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L'autre hémisphère du temps - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782070742950.pdf · laissé pour mort dans les sables de Ksar el-Kébir, et dont le retour fut annoncé

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Gérard Macé

L'AUTRE HÉMISPHÈRE

DU TEMPS

Gallimard

Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage trente et un exemplaires sur vélin pur chiffon de

Lana numérotés de 1 à 31.

© Éditions Gallimard, 1995.

Couverture : CONCEPTION GRAPHIQUÉ MEZIER/VALENTIN

Pour Tristan

Mon Histoire découvrira les nouvelles régions et les nouveaux habitants de ce second hémisphère du temps, qui sont aux antipodes du passé.

ANTÓNIO VIEIRA

Histoire de l'avenir

Il faut avoir l'âme un peu malade pour aller à Lisbonne ; s'apprêter à franchir la cinquan-taine comme les navigateurs d'autrefois fran-chissaient une mauvaise passe ; s'imaginer qu'on pourrait vivre sans désir, ou rêver qu'on n'aura plus ni chaud ni froid ; puis attendre au bord du Tage que la saison s'inverse, et que des vents favorables, entre la tempête et l'espérance, nous conduisent à bon port dans l'autre hémisphère du temps.

Devant l'estuaire et le va-et-vient des navires, j'ai imaginé l'Amérique sur l'autre rive. Non pas l'Amérique trouvée par erreur, le Nouveau Monde avec son or et sa gangrène, ses chefs de gangs, ses gardiens de la loi, ses esclaves et ses socialistes utopiques, mais derrière une forêt de poutrelles et de grues l'Amérique de Kafka :

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au-delà d'un gigantesque pont les fenêtres fer-mées de l'Hôtel Continental, avec ses liftiers qui ne verront jamais le ciel. Qui ne verront en levant les yeux que les anges annonciateurs d'un bureau d'embauche, pour un jugement où chacun jouera son propre rôle.

Un autre jour, à l'heure où d'habitude on s'endort, dans les arènes de Campo Pequeno j'ai vu revenir un roi, comme jamais la jeunesse ne revient. Cavalier pâle et blond, vêtu d'une veste rouge, c'était le fantôme de Sébastien, le roi laissé pour mort dans les sables de Ksar el-Kébir, et dont le retour fut annoncé si souvent qu'on a cru le reconnaître, quand on le confondait avec des mendiants et des fous, tous prophètes d'un improbable cinquième empire. Cette fois il sem-blait revenir pour combattre la bête avec nous, pour affronter les terreurs du jour avant de plonger après minuit dans la mêlée de nos cau-chemars.

Comme on voit quand on imagine, à contre-jour comme on voit les morts, le lendemain j'ai vu revenir les compagnons d'Ulysse, Vasco et tous les autres, après des siècles d'errance et d'oubli. Une fois déjà ils étaient revenus, à

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Séville ou Lisbonne, dans des villes que l'or et les épices rendaient folles. Maintenant ils reve-naient dans une Ithaque un peu décatie, moderne et démodée avec ses funiculaires et ses tramways, avec son avenue des Indes transformée en auto-route.

Depuis j'ai lu comme on navigue : d'abord à l'estime, puis avec un crayon comme au-dessus des cartes marines. Avec les compagnons d'Ulysse j'ai attendu que le vent tourne ou revienne, j'ai affronté des fortunes de mer, j'ai vu des rivières charriant de l'or et des continents qui chan-geaient de forme. J'ai vu disparaître sur terre le royaume du prêtre Jean et celui de la reine de Saba, pendant qu'à la surface des eaux s'évanouissaient les sirènes.

Une vraie odyssée

Les sirènes ont retrouvé leur voix, après des siècles obscurs où l'écriture s'était peut-être per-due, grâce à un poète aveuglé par les muses, que nous commémorons sous le nom d'Ho-mère, et dont la vie délivrée de toute circons-tance, au point même qu'elle n'est pas attestée, se résume à un chant.

Mais nous ne saurons jamais comment les conversations des hommes et le bruit de la mer, les vieux récits et l'alphabet des Phéniciens, le fracas des armes, les épithètes, les métaphores ont pu s'accorder au son d'un seul instrument.

Avec Luis de Camoens, les navigateurs qui ont vu reculer l'horizon mais rétrécir la terre, autour de l'an 1500, ont failli trouver presque aussitôt le poète qui racontait leur odyssée. Mais si le vieil aède était aveugle, Camoens n'était que borgne : il avait perdu un œil au Maroc,

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dans l'une de ces batailles contre les Maures auxquelles participaient alors les marins, les poètes et les rois, avant de traîner son malheur tout en composant Les Lusiades, à Goa puis Macao, et de revenir à Lisbonne flanqué de son esclave javanais, qui mendiait pour lui la nuit tombée.

Camoens est venu trop tôt ou trop tard, et n'a suivi que Vasco de Gama ; il a eu le tort de mêler Bacchus et la Vierge Marie, d'avoir recours à une mythologie qui faisait naufrage, d'inventer encore des géants, des monstres et des prodiges à une époque où l'homme était davantage étonné, au moins provisoirement, par les merveilles de la nature et la nudité des indigènes que par les produits de sa propre imagination ; il a surtout eu le tort, bien malgré lui, d'écrire en portugais à un moment où le Portugal perdait de sa superbe. De mourir dans sa patrie, mais de mourir en même temps qu'elle.

Après cinq siècles de Lumières, il faudrait écrire en renouant avec les relations d'époque : des récits de seconde main, des copies de manuscrits perdus, des traductions plus ou moins fidèles, de fausses biographies, des lettres apo-cryphes, des naïvetés, des vantardises, et dans ce chaos la naissance de notre monde.

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C'est aujourd'hui qu'il faudrait écrire une odyssée, pour rassembler ces récits disparates et d'un ton égal harmoniser ces voix discordantes, en accompagnant cette mélopée d'un geste par-fait, d'un cercle imaginaire comme Magellan bouclant la boucle. Mais le vers est devenu un travail de galérien, la prose est sans retour, et quel accent trouver pour chanter ce qui fut la dernière découverte de Christophe Colomb : « El mundo es poco ! » le monde est petit ?

Vaisseau fantôme et nef des fous, radeau de la Méduse où les Blancs s'entre-dévorent en fermant les yeux, la terre elle-même est devenue un navire et l'homme se retrouve seul maître à bord.

Après les grandes découvertes il n'y a plus d'autre monde, sinon ce pays de nulle part que Thomas More appelle l'Utopie, et qu'il entre-prend de décrire, précisément, d'après la rela-tion d'un marin portugais qu'il aurait rencontré dans le port d'Anvers. Nous savons aujourd'hui que cette île enchantée, pavée de bonnes inten-tions, a pris des allures de colonie pénitentiaire.

La volte des revenants

Cinq siècles après les navigateurs qui sillon-nèrent deux océans, il fallut encore renoncer dans l'enfance à la représentation médiévale d'une terre posée à plat, comme ce tapis de salle à manger dont les motifs permettaient d'inventer des flores et des pays. Nous aussi, nous avons imaginé des hommes la tête en bas quand nous avons appris que la terre était ronde ; et quand nous avons su qu'elle tournait sur elle-même nous avons été pris d'un léger vertige, à l'idée qu'il faudrait tenir debout sur cette toupie lancée à toute allure.

Les équipages espagnols et portugais ( paysans qui crèvent la faim, délinquants qu'on embarque de force) étaient en proie à des peurs plus précises, et par-dessus tout, quand la provision de vivres et le sens du vent cessaient de les hanter, la peur de ne pas revenir ; de ne pas pouvoir remonter la pente une fois parvenus de

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l'autre côté, d'être précipités dans une chute sans fin si l'océan lui-même ne se renversait pas ; de ne pas pouvoir accomplir ce qu'on appellera si bien la volte des revenants, que la succession des jours ne permet pas, mais parfois le vent qui tourne ou la mémoire qui revient.

Outre les dangers bien réels, et les dangers imaginaires presque aussi redoutables ( les monstres marins, le pays des géants, les tour-billons et l'eau de mer qui se met à bouillir ), les marins affrontent un autre écueil, et de taille, c'est la géographie confuse qu'ils ont dans la tête : une somme de légendes et d'erreurs, de récits de naufragés, de plans sur la comète, autant de rumeurs qui enflent comme des vagues. Pour les uns l'Euphrate descend du Paradis, pour les autres le Sénégal est une branche du Nil, et la moindre baie devient l'embouchure d'un fleuve d'or. Pour tout le monde les Indes ont la couleur des fables, presque autant que ce pays qui devient visible tous les ans à la même époque, aux confins de la mer des ténèbres, et qui s'illumine alors de tous les songes, de toutes les promesses qui permettent de supporter fatigues et privations.

Chaque île qu'on découvre est un vœu qu'on accomplit, mais qui ne comble aucun cœur, au point que pour les survivants, la terre ne sera

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bientôt plus qu'une peau de chagrin. Quand on regarde aujourd'hui les cartes sur vélin que chaque voyage obligeait à modifier, d'année en année on assiste à une genèse, mais c'est la genèse d'un monde sans ailleurs, d'un monde sans illusion qui ressemble au nôtre. En un peu plus de sept jours, mais un peu moins d'un siècle, on voit des contours qui se précisent, des passages qui s'ouvrent et même des terres qui émergent ; on voit l'Afrique prendre forme et l'Amérique devenir un continent ; au ventre de l'Asie l'Inde se met à pendre comme une outre ou une mamelle, comme un essaim d'abeilles diront certains. Quant aux noms qui se mettent à pulluler, puisqu'on donne un royaume à tous les saints du calendrier, leur orthographe est aussi capricieuse que les vents, au point que l'itinéraire des navigateurs est parfois aussi incertain que celui d'Ulysse, qu'on a tant de mal à suivre d'Asie Mineure en Sicile, et de Charybde en Scylla.

Dans le même temps, de la carte au planis-phère on voit disparaître les angelots joufflus qui soufflaient les vents dans toutes les direc-tions de la rose, et comme si leur souffle était celui de l'imaginaire, on voit s'évanouir avec eux les arbres à l'ombre bienfaisante et aux fruits toujours mûrs, les villes où l'on ne meurt

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jamais, les hommes assis en tailleur et coiffés d'un turban, le lion couché des terres inconnues et ce cavalier qui traversait au galop la corne de l'Afrique.

Aux traces effacées des caravanes et des navires va bientôt succéder le réseau toujours plus dense des routes qui se croisent, des voies ferrées qui se rejoignent, des frontières et des fleuves qui parfois se confondent : le néant chaotique et encombré dans lequel on cherche son chemin.