera adaptable àd’autres cultures.Midi et demi à l’école Ruoholahden, une son-nerie retentit dans les haut-parleurs. Au-des-sus du canal, une troupe de goélands virevol-te en raillant. La porte de l’école s’ouvre. Unpremier enfant se rue dans la cour, bientôt re-joint par toute une petite troupe emmitouflée.Les élèves improvisent une partie de hockeyavec un palet de fortune, qui cahute dans laneige. Comme les oiseaux au-dessus d’eux,les enfants se chamaillent. Bénéficiaires del’un des meilleurs systèmes scolaires du mon-de, les petits Finlandais n’aiment pas particu-lièrement se rendre en classe. Mais quel en-fant aime aller à l’école ?

C.M.

ENTRE LES MURS

46Latitudes N°8 / avril 2012

EEnn FFiinnllaannddee,, iill eesstt pplluuss ddiiffffiicciilleedd’’eennttrreerr eenn ffoorrmmaattiioonn ppoouurrddeevveenniirr pprrooffeesssseeuurr qquueemmééddeecciinn oouu aavvooccaatt..

Cours de littérature pour la 3e

classede l’école Ruoholahdenala-asteen koulu d’Helsinki.

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Lors des ateliersde travaux manuels, les enfants créent leurspropres löylykavha.

Page 47: Latitudes 87° Utopie total

L’enquête Pisa [Programmeinternational pour le suivides acquis des élèves] est

menée tous les trois ans auprès des jeunes de 15 ans dans une soixantaine depays membres ou partenaires de l’OCDE. Les tests portent sur la lecture, les ma-thématiques et la culture scientifique et se présentent sous la forme d’un ques-tionnaire de fond. Le but est de vérifier l’aptitude des élèves à appliquer lesconnaissances acquises à l’école aux situations de la vie réelle. En 2009, la Fran-ce a fini 21e, la Finlande 2e (3e si l’on compte Shanghai). Ce classement est remis

en cause en France par de nombreux experts, comme Julien Grenet, chercheuren éducation, qui souligne par exemple qu’en évaluant les élèves à 15 ans [âgemoyen de la fin des études obligatoires dans les pays de l’OCDE], l’enquête netient pas compte d’une spécificité française : le redoublement. « Les élèves âgésde 15 ans sont scolarisés dans plus de six classes différentes », déclarait-il à Sla-te.fr en 2010, ce qui induit de grands écarts de niveau entre différents élèves.En général, les pays “mal classés” ont tendance à remettre en cause l’enquêtede l’OCDE. Il n’empêche qu’elle offre un aperçu des connaissances d’une classed’âge pour chaque pays. C.M.

Latitudes N°8 / avril 2012

47

En Finlande, l’école est gratuiteet à la charge des municipalités.

Les déplacements, les livres de cours et la cantine scolaire aussi.

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Le tour du Pisa

Page 48: Latitudes 87° Utopie total

LES RAISONS SONT NOMBREUSES POUR VOULOIR ENLEVER SES ENFANTS DE L’ÉCOLE TRADITIONNELLE : MANQUE

DE MOYENS, STRESS , ACCUMULATION DE DEVOIRS OU SUIVI APPROXIMATIF. DE LA NON-SCOLARISATION AUX ÉCOLES

ALTERNATIVES EN PASSANT PAR LES COMPAGNONS DU DEVOIR , LES PARENTS PERDUS ONT DE QUOI TROUVER

UN NOUVEAU CHEMIN POUR L’ÉDUCATION DE LEURS BAMBINS.

ENTRE LES MURS

48Latitudes N°8 / avril 2012

pourQuatre

Àl’origine de ce proje : une principale, Ma-rie-Danielle Pierrelée. Et une conviction :la nécessité de proposer une alternative

à l’école et pallier ses insuffisances. Il y adix ans, en partenariat avec le ministère de l’É-

ducation, un établissement expérimental voitle jour dans chaque département.Le collège Anne-Frank du Mans accueille au-jourd’hui une centaine d’élèves répartis dansquatre sections, sans différence d’âge ou de ni-veau. « Le principe, c’est qu’il n’y a pas de sché-ma pré-établi et stigmatisant, il n’y a pas d’uncôté les bons élèves, de l’autre ceux en difficulté,explique Éric Demougin, un des coordinateursdu collège. Chaque élève a son propre emploi dutemps avec les matières qu’il souhaite suivre. Il ya toujours un tuteur pour discuter avec lui si cedernier délaisse complètement une matière. »Les élèves se réconcilient avec un systèmescolaire qui les a, pour certains, souvent mal-menés. Jocelyn, 15 ans, a souffert de phobiescolaire depuis l’école primaire. Ce collège luia offert un nouveau départ. « Entrer dans ce col-lège m’a apporté beaucoup de confiance en moi.Le rapport avec les professeurs est très différent.Ils sont plus ouverts et s’intéressent vraiment ànous. J’ai retrouvé une envie de faire des études;j’ai hâte d’entrer au lycée, d’avoir mon bac. »Une des grandes leçons enseignées au col-

lège expérimental : l’autonomie. Lors duconseil de collège, tous les mardis à 14 h, lesjeunes proposent des projets en lien avec lavie du lycée et les enseignements. Toujoursencadrés par des adultes pour éviter les idéestrop « utopistes ».Bien qu’ancré dans le paysage de l’éducationalternative, le collège expérimental en effraieencore certains. « Les gens croient souvent quec’est un établissement réservé aux jeunes en dif-ficulté, mais il y a toutes sortes d’élèves : il y a aus-si des précoces et d’autres sans difficultés parti-culières, témoigne Rémi Marchand, 19 ans,ancien élève. Je n’avais pas de difficultés sco-laires mais ce qui me gênait, c’était le cadre, lesystème des notes. Cela rabaisse les élèves sansles faire avancer. » Gratuit et ouvert à tous, lecollège expérimental n’est pas pour autant lasolution à tous les problèmes : « Avec le recul,je pense que ça ne convient pas à tout le monde,nuance Rémi. Il y a beaucoup de gestion per-sonnelle, c’est bien pour un élève motivé qui estdéjà autonome. »

A.G.

Arthur, élève à l’école des Fourmis à Draveil,fait ses exercices en parfaite autonomie.

© M

arine Fo

restier/ES

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Le collègeexpérimental

Le collège Anne-Frank du Mans.

idées© Éric

Dem

ougin

vivre

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49Latitudes N°8 / avril 2012

Àla maison des Compagnons du devoir deVilleneuve d’Ascq [Nord], Antoine Fa-fournoux a la responsabilité des ap-

prentis, de leur recrutement et de leur accueil.Surnommé le “Forézien la clef des cœurs”, cecompagnon mécanicien de précision croit encette formation. Cette dernière a réussi à tra-verser les âges, à s’ériger en filière d’exception. Pourtant, la formation manuelle est souventmal perçue et le marché du travail difficile d’ac-cès pour les plus jeunes. « Aujourd’hui, lors-qu’on sort d’une école même si on a plein de di-plômes, on nous reproche notre manque

d’expérience. Si on arrive pour viser un poste àresponsabilités et qu’on n’a pas de diplôme, onva nous le reprocher, même si on a de l’expé-rience, résume Antoine Fafournoux. Là, on ar-rive avec les deux. »La congrégation a une vraie exigence vis-à-vis du travail des élèves : « On est reconnuscomme une formation plus stricte, reconnaîtAntoine Fafournoux. Si le jeune n’est pas moti-vé, pas assez mature, ni prêt à s’investir dans saformation, cela ne marche pas. Il faut être rigou-reux sur le savoir-être et le reste suit tout seul. »La formation propose tous les diplômes del’Éducation nationale, du CAP au BTS, jusqu’àla licence professionnelle. Elle s’ouvre à tousceux qui ont plus de 16 ans ou à ceux qui ontvalidé au minimum leur année de troisième.Mais quand “Forézien la clef des cœurs” com-pare sa formation alternative et celle de l’Édu-cation nationale, il garde un regard objectif : lesCompagnons, ce n’est pas la solution idéale,

c’est une possibilité de plus. « Ce n’est pas unmodèle mais quelque chose de différent qui peutintéresser des gens qui ne se sentent pas biendans le système scolaire classique, qui ont enviede faire autre chose. »

A.G.

«Vous savez que l’école n’est pas obliga-toire ? Peu de gens le savent. C’estl’instruction qui l’est. » Nathalie Lam-

plé fait vite tomber les idées reçues. Déçue dusystème scolaire français, cette professeuredes écoles a quitté l’Éducation nationale il y adeux ans pour ouvrir l’école des Fourmis, unétablissement alternatif hors contrat avec l’É-tat. Nathalie accueille chez elle sept élèves âgésde 3 à 7 ans à Draveil dans l’Essonne.Une classe unique à domicile où les enfantstravaillent ensemble, dans une ambiance fa-miliale. Parmi ses élèves : ses deux filles, unsurdoué et des enfants atteints de phobie sco-laire. C’est le bouche à oreille qui a encouragéles parents à essayer cette nouvelle pédagogie.

Elle s’attache à respecter le niveau d’études desélèves. Arthur, 7 ans, est le plus grand. Il étu-die avec la méthode Freinet : un « contrat de tra-vail » quotidien liste les tâches à effectuer. Lepetit garçon peut décider si l’heure est aux ma-thématiques ou aux exercices de mots.Nathalie s’adapte à chaque enfant et jongleentre plusieurs méthodes pédagogiques [Mon-tessori, Freinet] et l’éducation nouvelle. Ses ob-jectifs : respecter les développements physiqueet psychique des enfants, leur apprendre à co-opérer, sans perdre de vue le programme del’Éducation nationale. Dans cette classe, pas decompétition mais de l’entraide et de l’amitié.« Ils se comportent presque comme des frères etsœurs », s’étonne Nathalie.

L’enfant au centre du projetL’école des Fourmis est pourtant soumise auxmêmes règles que l’école traditionnelle. Un ins-pecteur se présente pour vérifier que l’objectifde l’Éducation nationale pour un élève de CM2est atteint : savoir lire, compter, diviser, multi-plier. Un contrat vite rempli par Nathalie.Le climat serein de l’école est favorisé par

l’absence de notes, de classement et… de de-voirs ! « L’épreuve des devoirs a tendance à em-poisonner les relations parents-enfants. » Lesadultes sont par ailleurs très impliqués dans lavie de l’école : ils doivent venir à tour de rôlepartager leurs passions et leur métier avec laclasse.L’institutrice a souffert de voir « les enfants dufond de la classe » perdre pied sans être aidés :« La direction m’a forcée à faire passer trois élèvesen classe de sixième qui ne savaient pas encorelire. » Pour elle, les enfants différents sont misà l’écart et leurs problèmes personnels sont« laissés à la maison ».Le chemin est encore long pour construireune école reconnue par l’État. Pour l’instant,Nathalie fonctionne en auto-entreprenariat etreverse environ 20 % de son revenu en taxes.Elle aimerait voir sa situation changer et deve-nir une école sous contrat. « J’aimerais qu’il y aitune véritable instruction libre en France, qu’onsoit tous soutenus financièrement de la même fa-çon par l’État. »

C.G. ET M.F.

«Je veux plus aller à l’école parce quema maîtresse, elle me gueule. » Avecses mots d’enfant, Éthan1, 6 ans,

explique son malaise. Son frère et lui ont connudes écoles traditionnelles et alternatives, maisils n’y trouvent pas leur place. Les parents n’ytrouvent pas non plus leur compte : le cahierd’appel est pour eux une contrainte inutile. Ils

aspirent à une vie différente et c’est en voyagequ’ils découvrent le mode d’éducation qui leursemble idéal, le unschooling. Venu du monde anglo-saxon, cette vie “sansécole” ne reconnaît aucune méthode et neveut pas se soumettre aux inspections acadé-miques qu’implique l’école à la maison. L’idéeest de laisser l’enfant complètement libre dechoisir ce qu’il apprend, partant du principe quel’on déploie une plus grande énergie lorsqu’onacquiert un savoir vers lequel on est attiré.Éthan n’exprime pas encore l’envie d’ap-prendre à lire, alors ça attendra. Arnaud1, sonfrère de 8 ans, est passionné par les avions. SurInternet, il s’amuse sur un comparateur debillets. « De cette façon, il fait de la géographie,de la lecture et des mathématiques », expliqueson papa.Avec le unschooling, jouer et apprendre de-viennent indissociables, un principe qui peutsurprendre. C’est pourtant ce qui a fait le bon-heur d’André Stern, auteur du livre intitulé… Etje ne suis jamais allé à l’école (Actes Sud, 2011).À 41 ans, ce Parisien jouit d’une réussite pro-fessionnelle établie dans la musique, le théâtreet l’écriture sans avoir jamais passé aucunexamen. L’apprentissage « libre et individuel »

dont il a bénéficié ne correspondait pas à uneabsence de règles. « Mais se coucher à une cer-taine heure n’était pas une contrainte pour moi,puisque je savais que le lendemain, je pouvais re-prendre mon jeu exactement là où je l’avais lais-sé », se souvient-il. André Stern ne veut pas donner de leçon nide conseils, mais prouver que l’éducation qu’ila reçue ne l’a pas marginalisé. En Californie, unjeune homme au parcours similaire est plus re-vendicatif. À 19 ans, Dale J. Stephens a créé leréseau social “UnCollege” qui conseille auxétudiants de “hacker” leur scolarité. Après unbref passage par l’université où il a été déçu par« les gens plus intéressés par les diplômes quepar ce qu’ils étudient », il entend prouver quel’on peut tout apprendre en dehors de l’école,y compris dans les études supérieures. Les parents d’Arnaud et d’Éthan s’accrochentà ces exemples d’adultes intégrés et compé-tents en dépit de leur parcours atypique. Maisce choix éducatif est mal accepté par leur en-tourage et ils espèrent qu’en France, la législa-tion et les mentalités évolueront dans les gé-nérations futures.

F.A.1 Les prénoms ont été modifiés.

© Fan

ny And

ré/E

SJ

Le unschooling

Antoine Fafournoux recrute les apprentis.

Les parents R. ont choisi le unschoolingpour l’éducation de leurs enfants.

La classeà domicile

Les Compagnonsdu devoir ©

Alizée

Golfie

r/ES

J

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50Latitudes N°8 / avril 2012

ENTRE LES MURS

À LOMÉ, CAPITALE DU TOGO, DE NOMBREUX JEUNES DIPLÔMÉS

N’ENVISAGENT LE BONHEUR QU’EN

EUROPE OU AUX ÉTATS-UNIS .NULLEMENT DISSUADÉS

PAR LES POLITIQUES MIGRATOIRES

DE PLUS EN PLUS SÉVÈRES , ILS SONT

PRÊTS À TOUS LES SACRIF ICES

POUR CET ELDORADO.

Derrière le bar d’un hôtel de luxede Lomé, la capitale duTogo, Pierre S., 26 ans, en plei-ne discussion avec deux de sescollègues, ne mâche pas sesmots :« Il n’y a aucun avenir

pour nous ici. L’avenir, c’est l’Europe. » Le jeu-ne homme, diplômé d’une prestigieuse écoled’hôtellerie, est employé depuis quatre ans

dans cet établissement. L’un de ses cama-rades tente en vain de relativiser ses propos.« L’Occident est un eldorado. Nos frères réus-sissent tous en Europe », reprend-t-il avec fer-veur. Cette idée, résolument ancrée dans son es-prit, est symbolisée par une belle villa atte-nante à l’hôtel, propriété d’un Togolais ayantémigré en Allemagne. « Il est parti il y a six ansà peine. Chaque fois qu’il revient, il s’affiche auvolant de grosses voitures, habillé avec classe etfait preuve d’une grande générosité envers leshabitants du quartier. »Les propriétés d’expatriés foisonnent àLomé, comme dans toute l’Afrique. Il n’enfaut pas plus pour attiser le désir des jeunesde rejoindre l’Occident.

70 % des revenus consacrés au voyage Derrière son comptoir, Pierre S. voit défilerces expatriés tous les jours. Il les aborde sou-vent et chaque rencontre renforce son rêve,comme pour des milliers d’autres jeunes prêtsà abandonner famille, emploi et à débourserdes fortunes pour tenter l’aventure.Au Togo, le chômage des jeunes est endé-mique. Avec un salaire avoisinant les 200 eu-ros par mois, Pierre passe pour un privilégié.Pourtant, cet aîné d’une fratrie de trois en-

fants nourrit secrètement sa volonté d’immi-grer. Partir a un coût et exige une préparationrigoureuse. Tous le savent. Pour atteindreson but, Pierre s’impose un train de vie aus-tère. Sa seule dépense : de quoi se nourrir. « Jeme passe des dépenses futiles. Je ne m’amuseplus. Je n’achète plus de vêtements de marque. »

De l’argent prêté jamais rembourséS’il se prive autant, c’est également pour nepas contracter de dettes. Beaucoup de jeunesse cotisent pour soutenir l’un des leurs qui lesremboursera une fois arrivé en Europe.« C’est une opération à risques, nombreux sontceux, de mauvaise foi qui ne remboursent ja-mais », regrette Pierre, décontenancé par tantd’ingratitude. « Quand on vit en Europe ou auxÉtats-Unis, on peut aisément s’acquitter d’unedette de 2 000 euros en six mois. Gagner de l’ar-gent en Occident n’est pas compliqué, seuls lesparesseux n’y parviennent pas. » Dans sa voix,aucun doute.Pierre, comme des millions d’autres, n’at-tend qu’une chose : prendre le large pour unsupposé eldorado. Un rêve tenace. Eupho-rique, il conclut : « Dites à Guéant que j’arri-ve. » Au comptoir, ses collègues applaudis-sent, admiratifs.

Y.S.D.

© Yao

Sou

rou D’

Almeida

/ESJ

Pierre souhaite quitter le Togopour rejoindre l’Europe.

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Quelque part dans le nord de laFrance. Rivé devant son écrand’ordinateur, Fodé, 32 ans, re-garde, nostalgique, les photos desa famille à Conakry, en Guinée.Ces clichés datent d’il y a

cinq ans, avant son départ pour la France. Ilavait fait le tour de ses proches pour leur direadieu. Il était leur fierté, leur espoir. Il partaitétudier en France, un pays stable et riche. Il yferait fortune et reviendrait aider sa famille. Un rêve qui a viré au cauchemar. En France,la réalité est tout autre. Entre isolement et in-certitude, Fodé a vite été désabusé. « Je suismalheureux ici. Si j’avais su que je viendrais gros-sir le rang des sans-papiers, je serais resté chezmoi », regrette le jeune homme, le visageémacié et mangé par une barbe hirsute. Com-me beaucoup d’autres, Fodé a été piégé parle miroir aux alouettes. Des compatriotes luiavaient promis monts et merveilles une foisen France. L’idée : entrer avec un visa touris-me et ensuite, demander l’asile. « Après, tout ira bien. Tu auras du boulot et tupourras étudier », lui avaient-ils assuré. Fias-co. Sa demande d’asile est re-jetée. Le visa a expiré. Fodé estdevenu un sans-papiers. Im-possible de travailler ni depoursuivre ses études sur le solfrançais. Son rêve d’informati-cien s’est envolé. Il passe ses journées à vé-géter, inquiet de pouvoir se faire ramener à lafrontière à tout moment. Comme d’autres immigrés en situation pré-caire, Fodé entretient le mythe autour de lui.

« Ma mère mourrait si elle apprenait que je visaux crochets des autres. Elle a mis toutes seséconomies pour que je vienne en France. Je pré-fère dire à ma famille que j’étudie et que jecherche du boulot. Je leur raconte que c’est dif-ficile d’en trouver actuellement à cause de la cri-se économique et de toutes les lois contre lesétrangers », explique-t-il. Sur Facebook, il pos-te des photos tout à son avantage.

Mensonges en boucleSa messagerie craque sous les emails d’amis.Tous veulent venir en France et comptent surson aide. « J’essaie de les dissuader en leur dé-voilant un peu mes conditions de vie ici. Je nepeux pas les empêcher de rêver. Mais je les invi-te à y réfléchir par deux fois. Ici, ce n’est pasl’Afrique. »Entretenir l’illusion que tout va bien n’estpas l’apanage des sans-papiers. D’autresjeunes immigrés, en règle, sont eux aussi prisdans la tourmente de leurs mensonges et deleurs promesses. Ahmid, un Tunisien de27 ans, en fait partie. « Depuis trois ans, j’ai pro-mis à ma fiancée qu’elle viendrait me rejoindre

ici. Mais comment faire alors que jene peux même pas lui envoyer d’ar-gent ? » s’interroge Ahmid, trahipar un brin de culpabilité. Étudiant non boursier en éco-nomie dans une université du

nord de la France, il multiplie les petits bou-lots, se fait entretenir par des femmes d’âgemûr. « Si ma famille découvrait la vérité, elle merenierait. Je ne sais pas comment résoudre la si-tuation. Dois-je tout révéler à ma copine et ris-

quer de la perdre ? Puis-je continuer à mentir ? »Pour ne plus subir la pression familiale, Ahmid envisageait de couper les liens, avantd’y renoncer. Oser dire la vérité à sa famille,c’est prendre le risque de se faire rejeter. « Ilsdiront que j’ai échoué. Alors, autant continuer àentretenir le faux », tranche-t-il. Fodé, lui nonplus, n’envisage pas de changer sa ligne deconduite. Pour l’heure, il squatte les salons decertains compatriotes, encore généreux aveclui, mais sait que le temps n’est pas son allié.Il conclut : « Je dois vite trouver une solution. Tôtou tard, la vérité va éclater. » Puis soupire : « Lemensonge fleurit mais ne donne pas de fruits. »

B.S.

POUR EUX , LA FRANCE REPRÉSENTAIT LA TERRE PROMISE . ILS ONT ACCOURU, EMPORTANT LES ESPOIRS DE LEURS FAMILLES . MAIS ILS ONT DÉCOUVERT L’ENVERS DU DÉCOR. DÉSABUSÉS , ILS CACHENT LA VÉRITÉ À LEURS PROCHES RESTÉS EN AFRIQUE .

«« SSii jj’’aavvaaiiss ssuu qquuee jjeevviieennddrraaiiss ggrroossssiirr llee rraanngg

ddeess ssaannss--ppaappiieerrss,, jjee sseerraaiiss rreessttéé cchheezz mmooii.. »»

mensongèresmigrations

51Latitudes N°8 / avril 2012

Immigrés de France Selon une étude de l’INSEE en 2008, sur les 5,3 mil-lions d’immigrés qui habitent en France, 42,5 %sont nés dans un pays africain. Ils travaillent prin-cipalement dans les entreprises de nettoyage, desécurité et les services domestiques.Une grande partie de ces immigrés sont diplômésde l’enseignement supérieur. Les états africainsprennent de plus en plus la mesure du problème.Ainsi, avec l’appui de partenaires, des projets des-tinés à sensibiliser la jeunesse sont élaborés. AuTogo par exemple, le Service de coopération et d’ac-tion culturelle de l’ambassade de France [SCAC] oc-troie des bourses d’études locales pour encouragerles jeunes à poursuivre leur scolarité sur place. LeSCAC finance aussi des projets proposés par cesjeunes. Malgré toutes ces initiatives, les candidatsà l’immigration en Europe ou aux États- Unis res-tent nombreux. B.C.

© AFP

Les

Le café Giscard Desting à Conakry, en Guinée. Un hommage au président Valéry Giscard d’Estaing.

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Stade Stanis-Wabinski, pâtisserieDzienciol, salon de coiffure Sil-winski… À Calonne-Ricouart, lesenseignes témoignent encore d’uneâme polonaise ancrée dans le Pas-de-Calais. Derrière les babka ou

autres placek [gâteaux traditionnels], ThérèseDzienciol, petite-fille de migrants, confesse :« Je ne parle pas polonais. Mes parents m’ont ra-conté que petite déjà, je refusais d’apprendre lalangue. » Avec son mari Francis, égalementd’origine polonaise, Thérèse a repris l’établis-sement de ses beaux-parents, ouvert en 1968.

Et la boutique semble être le seul élément quila rattache à ses racines. « Je n’ai pas cherché àgarder de lien avec la Pologne car je n’y aip lus de famille. Mon pays, c’est la France. »Dansla commune, le père Biernacki, de la paroissepolonaise Saint-Stanislas,affirme que les jeunes sedétournent de leur héritageculturel. « [Ceux] qui par-lent la langue ont un polo-nais très rudimentaire. » Cette jeune générationde Français ne vit plus la Pologne qu’à traversle folklore : lors des cinq week-ends qui pré-

cèdent la fête de Pâques, enfants et parentslensois se retrouvent à l’église Millenium. C’esttout naturellement que tous se réunissent pourpeindre des pisanki [œufs de Pâques vidés et dé-corés]. Willy Jendrowiak, chargé de mission

pour le patrimoine à laMaison de la Polonia, ba-sée à Liévin, explique : «Les fêtes de Noël et dePâques sont des temps forts

pour les Polonais croyants. Les pisanki consti-tuent une de ces traditions ancestrales qui per-durent encore dans le Nord-Pas de Calais. » Mais

SI L’ IDENTITÉ POLONAISE SE DILUE EN FRANCE , PÂQUES EST L’OCCASION POUR LES HABITANTS ISSUS DE

L’ IMMIGRATION POLONAISE DU PAS-DE-CALAIS , TERRE DE MIGRATION ÉCONOMIQUE DÈS 1920, DE SE

RETROUVER AUTOUR DES TRADITIONS DE LEUR PAYS D’ORIGINE , VESTIGES DES UTOPIES DE LEURS AÎNÉS .

de l’âme polonaise

Les corons, foyer

ENTRE LES MURS

52Latitudes N°8 / avril 2012

«« ÇÇaa nnee sseerrtt àà rriieenn dd’’eennttrreetteenniirrll’’uuttooppiiee aarrttiiffiicciieelllleemmeenntt.. CCee qquu’’iill ffaauuttaauujjoouurrdd’’hhuuii,, cc’’eesstt ffiixxeerr nnoottrree hhiissttooiirree

ppoouurr llaaiisssseerr uunnee ttrraaccee.. »»

© Lau

riane

Bain/

ESJ

Page 53: Latitudes 87° Utopie total

si les jeunes participent à ces quelques festi-vités, ils se sont éloignés des us et coutumesde leurs aînés.

Ch’ti, français et polonais En arrivant dans le Pas-de-Calais dans lesannées 1920, les migrants ont la volonté decréer une petite Pologne. Ils profitent de la loide 1901 sur la liberté d’association pour en-fin afficher leur identité polonaise, leur “po-lonité”, librement. Le nombre d’organisationsdu genre explose. « On s’est créé notre proprePologne », explique Henri Dudzinski, auteurde l’ouvrage Les Polonais du Nord, histoired’une intégration. Les fondations de cettecommunauté naissante reposent largementsur les valeurs du christianisme. Selon lepère Biernacki, les premières familles exiléesont sollicité des prêtres polonais pour les ac-compagner. Et l’élection du pape Karol Woj-tyla [Jean Paul II en 1978] est une véritable

consécration pour les Polonais qui se sententreconnus en tant que nation et peuple. «Main-tenant, je peux mourir», affirme alors la grand-mère d’Henri Dudzinski.Dans tous les domaines de la vie quotidien-ne, ils cherchent à retrouver leurs repères : lequotidien catholique Narodowiec, écrit en po-lonais, suit la vague de migration et s’im-plante en France dès 1922. Il devient ledeuxième journal le plus vendu dans la région[avec un tirage de 65 000 exemplaires] après LaVoix du Nord, et ce jusqu’en 1989, date de sadisparition pour raisons économiques. Maiscette petite Pologne n’est pas imperméable àl’influence française. Ch’ti, français et polo-nais se mélangent : la langue traditionnelleévolue. Le folklore s’empare de ces muta-tions, notamment la musique, avec pour em-blème la chanson populaire Do la Bassée del’orchestre Kubiak qui mêle les trois langues:« On mi powiadam / qu’est-ce que vous

voulez ? / ja jim pawiadam /5 [prononcer“chinq” en ch’ti] kilos de blé. » Tous ces arti-fices leur donnent l’illusion de vivre dans unePologne reconstituée, dans l’attente d’un re-tour dans le pays qu’ils ont idéalisé.

«La Pologne vivra tant que nous existerons»Les deuxième et troisième générations sontbercées par « le sentiment que la Pologne estéternelle », selon Henri Dudzinski. Leurs aînésles éduquent à base de chants à la gloire du

pays et de célébra-tions historiques,notamment à Lensen 1966, pour le mil-lénaire du baptêmede la Pologne. Cetransfert de l’utopied’une Pologne sa-cralisée aux nou-velles générationsleur donne l’envie derentrer en « terre pro-mise ». Cet espoir estvite déçu. Après laguerre, Staline inter-dit aux anciens ré-sistants et aux ca-tholiques expatriésde revenir en Po-logne pour prévenirtout mouvementcontestataire. Pour-tant, les paroles del’hymne nationalsont omniprésentesdans les esprits : “LaPologne vivra tantque nous existerons.”

Cette foi leur permet de survivre en tant quenation même s’ils sont dépossédés de leurterritoire. Mais l’exil dure. Peu à peu, l’idéa-lisation du pays d’origine fait place à la rési-gnation. Désormais, les descendants des pre-miers Polonais installés dans la régions’intègrent pleinement à la société française,notamment par le travail et la soif d’ascensionsociale. Ils ne se sentent plus vraimentconcernés par la cause de leurs ancêtres.Henri Dudzinski prend en exemple sa situa-tion familiale : « J’ai un fils qui vit à Aix-en-Pro-vence, qui a même l’accent du Sud. Finalement,pour mes enfants, il ne reste que l’aspect culi-naire. » Il prend le tout avec philosophie : «Tou-te chose doit mourir. On parle d’une immigrationvieille de quatre-vingt-dix ans ! Ça ne sert à riend’entretenir l’utopie artificiellement. Ce qu’il fautaujourd’hui, c’est fixer notre histoire pour laisserune trace. »Mais ne lui dites pas que le feu estmort. « Il existe toujours une braise chez les Po-lonais et il ne reste qu’à souffler dessus pourqu’elle se rallume ! »

L.B., C.B. ET E.M .

53Latitudes N°8 / avril 2012

L’immigration polonaiseen France

�Après la Première Guerre mondiale, la Pologneest détruite. De nombreux Polonais se retrouventsans emploi ; parallèlement le Pas-de-Calais esten déficit de main-d’œuvre dans les mines.

� 1919 : une convention d’émigration est signéeentre la Pologne et la France. Les compagnies mi-nières recrutent des Polonais et les accueillentdans les corons du Pas-de-Calais.

� Entre 1919 et 1939 la Polonia [diaspora polo-naise] se développe : 500 000 Polonais émi-grent en France.

L’église polonaise Sainte-Élisabeth, diteMillenium, à Lens, a été construite en 1966 grâceaux dons de la communautédu Nord-Pas de Calais pour célébrer le millénairede la chrétienté polonaise.

© Lau

riane

Bain/

ESJ

Henri Dudzinski, président de la fondation Voixdu Nord, lit le quotidien polonais Narodowiec,

disparu en 1989 et dont il a conservé des exemplaires.

Page 54: Latitudes 87° Utopie total

VVoouuss aavveezz ffaaiitt vvœœuu ddee rriicchheessssee.. DDee qquuooiiss’’aaggiitt--iill ??Moins j’utilise l’argent, plus je deviens riche.Le vœu de richesse est un choix personnel etspirituel. Je me retrouve dans une relationd’échanges avec l’autre, je m’affranchis de laservitude de la chasse à l’argent rare ! Certains de mes soutiens ont mis à ma dis-position un petit studio à côté d’Avignon, danslequel je loge actuellement. Je vais bientôtavoir un vélo de bonne qualitégrâce à une entreprise que j’aiaidée. Cela m’évitera de payer lamajeure partie des trajets deproximité. Tout le monde est gagnant : l’en-treprise, l’environnement et moi. J’ai largementréduit mes besoins. Ma philosophie : avoir à disposition ce quiest nécessaire, non pas en étant chiche avecsoi, mais en étant juste. Cela implique doncd’avoir des objets de qualité. Les vêtements

CHERCHEUR EN “INTELLIGENCE

COLLECTIVE”, JEAN-FRANÇOIS NOUBEL

OBSERVE LA SOCIÉTÉ POUR EN

APPRÉHENDER LES CHANGEMENTS. IL PROPHÉTISE LA FIN DES SYSTÈMES

MONÉTAIRES D’ICI UNE DIZAINE

D’ANNÉES. L’ARGENT SERA REMPLACÉ

PAR DES RICHESSES COMME LA

QUALITÉ DE L’AIR OU L’EAU. LES FLUX

SERONT GÉRÉS SUR LE MODÈLE

D’INTERNET. IL LIVRE À LATITUDES

SA VISION DU MONDE À VENIR .

La société post-monétaire

Jean-Françoisde

54Latitudes N°8 / avril 2012

en sont un exemple. Ils n’ont pas besoind’être nombreux, juste suffisants, beaux, etfabriqués autant que possible dans de bonnesconditions humaines, sociales et environne-mentales. Idem pour la nourriture.

QQuuee ppoouuvveezz--vvoouuss nnoouuss ddiirree dduu mmoonnddee ddee ddee--mmaaiinn ??Nous sommes sur le point de connaître la finde l’argent. Une société post-monétaire se

profile, où l’économie sera or-ganisée autour d’outils beau-coup plus riches et sophistiquésque l’argent qui n’est plus adap-

té à la gestion des flux du monde aujourd’hui.De nombreux signes, certes faibles, montrentque cette évolution est en cours. Nous sommes actuellement dans la premiè-re étape, celle de la prolifération de monnaiescomplémentaires. Certaines personnes nepeuvent pas échanger, non pas parce qu’elles

manquent de richesses, mais faute d’argent.Alors, elles créent une monnaie locale. On es-time qu’il y a entre 5 000 et 10 000 monnaiescomplémentaires dans le monde aujourd’hui.D’autre part, des millions d’idées et de tech-nologies sont présentes sur Internet pour queles économies puissent s’organiser et s’auto-réguler sans passer par les monnaies natio-nales.

LLaa ccrriissee ffiinnaanncciièèrree aa--tt--eellllee jjoouuéé uunn rrôôllee ddaannsscceettttee éévvoolluuttiioonn ??La crise financière est un extraordinaire ac-célérateur. Depuis 2008, la prise de conscien-ce est générale : le système ne peut structu-rellement pas durer. Il n’est plus adapté aumonde actuel. Et la société humaine se trou-ve face à une nouvelle problématique : toutinfluence tout. Économie, climat, santé, in-novations... Une action locale peut changer lecours des choses, et vice-versa. La notion de

Noubel

«« NNoouuss ssoommmmeess ssuurr llee ppooiinntt ddee ccoonnnnaaîîttrree

llaa ffiinn ddee ll’’aarrggeenntt.. »»

© Oliv

ier E

zratty

ENTRE LES MURS

Page 55: Latitudes 87° Utopie total

55Latitudes N°8 / avril 2012

gent pas : la qualité de l’air, de l’eau, parexemple. Je donne ce que je peux donner etreçois ce dont j’ai besoin. Même si ce n’est pasnécessairement immédiat, de même quantité

ou qualité, et ne provientpas de la personne à qui j’aidonné. Ces nouvelles mon-naies ne seront plus géréespar des banques mais partous : il suffit qu’un offrant

et un acquéreur se mettent d’accord. Bienqu’il faudrait pour cela que les collectifs déci-dent de ne pas contrôler et réguler leurspropres modalités de parité – ce qui est unepossibilité. Nous verrons des millions de mon-

Les monnaies complémentairesLes monnaies complémentaires ou non conventionnelles sont des systèmes privés qui utilisent une mon-naie particulière en interne pour échanger des biens et des services. Elles favorisent les systèmes dedons et d’échanges locaux avec moins d’endettement. Elles peuvent être adossées aux devises natio-nales ou bien s’échanger entre elles. De nombreuses monnaies locales ont ainsi vu le jour en Europe etdans le monde.

� llee wwiirr : lancé en réponse à la crise des années trente, le wir est une valeur suisse parallèle, inspiréepar le libéralisme économique. Elle permet aujourd’hui à plus de 600 000 entreprises helvétiques d’ob-tenir du crédit facilement. Le total des transactions réalisées en wirs dépasse un milliard d’euros.

� llee ssooll : c’est une devise encore expérimentale lancée en France par des compagnies d’assurance, unebanque et le groupe Chèque Déjeuner. Le Fonds social européen soutient la création de cette monnaie.Elle est en cours de lancement à Toulouse, Lille, Rennes, Carhaix, Paris, Nanterre, Grenoble. Cette mon-naie est entièrement dématérialisée. Les échanges passent par des supports électroniques : carte à puce,Internet, téléphone. À Toulouse, un système de coupons-billets a été lancé. Le but : développer la co-opération entre entreprises de l’économie solidaire, les activités d’entraide et les politiques sociales, grâ-ce à une monnaie locale.

� llee RReess : cette monnaie créée en Belgique peu avant la naissance de l’euro est un système coopératifd’entraide pour les petites et moyennes entreprises [PME]. Le Res est indexé sur le cours de l’euro, il estvalable parmi les membres de la coopérative. Chaque membre dispose d’un compte en ligne et d’unecarte de paiement. L’épargne de cette devise n’est pas rémunérée et il n’y a pas de taux d’intérêt surles crédits. L’objectif : faciliter les activités des commerçants indépendants et des artisans. 5 500 PMEl’utilisent en Belgique.

� lleess SSeell : les systèmes d’échanges locaux [Sel] sont des associations de voisinage où chaque adhé-rent apporte quelque chose qu’il sait faire. Réparer les vélos, faire du dépannage informatique, jardi-ner, etc. Chacun peut également demander de l’aide pour des tâches quotidiennes. Une heure de ser-vice correspond à soixante unités de Sel, quel que soit le service rendu. Un système simple et efficacequi renforce l’entraide et facilite la vie.

territoire séparé et isolé du reste du monde afait long feu. Internet regorge de réseaux so-ciaux, de jeux multi-joueurs, de plates-formescollaboratives. Ce sont les bases des nou-velles économies naissantes. Même les diri-geants de groupes bancaires que j’ai pu ren-contrer le reconnaissent. Pourtant, je neconnais aujourd’hui aucune institution prêteà remplacer le modèle de l’argent ni même àen sortir.

VVoouuss ddiitteess qquuee ccee cchhaannggeemmeenntt mmoonnééttaaiirreeffaaiitt ppaarrttiiee dd’’uunnee mmuuttaattiioonn pplluuss gglloobbaallee ddeennoottrree ssoocciiééttéé.. QQuueellss aauuttrreess cchhaannggeemmeennttssvvooyyeezz--vvoouuss vveenniirr ??On assiste à la naissance d’une nouvellelangue, elle va nous permettre de visualiserles flux de manière globale, vivante et dyna-mique. Le meilleur exemple : les MMOG [Mas-sive Multiplayer Online Games, jeux multi-joueurs en ligne]. Des hordes de joueursrésolvent des problèmes complexes ens’amusant, gèrent des flux et prennent desdécisions. Ce mode d’interaction et ces tech-nologies sont parfaitement adaptés à la ges-tion de la cité de demain.On est loin des partis politiques, des pro-

grammes, des idéologies, des élections pré-sidentielles qui appartiennent à une vision in-dustrielle d’un monde déjà dépassé. Le typemême d’intelligence sociale, constituant l’es-pèce humaine, change. Finis, les grands col-lectifs : gouvernements, administrations, ar-mées, entreprises, religions... Tousdémontrent aujourd’hui une parfaite incapa-cité à gérer, comprendre et anticiper la com-plexité du XXIe siècle. Cette intelligence col-lective pyramidale laisseplace à une intelligencecollective “holomidale”, oùles collectifs s’organisenten réseau super maillés.

PPaarr qquuooii ppoouurrrraaiitt êêttrree rreemmppllaaccéé nnoottrree ssyyssttèè--mmee mmoonnééttaaiirree aaccttuueell ?? Par un retour à l’économie asymétrique. Onpourra s’appuyer sur des richesses mesu-rables et indispensables mais qui ne s’échan-

«« CCeess nnoouuvveelllleess mmoonnnnaaiieess nnee sseerroonntt pplluuss ggéérrééeess

ppaarr ddeess bbaannqquueess mmaaiiss ppaarr ttoouuss.. »»

Il se passe d’argentJean-François Noubel a 48 ans. Aventurier auparcours atypique, il a été cascadeur, vendeur decrêpes à New York, pianiste, chauffeur, program-meur, pigiste, alpiniste et enseignant en artsmartiaux. Passionné par Internet, il est le cofon-dateur d’AOL France et de la technologie People-to-People. Il a participé au développement denombreuses entreprises high-tech.Enseignant et consultant en “intelligence collec-tive” au Collective Intelligence Research Institu-te à Grasse, il a créé “The Transitionner”, un or-ganisme consacré à l’intelligence, à la conscienceet à la sagesse collective. L’organisation ras-semble « les pionniers qui incarnent la transitionentre l’ancien monde conventionnel, et le sui-vant, en train de naître ».Parmi ses ambitions, développer un nouveausystème monétaire. Il considère que l’argent n’estplus adapté aux besoins du monde actuel. Avecle concept de la « monnaie libre », il veut passerd’un système basé sur la rareté à un système quirepose sur la suffisance [logiciels libres, solidari-té, etc.]. Lui-même a décidé de vivre autrement,en se passant d’argent.Jean-François Noubel donne aujourd’hui desconférences et des séminaires à travers le mon-de et organise des programmes de recherche etde formation.

naies émerger, des petites, des grandes, deslocales, des globales, des spécialisées. Aprèsune période de foisonnement, de tâtonne-ments, le système commencera à se structu-rer naturellement. La même chose s’est pro-duite avec les sites internet. De plus en plus d’économies commencentà s’auto-organiser en ligne. Le passage,quand il commencera, se fera de manièrefoudroyante. Ce sera une prise de conscien-ce quasiment planétaire. Personnellement, jeparie sur une bascule avant les dix pro-chaines années.

PROPOS RECUEILLIS PAR F.B.

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Entrée du squat situé au 59, rue de Rivoli, à Paris.

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57Latitudes N°8 / avril 2012

SQUAT D’ARTISTES , ÎLOT POLITIQUE : ENTRE RÊVES ET DÉRIVES , PLONGÉE AU CŒUR

DE CES COMMUNAUTÉS QUI ONT CHOISI DE VIVRE AUTREMENT.

LE VILLAGEAMBULANT

CHRISTINIA,L’ILLUSION PERDUE

DAMANHUR : OBJET COMMUNAUTAIRENON IDENTIFIÉ

TEXTES ET PHOTOS : FLORE MARÉCHAL, ELENA FUSCO, AUDREY RADONDY, LUISA NANNIPIERI, JENNA LE BRAS, CLÉMENT PARROT, ALICE DE LA CHAPELLE, FANNY ANDRÉ, GÉRALDINE RUIZ, FANNY BONJEAN, ROMAIN FONSEGRIVES, JEANNE BARTOLI, JULIETTE CHAPALAIN, PIERRE TREMBLAY.

Vivre l’utopie

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VIVRE L’UTOPIE

58Latitudes N°8 / avril 2012

« Ce qui peut faire peur aux artistes, c’est de travailler devant les gens.Pour moi, c’est un moteur », explique Isabelle Marty alias I’m.arty.

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59Latitudes N°8 / avril 2012

RivoliEN PLEIN CŒUR DE PARIS , TRENTE ARTISTES PEUPLENT LES SIX ÉTAGES DU SINGULIER IMMEUBLE

DE LA RUE DE RIVOLI. LIEU D’ART ALTERNATIF CONVENTIONNÉ DEPUIS 2009, LE 59 EST DÉSORMAIS

UN “AF TERSQUAT”. NI SQUAT NI GALERIE D’ART, C’EST UN LIEU DE RENCONTRE ENTRE ARTISTES ET VISITEURS. MÊLANT EXPRESSION, ÉMANCIPATION ET ÉMULATION ARTISTIQUE , “L’AF TERSQUAT” PERMET D’ASSISTER

AU PROCESSUS DE CRÉATION DE L’ŒUVRE , DÉSACRALISANT AINSI L’ART. AVEC PLUS DE 60 000 VISITEURS PAR AN, LE 59 EST UN DES CENTRES D’ART CONTEMPORAIN LES PLUS VISITÉS À PARIS . “L’AF TERSQUAT” EST AVANT TOUT

UN ART DU VIVRE ENSEMBLE .

« Je suis entrée, j’ai bu un théavec les artistes, j’ai sympathi-sé. » Isabelle Marty, l’artisteI’m.arty, a découvert le 59alors qu’elle cherchait du pa-pier dans la rue pour ses col-lages. « Il y a une émulation,tu n’as pas l’impression d’êtreseule au monde dans ton ate-lier. » Si, aujourd’hui, le 59n’est plus qu’un lieu de travail,il abritait auparavant les ar-tistes. Chacun sa chambre etson atelier, des cuisines etdouches communes, unegrande cave pour accueillirdes spectacles de danse ou dethéâtre… Un véritable “squat”.« Se regrouper est à la fois

une nécessité financière et undésir de sortir de sa bulle pourse constituer un réseau », ex-plique le président de l’asso-ciation, Gaspard Delanoë.

Squat

rue de

et galerie

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61Latitudes N°8 / avril 2012

« Aujourd’hui, aucun po-litique ne peut dire à hau-te voix qu’il est contre lessquats », précise GaspardDelanoë. Il se dit « trèssurpris » de l’absence desquestions culturellesdans les programmesprésidentiels. Eva Joly,François Hollande etJean-Luc Mélenchonn’ont pas répondu à soninvitation à venir visiterles lieux. Dans quelquessemaines, “l’aftersquat”saura si la Ville de Parisdécide de renouveler le

bail de l’associa-tion rue de Ri-voli. En atten-dant, la viecontinue dans

les ateliers du 59.

RÉCIT : F.M. PHOTOS : E.F.

« Plus il y avait de monde,plus il y avait de presse, etplus il y avait de presse, plusil y avait de monde », racon-te Pascal. Au terme d’unebataille politique et juri-dique de plusieurs années,ils parviennent à resterentre leurs murs. En 2002,la Ville de Paris rachètel’immeuble. Mais les ar-tistes assurent avoir gardéune certaine indépendance:ils ne reçoivent aucune aideet s’autofinancent. Chacunpaie 130 euros par mois àl’association.

Page 62: Latitudes 87° Utopie total

Rome, ses ruines, ses œuvres d’artet ses babioles touristiques. Endehors du centre historique, lesquartiers populaires s’entassent.Ces anciens temples de l’indus-trie italienne, dortoirs des ou-

vriers, se reconstruisent aujourd’hui autour dutertiaire et des activités culturelles. Au cœur de San Paolo, l’un des quartiers lesplus actifs de la capitale, des hommes et desfemmes relèvent la tête pour proposer leur dé-finition de la politique. Leur credo : “À monéchelle, je fais ce que je peux”.Ici en 2004, des volontaires du Service civiqueinternational [SCI] ont fondé la Città dell’Uto-pia [Cité de l’Utopie] sur les cendres d’une vieilleferme abandonnée entourée de HLM. « Poureux, c’était utopique d’avoir un espace comme ce-lui-ci à Rome », explique Lucia Cuffaro, 33 ans,la coordinatrice de la Cité. L’ancienne journa-liste de la RAI [lire l’encadré p.63] est la seulesalariée de la structure.L’un des objectifs principaux de la Cité est decompenser le manque d’informations des ci-toyens, problème endémique en Italie. SelonLucia, le service public n’assume plus sa fonc-tion et la qualité de l’information s’est dégra-dée. Ce constat l’a convaincue de quitter sonposte de journaliste. « À la RAI je faisais partie

du mécanisme, mais je voulais être active. Ici, j’aiun impact sur les gens. La Cité a changé ma vie. »Absorbée et comblée par son rôle de coordi-natrice, Lucia résume l’action de la Cité en deuxmots : « Laboratoire et opportunité ». Un labora-toire car « ce sont les habitants du quartier et lesvolontaires qui façonnent le lieu à leur guise ».Une opportunité car « la Cité offre de nom-

breuses possibilités d’action ». Toutes les déci-sions sont prises collectivement par ceux quiproposent les activités. Ils sont organisés enplusieurs groupes de travail : l’un gère le pota-ger, l’autre organise les cours de gym ou delangue, ou encore le marché paysan. Ils se ré-unissent deux fois par mois pour échanger surles actions à venir. La Cité « est un lieu politique mais qui n’est af-filié à aucun parti, un statut très compliqué à por-ter en Italie. Pour beaucoup de personnes, noussommes un électron libre », précise Lucia ensouriant. Un lieu étrange, différent des autresréalités italiennes dédiées, elles aussi, aux thé-matiques sociales comme les centres sociauxautogérés et les associations. Les premierssont des espaces d’agrégation occupés illéga-lement, la plupart du temps rattachés à des par-tis de gauche. On y propose des activités cul-turelles et politiques gérées collectivement. Lesseconds sont souvent perçus comme « bobos ».

« Anticorps sociaux et politiques »Tout a commencé en 2004 par la signatured’une convention avec la municipalité. Enéchange de l’entretien du vieux Casale Gari-baldi, le SCI peut exploiter gratuitement leslieux pendant deux ans. L’accord ne prévoit au-cun financement direct de la mairie. « Nous

À ROME, LA CITTÀ DELL’UTOPIA FÊTE SES HUIT ANS. ÎLOT VERT PERCHÉ AU MILIEU DES IMMEUBLES ,LABORATOIRE DE CITOYENNETÉ ACTIVE , LA CITÉ RASSEMBLE DES HABITANTS DÉTERMINÉS

À SE RÉAPPROPRIER LES BIENS COMMUNS.

La longue histoirede la Città dell’Utopia

Bâti en 1700 au milieu des terrains agricoles ro-mains, le Casale Garibaldi [la ferme de Garibal-di], tient son nom d’une légende. GiuseppeGaribaldi, l’un des pères de la nation, y aurait pas-sé une nuit. Grâce à cette légende la maisonaurait échappé à la destruction au moment de larénovation urbaine. Dans les années 1920, Au-gusto Volpi, entrepreneur illuminé aux sympa-thies anarchistes, aménage la ferme en bistrot, quidevient rapidement le repère des antifascistes.Après la mort de Volpi et jusqu’à la fin du siècle,le Casale est livré à lui-même. Les lieux se dé-gradent jusqu’en 2004, année où la maison est ré-cupérée par les volontaires du Service civique in-ternational. La ferme de Garibaldi devient la Cittàdell’Utopia

à la

VIVRE L’UTOPIE

62Latitudes N°8 / avril 2012

La Città dell’Utopia est un lieu de contributions, de partage et d’intégration. Chacun peut y adhérer et proposer des alternatives à ce qu’offrent les partis politiques actuels.

citoyensauce romaine

L’engagement

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Rome

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63Latitudes N°8 / avril 2012

Petit glossaire de la société italienne

• SEL [Sinistra Ecologia Libertà] : parti politiquené en 2009, aujourd’hui extra-parlementaire, quiréunit une partie des Verts et de la gauche.

• RAI : groupe audiovisuel public italien. Tous lesmembres du conseil d’administration sont nom-més par le Parlement et le ministère des Fi-nances. Le groupe est critiqué pour sa soumis-sion au monde politique et accusé de ne passavoir garantir une information indépendante.

nous sommes associés à la création de la Cité.Nous avons été séduits par l’idée d’accueillir unprojet qui reprenait le combat de l’ancien pro-priétaire, Augusto Volpi », explique Andrea Ca-tarci, président du XIe arrondissement de Romedepuis 2006.Ce politicien quadragénaire a, jusque-là, tou-jours renouvelé la convention. Il appartient auSEL [lire l’encadré], un parti situé très à gauchesur l’échiquier politique. En op-position avec Gianni Aleman-no, élu en 2008, premier mai-re de droite à la tête de lamétropole romaine depuis lafin du fascisme. Alemanno a commencé la po-litique à l’extrême droite, au sein du Mouvementsocial italien ; il appartient désormais au Peuplede la liberté [PdL], le parti de Berlusconi. Catarci déclare avec fierté que son arrondis-sement « est un emblème de la résistance à Rome.On y trouve beaucoup d’espaces autogérés, quicréent un tissu de relations solides ». Il s’agitd’« anticorps sociaux et politiques » dont fait par-tie la Città dell’Utopia. Le président la considè-re comme « un système de relations sociales, in-dividuelles et collectives capable de repenser uneautre ville. C’est un élément concret de transfor-mation et de relations avec les espaces ».La position d’Andrea Catarci sur la Cité n’estpas exempte de critiques. Ce dernier n’hésitepas à évoquer notamment celles du PdL, leparti d’opposition, qui pointe du doigt les pri-vilèges accordés à la Cité. Ses élus – qui n’ontpas donné suite à nos appels – demandent lasuppression de la convention en raison d’unengagement politique trop marqué à gauche.La Cité, quant à elle, affirme soutenir unique-ment des campagnes d’intérêt public, nonconnotées par une couleur politique, commela mobilisation contre la loi sur la privatisationde la gestion de l’eau.Au printemps 2010, des citoyens de toutel’Italie, dont des volontaires de la Cité, ontréussi à recueillir près d’un million et demi designatures pour demander un référendumabrogatif. Premier référendum à dépasser leseuil des 50 % de votants en quatorze ans. Lavoix du peuple a remporté un franc succèsavec des résultats autour de 95 % en moyen-ne. Le vote massif en faveur du “oui” n’a en-core eu aucun effet sensible sur la norme envigueur pour la gestion de l’eau. Les citoyensn’ont pas renoncé à leur combat. Ils ont lancéde nouvelles initiatives avec, à leurs côtés, laCittà dell’Utopia.

2013, année d’incertitudes« En Italie, on pense que quelque chose qui estpublic n’appartient à personne. Pas du tout !C’est parce que c’est public que ça appartient àtout le monde »,martèle Simona sur le seuil dela Cité. La jeune femme y donne des coursd’italien gratuits pour les migrants avecd’autres volontaires âgés d’une vingtaine d’an-nées. Les initiatives de la Città dell’Utopia« prennent de plus en plus de valeur car elles sontnées dans la société romaine et italienne qui estde plus en plus fermée vis-à-vis de l’immigrationet la diversité. Certains oublient même que notreHistoire est une histoire d’immigration », sou-ligne cette brune pétillante.Aujourd’hui, la Cité attend 2013 avec appré-hension. C’est l’année des élections munici-pales à Rome et la date à laquelle la conven-tion doit être renouvelée. « Nous prévoyonsdéjà des actions dans le cas où la décision seraitdéfavorable, admet Lucia. Il faut maintenir lapression sur la mairie pour lui montrer que la Citéest quelque chose d’utile à garder. »

En 2008 déjà, la mairie a songé à interromprela collaboration avec la Cité suite à l’effondre-ment du toit du Casale Garibaldi. En réaction,les habitants du quartier ont formé un mouve-ment pour que « l’utopie ne s’efface pas ». Lapression des citoyens a permis de poursuivrel’aventure. La Cité a même obtenu un finance-ment régional pour les travaux de rénovationde la maison. Les fondations de la Cité parais-

sent solides. Pourtant, le projetreste fragilisé par sa distance àl’égard de la politique des par-tis. Andrea Catarci affirmequ’en Italie, « aucune initiative

ne peut survivre si elle reste isolée, c’est-à-direnon affiliée à un parti ». Le président de l’arron-dissement parie « sur l’auto-organisation socia-le en partenariat avec le politique pour obtenir destransformations sociales ».Ce n’est pas du tout l’avis des jeunes commeSimona. Ils considèrent que le système poli-tique ne fonctionne plus car le citoyen délègueses responsabilités à des représentants dé-faillants et leur confie entièrement la gestionde la chose publique. « Face à une mauvaisegestion, on a deux options : on se plaint ou on seréapproprie la chose publique », conclut Simo-na. La Città dell’Utopia a fait son choix.

L.N. ET A.R.

Elena donne des cours de gym à la Città dell’Utopia. Elle arbore fièrement le tee-shirtdu référendum sur l’eau.

Simona dispense un coursd’italien à de jeunesmigrants, dans un localde la Città dell’Utopia.

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VIVRE L’UTOPIE

64Latitudes N°8 / avril 2012

Des effluves de haschisch titillentles narines des passants. Demultiples entrées et aucunegrille. À Christiania, on entredans une cité libre. Construitesur la base navale désaffectée

de Bådsmandsstræde, défendant le droit àune société alternative basée sur le consen-sus et la légalisation de la “fumette”, Chris-tiania dérange.Longtemps menacé de destruction, le quartierde 900 habitants a obtenu un sursis en juin2011. Après une décennie de lutte avec le gou-vernement conservateur, un accord permet àla communauté de racheter une partie des ter-rains pour 10,2 millions d’euros, avant juillet2012. « C’était une décision terrible à prendre,mais nous étions obligés de dire oui », expliquel’homme qui se fait surnommer “ Jokker”.Il tient le bureau d’information, joyeux bordelde paperasses et de cadavres informatiquesdont on trouve difficilement l’en-trée. Pour payer sa dette, Christia-nia a lancé un appel aux dons etcompte sur la générosité des touristes. La citélibre est devenue l’une des attractions les plusvisitées du Danemark. Dans l’agitation mêlant la jeunesse danoiseaux visiteurs intrigués, des “Christianites” plusou moins assagis se mêlent à la foule. Sous unporche, un sculpteur sur bois travaille son

œuvre avec passion. Des marginaux au dis-cours confus errent dans les allées. Léonard, unquadra en costume, enfourche son vélo. Com-me la moitié des “Christianites”, il part travailler« à l’extérieur ». À quelques pas des maisons, des vendeurs dehaschisch installés derrière leur guérite : Pu-sher Street. Un marché illégal juteux vissé àl’économie du quartier. Pour le pire et lemeilleur, les habitants composent avec lescontraintes de l’engouement suscité par la cité.Derrière un masque d’insouciance teinté d’op-timisme, les “Christianites” s’inquiètent. Lacommunauté, unie au premier abord, sedélite devant cette utopie à la dérive.

Hippie-Land T-shirts aux couleurs de Christiania, cartes po-tales, bracelets, casquettes, les produits dérivésenvahissent le quartier. Le tourisme de masse[plus d’un million de visiteurs par an] étouffe et

empoisonne les habitants. Rikke vità Christiania depuis 1981: « Avant,dans une journée, on croisait

trois ou quatre têtes que l’on ne connaissait pas.Maintenant, c’est 3 000 ou 4 000. Parfois c’est pe-sant. Un temps, on pouvait partir sans fermer saporte à clé. Ce n’est plus possible. » La dame de63 ans au chignon grisonnant mime des gensregardant à l’intérieur de sa maison en se col-lant aux fenêtres. « Parfois, on se sent vraiment

scruté… » Elle habite une grande maison enlambris rouges qui surplombe le quartier avecun jardin où elle cultive des oignons et stockedes stères de bois pour l’hiver. La communauté est déchirée entre un désir detranquillité et le besoin du tourisme, nécessai-re pour remplir les caisses et se protéger dupouvoir politique : « Tout ce que veut le gouver-nement, c’est détruire Christiania. Ça fait qua-rante ans qu’il essaie. On a peur qu’ils tentent deraser la zone. Mais tant qu’il y aura des touristes,on sera protégés. » Si la presse parle de libertéretrouvée depuis l’accord, Rikke ré-torque : « C’est un énorme bluff. Depuis un an,on paie le double pour notre maison. [environ250 euros par personne versés à la commu-nauté]Des gens sont partis ». La défection : unenouvelle menace pour la ville libre.

Les deux visages de ChristianiaÉtudiante copenhaguoise de 24 ans, MathildeVilsen a travaillé trois ans dans le jardin d’en-fants de Christiania. Une expérience mitigée.Elle évoque l’individualisme grandissant deshabitants, qui tranche avec l’esprit commu-nautaire des débuts. « Les “Christianites” ontdeux visages. Beaucoup de gens font passer enpriorité leur propre développement personnel,leurs intérêts. Ils sont incapables de négocier etde participer au consensus. C’est pourtant labase pour que l’expérience fonctionne. Ils se sont

CITADELLE DES UTOPIES PASSÉES AU CŒUR DE COPENHAGUE , LA CAPITALE DANOISE , LA ZONE

SQUATTÉE PAR DES HIPPIES DEPUIS 1971 A DES AIRS DE BIDONVILLE BUCOLIQUE . DEPUIS QUARANTE

ANS, CHRISTIANIA NAVIGUE ENTRE “BOBOÏSATION” ET PAUPÉRISATION, ESPRIT LIBERTAIRE

ET SOUMISSION AUX PRESSIONS POLITIQUES, VIOLENCE DES GANGS ET INSOUCIANCE FESTIVE .

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l’utopie perdueChristianial’illusion perdue

Façade d’immeuble à proximité de Pusher Street.Contrairement au cannabis, les drogues dures

sont interdites à Christiania.

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Copenhague

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Latitudes N°8 / avril 2012

65Latitudes N°8 / avril 2012

refermés sur eux-mêmes et campent sur leurs po-sitions. Leur égoïsme dégrade Christiania. »Ma-thilde évoque une maison toujours à l’abandoncar le voisinage refuse de choisir un nouvel arrivant. Kirsten Larsen, anthropologue de formation,qui vit ici depuis 1980, explique : « Si un endroitest libre, on passe une annonce dans le journalet les voisins rencontrent les candidats. Parfois,on a été obligés de revenir au vote. » Cheveuxrouges assortis à ses babouches en cuir, Kirs-ten porte une chemise à fleurs sous un pull grisanthracite. Elle ponctue ses phrases d’un riresonore en croquant des grains de raisin. Ellehabite tout au bout de Christiania, la zone duBlå Karamel [caramel bleu]. Ce mot d’argot a étéchoisi un soir de défonce en référence au glandmasculin. Elle travaille comme femme de mé-nage au Némoland, le plus grand bar de Chris-tiania et assure des visites guidées certainsaprès-midi. La communauté se bat tous les jours contreles tentatives d’abus de pouvoir. Le trafic dedrogue génère des inquiétudes : « Je viens d’ap-prendre qu’on a reçu une lettre d’un gang de dea-lers d’un autre quartier de la ville qui veut venirfaire le ménage. Sur Pusher Street, ils ont peur,ils ne savent pas ce qu’ils vont faire. C’est un peudangereux, on fait attention. »

« Cet endroit est totalement pourri » Un détour sur Pusher Street offre un aperçude la tension latente. Mêlés à quelques hippiestenanciers, une vingtaine de crânes rasés inti-mident ceux qui s’aventurent dans l’allée desdealers. De multiples tatouages sur la tête ré-vèlent l’appartenance au gang des Hells Angels.Seuls les gros blousons de bikers, interditsdans Christiania, sont restés au vestiaire. Dans un bar accolé à la ruelle, Mathildeévoque des « incidents ». Elle jette un coup d’œilméfiant autour d’elle avant de s’arrêter : « Il ya des choses que je ne peux pas dire ici… ». À l’ex-térieur, elle raconte : « J’ai la certitude que les“Pushers” ont des armes sur eux malgré l’inter-diction. C’est l’endroit le plus dangereux du Da-nemark, ça peut dégénérer en quelques secondessans que l’on sache pourquoi. » Elle décrit desscènes de violence « comme dans les films » : despassages à tabac et des doigts coupés. « Onpeut vous tuer pour presque rien. »Il y a un an, un Brésilien portant des dread-locks a été attaqué par les “Pushers”. Tabassé,scalpé, déshabillé, ils l’ont laissé pour mort surPrinsessegade, la rue qui longe l’entrée duquartier. Apparemment pris pour un autre. « Lacriminalité est arrivée par la drogue, et on ne peutpas enlever la drogue de Christiania. C’est laguerre. Je pense que cet endroit est totalementpourri. » Un joint à la main, un chapeau de cow-boyd’où s’échappent pattes touffues et cheveuxlongs, “Jokker”, du bureau d’information, le re-connaît : « Il y a des gars issus de gangs impli-qués dans la vente de hasch, mais ceux qui sontici sont les plus gentils des mauvais. » La cité libre s’est enfermée dans un systèmeà la dérive. Les “Pushers” se sont rendus in-dispensables. Pas de drogues dures. Pas dephotos. Interdiction de courir. C’est une sor-te de milice interne qui fait régner l’ordre. Iro-nie du sort pour cette utopie libertaire. Leshippies ont bien mal vieilli… Et Mathilde deconclure : « Il ne reste plus grand chose des dé-buts de Christiania. Ceux qui sont restés conti-nuent à avoir le même rêve, impossible àconcrétiser. La plupart des gens ne sont plusheureux ici. »

C.P ET J.L.B.

“Jokker” tient le bureaud’information du quartier.

Kirsten Larsen habite dans le Blå Karamel[caramel bleu].

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Le quartier de Christiania est devenul’un des principaux atouts touristiquesdu Danemark.

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VIVRE L’UTOPIE

66Latitudes N°8 / avril 2012

Enfants, nous n’avions pas de ré-ponse à la question “Que devien-drons-nous ?” Pourtant, à cet âge,nous étions sûrs que “je voudrais”signifiait “je serai”. Peu importe lechemin, les études, les erreurs,

dont nous ignorions tout : il suffisait de vou-loir pour que le monde se transforme à notrebon plaisir.Adolescents, nous prenions à peineconscience que cette transformation ne pour-rait venir que de nous, mais nous étions prêtsà tout. Nina voulait être archéologue, Barbarainfirmière, Sandra ne voulait pas finir en pri-son, je voulais tout. Nous avions 14 ans. Nousimaginions alors le monde tel que nous le vou-drions. Lui donnions forme, lui inventions sonpropre système économique, politique, sa so-ciété. C’est à cet âge que j’entendis le mot “uto-pie” comme sentiment, comme perception dumonde.Mon père, s’amusant de la vision « enchante-resse » que devraient être nos vies, répétaitsouvent : « C’est bien de ton âge, l’utopie. Il enfaut. Cela fait les plus beaux cyniques à monâge». Je le regardais et me disais qu’il avait dûêtre le plus grand des utopistes et réinventerchaque brin d’herbe quand il était jeune. Im-possible. Mais il m’avait fait croire que l’uto-pie n’était qu’une passade et que lentementmais sûrement nous finirions tous par accep-ter le monde tel qu’il est. C’était un peu com-me adapter les cinq étapes du deuil [le déni, lacolère, le marchandage, la dépression, l’accep-tation] aux sentiments humains : l’ignorance

de l’enfant, l’utopisme du jeune, le sarcasmede l’adulte, le cynisme de la fleur de l’âge, lepragmatisme du vieux sage.Mais alors que je me voyais déjà finir amère,je reconsidérai le sens de l’utopie. Il fallaitcontinuer de rêver. Nina n’était pas archéo-logue mais vendeuse. Barbara était assistantesociale. Sandra parcourait le monde de petit

job en petit job. Pourtant, nous n’avions pastoutes basculé vers le sarcasme. Comme tantd’autres avant nous, nous gardions au fond denous l’envie et la possibilité que le mondes’adapte à nous plutôt que de devoir s’adapterà un monde.

A.D.L.C.

sont passés nos rêves d’enfant ?

Les yeux rivés sur un maga-zine coloré, je regarde Ma-non assise dans sa re-

morque à l’arrière du véloparental. Nouvelle-Zélande,États-Unis, Amérique latine,Afrique : depuis sa naissance – lamême année que moi – elle par-court le monde avec ses parents, cy-clistes invétérés qui ont parcouru150000km autour du globe au début desannées 1990. À cette époque, mon mon-de à moi se limite aux amis de l’école etsa périphérie est celle d’un village dequelques centaines d’habitants. Alors je rêve, m’insurge, me dis quequand même, c’est injuste de ne pasêtre, moi aussi, née dans une remorque.Et puis, quelques années plus tard, j’allumela télévision et découvre les visages tannés deMarion, Elsa et Sophie à la barre d’un voilier.Et rebelote, un nouveau tour du monde quim’en met plein les mirettes. Sur le bateau-éco-le Fleur de Lampaul, ces adolescentes rencon-trent les peuples de la planète pendant que moije n’ai fait que déménager dans un village en-core plus petit que le précédent. Alors, c’est

promis, quand j’aurai le choix, je ferai commeelles.Puisque je n’ai pas reçu l’utopie en héritage,il me faudra la conquérir. J’y parviens à petitspas, mon passeport accumule les tampons etmes semelles sont usées. Mais une question

persiste : que sont-ils devenus,ces enfants voyageurs ? Sont-ils des adultes prêts à bouscu-ler la société comme je me lesuis toujours imaginé ? Assise àla table d’un café avec Manon,je découvre qu’à 23 ans, ellen’aime pas le vélo ni vraimentles voyages. Enfin, son copainest « plutôt hôtel ». Parmi les

filles de la Fleur de Lampaul queje rencontre, il y a bien Elsa qui projette devivre sur son propre bateau. Mais Marion ditqu’elle regrette qu’on ne la voie « qu’à tra-vers l’expérience du tour du monde ». Moi qui aurais adoré avoir des choses fabu-

leuses à raconter aux copines, elle s’en est las-sée. Sophie revendique le fait d’avoir une « viedifférente, assez simplement » : pas de projets dé-lirants, mais la fierté d’avoir créé sa propre en-treprise. Toutes sédentaires et plutôt « dans lanorme », elles semblent avoir eu leur quotad’utopies tandis que moi, je nourris toujoursl’espoir de rattraper le retard pris sur elles. Àmoins que je n’aie déjà pris de l’avance...

F.A.

Sur un vélo, dans un bateau, j’ai grandircomme elles

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Manon, petite, dans la remorque du vélo parental

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Damanhur,Damanhur,objet

Page 67: Latitudes 87° Utopie total

rêves d’enfant ?

67Latitudes N°8 / avril 2012

DERRIÈRE L’APPELLATION OFFICIELLE D’ÉCO-VILLAGE , LA “FÉDÉRATION” DE DAMANHUR ABRITE

UNE COMMUNAUTÉ SPIRITUELLE TRÈS IMPLANTÉE DANS UNE VALLÉE DES ALPES ITALIENNES.LA “CITOYENNETÉ DAMANHURIENNE” S’ACQUIERT EN ÉCHANGE D’UN DÉVOUEMENT COLLECTIF

ACHARNÉ. ENTRE UTOPIE COMMUNAUTAIRE ET DÉRIVE SECTAIRE , LES CŒURS BALANCENT.

Vendredi 18 h, la réunion com-mence dans une salle comble.Oberto Airaudi, “Faucon“ pourles initiés, lâche sa tablette nu-mérique et s’approche de l’as-semblée. Il s’assoit et croise les

jambes. Quelqu’un ose une première ques-tion : « “Faucon”, avez-vous rencontré beau-coup de gens venant du futur ? » Rires nerveuxdans l’assistance, puis cette réponse du “gui-de” aussi énigmatique que l’expression de sonvisage : « Nous venons tous du futur. »Bienvenue à Damanhur, une communautémarginale qui regroupe un millier d’habitantsrépartis sur plus de 400 hectares près de Tu-rin, en Italie. Elle repose sur une croyance col-lective : “Faucon” a vécu en l’an 2600 et il estrevenu pour sauver l’humanité.

Le hasard n’existe pasLeurs maisons, bâties sur les hauteurs d’unevallée du Piémont, abritent entre quinze etvingt personnes. Chacun dispose d’unechambre et partage les pièces à vivre, com-me dans une colocation.Des matériaux peu polluants, comme lapaille ou le bois, sont utilisés pour la construc-tion des habitations. Des panneaux solairesfournissent en énergie l’ensemble du territoi-re. « Chaque foyer soutient un projet, commel’agriculture, les énergies renouvelables, l’édu-cation ou encore les relations extérieures, ex-

plique “Ornithorynque”, un Damanhurien. Siun individu décide d’intégrer la Fédération, ilsigne un contrat et adhère à notre Constitution.Tout adhérent reçoit une appellation animaliè-re ou végétale. Durant la première année,chaque centime gagné doit être versé à la com-munauté. C’est une manière efficace d’ap-prendre le sens du collectif. Plus tard, on peutconserver une partie de ses revenus. »Si des insatisfactions demeurent, elles peu-vent être exprimées le “ jour des plaintes “.Chaque Damanhurien disposede soixante minutes par an pourrâler. Le reste de l’année, l’opti-misme est de rigueur.La plupart des habitants occu-pent un emploi dans les villesvoisines. D’autres travaillent ausein des locaux de Daman-hur Créa. C’est un centre d’activités géré parla collectivité. Cabinet médical, artisanat, en-treprise de bâtiments écologiques, salon debeauté, restaurant végétarien, galerie d’art ouencore supermarché bio avec sa buvette : denombreuses spécialités sont exploitées pourremplir les caisses de la Fédération.Les règlements en euros sont acceptés, bienque le credito, la monnaie locale, soit privilé-gié. Un fort esprit entrepreneurial circule dansles couloirs. « Ils travaillent trop. Ils ne s’arrêtentjamais et “Faucon” les pousse à se surpasser enpermanence », soupire Alain Fourré, l’ancien

président du réseau des éco-villages de Fran-ce. La soixantaine assumée, il découvre Da-manhur à la fin des années 1990 et décide des’y installer. Un an plus tard, il quitte les lieux,avouant ne pas supporter cette productivité in-cessante. « Mais ils créent beaucoup de richesses,c’est un fait. »Damanhur a trouvé un modèle économiqueprospère, contrairement à de nombreusescommunautés autonomes. Avant d’être gou-rou, Oberto Airaudi a fait ses armes dans le

monde de la finance. Il a lesens des affaires. Autre cheval de bataille : unereconnaissance publique àl’échelle nationale. « Nousavons déposé une loi auprès duParlement italien afin d’être re-connus comme “structure utile”

pour la société », explique “Elfe”, le maire da-manhurien de Vidracco, un village voisin.L’adoption de cette loi leur permettrait de re-cevoir des subventions.Dans l’attente d’une réponse gouvernemen-tale, “Elfe” profite de son mandat pour relan-cer la politique locale. « Avant notre implanta-tion, la région était dévastée et très pauvre. Nousavons favorisé l’activité économique en créantdes zones de production. Par exemple, nousavons restauré un vieux moulin pour produirede la farine de châtaigne. Et tous les ans, nousdonnons des graines aux personnes âgées

«« LLaa pprreemmiièèrree aannnnééee,, cchhaaqquueecceennttiimmee ggaaggnnéé ddooiitt êêttrreevveerrsséé àà llaa ccoommmmuunnaauuttéé..

CC’’eesstt uunnee mmaanniièèrreedd’’aapppprreennddrree llee sseennss

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Damanhur,Damanhur,ccoommmmuunnaauuttaaiirree

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Une maison damanhurienne dans le centre de la communauté.

Damanhur

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pour leur potager. » Des solutions localesplus qu’un véritable programme politique.L’élection du maire de Vidracco, “Elfe”, est-elle un gage de popularité des Damanhuriensauprès des Italiens de sa circonscription ? « Ilsont racheté plus de la moitié des logementsdans la vallée de Vidracco, éclaire Alain Four-ré avec un sourire. Gagner des élections necomporte pas vraiment de difficultés puisqu’ilssont majoritaires. »

“Faucon”, le dieu des lieux Oberto Airaudi est à l’origine de cette initia-tive collective qui débuta dans les an-nées 1970. Assisté d’une douzaine de fidèles,il décide de fonder une société modèle pour« changer le monde », en donnant une placeconsidérable à la création artistique. « Un soird’été, en 1978, “Faucon” a lu dans les étoilesqu’il fallait creuser dans la vallée. Depuis, nousn’avons jamais cessé de creuser », explique“Ornithorynque”, en évoquant la construc-tion des « Temples de l’humanité » : un sanc-

tuaire de 8 500 m3, enfoui sous terre, compo-sé de plusieurs salles reliées par des tunnels.Le gouvernement italien a mis plus de vingtans avant de découvrir ce lieu hautementsymbolique pour la communauté. Yahvé,Bouddha, Jésus-Christ, Mahomet, Osiris etcompagnie se partagent des pans de mur, enpeinture et sur vitraux, aux côtés de nom-breux portraits de Damanhuriens. “Faucon”est omniprésent, dessiné ousculpté. Sa mégalomanie at-teint son paroxysme dans unereprésentation de guerreépique où il incarne le Bientriomphant du Mal. Le dieudes lieux, c’est lui.Pour visiter ce chef-d’œuvre, des règlesstrictes et dérisoires sont imposées : payer lasomme délirante de 66 euros, signer une dé-charge, ne rien toucher, ne pas prendre dephotos et suivre le guide. Les questions in-trusives sont bannies sous peine de langue debois. « J’ai l’impression d’avoir subi un lavage

de cerveau, avoue un visiteur après une séan-ce de méditation dispensée au cœur destemples. Je n’approuve pas l’idée d’un gouroucomme “Faucon”. Il n’est pas le seul à pouvoircommuniquer avec les esprits. Moi-même par-fois, ils me parlent. »Le succès finance en partie leur interminableconstruction car au-delà de l’attrait spirituel,les temples attirent des milliers de touristes

chaque année. Comme ce jeu-ne couple italien qui, poussépar la curiosité, a traversé l’Ita-lie pour découvrir le circuitsouterrain. Leur présence à Da-manhur suscite le débat :

« Nous sommes venus ici dans le plus grand se-cret car nos familles ne comprendraient pasnotre intérêt pour Damanhur. Nous préféronsne rien leur dire pour éviter une discussionlongue et désagréable. »La communauté souffre du syndrome de la“maison hantée” : jamais visitée par le voisi-nage, elle entretient les commérages depuis

68Latitudes N°8 / avril 2012

«« LL’’iinnddiivviidduu rreessttee lliibbrree ddee ssaappeennssééee.. IIccii,, oonn cchheerrcchhee llee

ddiivviinn ddaannss ll’’iinnddiivviidduu ttoouutt eennccrrooyyaanntt eenn ll’’eexxiisstteennccee dd’’uunnee

ddiivviinniittéé ssuupprrêêmmee.. »»

Oberto Airaudi, alias “Faucon”, lefondateur de Damanhur, prétend revenirdu futur pour sauver l’humanité.

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VIVRE L’UTOPIE

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des années. Les habitants d’Ivrea, une villeproche, ne se privent pas de commentaires :« Je n’y ai jamais mis les pieds, mais ce n’est pasrassurant de les savoir près de chez nous.Damanhur est une secte et ces gens me fontpeur », confie la gérante d’un café.Les mêmes propos résonnent dans la bou-tique mitoyenne. « Tout est très contrôlé chezeux. Lors d’une disparition, ils ont tout bonne-ment refusé l’accès à la police pour les besoinsde l’enquête. Pour autant, je ne pense pas qu’ilssoient dangereux. En tout cas, pas envers ceuxqui n’en en font pas partie. »

Damanhur, une secte ?Pour contrecarrer ces velléités, Damanhurs’est doté d’une véritable armée propagandis-te de “relations publiques”. Ses membres sui-vent une formation musclée pour défendre leurFédération, rabâchant sans relâche leur mes-sage, celui d’une vie différente au sein d’unecommunauté innovante, écologique et ouverteaux autres. Convaincants, ils forment une

équipe hétéroclite, presque attachante. “Four-mi” lit dans les lignes de pied. “Macaque”, lachanteuse de jazz, ne quitte pas ses lunettesde starlette. “Ornithorynque” pratique les artsmartiaux. “Bouquetin” tient avec assiduité sonblog. Quant à la petite dernière, sa passionpour la musique électronique l’a amenée à cô-toyer tous les pontes du milieu.Leur discours se retrouve dans toutes lesbouches. « Vivre en communauté permet de re-trouver l’essence même de la vie, de vivre unevéritable utopie, s’extasie “Macaque” au volantde sa voiture au carburant écologique.Chaque Damanhurien apporte sa touche per-sonnelle au projet collectif. C’est un fonction-nement opposé à celui d’une secte car l’indivi-du reste libre de sa pensée. Ici, on cherche ledivin dans l’individu, tout en croyant en l’exis-tence d’une divinité suprême. »Pour Alain Fourré, « on condamne trop faci-lement tout groupe qui n’a pas un fonctionne-ment jugé “normal” par la société. On vit à Da-manhur comme dans un tiroir, sans savoir ce

qui se passe ailleurs. Seul “Faucon” détient lesrennes ; il est le pilier de la communauté. Da-manhur attire surtout des novices en matière despiritualité. On y retrouve des anciens toxico-manes et d’ex-membres des Brigades rouges. »Alain Fourré n’émet aucune certitude sur lecaractère sectaire de la communauté. « Certes,il y a un conditionnement très subtil à Daman-hur qui peut être défini comme celui d’une sec-te. Mais ils sont efficaces au niveau social et éco-logique. » L’État italien ne liste pas lesorganisations sectaires. Inscrite dans laConstitution, la liberté de culte permet l’ex-pression de toutes les croyances, tant qu’ellesne vont pas à l’encontre de la juridiction. Enmatière de dérives, qui ne dit mot, consent.Les Damanhuriens vivent en autonomie, en-cadrés par des lois strictes et marginales, im-posées par Oberto Airaudi et sa garde rap-prochée. En apparence, ils semblent n’avoiraucune volonté de nuire, seulement l’ambi-tion de faire perdurer leur utopie.

G.R. ET E.F.

69Latitudes N°8 / avril 2012

De gauche à droite : “Elfe”, maire damanhurien du village de Vidracco, “Macaque” devant sa maison de paille et “Bouquetin”, bloggeur assidu.

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scoUn foyer damanhurien qui abrite ving-cinqt personnes.

Un mélange de bricolage et de modernité.

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VIVRE L’UTOPIE

70Latitudes N°8 / avril 2012

Le guide de l’utopiste

BURNING MAN

LE NEVADA LIBERTAIREPour une fin d’été déjantée, rendez-vous dans lessables du désert de Black Rock [Nevada], au festi-val Burning Man. Le temps d’une semaine, des mil-liers de saltimbanques convergent vers ce villageéphémère. Tout est permis, excepté la violence. À la fois manifestation artistique, rave et expé-rience sociale humaniste, l’événement rassemble

une communauté de "burners" hétéroclite : ar-tistes, bricoleurs et exhibitionnistes en tous genres.Chacun est le bienvenu pour apporter sa contri-bution personnelle à la fête. Programmation : au-cune. À Burning Man, on ne trouve que ce qu’ony apporte. Le festival se clôt par l’incendie du vil-lage. On efface les traces. Ce qui se passe à Bur-ning Man reste à Burning Man. Prix des billets :300 dollars.

R.F.

COUCHSURFING ESPÉRANTISTEUN CANAPÉ, UNE LANGUEQuoi de mieux pour voyagerqu’une langue parlée partoutdans le monde ? Se faire com-prendre par l’humanité, telleétait l’ambition du PolonaisLudwik Lejzer Zamenhof lors-qu’il a créé l’espéranto à la findu XIXe siècle. Aujourd’hui, lesdeux millions d’espérantistesont créé un monde parallèleavec leur propre Wikipédia, leurlittérature, leurs groupes de rocket leur réseau de couchsurfing.Pour tous les baroudeurs, le motà retenir est Pasporta Servo.

Le principe : les personnes quifigurent dans cet annuaire pro-posent d’accueillir gratuitementchez elles tout voyageur parlantl’espéranto et possédant le fa-meux passeport [disponible dansles librairies espérantistes]. Unaccès à près d’un millier de ca-napés, dans 89 pays. Impossiblede ne pas trouver son bonheur! En plus d’apprendre unelangue, le Pasporta Servo vise àdévelopper une forme de tou-risme solidaire dans le respectde l’esprit humaniste. Que de-mander de plus ?

J.B.

LASSÉ(E) DES VACANCES ORDINAIRES AUX SAVEURS DÉJÀ CONNUES ? ENVIE DE VIVRE DES EXPÉRIENCES ATYPIQUES ?LATITUDES VOUS PROPOSE UN PÉRIPLE UTOPISTE AUTOUR DU MONDE .

LES AMISHL’AMÉRIQUE DU XVIIe SIÈCLEFatigué(e) de votre téléphone,votre voiture et par la société deconsommation ? Allez passerquelques jours chez les Amish,une communauté chrétienneanabaptiste qui vit à l’écart dumonde moderne. Principalementinstallés aux états-Unis où ilssont 200 000, les Amish ont gar-dé les pratiques de leurs ancêtresarrivés sur le territoire américaindans le courant du XVIIe siècle.

Leur mot d’ordre : “Tu ne teconformeras point à ce mondequi t’entoure.” Un vrai retourdans le passé ! Chez les Amish,on roule en carriole et on s’éclai-re à la bougie. Les hommes cul-tivent les champs, les femmescuisinent. Tenté(e) de jouer à lafamille Ingalls ? Le comté de Lan-caster [Pennsylvanie] proposeplusieurs circuits pour les tou-ristes en mal d’authenticité, de8,50 à 26 dollars.

F.B.

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71Latitudes N°8 / avril 2012

AUROVILLELA CITÉ INDIENNE DE L’HOMMEDans le monde des utopies, Auroville est the place to be. De-puis quarante ans, les Aurovil-liens bâtissent pierre par pierreleur idéal de vie communautaire.La population y vit en parfaiteégalité, au-delà de toutescroyances, opinions politiques etnationalités. Leur philosophie :fusionner le spirituel avec le phy-sique. L’homme “supra-mental”,Auroville y croit !

La cité, fondée par la FrançaiseMirra Richard, dite “La Mère”,compte aujourd’hui 2 000 rési-dents, loin des 50 000 espérés àsa création. Visiter Auroville,c’est possible, mais dans un par-cours très encadré. Et pour y sé-journer, « il faut être le serviteurvolontaire de la Conscience Divi-ne » et respecter une période pro-batoire d’un an. L’harmonie, çase mérite ! Une visite pour100 roupies.

R.F.

KIBBOUTZ HÔTELSÀ LA RECHERCHE DE L’ISRAËL COMMUNISTELézarder. Attendre l’heure de la cueillette, une brindilleentre les dents, au son des bêlements. Puis dîner à la can-tine avec les habitants. Vous rêvez de vacances familialesen milieu rural ? Les kibboutz hôtels vous les offrent surun plateau d’argent. Inspirés de l’idéologie communiste,ces villages agricoles israéliens étaient destinés à ras-sembler les populations immigrées juives pour une vie en

complète autarcie. Travail à la ferme ou dans les champsen échange d’un logement, éducation commune pour lesenfants, l’idéal collectiviste s’est heurté au temps. Méta-morphosés en complexes hôteliers, les kibboutz sont desdestinations très prisées, à l’ancienne ou agrémentés deterrains de tennis et de piscines. Vous goûterez à l’im-mersion en terre traditionnelle, où s’entremêlent far-niente et découvertes culturelles. Entre 60 et 120 eurosla nuit.

J.C.

KAZANTIPL’IBIZA NO-LIMIT UKRAINIEN

C’est la destination à la mode pour les clubbers dumonde entier. Une république indépendante « quin’existe pas pour le reste du monde » et regroupe lajeunesse dorée européenne et celle des Balkans, enmal de liberté. Des décors à la Madmax, de la mu-sique vingt-deux heures sur vingt-quatre, des verresde vodka moins chers que le soda et des ballonsd’oxygène en guise d’en-cas... Un choc frontal entre

les vestiges de l’URSS et la jeunesse du XXIe siècle.But d’une telle “république” : « réunir les personnesles plus intelligentes, drôles et belles » (rien que ça...)dans un endroit où tout est permis. S’approprier laplage comme point de chute le soir ? C’est d’accord!Se marier toutes les semaines? C’est oui ! Se bala-der nu ? Pas de souci ! Pour goûter à cette douce uto-pie, il faudra tout de même vous acquitter de 100 eu-ros de “viZa” ou vous présenter dans le plus simpleappareil pour être exonéré.

J.L.B.

NANJIELA CHINE DE MAO

Pour tous ceux qui se de-mandent à quoi ressemble-rait la ville idéale de MaoZedong, Nanjie est la desti-nation parfaite. Au cœurd’une Chine qui s’est enga-gée sur la voie du capitalis-me, ce petit bourg rural adécidé de tourner le dos auxréformes nationales pour serecentrer sur les principesmaoïstes. Pour ses 3 000 ha-bitants, pas de radio-réveil.On se lève chaque matin auson des chants révolution-

naires et textes de propa-gande. Pas de banque nonplus. Tout est gratuit : le lo-gement, l’école, la nourritu-re, les soins. Tout est iden-tique : les appartements, lestickets pour les denrées ali-mentaires, et les salaires.En tant que touriste, vousserez le/la bienvenu(e).Pour 28 euros, un parcoursvous sera proposé pour quevous puissiez voir les diffé-rentes zones de la ville enpassant, bien sûr, par la ré-plique de la maison natalede Mao.

F.B.

Page 72: Latitudes 87° Utopie total

VIVRE L’UTOPIE

72Latitudes N°8 / avril 2012

La porte des artistes s’ouvre. Sous le chapiteau, le brouhaha des rires et des stupeurs des enfants passe à� l’oreille comme un coup de vent.Une femme dans un costume d’adolescente sort en traînant, ou plutôt, traînée par une dizaine de chiens. C’est Rosie Hochéggér, une Au-trichienne qui rentre chez elle après sa journé� e de travail. Comme tout le monde, ou presque.

Le village ambulantLE CIRQUE ARLETTE GRUSS SILLONNE LES ROUTES DE FRANCE DEPUIS PLUS DE VINGT-CINQ ANS. DES ARTISTES

VENUS DU MONDE ENTIER CONTRIBUENT CHAQUE ANNÉE AU SPECTACLE . DANS LEUR ITINÉRANCE , ILS CRÉENT

UN MONDE À PART. HISTOIRE EN IMAGES DE CES NOMADES MODERNES.

Rosie est arrivée au cirque Arlette Gruss en septembre 2011. Ellerestera un an, comme la majorité des artistes, car le spectacle chan-ge chaque année, emportant avec elle son petit monde : sa carava-ne, celle de ses dix chiens, celle de ses trois chevaux et même cel-le de la préceptrice de ses enfants. Rosie vient d’une famille de cirquemais sa vie de nomade va changer. L’année prochaine, elle partiraseule sur les routes. Ses enfants entreront au collège et resterontavec son mari, en Allemagne. Encore deux ans de cirque et elle de-viendra sédentaire pour s’occuper de sa famille. « Ça ne me fait paspeur, mais j’ai du mal à rester en place plus de dix jours, alors… »

ROSIEHOCHÉGGÉR

Pour ses enfants, Saskia (12 ans) et Serujon (9 ans), Rosiea fait venir une professeure d’Allemagne. Elle avait essayé l’école

du cirque, mais la barrière de la langue était trop grande.

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73Latitudes N°8 / avril 2012

Au dé� tour de la ménagerie, en passant par les tigres, c’est John Vernuccio qui part au travail. Il fait partie de la sixième géné� rationde l’illustre cirque italien Togni. Depuis dix ans, il est le chef de la mé� nagerie chez Arlette Gruss. Son pè� re avait bien essayé� delui faire faire autre chose, mais le cirque a un effet boomerang. « Tout tourne en rond quand on fait partie d’un cirque. On ne connaîtque ç� a, ç� a revient toujours vers nous. Je ne pourrais pas vivre autrement. »

Sous le chapiteau, Monsieur Loyal vient de finir le spectacle. Kevin Sagau a 8 ans quand il voit pour la premiè� re fois le cirqued’Arlette Gruss. Depuis ce jour il nourrit le dé� sir de porter à son tour la redingote rouge. Ce jeune homme n’est pas né� dans uncirque , il connaît la vie de sé� dentaire. « Ê� tre nomade, c’est ê� tre rêveur avec les pieds sur terre. C’est vivre au jour le jour sans se pro-jeter. Avec les bons et les mauvais cô� té� s». À 22 ans, pas facile de concilier nomadisme et vie sentimentale : son amie Idalko, unejeune Hongroise rencontré� e lors de la tourné� e 2010, vit sur un bateau de croisiè� re en Amérique du Sud. Il leur faudra trouverun cirque qui les accueille tous les deux s’ils veulent tracer leur route ensemble.

KEVINSAGAU

JOHNVERNUCCIO

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VIVRE L’UTOPIE

74Latitudes N°8 / avril 2012

Kevin Gruss a 24 ans. Il est lefils de Gilbert et le petit-fils d’Arlette. Il ne verrait pas sa vieautrement : « Je ne peux pas fai-re la diffé�rence entre vivre en vil-le et vivre au cirque. Je n’ai jamaisvé� cu que ça. C’est la plus belle vieau monde. » Lui et sa compagne,Julie, donneront bientô� t unenouvelle hé� ritière à� la familleGruss : Zoé�. Il a dé� jà� des projetspour sa fille. Il reprendra lecirque un jour, mais « à� [sa]faç�on ». Il promet que ce « pala-ce flottant » sera doté d’unemeilleure é� cole qu’aujourd’hui.Lui n’a jamais aimé� l’école. Il re-trouvait chaque anné�e lesmêmes établissements, dans lesmêmes villes, refaisait lesmê� mes exercices... Il souhaitemieux pour les jeunesgé� né� rations du cirque.

L’é�cole d’Arlette Gruss est une moitié de petit camion rouge. À� l’inte� rieur, PerrineBourgeois, 28 ans, fait la classe à dix enfants et aide deux collé� giennes qui suiventdes cours du CNED (Centre national d’enseignement à distance). Une classe unique,différents niveaux, diffé� rentes nationalités. Perrine a l’â� me d’une nomade : professeuredes é� coles, elle a vécu en Guyane, a� Moscou, elle « habite » en Savoie avec son com-pagnon, mais l’é� cole à laquelle elle est rattachée est à Dijon. Elle est de partout et denulle part : pas é� tonnant qu’elle se retrouve à sillonner les routes avec un cirque. Letravail est « é� reintant » et le manque de place certain. « Mais les enfants sont inté�resséset inté�ressants. »

KEVINGRUSS

PERRINEBOURGEOIS

Ces “hors-la-ville”, avec pour ani-maux de compagnie des chiens, destigres et des éléphants, sont des mar-ginaux consentants et fiers de l’être.

Autour du grand chapiteau, un petit village s’est dressé. Des quartiers faits de maisons sur roues. Des jardins, des pots de fleurs, des terrassessur bitume et même une école dans un cube rouge.

PHOTOS P.T. TEXTE A.DLC.

Page 75: Latitudes 87° Utopie total

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VIVRE L’UTOPIE

Pendant des décennies, le bâtiment a abri-té un bordel. D’abord celui du roi Alfon-so XIII, ensuite celui d’un général deFranco. Après les prostituées, les révol-tés. C’est cet immeuble cossu du centrede Madrid qui a servi de QG aux Indignés

pendant la Semaine de lutte pour le logement,du 19 au 25 mars. Une semaine chargée : ma-nifestations, dépôts de plaintes en groupe pournon-respect des droits constitutionnels, péti-tions, débats. Parmi les événements marquants :la venue d’une association de victimes de mon-tages immobiliers douteux et d’un avocat ma-drilène à la retraite, spécialiste du logement ethabitué des interventions au Parlement.Ces militants ont des requêtes simples : appli-quer l’article 47 de la Constitution espagnole1 etles articles de la Déclaration universelle desdroits de l’Homme relatifs au logement. Mais ilsse battent aussi pour aller plus loin. Les diffé-rents mouvements de défense du logement demandent l’instauration de la “dation en paie-ment” [lire p.77], la création d’un loyer social etd’une loi introduisant un quota de logement so-ciaux par commune. Autre objectif revendiqué :annuler l’aide gouvernementale aux banques.

Le mouvement est éclectique. Il y a les enfantsdu 15-Mai, ceux de toutes les luttes. Et lesautres, fervents défenseurs du logement, qui lesrejoignent, le temps d’un combat. Le collectifOficina vivienda a pour objectif d’« articuler uneréforme de la politique du logement », explique Al-fonso. Cet informaticien de 31 ans milite pourla cause depuis des années et cette semaine, ilfait office de porte-parole lors des manifesta-tions. De son côté, la Plataforma de afectados porla hipoteca [PAH], fait également front communavec les Indignés. Cette association dénonce lesabus des banques. Celles qui ont prêté sans li-mite pendant le boom immobilier des années2000 pour l’achat de logements souvent sur-évaluées.

Des actions théâtraliséesMercredi 21 mars, une marche est organiséejusqu’au bureau du logement de Madrid au ryth-me de « Qué pasa, qué pasa, que no tenemoscasa ! » [Il y a, il y a, que nous n’avons pas de mai-son !]. Les Indignés veulent défendre les cas deplusieurs femmes qui ont perdu leur logement.Parmi elles, Mercedes Martín. La cinquantaine,teinture rousse, elle a contracté un emprunt

pour pouvoir ouvrir une cafétéria. Aujourd’hui,elle vit dans un foyer d’accueil après avoir per-du son commerce et sa maison. Le directeur ten-te d’expliquer qu’il ne peut rien faire : « Il faut voirça avec la mairie. »Agacé par l’insistance des mi-litants, il réussit à les convaincre de quitter leslieux. Une autre femme, venue défendre son cas,éclate alors en sanglots, mitraillée par un jour-naliste de Reuters. Stoïques, une dizaine de po-liciers observent la scène à deux pas. Le petitgroupe finira par partir sans avoir obtenu gainde cause. La scène est révélatrice du climat quientoure le mouvement. À la veille du premieranniversaire du 15-Mai, pas question de faire devagues. Les forces de l’ordre observent maisn’interviennent pas. Une stratégie développéedepuis près d’un an par les autorités pour lais-ser s’éteindre le mouvement.

J.B. ET J.V.1) « Tous les Espagnols ont droit à un logement digne etapproprié. Les autorités garantiront les conditions néces-saires à l’exercice de ce droit et établiront les normesconséquentes afin que les citoyens puissent jouir de cedroit, particulièrement en régulant l’utilisation des solsconformément à l’intérêt général et ce, afin d’empêcherla spéculation. »

indignés

Un an après, les Indignés madrilènesn’ont pas abandonné la lutte.

76Latitudes N°8 / avril 2012

dessecond souffleLe

espagnoleUrgence,© Jea

nne Ba

rtoli/ES

J

LE MOUVEMENT DES INDIGNADOS N’EST PAS MORT. LA CRISE NE CESSANT DE S’AGGRAVER ,ILS ONT TROUVÉ UN AUTRE TERRAIN DE LUTTE : LE LOGEMENT, UNE PRÉOCCUPATION MAJEURE

DES ESPAGNOLS. UN AN APRÈS LE DÉBUT DES MANIFESTATIONS, LES ENFANTS DU 15 MAI ONT

ORGANISÉ UNE SEMAINE D’ACTION.

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Le changement doit venir d’en bas. Pedro, lasoixantaine, en est convaincu, rien ne se feraavec cette « classe dirigeante corrompue ». Ces In-

dignés madrilènes veulent changer la mentalité deleurs concitoyens, les faire participer à la vie politique,tout en se tenant éloignés des partis. Alfonso, porte-parole de la manifestation, l’expliqueautrement : « Il faut se débarrasser de la démocratiebourgeoise et permettre l’émergence d’une démocratiepar le peuple et pour le peuple. » La citation d’EduardoGaleano résume, selon lui, parfaitement leur état d’es-prit : « L’utopie est à l’horizon. […] Aussi loin que je puis-se marcher, je ne l’attendrai jamais. À quoisert l’utopie ? À cela. Elle sert à avancer. »Loin des agitateurs idéalistes décritspar certains médias l’an dernier, ils ten-tent de susciter une prise de consciencegénérale sur le système actuel et la né-cessité de réformer les institutions. Al-berto Senante, journaliste indépendantqui suit le mouvement, explique que le 15-Mai a en-traîné l’apparition d’une « nébuleuse d’associations »sur le territoire espagnol. « Le mouvement s’avère pluscomplexe, actif et concret qu’auparavant, même s’il aperdu en lisibilité. »Mais l’absence de programme glo-

bal et le refus d’intégrer l’opposition et les partis tra-ditionnels réduisent leur marge de manœuvre poli-tique. Le compte à rebours a commencé avant le pre-

mier anniversaire du 15-Mai. PourAlberto Senante « le principal problèmedes manifestations de mai dernier, c’estque tout le monde a cru que le changementserait immédiat ».Pourtant, ces révoltés savent qu’ils ne

peuvent pas se passer de l’appui de lamasse. Afin de montrer leur force et fai-

re circuler leurs idées, ils préparent les manifestationsdu 12 mai prochain, en Espagne et dans le monde.Mais, lucides, ils ont conscience que le changementsera long et laborieux.

J.B. ET J.V.

RReennccoonnttrréé ddeevvaanntt llee ssqquuaatt--QQGG ddee llaaSSeemmaaiinnee ddee lluuttttee ppoouurr llee llooggeemmeenntt,,FFéélliixx aa ll’’aaiirr ddiissccrreett.. PPoouurrttaanntt,, qquuaanndd iillppaarrllee ddee sseess iiddééaauuxx,, cc’’eesstt aavveecc ppaass--ssiioonn..Il a un beau sourire quand il acceptenotre entretien. 1,80 m, habillé simple-ment, il porte un jean, une veste et uneécharpe négligemment nouée. Il se présente comme Félix. Tout court.

Comme ses camarades, il refuse dedonner son nom de famille. « Ce que jedis n’engage que moi. Nous sommes ungroupe, sans visage. » Quand il parle,son ton s’adoucit avec un léger accentdu sud. « De Rota » – près de Cadix. À45 ans, l’homme a l’air fatigué. Ancien professeur de catéchisme, il

dit avoir été renvoyé par l’Église quandl’institution a découvert son homo-sexualité. Dans la poche de sa veste, ilrange un petit pilulier en plastique jau-ne : « J’ai le VIH », lâche-t-il spontané-ment. Félix voudrait mettre fin à tous lesmaux de la terre. La liberté, l’humanis-me, la tolérance, la paix reviennentdans toutes ses phrases. Dans le cata-logue de ses vœux : l’éradication de lafaim dans le monde, la santé pourtous et surtout, la laïcité.

Pour l’Espagne, il imagine « unrenouveau de la démocratie et dela politique, le contrôle de l’utili-sation de l’argent public, avec lecitoyen au centre de la politique

et de la société ».Côté politique, il a déjà donné. Félix estun ancien sympathisant du parti socia-liste (PSOE), lassé par son manqued’audace. Quant à Izquierda Unida –équivalent du Front de gauche : « J’aivoté pour eux une seule fois, sans convic-tion. Il y avait trop de guerres internes, depolitique politicienne. »Quand on lui pose la question du faibleralliement des Espagnols au mouve-ment, il s’insurge : « Le système leur abourré le crâne. Ils sont incapables d’êtrecritiques, ils sont endormis. Nous devonsles réveiller ! »

J.B. ET J.V.

77Latitudes N°8 / avril 2012

3 questions à ...

Iván Ramireztrésorier de la PAH

Unenouvelle

voie

Un tiersdu salaire

� 1,5 million de logementsvacants en Espagne et 2,4millions en France, hors ré-sidences secondaires.� 9 % de locataires en Es-pagne, 42 % en France.� 32 % du salaire des Es-pagnols est consacré auloyer, contre 23% en Fran-ce.� Sur les neuf premiersmois de 2011, 42 894ordres d’expulsion ont étélancés dans toute l’Es-pagne.(Sources : INE ; INSEE ; Eu-rostat)

La “dationde paiement”

Une majorité d’Espagnolsen réclame l’instauration. Ils’agit d’une procédure quipermet d’annuler la dettequand le domicile est sai-si par la banque.En Europe, l’Espagne faitfigure d’exception : en casd’incapacité à rembourserun emprunt immobilier, labanque a le droit de saisirla maison qui perd auto-matiquement la moitié desa valeur. Le propriétairedoit alors encore rem-bourser la part restante dela dette et les frais de pro-cédure.

Félixl’idéaliste

LLaa PPllaattaaffoorrmmaa ddee aaffeeccttaaddooss ppoorrllaa hhiippootteeccaa eesstt uunnee aassssoocciiaattiioonndd’’aaiiddee aauuxx vviiccttiimmeess dd’’eemmpprruunnttssiimmmmoobbiilliieerrss aabbuussiiffss.. AApprrèèss llaannaaiissssaannccee ddeess IInnddiiggnnééss llee 1155 mmaaii22001111,, uunn bbuurreeaauu aa vvuu llee jjoouurr ddaannssllaa ccaappiittaallee eessppaaggnnoollee.. RReennccoonnttrreeaavveecc IIvváánn RRaammiirreezz,, ttrrééssoorriieerr dduuccoolllleeccttiiff..

QQuuee rreevveennddiiqquueezz--vvoouuss ??La modification de la loi sur lescrédits immobiliers. Nous col-lectons des signatures pour pré-senter un projet de loi d’initiati-ve populaire au Parlement. Il adéjà rejeté les quatre dernièrespropositions de réforme. La der-nière a été présentée il y a

seulement quelques semaines.Mais ce sera quand même posi-tif de présenter le projet : ça mé-diatisera la question et permet-tra de montrer que les politiquessont tous des crapules.

VVoottrree aassssoocciiaattiioonn ss’’eesstt ffaaiittccoonnnnaaîîttrree ggrrââccee àà ssoonn ccoommbbaattccoonnttrree lleess eexxppuullssiioonnss.. QQuueelllleepprrooccéédduurree ssuuiivveezz--vvoouuss ddaannss cceessccaass--llàà ??Quand une personne est me-nacée d’expulsion, elle fait appelà nous. Un de nos avocats étu-die le dossier, puis on alerte lescommissions Indignées issuesdu 15-Mai qui se réunissent dansles quartiers. Le jour de l’expul-sion, nous occupons le logementen masse, pendant que nos avo-cats et ceux de la banqueconcernée négocient un accord.

NN’’eesstt--ccee ppaass nnaaïïff ddee vvoouullooiirr nnéé--ggoocciieerr uunnee aannnnuullaattiioonn ddee ddeetttteeaauupprrèèss ddeess bbaannqquueess ??C’est une utopie très concrète !En un an, nous avons empêchél’expulsion de 43 familles dans lacommunauté de Madrid. Et puisl’association nous permet decombiner la réflexion et l’action.On ne fait pas que parler, com-me dans les assemblées en-nuyeuses du 15-Mai.

PROPOS RECUEILLIS PAR J.B. ET J.V.

© Jea

nne Ba

rtoli/ES

J

«« LLee pprroobbllèèmmee ddeessmmaanniiffeessttaattiioonnss eenn mmaaii

ddeerrnniieerr,, cc’’eesstt qquuee ttoouutt lleemmoonnddee aa ccrruu qquuee lleecchhaannggeemmeenntt sseerraaiitt

iimmmmééddiiaatt.. »»

Álvaro déclame lesrevendications de l’OficinaVivienda devant le Bureau

du logement de Madrid.

© Jea

nne Ba

rtoli/ES

J

À 45 ans, Félix a unlong vécu politique.

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78Latitudes N°8 / avril 2012

√Culture© Tan

aïs Fo

x/Flickr

Sculpture réalisée lors du festival Burning Mandans le désert du Nevada aux États-Unis.

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79Latitudes N°8 / avril 2012

UNE TRANCHEDE VIEEXTRATERRESTRE »

FC SANKT PAULI,REBELLE DU FOOTEUROPÉEN

DOSSIERARCHITECTURE

TEXTES ET PHOTOS : MAXIME VAUDANO, ELISA THÉVENET, MARION DEGEORGES, PIERRE TREMBLAY, CAMILLE CORDONNIER, ERNEST HOUNHOUAYENOU, MANON RESCAN,LUCIE CHAUMETTE, PIERRE COQUELIN, ROMAIN FONSEGRIVES, BARBARA SCHALL, MARIE-PIER BOUCHER, MATTHIEU BOISSEAU, JULIEN MOMONT, TÉA BAZDAREVIC, MICHAEL BLOCH, AGNÈS CHARETON

CULTURE , N.F. : ENSEMBLE DE RÊVES HIER IRRÉALISABLES QUI DESSINERONT

LES FRONTIÈRES DE LA CIVIL ISATION DE DEMAIN.

√Culture

Page 80: Latitudes 87° Utopie total

Imaginerl’homme

de

demain

√CULTURE

Latitudes N°8 / avril 2012

LES TRANSHUMANISTES FRANÇAIS NE SONT ENCORE QU’UNE POIGNÉE MAIS ILS SONT PERSUADÉS

QUE L’HOMME “AUGMENTÉ”, SUPÉRIEUREMENT INTELLIGENT ET QUASI IMMORTEL , SERA BIENTÔT

UNE RÉALITÉ. MARC ROUX, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE TRANSHUMANISTE [AFT],N’A QU’UN OBJECTIF : IMPOSER SA SENSIBIL ITÉ “TECHNOPROGRESSISTE” POUR PRÉVENIR LES DÉRIVES

D’UNE MAUVAISE UTILISATION DES TECHNOLOGIES D’AUGMENTATION.

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©DR

Marc Roux, président de l’Associationfrançaise transhumaniste.

Page 81: Latitudes 87° Utopie total

LLee pprroojjeett ttrraannsshhuummaanniissttee ddééccoouullee--tt--iill dd’’uunnddééggooûûtt oouu dd’’uunnee ffrruussttrraattiioonn vviiss--àà--vviiss ddeess lliimmiitteessddee llaa ccoonnddiittiioonn hhuummaaiinnee ?? Il ne s’agit pas de fuir une condition humainedevenue caduque. L’évolution transhumanisteest, selon nous, nécessaire pour perpétuer laconscience humaine. Dans environ 800 mil-lions d’années, la vie ne sera plus possible surTerre. Il faudra donc bien se donner les moyensd’aller voir ailleurs, en adaptant notre corpspour survivre à de nouvelles planètes. Parailleurs, avec le degré de sophistication qu’ontatteint nos techniques, on touche du doigt leslimites de nos capacités cognitives. Pour éviterde devenir esclaves de notre propre technique,nous devons accompagner son évolution ennous “augmentant”. Malgré ces deux impéra-tifs, il est possible de préserver l’essentiel de cequi constitue l’identité humaine, grâce à uneévolution progressive : dans trois cents ans,nos descendants “augmentés” se considèreronttoujours comme des hommes.

QQuuaanndd éémmeerrggeerraa llaa ttrraannsshhuummaanniiee ??Je considère davantage le transhumanismecomme un processus continu que comme unerupture. Notre réflexion se contente de faire ceque l’humain a toujours fait : se projeter versl’avenir et créer des scénarios pour assurer sapérennité, c’est-à-dire des utopies.Quand l’homme utilise un bâton pour garderle feu, il essaie déjà de garantir sa survie. Cequi fait la particularité du transhumanisme,c’est qu’il envisage sciemment de modifier lacondition humaine par l’utilisation de tech-niques qu’il a lui-même mises au point.

NNee rriissqquuee--tt--oonn ppaass ddee ccrrééeerr uunnee hhuummaanniittéé ààpplluussiieeuurrss vviitteesssseess,, lleess ttrraannsshhuummaaiinnss pprreennaannttllee ppoouuvvooiirr ssuurr lleess hhuummaaiinnss ttrraaddiittiioonnnneellss ??Nous sommes conscients de ce risque. Pouraffronter cette difficulté, il n’y a qu’une voie

envisageable pour le transhumanisme : la to-lérance et la dignité. Il suffit d’élargir les droitsde l’Homme à tous les êtres conscients, qu’ils’agisse d’une intelligence artificielle, d’unpost-humain, d’un cyborg ou même d’un“transanimal”. Ceux qui choisiront de resterdans la condition humaine actuelle pourrontdonc eux aussi se sentir égaux avec les autres.Si le “technoprogressisme” n’est pas encoredominant au sein de la réflexion transhuma-niste, il ne faut pas pour autant baisser lesbras: c’est aussi le lot du progressisme en gé-néral dans le monde. Je conteste le détermi-nisme inégalitaire, relayé par les courantsproches de la droite : il faut continuer à luttercontre les dérives et faire émerger un véritabletranshumanisme démocratique.La France, avec ses réactions particulière-ment vives face aux technologies [mouve-ments de faucheurs d’OGM, mobilisation contreles nanotechnologies], est un terreau fertilepour la sensibilité “technoprogressiste”.

LLee ttrraannsshhuummaanniissmmee pprrooppoossee--tt--iill uunn pprroojjeettgglloobbaall ddee ssoocciiééttéé ??Nous ne sommes pas un parti politique carnous considérons qu’une telle démarche estprématurée. Nousnous contentonsdonc pour l’instantde formuler un cer-tain nombre depropositions dansdes domaines qui nous paraissent fondamen-taux, comme le revenu universel, l’autorisa-tion de la gestation pour autrui ou l’accès gé-néralisé aux technologies.

EExxeerrcceezz--vvoouuss uunn lloobbbbyyiinngg aauupprrèèss ddeess aauuttoo--rriittééss ppoolliittiiqquueess ??En France, les portes des partis politiquesnous sont encore fermées. Contrairement aux

Américains, nous avons peu de moyens et au-cun mécène milliardaire derrière nous. Celane nous empêche pas de participer au débat.Un important think tank français nous a ainsiconsultés avant l’élection présidentielle.Nous tentons par exemple de favoriser la re-cherche sur le vieillissement, en proposantd’autoriser la recherche sur les cellulessouches embryonnaires. Nous souhaitonségalement qu’une part bien plus importante

des budgets de recherchesoit consacrée à l’étude desrisques. Pour convaincreles population du bien-fon-dé de ces avancées techno-logiques, il faut montrer

qu’on prend toutes les précautions. Nouscommençons enfin à discuter des règlemen-tations qui seront rendues nécessaires parl’évolution transhumaniste. Nous nous bat-tons ainsi pour interdire de breveter le vivantet nous nous opposons à l’idée de fixer une li-mite à la durée de vie.

PROPOS RECUEILLIS PAR M.V.

Né dans la contre-culture californienne des an-nées 1970, le transhumanisme est un mouve-ment de pensée professant le dépassement deslimites de l’espèce humaine par la convergencedes technologies. Ses capacités physiques etmentales “augmentées”, l’homme serait bien-tôt dispensé de naître, de souffrir, de vieillir etmême de mourir. Le “technoprogressisme”, ou transhumanismedémocratique, est un courant du transhuma-nisme positionné à gauche de l’échiquierpolitique.

Le transhumanisme,convergence des technologies

«« ÉÉllaarrggiirr lleess ddrrooiittss ddee ll’’HHoommmmee àà ttoouuss lleessêêttrreess ccoonnsscciieennttss,, qquu’’iill ss’’aaggiissssee dd’’uunnee

iinntteelllliiggeennccee aarrttiiffiicciieellllee,, dd’’uunn ppoosstt--hhuummaaiinn,,dd’’uunn ccyybboorrgg oouu mmêêmmee dd’’uunn ““ttrraannssaanniimmaall”” ..»»

• MMeemmbbrreess bbiioonniiqquueess : en 2011, Oscar Pistorius estdevenu le premier athlète handisport médaillédans une compétition pour valides. Amputé desdeux tibias, il court le 400 mètres avec des prothèsesen carbone.

• LLuunneetttteess àà rrééaalliittéé aauuggmmeennttééee :: fin 2012, Google de-vrait commercialiser le premier modèle de lunettespermettant de voir le monde de manière “aug-mentée”, en projetant sur les verres des informa-tions contextuelles en fonction du lieu où nous noustrouvons [renseignements touristiques, servicesgéolocalisés ou publicité].

• TTééllééppaatthhiiee :: en 2015, une puce électronique gref-fée dans notre cerveau et connectée à nos neuronespourrait nous permettre de com-muniquer à distance parsimple transmission de pen-sées, selon le professeur bri-tannique de cybernétique Kevin Warwick.

• MMiinndd uuppllooaaddiinngg :: vers 2022,nous devrions être en mesure de“sauvegarder” le contenu de noscerveaux sur un disque dur et dele transplanter sur des robots,aux dires du chercheur russeDmitry Itskov. Pour autant, ledestin de l’Homme est-il, à ter-me, d’abandonner son corps biolo-

gique, comme le pense le consultant futuriste Giulio Prisco ?

• UUttéérruuss aarrttiiffiicciieell :: au cours de la seconde moitié duXXIe siècle, il serait possible d’utiliser la techniquede l’ectogénèse pour procréer hors de l’utérus na-turel, selon le biologiste Henri Atlan. L’embryon sepassera donc du ventre de sa mère.

• CCuullttuurree dd’’oorrggaanneess :: un jour, les scientifiques se-ront peut-être capables de “cultiver” des organesà partir de cellules souches pour remplacer les or-ganes défectueux et allonger ainsi notre durée de vie, comme le laissent espérer des re-cherches récentes. Pour les plus optimistes, l’Hom-me qui vivra mille ans est déjà né.

•• CCrryyooggéénniiee :: un jour, il sera peut-être pos-sible de réveiller les morts. C’est du moinsce que croient les transhumanistes les plusradicaux, comme Fereidoun M. Esfandiary,l’un des pionniers du mouvement, cryogé-nisé à sa mort dans un bain d’azote, en 1989,dans l’espoir d’être un jour ressuscité. Unetechnique encore trop hypothétique pourêtre prise au sérieux par la plupart des or-ganisations transhumanistes, qui mettenten garde contre le charlatanisme des en-

treprises qui proposent actuellement cetype de service. M. V.

Technologies transhumanistes :d’hier à demain

Latitudes N°8 / avril 2012

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©AF

P

L’athlète Oscar Pistorius.

Page 82: Latitudes 87° Utopie total

DDeevveenniirr ssppaattiioonnaauuttee,, ééttaaiitt--ccee uunn rrêêvvee dd’’eennffaanntt ??Mon père était pilote de chasse, il était, pourmon frère et moi, un homme extraordinaire quiréalisait des choses incompréhensibles et se-crètes dans le ciel. Il passait parfois au-dessusde la maison faire quelques loopings. Nousavons tous deux hérité de sa fascination pourl’air. Dans mes rêves, j’ai toujours volé dansl’espace à bord de mon lit-vaisseau spatial,même si ces promenades nocturnes interstel-laires ne sont jamais assez nombreuses [sou-rire]. J’avais presque 11 ans quand Armstrong amarché sur la Lune [le 21 juillet 1969]. Notreprofesseur nous répétait sans cesse que latechnologie progressait tellement vite que nouspourrions tous, adultes, aller dans l’espace.Cette idée était donc naturelle. Entremon père,mes rêves et mon instituteur, ma voie semblaittoute tracée.

QQuueellllee aa ééttéé ll’’eexxppéérriieennccee llaa pplluuss iinnoouubblliiaabbllee ddeevvooss vvooyyaaggeess ?? La vue de la Terre depuis l’espace est bou-leversante de beauté et d’étrangeté. Une foissur orbite, nous faisons seize fois le tour dumonde par jour. Pendant quarante-cinq mi-nutes on survole la partie de la planète en-soleillée et les quarante-cinq minutes sui-vantes, la Lune reprend ses droits. D’un pointde vue spatio-temporel, cette alternance dujour et de la nuit, des zones de montagnes etdes océans est très déboussolante.

L’un de mes rêves : apprendre la Terre parcœur. Pour tous les Terriens, j’ai vécu un rêveet cette tranche de vie extra-terrestre laisseune marque indélébile.

AAuujjoouurrdd’’hhuuii,, lleess ppoolliittiiqquueess eenn mmaattiièèrree ssppaattiiaa--llee ssoonntt--eelllleess ppoorrtteeuusseess ddee rrêêvveess ?? Certains responsables politiques ont été sen-sibles au rêve cosmique, ils n’en attendaientpas de résultats précis. La conquête spatialecontribue au progrès de l’Humanité. Kennedyavec le programme Apollo ou Jacques Chirac[sous Mitterrand] avec Hermès, sont autantd’exemples de ces prises de conscience trèsnobles. Le jour où l’Homme ne cherchera plusà comprendre, il régressera. L’acquisition desavoirs se fait par l’exploration. Il ne s’agit pasde partir avec un problème, de chercher des so-lutions mais simplement d’augmenter sonchamp de connaissances en observant.

QQuu’’eesstt--ccee qquuii ppoossee pprroobbllèèmmee ??Les politiques d’aujourd’hui sont trop terre à ter-re. Ils ne parviennent pas à élever leur esprit et àcommuniquer au grand public l’importance ducosmos. Ils craignent qu’on leur reproche de lan-cer des programmes spatiaux coûteux et inutiles.Ce qui est faux ! Aujourd’hui, l’espace est unecomposante incontournable de la vie de tous lesjours [télévision, GPS, prévisions météo en dé-pendent]. Tant qu’il est au service du citoyen, il ala cote. Mais pour ce qui est de l’exploration, durêve, il y a un manque cruel d’ambition et d’au-

dace. On vit dans un monde qui a l’habitude d’êtreassuré, assisté, où le goût du risque a disparu. Jene me fais pas de souci, tout cela va changer etun jour, nous irons sur Mars.

PPoouurr vvoouuss,, ll’’iimmaaggiinnaaiirree ppooppuullaaiirree,, iinnfflluueennccééppaarr llaa sscciieennccee--ffiiccttiioonn ppeeiinntt--iill uunnee uuttooppiiee oouussiimmpplleemmeenntt ll’’aavveenniirr ??Je suis un grand fan de Star Trek, Star Wars,2001 : l’odyssée de l’espace. Comme tous ceuxqui sont fans de science-fiction, je suis un in-conditionnel des histoires spatiales, mélangeentre une réalité et un espace inconnu. Telle-ment inconnu qu’il y aura peut-être un réali-sateur qui aura vu juste. Mais je suis un ra-tionnel, je ne peux pas dire que je crois à lavie extraterrestre. Toutefois, j’aime bienl’idée que nous ne sommes pas seuls dansl’univers.Depuis l’espace, on ne voit lesétoiles que si l’on éteint toutes les sources delumière de la navette. Le ciel qui était noird’encre devient blanc d’étoiles et il devientdifficile de se convaincre que l’on est seul.

PROPOS RECUEILLIS PAR E.T.

extra-terrestre

© Nas

a

Une tranche de vie

82Latitudes N°8 / avril 2012

Un euro par an Entre 120 et 130 hommes et femmes sont allésdans l’espace. La contribution de la Franceau programme spatial habité est de moins de 1 ¤par habitant par an (500 ¤ pour la Sécurité sociale,400 ¤ pour les jeux de hasard).

L’astronaute français Jean-François Clervoy lors de sa première mission en novembre 1994.

√CULTURE

CINQUIÈME FRANÇAIS DANS L’ESPACE , JEAN-FRANÇOIS CLERVOY A EFFECTUÉ TROIS MISSIONS

SPATIALES . SON PALMARÈS : 28 JOURS, 3 HEURES ET 4 MINUTES COSMIQUES. POUR CE MEMBRE

DE L’AGENCE SPATIALE EUROPÉENNE [ESA], L’EXPLORATION SPATIALE N’A RIEN D’UNE UTOPIE .

Page 83: Latitudes 87° Utopie total

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modernessuper-héros

Latitudes N°8 / avril 2012

HOMME-OISEAU

On le surnomme “Jet-man” ou “Fusion man”.Tout droit sorti d’un film

de science-fiction, Yves Rossyporte sur son dos une aile à ré-action de deux mètres d’en-vergure et 55 kg. Dans sa main,une petite commande de gazcontrôle les quatre réacteursqui peuvent le propulser à plusde 300 km/h en descente. Lepilote suisse de 52 ans a en-

chaîné les prototypes avantson premier vol en 2008 et ilest encore aujourd’hui le seulhomme au monde à avoir voléavec un tel équipement. Cethomme-oiseau a déjà traverséla Manche, survolé le GrandCanyon et compte bientôt re-lier le Maroc à l’Espagne. Unjour, peut-être, les trajets deGoogle Map seront simple-ment une ligne droite et unedistance à vol d’oiseau.

WONDER-CANNES

Pas de dépassement desoi, pas de performan-ce physique hors nor-

me, mais 1m26 de jambes.Depuis 1999, ces cannes-làsauvent des vies. Ce sontcelles du top model AdrianaKarembeu, ambassadricedes campagnes de sensibili-sation aux gestes qui sau-vent de la Croix-Rouge fran-çaise. Le massage cardiaque,la PLS [position latérale de sé-curité] ou le défibrillateur, elle

maîtrise. C’est après trois ansde fac de médecine qu’elleest repérée pour ses gam-bettes, parmi les plusgrandes du monde. Aprèsavoir longtemps été l’égériede Wonderbra [qui ne s’inté-resse pas vraiment aux jambesd’ailleurs], sa renommée in-ternationale fait d’elle la vi-trine parfaite pour rendreglamour les premiers se-cours. Qui ne rêve pas d’uncours de bouche-à-bouchedispensé par Adriana ?CALCULATOR

Donnez un nombre dedeux cents chiffres àAlexis Lemaire. Il vous

dira la racine treizième de cemême nombre en seulement70,2 secondes. Cette calcula-trice vivante, titulaire d’undoctorat en intelligence arti-ficielle, n’était pas très douéen mathématiques à l’école,mais s’est plutôt bien rattra-pé en fracassant des records

de calcul mental. Le secretpour ce Français de 32 ans,dont le cerveau est la curio-sité des scientifiques ? Beau-coup d’entraînement desneurones, comme les sportifsavec leurs muscles. Mais àquoi peut bien servir de tellesaptitudes mentales ? « Beau-coup de gens dans le secteurbancaire pensent que ce donpeut être très utile », raconte lejeune prodige.

BOTINE-O-MÈTRE

Qu’est-ce qui réunitIquique [Chili], PortElizabeth [Afrique

du Sud], Saveh [Iran] et Se-marang [Indonésie] ? Lespieds de Jean Beliveau, quiont parcouru 75 000 km.Parti de Montréal le18 août 2000, ce Québé-cois est revenu à son pointde départ pour boucler sontour du monde à pied le

16 octobre 2011. Avec seu-lement une poussettecomme compagnon, lemarcheur a usé 54 pairesde chaussures dans64 pays. Son périple lui apermis de rencontrerquatre prix Nobel de lapaix alors qu’il marchaitdans le cadre de la Décen-nie de la non-violence etde la paix au profit des en-fants du monde.

ÉLECTRO-NAGEUR

Le 5 mars 1994, environ20 000 volts traversent lecorps de Philippe Croizon

pendant vingt minutes. Deuxarrêts cardiaques plus tard, ilest amputé des quatremembres. Quinze ans après, ilse lance un défi impossible :« l’Everest de la natation », latraversée de la Manche à lanage. Pendant deux ans, ils’entraîne avec un leitmotiv :« Je ne me fais pas dominer parmon handicap, c’est moi qui ledomine. »

Le 18 septembre 2010, il est lepremier amputé des quatremembres à relier Folkestone[Angleterre] au Cap Gris-Nez[Pas-de-Calais] en crawl, équi-pé de prothèses prolongéespar des palmes. Pendant trei-ze heures et vingt-six mi-nutes, il zigzague entre lesméduses, les plaques de fuel,les quelque six cents navireset les forts courants. Et pour-tant, ce n’était pas le plus pé-rilleux pour lui : « Ce qui a étéle plus dur dans ma traversé,c’est l’émotion. »

© Ayo

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ESJ

M.D. ET P.T.

Les

Page 84: Latitudes 87° Utopie total

84Latitudes N°8 / avril 2012

Futur...des bébés

√CULTURE

AUX ÉTATS-UNIS , DES CLINIQUES PRIVÉES PROPOSENT AUX FUTURS PARENTS DE CHOISIR LE SEXE

DE LEUR BÉBÉ OU, PLUS SURPRENANT ENCORE , LA COULEUR DE SES YEUX . MAIS CETTE PRATIQUE

N’EST PAS SANS RISQUES ET LAISSE PLANER LE SPECTRE DE DÉRIVES EUGÉNIQUES.

Au pays de l’Oncle Sam, il serait désor-mais possible de choisir la couleur desyeux ou des cheveux de ses futurs en-fants. C’est en tout cas ce que font mi-roiter plusieurs cliniques privées. Maispour le professeur Stanislas Lyonnet,

praticien à l’hôpital Necker à Paris, il s’agit sur-tout d’ « idioties » qui ne sont « pas possiblesgénétiquement ».Plus inquiétant, la Genetics and IVF Institutepropose à ses clients de choisir le sexe de l’en-fant à naître, au nom de l’équilibre familial.Une « dérive eugénique possible » qui interpel-le le professeur Lyonnet. Pour lui, elle est « pos-sible, facile et pose donc problème ». Selon lemagazine Fortune, cette pratique controver-sée représenterait un marché potentiel de200millions de dollars pour les États-Unis. Etdans certaines cultures où avoir un garçon estvalorisé, laisser le choix du sexe de l’enfantaux futurs parents pourrait à long terme pro-voquer un déséquilibre démographique ausein de la population.

La France limite les dérivesDans l’Hexagone, les pratiques permettantd’analyser les caractéristiques génétiques d’unembryon – le diagnostic préimplantatoire [DPI]ou le diagnostic prénatal – restent très contrô-lées par la loi. D’importantes limites, légales etéthiques, ont été énoncées dans la première loide bioéthique de 1994. Le DPI “ne peut avoirpour objet que de prévenir ou de traiter une af-

fection d’une particulière gravité, dans l’inté-rêt de l’enfant à naître”. Pour le professeurLyonnet, cette loi est « un guide important ».Ellepermet « un consensus dans l’équipe, entre gé-néticiens, obstétriciens et avec le couple », et ga-rantit que « la décision a bien été pensée ». Uneaffirmation confirmée par l’avis 107 du Comi-té consultatif national d’éthique qui estime quela loi assure “des garde-fous suffisants pourfaire obstacle aux dérives”.Mais dans l’esprit du grand public, les chosessont-elles si claires ? Hélène Richard, docto-rante à l’université Paris I en histoire et philo-sophie de la médecine sur diagnostic préna-tal, répond par la négative. Selon elle,« l’amalgame entre génétique et eugénisme [est]une idée assez répandue », et l’opinion publiquea une « vision faussée de ce qu’est la génétiqueprénatale ». La raison à cela: une « connais-sance réduite de ce qu’est l’eugénisme par legrand public ». Elle rappelle en effet que cettedoctrine vise à « l’amélioration future des po-pulations » alors que les pratiques actuelles engénétique prénatale « ne concernent que des in-dividus » isolés. Une observation cependant :« la convergence des pratiques individuelles ».Hélène Richard cite l’exemple du dépistage dela trisomie 21, accepté par 82 % des femmesenceintes. 98 % d’entre elles « vont choisir uneinterruption médicale de grossesse » en cas dediagnostic d’une trisomie 21.Pour autant, en France, l’utopie du sur-me-sure en matière de génétique est encore loin.

Et elle ne concerne qu’une infime partie de lapopulation dans les pays où cela est admis. De plus, comme le rappelle le profes-seur Lyonnet, en Europe, les couples ne vontpas attendre de choisir le sexe de leur enfants’ils peuvent l’avoir par « des voies naturelles ».Et bien plus vite.

C.C. ET E.H.

Le diagnosticpréimplantatoire,une pratique lourdeIl est nécessaire de relativiser les dérives du dia-gnostic préimplantatoire. En France, il n’existeque trois centres de diagnostic : à Montpellier,Clamart et Strasbourg. Et pour qui se préoccu-perait uniquement de la couleur des yeux de saprogéniture, le délai d’attente est aujourd’hui dedeux ans pour un diagnostic préimplantatoire.Le DPI n’est donc pas à prendre à la légère. Loind’être simple, il engage lourdement les familles,en termes de temps notamment. Pour HélèneRichard, doctorante à l’université Paris I en his-toire et philosophie de la médecine sur dia-gnostic prénatalle DPI et la fécondation in vitro« s’adressent à des couples qui ont des maladietrès rares », comme par exemple une myopa-thie ou une mucoviscidose.

C.C. ET E.H.

sur mesure ?

Aux États-Unis, il serait possible de choisirla couleur des yeux de ses enfants.

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Page 85: Latitudes 87° Utopie total

QQuueellllee eesstt vvoottrree ddééffiinniittiioonn ddee ll’’aarrtt ?? L’art, c’est ce qui est fait par un artiste, le res-te n’est qu’outils et matériaux. Malraux disait :« Chaque période de civilisation a sa vision dumonde, avec ses grands courants scientifiqueset philosophiques. Et les artistes les mettent enforme. » Pour appréhender une œuvre, il fautdonc en comprendre l’histoire, la conceptionqu’elle transmet et les artistes qui l’ont trans-crite. Nous sommes actuellement dans une èrefabuleuse où tout est à reconstruire. 90 % desavancées scientifiques ont été faites après laSeconde guerre mondiale ; en deux générations,nous avons plus découvert qu’entre les grottesde Lascaux et 1950. Et si nous traversons unecrise aujourd’hui, c’est avant tout, celle de l’in-culture, symptomatique d’une rupture entre lesbesoins artistiques des gens et les discours in-cultes de la classe politique. On ne pourra s’ensortir que par le haut, par l’esprit, par l’art.

PPoouurrqquuooii aavvooiirr cchhooiissii llee mmééttiieerr ddee ccoommmmiiss--ssaaiirree--pprriisseeuurr ??Je suis un autodidacte, c’est ma passion pourles dessins qui a tracé ma carrière. À l’origine,j’ai une formation d’avocat, mais au fil de mesnombreuses reconversions, j’ai décidé de dé-dier ma vie à l’art. Commissaire-priseur, est unmétier de spectacle : il faut tenir une salle, ha-biter la scène, être comédien. Mais surtout, ilpermet de promouvoir différents domaines ar-tistiques. J’ai commencé avec des ventes dedessins puis je me suis tournévers la photographie, àl’époque où elle n’était rien– on avait jeté 90% des clichésdu XIXe et du début du XXe.C’est un métier qui vous pousse à explorer etrenforcer la définition même d’art. Au fil de macarrière, j’ai organisé les premières ventes dephotographies, d’originaux de bandes dessi-nées et de haute couture. C’est là que se trou-ve la richesse de la profession.

QQuueell eesstt vvoottrree pprroocchhaaiinn ccoommbbaatt aarrttiissttiiqquuee ?? Ma prochaine guerre ? L’art numérique. C’estun pinceau et entre les mains d’un artiste, ildonne des choses prodigieuses. Vous vousrendez compte qu’on a créé des ordinateurscapables de centaines de milliards d’opéra-tions par seconde, qu’il existe des logiciels quipeignent. Les jeux vidéo sont l’exemple typedu potentiel créatif du numérique, ils fontmontre d’une inventivité prodigieuse. Noussommes dans un nouveau monde où tout estpossible : Avatar, les humanoïdes, les robots.Une ère où la science et l’art avancent maindans la main. Aujourd’hui, les scientifiques etles artistes sont les mêmes. Ils travaillent avecles mêmes outils. Les artistes prophétisent ce

que les scientifiques découvrent. Lors-qu’Yves Klein déclarait : « Nous entrons dans lacivilisation de l’espace et de l’immatériel », quelvisionnaire ! Il faudrait faire un ministère duFutur pour qu’ils planchent ensemble sur lesmêmes problématiques.

QQuueell rraappppoorrtt eexxiissttee--tt--iill eennttrree ll’’aarrtt eett ll’’uuttooppiiee ?? Chaque civilisation est porteuse d’une visiondu monde et cette vision est l’expressionmême d’utopies qui nous semblent aujour-d’hui impossibles et qui, demain, peuplerontnotre quotidien. J’en reviens à Klein mais en1960, il esquissait une Terre bleue et réalisait

Le Saut dans le vide ou Un hom-me dans l’espace ! Le peintre del’espace se jette dans le vide. En1961, Youri Gagarine était surorbite et découvrait “la planè-

te bleue” depuis les étoiles. Certains artistessont des visionnaires et pressentent le mondede demain. Et à la question : “Comment fait-on pour objectivement les repérer ?” La ré-ponse m’a été donnée par un ami : la règle destrois “ i ”. Une grille d’évaluation applicable

dans tous les domaines de l’existence. L’hu-manité se divise en trois groupes : les inven-teurs, les imitateurs et les idiots. Les premierssont rares.

QQuueell aa ééttéé oouu qquueell sseerraa vvoottrree pplluuss ggrraanndd pprroojjeett ??Avec Pierre Restany, lorsque nous avons crééle Palais de Tokyo, c’était une invention per-manente, un musée ouvert jusqu’à minuit,consacré aux arts contemporains sous toutesleurs formes. L’unique moteur était l’imagi-naire. C’était le centre de toutes les utopies.Aujourd’hui, le ministère de la Culture a mis lamain dessus et je crains qu’il perde de son in-solente créativité, de son panache. Dans les années à venir, j’entends poursuivredeux combats primordiaux : promouvoir lesartistes français sur la scène internationale etrévéler le numérique dans toute sa dimensionartistique. Mais je poursuis une quête plus per-sonnelle : apprivoiser et comprendre le mon-de. À ce titre, l’un de mes plus grands rêves se-rait d’aller dans l’espace. Dans ma prochainevie, je serai cosmonaute !

PROPOS RECEUILLIS PAR E.T.

L’artde

À 73 ANS, PIERRE CORNETTE DE SAINT-CYR

VIT D’ART ET D’IDÉAUX . COMMISSAIRE

PRISEUR DE RENOM, IL A ORGANISÉ, DÉBUT

AVRIL , UNE IMPORTANTE VENTE AUX

ENCHÈRES DANS L’HÔTEL PARTICULIER

SALOMON DE ROTHSCHILD, À PARIS . IL

ÉVOQUE ICI LA SCIENCE ET LE NUMÉRIQUE ,AUTANT D’UTOPIES QUI SONT, POUR LUI,LE FUTUR DE L’ART.

Les 1 600 m2 de l’hôtelSalomon de Rothschildacceuillaient pour six joursles quatorze collections misesen vente par la maisonCornette de Saint-Cyr.

Avant la vente aux enchères, lesœuvres étaient accessibles aupublic.

Parmi les œuvres,on trouvait de l’artcontemporain, des tableauxmodernes, mais aussi dudesign.

demain

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Collectionneur d’artà ses débuts, PierreCornette de Saint-Cyr estdésormais commissaire-priseur.

85Latitudes N°8 / avril 2012

© Elis

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«« NNoouuss eennttrroonnss ddaannss llaacciivviilliissaattiioonn ddee ll’’eessppaaccee eett ddee

ll’’iimmmmaattéérriieell »»

Page 86: Latitudes 87° Utopie total

Les balcons rouge, bleu, jaune et vertlui donnent un air de grand Rubik’scube. Cet après-midi, le soleil joueà cache-cache entre les pilotis. Ondécouvre la cité radieuse de Brieycomme on ouvrirait un cadeau em-

ballé, à peine détectable au milieu de la forêt. Un cadre idéal pour Le Corbusier quand, en1959, la mairie de Briey et l’office HLM lui pro-posent de construire, au nord-ouest de Metz,sa quatrième cité radieuse. Un “village vertical”en béton brut de 50 mètres de haut, censé abri-ter plus de 1 000 habitants. Il veut concevoirdes grands ensembles aussi confortables quedes maisons individuelles. Ici, on ne parle pas

d’étages ni de couloirs mais bien de rues. Aupremier niveau, la voix de Véronique Léonardrésonne. Employée de l’association la Pre-mière Rue, c’est elle qui gère les visites du bâ-timent.

Pas de “sarcellite”De nombreux habitants défilent ce matindans son bureau. David Angeletti, graphiste,s’est installé temporairement dans un desappartements de la première rue il y a cinqmois. « J’adore le côté Friends et convivial. Etpuis les appartements, c’est vraiment génial ! Ily a une luminosité incroyable ! » Le Corbusiera offert à chaque logement de larges baies vi-

trées qui laissent pénétrer les rayons du so-leil matin et soir. Dans son F6 de la sixièmerue, Abel Aoumer, président du syndicat decopropriété, se promène de pièce en piècevêtu d’un simple tee-shirt et d’une fine polai-re. La baie vitrée de la cuisine est grande ou-verte et les radiateurs ne fonctionnent déjàplus en ce mois de mars. « Le Corbusier a créédes logements confortables et qui, en plus, ontune qualité thermique extraordinaire ! »Les duplex, spacieux et lumineux, avec vuesur la forêt, offrent un confort de vie assuré-ment supérieur à celui d’autres grands en-sembles. L’architecture de la cité radieusesemble avoir échappé à la “sarcellite”, le

Inaugurée en 1962, la cité radieuse de Briey est l’une des cinq “unités d’habitation” construitespar Le Corbusier. L’architecte voulait apporter aux grands ensembles le confort d’une maison individuelle.

√CULTURE

86 Latitudes N°8 / avril 2012

VIVRE HEUREUX DANS UN GRAND

ENSEMBLE , C’ÉTAIT LE PARI

DU CORBUSIER . CINQUANTE ANS

APRÈS LA CONSTRUCTION DES CITÉS

RADIEUSES , LES APPARTEMENTS

SÉDUISENT TOUJOURS. MAIS L’UTOPIE

SOCIALE DE L’ARCHITECTE FRANÇAIS

EST À LA PEINE À BRIEY,EN MEURTHE-ET-MOSELLE . VISITE .

la loi du

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Briey

Page 87: Latitudes 87° Utopie total

nom donné au mal-être dans les barresd’immeuble françaises, comme à Sarcellesdans les années 1960.

Coûteuses rénovationsIrradié de soleil, dans un havre de nature, l’im-meuble corbusien de Briey n’est pourtant pasautant courtisé que celui de Marseille. MurielOctave et son mari viennent enfin de vendreleur F5, un an et demi après sa mise en vente.Il a été négocié à 85 000 euros. « C’est si peu »,regrette cette admiratrice du Corbusier quiavait entièrement ammenagé son appartementavec du mobilier d’époque. Elle fait partie decette poignée de fanas qui occupe l’immeuble« par amour » pour l’œuvre du Corbusier, ré-pertoriée monument historique.Ce classement coûte cher aux habitants àl’heure où de nombreuses rénovations sontfaites. Il y a deux ans, l’ensemble de la façadea été ravalé, pour un montanttotal de 3,5 millions d’euros.Des travaux qui augmentent lemontant des charges face à desloyers très bas. La location d’un F5 s’élève à 450euros, auxquels s’ajoutent près de 250 euros decharges mensuelles. Trop élevées pour certainspropriétaires et locataires qui préfèrent s’en al-ler. Aux charges exorbitantes vient s’ajouter lebruit. C’est le revers du béton. Le brut réson-

ne. Perceuses, animaux et bébés s’entendentà travers les murs. Locataire d’un F5 de ladeuxième rue, Michèle, ancienne concierge,encore employée de la copropriété, partiradans un mois. Le « bruit » a eu raison de sonaffection pour des appartements qu’elle qua-lifie de « magnifiques ». « Certaines personnesne savent pas ce que vivre en collectivité veutdire », regrette-t-elle.

Créer du lienLe vivre ensemble, cher à l’architecte, est par-fois mis à rude épreuve. Pour y remédier, plu-sieurs adeptes du Corbusier essaient de favo-riser les liens entre habitants.Le lundi après-midi, dans la troisième rue, onperçoit des cris d’enfants. Vivian Bertuzzi, pré-sident de l’association des habitants, distribuedes voitures télécommandées à la dizaine degamins présents dans le local. « L’association a

décidé de rénover les anciens lo-caux poubelles dans chaque rue.L’un d’eux est devenu le club en-fants », explique Vivian. Lors du

dernier atelier, ils ont construit un circuit avecdu carton et des feuilles de papier. Et aujour-d’hui, Célian fait la course avec son cousinEthan. Abel Aoumer assure, lui, vivre en bonne har-monie avec ses voisins. « Tout le monde se ditbonjour, on se reconnaît dans les rues. Ce n’est

pas une barre comme une autre, c’est sûr. »« Parfois on est déçus, concède le président dusyndicat de copropriété, après un temps de ré-flexion. Pour le grand nettoyage de printemps del’asso, si on est une quinzaine on sera contents ».Avant d’ajouter : « Mais on est un village de 600à 700 habitants à l’intérieur d’une ville. C’estcomme partout, on ne peut pas s’entendre avectout le monde. »L’instituteur retraité n’est pas le seul à modé-rer ses propos. « À la fête des voisins, il n’y apresque personne », assure Michèle, l’ancienneconcierge. « Le Corbusier a voulu faire cet im-meuble pour que les gens se côtoient, mais ça nefonctionne pas. Il y a un petit noyau d’habitantsqui fait la pluie et le beau temps », lâche-t-elle,amère, en repensant aux dix-neuf ans passésdans cet immeuble. Au pied des pilotis, si tout le monde se salue,c’est plus par habitude que par véritable ami-tié. On se croise plus qu’on ne s’arrête pour dis-cuter comme l’aurait voulu Le Corbusier. PourJoseph Abram, architecte spécialiste de la citéradieuse lorraine, « elle n’échappe pas au phé-nomène d’atomisation de la société ». À Briey,l’utopie du Corbusier se heurte aujourd’hui aumur de l’individualisme. Et le tapage nocturne,comme ailleurs, se résout par une interventiondes gendarmes.

L.C. ET M.R.

«« CCeerrttaaiinneess ppeerrssoonnnneessnnee ssaavveenntt ppaass ccee qquuee vviivvrreeeenn ccoolllleeccttiivviittéé vveeuutt ddiirree.. »»

87Latitudes N°8 / avril 2012

À gauche : principal défaut d’un matériaucomme le béton, les cris d’enfant résonnentfacilement et traversent les murs.À droite : les riverains ont parfois du mal às’entendre, mais la reconversion des ancienslocaux poubelles en club des enfants a tout demême fait consensus.Ci-dessous : réinventer le vivre ensemble passeaussi par le langage. À l’intérieur de la citéradieuse, les habitants n’arpentent pas descouloirs ni des étages, mais des rues .

Pour le président du syndicat de copropriété Abel Aoumer, la cité radieuse, « c’est comme partout, onne peut pas s’entendre avec tout le monde ».

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Dix millions de briques ont été néces-saires pour réaliser le familistère, im-mense bâtisse dont la construction adébuté en 1859. L’homme à la base decet édifice, c’est Jean-BaptisteGodin [1817-1888], l’inventeur

des poêles en fonte du même nom. An-cien ouvrier, il a gardé le souvenir desterribles conditions de vie et de travaildes salariés. En pleine révolution in-dustrielle, il décide d’utiliser sa fortunepour améliorer les conditions de vie deses ouvriers, et ainsi lutter contre la misère. Àpartir de 1859, adaptant la pensée du socialisteutopique Charles Fourier, Godin construit àproximité de son usine de Guise une cité de2 000 habitants : le familistère. L’objectif de l’in-dustriel est d’apporter à ses employés « les équi-

valents de la richesse » : espace, lumière abon-dante, air pur, eau courante, mais aussi éduca-tion [école mixte], culture [théâtre], santé [pis-cine, pharmacie], ... Pour Godin, la prospérité de

son usine passe par l’épanouissementde ses ouvriers. C’était un vrai labora-toire social, contenant « les germesd’une société nouvelle », explique Mo-nique Bronchain, 66 ans, guide et an-cienne habitante du familistère. L’in-dustriel prône une économiecoopérative et équitable : les ouvriers

deviennent propriétaires de leur usine, à traversl’Association du capital et du travail. Si Godin attire la sympathie de certainesplumes, comme Zola, qui contribuent à faireconnaître l’expérience du familistère par-delàles frontières. Il alimente aussi les critiques du

« UNE MACHINE À HABITER ENSEMBLE. » VOILÀ COMMENT L’ INDUSTRIEL JEAN-BAPTISTE GODIN

AVAIT DÉFINI LE FAMILISTÈRE DE GUISE , DANS L’AISNE . ENTRE SUCCÈS ET DÉCLIN, HISTOIRE

D’UNE EXPÉRIMENTATION SOCIALE COMMUNAUTAIRE EN COURS DE RÉHABILITATION.

√CULTURE

88Latitudes N°8 / avril 2012

Le familistère de Guiseâge d’or

gguueeuullee ddee bbooiiss

clergé dénonçant la mixité et la promiscuité deslogements, ou bien encore des commerçants dela ville échaudés par les prix bas des économatsdu familistère. Pourtant, en 1930, à son apogée,l’usine de Guise et sa succursale de Bruxellesemploient 2 500 personnes. L’année suivante,170 000 appareils de chauffage sont fabriquésà Guise.

« Le familistère vivra »Mais le familistère est peu à peu victime de sonsuccès. Les capacités de logement du site de-viennent insuffisantes. Des tensions émergent,du fait de la jalousie des gens du village. Plustard, dans les années 1950, la Société du fami-listère ne résiste pas à ses concurrents euro-péens. Ces difficultés économiques se couplentà un déclin de l’« esprit coopératif ». Monique

LL’’oobbjjeeccttiiff ddeell’’iinndduussttrriieell eessttdd’’aappppoorrtteerr àà sseessoouuvvrriieerrss «« lleess

ééqquuiivvaalleennttss ddee llaarriicchheessssee »»

Construit en 1866, le palaissocial, principale structure dufamilistère, abritait 1 200 à1 500 ouvriers de l’entrepriseGodin et leurs familles.Énorme, la structure a étéconçue pour encourager lavie en communauté.

Guise

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Page 89: Latitudes 87° Utopie total

89Latitudes N°8 / avril 2012

Bronchain en a été témoin dans les années1960. « Les gens en voulaient toujours plus », ex-plique-t-elle. Alors qu’il symbolisait une certai-ne qualité de vie depuis plusieurs générations,le familistère périclite. En 1968, l’Associationcoopérative du capital et du travail est dissou-te. L’usine est reprise par une société anonymequi vend les logements du familistère. Une nou-velle population s’installe et la cohabitationn’est pas facile avec les anciens familistériens.C’est la fin d’une utopie qui aura duré un siècle.Depuis 2000, sous l’égide du conseil généralde l’Aisne et de la Ville de Guise, un program-me, baptisé Utopia, tente de réhabiliter un sitequi se dégrade. À terme, un hôtel devrait s’ins-taller dans l’aile gauche et les logements réno-vés de l’aile droite devraient être ouverts auxparticuliers.Le principe : « raconter cette utopiemajeure dans sa dimension patrimoniale, cul-turelle et historique ». Comme une réponse auprécepte de Godin : « le Familistère vivra. L’idéequi lui a donné naissance est impérissable, ellevivra autant que le monde. »

P.C.

Monique Bronchain est née au familistère de Guise. Nostalgique, elle guide aujourd’hui les visiteursqui viennent découvrir l’utopie Godin. À droite : La verrière est un élément central qui permet d’éclairer tout le familistère. Les fenêtres les plusbasses sont plus grandes afin que chacun bénéficie largement de cette lumière.

Au XIXe siècle, Jean-Baptiste Godin dirigeait un véritable empire industriel dans la ville de Guise. Sonusine spécialisée dans la fabrication de poêles et cuisinières en fonte était le principal moteuréconomique de la région.

Fermée au public, l’aile gauche du familistère doit être réhabilitée dans le cadre du programme Utopia,lancé en 1998 par le conseil général de l’Aisne.

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gueule de bois

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Sa forme ovoïdale et sa façade vitréeen partie recouverte par un large fi-let de métal couleur rouille inscri-vent l’architecture de la tour Elithis,à Dijon, dans l’air du temps. Mais lavraie spécificité de cet immeuble de

dix étages, qui surplombe depuis 2009 le quar-tier Clemenceau, ne peut se déceler que d’enhaut. Près de 600 mètres carrés de panneauxsolaires photovoltaïques recouvrent son toit.Les 80 000 KWh d’électricité qu’ils produisentchaque année doivent en théorie suffire à ali-menter les activités quotidiennes des salariésqui travaillent dans la tour. Les constructeurs de la tour Elithis la quali-fient de bâtiment à énergie positive : elle pro-duirait plus d’énergie qu’elle n’en consomme.Mais pour eux, pas question de se contenter defabriquer de l’énergie renouvelable, à grandrenfort de panneaux solaires. Il s’agissait aus-si de construire un bâtiment peu gourmand enénergie. Si l’architecture ovoïdale de la tourpeut surprendre, elle a été choisie pour des rai-sons plus pratiques qu’esthétiques. Le bâtimentest ainsi plus compact qu’un immeuble clas-sique, ce qui permet de limiter les pertesd’énergie. La grille de métal, qui cache une par-tie du bâtiment, n’a pas non plus de vocationdécorative. Il s’agit en fait d’un « bouclier solai-

re ». Sa structure lui permet de laisser passer lesoleil d’hiver, qui vient réchauffer le bâtiment,et en été, de repousser les rayons, plus agres-sifs.

Privilégier l’escalier à l’ascenseurÀ l’intérieur de la tour, les équipements sontpensés pour être les moins énergivores possibles. Dans les bureaux, les lampes sontmunies de détecteurs de présence et l’éclai-rage est progressif en fonction de la lumino-sité de la pièce. Une chau-dière à granulés de boisest allumée au sous-sol,en période hivernale. Enété, on préfère un systèmede vaporisation de gouttes d’eau à la tradi-tionnelle climatisation. Mais la technologie nepeut pas tout et le comportement des occu-pants du bâtiment est primordial. Ceux-ci ontdû adopter une série de gestes simples com-me débrancher ordinateurs et téléphones àchaque sortie ou encore privilégier l’escalierà l’ascenseur.Si la première année, le bilan énergétique dela tour Elithis était excédentaire, le bâtimenta ensuite consommé légèrement plus d’éner-gie qu’il en a produit. Une situation qui a sus-cité critiques et doutes, quant au statut de bâ-

timent à énergie positive de la tour. A l’heureactuelle en France, une centaine d’immeubles,principalement des bureaux, sont présentéspar leurs constructeurs comme producteursnets d’énergie. Pourtant, « il n’existe pas en-core de définition réglementaire du bâtiment àénergie positive », comme l’explique DanielaSanaa, ingénieure à l’Agence de l’environne-ment et de la maîtrise de l’énergie [ADEME].« Pour nous, c’est d’abord un bâtiment à basseconsommation d’énergie et qui compense inté-

gralement cette consommation parune production d’énergies renouve-lables », explique-t-elle. Dès 2020, en France, tous les bâ-timents neufs devront être produc-

teurs nets d’énergie. Mais d’ici là, il reste en-core quelques difficultés techniques àsurmonter. Le stockage du surplus d’électri-cité pose problème, ainsi que la constructionde logements collectifs à énergie positive« plus difficiles à mettre en place parce qu’ils ontmoins de surface disponible en toiture pour po-ser des panneaux solaires ». Mais l’ingénieurereste optimiste : les bâtiments à énergie po-sitive sont l’avenir de l’architecture et de-vraient sortir de terre à vitesse grand V, dansles années à venir.

B.S.

PANNEAUX PHOTOVOLTAÏQUES , BOUCLIERS SOLAIRES , NOUVEAUX ISOLANTS, LES BÂTIMENTS NEUFS

SE LANCENT DANS L’ÉNERGIE POSITIVE . LEUR BUT : PRODUIRE PLUS D’ENERGIE

QU’ILS N’EN CONSOMMENT. EN FRANCE , UNE CENTAINE D’IMMEUBLES , COMME LA TOUR ELITHIS

À DIJON, SE SONT DÉJÀ LANCÉS DANS L’AVENTURE .

DDèèss 22002200,, eenn FFrraannccee,, ttoouusslleess bbââttiimmeennttss nneeuuffss

ddeevvrroonntt êêttrree pprroodduucctteeuurrssnneettss dd’’éénneerrggiiee..

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90Latitudes N°8 / avril 2012

√CULTURE

Haute de 33,5 mètres, comptant dix étages et 5 000 m2 debureaux, la tour Elithis à Dijon produit plus d’énergie qu’ellen’en consomme.

Dijon

Page 91: Latitudes 87° Utopie total

Acceptée dans plus de 33 millions d’établissements dans le monde.

CAFÉ ET CROISSANTS : 13 €

UNE CRAVATE : 80 €

UNE PAIRE DE BOTTES EN CUIR : 120 €

ÊTRE ENFIN À PARIS : ÇA N’A PAS DE PRIX

Page 92: Latitudes 87° Utopie total

Bury, dans la banlieue de Manchester. C’est ici que lessupporters du FC United of Manchester ont trouvé refuge.Sans infrastructure, le club deseptième division loue pour

l’heure dans le stade de l’équipe du Bury FC.

13 hÀ deux heures du coup d’envoi de la rencontreopposant le FC United à Worksop, les lieux res-semblent davantage à un centre aéré qu’à uneenceinte de football. Il en faudrait plus pour faire perdre son large sourire à Tom Stott, bénévole à la soixantaine bedonnante. Deboutderrière son stand où sont vendus les programmes du match, il s’enthousiasme :« J’adore cette ambiance ! C’est une journée spéciale pour les enfants aujourd’hui. Ils ont unaccès gratuit au match. »Des enfants en tribunes et un stade plein devie, ce sont deux des priorités du FC United. Dequoi raviver chez Tom Stott le souvenir de sonenfance passée dans les travées d’Old Trafford,le stade de Manchester United. « C’était uneépoque dorée. Je n’ai quasiment manqué aucunmatch à domicile depuis 1955. Mon record, c’est96 matches en 1994. Mais les places sont deve-nues trop chères : 220 livres [263 euros] pourl’année. Du coup, quand j’ai perdu mon emploi,j’ai dû rendre mon abonnement et celui de ma

fille, en 1998. Sept ans plus tard, nous avons re-joint le FC United.» Un “transfert“ rendu possible grâce la politique menée par le club :chaque abonné choisit le montant qu’il sou-haite verser. Le prix minimum, 90 livres [105 euros] pourcette saison, est quant à lui soumis au vote dessupporters, selon le principe : “un membre, unevoix“. Un fonctionnement qui évite la flambéedes prix des places en tribunecomme à Old Trafford, permet-tant chaque année à Glazer, pro-priétaire de Manchester United,de payer ses dettes. « Au FC Uni-ted, on a l’impression de fairepartie d’une communauté.C’estgénial. En plus, chaque membre s’occupe dequelque chose. Moi c’est le transport des sup-porters. C’est une activité quotidienne », se ré-jouit Tom Stott, qui a retrouvé une vie socia-le grâce au club.

14 h Dans les gradins, un homme s’agite. Lesgestes sont appliqués, le pas rapide, le regardconcentré. Julian Butterworth, banquier, gar-nit chaque samedi les tribunes de banderolesvindicatives à l’égard des financiers du foot-ball. “Aimez United, détestez Glazer”, “Ren-contrez des amis, pas des millionnaires”, maisaussi un drapeau du FC Sankt Pauli, le club

alternatif allemand [lire page 94]. Impossibled’oublier que le FC United est avant tout né d’unmouvement contestataire, « mais sans couleurpolitique », précise Julian Butterworth. « La ma-nière dont Glazer a racheté Manchester United ens’endettant est totalement irrationnelle. Ceci dit,je ne souhaite aucun mal à ce club qui restera àjamais ma religion. Seulement, le FC United estdevenu mon lieu de culte », sourit-il. La décision

de quitter Old Trafford ne fut pour-tant pas simple. « Ma maman serend au stade depuis le début desannées 1950. Elle regrette le tempsoù on allait aux matches en-semble. » Mais pas questiond’éprouver le moindre regret sur

le plan sportif : « J’en avais marre d’être considé-ré comme un simple client. Je suis un supporter !C’est vrai, j’ai raté quelques trophées depuis mondépart. Mais ici, j’ai retrouvé des amis et une su-per ambiance. »

16 h 15 À l’heure de jeu, le FC United mène 2 buts à 1.Mais l’anxiété a gagné les tribunes depuis quel’arbitre a expulsé deux joueurs locaux.Quelques insultes adressées par la tribune auxofficiels trouvent un délicieux écho dans les pro-pos tenus par Julian Butterworth une heure plustôt. « Notre club est profondément fair-play, anti-raciste et anti-homophobe. Quelquefois, j’ai des

DDaannss ccee ssyyssttèèmmee,,ll’’aatttteennttiioonn eesstt ppoorrttééee ssuurrllee cclluubb eett lleess ssuuppppoorrtteerrss,,eett nnoonn pplluuss ssuurr llee bbuussiinneessss

eett lleess jjoouueeuurrss..

business

LE PARI ÉTAIT FOU ET PASSIONNÉ. SEPT ANS APRÈS LE DÉBUT DE L’AVENTURE, LES SUPPORTERS

DU FC UNITED OF MANCHESTER PEUVENT ÊTRE FIERS. LEUR CLUB AFFICHE DES FINANCES SAINES ET

DONNE AUX SUPPORTERS UN CONTRÔLE TOTAL SUR TOUTES LES DÉCISIONS. CHAQUE SAMEDI, PRÈS DE

3 000 SUPPORTERS SE PRESSENT AU STADE DU FC UNITED, POUR CÉLÉBRER CE FOOTBALL À VISAGE

HUMAIN, DANS L’ANONYMAT DU CHAMPIONNAT AMATEUR ANGLAIS .

Manchester

92Latitudes N°8 / avril 2012

foot

Page 93: Latitudes 87° Utopie total

propos durs envers les arbitres… Mais c’est le sportnon ? ». On se rassure comme on peut.

16 h 50Coup de sifflet final. Victoire 3 buts à 1 pourle FC United. Durant quatre-vingt-dix mi-nutes minutes, les joueurs ont étésoutenus sans interruption par les2 873 supporters présents. Assis aubeau milieu des fans, Andy Walsh, leprésident du club, peut sourire. Sonéquipe, cinquième au classement,reste en course pour accéder à lasixième division. Un nouveau pas en avant pour cetteéquipe qui a gravi trois échelons ensept ans. Mais ce n’est pastout : le nouveau stadepourrait voir le jour dès2013, grâce à l’augmen-tation du capital duclub de 1,9 milliond’euros, réalisée au-près des supporters.« En déménageant àMoston, nous allonsnous rapprocher ducentre de Manches-ter et de notre pu-blic. Cela va nousdonner un énorme

coup de boost. Même si le simple fait d’avoir 2500 supporters par match pour un club de sep-tième division est déjà un exploit colossal. »A le voir serrer des mains comme un candidat en campagne, on en oublierait presquequ’il y a sept ans, Andy Walsh était sans emploi,

après des expériences debanquier et de moniteurd’auto-école. Jamais cetenfant d’Old Traffordn’aurait un jour imagi-né prendre les rênes de la fronde anti-Glazer avec l’ambition de « révolution-ner la manière dont est gouverné lemonde du football », selon ses propres

termes. Ce projet, Walsh l’a mûridepuis plusieurs années.« Lors de la tentative in-fructueuse de rachat deManchester United parle magnat de la presseRupert Murdoch en1998, auquel nousétions fortement op-posés, nous avionsdéjà mené des re-cherches universi-taires pour savoir sinotre modèle de gou-vernance fontionne-

rait », explique-t-il. Dans ce système, l’atten-tion est portée sur le club et les supporters,et non plus sur le business et les joueurs.« Nous reversons tous les bénéfices générés parle club [300 000 euros] à des communautés etassociations. » Le football créateur de lien so-cial, c’est la plus grande fierté d’Andy Wal-sh, président de ce “club à but non lucratif“.« Nous devions montrer qu’il n’y avait pasqu’une seule manière de diriger un club, com-me c’était le cas à Manchester United. »

17 h 40Des enfants, encore et toujours. Ils ont été in-vités dans le bar du club à rejoindre les joueurs.Un membre de l’effectif suscite néanmoins plusd’attention que les autres. Est-ce parce qu’il por-te le numéro 7 qui a fait la légende de Man-chester ? Celui de George Best, Bryan Robson, Éric Cantona, David Beckham et Cris-tiano Ronaldo. Ou bien parce qu’en dépit de sesbonnes performances, l’insaisissable CarlosRoca a toujours refusé les propositions des clubsd’échelon supérieur lui promettant un meilleursalaire ? « Ça serait difficile pour moi de partir, indique lejoueur, au club depuis juin 2008. Le FC United est si différent des autres clubs, rien que par

ses supporters. Quelle passion !Ils se sentent impliqués dans tousles aspects du club puisqu’ils yconsacrent du temps et de l’ar-gent. » Pour bon nombre de

joueurs, porter le maillot du FC United est un sa-crifice financier. Mais Carlos Roca, natif de Man-chester, a fait son choix : il restera dans ce clubdont il partage la philosophie. « Je suis unmembre du club et j’ai le droit de vote lors des as-semblées. Au quotidien, j’entraîne des équipes dejeunes footballeurs. Cela me permet de vivre avecma famille. »De son propre aveu, il n’éprouve detoute façon plus de passion pour le football mo-derne et ses stars. « J’aurais probablement pujouer dans l’une des trois premières divisions, maisj’ai manqué de chance. J’étais jeune et un entraî-neur a décidé de ne pas me conserver. ». Pour Car-los, l’avenir repose désormais sur les épaulesd’Enrique, son fils âgé de quatre ans. « L’autrejour, il m’a dit que lui aussi jouerait pour le FC Uni-ted, et que les supporters chanteraient son nom ».À Manchester, les hommes passent, la passiondemeure.

M.BO

«« JJ’’eenn aavvaaiiss mmaarrrree dd’’êêttrreeccoonnssiiddéérréé ccoommmmee uunn ssiimmpplleecclliieenntt.. JJee ssuuiiss uunn ssuuppppoorrtteerr !! »»

93Latitudes N°8 / avril 2012

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Tom Stott revêt à chaque match satenue favorite : un maillot deManchester United, datant des années1960, dédicacé par Denis Law, joueuremblématique du club.

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Le club amateur de Manchester louele stade de l’équipe du Bury FCpour jouer et s’entraîner.

Page 94: Latitudes 87° Utopie total

Quand les présidentes

√CULTURE

Onze millions de fans estimés enEurope. Trois cent soixante fan-clubs enregistrés. Un Millerntor-Stadion [25 000 places] plein àchaque match. Le tout pour unsimple club de deuxième divi-

sion au palmarès toujours vierge après plusd’un siècle d’existence. Le FC Sankt Pauli,[FCSP] n’est vraiment pas un club comme lesautres.Comprendre ce club, c’est d’abord com-prendre le quartier dans lequel il est ancré, oùpas un panneau de signalisation, pas un feu tri-colore n’est épargné par les multiples autocol-lants à la gloire du FCSP et de ses Ultras, sesplus fervents supporters. ÀHambourg, l’amourpour ses couleurs s’écrit même sur les murs. Àquelques centaines de mètres du stade, l’autreface célèbre de Sankt Pauli : son district rougeautour de la Reeperbahn, longue artère où seconcentrent cinémas érotiques, sex-shops etclubs de strip-tease. « Le club ne serait pas de-venu ce qu’il est aujourd’hui dans un autre quar-tier », juge René Martens,auteur de deux livres surl’histoire de Sankt Pauli.L’arrivée de squatteurs à lafin des années 1980 a menéà une véritable révolution.Une culture alternative du supportérisme s’estdéveloppée dans les tribunes du Millerntor, au-tour d’artistes, de punks, de hippies, d’étudiantset de marginaux sympathisants du mouve-ment squat. « Cela n’aurait pas été possible s’ilexistait déjà un noyau dur de supporters », esti-me René Martens.Ces nouveaux fans s’approprient le club et le

convertissent à leurs idéaux. Il n’est plus seu-lement question de football. Le FC Sankt Paulidevient le club “anti” : anti-racisme, anti-fas-cisme, anti-homophobie, anti-sexisme, anti-capitalisme. Anti-système, en somme. Le pre-mier en Europe à officiellement bannir leséléments d’extrême droite de ses tribunes, àune époque ravagée par le hooliganisme. Lepremier, aussi, à utiliser le football comme vec-teur d’actions sociales. Des pratiques répan-dues aujourd’hui. « C’est plus que du football,clame Tanja, 38 ans, piercing à la lèvre et logodu club tatoué sur le mollet. C’est un mode devie. Cela se voit dans le quartier, il y a de tout, lesgens sont authentiques. C’est ce que Sankt Paulireprésente : la mixité culturelle, la tolérance. »

Non au foot-businessL’engagement à gauche, la promotion de va-leurs humanistes et l’opposition au foot-busi-ness font la renommée du FCSP en Allemagneet au-delà, à l’ère de l’argent-roi dans le foot-ball. Emblème de cette posture rebelle et ré-

sistante, le drapeau pirate,historiquement associé à laville d’Hambourg, est devenule deuxième logo du club. «Un célèbre pirate hambour-geois, Klaus Störtebeker, était

réputé pour piller les riches et donner l’argent auxpauvres, raconte Michael Prinz, supporter de-puis la fin des années 1980. Le FC Sankt Pauli,c’est le club pauvre qui prend des points auxriches. »Garants de la préservation de cette identitésingulière, les supporters sont « le capital duclub », pour Justus Peltzer, salarié du Fanladen,

organisme qui mène des actions sociales pourle FCSP. Plus qu’ailleurs, ils ont leur mot à diredans les décisions importantes. Ils imposent lemaintien du nom du stade là où d’autres le ven-dent pour quelques millions d’euros à des mul-tinationales. Ils exigent une majorité de placesdebout dans les nouvelles tribunes construitespour moderniser un stade vieillissant.

Une option onéreuseUne posture louable mais coûteuse pour le FCSankt Pauli, rattrapé par les impératifs écono-miques du football de haut niveau. Chose in-imaginable il y a encore quelques années, desloges VIP ont été aménagées à l’été 2010 auMillerntor. Autre glissement : l’embourgeoise-ment du quartier. «Un stade de football est le mi-roir de la société qui l’entoure, souligne SvenBrux, en charge de l’organisation et de la sé-curité des matchs à domicile. Sous l’effet de lagentrification du quartier, le public du Millerntorévolue. » « Il y a de plus en plus de cols blancs,opine Basti, fan de 24 ans. Bien sûr, ce sont aus-si des fans de Sankt Pauli, mais l’atmosphèrechange. »« Le club devient de plus en plus normal », résu-me Buttje Rosenfeld, journaliste au HamburgMorgenpost, qui a porté les couleurs de SanktPauli dans les années 1970. Au point que cer-tains supporters en viennent à espérer que leclub, en course pour la montée, ne parviennepas à retrouver la Bundesliga, la premièredivision allemande, et ses exigences financièresla saison prochaine, un an après l’avoir quittée.Afin d’éviter qu’un nouveau coup, peut-être fa-tal, ne soit porté à la culture Sankt Pauli.

J.M.

rebelle du foot européen

94Latitudes N°8 / avril 2012

FC Sankt Pauli,FC Sankt Pauli,ATTRACTION DU PAYSAGE FOOTBALLISTIQUE EUROPÉEN, LE CLUB ALLEMAND DU FC SANKT PAULI

DÉTONNE PAR SON ENGAGEMENT POLITIQUE À GAUCHE ET SA (CONTRE-)CULTURE SINGULIÈRE .POURTANT, LE RETOUR À LA NORMALITÉ GUETTE . . .

LLee ddrraappeeaauu ppiirraattee,,hhiissttoorriiqquueemmeenntt aassssoocciiéé àà llaa vviillllee

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© Julien Mom

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Le Millemtor-Stadion fait le plein à chaque match,preuve de l’amour entre le club et ses fans.

Hambourg

Page 95: Latitudes 87° Utopie total

Les femmes présidentes de club de football : réelle tendance ou épiphénomène ? En France, seule Margarita Louis-Dreyfus [actionnaire ma-joritaire de l’Olympique de Marseille] tire son épingle du jeu dans ce monde

très masculin. L’Italie a aussi vu défiler plusieurs femmes à la tête des plus grandsclubs de série A. Rosella Sensi est devenue présidente du très médiatique club del’AS Rome, en 2008, à la mort de son père. L’Italienne de 38 ans a été l’une desrares femmes à diriger un grand club européen, avant de le quitter en 2011. Celleque l’on surnomme la Dotoressa a succédé à Flora Viola qui avait également prisla relève à la mort de son mari en 1991. Jusqu’en décembre dernier, Francesca Me-narini occupait le même poste à Bologne, club évoluant aussi en série A. Mais ellea préféré céder sa place après l’arrivée de nouveaux actionnaires. Les femmes res-tent davantage nommées pour leur lien de parenté plutôt que pour leurs compé-tences, et la féminisation de la profession reste pour le moment illusoire. Un signeque le monde du football n’a pas vraiment évolué.

M.B. ET T.B.

Les Corinthians

Changer la politique par le football au Brésil. À l’origine de cettefolle initiative, il y a avant tout un homme, Socrates, et un régi-me, la dictature militaire du maréchal brésilien Branco. Nous

sommes en 1981, le club brésilien des Corinthians vient d’être reléguéen seconde division. Avec le concours du nouveau directeur sportif Adil-son Monteiro Alves et de la star brésilienne Socrates, l’ensemble du clubest remodelé. Toutes les décisions relatives à la vie du club sont main-tenant votées à la majorité par l’ensemble des joueurs : horaires d’en-traînement, transferts de nouveaux joueurs, suppression des mises auvert. Les recettes de la billetterie du stade et le sponsoring sont rever-sés à chaque membre du club.« Au départ, nous voulions changer nosconditions de travail, puis la politique sportive du pays et enfin la politiquetout court » racontait Socrates au mensuel So Foot en 2005. L’internatio-nal brésilien et ses coéquipiers se prennent au jeu. Ils défient la dictatu-re par leurs maillots ou par leurs banderoles. Jusqu’à la fin du régime en1985, les joueurs des Corinthians se tiendront à leur devise : “Gagner ouperdre, mais toujours en démocratie”. M.B. ET T.B.

Quand les présidentes

foot contre dictature©AFP Photo

95Latitudes N°8 / avril 2012

Supporters toujours, actionnaires un jour ? Ils veulent « replacer les supporters au cœur duclub ». On les appelle les socios [associationsde supporters]. Mouvement minoritaire en

France, ils sont pourtant 200 000 à Benfica[Portugal], 180'000 à Barcelone [Espagne],90'000 à Madrid [Espagne]. Depuis décembre2009, deux supporters parisiens, Baptiste etStéphane, 32 et 45 ans, tentent d’implanter lemodèle socios en France. Leur objectif ? Dé-passer les rapports traditionnels supporters-club [achat de billets, de maillots] en devenantun acteur central de la vie de l’entreprise. Enéchange d’une cotisation financière, les sociosobtiennent de multiples avantages. Ils élisentle président du club, peuvent le destituer et vo-tent pour les décisions cruciales. Autreexemple, les socios choisissent le nouveaumaillot chaque année après une présentation

en avant-première par son prestataire. Ce sy-tème de socios n’est pas inédit au PSG puisqu’ila déjà existé dans les années 1980. « Je suis supporter depuis trente cinq ans envi-ron et j’ai connu l’époque où les socios étaient en-core présents au PSG. Une époque où ils pou-vaient réélire le président [Borelli en 1981], uneépoque où ils étaient même consultés sur leurssouhaits de recrutement ! » explique Stéphane,un des concepteurs du projet à InfoPSG. Suivipar plus de 100 000 personnes sur Facebook,et annonçant une capitalisation potentielle de3,5 millions d’euros, Baptiste et Stéphane ontpu remettre courant mars, leur projet au diri-geant qatari du club, Nasser-El Khelaifi, croisé« par hasard » dans un restaurant .

M.B. ET T.B.

Socrates (à droite) a été le symbole dumouvement démocratique des Corinthians.

rentrent sur le terrain

©AFP Photo

Le retour des socios au PSG ?

Margarita Louis-Dreyfuspréside l’OM depuis 2009.

©AFP Photo

Page 96: Latitudes 87° Utopie total

PPoouurrqquuooii ppaarrttiirr àà llaa rreennccoonnttrree ddee cceeuuxx qquuii vvii--vveenntt uunnee eexxppéérriieennccee ccoommmmuunnaauuttaaiirree aalltteerrnnaa--ttiivvee ??Je me posais des questions sur le vivre ensemble. Ça s’est fait au travers delectures et de recherches. Ce qui m’intéressait,c’était des communautées vieilles de plusieursannées : je voulais voir si elles avaient fonc-tionné. La plupart étaient nées à la fin des an-nées 1960. Elles étaient soit en phase de ma-turité, soit en déclin.

EEsstt--ccee qquuee vvoouuss vvoouuss ééttiieezz ddoonnnnéé uunnee mmiiss--ssiioonn ??Mon intention de départ a évolué. Je voulaism’immerger dans ces communautés, parfoispendant des mois et voir ce queça pouvait faire sur moi, commeun cobaye. Je me jetais dans cet-te aventure plus par expérimen-tation que par réelle conviction. Plus l’expé-rience avançait, plus je vivais mal l’aventure.Je ne me retrouvais pas du tout dans le modede fonctionnement de ces communautés.Les États-Unis, ça a été la délivrance. La route

me permettait de digérer la communauté queje quittais et de passer à la suivante. Mon idéalest dans le mouvement, l’itinérance et la ren-contre.

YY aa--tt--iill uunnee rreennccoonnttrree qquuii vvoouuss aa ppaarrttiiccuulliièèrree--mmeenntt mmaarrqquuéé ?? Thomas Chepaitis, le ministre du Tourismede la communauté d’Uzupis, en Lituanie.Uzupis a été un repère de prostituées, de juifset, maintenant, d’artistes. Ce sont des gensqui sont à cheval entre une forme de com-munisme et une forme de capitalisme, sansvouloir se plonger dans l’un ou dans l’autre,tout en conservant une certaine liberté dechoix.

Thomas Chepaitis avait uneexpérience de voyageur et unparcours de vagabond. J’ai eude longues conversations avec

lui autour d’une chope de bière, dans un bard’Uzupis. Il est capable d’avoir des référenceslittéraires qui me sont chères, c’est un per-sonnage qui ressemble plus à Jack Kerouacqu’à Thomas More.

À 31 ANS, CHRISTOPHE COUSIN EST

PARTI PENDANT DEUX ANS À LA

RENCONTRE DES COMMUNAUTÉS

QUI VIVENT L’UTOPIE À TRAVERS

LE MONDE . LIBERTALIA , UZUPIS ,AUROVILLE , CHRISTIANIA ,LANCASTER CITY, TWIN OAKS,CELEBRATION… IL S’EST IMMERGÉ

DANS CES COMMUNAUTÉS COMME

UN COBAYE DANS UN LABORATOIRE .SON BUT : DÉCOUVRIR SI L’ON PEUT

VIVRE HEUREUX ENSEMBLE

AUTREMENT.

√CULTURE

96Latitudes N°8 / avril 2012

Pour Christophe Cousin, « les utopiessont toutes plus ou moins en crise. »

«« LL’’iiddééaall nn’’eexxiissttee ppaass,, mmaaiissoonn ppeeuutt ss’’eenn aapppprroocchheerr.. »»

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isto

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versl’idéal

mondedu

Tour

Page 97: Latitudes 87° Utopie total

QQuueelllleess ddiiffffiiccuullttééss aavveezz--vvoouuss rreennccoonnttrrééeess ??Le principal obstacle, c’est soi-même. On arrive

souvent avec des préjugés, des références qui nesont pas les mêmes que ceux qui vivent là-bas. C’estl’exemple d’Auroville, une communauté soutenuepar l’Unesco, en Inde. Pour moi, c’était une arche deNoé de l’humanité. Chacun venait avec un petit boutde terre à soi, avec ses idées. J’ai été déçu. Les gensque j’ai rencontrés me semblaient fermés et blasés.

PPeennsseezz--vvoouuss qquuee ll’’oonn ppeeuutt vviivvrree ddaannss uunneeccoommmmuunnaauuttéé uuttooppiiqquuee ?? Je ne sais pas encore. La solution, c’est la forêt

et vivre en ermite au milieu des bois. J’ai été déçupar certaines utopies. J’attendais beaucoup plusd’une communauté commme Twin Oaks, auxÉtats-unis [Virginie]. Ils ont instauré l’abolitionde l’argent, le travail communautaire, la solida-rité. Et pourtant, c’est une des destinations lesplus affligeantes qui soit. Certains membres sesont suicidés. C’est vraiment bouleversant. Jen’étais que de passage, donc la déception étaitrelative. Eux sont arrivés avec cet unique espoir':vivre quelque chose de meilleur. Je me suis ditque cette communauté n’était pas pour moi.

LLeess uuttooppiieess ssoonntt--eelllleess ddoonncc vvoouuééeess ààll’’éécchheecc ??Quand on cherche le bonheur, dès qu’on metle doigt dessus, il disparaît. Les utopies, c’est pa-reil. Elles sont toutes plus ou moins en crise.L’exploit réside dans leur capacité à se pérenni-ser. À Twin Oaks, pour subvenir à leurs besoins,ils se sont mis à faire du tofu. Le problème, c’estque les eaux usées sont toxiques pour la forêt.C’est devenu une source de conflit entre ceuxqui considéraient que le tofu allait sauver lacommunauté et ceux qui voulaient arrêter carça allait contre leur principe de protection del’environnement. La solution, c’est que laconscience humaine s’élève. Idéalement, si onfait abstraction de l’esprit de compétition

des hommes, ça pourrait exister. Aucune com-munauté ne le permet vraiment aujourd’hui.

VVoouuss aaffffiirrmmeezz :: «« CCoommmmee ssaaiinntt CChhrriissttoopphhee,, jj’’aaiibbeessooiinn ddee vvooyyaaggeerr ppoouurr ttrroouuvveerr llaa vvéérriittéé »».. LL’’aavveezz--vvoouuss ttrroouuvvééee aauu bboouutt dduu vvooyyaaggee ??En termes d’enseignement, j’ai appris qu’onpeut être déçu face au monde. C’est acquis,maintenant je peux passer à autre chose. Peut-être que l’idéal n’existe pas, mais on peut s’enapprocher. Ça m’a aussi permis de relativiser,savoir ce qui est bien ou mal. Dans certainesutopies, on peut forniquer les uns avec les autressans problème. C’est ça l’utopie, c’est tout re-mettre à plat, questionner notre manière devivre ensemble heureux en se respectant.

PPoouurrrriieezz--vvoouuss vviivvrree ddaannss uunnee ddee cceess uuttooppiieess ??Non. Je suis assez solitaire. Dans chacuned’elles, je me retrouve un peu, mais dans au-cune je ne voudrais tenter l’aventure. Ce quim’effraie est la notion de frontière : j’ai besoind’espace pour vivre, je suis pour l’exploration,le voyage, la découverte. L’une des formesd’utopie à laquelle je voudrais participer se-rait une exploration de l’espace. Pour l’ins-tant, je voudrais être sur la route.

PROPOS RECUEILLIS PAR A.C.

Christophe Cousin est l’auteur de Sur la route des uto-pies (Éd. Arthaud), 20 euros.

En Inde, la communauté d’Auroville, soutenue par l’Unesco.

© AFP

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97Latitudes N°8 / avril 2012

Dans le sens horaire : Uzupis (Lituanie), Arcosanti (États-Unis), Lancaster City (Angleterre) et Christiania (Danemark).

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Page 98: Latitudes 87° Utopie total

98Latitudes N°8 / avril 2012

#Utopie 3.0© AFP

Page 99: Latitudes 87° Utopie total

99Latitudes N°8 / avril 2012

ISLANDE : L’ÉRUPTIONMÉDIATIQUE

COMMENT BAROUDERAVEC SON MACET SON COUTEAU

LES JOURNALISTESARABES EN QUÊTED’INVESTIGATION

TEXTES ET PHOTOS : AURÉLIEN DELFOSSE, CORENTIN DAUTREPPE, MAXENCE LAMBRECQ, CLÉMENT MARTEL, FRANÇOIS OULAC, THAMEEN KHEETAN, PIERRE LE BAUD, NICOLAS RICHAUD, LUCAS ROXO, FRANÇOIS HUME-FERKATADJI, AGNÈS CHARETON, ALICE DE LA CHAPELLE, BUNTHOEUN CHEA.

SOURIEZ , VOUS ÊTES INFORMÉS. LE JOURNALISTE AU SERVICE DU NUMÉRIQUE ? UNE RÉVOLUTION GEEK Ô COMBIEN POLÉMIQUE .

#Utopie 3.0

Page 100: Latitudes 87° Utopie total

«L’IMMI ? Personne ne saitvraiment ce que c’est… »Egill Helgasson est une cé-lébrité en Islande :c’est leprésentateur d’un impor-tant talk-show sur RUV, la

chaîne publique du pays. Nous sommes à deuxpas du port, dominé par le Palais des congrès,à l’architecture alvéolée. En ce milieu de mati-née, une forte odeur de poisson émane déjà du Soe Greyfin, une gargote traditionnelle, en-racinée sur les quais, où les touristes aimentvenir se restaurer. Egill Helgaséson traîne son imposante carru-re dans un café du centre-ville. Lorsqu’il se glis-se péniblement entre une banquette et deuxtables en bois, son envergure en impose et soncharisme suit. Mais son regard pétillant et sonair un peu gauche rassurent. Aux yeux de cet-te figure médiatique islandaise, l’IMMI, l’Ice-landic modern media initiative [Initiative islan-daise pour la modernisation des médias], est une« coquille vide». Une « belle initiative de Julian As-sange et ses amis» [lire encadré], militants pourla liberté d’expression et échaudés par le mau-vais traitement médiatique de la crise islan-daise. Mais, poursuit le présentateur, cette vo-lonté de réformer la législation sur la presses’est essoufflée alors que WikiLeaks et son fon-dateur perdaient de leur crédit et de leur in-fluence. Si le soutien à l’IMMI dépasse au Par-lement ces différents entre partis, « elle estsurtout portée par la députée Birgitta Jonsdottir,indique-t-il, qui voyage beaucoup pour en faire

la promotion. Mais, ici, il n’y a rien de concret. »Eyglo Hardadottir, élue du Parti du progrès [li-béral] et soutien du projet, confirme: « L’IMMIest peut-être davantage connue à l’étrangerqu’ici ».Un premier pas a pourtant été franchi. Auprintemps 2011, l’Athingi, le Parlement islan-dais, a adopté une loi qui « renforce sensible-ment » la protection des sources sur l’île. Jus-qu’ici, explique RobertMarshall, député social-démo-crate, porte-parole de l’IMMIau parlement et ancien journa-liste, «'la police pouvait perqui-sitionner les sièges des médias,saisir des disques durs et des in-formations sur demande de laCour de justice. C’est désormais impossible, saufsi cette dernière apporte la preuve que le médiaporte atteinte aux libertés ou à la sécurité dupays».Au premier étage du Parlement, par la fenêtreteintée de la salle de réunion, on a une bellevue du cœur historique de la capitale islandai-se. Ses vieux immeubles en brique et en tôlepeintes, ses rues pavées et le siègedu Morgunbladid, le principal quotidiendu pays, accusé de faire le jeu du Parti de l’in-dépendance et des armateurs fortunés du pays.

Des journaux aux ordres du politiqueRobert Marshall l’espère, c’est sur le terrainmédiatique que l’Islande peut regagner sa cré-dibilité, après avoir péché, par « excès d’arro-

gance », sur les marchés financiers. « Avant l’ef-fondrement de son économie, l’Islande voulaitdevenir le cœur financier de la planète. Au final,nous sommes plutôt devenus le Ground Zero dumonde. »Lors de la crise financière, les médias islandais ont été largement critiqués. Enparticulier les trois plus grands titres depresse : l’historique Morgunbladid, le Frét-

tabladid et DV.Ils n’ont pas informé leurslecteurs des risques dérai-sonnables pris par lesbanques, à quelques rares ex-ceptions près. La faute à desliens étroits entre intérêts politiques, écono-

miques et médiatiques. « À l’exception deDV, qui est détenu majoritairement par unerentière plutôt marquée à gauche, ces quo-tidiens étaient détenus avant la crisepar les“néo-Vikings”, des financiers qui n’avaientaucun intérêt à voir leurs journaux critiquerleur activité », explique Ingi Freyr Vilhjàlm-sson, journaliste d’investigation à DV.

Le journalisme d’investigation en berneEt de dresser un constat peu reluisantde la presse islandaise : « Si tu écrivais surles problèmes des banques, on te margina-lisait pour te pousser à te taire. »Reste quele journaliste aussi se montre sceptiqueconcernant l’IMMI, peu convaincu de la nécessité d’un cadre législatif pro-

#UTOPIE 3.0

100Latitudes N°8 / avril 2012

APRÈS LE CRASH FINANCIER DE 2008, DE NOMBREUSES INITIATIVES ONT GERMÉ EN ISLANDE .LA PLUS REMARQUABLE EST PEUT-ÊTRE L’IMMI (INITIATIVE ISLANDAISE DE MODERNISATION DES

MÉDIAS), UNE BATTERIE DE LOIS INSPIRÉE PAR JULIAN ASSANGE ET CENSÉE FAIRE DU PAYS LE

MEILLEUR ÉLÈVE MONDIAL EN MATIÈRE DE LIBERTÉ D’INFORMER . UNE INITIATIVE CONTESTÉE À

L’ INTÉRIEUR DE L’ ÎLE , TANT SUR LE FOND QUE SUR LA FORME .

«« AAvvaanntt ll’’eeffffoonnddrreemmeenntt ddeessoonn ééccoonnoommiiee,, ll’’IIssllaannddeevvoouullaaiitt êêttrree llee ccœœuurr

ffiinnaanncciieerr ddee llaa ppllaannèèttee.. AAuuffiinnaall,, nnoouuss ssoommmmeess llee

GGrroouunndd ZZeerroo dduu mmoonnddee.. »»

Harpa, le Palais des Congrès deReykjavik, a été inauguré en 2011.Sur le port de la capitale, il se veut

symbole du renouveau de l’île.

Reykjavik

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élien Delfosse/

ESJ

Islandel’éruption médiatique

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101Latitudes N°8 / avril 2012

tecteur. « La presse est libre en Islande. C’estencore plus vrai depuis la crise. Par exemple,DV, qui est un tabloïd, se consacre désor-mais à l’investigation. Les habitudes ontchangé et ces changements informels me pa-raissent bien plus importants qu’un série delois ». Les sources d’inspiration sont multiples :loi américaine de protection des whistle-blowers1 ; loi belge de protection des sources,loi suédoise sur la liberté d’information…«Nousvoulons devenir un modèle en matière d’investi-gation et de protection des sources, en rassem-blant dans la loi islandaise le meilleur des légis-lations sur la presse existantes », détaille RobertMarshall. Dans sa forme finale, l’IMMI proposerait donc,en plus de la sécurité des sources et des whist-le-blowers, une protection contre le « tourismejudiciaire » qui permet aux hommes d’affairesislandais d’attaquer les médias nationauxdepuis un tribunal britannique « où des journa-listes qui ne peuvent pas s’of-frir un bon avocat n’ont au-cune chance », selon sonporte-parole.Une protection des com-munications ; une protec-tion des fournisseurs deservice internet ; une limi-tation des interdictions dediffuser avant parution ; lacréation d’un prix islandaispour la liberté d’expres-sion. Afin de donner corpsà cette initiative, un institut(l’International modern me-dia institut) est créé. Il est di-rigé par Birgitta Jansdottir etpiloté par le programmateurinformatique Smàri McCar-thy mais son champ d’ac-tion est limité. Tout commesa visibilité. Bien que situé rue Lauga-vegur, la principale artèrecommerçante de Reykjavikoù se font face les bars et lesboutiques de vêtements de marque, le bureauminuscule de l’institut n’est signalé par aucuneplaque. Il faut emprunter un petit accès dallé.Accéder, si la porte n’est pas verrouillée, audeuxième étage de l’immeuble avant d’en trou-ver trace. Tout juste une feuille de papier signa-lant son existence est-elle scotchée au mur, enface de l’ascenseur. Car les financements sontanecdotiques, voire inexistants.D’autant que la structure est contestée danssa légitimité. Le présentateur de la RUV Egill Helgasson déplore que les journalistesn’aient pas été associés à un projet quiles concerne au premier chef : « Aucun confrè-re de ma connaissance n’a reçu de coup de fil».Smàri McCarthy sirote un soda entre deuxconférences sur les évolutions du numériquedans le cinéma d’art et d’essai de Reykjavik. Ill’assure : « Des journalistes ont été invités, par lebiais notamment de l’Association des journalistes

islandais, mais aucun n’est venu ». L’informati-cien pointe un manque cruel de moyens fi-nanciers : « Aucun budget n’a jamais été allouéà l’institut par le gouvernement, or il y a peu dedonateurs. » Et se réfugie derrière les difficultésà coordonner un projet sans équivalent. « J’aisous-estimé le temps nécessaire à une telle ré-forme : au moins quatorze mesures, chacuned’elles devant faire l’objet d’un débat puis d’unvote à l’Althingi. Cela prend beaucoup de temps.Mais il y a des avancées. »

Un arsenal de quatorze textesL’Islande va-t-elle devenir un paradis pour lejournalisme international ? L’IMMI peut-elleêtre un idéal médiatique universel ? L’informa-ticien moustachu l’espère.Une fois le travail terminé et l’ensemble duprojet de modernisation des médias acté, Smà-ri McCarthy évoque même « une liste d’autresmesures destinées à libéraliser les médias natio-naux et internationaux, pour l’instant confiden-

tielle ». Plus mesurés, etéchaudés par l’arro-gance passée, les élusislandais porteurs duprojet refusent deconcevoir l’IMMI com-me une utopie média-tique. Ils préfèrent yvoir le moyen idoine deredorer l’image desmédias locaux. « La cri-se nous a montré qu’ilest nécessaire quechaque histoire soit ditequelque part. Cela de-vient possible ici grâceaux lois que nous fai-sons passer. Avant l’étéprochain, la presse is-landaise bénéficiera dela législation sur la li-berté de la presse la plusaboutie au monde », sefélicite Robert Mar-shall, reconnaissanttoutefois que seul un

tiers des mesures évoquées il y a trois ans de-vrait entrer dans le cadre législatif. Le parlement finalisera en avril une loi facili-tant l’accès des citoyens et journalistes aux do-cuments officiels, telle les retranscriptions des débats parlementaires. L’objectif étant que les principales mesures de l’initiative de mo-dernisation des médias islandais entre en vi-gueur « avant les prochaines échéances électo-rales de 2013 », ajoute son porte-parole à l’Assemblée. Comment la presse islandaise en profitera-t-elle ? Les journalistes rencontrés,assurent que l’IMMI ne bouleversera pas leurquotidien.

C.D. ET A.D.

1 Littéralement “lanceur d’alerte”. Les whistle-blowerssont des sources qui délivrent des informations dansl’intérêt général ou national, sans bénéfice personnel àretirer ; les bloggeurs par exemple.

Le crash islandaisen quatre questions

GGyyllffii ZZooëëggaa eesstt uunn ééccoonnoommiissttee iissllaannddaaiiss ddii--ppllôômméé ddee ll’’uunniivveerrssiittéé CCoolluummbbiiaa ddee NNeewwYYoorrkk eett ddee cceellllee ddee RReeyykkjjaavviikk..

EEsstt--iill ppoossssiibbllee dd’’eexxpplliiqquueerr llee ccrraasshh bbaannccaaii--rree ddee 22000088 eenn qquueellqquueess mmoottss ??Entre 2001 et 2002, les trois principalesbanques du pays, Kaupthing, Glitnir et laplus importante, Landsbankin, sont privati-sées par le gouvernement. Le problème estque ces banques servent surtout à prêter del’argent à leurs propriétaires pour faired’autres investissements, toujours à crédit.Le niveau de leverage1 est de plus en plus im-portant, les banquiers deviennent de plus enplus gourmands.

QQuuaanndd llaa mmaacchhiinnee ss’’eesstt--eellllee eennrraayyééee ??En 2005, l’Europe ferme les vannes, réali-sant qu’elle a déjà prêté trop d’argent auxbanques islandaises. Cette défiance entraî-ne, dès 2007, une forte dépréciation de lacouronne islandaise. Une large partie del’économie islandaise devient alors insol-vable. Et puis Lehman Brothers a fait failli-te.

CCoommmmeenntt eexxpplliiqquueezz--vvoouuss qquuee ppeerrssoonnnneenn’’aaiitt rreemmaarrqquuéé cceess ssiiggnneess aavvaanntt--ccoouurreeuurrss ??Le Morgunbladid avait évoqué en mai2008, en « Une », la possibilité d’un effon-drement du système bancaire islandais. Unavis marginal, presque synonyme de folieou de dépression à l’époque ! Mais évidem-ment, c’est beaucoup plus facile de voir lessignes avant-coureurs après coup…

LLaa ssiittuuaattiioonn iissllaannddaaiissee ss’’eesstt--eellllee aamméélliioorrééeeaauujjoouurrdd’’hhuuii ??Oui, une croissance de 2,5 % est attenduecette année, le chômage diminue peu à peu,la dette publique, relativement faible, dimi-nue. Mais cela reste une situation précaire.La crédibilité islandaise est durablement af-fectée. Et, plus grave peut-être, la consom-mation intérieure a beaucoup de mal à re-démarrer. La dévaluation de la couronnerend les produits d’importation coûteux etles Islandais, qui ont la passion du crédit,sont moins enclins à dépenser. Vous l’avezpeut-être remarqué, les Islandais ontpresque tous trois ou quatre voitures parfoyer. Ils n’en achètent presque plus, quasi-ment toutes les voitures qu’on voit à Reyk-javik ont plus de quatre ans.

PROPOS RECUEILLIS PAR C.D. ET A.D.1 Le leverage est le ratio autorisé entre les fondspropres et l’emprunt. Si le leverage est de un sursept, je ne pourrai pas emprunter plus de 70 avec unapport de 10.

Le premier gros coup de WikiLeaksEn juillet 2009, WikiLeaks publie des documents montrant que des dirigeants de la principale banque islan-daise, Landsbankin, ont effacé des lignes de prêts quelques jours avant sa faillite. La RUV, la chaîne publique,décide alors de consacrer une émission à cette révélation. Mais le 2 août, quelques heures avant sa diffusion,une injonction judiciaire l’interdit au nom du secret bancaire. La RUV annule l’émission mais diffuse l’adres-se du site internet Wikileaks, qui signe ainsi son premier « gros coup » car les Islandais s’y rendent en mas-se. Cette annulation fait polémique et pousse quelques activistes à se rapprocher de Julian Assange pourpenser les améliorations possibles de la liberté d’expression en Islande.

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Smàri McCarthy, programmeurinformatique, est la tête pensante de

l’International Modern Media Institute.

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102Latitudes N°8 / avril 2012

Il fait presque nuit quand Dùi JohnnssonLandmark entre dans le bar. Barbede trois jours, casquette en tweed et airpressé du voyageur, il tend une maincalleuse. « Je vais prendre un cappuccino,je conduis », explique-t-il dans un fran-

çais parfait. Depuis une quinzaine d’années,il réalise des documentaires sur la nature,la pêche ou la chasse – deux activités qu’il ap-précie – pour les télévisions européennes.« En ce moment, je monte un documentaire surla Mongolie, j’y étais il y a quelques semaines. »Après de ses études de photographie et de ci-néma en France, Dùi choisit de revenir s’intal-ler en Islande. Un choix de vie que son travailde réalisateur et ses allers-retours réguliersentre Paris et Reykjavik ne sauraient remettreen cause. « Je suis un globe-trotter grâce à mesdocumentaires mais j’adore vivre ici. J’ai la chan-ce de pouvoir y rester tout en passant beaucoupde temps à Paris pour mon travail »,explique-t-il de sa voix calme. Comme apaisépar la semaine en famille qu’il vient tout justede passer à « retaper sa maison de vacances »,dans un village du nord de l’île. De-puis son retour à Reykjavik,où il habite, un épais brouillard s’estinstallé. « J’aime les climats de caractère », coupe-t-il. Et de re-prendre : « Ici, il y a la vie culturelle d’une capi-tale très développée, avec des théâtres, des ciné-mas… On peut avoir une vie sociale très active.

Mais vous prenez la voiture pendant quinze ouou vingt minutes et vous êtes au milieu de nullepart. »Il a un ton enjoué quand il évoque la beautéde la nature islandaise, mais il sedurcit lorsqu’il aborde l’économiede la pêche. «Dans la Constitution,il est dit que la terre, l’air et l’eau ap-partiennent aux citoyens islandais.Les poissons qu’il y a dans l’eau aus-si. »Au Parlement, les députés dis-cutent aujourd’hui une proposition de réformedu système des quotas de pêche,qui favorise le monopole d’une vingtainede gros groupes et « interdit de facto l’activitéaux petits exploitants […] C’est complètementillogique de prendre un bien qui est publicet de le privatiser ! », s’emporte-t-il.Il remet puis ôte à nouveau ses lunettes : «J’es-père que ce système va être supprimé mais ça nesera pas facile. »

« La crise a remis les valeurs en place »Dùi en est persuadé, le pouvoir n’est plus vrai-

ment aux mains des hommes poli-tiques. Dans l’île, « il s’est déplacévers les puissances économiquesdans les années 2000 ». Vers l’indus-trie du poisson, notamment, « le pé-

trole de l’Islande ». Devant cette évolution, il sedit « surpris qu’il n’y ait pas eu plus de violence »depuis la fin de la crise.

La protestation s’est essoufflée et les diffé-rentes initiatives n’ont pas suscité l’engoue-ment escompté. « La rédaction de la nouvelleConstitution l’a montré : ce n’est pas parce qu’on

ouvre les débats sur Internet queles citoyens passifs vont devenirdes activistes… » regrette-t-il enadmettant qu’il s’agissait d’une «tentative qui valait le coup d’êtreessayée ».En 2011, les citoyens islandais

étaient appelés à commenter ou à amender leprojet de Constitution sur Internet. Une initia-tive complètement nouvelle, née de la “Révo-lution des casseroles”. À l’époque, les médiasinternationaux s’étaient enthousiasmés pourune véritable « révolution citoyenne ». En fait,seulement 3 600 commentaires et 370 sugges-tions d’amendements avaient été formulés surle site de la nouvelle Constitution.Soit un im-plication respective d’1,1 % et 0,1 % à peine dela population islandaise [qui s’élève à 320 000habitants].À ses yeux, c’est l’un des rares bienfaitsdu crash bancaire : « Remettre les valeurs en pla-ce […] Une démocratie digne de ce nom n’a pasbesoin de spéculateurs. Elle a besoin de citoyensactifs. »Le réalisateur est déjà prêt à repartir, avec tou-jours le regard critique à l’égard de ce pays qu’ilapprécie tant. L’exigence du passionné.

C.D. ET A.D.

RÉALISATEUR DE DOCUMENTAIRES PARTOUT DANS LE MONDE , DÙI JOHNNSSON LANDMARK RESTE ATTACHÉ À SA

TERRE NATALE . AUTOUR D’UN CAFÉ, FACE À L’OCÉAN ATLANTIQUE , IL L IVRE SA VISION AMBIÜE DE L’ISLANDE ,ENTRE AMOUR ET RESSENTIMENT.

Au Kex, l’auberge de jeunesse en voguede Reykjavik, Dùi Johnnsson Landmark,réalisateur de documentaires, parlede son pays avec passion.

MÉDIAS

«« CCee nn’’eesstt ppaass ppaarrcceeqquu’’oonn oouuvvrree lleess ddéébbaattssssuurr iinntteerrnneett qquuee lleesscciittooyyeennss ppaassssiiffss vvoonntt

ddeevveenniirr ddeess aaccttiivviisstteess.. »»

© Aur

élien Delfosse/

ESJ

«« JJee ssuuiiss uunn gglloobbee--ttrrootttteerr ,, mmaaiiss jj’’aaddoorree

vviivvrree iiccii.. »»

globe-trotterDans les pas d’un islandais

Page 103: Latitudes 87° Utopie total

La

FIN 2009, LES CAMÉRAS DU MONDE ENTIER ÉTAIENT BRAQUÉES SUR L’ISLANDE . LE PAYS, S I CALME À L’ACCOUTUMÉE ,S’ÉTAIT SOUDAIN EMBRASÉ. ÉCLAIRAGE SUR LES CONSÉQUENCES DE LA “RÉVOLUTION DES CASSEROLES”, PARFOIS

CONSIDÉRÉE COMME LES PRÉMICES DU MOUVEMENT DES INDIGNÉS .

103Latitudes N°8 / avril 2012

L’Islande n’a pas une tradition trèscontestataire. En 2009 pourtant, plusde 6 000 personnes descendent dansla rue pour protester contre la situa-tion économique du pays. «C’était dujamais-vu ! » assure Gérard Lemar-

quis, correspondant du Monde à Reykja-vik.«Même l’entrée dans l’Otan en 1949 [quiavait été très mal perçue par la population, l’Is-lande étant un pays pacifique] avait suscitémoins de réactions!» Le 8 décembre 2009, lesmanifestants réunis sur la place de l’Althingi, leParlement islandais, entrent dans le bâtimentpour protester. Neuf d’entre eux sont condam-nés à des peines symboliques, mais qui susci-tent l’indignation d’une partie de la population.Ces manifestations entraînent la première al-ternance en Islande depuis son indépendance,en 1944. L’arrivée au pouvoir d’une coalitionexclusivement de gauche – le parti social-dé-mocrate ayant déjà gouverné en coalition avecla droite – « a suscité beaucoup d’enthousiasme»,explique M. Lemarquis.

Une crédibilité politique à reconstruireTrois ans plus tard, le manque de visibilité del’action gouvernementale et la situation éco-nomique encore précaire du pays ont douché les espoirs islandais. « Aujourd’hui, il y a un res-

sentiment énorme de la population vis-à-vis dupouvoir politique », explique Marc Bouteiller,ambassadeur de France à Reykjavik. Une per-te de confiance puissance 10 par rapport à la France. » Dùi Johnnsson Landmark, réali-sateur de documentaires, complète : « Un son-dage récent posait la question : “Faites-vousconfiance aux hommes politiques pour résoudreles problèmes?” Seuls 10 % des personnes inter-rogées ont répondu favorablement. »

Le peuple islandais trop pacifiste ?Contexte trop difficile ? Programme trop am-bitieux ? Endettement des ménages pas réso-lu? Les griefs sont multiples et, à un an des élections législatives, le gouvernement de coalition [sociale-démocrate et écologistes]est devancé dans la majorité des sondages. Surtout, les Islandais semblent s’être large-ment désintéressés de la poli-tique du pays. « Le peuple is-landais est pacifiste… Un peutrop, parfois, confie Dui Johns-son Landmark avec un souri-re amusé. Peut-être que les Islandais ont retrou-vé leur calme parce que la machine fonctionneencore. Ceux qui sont le plus endettés sont invi-sibles, ils restent chez eux. Les autres vont dansles magasins, au restaurant, au cinéma… La vie

de tous les jours suit son cours. » L’engouementrévolutionnaire est retombé et l’évocationd’une “utopie islandaise ” fait sourire les habi-tants de Reykjavik. « Vous savez, quand j’avaisvotre âge, la grande utopie, c’était les pays del’Est. On parlait de la gratuité de l’enseignement,de la culture… Il faut se méfier des utopies »,confie l’ambassadeur de France, amusé.Pour Michel Sallé, économiste français spé-cialiste de l’Islande, s’il y a une utopie islan-daise, ce n’est ni dans la réforme politique,minimaliste, ni dans celle – peu visible – desmédias, qu’il faut la cherche : « Le système so-cial islandais est très efficace et le principal tourde force du gouvernement actuel est d’avoir réus-si à le préserver après la crise. Le plan d’aide duFMI [de 76,31 milliards d’euros] avait été conçupour l’affecter le moins possible et c’est de cepoint de vue une réussite. »

Le “Welfare State“ [État provi-dence] islandais a été salué parl’ensemble des personnes ren-contrées. Le système de santédu pays ainsi que le “crédit for-

mation”, qui permet à chaque islandais de seformer pendant huit années à coût réduit toutau long de sa carrière, font partie des mesuresles plus applaudies. C.D. ET A.D.

LLeess IIssllaannddaaiiss sseemmbblleenntt ss’’êêttrreeddééssiinnttéérreessssééss ddee llaa ppoolliittiiqquuee

“révolution”traîne ses

casseroles

Bras de fer entre manifestantset policiers dans les rues de

Reykjavik le 20 janvier 2009. © A

FP

Page 104: Latitudes 87° Utopie total

Qui se souvient de Chatroulette,ce site de tchat par webcams in-terposées ? Le principe estsimple : muni d’une webcamet d’un clavier, vous cliquez surle bouton "start" et engagez

la conversation avec l’une des milliers de per-sonnes connectées simultanément à traversle monde. Si votre interlocuteur ne vousconvient pas, appuyez sur le bouton “next” etle site se chargera de vous en sélection-ner aléatoirement un autre, et ainsi desuite. Créé en 2009 par Andrey Ternovs-kiy, un jeune Russe de 17 ans, Cha-troulette va d’abord bénéficierd’un important buzz, y comprisen France – comme il le dit danssa chanson, l’humoriste MaxBoublil a vu nos mères surChatroulette – et dé-chaîner les pas-sions. Ce qui vaudraau site un rapideretour de hype,c’est le nombre im-pressionnantd’hommes l’utilisant pour exhiber leur virilitéaux yeux non avertis des tchatteurs. Une équi-pe de la chaîne Jimmy a tenté l’expérience :douze pénis en cinq minutes. Et malgré les po-

litiques de « dépénisation » entreprises par lefondateur de Chatroulette, le site n’a jamais puse séparer de son image sulfureuse et sa noto-riété a fini par plonger. Au départ, c’était pourtantune bien jolie vision pixelli-sée du monde que nous fai-sait miroiter Chatroulette.Celle d’un village mondial, d’une immense toi-le humaine où l’étudiant péruvien pourrait li-brement discuter avec le jeune couple britan-nique, où le teenager français échangerait avecl’écolier américain, avec une instantanéité, une

ouverture que ni MSN, ni Skype,ni aucun média n’avait per-mis jusque-là. Une sociabilité2.0, quelque part similaire àcelle que nous promettent les

réseaux sociaux comme Face-book ou Twitter. Mais sérieuse-ment, qui peut affirmer sans rirequ’il est réellement ami avec sesdeux cents "amis" Facebook ?L’internaute, plus seul que ja-mais devant son écran, s’est

mué en retweeteur-partageur deliens-promoteur de sa propre personne. Les masturbateurs exhibitionnistes de Cha-troulette ne sont que la traduction, on ne peutplus littérale, des masturbateurs sociaux de Fa-cebook, Twitter ou Klout, tournés en dérision

par des sites comme ZéroSociaux ou PersonalBranling. Où est passé le lien social, là-dedans ?Le Web social est grand. Le Web social est beau.

Le Web social nous prend parles sentiments. Olivier Ertz-scheid, chercheur ensciences de l’information etde la communication, ex-

plique : « Les réseaux sociaux jouent sur une cor-de sensible de la personnalité humaine, résu-mable ainsi : “Si j’ai une connerie à dire, autantla dire devant une salle comble.” Dans une logiquede publication, d’exposition publique, même lesplus modestes sont tentés de se valoriser. »Le leitmotiv des réseaux sociaux ne seraitdonc pas “Parlez-vous”, mais en réalité “Montrez-vous”. Le chercheur nuance : « Il y ade nouvelles formes de sociabilité sur le Web. L’er-reur est d’idéaliser ces dernières. L’inscription à Facebook est devenue un rite d’initiation pourles nouveaux arrivants sur Internet, mais il inci-te à publier du contenu afin de rentabiliser ses es-paces publicitaires et générer du revenu. Vu sonpoids démographique, il y a une contre-utopie qui se construit en creux : celle d’une navigationconcentrationnaire. » Difficile pourtant d’aller àcontre-courant. Devenus les nouveaux médiasde masse, les réseaux sociaux dessinent un sai-sissant oxymore, qui ne saurait prendre finqu’avec le Web social lui-même.

F.O.

ÉTRANGE PARADOXE QUE CELUI DES RÉSEAUX SOCIAUX : ALORS QU’ILS ENTENDENT SOUDER LES

LIENS D’IMMENSES COMMUNAUTÉS VIRTUELLES , LEUR AVÈNEMENT MARQUE L’APOGÉE DE LA MISE

EN SCÈNE DE SOI. ALORS, ESPACES DE LIBERTÉ OU PRISONS DORÉES ?

#UTOPIE 3.0

104Latitudes N°8 / avril 2012

LLee lleeiittmmoottiivv ddeess rréésseeaauuxx ssoocciiaauuxxnnee sseerraaiitt ddoonncc ppaass ““PPaarrlleezz--vvoouuss””,,

mmaaiiss ““MMoonnttrreezz--vvoouuss””..

les réseaux ?Sociaux,

Page 105: Latitudes 87° Utopie total

«Qui doit payer ? » se demandetoujours Sylvain Lapoix,journaliste à Owni. Son siteInternet n’a ni publicité niabonnement. Pour lui,« tout prix est un boulet ». Et

son enquête sur les gaz de schiste doit « être ac-cessible à tous les citoyens ». « Une utopie néces-saire », explique-t-il. Chez Économie Matin,dans le XVIe arrondissement de Paris, l’infor-mation gratuite est une réalité et un devoir.« Un devoir impérieux de péda-gogie » et une réalité « depuis lanuit des temps, depuis que leshommes racontent des histoiresà d’autres hommes », se défend Jean-BaptisteGiraud, rédacteur en chef. « Arrêtons d’opposerle gratuit au payant » clame Olivier Aballain,journaliste à 20 Minutes. L’un n’entraînera pasla mort de l’autre, insinue-t-il. Du côté de la revue XXI, le message est clair :« La gratuité, ça n’existe pas, c’est le public qu’onachète et non l’information. On peut faire la pro-messe de la gratuité, explique Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef. Mais il faut se poserdes questions pragmatiques : qui va payer lesandwich du journaliste à midi ? » Une allusionau coût des reportages publiés dans la revueXXI,lancée en 2008 en plein « pic de la gratuité ».

Gratuité égale pauvreté ?Pour le sociologue Rémy Rieffel, « le consom-mateur de médias manifeste une propension deplus en plus marquée à grignoter l’information ».Le révélateur d’un « mode de vie de plus en plusindexé sur les principes de vitesse et de l’instan-tanéité ». Dans sa Mythologie de la presse gra-tuite, parue en 2010, il se demande « commentparvenir à produire du contenu de qualité dansun monde où les annonceurs souhaitent toucherle plus de personnes possible et où les consom-

mateurs ne veulent plus payer l’information ? ». Gratuité égale pauvreté : voici le constat en fi-ligrane d’Olivier Hennion, rédacteur en chefà La Voix du Nord. « Le journalisme doit rester unmétier. Sur la plate-forme d’information citoyen-ne et gratuite Every Block aux États-Unis, il n’y arien d’important ni de fiable, par exemple. »Selon Olivier Aballain, le procès du manque deprofondeur et de contenu de la presse gratuiteest erroné. « J’ai une écriture radio, courte et dy-namique. Mon audience est similaire à celle de

la télévision : des gens qui zap-pent et qui veulent à la fois de l’in-fo et du divertissement, sans par-ti pris politique. »Quant à la place

des annonceurs dans l’information gratuite, ilconcède que « ce n’est pas facile tous les jours »et évoque certaines pressions. « À Paris, il y a dessemi-conflits entre la direction commerciale etéditoriale ». Mais le prix de La Voix du Nord nechange rien. « Écrire sur Auchan » reste sensiblequand près de 50 % des revenus du journal vien-nent de la pub.

« Le Web gratuit s’appauvrit »À Économie Matin, la question de l’indépen-dance semble secondaire. « Personne n’enre-gistre le Web, il n’y a pas de relation direct entreannonceurs et rédaction. Air France demande parexemple à une régie publicitaire d’être présentesur tous les sites d’information économique, tel unpack thématique. » Sur le Net, l’impact de la pubse quantifie en nombre de clics, à la différencedu papier. Résultat, les revenus publicitairesd’Internet semblent dérisoires comparés au pa-pier. « Désormais, le Web gratuit s’appauvrit. Onretrouve de plus en plus de contenus payants »constate Patrick de Saint-Exupéry. À La Voix duNord, on s’apprête à rendre payante « l’infor-mation locale et de qualité [...] pour trouversept millions d’euros par an, ceux qu’on perd

avec l’érosion du lectorat papier », glisse VincentTripiana, journaliste à La Voix du Nord et délé-gué du Syndicat national des journalistes [SNJ]. « Avoir une information de qualité, au bon mo-ment et au bon endroit. »Voilà pourquoi certainspaient sur le site d’information Économie Ma-tin. « Va-t-on vers une information riche pour lesriches et pauvre pour les pauvres ? » s’interrogele journaliste Bernard Poulet dans ses ou-vrages. Selon Vincent Tripiana, « c’est la spéci-ficité du contenu qui lui donne un prix ». Des in-formations spécialisées, « différentes de celledes confrères » qui, selon Olivier Aballain, mé-riteraient donc d’être achetées.

M.L.

À L’HEURE D’INTERNET ET DES QUOTIDIENS GRATUITS , L’ INFORMATION SEMBLE OFFERTE . QU’EN PENSENT LES JOURNALISTES ? QUELLES CONSÉQUENCES POUR LA PRESSE ? PLONGÉE DANS LES

COULISSES DE L’ INFORMATION.

«« OOnn ppeeuutt pprroommeettttrree llaaggrraattuuiittéé ;; mmaaiiss qquuii vvaa ppaayyeerr lleessaannddwwiicchh dduu jjoouurrnnaalliissttee ?? »»

payerPourquoi

pours’informer ?

105Latitudes N°8 / avril 2012

Une utopie subventionnée par l’ÉtatPour rester fidèle à l’héritage des Lumières qui proclamait l’accès au savoir pourtous, Olivier Aballain, de 20 Minutes, et Vincent Tripiana, de La Voix du Nord n’ex-

cluent pas un soutien massif de la puissance publique. Et si les impôts servaient au financement d’une information gratuite de qualité ? C’est déjà le cas, rétorquentcertains. « 15 % des recettes de la presse écrite viennent de l’État » résume PatrickEveno, sociologue des médias, ajoutant que « L’information n’a jamais été ren-table ». M.L.

« L’information a un coût »« Mon article sur le consulat du groupe Total auCanada a au moins coûté 300 euros » calcule Syl-vain Lapoix, journaliste du pure-player Owni.« L’information a un coût » clame Patrick deSaint-Exupéry, à la tête de XXI. « Quand vousachetez un journal, vous payez surtout la maté-rialisation de l’information », note Jean-Baptis-te Giraud qui avait d’abord lancé un hebdoma-daire, avant d’arriver sur la Toile avec ÉconomieMatin. Quant aux journaux gratuits et aux radiosprivées, ils n’ont qu’une seule ressource : la pu-blicité.

M.L.Voici une répartition moyenne des coûts sur l’eu-ro qu’on vous demande en kiosque pour La Voixdu Nord.

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axen

ce Lam

brec

q/ES

J

� 40 % : les salaires (750 personnes dont270 journalistes), les locaux, le matériel et l’in-vestissement� 30 % : le papier et l’impression� 30 % : la distribution

Page 106: Latitudes 87° Utopie total

CCoommmmeenntt eesstt nnéé VVLLCC ??Tout a commencé en 1996, à l’École Centralede Paris, avec un projet de deuxième année, Vi-deoLAN, dont le but au départ était de faire dela diffusion de vidéos sur le réseau interne del’école. L’un des projets à l’intérieur de Video-LAN, celui d’un lecteur multimédia, est ensui-te devenu VLC Media Player.D’un projet interne à l’école, c’est devenu public en février 2001, avec un changement de licence et un passage à l’open source aprèsdeux années passées à convaincre l’école del’intérêt de cette modification.

PPoouurrqquuooii uunn tteell cchhaannggeemmeenntt ??C’est bien simple, l’open source permet de faire des choses que l’on ne pourrait pas faireautrement. VideoLAN est un projet associatifoù tout le monde est bénévole. On utilise lemeilleur de chaque collaborateur, des

ingénieurs du monde entier. Et on n’a pas besoin d’argent. Les rares dépenses que l’on asont couvertes par les dons que l’on reçoit.D’un projet d’école mobilisant une dizaine de personnes par an, on est passé avecl’open source à plus de 150 collaborateurschaque année.

LLeess uuttiilliissaatteeuurrss ssoonntt--iillss sseennssiibblleess àà llaa ddiimmeenn--ssiioonn lliibbrree ddee VVLLCC lliiééee àà ll’’ooppeenn ssoouurrccee ??La plupart des gens qui utilisentVLC Media Player ne saventmême pas que c’est un logicielopen source, ils l’utilisent parce qu’il fonctionne bien etqu’il est pratique. Et ils ne fontpas la différence entre freeware et open source. On me dit : « Oui, mais avecRealplayer, ça marche bien aus-si. » Oui, mais nous, à la diffé-rence de ce lecteur et d’autres comme iTunesou Windows Media Player, on n’espionne pasnos utilisateurs. D’où notre difficulté à estimervraiment le nombre d’utilisateurs réguliers, apriori entre 100 et 150 millions de personnes.Si VLC a autant de succès, c’est parce qu’il estfacile à utiliser et qu’il lit presque tout. Notrelecteur n’est peut-être pas beau, mais il fait letravail qu’on attend de lui. Avec lui, on n’a riend’autre à installer : soit il fonctionne, soit il nefonctionne pas.

PPoouurrrriieezz--vvoouuss ddééffiinniirr jjuusstteemmeenntt ccee qquu’’eessttll’’ooppeenn ssoouurrccee ??Je n’ai pas de définition, mais une analogie.C’est comme si votre grand-mère vous donnait,en plus du gâteau au chocolat, sa recette et lemoule pour le faire. Et qu’elle vous permettait

de modifier la recette. Transposé à l’informatique,l’open source permet tout ça. Plus qu’une culture du logiciel libre, sur Internet, il existeune vraie culture de la liberté. Même si les gouvernements veulent restreindre de plus enplus l’usage d’Internet. Reste qu’il y a sur la Toile une idée de partage.

PPaarrttaaggee ddee ffiicchhiieerrss ??Partage de fichiers et d’informations. Mais attention, en “peer to peer“ [procédé permettant

l’échange de fichiers entre plu-sieurs ordinateurs], la plupart desfichiers échangés sont illégaux,alors que nous avons une activi-té 100 % légale.

FFiinnaalleemmeenntt,, ll’’ooppeenn ssoouurrccee,, eesstt--ccee uunnee iiddééee uuttooppiiqquuee ??Oui, mais il s’agit d’une petiteutopie car elle est réalisable et

elle marche. La difficulté, c’est d’être libre et depouvoir fonctionner sans dépendre d’organi-sation. Je veux dire, tout le monde fait del’open source aujourd’hui, Androïd parexemple, mais les développeurs sont rémuné-rés par Google et ça n’a rien d’une utopie. Leprojet VideoLAN est un peu une petite utopiecar on est parti d’une idée un peu folle et on aprouvé que ça fonctionnait à tous ceux quinous avaient dit : « Ça ne marchera jamais. »Mais ce n’est pas une “vraie grande utopie“, onne propose pas de ville autogérée, de changerla société. En revanche, puisque l’outil numé-rique va être l’un de pans les plus importantsde la société dans les années à venir, la multi-plication de structures comme VideoLAN pour-ra participer d’une certaine utopie numérique.

PROPOS RECUEILLIS PAR C.M.

VLC,

GRATUIT ET LIBRE , LE LECTEUR MULTIMÉDIA VLC EST L’UN

DES PLUS EMPLOYÉS AU MONDE . ET CETTE RÉUSSITE DU

NUMÉRIQUE PARTICIPATIF EST FRANÇAISE . JEAN-BAPTISTE

KEMPF, 29 ANS, ÉDITE CE LOGICIEL AVEC SON ASSOCIATION

VIDEOLAN. CE BÉNÉVOLE Y CONSACRE TOUT SON TEMPS

LIBRE , AU NOM D’UNE CERTAINE CONCEPTION

DE LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE .

«« LL’’ooppeenn ssoouurrccee ?? CC’’eessttccoommmmee ssii vvoottrree ggrraanndd--mmèèrreevvoouuss ddoonnnnaaiitt,, eenn pplluuss dduuggââtteeaauu aauu cchhooccoollaatt,, ssaa

rreecceettttee eett llee mmoouullee ppoouurr lleeffaaiirree.. EEtt qquu’’eellllee vvoouuss

ppeerrmmeettttaaiitt ddee mmooddiiffiieerr llaarreecceettttee.. »»

Open source, freeware,kezako ?

Open source désigne de façon générique les logiciels dont le code source [la racine d’un programme] est libre, que chacun peut donc modifier ou améliorer à sa convenance si tel estson plaisir. Revenant aux bases de l’Internet utopique, l’open source veut faire travailler ensemble [et bénévolement] des gens du mon-de entier dans le but de produire des programmesperformant et libre d’accès pour tous. Libre, en op-position aux logiciels privés, comme les freeware par exemple : si leur utilisation est gra-tuite, les codes sources sont secrets et protégéspar des droits d’auteur, ce qui relève d’une visiondiamétralement opposée du numérique.

© Clémen

t Martel/ES

J

106Latitudes N°8 / avril 2012

#UTOPIE 3.0

fleurondu

logiciel libre

VLC est représenté par un cône de chantierorange : à l’École Centrale de Paris où il futdéveloppé, quelqu’un les collectionnait.

Page 107: Latitudes 87° Utopie total

Latitudes N°8 / avril 2012

En décembre 2011, la journalistebahreïnienne Hana Buhijji gagne leprix Lorenzo Natali pour son en-quête sur les mauvais traitementsfaits aux femmes de ménage asia-tiques. Cette réussite, quelques

mois après le début des ma-nifestations à Bahreïn, n’estpourtant pas parvenue à po-pulariser le journalismed’investigation sur cette îlesituée dans l’ouest du golfeArabo-persique. « Aujourd’hui on peut comptersur les doigts d’une main les journalistes profes-sionnels qui pourraient établir une culture dejournalisme d’enquête à Bahreïn », se lamente-t-elle. Le reportage de Buhijji est le seul du genreréalisée à Bahreïn parmi les dizaines de repor-tages soutenus par l’Arij [Arab reporters for in-vestigative journalism] à travers le monde ara-be. L’Arij, créé en 2005, est une association àbut non lucratif qui soutient le travail d’enquê-te dans neuf pays arabes. Elle entend promou-voir le journalisme d’investigation dans les

salles de rédaction. Basée dans la capitale jor-danienne Amman et financée par le Parlementdanois, la Suède et plusieurs organisationsnon-gouvernementales, l’Arij propose des for-mations et verse des fonds aux journalistesd’investigation.

Plus de quarante enquêtesont été publiées depuis lanaissance du Printempsarabe, dont vingt-quatredans des pays qui vivent desmouvements contesta-

taires. Buhijji et quelques dizaines d’« arijiens »profitent de ces soulèvements populaires pouracquérir plus de liberté d’expression et ouvrirdes dossiers « sensibles » sur les abus de pou-voir imputables aux anciens et aux nouveauxrégimes.

« La barrière de la peur brisée »En Égypte, où les masses furieuses ont obligéHosni Moubarak à quitter le pouvoir en février2011, les journalistes sont allés plus loin queleurs confrères arabes. Dans une enquête duquotidien Al Misri Al Yawm [L’Égyptien aujour-d’hui], Ali Zalat et Abdel Rahman Shalabi dé-noncent la mainmise des dirigeants de l’ancienrégime sur l’argent de l’État. Dans le mêmejournal, Hisham Allam et Ahmad Ragab en-quêtent sur la fuite des condamnés islamistesde la prison Al Marj, au nord du Caire, pendantla révolution. « Les lois n’ont pas changé maison constate une volonté grandissante chez unnombre de dirigeants et de citoyens d’aider lesjournalistes et fournir des éléments qui prouventla corruption, raconte Allam. La barrière de lapeur a été brisée ».En Jordanie, où combattre la corruption restela principale doléance des manifestants, Mou-nira Shatti et Majdoline Allan prouvent que desmillions d’euros d’aides de l’Union européen-ne, se sont perdus dans des projets inachevésdans la vallée du Jourdain. « Après le Printempsarabe, les Jordaniens sont devenus plus exigeants.

Ils veulent en savoir plus et le défi des journalistesest donc de réaliser plus d’enquêtes malgré desconditions défavorables », constate la Jorda-nienne. En 2007, la Jordanie est devenue le pre-mier pays arabe à instaurer une législation dedroit à l’information. Mais dans une enquête en2010, Allan a révélé des lacunes dans les texteset des dérives dans leur application. Consé-quence : la loi reste « cosmétique ».Marwan Muasher, ex-ministre jordanien etvice-président de la Fondation Carnegie, leconfirme : « Nos gouvernements ne sont pas éluset ne se sentent pas responsables devant le peuple.L’information est donc vue comme un privilège etnon pas un droit. Cela ne changera pas du jourau lendemain par la seule force des révoltes ».

« La même mentalité archaïque »Les vagues révolutionnaires ont permis uneouverture relative. Néanmoins, il reste beau-coup d’obstacles vers un journalisme d’inves-tigation arabe. Les reporters font toujours faceà « la même mentalité archaïque » de dirigeantsqui hésitent à divulguer des informations, selonSaad Hattar, directeur de l’unité des enquêtesà l’Arij. Ils auraient peur de perdre le pouvoirou d’être condamnés pour corruption.« En Tunisie, les médias sont pris entre le mar-teau des islamistes et l’enclume des forceslaïques », constate Hattar. Après des années delaïcisme sous Ben Ali, « Ennahda et les salafistestentent de contrôler cet instrument de pouvoir…pour éviter la critique ».Chaque année, à la conférence de l’Arij, cesquestions font débat entre les journalistes etdes experts du monde entier. Ils présententleurs travaux pendant trois jours dans un hô-tel cinq étoiles. Puis le samedi soir, ils enflam-ment la piste de danse. Un « changement totald’état d’esprit doit survenir au lendemain des ré-volutions », affirme Muasher, pour qu’Hattar etses journalistes puissent élargir sensiblemntleur champ d’investigations.

T.K.

UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE REPORTERS ARABES LUTTE POUR DÉVOILER LES SOUFFRANCES

DE LEURS COMPATRIOTES ET LES ABUS DU SYSTÈME . DANS CES SOCIÉTÉS EN QUÊTE DE CHANGEMENT

APRÈS LA VAGUE DU PRINTEMPS ARABE , LE JOURNALISME D’INVESTIGATION TENTE DE S’ INSTALLER .

«« EEnn TTuunniissiiee,, lleess mmééddiiaass ssoonnttpprriiss eennttrree llee mmaarrtteeaauu ddeessiissllaammiisstteess eett ll’’eenncclluummee ddeess

ffoorrcceess llaaïïqquueess.. »»

Les laure�ats du prix Arij du journalisme d’investigation 2011.

© A

rij

Les

en quête d’

journalistes arabes

investigation

Pays où l’Arij est active : 1. Tunisie ; 2. Égypte ;3. Palestine ; 4. Liban ; 5. Jordanie ; 6. Syrie ;7. Irak ; 8. Bahreïn ; 9. Yémen.

Pays du monde arabe

1

5

4

3

9

6

2

87

107

Page 108: Latitudes 87° Utopie total

«J’ai parcouru l’Europe pendantsept mois, cela ne m’a pas coû-té plus de sept euros par jour. »de la mosquée Bleue d’Istan-bul au détroit de Gibraltar,d’est en ouest. De Nordkapp,

village norvégien dominant les océans At-lantique et Arctique, jusqu’aux rivages azu-réens des Balkans, du nord au sud. JérômeOlivier-Henri, un Breton de 25 ans, a usé sessemelles et tenu droit son pouce sur22 000 km en Europe. Non sans une certaineorganisation.Sa « bible » : lepouceux.com. « J’ai principale-ment utilisé ce site pour préparer mon voyage.C’est celui qui m’a poussé à partir », raconte-t-il. Car Jérôme est de ces voyageurs qui ont rem-placé boussole et carte par un or-dinateur connecté à la Toile. « J’ailu des récits de voyages, des expé-riences d’autostop, ça m’a inspirépour établir mon parcours. » Lescarnets de bord de ses nouveauxcongénères l’ont renseigné sur lespays, les villes qu’il souhaitait tra-verser, ainsi que sur le matériel àembarquer dans son sac à dos. Quatre mois depréparation minutieuse et le voilà parti sur lesroutes.Éloignés du conformisme mais accros au clicpour prendre leur claques, ces nomades du

XXIe siècle seraient-ils comparables aux mi-litants écolos au volant de leur 4x4 ? Que nen-ni. Internet est simplement de-venu l’outil supplémentaire,voire indispensable, du vaga-bond moderne. Certes toujourséquipé de son réchaud et deson couteau suisse, maisaguerri dans la traque au bonplan pour des pérégrinations àprix réduits. Le train et l’avion n’ont plus for-cément la préférence des voyageurs enmanque d’exotisme.

Jamais sans mon ordinateurAssis à la droite de multiples conducteurs,Victor Desbois a volontiers délaissé les trans-

ports en commun pour bourlin-guer sans contrainte. « Je voulaisavant tout être le moins “touriste”possible. Mon objectif était de mefondre dans la masse, d’aller à larencontre des cultures et des po-pulations qui les font vivre. »À 21 ans, Victor a foulé le sol dedix-sept pays, de Rennes à Kat-

mandou. Son credo : le couchsurfing. Littéra-lement, « passer d’un canapé à l’autre ». Au to-tal, 110 hôtes lui ont offert l’hospitalité.« Lorsque je vivais chez ces personnes, j’ai sou-vent eu le sentiment de les connaître depuis

longtemps. J’ai vécu de vrais échanges, loin desbrochures touristiques. »

Mais contrairement à Jérôme,Victor était en permanenceéquipé de son ordinateur por-table. Rangé dans la pochedorsale de son sac, son Mac luia servi d’aiguillon comme degouvernail. « J’étais dépendantdes connexions Internet. Les op-

portunités d’hébergement que je trouvais surcouchsurfing.org au jour le jour ont fait et dé-fait mon voyage. » Souvent créatrices de bellesaffinités, ces rencontres permettent aujour-d’hui à Victor de rester en contact avec unetrentaine de ses hôtes.Deux écoles s’affrontent toutefois parmi cesMagellan high-tech. Pour sa part, Jérôme aprivilégié le hasard et les concours de cir-constances. « C’est un choix. Si j’avais réservémes nuits en couchsurfing, je n’aurais jamaisrencontré un couple de Tchèques au détourd’une Guinness. » Confiants, ces deux étu-diants lui ont prêté leur appartement pendantune semaine.

Une utopie qui demeure marginaleS’il existe deux conceptions du voyage 2.0,il n’en ressort toutefois qu’une seule et mêmephilosophie. Chacun recherche l’entraidesans condition. Comme pour renouer avec

INTERNET PREND SOIN DES MAIGRES BUDGETS ET DES INSTINCTS VOYAGEURS. PROPOSITIONS D’HÉBERGEMENT,CONSEILS DE ROUTARDS ET GUIDES D’AUTOSTOP FONT DE NOUVEAUX ADEPTES CHAQUE JOUR . DES SITES

QUI, AU-DELÀ DE L’ INTÉRÊT ÉCONOMIQUE , FONT LA PROMOTION D’UNE MANIÈRE DE VOYAGER DIFFÉRENTE .UN REGAIN D’UTOPIE , LOIN DU BUSINESS DU TOURISME .

prennent leurs claquesUn clic

et ils

#UTOPIE 3.0

108Latitudes N°8 / avril 2012

«« LLoorrssqquuee jjee vviivvaaiiss cchheezzcceess ppeerrssoonnnneess,, jj’’aaii

ssoouuvveenntt eeuu llee sseennttiimmeennttddee lleess ccoonnnnaaîîttrree ddeeppuuiiss

lloonnggtteemmppss.. »»

© Pierre Le

Bau

d/ES

J

«« JJ’’aaii lluu ddeess rréécciittss ddeevvooyyaaggeess,, ddeesseexxppéérriieenncceess

dd’’aauuttoossttoopp,, ççaa mm’’aaiinnssppiirréé ppoouurr ééttaabblliirrmmoonn ppaarrccoouurrss.. »»

À portée de souris, les voyageurs modernessquattent le canapé d’hôtes rencontrés sur le Net.

Page 109: Latitudes 87° Utopie total

109Latitudes N°8 / avril 2012

Tout part d’un échec. Pour Bernard Thomas,créateur de trocdestrains.com, comme pourYann Raoul, PDG de kelbillet.com, le constata été le même : jeter à la poubelle un billetde train non échangeable, payé plein tarif etrubis sur l’ongle, ça fait mal.Tous deux ont pris la décision de lancer unsite de revente et d’achat de billets de se-conde main. Mais attention, sur ces sites, pasd’enchères ou de spéculation. Le revendeurfixe son prix, mais il lui est interdit de réali-ser un bénéfice. Ce dernier minore sa perte,et l’acheteur paie souvent son voyage moinscher qu’en passant par la SNCF.Ces entreprises sont devenues, d’une cer-taine manière, le service après-vente de lacompagnie ferroviaire nationale. « Noussommes un marché secondaire du billet detrain. Ça permet de sécuriser ce typed’achat, mais nous ne sommes pas une me-nace pour la SNCF », complète le directeurde kelbillet.com.Des échanges sont néanmoins impossibles

si les billets ont été imprimés ou achetésen ligne. Ces derniers sont nominatifs etdonc personnels, notamment les e-billets,qui représentent aujourd’hui 25 % desventes sur voyages-sncf.com.Pour ces sites, créés au milieu des années2000, c’est le succès assuré. Lorsque kel-billet.com revendique 625 000 inscrits,trocdestrains.com enregistre pas moins de700 nouvelles annonces par jour. Un chan-gement des modes de consommation envue ? « Pas fondamentalement, ré-pond Bernard Thomas. Il y a beaucoup de“radins” qui ne partent que s’ils trouventun billet à 30 euros ou moins. »Des considérations économiques qui lais-sent peu de place à une logique purementcréatrice de lien social. « Il arrive que cer-tains voyagent côte à côte et restent encontact. Mais ce n’est pas l’objet premier dusite. Ça reste un effet de bord. On n’est pasMeetic », conclut Yann Raoul.

N.R. ET P.L.B.

cette ancienne tradition chrétienne qui voyaitles familles installer un couvert vide à leurtable, le soir de Noël, pour accueillir un éven-tuel vagabond de passage.Pour Camille Bibard, étudiant en master depsychologie et hébergeur à mi-temps decouchsurfeurs, une seule chose a motivé sonhospitalité. « Je voulais simplement donner uncoup de main. Ce n’était pas réfléchi, j’auraisété content qu’on m’accueille, donc je l’ai fait. »Alors, Internet et ses sites promoteurs d’unesprit de voyager déconnecté de la visité gui-dée vont-t-il sonner le glas des agences detourisme traditionelles ?Pas si l’on en croit Camille pour qui cettemanière de vagabonder « reste à la marge.Sans compter que sur ces sites, on retrouve tou-jours plus ou moins les mêmes catégories depopulation sans grandes difficultés financièresqui arrivaient déjà à voyager avant de les utili-ser. Il ne s’agit pas d’un renouveau. » Non,mais un simple moyen pour Jérôme, actuel-lement sans emploi, et Victor, poseur de par-quet temporaire, de s’arracher de leur quoti-dien et de quitter l’Hexagone. En été, ilsentameront de nouvelles excursions. L’un iraau Moyen-Orient, l’autre au Japon.

N.R. ET P.L.B.

Échange de billets, des sites qui vont bon train

VViiccttoorr DDeessbbooiiss aa ttrraavveerrsséé lleess BBaallkkaannss dduurraanntt ll’’hhiivveerr 22001100--22001111.. CCrrooaattiiee,, MMoonnttéénnééggrroo,, AAllbbaanniiee,, MMaaccééddooiinnee,,GGrrèèccee,, ccee vvooyyaaggeeuurr aalltteerrnnaattiiff aa ppaarrccoouurruu 11 660000 kkmm ssaannss ddéébboouurrsseerr uunn sseeuull eeuurroo.. HHéébbeerrggéé eenn ccoouucchhssuurrffiinngg,,nnoouurrrrii ppaarr sseess hhôôtteess eett vvééhhiiccuulléé eenn aauuttoossttoopp,, ccee sseeggmmeenntt ddee ssoonn vvooyyaaggee eennttrree RReennnneess eett KKaattmmaannddoouu lluuii aauurraaiittccooûûttéé sseennssiibblleemmeenntt pplluuss cchheerr eenn ffrrééqquueennttaanntt ddeess hhéébbeerrggeemmeennttss ttoouurriissttiiqquueess eett eenn eemmpprruunnttaanntt lleess vvooiieessddee ttrraannssppoorrtt ccllaassssiiqquueess ((bbuuss eett ttrraaiinn)).. UUnnee ccoommppaarraaiissoonn ddee bbuuddggeett ssuurrpprreennaannttee..

DDUUBBRROOVVNNIIKK ((CCRROOAATTIIEE)) -- AATTHHÈÈNNEESS :: 55 PPAAYYSS,, 3300 JJOOUURRSS,, 11 660000 KKMM...... 00¤¤

Croatie

MMoonnttéénnééggrroo

Macédoine

Albanie

Grèce

Budget du voyage de Victor

Budget dʼun voyage touristique

Le calcul pour les repas n’a pas été effectué,puisqu’il aurait été trop imprécis et aléatoire. Lasomme dépensée pour les nuitées et les transportspour aller de ville en ville étant déjà très parlant.

0 ¤

474 ¤

0 ¤

0 ¤

136,50 ¤

(pour 30 nuitées)

Page 110: Latitudes 87° Utopie total

#UTOPIE 3.0

110Latitudes N°8 / avril 2012

LE DÉSAMOUR ENTRE LES QUARTIERS POPULAIRES ET LES MÉDIAS EST PALPABLE . UN CONSTAT D’ÉCHEC QUI TOUCHE

AVANT TOUT LES MÉDIAS TRADITIONNELS MAIS QUI APPELLE À UNE REMISE EN CAUSE DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS

La “haine”. Le “fossé”. C’est ainsi quesont caractérisées les relations entremédias et quartiers populaires. « Onne les aime pas, et c’est réciproque »,raconte Aledil. En retard pour alleren cours, il finit sa cigarette devant

le lycée Baggio du quartier de Moulins, à Lille.Il a 17 ans. Un de ses camarades de classe nousraconte que, la veille, trois policiers en civil onttabassé un de ses amis, qu’ils ont pris pourquelqu’un d’autre. « Il a fait seize heures de gar-de à vue. Qu’est-ce qui a été dit dans les médias?Rien. »

« Pourquoi on parlerait de nous? »Dans le quartier de Lille-Sud, même constat.Ici, une réunion rassemble habitants et jour-nalistes. Lorsque l’on évoque le travail desjournaux, de la télévision, les mêmes discoursressortent. Une défiance et un rejet des médias,jugés inaptes à retranscrire la « réalité » desquartiers pauvres et enclavés. Les raisons évo-quées? « On y va quand il y a du spectacle, de ladélinquance » ; « on en parle toujours pour endire du mal » ; « il n’y a pas de travail de fond » ;« on stigmatise l’islam ». Certains résidants du quartier expliquentqu’ils ne lisent même plus la presse. « Ça ne sertplus à rien. » Aïssatou, une éducatrice spéciali-sée, livre son impression devant un reportageà la télévision : « Si je ne connaissais pas le quar-tier, jamais je n’aurais mis les pieds à Moulins envoyant ce reportage. Pourtant, j’aime mon quar-tier », explique-t-elle.Depuis quelques années, les médias tradi-tionnels développent des initiatives pour ré-soudre ces problèmes. Une cellule “diversité”est constituée à France Télévisions, des jour-nalistes représentatifs des “minorités visibles”fleurissent à l’antenne, notamment sur les

chaînes d’information continue. Pour quels ré-sultats? Autant d’initiatives censées améliorerle traitement médiatique des quartiers popu-laires, mais qui ne font qu’aggraver le senti-ment de stigmatisation. L’exemple de France Ôillustre tout ce paradoxe : chaîne de l’outre-mer, elle est devenue une chaîne destinée àtoutes les minorités visibles de France, dans unpays qui a pourtant fait du communautarismesa plus grande peur.

Médias de quartierDans les quartiers populaires, on est lassésd’attendre une ouverture hypothétique de lapresse quotidienne. Ici et là, des journalistes semobilisent pour créer des médias composés es-sentiellement de gens déjà sensibilisés auxquestions liées à la banlieue. C’estce qu’explique Erwan Ruty, direc-teur des ressources humaines dePresse et cité, agence de pressecréée quelques semaines aprèsles émeutes de 2005. « Il n’est pasquestion pour nous de reproduire les erreurs deperception, les prismes et les limites dans lesquelss’enferme la presse traditionnelle pour parler dela France et de ses quartiers. Une hirondelle nefait pas le printemps, et un journaliste “issu de ladiversité” dans un grand média ne changera ja-mais à lui seul le système médiatique ! »Il explique qu’il faut changer d’angle de vue,

qu’il ne faut pas parler « de » ces quartiers, mais« depuis » ces quartiers. On retrouve dans cet-te mouvance tout ce qu’on appelle les “médiasde quartier” : le Bondyblog, Respect mag, oumêmePresse et cité. Ces médias, qui assumentleur côté communautaire, sont très critiquéspar les médias traditionnels. Luc Bronner, ré-dacteur en chef du Monde, spécialisé dans laquestion des banlieues, les remet en question :

« C’est la presse nationale et régionale qui doitévoluer. Elle doit avoir des journalistes spéciali-sés dans les questions liées aux banlieues. Pasl’inverse. »Ces médias de quartier amènent pourtantautre chose que les médias traditionnels. Ils necontentent pas d’apporter de l’information,mais s’attachent à créer du lien social délais-sé. « Les médias de quartier ne veulent pas for-cément singer les médias traditionnels, mêmes’ils le font parfois très bien. Ils ont également unefonction sociale, de médiateur, que les grandsmédias n’ont plus. Dans la notion de média, il ya l’idée de relier, et pas uniquement de diffuserde l’information », poursuit Erwan Ruty. Ce n’est pas seulement la rupture entre lesmédias et la banlieue qui est questionnée.

Derrière les dysfonctionnements médiatiques, il existe une rupturedémocratique entre l’État et lesquartiers populaires. « Il y a avanttout une incapacité sociale à traiter dela question des banlieues. Le problè-

me des médias est une conséquence de cela. »Que les journalistes aient peur d’aller dans les

banlieues, que les habitants redoutent leur ve-nue est un phénomène qui ne doit pas être ba-nalisé. Cette méconnaissance et ce désamoursont avant tout les conséquences d’un modè-le social en échec, que les médias ne font quereproduire. C’est l’idée que l’on retrouve éga-lement chez Luc Bronner : « Les journalistes sefocalisent sur les pratiques médiatiques. Or il nefaut pas surestimer la responsabilité des médias.Ce sont toutes les institutions qui font l’objet devives critiques : la police, l’école , la justice... Lefossé entre les médias et les habitants ne peuts’expliquer qu’en comprenant le phénomène deghéttoïsation des banlieues. »

L.R. ET F.H.-F.

«« UUnn jjoouurrnnaalliissttee ““iissssuuddee llaa ddiivveerrssiittéé”” nneecchhaannggeerraa jjaammaaiiss llee

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Banlieues et médias :le mépris

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allerSur la route des utopies, Christophe Cousin, Éd. Arthaud, 2007. Aventurier, voyageur et réalisateur, Christophe Cousin est parti à la ren-contre des communautés utopiques à travers le monde. D’Uzupis en Litua-nie au squat danois de Christiania, en passant par Auroville en Inde, il s’estimmergé dans ces sociétés idéales. Un récit de voyage étonnant, parseméde rencontres avec des hommes et des femmes qui ont décidé de vivre unbonheur commun à l’écart du monde.

A.C.

plus loin

111Latitudes N°8 / avril 2012

#UTOPIE 3.0

Pour

Les sentiers de l’utopie, Isabelle Fremeaux et John Jordan,Éd. ZONES, 2011.

Quand les tempêtes de la crise financière ont commencé à souffler en 2007,Isabelle Fremeaux et John Jordan se sont lancés sur les routes européennespour faire l’expérience de vies post-capitalistes. Ils n’étaient pas à la re-cherche d’un pays de nulle part, d’un modèle universel ou d’un avenir par-fait, mais voulaient rencontrer des communautés qui osent vivre différem-ment. En sept mois de voyage, ils en ont visité onze. D’un Camp Climatinstallé illégalement aux abords de l’aéroport d’Heathrow [Londres], jusqu’àun hameau squatté par des punks cévenols, en passant par une commu-nauté anglaise à très faible impact écologique, Ies deux écrivains ont par-tagé différentes manières d’aimer et de manger, de produire et d’échanger,de décider des choses ensemble et de se rebeller.

A.C.

Utopie, Thomas More, Éd. GF Flammarion, 1993.Pamphlet virulent dirigé contre la société anglaise d’Henri VIII et construc-tion imaginaire d’une société idéale, L’Utopie de l’humaniste Thomas More,publié en 1516, est une réflexion sur le pouvoir politique. Un voyageur rap-porte le récit d’une expérience qui l’a conduit sur une île, Utopia : le lieu quin’existe pas [en grec ancien]. C’est un lieu clos, protégé, fermé sur lui-même,où il est possible de garantir un ordre parfait, une société harmonieuse.L’œuvre de Thomas More a donné lieu à de nombreuses reprises, utopiesou contre-utopies. Un récit fondateur qui allie une dimension politique, re-ligieuse et littéraire et une réflexion sur l’organisation de la société.

A.C.

Dictionnaire des utopies, Michèle Riot-Sarcey, Éd. Larousse, 2008.

Ce dictionnaire consacré à l’utopie regroupe une centaine d’articles théma-tiques qui déclinent les réalisations utopiques dans les domaines de l’archi-tecture, du cinéma, de la danse, de l’histoire, de la littérature et de la politique.Les grands utopistes comme Deleuze, Derrida, Foucault, Marx ou Orwell et leursthéories sont présentés à côté des grands courants utopistes comme le mou-vement Dada, le surréalisme ou la cité idéale. Enfin, le volet politique abordeaussi bien l’anarchisme que la Commune de Paris ou encore Mai 68. Un dic-tionnaire pour connaître l’utopie de A à Z.

A.C.

Histoire de l’utopie, Jean Servier, Éd. Gallimard, 1991.C’est en préparant un cours de sociologie pour ses étudiants de la Facul-té des lettres et sciences humaines de Montpellier que Jean Servier a com-mencé à s’intéresser aux utopies. Pour lui, le thème de la Cité radieuse, re-pris à toutes les époques de l’Histoire, exprime un rêve de retour à laquiétude des origines, le refus d’un présent angoissant. Dans l’ombre, lesmouvements millénaristes, plus tard les révolutions, marquent par d’autressymboles l’espoir de ceux qui attendent de la violence la vraie Cité des Égauxenfin réalisée sur Terre. Mieux qu’une histoire, ce livre est une réflexion surl’Histoire, une clé pour comprendre notre monde moderne.

A.C.

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«« IIll sseerraaiitt bbiieenn qquu’’iillaaiitt uunnee ccaallvviittiiee

pprrééccooccee ppoouurr nnee ppaassppeerrddrree ddee tteemmppss àà sseeccooiiffffeerr llee mmaattiinn.. »»

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MICRO-COULOIR

Maxime

Pierre

Ayodélé

JulieEmmanuelle

François

Un président

Latitudes N°8 / avril 2012

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À L’APPROCHE DE LA PRÉSIDENTIELLE , LA RÉDAC’ S’EST DEMANDÉE QUELS ÉTAIENT LES QUALITÉS ET LES DÉFAUTS D’UN PRÉSIDENT. DIFFICILE DE CONTENTER TOUT LE MONDE , MAIS NOUS AVONS ESSAYÉ DE DRESSER

LE PORTRAIT ROBOT DE CELUI OU CELLE QUI FERAIT BATTRE LES CŒURS POLITIQUES DE NOS APPRENTIS-JOURNALISTES…

Page 113: Latitudes 87° Utopie total

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Camille

Michael

Thameen

Un peu gras, un peu grand, maissurtout qu’il ou elle voie leschoses en grand ! Bien sûr noussommes un peu utopistes, et de-puis ces dernières semaines,cela ne s’est pas arrangé… Mais

nous ne sommes pas dupes ! Nous n’exigeonspas de cette créature républicaine [ci-dessus]qu’elle soit un modèle de vertu, seulementd’honnêteté. Nous imaginons simplement queses travers, qui sont aussi les nôtres, seraientune force lui permettant de tirer la couvertureà la France. Na ! Accepter d’être un humain un peu sportif,mais mou du bide, qui aime les protéines et lescacahuètes.À la fois moderne, pour virevolter sur les ré-seaux sociaux, et classique, pour citer Corneilleet Visconti en conférence de presse. Un brinsociable pour le côté proche du peuple et desvaches. Un vrai bon vivant, capable de boireson litre avec les puissants sans avoir ensuitele hoquet en public ni révéler le code nucléai-re à Kim Jung-Un.Un distributeur de billets et “redistributeur” derichesses.Pas mal de gauche, un peu de droite mais unbon équilibre, grâce au yoga. Et suffisammentd’humour et de second degré pour se recon-naître dans ce portrait !

B.C., A.D.L.C. ET A.G.

Audrey

Latitudes N°8 / avril 2012

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presque parfaitÀ L’APPROCHE DE LA PRÉSIDENTIELLE , LA RÉDAC’ S’EST DEMANDÉE QUELS ÉTAIENT LES QUALITÉS ET LES DÉFAUTS D’UN PRÉSIDENT. DIFFICILE DE CONTENTER TOUT LE MONDE , MAIS NOUS AVONS ESSAYÉ DE DRESSER

LE PORTRAIT ROBOT DE CELUI OU CELLE QUI FERAIT BATTRE LES CŒURS POLITIQUES DE NOS APPRENTIS-JOURNALISTES…

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114Latitudes N°8 / avril 2012

REMERCIEMENTS UTOPIQUES À :SSaannss qquuii rriieenn nn’’aauurraaiitt ééttéé ppoossssiibblleeLuc Biecq (Têtu), Yves Sécher, Pierre Savary, Corinne Vanmerris, Patrice Acheré, Mohamed Chlaouchi, Philippe Caplette,Claire Decaux, Jérôme Delavenne.LLeess iinnccoonnttoouurrnnaabblleessLes ouvrages indémodables de la Bibdoc, José Rei dit “Œil de lynx” (ultime relecteur), service photos de l’AFP.PPoouurr sseess ddeessssiinnss Ayodélé Germa, qui dégaine ses stylos plus vite que son ombre.PPoouurr lleeuurr aaiiddee aavvaanntt oouu ppeennddaanntt lleess rreeppoorrttaaggeessGigjà Sara Björnsson, Marc Bouteiller, Sven Brux, Victor Desbois, LucFuhrmann, Hervé Georges, Kirsten Larsen, Lauri Laukkanen, Gérard Lemarquis et sa famille, Frédéric Lenoir, Véronique Léonard,Jean Lesage, Clément Milesi, Jérôme Olivier-Henry, Claude Rescan etClara Ullrich, Félix et Alberto Senante, Mathilde Vilsen, Fleur Spitz, le59 Rivoli et tant d’autres.PPoouurr llee ccoonnffoorrtt eett llee rrééccoonnffoorrtt aappppoorrttééssLe baby-foot, www.couchsurfing.org, l’aéroport d’Oslo, la machine àcafé, Pierre Bachelet et Les Corons, la bonne humeur de la 87e promo-tion malgré le vent, la pluie, et le rush.

OURS

BalooCChheeff dd’’oorrcchheessttrreeYves Sécher

RRééddaaccttiioonn eett mmiissee eenn ppaaggeeLa 87e promotion de l’ESJ Lille

RRééddaaccttiioonn eenn cchheeff ééddiittoorriiaalleeLaura PlacideLucas RoxoÉlisa Thévenet

RRééddaaccttiioonn eenn cchheeff tteecchhnniiqquueePierre CoquelinMaxence LambrecqManon RescanGéraldine Ruiz

CChheeffss dd’’ééddiittiioonnCorentin DautreppeDéborah JacquotJulien MomontNicolas Raffin

IIccoonnooggrraapphheessElena FuscoPierre Tremblay

IInnffooggrraapphhiisstteessFanny AndréLuisa Nannipieri

RRééggiiee ppuubblliicciittaaiirreeÉlisa Thévenet

LA 87E PROMOTION DE L’ESJ LILLE

PPaarr oorrddrree aallpphhaabbééttiiqquuee :: Fanny André, Lauriane Bain, Téa Bazdarevic, Michael Bloch, Matthieu Boisseau,Marie-Pier Boucher, Camélia Bougharbel, Damien Brunon, Juliette Chapalain, Agnès Chareton, Lucie Chaumette, Fanny Chauvin, Bunthoeun Chea, Pierre Coquelin, Camille Cordonnier, Corentin Dautreppe, Alice de la Chapelle, Marion Degeorges,Aurélien Delfosse, Romain Fonsegrives, Marine Forestier, Maria Elena Fusco, Ayodélé Germa,Alizée Golfier, Julie Hammett, Laurence Houde-Roy, Ernest Hounhouayenou,Fanette Hourt, François Hume-Ferkatadji, Déborah Jacquot, Thameen Kheetan, Maxence Lambrecq, Pierre Le Baud, Flore Maréchal, Clément Martel, Emmanuelle Mesplède, Pierre Millet, Julien Momont,Luisa Nannipieri, François Oulac, Clément Parrot, Boureima Salouka, Laura Placide, Audrey Radondy,Nicolas Raffin, Manon Rescan, Nicolas Richaud, Lucas Roxo, Géraldine Ruiz, Élisa Thévenet,Pierre Tremblay, Maxime Vaudano, Julie Vuillequez, Justine Weyl, Yves Zihindhula.

AAbbsseennttss ssuurr llaa pphhoottoo :: Jeanne Bartoli, Fanny Bonjean, Yao Sourou d’Almeida, Clémence Gardeil,Jenna Le Bras, Lu Liu, Barbara Schaal.LLeess ggrroouuppiieess aauu ffoonndd àà ddrrooiittee :: Yves Sécher, Luc Biecq, José Rei.

Dépôt légal : avril 2012Directeur de la publication : Marc CapelleESJ Lille, 50 rue Gauthier de Châtillon 59046 CEDEX03 20 30 44 00 - www.esj-lille.frImprimerie Artésienne (62)

©ES

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Améliorer la prise en charge desenfants en milieu scolaire et hospitalier

Récolter des fonds pour soutenirles travaux de recherche.

AFAO56 rue Cécile

94700 Maison Alfortwww.afao.asso.fr

L'atrésie de l'œsophage est une interruption totale

de l'œsophage.

L'association Française de l'Atrésie de

l'Œsophage (AF AO), membre de l'Alliance Maladies Rares se bat pour aider les enfants

atteints de cette malformation.

250 enfants naissent chaque année

en France avec une atrésie de l'œsophage

soit autant que d'enfants atteints de la

mucoviscidose.

10 ans déjà !