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Lauren Kate VOLUPTÉ Damnés – 4ekladata.com/.../Damn_s_T4_-_Volupt_-_Lauren_Kate_e.pdf · 2016. 11. 11. · Lauren Kate VOLUPTÉ Damnés – 4 Traduit de l’anglais (États-Unis)

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  • LaurenKate

    VOLUPTÉ

    Damnés–4Traduitdel’anglais(États-Unis)parDanieleDarneau

    BayardJeunesse

  • PourJason,sanstonamour,rienn’estpossible.

  • «ToutechoseestenmarcheverssadestructionSeulnotreamourignoreledéclin…»

    JohnDonne,L’anniversaire

  • PROLOGUELaChute

    D’abord,ilyeutlesilence…

    Dansl’espacequiséparaitleParadisetlaChute,auplusprofondd’unlointainmystérieux,ilyeutunmomentoùleglorieuxmurmureduParadisdisparut,remplacéparunsilencesiabsoluquel’âmedeDanielluttapourtenterdedécelerunson.

    Puisétaitarrivéelavéritablesensationdechute…Unsauttellementvertigineuxquesesailesneluiavaientplusserviàrien,commebridéesparlavolontéduTrône.Ellesnebattaientplus,ousipeuquecelan’avaitaucuneinfluencesurlatrajectoiredesachute.

    Versquoisedirigeait-il?Iln’yavaitriendevantlui,etrienderrière.Rienau-dessus,etrienau-dessous.

    Seulsexistaientuneépaisseobscuritéetlescontoursflousdecequirestaitdesonâme.

    Danscenéant,sonespritpritlecontrôle.Unepréoccupationd’unautreordres’imposaàluidefaçonimplacable:lesparolesobsédantesdelamalédictiondeLuce.

    « Ellemourra… Elle ne sortira jamais de l’adolescence… Ellemourra encore et encore, etprécisément au moment où elle se rappellera ton choix. Vous ne serez jamais vraimentensemble.»

    Telle était l’odieuse condamnation de Lucifer, le venin qu’il avait ajouté à la sentenceprononcée par le Trône dans la Prairie céleste. Lamort s’avançait vers sa bien-aimée. Danielpourrait-ill’arrêter?Serait-ilmêmecapabledelareconnaître?Carqueconnaissait-ildelamort?Ill’avaitparfoisvuearriverpaisiblementverscertainshommes,mais,entantqu’ange,lamortnele concernait pas. Or ni la mort ni l’adolescence n’avaient de signification pour lui. Il savaitseulementqu’être séparédeLucindaétait unepunition intolérable. Ilsnepouvaient vivre l’unsansl’autre.

    —Lucinda!hurla-t-il.

    Lesimple faitdepenseràelleauraitdû lui réchauffer l’âme,mais iln’yavaiten luique ladouleurdesonabsence.

    Pourquoinesentait-ilpaslaprésencedesesfrèresautourdelui…:ceuxquiavaientfaitlemauvaischoix,ouchoisitroptard;quin’avaientpaschoisidutoutetavaientétébannisàcausede leur indécision ? Il savait qu’il n’était pas réellement seul, car ils avaient été plus de cent

  • millionsàavoirétéprojetésdanslevidequandlesols’étaitouvertsouseux.

    Mais il ne voyait personne, ne sentait aucune présence, alors que, jusque-là, cela n’étaitjamaisarrivé.Ilavaitl’impressiond’êtreledernierdesanges,perdudansl’immensitédetouslesmondes.

    «Cessedepenserainsi,sedit-il,sinontuvasteperdre.»Ilessayadetenirbon…Lucinda,l’appel, Lucinda, le choix… mais à mesure qu’il tombait, il avait de plus en plus de mal à sesouvenir.Parexemple,quelsavaientétélesderniersmotsprononcésparleTrône…?LesPortesduParadis…LesPortesduParadissont…»

    Impossibledesesouvenirdelasuite.IlserappelaitvaguementlagrandelumièrequiavaitvacilléetlefroidglacialquiavaitbalayélaPrairie,etlesarbresduvergerquiétaienttombéslesunssurlesautresenprovoquantdesvaguesdeperturbationsd’uneviolenceinouïequis’étaientrépercutéesdanstoutlecosmos,destsunamisdenuagesquiavaientaveuglélesangesetdétruitleur splendeur. Et il s’était aussi passé autre chose, juste avant l’anéantissementde la Prairie,quelquechosequiressemblaitàun…

    «Jumelage.»

    Un ange fier, éclatant, avait surgi durant l’appel… Il avait déclaré qu’il étaitDaniel et qu’ilrevenaitdu futur. Ilyavaitdanssesyeuxune tristessequiparaissait siancienne…Cetange–cetteversiondel’âmedeDaniel–avait-ilréellementsouffert?EtLucindaaussi?

    Danielbouillaitderage.IlretrouveraitLucifer,l’angequivivaitlàoùtouteidéeaboutissaitdansuneimpasse.Danielnecraignaitpasletraîtrequiavaitétél’ÉtoileduMatin.Quandilauraittouchélefonddunéant,ilprendraitsarevanche.N’importequand,etn’importeoù.Maisd’abord,ilretrouveraitLucinda,carsanselle,sanssonamour,rienneseraitpossible.

    Ilss’aimaientd’unamourquirendait inconcevable l’idéedechoisirLuciferou leTrône.Leseulcôtéqu’ilpourraitjamaischoisirétaitlesien.AussiDanielpaierait-ilpoursonchoix,maisilignoraitencorelaformequeprendraitsonchâtiment.

    Viveetbrutale, ladouleurd’avoirétéséparédesonâmesœur foudroyasoudainDaniel. Ilpoussa un gémissement, son esprit s’embruma et, à son grand effroi, il ne se rappela pluspourquoi.

    Ilbasculaenavantets’enfonçadansdesténèbresencoreplusprofondes.Ildevintincapabledevoir,deressentir,oudeserappelerpourquoi ilavaitéchoué là,nullepart,pourquoi ilétaitprojetédanslenéant…pourallerversoù?Pourcombiendetemps?Samémoires’embrouillaitets’effaçait. Ilnesesouvenaitdéjàplusdesmotsprononcésdanslaplaineblancheparl’angequiressemblaittantà…

    Àquiressemblait-il?Etqu’avait-ilditdesiimportant?

    Danielneselerappelaitplus,nesavaitplusrien.Iléprouvaitlebesoinurgentderetrouverquelquechose…quelqu’un,desesentirdenouveaucomplet…Maisaucœurdunéant,lesilenceabsorbaitsespensées…

  • Danieltombait.

  • ILELIVREDESOBSERVATEURS

    —Bonjour!

    Une main chaude caressa la joue de Luce et rangea une mèche de cheveux derrière sonoreille.Lajeunefilleroulasurlecôté,bâillaetouvritlesyeux.Elleavaitdormid’unsommeiltrèsprofond,etrêvédeDaniel.

    —Oh!souffla-t-elle.

    Ilétait là !Oui,Danielétaitassisàcôtéd’elle.Vêtud’unsweat-shirtnoiretdesonfoulardrouge,celuiqu’ilportaitnouéautourducoulapremièrefoisqu’ellel’avaitvuàSword&Cross.Ilétaitplusbeauquedansn’importequelrêve.Leborddulitdecamps’inclinaitlégèrementsoussonpoids.Luceallongealesjambesetseblottittoutcontrelui.

    —Tun’espasunrêve,dit-elle.

    LesyeuxdeDanielbrillaientdumêmevioletéclatant,etl’angescrutaitsestraitscommes’illadécouvraitpourlapremièrefois.Ilsepenchaetposaseslèvressurlessiennes.Luceseserracontrelui,luipassalesbrasautourducouetluirenditsonbaiser.Ilsétaienttellementheureuxd’êtreensemblequ’ilsnepouvaients’empêcherdesourire.

    Puistoutrevintd’unseulcoup.

    Desgriffesaiguiséescommedesrasoirsetdesyeuxrougeséteints.Unehorribleodeurdepourritureetdemort.Dunoirpartout,uneobscuritésicomplètequelalumière,l’amourettoutcequ’ilyavaitdebiendanslemondesemblaientinertes,brisés,anéantis.

    Comment était-il possible de croire que Lucifer – Bill, la gargouille de pierre qu’elle avaitprisepourunami–avaitétéautrefoisproched’elle?C’étaitellequileluiavaitpermis.Maisvoilàque,parcequ’ellen’avaitpasobéiàsesdésirs–c’est-à-direchoisidenepastuersonâmedansl’ancienneÉgypte–,ilavaitdécidédefairetableraseeninversantletempsafind’effacertoutcequis’étaitpassédepuislaChute.

    Oui,Luciferavaitdécrétésuruncoupdetêtequelavie,l’amour,chaqueinstantvécuparuneâme mortelle ou angélique seraient détruits, éradiqués ! Comme si l’univers était un jeu desociétéetlui,unenfantcapricieuxquipréféraittoutarrêterquandilcommençaitàperdre.Quantàcequ’ilcherchaitàgagner…Lucesedemandaitbiencequec’était.

    Elle sentit monter une bouffée d’angoisse au souvenir de sa fureur. Il l’avait ramenée à

  • l’époquedelaChuteetilavaitexigéqu’ellevoiesoncourrouxdesesyeux,qu’elletrembledanssamain.Ensuite,ill’avaitjetéedecôté,puisilavaitlancéunAnnonciateur,commeonlanceunfiletdepêche,pourcapturertouslesangesdéchusduParadis.

    EtaumomentoùDaniellarattrapait,Lucifers’étaitévaporédanslenéant,etlecycleavaitrecommencé.

    C’étaitunevéritablecatastrophe.

    Daniel avait expliqué à Luce que, pour guider les anges dans le futur, Lucifer devrait sejumeleravecsaversionpasséeetrenonceràsonpouvoir.Pendanttouteladuréedelachutedesanges,illuiseraitimpossibled’agir.Exactementcommelesautres,ilseretrouveraitisoléetsanspouvoir,avecsondouble,maisséparé.

    Et au moment de leur chute sur la Terre, il y aurait un hoquet dans le temps, et toutrecommenceraitdudébut.Commesilessixmilleannéespasséesentrel’avantetlemaintenantn’avaientjamaisexisté.

    Lemondeentierétaitendanger–saufsiLuce,septangesetdeuxNéphilimparvenaientàstopperLucifer.Ilsn’avaientqueneufjoursetnesavaientpasparoùcommencer.

    Luceétaitsifatiguée,lanuitprécédente,qu’ellenesesouvenaitmêmepasdes’êtrecouchéesur ce litde campetd’avoir remontécettemincecouverturebleuesur sesépaules.Des toilesd’araignée s’étiraient sur les poutres de la petite cabane. La table pliante était encombrée detassesencoreàmoitiépleinesduchocolatchaudqueGabbeavaitpréparépourtout lemonde.Mais la scène lui semblait irréelle. Elle était tellement épuisée que le souvenir de l’arrivée enAnnonciateursurcetteminusculeîledeTybee,unezonedesécuritépourlesanges,disparaissaitdansunesortedebrouillard.

    Alorsquelesautresétaientencoreentraindebavarder,elles’étaitendormie,bercéeparlavoixdeDaniel qui l’avait plongéedansun rêve.Àprésent, le silence régnait à l’intérieurde lacabane,etparlafenêtre,derrièrelasilhouettedesonbien-aimé,lecielétaitd’ungrisannonçantl’aube.

    Elletenditlamainverssajoue,etilbaisalecreuxdesapaume.Luceserrafortlespaupièrespourempêcherseslarmesdemonter.Pourquoi,aprèstoutcequ’ilsavaienttraversé,étaient-ilstousdeuxcondamnésàvaincrelediableavantd’êtrelibresdes’aimer?

    —Daniel!appelaRolanddepuisleseuildelacabane.

    Leur ami avait les mains enfoncées dans les poches de son caban et un bonnet de lainecouronnaitsesdreadlocks.IladressaàLuceunsourirelasetluidéclara:

    —Ilesttemps.

    —Tempsdequoi?s’étonnaLuceenseredressantsur lescoudes.Onpart?Déjà?Etmesparents?Ilsdoiventêtrepaniqués!

    —J’aiprévudet’emmenerchezeux,pourquetupuissesleurdireaurevoir,réponditDaniel.

  • —MaiscommentleurexpliquermadisparitionaprèslerepasdeThanksgiving?

    Elle se souvint des paroles de Daniel, la veille au soir. Il lui avait expliqué qu’ils avaientl’impressiond’avoirpasséuneéternitéà l’intérieurdesAnnonciateurs,maisqu’enréalité ilnes’étaitécouléquequelquesheures.

    —Peut-être,maispourmesparents,passerdesheuressanssavoiroùestleurfille,c’estuneéternité!s’exclama-t-elle.

    DanieletRolandéchangèrentunregard.

    —Nousnousensommesoccupés,ajoutaRoland,enremettantdesclésdevoitureàDaniel.

    —Etcomment,exactement?Tusais,unjour,monpèreaappelélapoliceparcequej’avaisunepetitedemi-heurederetardaprèsl’école…

    —Ne t’en faispas, réponditRoland.On t’a couverte. Il faut justeque tu tedépêchesde techanger.(Ildésignaunsacàdosposésurunrocking-chair,prèsdelaporte.)Gabbet’aapportétesaffaires.

    —Euh…merci,murmura-t-elle,sansvraimentcomprendre.

    OùétaitGabbe,etlesautres?Laveilleausoir,lacabaneétaitpleinedemonde,illuminéeparlesailesdesangesquiscintillaient.Cematin,elleétaitbienvide…Etlaperspectived’allerdireaurevoiràsesparentssanssavoiroùellepartaitl’angoissaitterriblement.

    Elleposasespiedsnussurleplancher.Elles’aperçutalorsqu’elleportaittoujoursl’étroiterobeblanchequ’elleavaitenÉgypte,aucoursdeladernièreviequ’elleavaitvisitéeàtraverslesAnnonciateurs.C’étaitBillquilaluiavaitdonnée.

    Non,pasBill.Lucifer.Illuiavaitsuggérédetuersonâme,etquandill’avaitvuepasserl’épéemagique dans sa ceinture pour suivre son conseil, il l’avait contemplée d’un air très satisfait.Jamais,jamais,jamais!Luceavaittropderaisonsdevivre.

    Danslevieuxsacàdosvertqu’elleutilisaitpourlesvacancesencampd’été,Lucetrouvasonpyjama préféré – en flanelle rayée rouge et blanc – soigneusement plié, avec les pantouflesassorties.

    —Maisc’estlematin,protesta-t-elle.Jenevaisquandmêmepasmebaladerenpyjama!

    De nouveau, Daniel et Roland échangèrent un regard, et, cette fois, Luce eut l’impressionqu’ilsessayaientdenepaséclaterderire.

    —Fais-nousconfiance,c’esttout,ditRoland.

    Quand elle se fut changée, Luce suivitDaniel à l’extérieur, enmarchant derrière lui sur lechemincaillouteuxdescendantaurivage.

    La petite île deTybee se trouvait à environ deux kilomètres de la côte de Savannah.Une

  • voiturelesattendaitdel’autrecôtédubrasdemer.

    LesailesdeDanielétaientdissimulées,maisilavaitdûsentirleregarddeLucefixédanssondos,carilajouta:

    —Quandtoutseraorganisé,onvolerapourallerarrêterLucifer.Maisjusque-là,ilvautmieuxrestersurlaterreferme.

    —D’accord.

    —Ontraverseàlanage?Onfaitlacourse?proposa-t-il.

    —Tusaisbienquejetebattrai!affirma-t-elle,sonhaleineformantunpetitpanacheblancdansl’air.

    —C’est vrai, répondit-il en lui passantunbras autourde la taille. Il vautpeut-êtremieuxprendrelecanot.Jen’aipasenviequetumecouvresdehonte.

    Ildétachaunepetiteembarcationamarréesurl’uniqueponton.Ladoucelumièrequijouaitsur lesvaguesrappelaàLuce le jouroù ilsavaient fait lacoursepour traverser le lacsecret,àSword&Cross.Àmi-parcours,ilsétaientsortisdel’eaupoursereposersurunrocherplat,etellel’avaittrouvéterriblementbeau,avecsapeauconstelléedegouttesd’eau!Ensuite,ilss’étaientcouchéssurlapierrechaufféeparlesoleilpoursesécher.Àl’époque,elleleconnaissaitàpeine–elleignoraitqu’ilétaitunange–et,déjà,elleétaitdangereusementamoureusedelui.

    —QuandjevivaisàTahiti,onnageaitsouventensemble,non?demanda-t-elle,surprisedeserappeleruneépoqueoùelleavaitdéjàvuDanielainsi,lescheveuxluisants.

    Il la dévisagea intensément, et elle comprit à quel point il était heureux de pouvoir enfinpartageravecellecertainssouvenirsdeleurpassé.Ilavaitl’airsiémuqueLucecrutqu’ilallaitsemettreàpleurer.Maisilluiposajusteuntendrebaisersurlefrontetdit:

    —C’estvrai.Etlà-basaussi,tumebattaischaquefois,Lulu.

    Ilsparlèrentpeupendant latraversée.Lucesecontentaitd’admirersesmusclespuissants,d’écouterleclapotisdel’eauàchaquecoupderame,dehumerl’odeursaléedelamer.Lesoleillevantluiréchauffaitlanuque,etelles’abandonnaàcebien-être.Maisilfutdecourtedurée,car,alorsqu’ilsapprochaientdelaterreferme,elleaperçutuneformequilafitfrissonner.

    Unevoiture.EllereconnutaussitôtlaTaurusblanche.

    Labarqueaccosta.

    —Qu’est-cequetuas?s’inquiétaDanielenvoyantLuceseraidir.Oh,c’estpourça?

    Sansplusaccorderd’importanceauvéhicule,ilsautasurlerivageetluitenditlamain.Lesolétaitenvahid’alguessèchesetodorantesquirappelèrentàLucesonenfance.

    —Cen’estpascequetucrois,reprit-il.QuandSophias’estenfuiedeSword&Cross,après…

  • (Luceattenditlasuite,espérantqueDanielnediraitpas«aprèsavoirassassinéPenn»)…quandonadécouvertquielleétaitvraiment,lesangesontconfisquésavoiture.Ellenousdevaitbiença,etplusencore,ajouta-t-il,lestraitssoudaintendus.

    LucerevitlevisageblancdePenn,lesangquis’écoulait.

    —OnsaitoùestSophia,maintenant?

    Danieleutungested’ignorance.

    —Non,dit-il.Maisonlesaurabientôt.Jesensqu’ellevatrouverunmoyendesefourrerentraversdenosplans.(Ilsortitlesclésdesapocheetouvritlaportièredupassager.)Bon,cen’estpaslemomentdet’inquiéterdeça.

    —OK,réponditLuceenselaissanttombersurlesiègerecouvertdetissugris.Maisest-cequ’ilyaautrechosedontjedevraism’inquiéter?

    Danielmit lecontact.Lemoteureutunsoubresaut,puissemit lentementàronronner.Ladernièrefoisqu’elleavaitoccupécesiège,elleétaitrestéesursesgardes,parcequ’elleétaitseuledans la voiture avec lui. C’était ce soir-làqu’ils s’étaient embrasséspour lapremière fois…dumoins,àsaconnaissance.

    Elleétaitentraindes’énerveraveclaceinturedesécuritélorsqu’ellesentitlesdoigtsdesonamoureuxsurlessiens.

    —Rappelle-toi,ilyauntruc,dit-ildoucementensepenchantpourbouclersaceinture,toutenlaissantsamainsurlasienne.

    Aprèsluiavoirdéposéunlégerbaisersurlajoue,ildémarraetquittalesboishumidespours’engagersuruneétroitechausséeàdeuxvoies.Ilsétaientseulssurlaroute.

    Lucereposasaquestion:

    —Daniel,qu’est-cequidevraitm’inquiéter?

    Iljetauncoupd’œilverssonpyjama.

    —Tusaurasfairesemblantd’êtremalade?demanda-t-il.

    Ils garèrent la Taurus blanchedans l’allée, derrière lamaisonde ses parents. Luce longeatrois buissons d’azalées et se faufila jusqu’à la fenêtre de sa chambre. En été, des plants detomatesgrimpantesmettaientdestachesdecouleursvives,maisenhiver,cettepartiedujardinétaitnueetdésolée,etpastrèsaccueillante.Quands’était-elletrouvéelàpourladernièrefois?Ellenes’ensouvenaitpas.Elleétaitdéjàsortieendoucedetroislycéesdifférents,maisjamaisdechez elle. Aujourd’hui, elle rentrait en douce et ne savait même pas comment fonctionnaitl’ouverturedesafenêtreàguillotine.Elleparcourutdesyeuxsonquartierendormi,lejournaldumatindéposédansunsacenplastiquehumideàl’angledelapelouse,levieuxpanierdebasketsansfiletdansl’alléedugaragedesJohnson,del’autrecôtédelarue.Rienn’avaitchangédepuissondépart.Rien,saufelle-même.SiBillréussissaitsoncoup,est-cequesonquartierdisparaîtrait

  • aussi?

    Ellefitunderniersigned’adieuàDanielquil’observaitdepuislavoiture,inspiraàfondet,desdeuxpouces,soulevalepanneaudubasquireposaitsurlerebordrecouvertd’unepeinturebleueécaillée.

    La vitre se souleva sans problème. Luce s’arrêta, interdite, en voyant les rideaux demousselineblanches’ouvriretlatêtemi-blonde,mi-brune,desonancienneennemieMollyZaineapparaîtredansl’ouverture.

    —Super,Pâtédeviande!

    Lucesehérissaenl’entendantprononcerlesurnomdontonl’avaitaffubléeàsonarrivéeàSword&Cross.C’étaitdonccommeçaqueDanieletRolands’étaientoccupésdetoutchezelle?

    —Qu’est-cequetufichesici,Molly?

    —Allez,entre,jenevaispastemordre,répliquacettedernièrepourtouteréponse.

    Mollyluitenditlamain.Sesonglesétaientvertémeraude,ettoutécaillés.Lucel’attrapaetenjambalafenêtre.

    Sachambreluiparutpetiteetdémodée,pareilleàunecapsuletemporelleabandonnéeparuneLuced’autrefois. Ilyavait leposterencadréde la tourEiffelderrière laporte.Son tableaud’affichagerempliderubansgagnésavecsonéquipedenatationdel’écoleprimaire…Etlà,souslacouettehawaïennejauneetverte,sameilleureamie,Callie.

    Cettedernièreémergeadulitetseprécipitadanssesbras.

    —Ilsn’arrêtaientpasdemerépéterquetuseraisenpleineformeauretour,maisjevoyaisbienqu’ilsmeracontaientdessaladesetqu’ilsmouraientdetrouille.Jenesaispassituterendscompteàquelpointc’étaitflippant!C’estcommesituavaisdisparuphysiquementdelasurfacedelaTerre.

    Lucelaserracontreelle.PourCallie,ellen’étaitpartiequedepuislanuitprécédente.

    —Allez,çava,vousdeux,grommelaMollyenséparantlesdeuxamies,vousvousferezdesmamoursplustard.J’aidûrestercouchéetoutelanuitaveccetteperruqueenpolyestersurlatêtepourfairecroirequej’étaisLuceetquej’avaisunegastro.Alorscen’estpaspourquevousfichieznotreplanenl’air!(Ellelevalesyeuxauciel.)Ah,onvoitquevousn’êtespasdespros!

    —Attends!Tuasfaitquoi?s’écriaLuce.

    —Quandtuas…disparu,intervintCallied’unevoixhaletante,onacomprisqu’onnepourraitjamaisexpliquerlavéritéàtesparents.Parceque,tusais,j’aieumoi-mêmedumalàcomprendrecequejevoyaisdemespropresyeux.Alorsjeleuraiditquetun’étaispasbienetquetuétaisalléetecoucher,etMollyafaitsemblantd’êtretoiet…

    —Heureusementquej’aitrouvéçadanstonplacard,déclaraMollyenfaisanttournerautour

  • desonindexuneperruquenoireauxcheveuxondulés.Unvestiged’Halloween?

    —Oui.WonderWoman,confirmaLuceavecunegrimace.

    Cen’étaitpaslapremièrefoisqueLuceregrettaitd’avoirchoisicedéguisementaucollège.

    —Entoutcas,çaamarché.

    Ainsi,Molly venait à sa rescousse…C’était bizarre, car avant, elle était du côtédeLucifer.Mais tout comme Cam et Roland,Molly elle-même n’avait pas envie de retomber. Donc ils seserraientlescoudes.

    —Alors,tum’ascouverte…Merci.

    —Derien.

    MollysetournaversCallie.

    —C’estellequiaétélevraiSatanàlalanguefourchue.C’estellequ’ilfautremercier.

    Surce,sanspluss’attarder,ellepassaunejambeparlafenêtreouverte,avantdeseretournerpourlancer:

    —Jepensequevousallezpouvoirvousdébrouillerseulesmaintenant.Moi,j’aiunerencontreausommetàWaffleHousepourunegaufres-partie.

    Luceréponditenlevantlepouceetselaissatombersursonlit.

    —Oh,Luce!murmuraCallie,quandtuespartie,ils’estpassédedrôlesdechoses.Lejardinaétécomplètementrecouvertdepoussièregrise.Etensuite,ilasuffiquelafilleblonde,là,Gabbe,lèvelamainpourquecettepoussièredisparaisse.Ensuite,onafaitcroireàtesparentsquetuétaismalade, que tout lemondeétait reparti, et nous, on s’est tranquillementmises à faire lavaisselleaveceux.Audébut,jetrouvaiscetteMollyassezinfecte,maisenfindecompte,elleestplutôtcool.(Elleplissalesyeux.)Dis,tuespartieoù,enfait?Qu’est-cequit’estarrivé?Tum’asfichuunedecestrouilles!

    —Jenesaismêmepasparoùcommencer,réponditLuce.Jesuisdésolée.

    Soudain,onentenditunpetitcoupfrappécontrelebois,suividugrincementfamilierdelaportequis’ouvrait.

    LamèredeLuce fit sonentrée, lescheveuxébourifféset retenusenarrièreparunepincejaune,levisagesansmaquillage,ettrèsjoli.Elleportaitunplateauchargédedeuxverresdejusd’orange,deuxassiettesdetoastsbeurrésetuneboîted’Alka-Seltzer.

    —Ah!J’ail’impressionquequelqu’unvamieux!seréjouit-elle.

    Luceattenditquesamèreposeleplateausurlatabledechevet;puisellel’enlaçaetenfouitsonvisagedanssonpeignoirdebainrose.Leslarmesluimontèrentauxyeux.Ellerenifla.

  • —Mapetitefille,soufflasamèreenluitâtantlefrontetlesjouespourvérifiersielleavaitdelafièvre.

    Elleneluiavaitpasparlédecettevoixdoucedepuisdessiècles.C’étaitsibonàentendre…

    —Jet’aime,maman.

    —Nemedispasqu’elleesttropmaladepournousaccompagnerauxsoldesduBlackFriday!

    C’était lepèredeLucequivenaitd’apparaîtresur leseuil,munid’unarrosoirenplastiquevert.Ilsouriait,maisderrièreseslunettessansbordure,sesyeuxétaientinquiets.

    —Jemesensmieux,ditLuce,mais…

    —Oh,Harry!intervintDoreen,tusaisbienqu’ellen’étaitlàquepourlajournée.Ilfautqu’elleretourneaulycée.

    Ellesetournaverssafille.

    — Daniel a appelé tout à l’heure, ma chérie. Il a proposé de venir te prendre pour teraccompagneràl’école.J’aiévidemmentditquetonpèreetmoinousserionsheureuxdelefaire,mais…

    —Non, l’interrompit Luce, se souvenantduplanqueDaniel avaitdétaillédans la voiture.Allezdoncfairelessoldes,touslesdeux.C’estlatraditiondanslafamillePrice.OnneratepaslessoldesdulendemaindeThanksgiving!

    Il fut convenu que Luce rentrerait avec Daniel, et que ses parents emmèneraient Callie àl’aéroport.

    Pendantquelesfillesprenaientleurpetitdéjeuner,lesparentsdeLucerestèrentassissurlelitenluiracontantlasoiréedeThanksgiving(«Gabbealavétoutelavaisselleenporcelaine,quelange!»).Quandlaconversationbifurquasurlessoldes(«Tonpèren’estintéresséqueparunechose,lesoutils»),Luces’aperçutqu’ellen’avaitriendit,hormisdesbanalitésdestinéesàremplirlaconversation,comme«Ahbon?»et«C’estbien».

    Quandilsselevèrentenfinpouremporterlesassiettesàlacuisine,etqueCalliecommençaàemballersesaffaires,Luceserenditàlasalledebainsetfermalaporte.

    Elle était seule pour la première fois depuis ce qui lui semblait unmillion d’années. Elles’assitetseregardadanslaglace.C’étaitbienelle,maisdifférente.

    IlyavaitaussiduLayladansseslèvresjolimentourlées,duLuludanslesvaguesépaissesdeses cheveux, l’intensité de LuXin dans la couleur noisette de ses yeux, la fossette espiègle deLuciadanssajoue.Ellen’étaitpasseule.Peut-êtreneleserait-elleplusjamais.Là,danslemiroir,setrouvaienttoutessesincarnationspasséesquiluirenvoyaientleursinterrogations:«Qu’est-iladvenudenous?Denotrehistoireetdenotreamour?»

    Ellepritunedoucheetmitunjeanpropre,sesbottesnoiresetunlongsweat-shirtblanc.

  • Elle s’assit sur la valise deCallie pour aider son amie à la fermer.Un lourd silence s’étaitinstallé,qu’ellefutlapremièreàrompre:

    —Callie,tuesmameilleureamie.Jevisencemomentquelquechosequejenecomprendspas.Maiscelan’arienàvoiravectoi. Jesuisdésoléedenepasêtreplusprécise,mais tum’asmanqué.Tellementmanqué!

    Callieseraidit.

    —D’habitude,tumeracontestout.

    Leregardqu’échangèrentlesdeuxjeunesfillesrévélaitqu’ellessavaientqueceneseraitpluspossible.

    Uneportièredevoitureclaquadehors.Àtraverslesstoresouverts,LucevitDaniels’avancerdanslechemin.Etalorsqu’ilnel’avaitquittéequedepuisunepetiteheure,Lucesentitsesjouesrougir de plaisir. Il marchait lentement, d’un pas aérien, et son foulard rouge flottait au ventderrièrelui.Callieelle-mêmeledévoradesyeux.

    LesparentsdeLuceattendaientdansl’entrée.Ellelespritdanssesbrasunlongmoment–d’abordsonpère,puissamère,etensuiteCalliequilaserratrèsfortetchuchotarapidement:

    —Cequejet’aivuefairelanuitdernièreétaittrèsbeau.Jeveuxquetulesaches.

    Luce sentit ses yeux s’embrumer une fois de plus. Elle rendit son étreinte à son amie enformantlemot«merci»avecseslèvres.

    Puiselleremontalechemin,àlarencontredeDaniel,etdetoutcequ’ilpromettait.

    — Ah ! voilà les tourtereaux, qui roucoulent, qui roucoulent, chanta Arriane en guise debienvenue.

    Satêtejaillitàl’angled’unelonguebibliothèquederrièrelaquelleelleétaitassiseentailleursurunechaiseenbois,entrainde jongleravecdesballesaki.Elleportaitunesalopetteetdesrangers,etsescheveuxnoirsétaientcoiffésenunemultitudedepetitesnattes.

    Lucen’étaitpasvraimentenchantéedeseretrouverdanslabibliothèquedeSword&Cross.Lasalleavaitétérénovéedepuisqu’elleavaitsubil’incendie,maisilyflottaittoujoursuneodeurdésagréable.L’administrationavaitminimisélesfaitsenparlantd’unincendieaccidentel,maisquelqu’unyavaitlaissélavie–Todd,unétudiantsilencieuxqueLucen’avaitpratiquementpasconnu avant la nuit de samort. La jeune fille savait pourtant que quelque chose de bien plussombresecachaitderrièretoutecettehistoire.

    Quandellepénétradans lasallede lectureavecDaniel,elleconstataqu’Arrianen’étaitpasseule.Ilsétaienttouslà:Gabbe,Roland,Cam,Molly,Annabelle–l’angeauxlonguesjambesetauxcheveuxrosevif–etmêmeMilesetShelby,quileurfirentdegrandssignes.Ilsneressemblaientdécidémentpastoutàfaitauxautresanges,nid’ailleursauxadolescentsmortels.

  • MilesetShelby…est-ceque…est-cequ’ilsnesetenaientpasparlamain?Maisquandellevouluts’enassurer,elles’aperçutqueleursmainsavaientdisparusouslatableoùtousétaientassis.

    Milesbaissasacasquettedebase-ball encoreunpeuplus sur son front.Shelbyse racla lagorgeetsepenchasurunlivre.

    —C’esttonlivre,fitremarquerLuceàDanieldèsqu’elleeutaperçuledosdugrosvolumeoùuneépaissecouchedecollebrunes’effritaitàlabase.Surlacouverturepassée,onpouvaitlire:LesObservateurs:lemythedansl’Europemédiévale.

    Elletenditmachinalementlamainverslapâlecouverturegrise.Ellefermalesyeux,assaillieparlesouvenirdePenn,quin’auraitpasdûmourir.Elleserappelaaussiquelaphotocontrecolléeàl’intérieurdelacouvertureétaitlapremièrechosequil’avaitconvaincuedelavéracitédeleurhistoire,avecDaniel.

    C’étaitunephotoprisedansuneautrevie,àHelston,enAngleterre.Etcequiluiavaitalorsparuimpensabledevintuneévidence:lajeunefemmedelaphotoétaitbienLucindaPrice.

    Shelbylança:

    —Etqu’est-cequ’iladesispécial,cevieuxbouquinpoussiéreux?

    —Ilesttrèsprécieux.C’estnotreseuleclé,maintenant,réponditGabbe.Sophiaaessayédelefairebrûler.

    —Sophia?s’écriaLuceenportantlamainàsoncœur.MlleSophiaaessayé…lefeudanslabibliothèque?C’étaitelle?

    Lesautresopinèrentduchef.

    —ElleatuéTodd,ditLuced’unevoixblanche.

    Donc,cen’étaitpassafaute…Unmortdeplusàmettresurl’ardoisedeSophia.

    — Et elle a failli tomber raidemorte sous le choc, la nuit où tu le lui asmontré, précisaRoland.Nousaussi,nousavonstousétéchoqués,d’autantplusquetuassurvécupourenparler.

    —Onparlait du fait queDanielm’avait embrassée, se souvintLuce en rougissant. Etquej’avaissurvécu.C’estçaquiasurprisMlleSophia?

    —Enpartie,confirmaRoland.Maisdanscelivre,ilyapleind’autreschosesqu’ellen’avaitpasenviequetuapprennes.

    —Pasterrible,pouruneenseignante,hein?fitremarquerCam.

    —Etqu’est-cequ’ellenevoulaitpasquej’apprenne?

    TouslesangessetournèrentversDanield’unmêmemouvement.

  • —Lanuitdernière,noust’avonsditqu’aucundesangesnesavaitoùnousavionsatterriaumomentdelaChute,déclaraDaniel.

    — Oui, c’est à peu près ça, confirma Shelby. On se demande comment c’est possible.Normalement,cegenredechosesauraitdûsegraverpour toujoursdans lamémoiredenotresuper-mémorisateur…

    Camréagitaussitôtdevantl’attaque:

    —Essaiedoncdetomberdansungouffresansfondpendantneufjoursd’affiléeenpassantàtraverstouteunesériededimensionsetdesmilliardsdekilomètres,d’atterrirsurlatête,detecasserlesailes,detournerenrondpendantjenesaiscombiendetemps,couvertdecontusions,devagabonderdansledésertpendantdesdécenniesentedemandantquiouquoiouqu’est-cequetues…Aprèstoutça,tupourrastemoquerdusuper-mémorisateur!

    —D’accord,tuaseudesproblèmes,réponditShelbyenprenantsaplusbellevoixdepsy.Sijedevaisposerundiagnostic…

    —Bon,aumoins,tutesouviensqu’ilyavaitundésert,intervintMilesavecdiplomatie,cequifitrireShelby.

    DanielsetournaversLuce.

    —J’aiécritcelivreaprèst’avoirperdueauTibet,maisavantdeterencontrerenPrusse.JesaisquetuasvisitécettevieauTibetparcequejet’aisuivielà-bas;lefaitdeteperdresansarrêtcommeçam’aincitéàfairedesrecherchespendantdesannéespourtrouverlemoyendenoussortirdecettemalédiction.

    Luce baissa le nez. Cettemort-là avait conduit son amoureux à s’élancer tout droit d’unefalaise.Elleavaittrèspeurquecelanesereproduise.

    — Cam a raison, reprit Daniel. Aucun de nous ne se souvient de l’endroit où nous avonsatterri. Nous avons parcouru le désert jusqu’à ce que ce ne soit plus un désert, nous avonsparcourulesplainesetlesvallées,etlesmers,jusqu’àcequ’ilsdeviennentundésert.Cen’estquelorsquenousnoussommesenfinretrouvéslesunsetlesautres,etquenousavonscommencéàassemblerlespiècesdel’histoire,quenousnoussommessouvenusd’avoirétédesanges.

    »Mais ilyaeudesvestigesdenotrechute,dessouvenirsque leshumainsont trouvésetgardésencroyantqu’ils’agissaitdetrésors,decadeauxd’undieu,etqu’ilsnecomprenaientpas.Pendantlongtemps,cesreliquessontrestéescachéesdansuntempledeJérusalem,maisellesontétévoléesetéparpilléesendifférentsendroitsaucoursdescroisades.Personnenesavaitoù.

    »Quandj’aifaitmesrecherches,jemesuisconcentrésurl’époquemédiévaleetjemesuistournéverstouteslessourcespossibles,dansunesortedechasseautrésorthéologique.Cequej’enairetiré,c’estquesicestroisobjetspeuventêtreretrouvésetrassemblésaumontSinaï…

    —PourquoiaumontSinaï?s’enquitShelby.

    — C’est là que les canaux qui relient le Trône et la Terre sont les plus proches, expliqua

  • Gabbe.C’estlàqueMoïseareçulesdixcommandements,c’estparlàqu’entrentlesangesquandilsdélivrentlesmessagesduTrône.

    —Tun’asqu’àpenserquec’estparlàqueDieuplonge,ajoutaArrianesanscesserdejoueravecsaballeaki,laquelleatterritmalencontreusementsurunelampe.

    —Maisavantquetuposeslaquestion,ditCamens’adressantàShelby,lemontSinaïn’estpaslesited’originedelaChute.

    —Ceseraitbeaucouptropfacile,ironisaAnnabelle.

    —SionarriveàrassemblerlesreliquesaumontSinaï,précisaDaniel,enthéorie,lelieudelachuteserarévélé.

    —Enthéorie,répétaCamd’untonrailleur.Est-cequevousmepermettezdedirequ’onpeutseposerdesquestionssurlavaliditédesrecherchesdeDaniel?

    Danielserralesmâchoires,puisdemandasèchement:

    —Tuasunemeilleureidée?

    Cam,piquéauvif,élevaleton:

    —Tunecroispasquetathéorierenforceplutôtl’idéequeceshistoiresausujetdesreliquesnesontquedesrumeurs?Commentsavoirsiellespourrontagircommenousl’espérons?

    Luce regarda le grouped’anges et dedémons… ses seuls alliésdans cettequêtepour sonsalut,celuideDaniel…etceluidumonde.

    —Donc,ce lieu inconnuest l’endroitoù il fautquenousnous trouvionsdansneuf joursàpartirdemaintenant,dit-elle.

    —Moinsdeneuf jours àpartirdemaintenant, rectifiaDaniel.Dansneuf jours àpartirdemaintenant, ce sera trop tard. Lucifer et la multitude d’anges bannis du Paradis seront déjàarrivés.

    —MaissionpeutarriveravantLucifersurlesitedelaChute,objectaLuce,qu’est-cequisepassera?

    Danieleutungested’ignorance.

    —Onl’ignore.Jen’aijamaisparlédecelivrenidemesrecherchesàpersonneparcequejenesavaispasàquoiçanousmènerait,etsitun’yétaispaspourjouertonrôle…

    —Monrôle?s’étonnaLuce.

    —Oui,onnelecomprendpasencorevraiment…

    GabbedonnauncoupdecoudeàDanielpourluicouperlaparole.

  • —Cequ’ilveutdire,c’estquetoutserarévéléàtemps.

    Mollysefrappalefront.

    —Ahbon?s’exclama-t-elle.Toutserarévélé?C’esttoutcequevoussavez,lesgars?C’estçaquivousfaitcourir?

    —Oui,ça,ettonimportance,ditCamàLuce.C’esttoilapiècemaîtressepourlaquellenousnousbattonstousici.

    —Quoi?murmuraLuce.

    —Boucle-la,intimaDanielàCam.

    Puis,s’adressantàLuce:

    —Nel’écoutepas.

    Campoussaungrognement,maispersonnen’entintcompte.Sonmépriscontinuaàplanerdansl’atmosphèrecommeunhôteindésirable.NilesangesnilesdémonsnelâchèrentunmotdeplussurlerôlequejouaitLuceetsursacapacitéàstopperlaChute.

    — Alors, toutes les informations sur la chasse aux reliques se trouvent dans ton livre ?demandalajeunefille.

    —Plusoumoins, réponditDaniel. Ilmereste justeàpasserunpeude tempsàvérifier letextepoursavoirparoùcommencer.

    Lesautresquittèrentlatableafindeluilaisserlechamplibre.LucesentitlamaindeMilescaresser son bras. Ils avaient à peine échangé un mot depuis qu’elle était rentrée parl’Annonciateur.

    —Luce,jepeuxteparler?chuchotalejeunehomme.

    Sonexpressiontenduerappelaàlajeunefillelesderniersmomentsqu’elleavaitpassésavecluidanslejardin,chezsesparents.

    Ilsn’avaientjamaisvraimentreparlédubaiserqu’ilsavaientéchangéàShoreline,surletoitdudortoir.Milesavaitsansdouteconsciencequec’étaituneerreur…MaispourquoiLuceavait-ellel’impressiondel’encourager,chaquefoisqu’elleétaitgentilleaveclui?

    Aumêmeinstant,Gabbevintlesrejoindre.

    —Luce,dit-elle…Situasenvied’alleraucimetièrerendrevisiteàPenn,c’estlemoment.

    —Bonneidée,approuvaLuce,merci.

    Ellelançaunregardd’excuseàMiles.Cederniersecontentadebaissersacasquettedebase-ballsursesyeuxetdeseretournerpourmurmurerquelquechoseàShelbyquisetenaitderrière

  • Daniel en essayant de lire le livre par-dessus son épaule. Elle toussota pour manifester sonindignation:

    —Humhum!Etquedevenons-nous,Milesetmoi?

    — Vous, vous rentrez à Shoreline, répondit Gabbe, d’un ton professoral que Luce ne luiconnaissait pas. Vous allez avertir Steven et Francesca. Nous aurons peut-être besoin de leuraide…etdelavôtreaussi.Dites-leur(elleprituneprofondeinspiration)…dites-leurqueçayest.Quelapartiefinaleestengagée,maispascommenousnousyattendions.Racontez-leurtout.Ilssaurontquoifaire.

    —Trèsbien,réponditShelby,l’airrenfrogné.C’esttoilechef.

    —Hého!criaArrianeenmettantsesmainsenporte-voix.SiLuceaenviedesortir,faudraquequelqu’unl’aideàdescendreparlafenêtre!

    Puiselleajouta:

    —J’aimisunebarricadede livresdevant l’entréeaucasoùuncurieuxaurait lamauvaiseidéedevenirnousdéranger.

    —Prems!

    C’étaitCamqui,déjà,passaitsonbrassouslecoudedeLuce.Ellevoulutprotester,maislesautresangesnesemblèrentpasyvoird’objection.Danielneleremarquamêmepas.

    Quandellepassaprèsd’eux,ShelbyetMilessoufflèrentàvoixbasse:«Faisattention.»

    Camlaconduisitprèsdelafenêtre,unsourireauxlèvres.Ilsoulevalepanneaudeverreet,ensemble,ilsparcoururentdesyeuxlecampusoùilss’étaientrencontrés,oùilsétaientdevenusproches,oùilavaitrusépourluiarracherunbaiser.Iln’yavaitpasquedemauvaissouvenirs…

    Ilfranchitlafenêtrelepremier,atterritsouplementsurlerebord,etluitenditlamain.

    —Simademoiselleveutbiensedonnerlapeine…

    Il la tenait solidement, et elle se sentit toute petite et légère, quand il la souleva et la fitdescendrededeuxétagesenquelquessecondes.Ilsseposèrentdoucementsurl’herbehumidederosée.

    —Jesensquetuneveuxpasdemacompagnieaucimetière…etmême,engénéral.

    —C’estvrai.Non,merci.

    Ildétournalesyeuxetenfouitlamaindanssapochepourensortiruneclochetteancienneenargent,avecdesinscriptionsencaractèreshébraïques.

    Illaluitendit:

  • —Sonnequandtuvoudrasremonter.

    —Cam,demandaLuce,quelestmonrôledanstoutça?

    Iltenditlamainpourluitoucherlajoue,puisseravisa,laissantsamainensuspensdansl’air.

    —Danielaraison,répondit-il.Cen’estpasànousdeteledire.

    Iln’attenditpassaréponse.Ilplialesgenouxetsedétachadusol,sansunregardenarrière.

    Pendantquelquesinstants,Luceregardaautourd’elle,l’humiditéfamilièredeSword&Crossluicollaitàlapeau.Ellesedemandasicelycéesinistre,avecsesbâtimentsnéogothiquesmastocetsévères,sonenvironnementsombreetdésolé,luisemblaittoujourspareilounon.

    Elle traversa le campus, l’herbe aplatie des communs, passa devant le sinistre dortoir, etarrivaàunportaildefer.Là,elles’arrêtaetsentitlachairdepoulerecouvrirsesbras.

    Le cimetière avait encoreun cratère creusé aumilieudu terrain et sentait toujours aussimauvais.Lapoussièresoulevéeparlecombatdesangesavaitdisparu.Àcetteheure,laplupartdes élèves dormaient encore, et de toute façon, il y avait peu de risques d’en rencontrer aucimetière,saufsiquelqu’unavaitétépuni.

    Ellefranchitleportailetdéambulaentrelespierrestombalesetlestombesrecouvertesdeterre.Toutaubout,àl’autreextrémité,setrouvaitladernièredemeuredePenn.

    Luce s’assit au pied de la tombe de son amie. Elle n’avait pas de fleurs et ne connaissaitaucuneprière,aussiposa-t-ellelesmainssurl’herbefroideethumide,fermalesyeuxetenvoyaunmessageàPennensedemandantavecinquiétudes’illuiparviendrait.

    De retour sous les fenêtres de la bibliothèque, Luce repensa à Cam et à sa clochette. Ellen’avaitpasbesoindesonaide!Ellearriveraitbienàgrimperlà-hauttouteseule!

    Lapartieinférieuredutoitenpentefutassezfacileàescalader.Delà,elleparvintàsehisserjusquesouslerebordétroitquilongeaitlesfenêtres.Ilfaisaitàpeuprèssoixantecentimètresdelarge.Elleavançaprudemment,etc’estalorsqu’elleentenditdeséclatsdevoix:CametDanielsechamaillaient.

    —Etsijamaisl’undenousétaitintercepté?criaitCam,d’untonpressant.Tusaistrèsbienquenoussommesplusfortsquandnoussommesunis,Daniel.

    —À quoi nous servira notre force si nous n’arrivons pas à temps ?On sera purement etsimplementeffacés.

    Ellelesimaginaitdel’autrecôtédumur:Cam,lespoingsserrés,deséclairspleinsesyeuxverts,etDaniel,stoïque,lesbrascroiséssurlapoitrine.

    —Jenetefaispasconfiance.Tuvasagirentonproprenom!lançaCamd’untondur.

  • — Il n’y a rien à discuter, répondit Daniel, inébranlable. Il faut se séparer, c’est la seulesolution.

    Lesautresrestaientsilencieux.Sansdoutepensaient-ilslamêmechosequeLuce.

    Arrivée à la fenêtre, elle vit que les deux anges étaient face à face. Ils se comportaientbeaucouptropcommedeuxfrèrespourquequiconqueserisqueàs’interposer.

    La jeune filles’agrippaaurebordde la fenêtre.Ellesentitunepetiteboufféede fierté–cequ’ellen’auraitjamaisavoué–àl’idéed’avoirréussiàsedébrouillertouteseulepourremonter.Sans doute qu’aucun des deux anges ne le remarquerait. Mais lorsqu’elle passa une jambe àl’intérieur,lecadredelafenêtresemitàtrembler.

    Le verre vibra et lebordde la fenêtre tournoyadans sesmains, si violemmentqu’elle futpresque éjectée. Elle se cramponna de toutes ses forces, mais ressentit dans son corps desvibrationstellesqu’elleeutl’impressionquesoncœuretsonâmetressaillaientàl’unisson.

    —Untremblementdeterre,murmura-t-elle.

    Samainfaiblitsurleborddelafenêtreetsonpiedraclalereborddepierre.

    —Lucinda!

    Danielseprécipitaàsonsecours.Camétaitlà,luiaussi,unemainsouslesépaulesdeLuce,l’autresurl’arrièredesatête.Danslapièce, lesétagèresbougeaientet les lumièresvacillaient.Les deux anges lui firent franchir la fenêtre qui tanguait follement juste avant que la vitres’échappedesoncadreetsebriseenmillemorceaux.

    LucedévisageaDaniel,hébétée. Il latenaitpar lespoignets,mais ilavait lesyeuxfixéssurl’extérieur.Ilregardaitleciel,devenugris,furieux.

    Le plus insupportable était cette vibration à l’intérieur de son corps, qui lui donnaitl’impression d’avoir été électrocutée. Cela lui parut une éternité, mais ça ne dura que cinqsecondes,peut-êtredix…Luce,CametDaniels’étaientaussitôtjetéslourdementsurleplancherpoussiéreux.

    Puisletremblementcessaetunsilencemortels’abattit.

    —Ahben,çaalors!s’écriaArrianeenserelevant.OnnousauraitdéposésenCaliforniesansquejem’enaperçoive?Onnem’ajamaisditqu’ilyavaitdeslignesdefailleenGéorgie!

    Camretiradesonbrasunlongdébrisdeverre.Lucepoussaunsonétoufféàlavuedusangrougevifquis’écoulaitdesoncoude,maisl’angen’avaitpasl’airdesouffrir.

    —Cen’étaitpasuntremblementdeterre,déclara-t-il.C’étaitundéplacementsismiquedansletemps.

    —Unquoi?demandaLuce.

  • —C’estlepremierd’unelonguesérie,réponditDaniel.

    Parlafenêtrebrisée,ilobservauncumulusblancquitraversaitlecieldevenubleu.

    —PlusLuciferserapproche,plusleurviolencevaaugmenter,ajouta-t-il.

    Iléchangeauncoupd’œilavecCam,quiapprouvad’unsignedetête.

    —Tic,tac,tic,tac,ditcedernier.Nousn’avonsplusbeaucoupdetemps.Ilfautpartir.

  • IILESCHEMINSSESÉPARENT

    Gabbepritalorslaparole.

    —Camaraison,déclara-t-elleentirantsurlesmanchesdesongiletcommesiellemouraitdefroid.J’aientendul’Échelleparlerdecesdéplacements.Onappelleçadestremblementsdetemps.Cesontdesondesquiinterfèrentdansnotreréalité.

    —Etplusellesserapprochent,ajoutaRoland,plusnousnousacheminonsversleterminusdesachute,etplusilyenaura,etplusilsserontgraves.C’estcommesiletempsavaitdesratésavantdeseréécrireentièrement.

    —Commeunordinateurquin’arrêtepasdebugger,etquirendl’âmeeneffaçanttesvingtpagesdedissertation?interrogeaMiles.

    Sesamisleregardèrentsanscomprendre.

    —Quoi?Lesangesetlesdémonsn’ontpasdedevoirsàfaire?s’étonnaleNéphilim.

    Luces’assitàunetable.Ellesesentaitvidée,commesilessecoussesavaientfaitdisparaîtreune partie d’elle-même. Elle entendait les anges discuter avec animation, sans aboutir à unedécision concrète. Il fallait stopper Lucifer, c’était établi, mais ni les uns ni les autres nesemblaientsavoirexactementcomments’yprendre.

    LavoixclairedeDanielsurmontalebrouhaha:

    —Venise,VienneetAvignon.

    Ilpritplaceàcôtéd’elleetcaressasesépaulesduboutdesdoigts.PuisilsoulevaLelivredesObservateursdemanièrequechacunpuissebienlevoir.Lesilences’installaettouslesyeuxsebraquèrentsurlui.

    Danielmontraunparagrapheécritenlatin.Lucereconnutquelquesmotsqu’elleavaitapprisencoursàDover.Plusieursd’entreeuxétaientsoulignésetencerclés,etquelquesannotationsfiguraientdanslesmarges,maisletempsavaitrendulaplupartdespagesillisibles.

    —Çam’al’airbiencompliqué,cesgribouillis!commentaArrianeensepenchantdessus.

    Pourtant, Daniel semblait parfaitement à l’aise avec le texte. Il ajouta deux ou troisremarques. Luce se rendit compte avec bonheur que ce n’était pas la première fois qu’elle

  • reconnaissait son écriture élégante. Tous les petits détails qui lui revenaient enmémoire luirappelaientcombienleurhistoired’amourétaitancienne,etprofonde.

    —Lesangesnonalliés,bannisduParadis,ontfaitlerécitdecequis’estpassélespremiersjoursaprèslaChute,expliquaDaniel.Maiscettehistoireaétécomplètementéparpillée.

    —Une histoire ? répétaMiles. Ça veut donc dire qu’il nous suffira de retrouver quelqueslivresetdeleslire,poursavoiroùchercher?

    —Cen’estpasaussi simple. Ilnes’agitpasde livresausensoùnous l’entendons.Celasepassaittoutaucommencement.Noshistoiresontétéracontéespard’autresmoyens.

    —Sijecomprendsbien,c’estlàqueleschosessecorsent,endéduisitArrianeensouriant.

    —Letémoignageestfaitparl’intermédiairedereliques…beaucoupdereliques…quiontétédisperséespendantdesmillénaires.Maisilyenatroisenparticulierquipeuventnousaiderdansnotrequête.Ellescontiennentpeut-êtreunindicesurl’endroitoùlesangessonttombéssurlaTerre.Nousignoronsquellessontcesreliques,maisnoussavonsoùellesontétésignaléespourladernièrefois:àVenise,àVienneetàAvignon.C’estdanscestroisvillesqu’ellessetrouvaientaumomentdesrecherchesquej’aifaitespourl’écrituredecelivre.Maisc’étaitilyasilongtempsquedéjà,àcetteépoque,onignoraitsicesmystérieuxobjetsn’avaientpasétédéplacés.

    —Donc,tuvoudraisqu’onselancedansunechasseautrésordivin,maissansmunitions,etàl’aveuglette,fitobserverCamavecunsoupir.Super!…Toutça,pouressayerdemettrelamainsurdesreliquesquinousdiront,oupas,cequenousavonsbesoindesavoir…etquisontcachéesdansdesendroitsoùellesseraientrestées,sansqu’onensoitsûrs,pendantdessiècles…

    —Enrésumé,c’estça,oui,réponditDanielenhaussantlesépaules.

    —Troisreliques…Neufjours…,réfléchitAnnabelle.Çanenouslaissepasbeaucoupdetemps.

    —Danielaraison,ilfautseséparer,lançaGabbeendévisageantsescompagnonstouràtour.

    C’étaitjustementàcesujetqueCametDanielsedisputaientaumomentoùlapièces’étaitmiseàtrembler.Camopinadelatêteàcontrecœur,etGabbereprit:

    —Danscecas,c’estd’accord.DanieletLuce,vousprenezlapremièreville.

    Elle jeta un coup d’œil aux notes deDaniel. Avec un sourire d’encouragement à Luce, elleprécisa:

    —Venise!C’estlàquesetrouvelapremièrerelique.

    —Maisqu’est-cequ’onchercheexactement?demandaLuceensepenchantsurunepageoùundessinfiguraitdanslamarge.

    Danielétudialecroquisqu’ilavaitfaitdescentainesd’annéesplustôtetsecoualégèrementlatêteensigned’ignorance.L’objetressemblaitàunplateaudeservice,commeonentrouvedanslesbrocantes.

  • —Jemesuisbasésurcequej’aipuglanerenétudiantlesécritsquiontétéréalisésdanslespremierstempsdel’Église,etquiontétérejetésensuite.

    La relique était de forme oblongue, avec un fond en verre, et semblait munie de petitespoignéesdepartetd’autre.Selonl’échellequeDanielavaitpris lesoind’esquisserendessous,l’objetétaitassezgrand.

    —Jenemesouvienspasdutoutdecedessin,poursuivit-il,déçu.Jesuiscommevous,jen’aiaucuneidéedecequec’est.

    — Je suis sûre que quand vous serez sur place, vous comprendrez, affirma Gabbe ens’efforçantdeprendreuntonpersuasif.

    —Oui,renchéritLuce,pasdedoute.

    Gabbesouritetditd’untondécidé:

    —Roland,AnnabelleetArriane…VousirezàVienne.Etilreste…

    Ellefitlagrimace,puisarborauneminedéterminéeavantdelancer:

    —Avignon.

    Camdéployaalors sesmonumentales ailesdorées.Dans cemouvement, il gifla savoisineMollyaveclapointedesonailedroiteetl’expédiaausolàdeuxmètresdelà.

    Celle-cisereleva,folledecolère,encrachant:

    —Nerecommencepasoujetedémolis!

    Constatantqu’elleavaituneécorchureaucoude, elle s’avançavers sonassaillant, lepoinglevé.MaisGabbeintervintàtemps.

    —Jenevoudraispasavoiràdémolirmoi-mêmeleprochaindevousdeuxquiprovoqueral’autre,déclara-t-elleenadressantundouxsourireàsesdeuxfrèresdémons.Maiscomptezsurmoi,jeleferaiparcequenousavonsneuftrèslonguesjournéesdevantnous.

    —Oui,espéronsqu’ellesserontlongues,marmonnaDaniel.

    Luceavaitappristoutcequ’ellesavaitdeVenisedansunguidetouristique.Elleyavaitvuunequantitéd’imagesde cartepostale :desgondolesqui sebousculaient surdes canaux,descouchersdesoleilsurdesclochers,desfillesbrunesdégustantdesglaces…Maiscen’étaitpascegenredevoyagequilesattendait…EllesetournaversDaniel.

    —Qu’est-cequisepasseraquandnousauronsretrouvélestroisreliques?

    —NousnousrejoindronsaumontSinaï,etnouslesréunirons.

    —Nousferonsaussiunepetiteprièrepourqu’ellesnousguidentjusqu’àl’endroitoùnous

  • avonsatterriaumomentdenotrechute,murmuraCam,l’airsombre.Etlà,ilnenousresteraplusqu’à persuader lemonstre infernal qui tient notre existence entre ses griffes de renoncer à ladomination dumonde. Rien de plus simple ! Vous ne trouvez pas que nous avons toutes lesraisonsd’êtreoptimistes?

    Parlafenêtreouverte,lesoleilbrillaitau-dessusdestoits.

    —Allons-ymaintenant,ilesttempsdepartir,lançaDanielàsescompagnons.

    — OK, dit Luce. Il faut que je passe par chez moi, pour préparer mon sac, prendre monpasseport…

    L’esprit en ébullition, elle dressamentalement la liste de tout ce qu’elle avait à faire. Sesparentsseraientaucentrecommercialpendantaumoinsdeuxheuresencore,assezlongtempspourluipermettredepréparersesbagagesendouce…

    Annabellevintseposeràcôtéd’elleenriant,sesailescouleurdecield’oragejaillissantdesfentesinvisiblesdesonT-shirtrose.

    —Commetuesnaïve!dit-elle.Onvoitbienquetun’asjamaisvoyagéavecunange,toi!

    Biensûrquesi!LuceavaitdéjàfendulesairsavecDaniel,blottieaucreuxdesesailes.Jamaistrès longtemps,mais tout demême ! C’était dans cesmoments-là qu’elle se sentait vraimentproche de lui. Avec ses bras autour de sa taille, son cœur qui battait contre le sien, ses ailesblanchesquilaprotégeaient.Ellesesentaitaiméed’unamourincommensurable.

    Enréalité,celanes’étaitproduitqu’àtroisreprises:d’abordau-dessusdulaccachéderrièreSword⨯ensuite,lelongdelacôte,àShoreline;etenfin,lanuitprécédente,quandill’avaittransportéejusqu’àlacabane.

    —Nousn’avonsjamaisvoléaussiloinensemble,admit-elle.

    Camneputs’empêcherdejouerlesoiseauxdemauvaisaugure:

    —Rienquepouratteindrelapremièrebase,vousrisquezd’avoirdesproblèmes.

    Danielnepritpaslapeinedeluirépondre.

    —Dansdescirconstancesnormales,jepensequecevoyageteplairait,dit-ilàLuce,maisiln’yaurariendenormalpendantlesneufjoursquinousattendent.

    Lajeunefillesentitqu’ilsoulevaitseslongscheveuxnoirs.Ildéposaunbaisersursanuqueetplaçasesbrasautourdesataille.Ellefermalesyeuxetattendit.

    Dansundéploiementélégantaccompagnéduplusbeaubruissementdumonde,l’amourdesaviefitjaillirsesailesblanchescommeneige,etLucesentitalorsunedoucechaleurenvahirsoncœur.

    LesailesdeDanielétaientplusbellesquejamais.L’angesetournaverslafenêtreetdéclaraà

  • leurscompagnons:

    —Onserevoitbientôt.Bonnechance!

    Àchaquebattementd’ailes,ilss’élevaientd’unecentainedemètres.Aufuretàmesure,l’airchargéd’humiditédelaGéorgieserefroidissaitetseraréfiait.LeventsifflaitauxoreillesdeLuce,faisant pleurer ses yeux. La terre, en bas, devint de plus en plus petite, et Sword & Cross seréduisitbientôtàlatailled’uneempreintedigitale.Puisdisparut.

    Prised’undélicieuxvertige,Luceselaissaemporteravecbonheur.EllenesesouvenaitpasquevoleravecDanielétaitsiexcitantetellesesentaitenharmonieavec lui.Leursdeuxcorpsbougeaientàl’unisson,répondantaumouvementrégulierdesailes,quis’arquaientau-dessusdeleurstêtesencachantlesoleil,avantderepartirenarrièrepourdonnerunenouvelleetpuissanteimpulsion.

    Ilsfranchirentlalignedesnuagesetdisparurentdanslabrumecotonneuseetblanche.Luceneseposaitpasdequestions.ElleétaitavecDaniel.Elleétaitbien.

    Bientôt, Daniel cessa de monter, et avança parallèlement au sol. Le grondement du ventdiminuaetlemondealentourseréduisitàuneblancheuréclatante,incroyablementsilencieuseetpaisible.

    Daniell’enveloppaitamoureusement.Ellelevalatêtepourleregarder.Sonvisageétaitcalme,etunlégersourireflottaitsurseslèvres.Sesyeuxvioletsbrillaient.

    —Tuasfroid,luimurmura-t-ilàl’oreille,enluicaressantlesdoigtspourlesréchauffer.

    Lucesentitdesondesdechaleurlaparcourir,etellesesentitmieux.

    Ils transpercèrent la couverture de nuages gris uni et découvrirent une infinie palette decouleurs.Ilyavaitdesrosesnacrés,àl’est,etl’indigocruducieldehautealtitude.Endessous,lepaysage des nuages se présenta, étrange et saisissant. C’était un autremonde, un univers dehauteurscélestesqu’ilsétaientseulsàhabiter.

    CombiendefoisLucen’avait-ellepasrêvédesetrouverdansleciel,àzigzagueràtraversl’orpâled’unnuagegonflédepluieetéclairéparlesoleil?Àprésent,sonvœuseréalisait,etelleétaitsubjuguéeparlasplendeurdecescontréeslointainesqu’ellesentaitàmêmesapeau.

    Maisilsn’étaientpaslàpours’amuserouenprofiter.Ilsavaientneufjourspourréaliserleurobjectif.

    —Danscombiendetempsserons-nousàVenise?demanda-t-elleàDaniel.

    —Çanedevraitplusêtrelong.

    —Oncroiraitentendreunpiloted’avionquichercheàrassurersespassagers!

    Danielne réponditpas.Elle vitqu’il fronçait les sourcils, commes’il ne comprenaitpas lasignificationdesesparoles.

  • —Évidemment,tunesaispasdequoijeparle!Tun’aspasbesoindeprendrel’avion,toi!

    —Çanemedérangeraitpas,tusais,sij’étaisavectoi.Onpourraitpeut-êtrefaireunvoyageenavionensemble,unjour.AuxBahamas,pourquoipas?

    —Oui,réponditLuce.Çaseraitbien.

    Elleneputs’empêcherdepenseràtoutesleschosesimpossiblesquidevraientabsolumentbien se passer pour qu’ils puissent un jour voyager ensemble commeun couple normal. Pourl’heure,cen’étaitpaslapeinedefairedesprojets.L’avenirétaitaussiflouetaussilointainquelesolau-dessousd’eux…

    —Ilnousfaudraencorequatreoucinqheures,àcettevitesse,précisaDaniel.

    —Maistun’auraspasbesoindetereposer?Tesbras…nevontpassefatiguer?

    Danielréponditparunpetitrire.

    —Ohlàlà!fit-il.Jamaismesbrasneserontfatiguésdeteporter,monamour.

    Commepourleprouver,Danielcourbaledos,déployasesailestrèshautau-dessusdesesépaules,leurimprimaunelégèreimpulsion,etilss’élevèrentavecmajesté.Pourluimontrerqu’ilétaitenpleinepossessiondesesmoyens,ils’amusaàlateniravecunseulbras,puisàfaireungrandlooping.CettesensationdelibertéétaitsienivrantequeLuceexultaitetn’avaitpaspeurdutout.

    Danielremitsesmainsenplaceautourdesatailleetelleposalessiennespar-dessus.

    —Ondiraitqu’onestfaitspourvolerensemble!s’exclama-t-elle.

    Quand ils survolèrent l’océan, les nuages se raréfièrent. Luce sentait s’élever jusqu’à ellel’odeur qui remontait de ses profondeurs insondables, ni crayeuse comme à Shoreline, nisaumâtrecommechezelle;c’étaitleparfumd’uneautreplanète.

    —Luce,repritDaniel,commenttesentais-tu,cematin,cheztesparents?

    Lajeunefillesuivitdesyeuxlescontoursd’unepaired’îlesisoléesaumilieudel’eau.

    —C’étaitdur,avoua-t-elle.J’avaisl’impressiond’êtreloindeceuxquej’aimais,parcequejenepouvaispasêtresincèreaveceux.

    —Oui,c’estbiencequejecraignais…

    —D’unecertainefaçon,jemesensmieuxavectoietlesautresangesqu’avecmespropresparentsetmameilleureamie.

    —Jeregretted’avoirà te fairevivreça.Çanedevraitpasêtreainsi. Jen’ai toujoursvouluqu’uneseulechose:t’aimer,toutsimplement.

  • —Moiaussi.C’estlaseulechosequim’importe.

    Pourtant, les yeux perdus dans le ciel qui pâlissait à l’est, Luce ne pouvait s’empêcher derevivrelesdernièresminutesqu’elleavaitpasséeschezelle.Elleauraitdûréagirdifféremment.Elleauraitpuserrersonpèreunpeuplusfortcontreelle.Elleauraitpuécouter,vraimentécouter,lesconseilsdesamèresur le seuilde laporte.Consacrerplusde tempsàCallie, luiposerdesquestionssursavieàDover.Ellen’auraitpasdûêtreaussiégoïste.Àprésent,chaquesecondequil’éloignaitunpeuplusdeThunderbolt,desesparentsetdesonamielarenvoyaitaufaitqu’ellepourraitneplusjamaislesrevoir.

    Lucecroyaitdetoutsoncœurenlacausequ’elledéfendaitavecDanieletlesautresanges.Maiscen’étaitpaslapremièrefoisqu’elleabandonnaitparamourlesgensauxquelselletenait.Ellepensaàl’enterrementdontelleavaitététémoinenPrusse,auxmanteauxdelainenoireetauxyeuxrougesdesesproches,brouillésparlechagrin,lorsdesamortprématuréeetbrutale.EllepensaàcettebellefemmequiétaitsamèreenAngleterremédiévale,làoùelleavaitfêtélaSaint-Valentin;àsasœurHelen;etàsesbonnesamiesLauraetEleanor.C’étaitlaseuledesesviespasséesoùellen’avaitpas fait l’expériencedesapropremort.Maiselleenavaitvuassezpour savoir que c’étaient des personnes bonnes qui auraient été dévastées par son décèsinévitable.Àcettepensée,ellesentitsonestomacsecontracter.PuisellepensaàLucia, la fillequ’elle avait été en Italie, qui avait perdu toute sa famille pendant la guerre, et qui n’avaitpersonne,àpartDaniel.Savie–mêmecourte–avaitvalud’êtrevécueàcausedesonamour.

    ElleseserraplusfortcontreDaniel.Illuiréponditparunecaresse,etluidemanda:

    —Raconte-moilesmeilleursmomentsdetavie.

    Elleeutenviederépondre:«Ceuxoùjeteretrouvais.»Maiscen’étaitpasaussisimple.Sesviespasséessemirentà tourbillonnerdanssamémoireetà clignotercomme les imagesd’unkaléidoscope.Ilyavaiteucebeaumoment,àTahiti,oùLuluavaittatouélapoitrinedeDaniel.Etcejouroù,enChineantique, ilsavaientquittéunchampdebatailleparcequeleuramourétaitplus important que la guerre. Elle aurait pu énumérer une dizaine d’échanges amoureux, unedizaine de baisers merveilleux, doux-amers. Mais le meilleur moment, c’était encore l’instantprésent.Parcequ’ilsétaientensemble.Qu’ilétaittoutpourelle,etqu’elleétaittoutpourlui.Voilàle souvenir qu’elle garderait de ses voyages à travers les siècles. Et si c’était nécessaire, Lucesavaitqu’elleetDanieln’hésiteraientpasàprendretouslesrisquespoursauverleuramour.

    —Çaaétéunlongapprentissage,répondit-ellefinalement.Lapremièrefoisquej’aifranchil’Annonciateur seule, j’étais déjà déterminée à rompre la malédiction. Mais j’ai été dépassée,jusqu’aumomentoùj’aicomprisquechaquevisiteàunedemesviesm’apprenaitquelquechosed’importantsurmoi-même.

    —Quoi,parexemple?

    Ilsétaientarrivésàunetellealtitudequel’arrondidelaTerresedessinaitauloin.

    — J’ai saisi que cen’était pas le fait de t’embrasserquime tuait. Jemouraisparceque jeprenaisconsciencedecertaineschosesàcemoment-là;surmoi-mêmeetmonhistoire…

  • EllesentitDanielacquiescer.

    —Pourmoiaussi,c’étaituneénigme,avoua-t-il.

    — J’ai découvert quemes incarnations passées n’étaient pas toujours des filles très bien,poursuivit-elle,maisquetuaimaisquandmêmeleurâme.Etensuivanttonexemple,j’aiapprisàreconnaître la tienne. Tu as… une aura unique, et même quand tu changeais d’apparencephysique, je pouvais entrer dans une autre vie et être sûre de te reconnaître. Chaque fois, jevoyaispratiquementtonâmesesuperposeràtonvisage,quelqu’ilsoit.Tuétaistonincarnationégyptienne,etleDanieldontjemelanguissaisetquej’aimais.

    Danielluibaisalatempe.

    —Tunelesaispeut-êtrepas,maistuastoujourseulepouvoirdereconnaîtremonâme.

    —Non…cen’estpasvrai–jen’étaispascapablede…

    —Si,maistul’ignorais.Tutecroyaisfolle.TuvoyaislesAnnonciateurs,ettulesprenaispourdesombres.Etquandtum’asrencontréàSword&Cross,ou,peut-être,quandtuascomprisquejecomptaispourtoi,tuasvuquelquechosequetuneparvenaispasàexpliquer,quetuessayaisdenier.

    Lucebaissalespaupièrespourmieuxsesouvenir.

    —Tulaissaisunhalovioletderrièretoiquandtupassais.Etilsuffisaitquejeclignedesyeuxpourqu’ildisparaisse.

    Danielsourit.

    —Ah?fit-il.Jenelesavaispas…

    —Maistuviensdedire…

    —J’imaginaisquetuvoyaisquelquechose,maisquoi?jel’ignorais.Lepouvoird’attractiondemonâmepouvaitsemanifesterdifféremment.Ildépendaitdelamanièredonttuavaisbesoindelevoir.C’estcommeçaquetonâmeentreensymbioseaveclamienne.Unelueurviolette,c’estjoli!

    —Ettoi,commentvois-tumonâme?

    —Jenepourraispasladécrire,maiselleestd’unebeautésanségale.

    Devastesgalaxiesd’étoilesscintillaientautourd’eux.Lalune,àdemivoiléedepâlesnuagesgris,étaiténorme.Luceétaitbienauchauddanslesbrasdeceluiqu’elleaimait;cebonheurluiavaittantmanquéaucoursdesaquêteàtraverslesAnnonciateurs!Ellesoupiraetenfermantlesyeux…ellevitBill!

    Cettevisionl’agressa,investitsonesprit.Ilnes’agissaitpasdelabêteimmondeetbouillantederagequiluiétaitapparueladernièrefois,maisdeBill,lagargouilledepierrequil’avaitprise

  • par la main pour la transporter au bas du mât de l’épave où elle avait atterri en sortant del’AnnonciateuràTahiti.Ellesedemandapourquoicesouvenirl’avaitassailliealorsqu’elleétaittranquillement dans les bras deDaniel.Mais elle sentait toujours sa petitemain dure dans lasienne.Elleserappelasonétonnementdevantsaforceetsagrâce,l’impressiondesécuritéqu’elleavaitaussieueaveclui.

    EllefrissonnaetsetortillacontreDaniel,malàl’aise.

    —Qu’est-cequisepasse?

    —Bill.

    Legoûtdecenomdanssaboucheétaitamer.

    —Lucifer,tuveuxdire.

    —Jesaisquec’estLucifer.Maispendantuncertain temps, ilaétéquelqu’und’autrepourmoi.J’aicruquec’étaitunami.Jeluiaipermisdedevenirtropprochedemoi.Çamehanteetj’enaihonte.

    —Ilnefautpas,laréconfortaDanielenlaserrantplusétroitement.Sionl’appelaitl’ÉtoileduMatin,c’estqu’ilyauneraison.Luciferétaittrèsbeau.Certainsdisentquec’étaitleplusbeau.

    Lucecrutdécelerunsoupçondejalousiedanssonton.Ilreprit:

    —C’étaitaussileplusaimé,nonseulementduTrône,maisaussidebeaucoupd’entrenous.Penseàladominationqu’ilexercesurlesmortels.Illesséduitdelamêmefaçon.C’estdelàquevientsonpouvoir.

    Puisildéclarad’unevoixd’abordunpeutremblante,avantdeseressaisir:

    —N’aiepashonted’avoirsuccombéàsoncharme,Luce…

    Et,alorsqu’ilavaitsemblésurlepointd’ajouterquelquechose,ilstoppanet.

    —Les choses s’étaient tenduesentrenous, reconnut-elle,mais jamais jen’aurais imaginéqu’ilpuissedevenirunmonstrepareil.

    —Iln’yariendeplussombrequ’unegrandelumièrecorrompue.Regarde!

    Pourappuyersadémonstration,Danieltournaautourd’unnuagequimontaitàlaverticale.Suruncôté,ilétaitd’unsuperberosedorééclairéparlesderniersrayonsdusoleilcouchant.Surl’autre,ilétaitnoiretgonflédepluie.

    —Lecôtébrillantetlecôtésombresesontenrouléspours’élever,dit-il.Cesdeuxfacettesleconstituent.C’estlamêmechosepourLucifer.

    —PourCamaussi?s’enquitLuce,alorsqueDanielremettaitlecapàl’est.

  • —Tuastortdenepasluifaireconfiance.Ilestd’unenoirceurlégendaire,maiscen’estqu’unversantdesapersonnalité.

    — Dans ce cas, pourquoi est-il avec Lucifer ? Pourquoi certains anges ont-ils choisi sonparti?

    —Cen’estpascequ’afaitCam.Pasaudébut.Lapériodeétaitd’uneinstabilitéinouïe,sansprécédent…AumomentdelaChute,certainsangessesontrangésaussitôtducôtédeLucifer,etd’autres,commeCam,ontétébannisparleTrôneparcequ’ilsnes’étaientpasdécidésassezvite.Aucoursdu temps, lesangesont choisipeuàpeu leurcamp ; certains sont retournésdans legiron du Paradis, d’autres ont grossi les rangs de l’Enfer, jusqu’à ce qu’il ne reste plus quequelquesdéchusnonralliés.

    —Etc’estàcestadequenousensommesaujourd’hui?insistaLuce,alorsqu’ellesavaitqueDanielfaisaitpartiedecesderniersetn’aimaitpasabordercettequestion.

    Ilréponditsanstenircomptedesaremarque.

    —Avant,tuaimaisbeaucoupCam,dit-il.Àdifférentespériodesdenotreviesurterre,nousavonsététrèsproches,touslestrois.Cen’estquebienplustard,quandilaeuunchagrind’amour,qu’ilarejointLucifer.

    —Ahbon?Dequiétait-ilamoureux?

    —Nousn’aimonspasparlerd’elle.Personnenedoit savoirque je te l’aidit. Jen’étaispasd’accordavecsonchoix,àl’époque,maisjenepeuxpasprétendrequejenelecomprendspas.Sijedevaisteperdrepourdebon,jenesaispascequejeferais.C’estmonuniverstoutentierquis’écroulerait.

    —Net’inquiètepas,çan’arriverapas,s’empressad’affirmerLuce.

    Elle savait que cette vie était sa dernière chance. Si elle mourait maintenant, elle nereviendraitpas.

    ElleavaitunmillierdequestionsàposersurlafemmequeCamavaitperdue,surl’étrangetremblementdanslavoixdeDanielquandilavaitparlédelaséductiondeLucifer,surl’endroitoùellesetrouvaitquandilétaittombé.Maissespaupièresétaientlourdesetsoncorpsrompudefatigue.

    —Repose-toi,luichuchotaDanielàl’oreille.JeteréveilleraiquandnousarriveronsàVenise.

    Iln’enfallutpaspluspourqu’elles’abandonneausommeil.Sespaupièressefermèrentsurlesvaguesphosphorescentesquis’écrasaient,desmilliersdemètresplusbas,etsonesprits’envoladansunmondederêvesoùneufjoursnesignifiaientrien,oùellepouvaitplonger,remonteretseprélasserdanslasplendeurdesnuages,oùellepouvaitvolerlibrement,dansl’infini,sanscourirlemoindrerisque.

  • IIILESANCTUAIREENGLOUTI

    Danielcognaitcontrecettevieilleportedepuisaumoinsunedemi-heure.Ilétaitcertainqueceluiquivivaitdanscettemaisonvénitiennedetroisétages, l’undesesamisprofesseurs, leuroffriraitl’hospitalitépourlanuit.Eneffet,ilsavaientététrèsliés«desannéesplustôt»,cequi,pourlui,pouvaitcouvrirunebonnepériode.

    Lucebâilla.S’ilnedormaitpas,leprofesseurpouvaittrèsbiensetrouverdansuncaféouvertjouretnuit,àboireduvin,penchésurunlivretruffédetermesincompréhensibles.

    Quandilss’étaientposéssurlebordducanal,aumilieudel’entrelacsargentédescanauxdeVenise,DanielavaitpromisàLuceunbonlitetuneboissonchaudequilareposeraientduventépuisantcontrelequelilsavaientluttépendantdesheures.Maisleréconfortsefaisaitattendre…

    Il était trois heures dumatin. Ils avaient été accueillis par le carillon d’un campanile quisonnait,quelquepartdanslelointain.Luceétaitexténuée.Elles’appuyacontrelaboîteàlettresmétalliquequi tomba.La jeune fille chancela, et faillit se retrouverdans le canaldont leseauxglauquesvenaientlécherleperronmoussu.

    L’extérieurdelamaisonétaitdansunétatdedécrépitudeavancé.Lapourritures’étendaitdesrebordsdefenêtresenboisbleuvermoulu,auxbriquesdelafaçadeenvahiesdemoisissurevertfoncé,jusqu’aucimenthumideduperronquis’effritaitsousleurspieds.

    Enfin,Luce,transiedefroid,déceladubruitàl’intérieur.Quelqu’undescendaitunescalieràpaslents.Danielcessadefrapper.Ilpoussaunsoupiretfermalesyeuxdesoulagement.

    Lapoignéedecuivretourna.Lesgondsgrincèrentetlaportes’ouvrit.

    —Quidiable…

    UnvieilItalienapparutsurleseuil.Lescheveuxblancshirsutesquisedressaientsursatête,ses sourcils, extraordinairement embroussaillés, et sa moustache fournie étaient assortis àl’épaissetoisonblanchequisortaitducolenVdesonpeignoirgris.

    Danieleutl’airsurpris,commes’ilcraignaitdes’êtretrompéd’adresse.Puislesyeuxbrunsduvieilhommes’éclairèrent.Ils’avançaetserrasonvisiteurcontrelui.

    —Jemedemandaissituviendraismesalueravantquelafaucheusemeprenne,chuchota-t-ild’unevoixrauque.

  • Ilsouritcommes’illesattendaitdepuisdesmois.

    —Aprèstoutescesannées,tum’asenfinamenéLucinda!

    Son nom était Mazotta. Daniel et lui avaient été étudiants en histoire à l’université deBolognedanslesannées1930.

    Le professeur n’était pas surpris par l’aspect juvénile de son ancien condisciple : ilconnaissaitsavraienature.Ilsemblaitravideretrouversonvieilami,d’autantplusqu’ilavaitleplaisirdefairelaconnaissancedesadulcinée.

    Il lesescorta jusqu’àsonbureau.Cettepièce,elleaussi, étaitarrivéeàunstadeavancédedélabrement. Les étagères de la bibliothèque s’affaissaient au milieu ; des documents jauniss’empilaientsursatabledetravail;letapisétaituséjusqu’àlacordeetparsemédetachesdecafé.

    Mazotta s’employa aussitôt à leur préparer une tasse d’un épais chocolat chaud. « Unemauvaisehabitudedevieuxgarçon!»,confia-t-ilàLuceavecuncoupdecoudecomplice.MaisDaniel n’y toucha pas avant d’avoir remis son livre, ouvert sur la description de la premièrerelique,entrelesmainsduprofesseur.

    Ce dernier mit des lunettes cerclées de fer et étudia la page, les yeux plissés, tout enmarmonnantenitalien.

    Ilseleva,marchajusqu’àlabibliothèque,segrattalatête,retournaàsonbureau,fitlescentpas,butsonchocolatàpetitesgorgées,puisrevintàsesrangéesde livrespourenextraireunouvrageépaisreliédecuir.Luceretintunbâillement.Elleavaitleplusgrandmalàgarderlesyeuxouverts. Elle luttait pournepas s’endormir, et avait l’impressiond’entendre les voixdesdeuxamis comme s’ils étaient perdus dans un brouillard lointain. Ils réfutaient leurs propositionsrespectives.

    — Ça ne peut pas être un vitrail de l’église Saint-Ignace, disaitMazotta en se tordant lesmains. À Saint-Ignace, ils sont légèrement hexagonaux, alors que cette illustrationmontre unobjetdeformeoblongue.

    —Maisalors,qu’est-cequ’onfaitlà?s’exclamasoudainDaniel.C’estévident,ilfautalleràlabibliothèquedeBologne!Tuastoujourslesclés?Danstonbureau,tuasdûavoir…

    —Daniel,ilyatrenteansquejesuisémérite.Etnousn’allonspasfairedeuxcentskilomètresenpleinenuitpourcompulser…(Ils’interrompit.)Regarde!Lucindadortdebout!

    Cette dernière faisait la grimace et s’astreignait à rester éveillée, de peur de se laisseremporterdansunrêveoùellerencontreraitBill.Cesdernierstemps,celui-ciavaittendanceàluiapparaîtredèsqu’ellefermaitlesyeux.Etellevoulaitabsolumentparticiperàlaconversationsurlarelique.Maislesommeilétaitlàquilamenaçait.

    Était-ce quelques secondes ou quelques heures plus tard ? Daniel la souleva du sol etl’emportadanssesbras,dansunescalierétroit.

    —Jesuisdésolé,Luce,crut-ellel’entendredire.J’auraisdût’envoyertereposeravant.C’est

  • quej’aisipeurqueletempsnousfileentrelesdoigts…

    Luceclignadesyeux, surprisedese trouverdansun lit, etplusencoreendécouvrantunepivoineblanchedansunpetitvaseposéprèsd’elle.

    Elleprit la fleuret la fit tournerentresesdoigts.Quelquesgouttesd’eau tombèrentsur lacouetterose.Lesommiergrinçaquandelleappuyal’oreillercontrelatêtedelitmétallique.

    Pendantquelquetemps,ellerestadésorientéeparcelieuinconnu.Devaguessouvenirsdevoyages à travers les Annonciateurs se bousculèrent dans son esprit, puis s’effacèrentprogressivement.Billn’étaitpluslàpourluidireoùelleavaitatterri. Iln’étaitplusprésentquedanssesrêves,etpendantlanuit,ils’étaittransforméenLucifer,unmonstrequiricanaitàl’idéequ’elleetDanielréussissentàl’arrêter.

    Uneenveloppeblancheétaitposéesurlatabledechevet,contrelevase.

    Daniel.

    Ellesesouvenait justed’avoirétédéposéedansun litaprèsavoirreçuundouxbaiser.Oùétait-ilpartiensuite?

    Elleouvritl’enveloppeetensortitunecarteblanche,surlaquellefiguraienttroismots:Surlebalcon.

    Elle sourit. Rejetant les couvertures, elle se leva et traversa l’immense tapis, la pivoineblancheàlamain.Leshautesfenêtresdelachambrepartaientàlarencontreduplafondvoûté.Derrière un rideau marron épais, une porte donnait sur une terrasse. Elle l’ouvrit et sortit,s’attendantàytrouverDaniel,prêteàsejeterdanssesbras.

    Mais iln’yavaitpersonnesur la terrasse terminéeparunepetitebalustradeenpierrequisurplombaitleseauxvertesducanal.Lamatinéeétaitsplendide.L’airsentaitunpeulavasemaisilétaitvif,agréable.D’étroitesgondolesd’unnoirbrillantglissaientsur l’eau,élégantescommedescygnes.Uncoupledegrivespépiaitsurunecordeàlingeàl’étagesupérieur.L’autrecôtéducanal était bordé d’habitations délabrées, couleur pastel. Le spectacle était très joli, bien sûr.C’étaitlaVenisedescartespostales,maisLuceseditqu’ellen’étaitpasvenuefairedutourisme.Elleétaitlà,avecDaniel,poursauverleurhistoireetcelledumonde.Orl’heuretournait,etDanielavaitdisparu!

    C’estalorsque,surlatable,elleremarquaunenouvelleenveloppeblancheappuyéecontreunpetitsacenpapier.Làencore,seulstroismotsétaientécritssurunecarte:

    «Attends-moiici.»Contrariant,maisromantique,dit-elleàvoixhaute.Elles’assitsurunechaisedetoileinstalléesurlaterrasseetexaminalecontenudusachet.Leparfumdeminusculesbeignetsàlaconfituresaupoudrésdecannelleetdesucrevintluichatouillerlesnarines.Elleenmitundanssaboucheetbutunegorgéedecequis’avéraêtreunespressodélicieux.

    —Alors,commenttutrouveslesbomboloni?criaDaniel,d’enbas.

    Luce se leva précipitamment et se pencha au-dessus de la balustrade. Elle le vit arriver,

  • debout à l’arrière d’une gondole sur laquelle étaient peints des anges. Il portait un canotierentouréd’unlargerubanrougeetilramaitàsarencontre.

    Soncœurbonditcommechaquefoisqu’ellelevoyait.Ilétaitlà.Bienàelle.Etcelasepassaitmaintenant.

    —Trempe-lesdanslecafé,tuvasvoir:c’estdivin!luilança-t-ilensouriant.

    —Jefaiscomment,pourdescendre?s’enquit-elle.

    Ildésignadudoigtunminusculeescalierencolimaçon,àdroitedelabalustrade.Elleattrapasonpetitdéjeuner,glissalafleurderrièresonoreilleetsedirigeaverslesmarches.

    Elle descendit, sous le regard deDaniel braqué sur elle. À chaque tournant, elle saisissaitl’éclairamusédesesyeuxviolets.Quandelle futarrivéeenbas, il tendit lamainpour l’aideràmonterdansl’embarcation.

    Enfin!Commeelleavaitattenducemoment!Depuisqu’elles’étaitréveillée,elleattendaitderessentirl’électricitéquiluipicotaitlapeau…l’étincellequipassaitentreeuxchaquefoisqu’ilssetouchaient.Danielluienlaçalatailleetl’attiracontreluipourunlongbaiser,sipassionnéquelatêteluitourna.

    —Voilà lameilleure façondecommencerune journée,déclara-t-il ensuivantdudoigt lespétalesdelapivoinequiornaitsonoreille.

    Elle sentit alors sur sanuqueune fine chaînette terminéeparunmédaillon en argent surlequelétaitgravéeuneroserouge.

    Sonmédaillon!C’étaitceluiqueDanielluiavaitoffertaucoursdeleurdernièrenuitàSword&Cross.Ellel’avaitglissédanslacouverturedulivredesObservateurspendantlecourtmomentqu’elle avait passé dans la cabane, mais les détails de ces journées-là étaient flous. Elle sesouvenait seulementqueM.Cole s’étaitdépêchéde l’emmenerà l’aéroportpour luipermettred’attrapersonvolverslaCalifornie.Elleavaitoubliélemédaillonetlelivre.Ellenepensaitpaslesretrouverunjour.

    SansdouteDanielluiavait-ilattachélachaînependantsonsommeil.

    —Oùas-tu…

    —Ouvre-le,luidit-ilensouriant.

    Elles’exécuta.Aussitôt,ellereconnutlespersonnagesvisiblessurlaminusculephoto.Danielportaitunnœudpapillonetelle-même,unecoiffeposéesursescheveuxcourts.

    —Lucia,murmura-t-elle.

    C’était la jeune infirmière qu’elle avait rencontrée àMilan, en franchissant l’Annonciateur,pendant la Grande Guerre. La jeune fille était beaucoup plus jeune quand Luce avait fait saconnaissance,douceetunpeu culottée,mais si franche, si authentique,qu’elle l’avait admirée

  • aussitôt.

    Elle sourit au souvenirdesyeux rondsdeLuciadevant sa coupede cheveuxmoderne.Lajeuneinfirmièreplaisantaitaussiendisantquetouslessoldatsavaient lebéguinpourLuce.Sielle était restée un peu plus longtemps à l’hôpital italien et si les circonstances avaient été…différentes,ellesauraientpudevenirtrèsamies,touteslesdeux.

    ElleregardaDaniel,rayonnante,ets’assombritd’uncoup. Il ladévisageaitcommes’ilétaitsouslechoc.

    Ellelâchalemédaillonetluimitlesbrasautourducou.

    —Qu’est-cequisepasse?demanda-t-elle.

    —Rien.C’estsimplementquejen’aipasl’habitude…Tonexpression,quandtuasreconnucettephoto,c’est…jen’aijamaisrienvudeplusbeau.

    Lucerougitetsourit,incapabledeparler,tantsagorgeétaitnouée.

    —Pardondet’avoirabandonnéecommeça,s’excusa-t-il.Ilfallaitquej’aillevérifierundétaildansl’undeslivresdeMazottaàBologne.Tuavaisbesoindetereposer,ettuétaissijoliequandtudormaisquejen’aipaseulecouragedeteréveiller.

    —Tuastrouvécequetucherchais?

    —Peut-être.Mazottam’adonnéunindice.Uneplacedelaville.Ilestsurtouthistoriend’art,maisilconnaîtsathéologiecommepersonne.

    Luceseglissasurlebancdeveloursrougedelagondole,dotéd’uncoussindecuirnoiretd’unhautdossiersculpté.

    Danielsaisitlarameetl’embarcationfenditbientôtleseauxmiroitantes,vertpastel,oùsereflétaitlavilleentière.

    —Labonnenouvelle,annonçaDanielenlaregardantpar-dessousleborddesonchapeau,c’estqueMazottacroitsavoiroùsetrouvel’objet.Nousavonsdiscutépendanttoutelanuit,etàlafin, nous sommes tombés d’accord : mon dessin correspond à une photo ancienne trèsintéressante.

    Avantdepoursuivre,ilfittournerlagondoleavecgrâceavantdes’engagersousunpont.

    —Enfait,leplateauestuneauréole,annonça-t-ilenfin.

    —Jepensaisquelesangesneportaientd’auréolequesurlesimages.(Ellepenchalatêteetlescrutaattentivement.)Ettoi,tuenasune?

    Saquestionlefitsourire.

    —Non,jenecroispas.Passouslaformeducercledoréaveclequelleshumainsreprésentent

  • lalumièrequiémanedenous.Enrevanche,j’aiapparemmentunhaloviolet.Est-cequeGabbet’adéjàracontéqu’elleavaitposépourLéonarddeVinci?

    Lucefaillits’étoufferavecsonbeignet.

    —Pardon?

    — Léonard ignorait qu’elle était un ange, bien sûr, mais il lui avait dit qu’elle semblaitentourée de lumière. Voilà pourquoi il l’a peinte avec une auréole autour de la tête. Pourtant,l’idéen’estpasvenuedelui.LaplupartdespeintresreprésententlesangesdecettefaçondepuisquenoussommestombéssurlaTerre.

    —Etcommentestl’auréolequenousdevonsretrouveraujourd’hui?

    LevisagedeDaniels’assombrit.

    —C’estl’œuvred’unautreartiste,répondit-il.Ellefaitpartiedelastatued’unangesculptéenAnatoliebienavant l’époquedeVinci,pendant l’èrepréclassique.Elleest si anciennequ’onneconnaîtpasl’identitédesoncréateur.Commelesautresreliques,elleaétévoléeaucoursdeladeuxièmecroisade.

    — Il nous suffit donc de retrouver la sculpture dans une église ou un musée, d’enleverl’auréoledelatêtedel’angeetdenousprécipiteraumontSinaï?

    — Oui, c’est à peu près l’idée, affirma Daniel, dont le regard se troubla une fraction deseconde.

    —Çaparaîttropsimple…,murmuraLuce.

    Ellecontemplalesmaisonsquibordaientlecanal,parfoisdotéesdehautesfenêtresenogive,ouornéesdeplantesverdoyantes.Toutes lesconstructionssemblaientsenoyerdans leseauxscintillantes,acceptantleursortavecsérénité.

    Soudain,Danielplissalesyeuxpourdéchiffrerunpanneaudeboisplantéunpeuplusloinetsedirigeaverslaberge.Ils’arrêtalelongd’unmurdebriquesrecouvertdeplantesgrimpantes.Ilenroulalacordedelagondoleàunpoteaud’amarrage.

    —C’estl’adressequem’adonnéeMazotta,expliqua-t-ilendésignantunvieuxpontdepierre,àlafoisromantiqueetdécrépit.Ilfautprendrecesescalierspourarriveraupalais.Çanedoitpasêtreloin.

    IlsautasurlequaietaidaLuceàdescendre.Ilstraversèrentlepont,maindanslamain.Enpassantdevantlesétalagesserrés,lajeunefilleneputs’empêcherd’observerlescouplesquilesentouraient.Ilsétaientheureux,ilss’embrassaient,ilsriaient.Elleôtalapivoinedesonoreilleetlamitdanssonsac.Danieletelleétaientenmission,pasenlunedemiel,ets’ilséchouaient,iln’yauraitplusjamaisdevoyagesromantiquesnullepart,etpourpersonne.Ilspressèrentlepasets’engagèrentdansuneétroiteruellequidébouchaitsurunegrandeplace,quandDaniels’arrêta.

    —Normalement,c’estici,surlaplace,maisMazottanem’apasparlédeça,fit-il,incrédule.

  • Ildésignal’église,dotéed’unehauteflècheetdevitrauxrosesdisposésentriangle.C’étaitunbâtimentimposant,decouleurorangée.Lesvitrauxetledômeétaiententourésdeblanc.

    —L’auréoledoitêtreàl’intérieur,poursuivit-il.

    Lucefitunpasenavant,maisilnebougeapas.Ilavaitpâli.

    —Jenepeuxpas,Luce…

    —Pourquoi?

    Daniel resta immobile, visiblement très nerveux. C’était la première fois qu’elle le voyaitmanquerd’assurance…

    —Tun’espasaucourant?luidemanda-t-il.

    Ellefitnondelatête,etilsoupira.

    —Jepensaisqu’ontel’avaitdit,àShoreline…Leproblème,c’estqu’ilnefautabsolumentpasqu’unangedéchupénètredansunsanctuaireconsacré.Sinon lebâtimentprend feu,avec tousceuxquisetrouventàl’intérieur.

    Aumoment où il finissait sa phrase, un grouped’écolières allemandespassa, se dirigeantvers l’église. Quelques-unes se retournèrent pour le regarder, en chuchotant et en gloussant,visiblementéblouiesparsabeauté.

    Mais,tropanxieuxpours’enapercevoir,ilajouta:

    —Celafaitpartiedenotrechâtiment.SiunangedéchusouhaitedemandersagrâceàDieu,ildoitd’abords’adresserauTrône.Iln’yapasderaccourcis.

    —Tun’asdoncjamaismislespiedsdansuneéglise,aucoursdesmilliersd’annéesquetuaspasséessurlaTerre?

    Ilconfirmad’unhochementdetête.

    —C’estvrai.Nidansuntemple,nidansunesynagogue,nidansunemosquée.Jamais.J’aipupénétrerdanslasalledegymdeSword&Crossparcequ’elleétaitdésaffectée.(Ilfermalesyeux.)Un jour, Arriane l’a fait par mégarde, avant de s’être ralliée au Paradis. Elle a donné unedescriptionterriblede…

    —C’estpourçaqu’elleadescicatricesdanslecou?

    Lucetouchainstinctivementsaproprenuque.Ellerevitlascèneoù,peuaprèssonarrivéeàSword&Cross,leuramieluiavaittenduuncouteausuissevoléenréclamantqu’elleluicoupelescheveux. Elle avait été incapable de détourner les yeux des étranges traces marbrées quimarquaientsapeau.

    —Non,secontentaderépondreDaniel,malàl’aise.Cen’estpaspourça.

  • Devantl’entrée,ungroupedetouristesétaitentraindeposerpourunephotoavecsonguide.Pendantleurconversation,unedizainedepersonnesétaiententréesetressortiesdel’églisesansparaîtreapprécierlabeautéoul’importancedecetédifice…danslequelDaniel,Arrianeettouslesangesn’étaientpasautorisésàpénétrer.

    Luce,elle,pouvaitentrer.

    —J’yvais,décida-t-elle.D’aprèstondessin,jesaisàquoiressemblel’auréole.Sielleyest,jelatrouveraiet…

    —Oui,iln’yapasd’autremoyen.

    —Pasdeproblème!lança-t-elle,faussementdésinvolte.

    —Jet’attendsici.

    Danielsemblaitennuyéetsoulagéenmêmetemps.Il luidonnaunepressiondelamainets’assitsurlebordd’unefontaine,aucentredelaplace,devantunchérubinquicrachaitunfiletd’eau.Illuiexpliquacommentl’auréoleseprésenteraitsansdoute,etcommentl’enlever.

    —Maisfaisattention!Elleaplusdemilleans,elleest fragile !Si jamaisquelquechosetesembleuntantsoitpeususpect,dépêche-toideressortiretviensmevoir.

    L’église,sombreet fraîche,étaitconstruiteenformedecroixetdégageaituneforteodeurd’encens.Lajeunefillepritundépliantenanglaisàl’entrée,ets’aperçutalorsqu’elleignoraitlenomdelasculpture.ContrariéedenepasavoirposélaquestionàDaniel,elleremontalanefensuivantdesyeuxlesstationsduchemindecroixquilongeaientlesvitraux.

    Alorsque,dehors,laplaceétaitrempliedemonde,l’intérieurdel’édificeétaitrelativementsilencieux.Luceentendaitsestalonsmartelerlesoldemarbre.EllepassadevantunestatuedelaViergequisedressaitdansl’unedespetiteschapellesquibordaientlesdeuxcôtés.LesyeuxdelaMadone étaient démesurément grands, et ses doigts joints pour une prière, longs et très fins.Nullepart,ellenevitd’auréole…

    Arrivéeauboutdelanef,elles’arrêtaaucentredel’église,souslegranddômequi laissaitpasserl’éclattamisédusoleilmatinalàtraverslesvitraux.Unhommeenlonguerobegriseétaitagenouillé devant un autel. Il récitait tout basdesparoles en latin dont elle ne comprit pas lasignification.

    Àsonapproche,l’hommes’interrompitetlevalatête,commesisaprésenceavaitcontrariésaprière. Jamaisellen’avaitvudepeauaussipâle,de lèvresaussidécolorées. Il la regardaenfronçantlessourcils.Elledétournalesyeuxet,pournepasledéranger,s’engageaàgauche,dansle transept qui donnait à l’église sa forme en croix. Alors, elle se retrouva devant un angeimpressionnant.

    C’étaitunestatueenmarbre rosepâle,quine ressemblaitpasdu toutauxêtresqueLuceconnaissait si bien, désormais. Elle n’y décela ni la vitalité qui caractérisait Cam, ni l’infiniecomplexitéqu’elleadoraitchezDaniel.Cettesculptureavaitétécrééeparuncroyantdénuéde

  • passion,etpourdescroyantssemblablesàlui.L’angeparaissaitvide.Sonregardétaittournéversleciel,etlapierreapparaissait,brillante,souslesplisdutissudrapéautourdesapoitrineetdesataille.Sonvisagequis’élevaitàtroismètresau-dessusdeLuceavaitétédélicatementouvragéparunartistequiavaitapportébeaucoupdesoinauxdétails,desailesdunezauxminusculesmèchesdecheveuxbouclantau-dessusdesesoreilles.Sesmainsétaienttournéesversleciel,commes’ildemandaitlepardondivinpourunpéchécommisilyavaitbienlongtemps.

    —Buongiorno!

    Luce sursauta, surprisepar l’apparitiond’unprêtre en longue robenoire.Mal à l’aise, elles’efforçadesourireetreculad’unpas.Commentfairepourdéroberunereliquedansunendroitpublic commecelui-là ?Pourquoin’y avait-ellepas réfléchi avant ?Elleneparlaitmêmepas…Mais si ! Elle parlait italien ! Elle avait appris cette langue – plus oumoins – instantanémentquandl’Annonciateurl’avaitdéposéesurlalignedefront,lorsdelabatailleduPiave.

    —C’estunebellesculpture,dit-elleaureligieux.

    Son italienn’étaitpasparfait–elle leparlaitcommequelqu’unquine l’avaitpluspratiquédepuislongtemps–,maissonaccentétaitassezbonpourqu’illacomprenne.

    Eneffet,soninterlocuteuracquiesça:

    —C’estvrai.

    —Lesculpteuratravailléau…ciseau,dit-elleenfaisantsemblantd’examiner l’œuvred’unœilcritique.C’estcommes’ilavaitlibérél’angeemprisonnédanslapierre.

    Prenantsonairleplusinnocent,ellefitletourdelastatueenouvrantgrandlesyeux.Latêteétaitentouréed’uneauréoledeverredoré.Hélas!ellen’étaitpasébréchéeauxendroitsdésignésparledessindeDaniel.Peut-êtreavait-elleétérestaurée…

    Leprêtreopinaduchef,l’airgrave,etdéclara:

    —Un ange qui a commis le péché de la Chute n’a plus jamais été libre. Unœil averti estcapabledevoircela.

    Daniel lui avait expliqué comment s’y prendre pour enlever l’auréole : il fallait la saisircommeunvolantet latournerdoucementmaisfermementdeuxfoisdanslesensdesaiguillesd’unemontre. « Commeelles sont fabriquées en verre et en or, avait-il dit, on les rajoute auxstatuesunefoisfinies.Onsculpteunsocledanslapierre,etonfaituncreuxcorrespondantdansl’auréole.Ilsuffitdoncdedeuxtoursfermes,maisprudents!»

    Ellelevalatêteverslastatuequiladominaitdetoutesahauteur.Leprêtrevintseplaceràcôtéd’elleetcommenta:

    —C’estRaphaël,leGuérisseur.

    Lucen’avaitjamaisentenduparlerdecetange.Ellesedemandas’ilexistaitvraimentousic’étaituneinventiondeareligioncatholique.

  • —Je…j’ailudansunguidequecettestatuedataitd’avantl’époqueclassique,dit-elletoutenscrutantlemincemorceaudemarbrequireliaitl’auréoleàlatête.N’est-cepasunesculpturequiaétérapportéedescroisades?

    Lereligieuxcroisalesbrassursapoitrine.

    —Vousparlezdel’original,répondit-il.Ilsetrouvaitdansl’églisedeiPiccoliMiracoli,ausuddeDorsoduro,surl’îleauxPhoques.Maisiladisparuavecl’églisequandl’îleaétéengloutiedanslamer,ilyadessièclesdecela.

    —Jenesavaispas,murmuraLuceenenregistrantl’information.

    L’hommeladévisageadesesyeuxbruns.

    —Vousvenez sansdouted’arriveràVenise,dit-il. Sinonvous sauriezqu’ici tout finitpars’écrouleretseretrouveraufonddelamer.Finalement,cen’estpassigravequeça.Celanousapermisdepassermaîtresdansl’artdelareproduction.(Ilpassaseslongsdoigtshâléssurlesocledemarbre.)Celle-ciaétécrééesurcommissionpouràpeinecinquantemilleeuros.N’est-cepasincroyable?

    Cen’étaitpasincroyable,maisépouvantable!Lavéritableauréoleavaitdisparuaufonddelamer ! Jamais ils ne la retrouveraient ni ne connaîtraient l’endroit de la Chute. Jamais ils nepourraientempêcherLuciferdedétruirelemonde…Ilsvenaienttoutjustedecommenceret,déjà,toutsemblaitperdu!

    Lucechancelaeteutleplusgrandmalàremercierleprêt