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L’usage de la clementia romaine durant les conflits mithridatiques (88-63 a. C.)
Mémoire
Alexandre Dussault
Maîtrise en histoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Alexandre Dussault, 2017
L’usage de la clementia romaine durant les conflits mithridatiques (88-63 a. C.)
Mémoire
Alexandre Dussault
Sous la direction de :
Patrick Baker, directeur de recherche
iii
RÉSUMÉ
En 88 a. C., le roi du Pont Mithridate VI Eupator, en tant qu’instigateur des vêpres
éphésiennes qui coûtèrent la vie à des milliers de Romains, déclencha un conflit avec
Rome qui dura un quart de siècle. Au cours de ces guerres dites « mithridatiques », les
armées républicaines remportèrent de nombreuses victoires au terme desquelles les
généraux romains devaient traiter avec les vaincus et décider du sort qui leur serait
réservé. Ce mémoire s’intéresse plus particulièrement à cette relation entre les vainqueurs
et les vaincus en cherchant à déterminer si les généraux romains firent preuve de
clementia envers les peuples battus. En plus des sources littéraires, un corpus, composé
de six textes épigraphiques, est sollicité. Sylla, Lucullus et Pompée, les trois généraux
romains qui dirigèrent les opérations contre les troupes de Mithridate, occupent une place
primordiale dans cette étude en vertu des pouvoirs qu’ils possédaient sur leurs propres
soldats et sur les ennemis vaincus.
iv
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .......................................................................................................................... iii
LISTE DES ABRÉVIATIONS ........................................................................................ v
INTRODUCTION ............................................................................................................. 1
CHAPITRE I : De la guerre à la clémence des généraux romains ............................ 10
1.1 Les guerres mithridatiques ...................................................................................... 10
1.2 La clementia romaine .............................................................................................. 18
1.3 Les généraux romains .............................................................................................. 23
1.3.1 Sylla, premier vainqueur de Mithridate ............................................................ 24
1.3.2 Lucullus ............................................................................................................ 27
1.3.3 Pompée ............................................................................................................. 30
CHAPITRE II : Corpus épigraphique .......................................................................... 34
1. Sénatus-consulte de Stratonicée (81 a.C.) ................................................................. 36
2. Sénatus-consulte de Tabai (81/0 a.C.) ....................................................................... 45
3. Lettre de Sylla à Thasos et sénatus-consulte de Thasos (80 a.C.) ............................. 47
4. Sénatus-consulte d’Oropos (73 a.C.)......................................................................... 53
5. Sénatus-consulte de Mytilène (55 a.C.) .................................................................... 59
6. Lettre du proconsul d’Asie à la cité de Chios (entre 5 et 14 p.C.) ............................ 61
CHAPITRE III : La clementia durant les conflits mithridatiques ............................. 66
3.1 Sylla : la réponse de la République aux vêpres éphésiennes ................................... 66
3.2 Lucullus : le général philhellène ............................................................................. 82
3.3 Pompée : le vainqueur attendu ................................................................................ 90
CONCLUSION ............................................................................................................... 98
CARTE I ........................................................................................................................ 101
CARTE II ...................................................................................................................... 102
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................ 103
ANNEXE ........................................................................................................................ 109
v
LISTE DES ABRÉVIATIONS
I. Périodiques
AJA = American Journal of Archeology
AJAH = American Journal of Ancient History
ANRW = Aufstieg und Niedergang der römischen Welt
ArchEph = Archaiologike Ephemeris
BCH = Bulletin de correspondance hellénique
BE = Bulletin épigraphique
CAH = Cambridge Ancient History
CRAI = Comptes-rendus des séances de l’année – Académie des inscriptions et
belles-lettres
GRBS = Greek, Roman and Byzantine Studies
JS = Journal des savants
REG = Revue des etudes grecques
RFIC = Rivista di Filologia e Istruzione Classica
II. Corpus épigraphique
CIG = Corpus Inscriptionum Graecarum
Fontes = Fontes iuris romani antique
IG = Inscriptiones Graecae
IGR = Inscriptiones Graecae ad res Romanas pertinentes
I. Oropos = Petrakos, V. C. Les inscriptions d’Oropos. Athènes, Bibliothèque de la
Société Archéologique, 1997
I. v. Stratonikeia = Sahin, M. Ç. Die Inschriften von Stratonikeia. Osterreichische
Akademie der Wissenschaften, Rheinisch-Westdlische Akademie der
Wissenschaften. Bonn, R. Habelt, 1981. [2 vol.]
vi
MAMA = Buckler, W. H. et W. M. Calder. Monumenta Asiae Minoris antique, VI,
Monuments and Documents from Phrygia and Caria. Manchester, The
Manchester University Press, 1939
OGIS = Dittenberger, W. Orientis Graeci inscriptions selectae. Hildesheim, G. Olms,
1960 (1903-1905). [2 vol.]
RDGE = Sherk, R. K. Documents from the Greek East : Senatus Consulta and Epistulae
to the Age of Augustus. Baltimore, John Hopkins Press, 1969
SEG = Supplementum Epigraphicum Graecum
Stiftungen = Laum, B. Stiftungen in der griechischen und römischen Antike. Aalen,
Scientia Verlag, 1964
Syll = Sylloge Inscriptionum Graecarum
1
INTRODUCTION
Le dernier siècle de la République romaine, qui s’ouvre par la révolution
gracchienne1, marque une époque trouble dans les affaires intérieures de Rome. Bien
qu’elle échouât, l’idée des Gracques fit son chemin, tant et si bien que Saturninus et
Glaucia d’abord, puis M. Livius Drusus, reprirent une partie du programme gracchien
quelques années plus tard, sans plus de succès2. Ce désir de bouleverser l’ordre établi ne
manqua pas de susciter des réactions violentes de la part de la nobilitas qui souhaitait
protéger ses privilèges. L’assassinat de ces promoteurs de changement marqua le début
d’un climat de violence dans la Ville qui trouva son apogée dans le conflit opposant les
factions mariennes et syllaniennes. Cet affrontement, qui éclata en 88, prit fin après la
marche victorieuse de Sylla sur Rome avec ses troupes l’année suivante. Le général
attaqua la ville sans défense et massacra ou exila ses adversaires avant de partir mener sa
campagne asiatique3. À son retour d’Asie, Sylla trouva, malgré le décès de Marius
quelques années auparavant, la faction marienne au pouvoir. Il amorça alors sa
reconquête de l’Italie, qui dura deux ans et au cours de laquelle il mena ses troupes pour
la seconde fois contre Rome4. Cette guerre civile fit de nombreuses victimes dans les
deux camps, mais le vainqueur décida d’aller plus loin encore et, dans le but d’éliminer
tous ses opposants, afficha le nom de centaines de citoyens proscrits5.
S’ajoutèrent à ces événements, qui se déroulèrent à Rome même, des périls extérieurs
que la République s’attacha à combattre. Elle dut dépêcher des troupes en Afrique contre
le roi numide Jugurtha, contre les Cimbres et les Teutons qui attaquaient ses alliés au
nord de Rome, contre les alliés italiens qui réclamaient la citoyenneté romaine et pour
mater plusieurs révoltes d’esclaves qui éclatèrent entre le dernier tiers du IIe siècle et le
1 La concentration des terres de l’ager publicus entre les mains des citoyens les plus riches fut l’élément
déclencheur de cette initiative des frères T. et C. Gracchus qui visait à rendre la terre aux paysans qui
avaient dû prendre les armes à l’appel de Rome. Cf. A. Lintott, The Cambridge Ancient History, Vol. 9,
p. 53-59; C. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, Tome I, p. 130-136. 2 A. Lintott, CAH, p. 98-103; C. Nicolet, op. cit., I, p. 136-137. 3 La marche sur Rome fut décidée par Sylla après que le tribun P. Sulpicius eut fait voter plusieurs lois,
dont une qui retirait à Sylla la conduite de la guerre en Asie pour la remettre entre les mains de Marius.
Cf. R. Seager, CAH, p. 167-172. 4 A. Keaveney, Sulla: The Last Republican, p. 107-119. 5 Les proscriptions de Sylla, qui causèrent la mort de centaines de citoyens romains, ont été décrites par
plusieurs auteurs antiques. Cf. Florus, Œuvres, II, 9; Plutarque, Sylla, 31, 5-12; Velleius Paterculus,
Histoire romaine, II, 28.
2
premier tiers du Ier siècle6. Même pour une société organisée comme celle des Romains,
qui partageait le pouvoir militaire entre plusieurs magistrats et qui disposait d’une
importante réserve de soldats, il est manifeste qu’au tournant du premier siècle, le nombre
d’événements nécessitant l’intervention des armées républicaines dépassait leur capacité
d’action. Dans ce contexte, les dirigeants se devaient de choisir minutieusement les
endroits où ils interviendraient et surtout la nature de leur engagement.
En Orient, les cités grecques, après les défaites de Philippe V et de Persée face aux
Romains à Cynoscéphales et Pydna, se montrèrent plus prudentes et hésitèrent à
s’opposer à la puissance occidentale. Lorsqu’Attale III mourut, en 133, il légua son
royaume de Pergame au peuple romain7. Cette décision provoqua la révolte d’un prétendu
héritier du nom d’Aristonikos qui refusait le démantèlement du royaume attalide. Bien
qu’il soit parvenu à obtenir l’appui de quelques cités de l’intérieur, la plupart des cités
asiatiques choisirent de combattre aux côtés des Romains. Après l’élimination du
prétendant, Rome procéda à la création de la province d’Asie en 1298. Jusqu’à la fin du
IIe siècle, le climat de paix qui régnait dans la nouvelle province donna l’occasion à la
République d’envoyer ses légions dans les régions plus problématiques dont il a été
question plus haut. Mais l’accession au trône de Mithridate VI Eupator, en corégence
d’abord, puis comme monarque unique en 112, bouleversa la situation et marqua le début
d’une longue confrontation entre le royaume du Pont et Rome.
Problématique
Dans ce contexte d’instabilité à Rome, il m’est apparu intéressant d’articuler ma
recherche autour des vingt-cinq années de conflit (88-63 a.C.) qui opposèrent Mithridate
6 La guerre de Jugurtha commença en 112 et se termina en 105. Dans les mêmes années, les Cimbres et les
Teutons voyaient leurs opérations couronnées de succès non seulement contre les alliés de Rome, mais
contre Rome elle-même sans toutefois parvenir à profiter de leur avantage. Ils furent finalement vaincus
en 101. La guerre contre les cités italiennes prit fin en 88 après l’adoption d’une série de lois qui
montraient une certaine ouverture de Rome envers les cités de la péninsule. Les révoltes serviles de Sicile
(134-131 et 103-101) et celle de Campanie (103) mobilisèrent une partie des forces romaines, mais celle
de Spartacus (73-71) fut la plus dangereuse tant par sa durée, par sa proximité avec la Ville et par les
succès remportés par les esclaves. Cf. C. Nicolet, op. cit., I, p. 290-295 et II, p. 631-634, 690; A. Lintott,
CAH, p. 92-95. 7 É. Will, Histoire politique du monde hellénistique, Tome II, p. 416-417. 8 Ibid., p. 419-422.
3
et la République romaine. Il semblait important d’étudier le traitement des vaincus par les
Romains lors d’un conflit avec une puissance extérieure alors qu’un climat de violence
régnait à l’intérieur de la Ville. Cette étude apparaît d’autant plus intéressante qu’elle
permet de juger des assertions de certains auteurs antiques, comme Diodore et Appien,
qui virent, dans la destruction de Carthage et de Numance par les Romains, un
retournement de leur politique de clementia en faveur d’une politique de terreur9. Afin
d’évaluer le traitement des vaincus par Rome, le concept de clementia, qui sera
approfondi au chapitre I, paraissait tout désigné particulièrement à cette époque. En effet,
après les guerres puniques, cette vertu devint de plus en plus importante et répandue dans
l’Empire romain jusqu’à être associée étroitement à César vers le milieu du
Ier siècle a.C.10.
À Rome, bien que le pouvoir soit partagé entre les magistrats11 et le Sénat, ce sont les
membres de ce dernier qui prenaient les décisions importantes et donc qui détenaient le
réel pouvoir sur les affaires de la cité12. Les sénateurs étaient constamment consultés
puisque leur aval était nécessaire dans toutes les sphères de la société (religion publique,
relations extérieures, finances, administration intérieure, etc.). Après le règlement d’un
conflit, le général victorieux devait faire ratifier ses actes par le Sénat afin que ceux-ci
deviennent effectifs. Lorsque le processus était complété, la ratification prenait la forme
d’un sénatus-consulte13. À cet effet, le rôle de ce Conseil est considérable pour cette
étude, mais celui des généraux responsables de mener les opérations sur le terrain l’est
encore plus pour une raison évidente. La guerre que mena la République contre
Mithridate en Asie se déroula à une distance de Rome qui rendait difficiles et lentes les
9 Diodore, XXXII, 4, 4-5; Appien, VI, 15, 95-98. Cf. J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque,
p. 248-249. 10 J. de Romilly, op. cit., p. 257. 11 Les magistratures sont exercées collégialement, pour éviter que le pouvoir ne se concentre entre les
mains d’un seul, la plupart du temps pour un an et sont électives. Il existe une hiérarchie et des préalables
à respecter avant de proposer sa candidature pour certains postes. Les magistrats principaux sont : les
consuls, les préteurs, les maîtres de la cavalerie, les censeurs, les édiles, les tribuns de la plèbe et les
questeurs. Cf. C. Nicolet, op. cit., I, p. 397-402. 12 « Nos ancêtres firent du Sénat le tuteur, le défenseur, le protecteur de l’État; ils ont voulu que les
magistrats soient en quelque sorte les ministres de ce Conseil imposant. » Cicéron, Discours. Pour
Sestius, 137. 13 Sur les sénatus-consultes, cf. Annexe.
4
communications entre le Sénat et le champ de bataille14. Ce faisant, les imperatores
désignés eurent à prendre des décisions qui avaient d’énormes répercussions sans
demander l’avis sénatorial. Pour les aider dans ce processus, ils pouvaient consulter leur
conseil de guerre qui était composé de certains officiers et de quelques sénateurs qui
accompagnaient les troupes15.
Il apparaît donc essentiel, pour déceler la présence ou non de clementia dans les
rapports entre les Romains et les peuples vaincus pendant les guerres mithridatiques, de
s’intéresser aux généraux qui furent choisis pour commander les troupes en Orient. Pour
ce faire, l’utilisation des sources littéraires devient indispensable et s’ajoute à celle des
sources épigraphiques qui ont un caractère plus officiel et fournissent des renseignements
plus précis sur les conséquences du conflit pour une cité en particulier. Alors que chaque
document épigraphique est unique et rend compte des décisions prises par les dirigeants,
les textes littéraires permettent de connaître les événements selon le point de vue de
différents auteurs, qui écrivent à diverses époques et avec des buts propres à chacun. Il est
évident que ces sources, en raison de leur caractère subjectif, appellent à la prudence
lorsque vient le temps de traiter de leur contenu. Le défi majeur de cette étude réside dans
le fait qu’elle s’oriente autour d’un concept, la clementia, qui doit être étudié de la
manière la plus objective possible tout en tentant d’évaluer, avec nos yeux de modernes,
les buts recherchés par les vainqueurs après un conflit. Pour y parvenir, il faut juger, entre
autres, de l’historique des relations entre les deux peuples, de la participation de la cité
vaincue au conflit et du moment où la cité en question entra en guerre. Il sera possible de
constater, dans le cœur de cette recherche, que les auteurs antiques et les chercheurs
modernes ne s’entendent pas toujours pour juger du traitement réservé à une cité vaincue
lors de ce long conflit.
Cette étude cherchera donc à déterminer si les généraux qui commandèrent les armées
romaines lors des guerres mithridatiques (88-63 a.C.), firent preuve de clementia dans
leur traitement des cités, peuples et royaumes vaincus. Cette recherche, qui utilise des
sources essentiellement grecques pour analyser une vertu romaine peut sembler
14 L’expansion de l’Empire romain eut pour conséquence une modification importante dans la façon de
mener la guerre dans des endroits éloignés de l’Italie. Après Sylla, la plupart des généraux qui furent
envoyés avec des troupes étaient des promagistrats qui recevaient d’importants pouvoirs décisionnels.
Cf. C. Nicolet, op. cit., I, p. 376. 15 C. Nicolet, op. cit., I, p. 376
5
paradoxale, mais je crois qu’il s’agit plutôt de son intérêt principal puisque ce sont les
Grecs qui eurent à subir les conséquences de leur décision de combattre les Romains aux
côtés de Mithridate. Ainsi, les sources qui furent rédigées par des Grecs permettent de
connaître leur propre compréhension d’un processus de traitement des vaincus différent
de celui auquel ils furent habitués entre Hellènes. En effet, comme il sera possible de le
constater tout au long de cette étude, les façons romaines et grecques de faire la guerre,
mais aussi de régler le conflit une fois celui-ci terminé, différaient passablement. Il
demeure, néanmoins, que cet usage des sources grecques pour évaluer un concept romain
place certains écueils dont je suis conscient et qui seront traités au chapitre I.
En terminant, il me semble important de souligner qu’en utilisant les sources
romaines autant que grecques, cette recherche s’inscrit véritablement dans l’époque à
laquelle elle s’intéresse. En effet, au Ier siècle a.C., l’histoire des royaumes hellénistiques
est intrinsèquement liée à la présence romaine en Orient qui se fait de plus en plus
persistante et comme l’affirme É. Will : « bien qu’elle [la période représentant le dernier
siècle de l’histoire hellénistique] tende désormais à perdre, qu’elle ait en fait déjà perdu
son autonomie, c’est d’histoire hellénistique qu’il s’agit ici et non d’histoire romaine. »16.
Il est évident que la place des Romains dans cette étude est importante puisqu’ils sortirent
vainqueurs de cette longue guerre et par conséquent, purent raconter leurs exploits et leur
version des événements. Malgré cela, bien que le concept approfondi soit romain, que ce
soit les généraux de Rome qui eurent à l’appliquer, ce sont les cités grecques vaincues qui
sont au centre de cette étude.
État de la question
Malgré l’importance accordée par les auteurs anciens au conflit entre Rome et
Mithridate17, relativement peu d’études en français ou en anglais se sont intéressées
précisément à ces affrontements. Il faut dire que la première étude d’importance écrite sur
16 É. Will, op. cit., p. 461. 17 Sans énumérer tous les auteurs anciens qui ont parlé de ces événements et dont il sera abondamment
question dans cette étude, mentionnons qu’Appien d’Alexandrie consacra à ce conflit un livre entier de
son Histoire romaine.
6
Mithridate, celle de T. Reinach, était exhaustive18. Non seulement l’auteur s’est intéressé
au conflit entre Rome et le royaume du Pont, mais aussi à la personnalité du roi de même
qu’à la géographie de ce royaume. Bien que cet ouvrage date de la fin du XIXe siècle, il
demeure essentiel pour quiconque s’intéresse aux conflits mithridatiques19. La qualité de
cette œuvre explique peut-être pourquoi il faut patienter près d’un siècle avant qu’un
nouvel ouvrage entièrement consacré au roi pontique ne soit entrepris. L’étude de
B. C. McGing, publiée en 1986, couvre beaucoup plus que la politique étrangère comme
son titre le laisse d’abord penser20. Suivant le modèle adopté précédemment par
T. Reinach, l’historien réserve un chapitre à la géographie, à la description du royaume et
aux prédécesseurs d’Eupator avant de s’intéresser plus en détail au début du règne de
Mithridate VI et aux conflits mithridatiques. Ces chapitres sont évidemment étoffés de
nouveaux éléments, grâce à la découverte de textes épigraphiques et de sources
numismatiques, qui étaient inconnus de T. Reinach. La section sur la propagande de
Mithridate pour rallier les cités grecques à sa cause (p. 109-121) est particulièrement
intéressante pour la présente étude. Quelques années plus tard, F. de Callataÿ aborda le
sujet sous un autre angle en étudiant la monnaie à l’époque du règne de Mithridate21. Il
s’agit d’un ouvrage très technique et difficile à utiliser pour en connaître davantage sur le
traitement des vaincus par les Romains pendant ces conflits. Néanmoins, cette étude
permet de constater qu’il y eut des périodes d’émission de monnaies plus intenses dans le
royaume pontique. Ces frappes monétaires sont ensuite liées par l’auteur à certains
épisodes des conflits ce qui apporte un éclairage nouveau sur les possibles intentions et la
préparation en vue d’un conflit de la part de Mithridate.
En ce qui concerne Rome, il est impensable de faire un recensement de tous les
ouvrages écrits sur sa politique extérieure tant la chose fut discutée et étudiée.
Néanmoins, pour la présente étude, l’ouvrage de 1984 de A. N. Sherwin-White fut très
important22. Au-delà de l’épineuse question de l’existence ou non d’un impérialisme
18 T. Reinach, Mithridate Eupator, 471 p. 19 Certains éléments chronologiques établis par T. Reinach ont été discutés et remis en question depuis la
parution de son ouvrage. Cf. B. C. McGing, The Foreign Policy of Mithridates; F. de Callataÿ, L'histoire
des guerres mithridatiques vue par les monnaies; D. G. Glew, « Between the Wars: Mithridate Eupator
and Rome, 85-73 B. C. », Chiron, 11 (1981). 20 B. C. McGing, op. cit. 21 F. de Callataÿ, op. cit. 22 A. N. Sherwin-White, Roman Foreign Policy in the East.
7
romain et du moment de son apparition qui n’est pas l’objet de mon travail, les relations
entre Rome et les cités ou royaumes en Orient occupent une place importante dans la
discussion. A. N. Sherwin-White aborde cette question de façon à montrer l’évolution et
les changements dans l’attitude de Rome envers les cités et royaumes hellénistiques
notamment. Dans cette optique, il est possible de constater une intervention croissante de
la République dans les affaires orientales tout au long de la période étudiée
(168 a.C.-1 p.C.). Toutefois, l’auteur tente de démontrer que l’accroissement du contrôle
qu’exerce Rome sur les cités et royaumes orientaux n’est que la résultante des
événements qui se déroulent dans cette partie du monde. Cette vision des choses revêt un
intérêt indéniable pour ce travail puisque les raisons ayant motivé l’armée romaine à
entrer en guerre eurent possiblement des répercussions sur la façon dont les vaincus
furent traités une fois le conflit terminé. Publié dix ans plus tard, l’ouvrage de
R. M. Kallet-Marx couvre une période beaucoup moins étendue (148-62 a.C.) et adopte
une approche différente23. Tout en s’intéressant aux événements militaires, l’auteur
cherche à comprendre l’évolution des structures en ayant recours, notamment, aux textes
épigraphiques. Il en arrive à la conclusion que les conflits mithridatiques représentent une
rupture importante dans l’histoire des relations de Rome avec l’Orient. En raison du
danger que représentait Mithridate, la République n’avait d’autre choix que d’intervenir
directement et fermement pour contrer les visées expansionnistes du roi pontique. Par
conséquent, l’attitude de Rome par rapport à l’Orient évolue de l’hégémonie à
l’impérialisme. Comme les conflits mithridatiques représentent un moment déterminant
dans le changement d’attitude de Rome, il faudra porter attention aux agissements des
généraux et à leur façon de régler les conflits par rapport aux affrontements précédents
pour tenter de déceler la présence ou non de modifications dans les façons de faire
typiquement romaines.
Concernant des sujets plus précis, le livre de J. de Romilly décrit l’évolution de l’idée
et de l’application de la douceur chez les Grecs depuis Homère jusqu’au début de la
période chrétienne24. Les chapitres XIV et XV furent indispensables pour mon étude
puisqu’ils font le lien entre la clementia romaine et la douceur grecque. Il y est
23 R. M. Kallet-Marx, Hegemony to Empire. 24 J. de Romilly, op. cit.
8
notamment question des équivalences entre le concept romain et les termes grecs, ce qui
est essentiel puisque la plupart des textes littéraires qui parlent des conflits mithridatiques
furent rédigés en grec. Les recherches de M. Bonnefond-Coudry sur le Sénat romain
fournissent également des enseignements primordiaux25. Le Sénat de la République
romaine est divisé en deux parties dont la seconde est la plus utile pour mon propos
puisqu’il y est question des séances mêmes du Sénat et de leur déroulement. Cet ouvrage
fournit donc un éclairage intéressant sur les procédures sénatoriales et le processus
menant à l’adoption d’un sénatus-consulte. Il faut finalement mentionner le livre
d’A. H. M. Jones consacré aux cités d’Asie Mineure26. L’auteur a privilégié l’approche
chronologique plutôt que l’approche thématique, ce qui permet difficilement de suivre
l’évolution d’une cité donnée dans le temps. Néanmoins, à l’aide de l’index, il est
possible de trouver des informations précises sur plusieurs cités et ainsi connaître leurs
relations avec Rome de même que leur sort à la fin des grands conflits qui marquent
l’époque hellénistique.
Dans le contexte de cette recherche où les généraux romains qui œuvraient sur le
champ de bataille avaient d’importants pouvoirs, le genre biographique fut d’un grand
secours. Pour la présente étude, les travaux de J. Carcopino, A. Keaveney, J. Leach,
R. Seager et J. Van Ooteghem furent retenus. Ces biographies des généraux (Sylla,
Lucullus et Pompée) qui dirigèrent les troupes romaines face à Mithridate sont
essentielles pour bien comprendre le caractère de ces hommes. La clementia est une
vertu, une prédisposition de la personne à annuler ou réduire un châtiment mérité par une
autre personne à la suite de ses agissements. Il est donc important de connaître le
tempérament de ces généraux et de pouvoir comparer leurs pratiques durant les conflits
mithridatiques avec leurs comportements dans d’autres circonstances semblables. En
terminant, il est impossible de passer sous silence l’article de P. Grimal qui fut à l’origine
de ce mémoire. Dans son article de 1984, l’auteur décrit l’évolution progressive du
concept de clementia et son importance au cours des diverses périodes de l’histoire
romaine. Il est également question des diverses facettes de ce concept et de ses
différences avec la philanthrôpia grecque.
25 M. Bonnefond-Coudry, Le Sénat de la République romaine. 26 A. H. M. Jones, The Cities of the Eastern Roman Provinces.
9
Plan
Afin de bien saisir le contexte de cette recherche, le chapitre I débutera par une
synthèse des conflits mithridatiques entre Rome et le royaume du Pont entre 88 et 63 a.C.
Il sera ensuite question du concept de clementia. Son évolution, depuis sa première
mention dans les textes, sera dressée, le terme sera défini et les limites de son analyse
seront mentionnées. Pour conclure cette première partie, le caractère et la personnalité
des trois imperatores (Sylla, Lucullus et Pompée) qui combattirent Mithridate en Orient
seront étudiés. Le chapitre II, quant à lui, sera réservé à la présentation du corpus de
sources épigraphiques. Les six textes retenus seront présentés, reproduits en grec avec
leur lemme et traduits. Finalement, le chapitre III présentera les résultats de l’analyse de
ces textes et des textes littéraires dans le but de déceler la présence ou non de clementia
dans le traitement des vaincus par la puissance romaine. L’approche chronologique sera
privilégiée dans ce chapitre puisqu’elle permettra de mieux comprendre les décisions
prises par chacun des généraux et de les replacer dans leur contexte.
10
CHAPITRE I
De la guerre à la clémence des généraux romains
Avant de s’attarder plus en détail aux origines de la clementia, à sa définition ainsi
qu’à son évolution, il est important de relater les grands événements des guerres
mithridatiques qui fournissent le cadre chronologique au présent mémoire. Ces
affrontements, qui s’échelonnèrent sur une période de plus d’un quart de siècle27 et qui
opposèrent Rome au roi du Pont Mithridate VI Eupator, marquèrent les esprits des
contemporains et des auteurs qui écrivirent sur ces événements28. Ce conflit important,
mais peu connu, fut le dernier sursaut du monde hellénistique pour s’émanciper de la
domination romaine croissante sur le monde méditerranéen.
1.1 Les guerres mithridatiques29
À la mort de son père Mithridate V, le jeune Eupator30 dut partager le pouvoir
conjointement avec son frère et sa mère. C’est d’ailleurs à ce moment que Rome révoqua
la donation de la Grande-Phrygie, révocation qui choqua Eupator31. Après s’être
débarrassé de sa mère et de son frère, Mithridate occupa seul le pouvoir vers 112. Il tenta
alors d’agrandir les frontières de son royaume à l’est et au nord du Pont-Euxin. Après une
campagne (110-108) menée par son général Diophante, la Crimée passa sous son pouvoir
27 Cette étude portera essentiellement sur les années 88 à 63, bien que des événements préparant les
premiers affrontements se déroulèrent avant cette date, puisque l’escalade du conflit s’opéra nettement à
partir de 88 avec la seconde invasion du Pont par Nicomède IV de Bithynie et la réponse sanglante de
Mithridate qui mena aux vêpres éphésiennes et qui déclencha la riposte de Rome. 28 Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 18, 23-25, 33-37; Plutarque, Sylla, 10-25; Plutarque, Lucullus,
2-35; Plutarque, Pompée, 24-41; Florus, Œuvres, I, 40-41; Appien, Histoire romaine, XII; Dion Cassius,
Roman History, XXXVI-XXXVII; Justin, Abrégé des Histoires philippiques, XXXVII, 4; XXXVIII;
XL, 2; Orose, Histoires, VI. Bien que les récits des auteurs anciens demeurent primordiaux pour notre
connaissance des événements de l’époque, il convient de toujours lire ces textes avec circonspection. Les
buts visés par les auteurs lors de l’écriture de leurs œuvres peut parfois les avoir mené à exagérer ou à
atténuer certains détails. 29 Seules les grandes lignes de ces conflits seront ici évoquées. Pour plus de détails: É. Will, op. cit.,
p. 461-512; A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 132-206; D. Magie, Roman Rule in Asia Minor, I,
p. 199-231 et 302-363; T. Reinach, op. cit., p. 123-397. 30 Il avait environ 12 ans à la mort de son père en 120. É. Will, op. cit., p. 469. 31 La Grande-Phrygie avait été donnée au royaume du Pont comme récompense de l’aide apportée par les
armées pontiques aux Romains lors de la guerre contre Aristonikos. É. Will, op. cit., p. 463.
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de même que la Petite-Arménie et la Colchide32. Bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer
que ces campagnes avaient pour but de préparer une éventuelle confrontation avec Rome,
elles permirent au roi pontique de remplir les coffres de son trésor, notamment grâce à la
Crimée qui était très riche en ressources, mais surtout de se doter d’une impressionnante
réserve en hommes qui allait lui servir lors des affrontements contre les armées
romaines33.
À la suite de ces succès, Mithridate chercha à étendre son territoire en Asie. Si ses
premières victoires avaient été acquises aux dépens de peuplades mal organisées, ses
projets futurs nécessitaient un mélange adroit de diplomatie et de succès militaires pour
être menés à bien. Comme il convoitait la Paphlagonie, mais redoutait que son invasion
complète n’inquiète la Bithynie, dont il deviendrait alors le voisin immédiat, il chercha
l’alliance de son roi, Nicomède, avec qui il partagea le territoire une fois conquis34. Cette
alliance fut toutefois rompue lorsque Nicomède envahit la Cappadoce en 10235.
Mithridate parvint à chasser le Bithynien et assassina Ariarathe VII afin de lui substituer
un de ses fils. Ces événements forcèrent l’intervention de Rome qui ordonna, par
l’entremise du Sénat, la liberté de la Cappadoce de même que l’évacuation complète de la
Paphlagonie par les anciens alliés devenus ennemis36. Craignant maintenant un
affrontement prématuré avec la République, le roi pontique compta sur l’intervention de
son gendre Tigrane, roi d’Arménie, dont les récentes conquêtes avaient permis d’agrandir
son territoire et d’avoir une frontière commune avec la Cappadoce qu’il attaqua. Tigrane
chassa Ariobarzane et rétablit le fils de Mithridate sur le trône déclenchant une réponse
32 T. Reinach, op. cit., p. 65-72. 33 T. Reinach décrit très bien les résultats de ces guerres : « Ainsi se fermait le cycle des conquêtes, les unes
sanglantes, les autres pacifiques, par lesquelles Mithridate avait triplé l’étendue de ses États et les
ressources de son trésor, assuré le recrutement de ses flottes et de ses armées, procuré à son royaume un
grenier à blé : la Chersonèse Taurique, un arsenal : la Colchide, une citadelle : la Petite-Arménie. ».
T. Reinach, op. cit., p. 80. Pour le contrôle sur le commerce s’exerçant en mer Noire par Mithridate grâce
à ses possessions littorales, voir également D. B. Shelov, « Le royaume pontique de Mithridate Eupator »,
JS, 3-4 (1982), p. 263-264. 34 Cette campagne est à situer vers 107. É. Will, op. cit., p. 473. 35 Afin de s’assurer la loyauté de la Cappadoce, Mithridate avait placé sur le trône son neveu Ariarathe VII
après avoir assassiné son propre beau-frère. Eupator croyait pouvoir compter sur sa sœur Laodice, mère
d’Ariarathe VII, mais celle-ci accueillit Nicomède et accepta même de l’épouser. É. Will, op. cit., p. 473. 36 Peu après, les Cappadociens réclamèrent un roi aux Romains. Ariobarzane, un souverain étranger à la
dynastie, fut ainsi placé sur le trône. É. Will, op. cit., p. 473.
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immédiate du Sénat qui envoya Sylla pour rétablir le roi déchu37. Eupator chercha
également à profiter de la mort du roi bithynien, qui laissait le royaume à son fils
Nicomède IV, en appuyant le demi-frère de ce dernier, Socrate. Après que le roi légitime
se fut rendu devant le Sénat pour protester, une nouvelle ambassade romaine fut envoyée
sur-le-champ et rétablit sans peine les deux rois sur leurs trônes respectifs38.
Cette commission sénatoriale exigea des indemnités à Mithridate qui refusa
d’obtempérer. Manius Aquilius, le chef de la mission, convainquit alors Nicomède
d’envahir le Pont ce à quoi le roi pontique préféra répondre par la diplomatie plutôt que
par la force39. Feignant d’ignorer qu’Aquilius lui-même était l’initiateur de l’attaque,
Mithridate demanda aux Romains soit d’intervenir auprès du roi bithynien pour qu’il
retire ses troupes soit de lui permettre de se défendre contre cette violation de son
territoire40. À la suite de la réponse romaine, Ariobarzane fut encore une fois expulsé du
trône de la Cappadoce par les armées pontiques et l’affrontement armé avec la Bithynie
fut déclenché à l’hiver 89-88.
L’armée de Nicomède fut vaincue lors de son entrée en Paphlagonie, au printemps
de 88, et les hommes restants fuirent auprès de M’ Aquilius et de L. Cassius Longinus, le
gouverneur romain de la province d’Asie41. Mithridate poursuivit sa marche vers l’Égée
et parvint à se débarrasser rapidement des trois chefs romains lui barrant la route. Il
vainquit d’abord Aquilius, qui dut se réfugier dans Pergame, puis força L. Cassius à se
retirer sur le haut Méandre et Q. Oppius, à la tête d’une troisième force romaine, dans
Laodicée du Lykos42. Après que ce dernier eut été livré par les habitants, Aquilius et
L. Cassius préférèrent quitter le continent par la mer. Alors que le chef de la mission
37 Sylla compléta sa tâche avec succès, mais ce règlement ne fut pas durable puisque dès l’année suivante,
Ariobarzane parut à Rome, alors aux prises avec la guerre sociale en Italie, pour protester contre un
nouveau renversement de son pouvoir par Mithridate en faveur de son fils. É. Will, op. cit., p. 473-474. 38 Rome avait à ce moment maté la révolte en Italie et avait la possibilité d’intervenir avec plus de
ressources en Asie si la situation le requérait. É. Will, op. cit., p. 474. 39 La même demande d’invasion du territoire pontique avait été faite à Ariobarzane qui préféra s’abstenir.
Nicomède avait contracté de nombreuses dettes envers les publicains romains et y vit probablement une
chance de les rembourser en pillant les villes ennemies. É. Will, op. cit., p. 474. 40 Les Romains, en répondant qu’ils ne pouvaient permettre à Mithridate de s’en prendre à leur allié
Nicomède, montrèrent clairement leurs intentions aux yeux du roi pontique. 41 D. Magie, op. cit., I, p. 212. 42 É. Will, op. cit., p. 212-213.
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sénatoriale partit vers Mytilène, le gouverneur d’Asie s’embarqua pour l’île de Rhodes43.
Les cités d’Asie, libérées des troupes romaines, ouvrirent leurs portes aux armées
pontiques de façon presque systématique. Le roi fut accueilli en libérateur dans
pratiquement toutes les cités qu’il rencontra44. Il semble que les cités étaient épuisées par
des années d’exactions financières des publicains romains qui affluèrent en grand nombre
après la création de la province d’Asie, en 129, dans le but de s’enrichir aux dépens de la
population asiatique45. Comme le dit É. Will : « La province d’Asie n’était qu’un champ
ouvert aux rapines des financiers romains. »46. Mithridate sut se servir de cette haine de la
population envers les Romains et prit soin de s’assurer que le destin de l’Asie soit lié au
sien par un massacre qui ébranla l’Italie tout entière.
Le roi organisa, depuis Éphèse, où il installa son quartier général, le massacre des
Romains se trouvant toujours dans les différentes cités d’Asie47. Parmi les nombreuses
victimes du massacre se trouvaient les riches financiers romains dont les biens, une fois
confisqués, permirent à Mithridate de déclarer une exemption fiscale de cinq ans pour les
habitants d’Asie. S’étant assuré de la loyauté d’une grande partie des cités asiatiques par
ses actions, Mithridate décida d’étendre son champ d’opérations. Il tourna donc ses yeux
vers l’Europe, mais pas avant d’avoir tenté de prendre l’île de Rhodes qui résista pendant
une grande partie de l’année 88 au siège des armées pontiques qui durent rebrousser
43 Si L. Cassius fut protégé par les Rhodiens, il n’en fut pas de même pour M’. Aquilius qui fut livré par les
Mytiléniens lors de la capitulation de la cité. Mithridate l’exécuta pour en faire un exemple. É. Will,
op. cit., p. 477. 44 Parmi les cités qui s’opposèrent à Mithridate et qui furent durement châtiées par la suite se trouve
Stratonicée de Carie. É. Will, op. cit., p. 478; S. Bélanger, Le sort des cités hellénistiques au cœur des
conflits entre Mithridate et Rome : le cas de Stratonicée de Carie, p. 22. 45 Sur les actions des publicains et la tentative d’un proconsul d’Asie pour rétablir l’équilibre entre ceux-ci
et les provinciaux, cf. E. Badian, « Q. Mucius Scaevola and the Province of Asia », Athenaeum,
34 (1956), p. 104-123. 46 É. Will, op. cit., p. 463. 47 Mithridate envoya une lettre aux cités leur demandant de mettre à mort tous les citoyens romains, y
compris les femmes et les enfants, résidant sur leur territoire à une date fixée à trente jours après la
rédaction de la lettre. É. Will, op. cit., p. 478. Le nombre de victimes que firent les « vêpres éphésiennes »
varie selon les sources. Valère Maxime, IX, 2, ext. 3 et Memnon, 231a (= Photius, IV, 224) parlent de
80 000 morts alors que Plutarque (Sylla, 24, 4), en se fondant sur les Mémoires de Sylla, une source donc
biaisée, estime que le nombre de victimes fut de 150 000. Néanmoins, ces chiffres restent critiqués.
Cf. R. M. Kallet-Marx, op. cit., p. 155, qui pose une question judicieuse : « Who counted? ».
A. J. N. Wilson, Emigration from Italy in the Republican Age of Rome, p. 125-126, tout en soulignant que
la grande majorité des Romains qui se trouvaient en Asie au moment du massacre a dû périr, doute que
80 000 Romains se trouvaient dans la province en 88. P. A. Brunt, Italian Manpower, p. 224-227,
considère également le nombre de 80 000 exagéré en raison de la propension des auteurs anciens à gonfler
les chiffres. Contra, J. Hatzfeld, Les trafiquants italiens dans l’Orient hellénistique, p. 45-46.
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chemin sans avoir accompli leur mission. Pendant qu’une partie de ses troupes faisait
route par la terre en passant par la Thrace et la Macédoine avant de descendre en
Thessalie et d’atteindre la Grèce centrale, sa flotte se dirigeait vers Athènes par la mer
Égée en prenant les îles au passage48. Les cités et les îles tombèrent les unes après les
autres aux mains des troupes pontiques, soit par la force ou par ralliement et même
Athènes, après de longs débats entre les partis favorisant Rome ou Mithridate, pencha du
côté d’Eupator49. Voyant leurs appuis s’effriter peu à peu en Orient, les Romains
réagirent par l’envoi de L. Cornelius Sylla, celui-là même qui avait paru quelques années
auparavant le temps de rétablir une première fois Ariobarzane sur le trône de la
Cappadoce.
Sylla débarqua avec ses cinq légions en Épire, au printemps de 8750. Après une
première rencontre victorieuse contre le stratège pontique Archélaos, Sylla entreprit le
siège d’Athènes et de son port, le Pirée. Athènes fut finalement prise, le 1er mars 86, dans
ce que la tradition a décrit comme un bain de sang, quelque temps avant que le Pirée ne
tombe également entre les mains des troupes romaines et ne soit détruit51. Archélaos était
néanmoins parvenu à s’échapper vers le nord et à prendre le commandement d’une armée
pontique. Il rencontra Sylla en bataille rangée deux autres fois et l’issue de ces batailles,
qui se déroulèrent à Chéronée et Orchomène, fut encore favorable aux Romains52. La
situation en Europe devenant soudainement favorable la République, Sylla amorça sa
marche vers l’Asie, dont les cités commençaient à se repentir des actes commis et à
ressentir le poids de l’autorité pontique qui réclamait toujours plus d’hommes et
d’argent53. Peu à peu, les cités d’Asie se révoltèrent contre Mithridate en apprenant les
victoires romaines sans équivoque en Europe. Éphèse fut la première à secouer le joug et
48 Délos fut particulièrement touchée par les affrontements en raison du nombre important d’Italiens
résidant dans l’île qui furent massacrés comme leurs compatriotes en Asie. É. Will, op. cit., p. 478. 49 Concernant les échanges entre le parti pro-romain et le parti pro-pontique à Athènes avant la guerre et
l’évolution de la situation à l’intérieur de la cité cf. E. Badian, « Rome, Athens and Mithridates », AJAH,
1 (1976), p. 105-128. 50 D. Magie, op. cit., I, p. 220. 51 É. Will, op. cit., p. 481. 52 A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 139-140. 53 É. Will, op. cit., p. 482. T. Reinach, op. cit., p. 179 : « Le peuple murmurait contre la longue durée de la
guerre, en voyant partir tous les jours des levées de conscrits, qui pour l’Attique, qui pour l’Eubée, qui
pour la Macédoine, s’engouffrant les unes après les autres dans la fournaise insatiable. Si Mithridate
n’exigeait pas, comme Rome, la dîme des terres, jamais, en revanche, la dîme du sang n’avait pesé aussi
lourdement sur l’Asie grecque. ».
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d’autres emboîtèrent le pas, faisant comprendre au roi pontique que les événements
jouaient maintenant contre lui. Il envoya aussitôt Archélaos pour traiter de la paix avec
Sylla.
Après que Mithridate eut refusé certains termes de la paix imposée par le vainqueur,
le général romain menaça de passer en Asie54. Au même moment, le consul de l’année
86, L. Valerius Flaccus, débarqua en Épire avec la mission de reprendre à Sylla le
commandement de la guerre contre Mithridate, si bien qu’Eupator choisit de traiter avec
Sylla pour terminer cette guerre qui menaçait l’Asie et s’approchait dangereusement de
son propre royaume55. Sylla réorganisa rapidement la province d’Asie et repartit pour
Rome où des affaires pressantes requéraient son attention56. L. Licinius Muréna fut
nommé nouveau gouverneur d’Asie et reçut également la tâche d’assurer la police des
mers contre les pirates qui sévissaient maintenant sur toute la mer Égée57. Muréna parut
toutefois plus intéressé par les affrontements terrestres contre Mithridate lui-même et
laissa la guerre contre les pirates à un légat qui ne parvint pas à arrêter leur expansion.
Alléguant de préparatifs militaires pontiques et d’une évacuation seulement partielle de la
Cappadoce par Mithridate, Muréna viola la paix de Dardanos, contractée entre le roi du
Pont et Sylla, mais jamais signée en bonne et due forme, en procédant à un raid sur le
territoire du Pont, en 83. Eupator, comme lors des attaques bithyniennes de 89, se
contenta d’envoyer des ambassades à Rome58. Bien que le Sénat lui ait ordonné de
respecter la paix conclue par Sylla, Muréna recommença une troisième fois ce qui
conduisit cette fois à une riposte victorieuse du roi pontique qui en profita également pour
54 D. Magie, op. cit., I, p. 229-230. 55 A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 142. 56 Pour obtenir le commandement de la guerre contre Mithridate, Sylla avait dû écarter Marius, qui
convoitait la même charge. Bien que Sylla ait eu gain de cause et ait forcé Marius à s’enfuir en Afrique,
celui-ci profita du départ de son adversaire pour la Grèce afin d’effectuer un retour à Rome et briguer le
consulat. Si Marius mourut quelques jours après son entrée en fonction, ses partisans, les marianistes, en
profitèrent pour installer un climat de terreur dans la Ville avec pour cible principale les amis et la famille
de Sylla. Ce dernier désirait donc en finir au plus vite avec Mithridate, ce qui pourrait expliquer que le
règlement du conflit ne fut pas totalement achevé et permit au roi pontique de revenir à la charge et de
tenir tête à Rome pendant vingt autres années. É. Will, op. cit., p. 485; D. Magie, op. cit., I, p. 230-231. 57 La piraterie était devenue un phénomène endémique dans la mer Égée depuis la disparition du royaume
de Pergame mais surtout l’affaiblissement de Rhodes au milieu du IIe siècle, l’île étant jusque-là parvenue
à assurer la police des mers forte de sa puissante flotte et de l’appui indéfectible des Lagides. Malgré
quelques tentatives romaines au début du Ier siècle, les pirates, qui s’organisaient depuis les côtes de la
Cilicie, gagnaient du terrain. É. Will, op. cit., p. 464-465. 58 Procédé qu’il renouvela lors d’une seconde attaque de Muréna l’année suivante. É. Will, op. cit., p. 490;
D. G. Glew, op. cit., p. 122.
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reparaître en Cappadoce et en chasser Ariobarzane de nouveau. Ce fut l’intervention de
Sylla qui mit fin au conflit en rappelant Muréna et en arrangeant la paix entre Mithridate
et Ariobarzane59.
Après cette altercation, qui est parfois appelée seconde guerre mithridatique, il y eut
une accalmie de plusieurs années dans le conflit entre les armées pontiques et romaines.
Mithridate cherchait à se refaire des forces et à contracter des alliances pendant que les
Romains devaient composer avec le rebelle Sertorius en Espagne60. La mort de
Nicomède IV, en 74, eut toutefois des répercussions sur le royaume du Pont puisque le
Bithynien légua son royaume à Rome qui transforma aussitôt le territoire en province61.
Mithridate profita de l’occasion pour envahir la nouvelle province et fut accueilli à bras
ouverts par la population qui subissait à nouveau les exactions financières des publicains.
La riposte romaine fut menée par L. Lucullus, un des consuls de 73, qui rassembla
plusieurs légions dispersées en Asie. Alors que Mithridate maintenait Cyzique en état de
siège, Lucullus parvint à occuper une position favorable lui permettant de couper les
ravitaillements de l’armée ennemie qui devint par le fait même assiégée plutôt
qu’assiégeante. Le roi entreprit une retraite par mer qui le ramena dans ses États pendant
que le général romain écrasait les restes de l’armée pontique laissée derrière et reprenait
le contrôle de la Bithynie62.
Lucullus lança alors une attaque directement contre le Pont en assiégeant Amisos et
accepta d’affronter Mithridate sur le Lykos. Ce dernier ayant eu le dessus grâce à sa
cavalerie, l’armée romaine parvint difficilement à se retrancher dans les montagnes
laissant penser que l’avantage basculait du côté pontique. Pourtant, le roi décida alors de
se retirer en Arménie auprès de son gendre Tigrane63. Plutôt que de poursuivre l’armée
ennemie, Lucullus resta dans le Pont et réduisit les dernières résistances, si bien que
Mithridate ne possédait alors même plus son royaume ancestral64. Malgré tout cela, le
59 É. Will, op. cit., p. 491. 60 Le Romain Q. Sertorius, ancien général de Marius, tenta d’établir un État rival à celui de Rome en
Espagne avec son propre Sénat. Il remporta des victoires importantes sur des armées romaines, tint tête à
la République pendant cinq ans et contracta même une alliance avec Mithridate avant d’être assassiné par
ses proches en 72 alors qu’il combattait Pompée. D. Magie, op. cit., I, p. 322-326. 61 A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 161-162. 62 É. Will, op. cit., p. 492. 63 Ibid., p. 492. 64 La Crimée lui échappait également depuis que le vice-roi, son fils Macharès, avait accepté de traiter avec
Lucullus. É. Will, op. cit., p. 493.
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général romain demeurait conscient du danger que représentait Eupator tant qu’il était en
vie et envoya son beau-frère Appius Claudius Pulcher en Arménie pour réclamer que
Tigrane livrât le fugitif65. Pulcher revenant avec une réponse négative, Lucullus amorça
sa marche vers l’Arménie avec ses légions, en 69. Après avoir obtenu quelques succès sur
le territoire de Tigrane, les soldats romains refusèrent de suivre plus longtemps leur
général qui apprit au même moment que son commandement sur la Cilicie, l’Asie, la
Bithynie et le Pont lui avait été retiré66. Ce revirement de situation permit à Mithridate de
revenir dans le Pont au début de 67, où il fut accueilli en libérateur en forçant les
garnisons romaines à abandonner leurs positions67. Vingt ans après les vêpres
éphésiennes, l’ennemi de la République, que représentait le roi pontique, était non
seulement toujours vivant, mais en possession de son territoire ancestral et capable de se
refaire des forces en vue d’une nouvelle offensive.
Face à cet ennemi redoutable, Rome dépêcha Cn. Pompée qui était parvenu, parce
que pourvu de pouvoirs extraordinaires, à éradiquer les pirates de la Méditerranée en six
mois seulement68. Ce fut pour remettre les pouvoirs à cet homme que Lucullus vit tous
ses commandements de même que la conduite de la guerre contre Mithridate lui être
retirés. Eupator tenta bien de négocier dès le départ avec son nouvel adversaire, mais
celui-ci resta de marbre, forçant le roi à se retirer vers ses anciennes possessions au nord
du Pont-Euxin pour tenter de reconquérir la Crimée qui lui avait fait défection. Pompée se
rendit donc maître du Pont avant la fin de l’été 66 et décida de ne pas suivre Mithridate
dans sa dangereuse expédition. Il préféra tourner son attention vers l’Arménie où il reçut
la soumission de Tigrane69. Un an seulement après être revenu en possession de son
royaume grâce à la défection des hommes de Lucullus, le roi pontique se trouvait en
retraite obligée par un nouvel adversaire qui avait déjà réussi à reprendre le Pont et à
obtenir la soumission de Tigrane, privant ainsi Eupator de son allié le plus important en
Asie.
65 A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 173. 66 É. Will, op. cit., p. 496. 67 Ibid., p. 496. 68 La lex Gabinia conférait à Pompée le pouvoir sur toutes les mers jusqu’aux Colonnes d’Hercule et sur
400 stades (75 km) à l’intérieur des terres. Ce dernier aspect de la loi lui permit d’entrer dans les terres en
Cilicie afin d’éradiquer le problème à la source après avoir quadrillé la Méditerranée et séparé les secteurs
entre ses vingt-quatre légats. Plutarque, Pompée, 25, 1-5. 69 A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 193.
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Mithridate parvint néanmoins à atteindre la Crimée, en 65, et à reprendre le territoire
des mains de son fils70. Il semblerait que le vieux roi ait échafaudé un dernier plan
d’attaque contre les Romains, mais la population et son armée étaient lasses de ses projets
et des guerres incessantes qui duraient depuis un quart de siècle avec plus de défaites que
de victoires71. En 63, son fils Pharnace parvint à se faire acclamer roi par l’armée et
Mithridate, contraint au suicide, demanda à un guerrier gaulois de mettre fin à ses jours72.
Ainsi mourrait cet ennemi de Rome en Orient, qui combattit pendant vingt-cinq ans
plusieurs généraux de la République.
C’est dans ce contexte que je m’intéresserai au traitement des vaincus par les
Romains pendant ce conflit qui s’était ouvert avec le massacre violent d’hommes, de
femmes et d’enfants romains. Plus précisément, je tenterai d’évaluer dans quelle mesure
la clementia est intervenue dans ce traitement après les actes cruels qui se déroulèrent
pendant les vêpres éphésiennes de 88. Pour ce faire, il convient d’abord de définir la
clementia et de s’intéresser à ses origines et son évolution.
1.2 La clementia romaine
La clementia fit l’objet d’un traité de Sénèque à l’attention de l’empereur Néron73. Le
philosophe souhaitait ainsi que son jeune protégé, dont il était le conseiller, agisse selon
la raison bien plus que selon ses passions contrairement aux empereurs précédents74.
Néanmoins, Sénèque ne fut pas le premier à utiliser ce terme, attesté dans la langue latine
plusieurs siècles auparavant. Chez Plaute, il désigne une personne « qui se laisse fléchir »
et donc qui n’est pas intransigeante alors que, plus tard, à l’époque de Catulle, le mot
clemens est utilisé pour qualifier une pente douce, un vent léger : c’est donc dire que des
70 T. Reinach, op. cit., p. 397. 71 Il semble que Mithridate nourrit alors l’ambition d’une invasion de l’Italie, censée être sans défense en
raison de la présence de Pompée en Asie, par l’Europe. Il caressait le projet de suivre le cours du Danube
pour entrer en Italie par le nord avec l’aide d’alliés notamment les Gaulois. Cf. D. Magie, op. cit., I,
p. 364. A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 203-206, doute de la véracité de ces projets en raison de la
chronologie et du caractère de Mithridate qui préférait se préparer longuement avant un conflit de cette
importance comme le montrent ses préparatifs avant le premier et le troisième conflit avec Rome. 72 Eupator essaya bien de s’empoisonner mais en raison d’une vie entière à s’immuniser contre les poisons
de toutes sortes par l’ingestion d’antidotes, le poison ne fut pas suffisant et il dut périr par l’épée d’un de
ses hommes pour ne pas être pris vivant par les Romains. Appien, XII, 111, 537-538. 73 Sénèque, De Clementia. 74 Caligula surtout, mais également Tibère et Claude. P. Grimal, « La clémence et la douceur dans la vie
politique romaine », CRAI, 128: 3 (1984), p. 466.
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réalités matérielles ou immatérielles s’ajoutent à sa valeur morale75. Un des emplois de la
clementia était de revenir sur une punition infligée à un particulier pour l’atténuer sans
toutefois que la punition en elle-même soit réputée illégitime76. On trouve dans la
mythologie romaine un exemple frappant de cette utilisation de la clémence envers un
individu ayant commis un geste répréhensible dans l’épisode des Horaces combattant
contre les Curiaces77. Bien qu’un des Horaces ait été condamné à mort pour le meurtre de
sa sœur, il fut décidé par le roi qu’il serait jugé par les citoyens qui devaient alors prendre
en compte les circonstances du geste et non pas seulement le geste lui-même. Au terme
du procès, il fut acquitté. Ce récit, dont la réalité historique est loin d’être assurée, est
néanmoins très intéressant puisqu’il suggère que, dès les origines de Rome, on faisait
appel à la clementia et que le ius prouocationis, qui permet d’en appeler au peuple et
ainsi prévenir l’arbitraire d’une décision prise par un seul homme, était utilisé78.
En plus de cette application dans le domaine juridique, la clementia était appliquée
pendant la guerre elle-même. Cet aspect est essentiel pour la présente étude puisqu’il se
rattache au traitement des vaincus après un conflit entre Rome et un adversaire. Or, à ce
sujet, les lois romaines interdisaient une violence inutile; il était nécessaire de se montrer
dur et audacieux pendant la guerre, mais de montrer de l’équité et du jugement lorsque
survenait la paix. De plus, lorsque les hostilités étaient déclenchées, un acte solennel
invoquait Jupiter qui remettait en quelque sorte le pouvoir décisionnel pendant le conflit
entre les mains de l’imperator, qui seul décidait du droit de vie et de mort de même que
de la fin du conflit79. Il est aisé de comprendre l’intérêt de cet aspect de la clementia pour
la présente étude qui cherchera à évaluer cette vertu pendant un conflit où plusieurs
généraux romains, qui possédaient donc l’imperium, se succédèrent contre Mithridate.
Sylla, Lucullus et Pompée détinrent tour à tour le pouvoir de vie et de mort aussi bien sur
75 Il n’est pas possible de déterminer avec certitude si l’évolution du terme se fit du sens moral au sens
matériel ou bien l’inverse. Pour une discussion à ce sujet cf. P. Grimal, op. cit., p. 466-467. 76 P. Grimal, op. cit., p. 468. 77 Ce combat, qui passe pour avoir eu lieu au VIIe siècle a.C., opposa trois Horaces à trois Curiaces durant
le conflit entre Rome et Albe-la-Longue. Il fut décidé de régler le conflit entre les deux cités par un
combat de trois héros choisis de chaque côté. Après que deux Horaces eurent été tués, le troisième prit la
fuite poursuivi par ses adversaires qu’il parvint à affronter et à tuer un par un pour remporter la victoire. À
son retour à Rome, il tua sa propre sœur qu’il trouva pleurant son fiancé, qui était un des Curiaces qu’il
avait vaincu, en déclarant « qu'ainsi périsse toute Romaine pleurant un ennemi ». Tite-Live, Histoire
romaine, I, 26. 78 P. Grimal, op. cit., p. 469-470. 79 Ibid., p. 470-471.
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leurs soldats que sur ceux de l’ennemi. C’est donc l’application de la clementia en temps
de guerre qui retiendra particulièrement l’attention dans ce mémoire.
Comme il a déjà été mentionné, les Romains se consacrèrent réellement à la menace
présentée par Mithridate après les vêpres éphésiennes. Cet événement fut marquant pour
la République, dont des milliers de citoyens périrent en une seule journée dans de
nombreuses cités d’Asie Mineure. Les généraux romains eurent donc, possiblement, à
user de clementia dans un contexte bien précis envers des cités vaincues qui avaient
participé au massacre de leurs compatriotes. Cette situation n’est pas sans rappeler celle
dans laquelle se trouva Scipion l’Africain lors de la guerre qu’il avait dirigée contre
Carthage et Hannibal. Les auteurs anciens montrent à quel point la douceur et la
clémence de Scipion lui avaient permis de se gagner les populations vaincues. D’abord en
Espagne, il avait fait preuve de suggnomè envers Indibilis (Diodore, XXVI, 21-22) puis,
en Afrique, il avait montré de la philanthrôpia envers Syphax après sa capture (Diodore,
XXVII, 6, 1) et fait de Massinissa un allié de la République et un rouage important lors
de la victoire finale à Zama (Diodore, XXVII, 8, 1)80. Ce qu’il avait fait envers ces
populations vaincues, sur lesquelles il prévoyait encore compter, il l’avait fait également
envers les envoyés carthaginois qu’il avait reçus et auxquels il n’avait pas infligé de
mauvais traitements pour venger le sort réservé aux envoyés romains par les
Carthaginois81. Ce faisant, Scipion évita de se laisser entraîner par ses passions et le désir
de vengeance qui habitait la population romaine après plus de quinze ans de conflits avec
Carthage et fit preuve de clementia avec les adversaires de Rome. Bien que cette attitude
le servît personnellement, notamment en Espagne où il fut salué du titre de roi, Scipion
n’agissait que selon les principes moraux qui régissaient les actes d’un imperator
romain82.
80 J. de Romilly, op. cit., p. 251. 81 Les envoyés de Rome furent presque massacrés par une partie de la population carthaginoise, mais
parvinrent néanmoins à s’échapper par la mer avec l’aide de quelques habitants. Le monarque
carthaginois se laissa alors convaincre par ses conseillers de poursuivre les ambassadeurs pour les mettre à
mort mais le plan échoua. Polybe, XV, 4, 10; Diodore, XXVII, 12, 2. 82 « Les sentiments qu’il [l’imperator] peut éprouver personnellement, ici pitié, sens de l’honneur, ailleurs
ressentiment ou colère, ne sont que secondaires. L’acte de clementia est l’application d’une morale; son
utilité politique, gagner la bienveillance, ne vient qu’après; son retentissement dans l’âme du chef est
seulement accessoire. ». P. Grimal, op. cit., p. 474-475.
21
Mis à part ce parallèle entre le conflit avec Carthage et celui avec Mithridate pour ce
qui est des sentiments de haine et de colère envers l’ennemi83, les différences sont
importantes. En effet, plus d’un siècle sépare les deux conflits, Rome et le Pont n’avaient
pas d’antécédents conflictuels et la menace mithridatique ne se fit jamais sentir sur l’Italie
à proprement parler. Néanmoins, la différence la plus importante pour cette étude réside
dans le climat général qui régnait alors à Rome. L’épisode des Gracques, à la fin du
IIe siècle, opéra un changement à Rome où la douceur et la clémence firent place aux
massacres et aux violences84. Dans le demi-siècle qui suivit, Rome vécut la guerre
sociale, des guerres civiles, les proscriptions de Sylla et la révolte de Spartacus. Tous ces
épisodes, qui opposèrent soit les Romains entre eux, à leurs esclaves ou aux Italiens,
laissent entrevoir une situation instable à l’interne. C’est bien l’intérêt de ce mémoire que
d’étudier la clementia des généraux romains dans cette époque violente de l’histoire de la
République contre un ennemi extérieur qui chercha à profiter de ses dissensions internes
pour agrandir son influence en Asie aux dépens de Rome.
Les sources utilisées pour parvenir à cette fin requièrent toutefois de la prudence. En
effet, les documents étudiés furent parfois écrits en latin, parfois en grec, ce qui nécessite
de dire quelques mots sur le vocabulaire de la douceur et de la clémence dans la langue
grecque85. Le vocabulaire diversifié de la langue grecque fit en sorte que plusieurs mots
pouvaient correspondre à la clementia romaine notamment l’epieikeia, la philanthrôpia,
et même la praotès86. Mais, ces termes, qui étaient utilisés avant tout pour décrire
différents aspects de la douceur, n’ont pas la même définition pour un Grec et aucun ne
correspond à la traduction exacte de ce que signifiait la clementia pour un Romain87.
83 Alors que Mithridate avait été l’instigateur du massacre qui aurait coûté la vie à 80 000 Romains,
Hannibal était débarqué dans la péninsule italienne avec son armée et y était resté pendant plus de dix ans
parvenant à vaincre plusieurs armées, des consuls et des légats de la République. Polybe, III, 47-118;
Tite-Live, XXII, XXIII, XXV, XXVI, XXVIII, XXIX. 84 J. de Romilly, op. cit., p. 257; P. Grimal, op. cit., p. 476. 85 Tous les documents épigraphiques étudiés sont écrits en grec, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils
n’ont pas été traduits depuis la langue latine. En ce qui concerne les sources littéraires, les œuvres furent
rédigées en latin (Cicéron, Velleius Paterculus, Valère Maxime, Florus, Justin, Orose) ou en grec (Polybe,
Diodore, Plutarque, Appien). Cf. infra. 86 En effet, même si la clémence romaine ne correspondait pas tout à fait à la douceur grecque, les premiers
historiens de Rome étaient grecs et utilisaient des mots comme philanthôpia, epieikeia et parfois même
praotès pour décrire certaines attitudes des chefs envers leurs troupes ou des Romains envers les vaincus.
J. de Romilly, op. cit., p. 235. 87 J. de Romilly, op. cit., p. 235 : « Tous ces mots (philanthrôpia, epieikeia et praotès) peuvent
correspondre à l’occasion au latin clementia. Ils s’emploient pour la clémence des chefs envers leurs
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Après une longue évolution qui vit une modification de sa définition depuis l’épopée
homérique, l’epieikeia en vint à désigner « la vraie justice, ou équité, par opposition à la
brutale application des règles; et il désignera la modération, ou l’indulgence, qui sont, aux
yeux des Grecs, les traits propres à cette équité. »88. L’aspect d’indulgence dans
l’application d’une peine sanctionnée par la loi, qui se retrouve dans la définition de la
clementia, se trouve donc bien présent dans cette notion grecque. Mais, selon P. Grimal,
les deux termes divergent grandement dans leur origine et dans leur but. Selon lui,
l’epieikeia telle que définie plus haut se développa surtout après la conquête d’Alexandre
et fut utilisée par les rois hellénistiques pour se gagner les cœurs de leurs sujets et des
peuples vaincus. Par conséquent, elle devint une vertu associée à la royauté et non pas
inhérente au peuple comme l’était la clementia romaine à l’époque étudiée ici89. La
clementia subit par contre une évolution analogue lorsque César l’utilisa afin d’affermir
son pouvoir à Rome et d’obtenir seul le pouvoir, si bien que la clementia se retrouve sur
le bouclier consacré à Octave par le Sénat romain, en 27, avec la uirtus, la iustitia et la
pietas, les trois autres vertus fondamentales reconnues au prince90.
La philanthrôpia, quant à elle, est plutôt un état intérieur, une disposition générale de
l’individu envers l’autre. Cette attitude, qui représente « l’amour des hommes », est
utilisée dans les sources autant pour décrire les agissements d’un citoyen ordinaire, d’un
roi, d’une collectivité ou d’ennemis à la guerre qui s’entendaient pour ensevelir les corps
des combattants morts au combat91. Cette notion est donc plus générale que l’epieikeia et
n’était pas l’apanage d’une couche précise de la société. Finalement, la praotès est une
opposition aux manifestations violentes, le contraire de la colère92. Donc, pour ce qui est
du contrôle de soi et de la protection offerte contre la démesure, elle se rapproche bien de
la clementia. Néanmoins, autant la praotès que la philanthrôpia diffèrent de la clementia
entendue par les Romains dans son moment d’application. En effet, la praotès et la
troupes ou des Romains envers les vaincus. De sorte que la politique romaine s’est trouvée interprétée en
termes de douceur grecques. ». 88 J. de Romilly, op. cit., p. 55. Pour connaître l’évolution du terme jusqu’au IVe siècle a.C., cf. ibid.,
p. 53-59. 89 P. Grimal, op. cit., p. 473. 90 Ibid., p. 477. 91 J. de Romilly, op. cit., p. 48-49. 92 Ibid., p. 38.
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philanthrôpia interviennent avant le jugement et non pas en réponse à ce dernier93.
Comme l’histoire de Rome a parfois été écrite par des historiens grecs, notamment
Polybe, l’epieikeia, la philanthrôpia et la praotès sont utilisées dans son œuvre, comme
dans celles de Plutarque et parfois d’Appien, pour décrire des attitudes clémentes et
douces sans toutefois qu’il ne soit possible de relier ces expressions avec la définition
romaine de la clementia.
Il était essentiel d’apporter ces quelques précisions sur le concept de clementia et sur
les équivalents qui furent utilisés par les auteurs de l’Antiquité dont les œuvres furent
rédigées en grec. Cela permet de mettre en lumière les différences existant dans le
vocabulaire entre les deux langues tout en soulignant la précaution avec laquelle les
sources doivent être lues et étudiées. Ce sont ces mêmes sources qui fournissent des
renseignements importants sur les généraux romains qui firent face à Mithridate pendant
les vingt-cinq années de conflits entre la République et le royaume du Pont.
1.3 Les généraux romains
La description des guerres mithridatiques qui a été faite plus haut a montré les
moyens déployés par le Sénat pour vaincre le roi du Pont. Afin d’éradiquer la menace,
des généraux, des consuls et des légats furent dépêchés par-delà l’Adriatique dans le
dessein de freiner l’expansion de Mithridate94. Ce sont à ces hommes, à ces imperatores,
qui étaient dotés du pouvoir sur leur armée et sur les ennemis vaincus, qu’il convient
maintenant de s’intéresser. En raison du caractère de l’étude, qui porte sur le traitement
des vaincus, il a semblé préférable de se concentrer sur les généraux qui remportèrent des
victoires sur Mithridate ou ses alliés, c’est-à-dire Sylla, Lucullus et Pompée. Avant
d’entrer plus avant dans leur façon de traiter les peuples défaits, il est essentiel de
connaître le caractère de chacun de ces hommes et le contexte qui prévaut au moment où
ils apparaissent dans le conflit. Cela permettra de replacer leurs gestes dans un contexte
global et d’envisager une explication par rapport au caractère particulier à chacun.
93 P. Grimal, op. cit., p. 468. 94 M’. Aquilius, C. Cassius, Q. Oppius, L. Sylla, C. Fimbria, L. Muréna, L. Lucullus et Cn. Pompée sont les
chefs romains qui dirigèrent une force armée contre Mithridate. D. Magie, op. cit., I, p. 213-215, 227-238,
243, 330-344, 357-371; A. N. Sherwin-White, Roman Policy, p. 115-116, 143-148, 169-180, 188-193,
244-246, 251-252.
24
Plutarque, dans ses Vies, fait bien ressortir la personnalité de ces hommes et représente,
par conséquent, la source principale pour cette tâche.
1.3.1 Sylla, premier vainqueur de Mithridate
Les sources principales sur Sylla qui nous sont parvenues sont la vie écrite par
Plutarque, le portrait dressé par Salluste dans La Guerre de Jugurtha et la narration
d’Appien95. Le premier trait de caractère qui apparaît à la lecture de ces récits est la
religiosité de Sylla96. Il affichait une dévotion particulière envers Apollon qu’il tenait de
ses ancêtres. En conséquence, il portait toujours sur lui une statuette en or du dieu prise à
Delphes par Caphis qu’il avait envoyé réquisitionner le trésor du sanctuaire pour financer
son siège d’Athènes et du Pirée. Lors de sa campagne en Cappadoce, il entra en contact
avec la déesse guerrière de la région, Ma, envers laquelle il afficha dès lors sa dévotion
de même qu’à Vénus après la première guerre mithridatique97. Sylla vouait donc un culte
à plusieurs divinités qui récompensaient sa ferveur par de multiples signes favorables
avant une bataille ou une décision importante98. Devant ces interventions divines, le
général crut qu’il possédait la felicitas donnée par les dieux aux hommes valeureux. Ce
faisant, il était persuadé que les divinités entérinaient ses décisions et ses gestes en les
couronnant de succès, ce qui n’eut pas été le cas si ses actions avaient été
répréhensibles99.
95 Plutarque, Sylla; Salluste, Catilina, Jugurtha, fragments des histoires; Appien, La guerre de Mithridate.
Sylla avait également écrit ses Mémoires, en vingt-deux livres, qui étaient presque terminés au moment de
sa mort mais qui ne nous sont pas parvenus. Néanmoins, Plutarque les a consultés et s’en inspire
grandement tout au long de son récit. 96 Alors que A. Keaveney, Sulla, pense que Sylla était un homme très religieux qui s’en remettait aux
signes divins, J. Carcopino, Sylla ou La monarchie manquée, p. 87-88 écrit : « Le respect des dieux était
chez lui [Sylla] intermittent et factice. Lorsqu’il aurait pu en être gêné dans ses plans, il le secouait d’un
haussement d’épaules. Mais dès qu’il sentit que la religion avait assez de prise sur les masses pour les
entraîner derrière lui, il affecta d’en être pénétré pour en mieux capter les forces et l’ascendant. ». 97 A. Keaveney, Sulla, p. 180. Pour la statuette en or d’Apollon : Plutarque, Sylla, 29, 11. 98 En plus des signes traditionnels dévoilés par les haruspices, il est fait mention d’une fissure qui s’ouvrit
dans le sol, pendant la guerre sociale, dont jaillit une flamme vers le ciel avec le visage d’un homme qui
n’était nul autre que Sylla lui-même (Plutarque, Sylla, 6, 11-13), Sylla eut aussi un rêve dans lequel une
déesse lui annonçait sa victoire prochaine contre Marius (Plutarque, Sylla, 9, 7-8). À son retour d’Asie, la
vision de deux armées combattant apparut sur le mont Tiphate pendant plusieurs jours annonçant le
combat futur contre les marianistes (Plutarque, Sylla, 27, 8-9). 99 A. Keaveney, Sulla, p. 33.
25
Il en vint donc rapidement à adopter le titre de Felix (heureux) qu’il traduisit en grec
par Epaphrodite puisque la signification du terme latin était inconnue aux Orientaux.
Ayant réussi à se lier aux dieux dans l’imaginaire de ses contemporains, il parvint à se
servir de cette relation afin d’étancher sa soif de gloire et son ambition. Afin de bien
marquer son rang de subordonné face aux dieux, Sylla prit soin d’ériger des trophées à
Mars, à la Victoire et à Vénus après ses victoires à Chéronée et Orchomène. De cette
façon, il reconnaissait à sa chance une part plus importante dans ses succès qu’à son
habileté personnelle ou à celle de son armée (Plutarque, Sylla, 19, 9). Ses soldats n’eurent
d’autre choix que de le considérer comme le favori des dieux qui couronnaient chacune
de ses entreprises de réussite. Pour s’assurer que tout doute soit évacué de l’esprit de ses
hommes, il leur raconta à de nombreuses reprises ses songes au cours desquels les
divinités entraient en contact avec lui pour le guider dans la bonne direction100.
Les rapports étroits qu’il entretenait avec ses soldats sont un autre trait important de la
carrière de ce général. Cette caractéristique, qui faisait grandement défaut à Lucullus et
qui lui rendit la tâche difficile, lui permit de s’assurer la loyauté de ses hommes ce qui lui
était nécessaire pour mener à bien les grandes entreprises qu’il avait l’ambition
d’accomplir. Déjà, lors de la guerre contre Jugurtha, Sylla prit soin de traiter ses troupes
avec respect et participa avec eux aux travaux à effectuer dans le camp101. Il montrait
également l’exemple sur le champ de bataille en prenant part aux combats et parfois
même en menant la charge contre l’ennemi dans l’espoir de raviver la fougue des
troupes102. En retour, l’armée se montra entièrement loyale à son chef. Avant de partir en
Asie, ses légions acceptèrent de marcher sur Rome pour délivrer la République de Marius
et Sulpicius mais surtout pour empêcher les deux hommes de retirer à Sylla le
commandement de la guerre contre Mithridate. Une fois en Asie, même après que Rome
100 Le songe étant un phénomène intérieur vécu par celui à qui la divinité a choisi de s’exprimer, il est
toujours difficile d’évaluer la véracité de telles expériences. Néanmoins, le nombre d’occurrences où Sylla
est interpellé de cette façon par les dieux laisse penser à une manipulation du procédé par le général afin
de s’attirer la loyauté et l’attachement de ses troupes. Il eut, entre autres, un songe de Ma lui remettant la
foudre entre les mains avant de marcher vers Rome avec ses soldats (Plutarque, Sylla, 9, 7-8) et une vision
de Marius (le père) avant son affrontement avec le fils (Plutarque, Sylla, 28, 8). 101 Salluste, Jugurtha, 96. 102 À Orchomène, alors que ses soldats étaient déroutés par l’adversaire, il sauta en bas de son cheval et
fonça vers l’ennemi à contre-courant des fuyards en leur rappelant qu’ils abandonnaient ainsi leur général
à son sort. La démonstration de courage et de détermination porta fruit puisque les Romains firent volte-
face et remportèrent une victoire écrasante. Plutarque, Sylla, 21, 3.
26
l’eut déclaré hors-la-loi et eut dépêché une armée consulaire pour prendre sa relève, Sylla
reçut l’appui inconditionnel de ses troupes qui parvinrent à défaire les armées du roi
pontique et à convaincre leurs compatriotes romains d’abandonner Fimbria pour passer
dans le camp syllanien. Finalement, à leur retour à Rome, les hommes de Sylla refusèrent
de se disperser chacun dans leurs villes respectives, comme il était de coutume après une
campagne étrangère, et offrirent plutôt à leur général leur appui pour marcher sur Rome
une seconde fois afin de chasser ceux qu’ils considéraient comme des usurpateurs103.
Sylla était connu pour faire de grands biens à ses amis et le plus grand mal à ses
ennemis104. En plus des bons traitements qu’il réservait à ses soldats, il convient de
souligner qu’il ne se sépara jamais des gens de théâtre qu’il avait côtoyé pendant sa
jeunesse bien qu’il se fît souvent reprocher par les milieux aristocratiques romains ses
relations avec ces gens peu fréquentables. Néanmoins, le caractère intransigeant de Sylla
envers des gens qui ne lui firent pourtant aucun tort apparaît à quelques reprises durant sa
vie avec, comme exemple le plus frappant, l’épisode des proscriptions105. Bien que le
nombre de victimes ne soit pas connu exactement, il est apparent que cette vengeance prit
rapidement des proportions démesurées et fit de nombreuses victimes innocentes. De
même, lors de sa marche sur Rome en 88, il ordonna l’incendie d’un quartier de la ville
alors que ses hommes étaient accablés de projectiles lancés par les habitants. Plutarque
dit que dans le tumulte qui s’ensuivit : « il [Sylla] ne voyait plus que ses ennemis; il ne
tenait aucun compte de ses partisans, de ses parents et de ses amis et était pour eux sans
pitié : il se frayait un chemin par le feu, qui ne distinguait pas entre innocents et
coupables. »106.
La colère, qui semble l’avoir aveuglé à ce moment, est un trait bien connu de la
personnalité de Sylla. Outre les proscriptions, il sera question plus loin du traitement qu’il
réserva à Athènes après que ses murs furent tombés sous la pression exercée par ses
103 Pour la première marche contre Rome : Plutarque, Sylla, 9, 1-4. Pour l’attitude loyale de l’armée de
Sylla en Asie : Plutarque, Sylla, 25, 1-2. Pour la deuxième marche sur Rome : Plutarque, Sylla, 27, 5. 104 C’est la description que donnait son épitaphe selon Plutarque, Sylla, 38, 6. 105 Après avoir chassé Cinna et ses partisans, Sylla entreprit de punir tous ceux qui lui avaient porté atteinte
depuis son départ pour l’Asie. Les proscrits, qui figuraient sur une liste affichée aux quatre coins de
l’Italie, étaient condamnés à mort et tous ceux qui leur venaient en aide étaient passibles de se retrouver