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L’Aventure,l’Ennui, le Sérieux

Chapitre premier

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La philosophie du XXe siècledans la même collection

BERGSON, Les Deux Sources de la morale et dela religion.Matière et mémoire.Essai sur les données immédiates de la conscience.Essai sur les données immédiates de la conscience,

chapitre II (édition avec dossier).La Pensée et le Mouvant.Le Rire (édition avec dossier).

FREUD, L’Avenir d’une illusion.Le Malaise dans la culture (édition avec dossier).Propos d’actualité sur la guerre et sur la mort(édition avec dossier).Totem et tabou.

WITTGENSTEIN, Remarques mêlées.

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JANKÉLÉVITCH

L’Aventure,l’Ennui, le Sérieux

Chapitre premier

•PRÉSENTATION

NOTES

DOSSIER

CHRONOLOGIE

BIBLIOGRAPHIE

par Arnaud Sorosina

GF Flammarion

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© Flammarion, Paris, 2017.ISBN : 978-2-0813-9744-6

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P r é s e n t a t i o n

VIVRE ET PENSER À L’AVENTURE

L’AVENTURE DE LA PENSÉE

ET LA PENSÉE DE L’AVENTURE

Né le 31 août 1903 à Bourges dans une familled’intellectuels russes qui a fui les pogroms anti-sémites de son pays, Vladimir Jankélévitch (1903-1985) est le fils d’Anna Ryss et de Samuel Jankélé-vitch, médecin et traducteur de philosophie alle-mande et de textes russes. Reçu au concours d’entréeà l’École normale supérieure à dix-neuf ans, puis reçupremier à l’agrégation de philosophie en 1926, Janké-lévitch exerce en tant que professeur à la faculté deslettres de Lille avant d’être révoqué en 1940 en raisonde ses origines. Entré dans la Résistance sous lerégime de Vichy, il est nommé à la chaire de philoso-phie morale à la Sorbonne en 1951, poste qu’iloccupera pendant presque trois décennies. Auteur

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PRÉSENTATION8

prolifique, philosophe et musicologue, il hérite de sonpère l’amour et le respect de la culture russe. L’expé-rience de la Seconde Guerre mondiale le transforme :il mesure l’importance de ses racines judaïques etéprouve le sentiment d’être à la fois français et étran-ger, ou, comme il le dit lui-même, « du dehors et dudedans 1 ». Sans doute ce sentiment de se trouver surun seuil, au point tangentiel où se rencontrent lescultures de l’Europe de l’Ouest et de l’Est – et de l’uneà l’autre, les cultures juives de la diaspora –, traduit-ilassez justement l’équivoque fondamentale de sonexistence. Sa philosophie tout entière est contenue (ausens d’une réserve pudique, et non d’un lieu deconserve) dans l’intuition que cette équivoque est enréalité le propre de toute chose.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas de retrouver soussa plume différentes formules de cette tensionentre les contraires, dans un effort permanentpour en réarticuler les termes. Alternative, équi-voque, ambiguïté, dedans/dehors : c’est le mystèrede la vie même, et en particulier de celle de Janké-lévitch, que ces notions s’efforcent d’exprimer, etqu’il ne cesse de convoquer dans sa méditationsur « L’Aventure » pour en définir la nature para-doxale. Cela revient à dire que l’aventure est avanttoute chose écartelée entre des exigences contra-dictoires. Elle témoigne d’une grande tension,

1. « Vladimir Jankélévitch », L’Arc, no 75, 1979, p. 8.

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celle qui accompagne le sentiment d’être à la foisgrisé et effrayé par la prise de risque. La penséede l’aventure et l’aventure de la pensée sont lesdeux versants qui, sur les plans inséparables del’expérience vécue et du discours, font de la philo-sophie de Jankélévitch à la fois une pensée dudevenir et une pensée en devenir.

UNE PENSÉE DU DEVENIR : LA PENSÉE DE LA VIE

ET DE L’ÉTHIQUE CONCRÈTE

À l’origine de la philosophie, rappelait Jankélé-vitch dès ses travaux de jeunesse 1, deux concep-tions de la pensée s’opposent chez lesprésocratiques. C’est au regard de cette opposi-tion que prend sens la philosophie de Jankélé-vitch. Parménide (fin du VIe siècle-milieu duVe siècle av. J.-C.) soutient que la pensée est laseule réalité véritable, car elle seule permetd’accéder au « cœur sans tremblement de lavérité 2 », tandis que le monde sensible est enmouvement et change sans cesse. Seul ce qui est

1. « Georg Simmel, philosophe de la vie (1925) », repriscomme préface à G. Simmel, La Tragédie de la culture,trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Payot, 2006, p. 13.

2. Pour les textes de Parménide, on peut se reporter aurecueil Les Écoles présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Galli-mard, « Folio essais », 1991, p. 345-362, dont nous avons icimodifié les traductions.

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PRÉSENTATION10

établi par la pensée est ferme et définitif, échap-pant au mouvement. C’est pourquoi Parménideva jusqu’à dire que c’est une même chose quepenser et être : « L’être est, le non-être n’est pas »,sachant qu’est assimilé à du non-être tout ce quine peut pas être fixement établi par la pensée – lemouvement, le devenir, le changement. À partirde là, son disciple Zénon d’Élée (v. 490-v. 430 av. J.-C.) aura beau jeu de montrer que lemouvement n’est qu’une apparence, qu’il n’estpas véritablement, parce qu’il ne peut être pensésans que cela conduise à des paradoxes – lesfameux paradoxes de Zénon d’Élée sur le mouve-ment, dont Bergson débattra plus de deux millé-naires plus tard, en s’employant à les réfuter,débat suivi avec intérêt par Jankélévitch 1.

Contrairement à Parménide, un autre philo-sophe présocratique, Héraclite d’Éphèse (v. 544-v. 480 av. J.-C.), soutient que rien n’est parfaite-ment stable ni ne peut l’être, pas même la pensée(logos, en grec), qui fait partie du monde et estune petite partie du Logos divin qui nous a étééchue en partage par Zeus. Ce dernier gouvernesur un monde en mouvement en veillant à ce que

1. Voir son Henri Bergson, PUF, 1933, qui commente lespassages de Bergson relatifs à ce sujet (qu’on trouve déve-loppés par exemple dans l’Essai sur les données immédiatesde la conscience [1889], GF-Flammarion, 2013, p. 134 sq.).

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le Feu éternel du devenir ne s’éteigne jamais,même si son flux et son reflux ramènent deschoses semblables sur le rivage (veille et sommeil,jour et nuit, cycle des saisons). Le seul repos quepeut connaître la pensée du sage est celui parlequel il s’élève au-delà de son individualité pourcomprendre qu’il fait partie d’un ordre sempiter-nel qui le dépasse, qui a toujours été et sera tou-jours : « Ce monde-ci, le même pour tous, nul desdieux ni des hommes ne l’a fait. Mais il était tou-jours, est et sera, feu éternel s’allumant en mesureet s’éteignant en mesure 1. » Ainsi, celui qui, enlisant Héraclite, comprend que ce n’est pas lui quiparle, mais le Logos éternel à travers lui, convien-dra avec sagesse que tout ce qui est fait partie dela grande symphonie du devenir.

À partir de cette opposition frontale entre Par-ménide et Héraclite, on peut aller jusqu’à dire quel’histoire de la philosophie se scinde en deuxlignées généalogiques distinctes : d’une part, unephilosophie de l’être (ontologie), qui donne leprimat à la pensée plutôt qu’au corps et à la vie,à la théorie relativement à la pratique, à l’espaceplutôt qu’à la durée ; d’autre part, une philoso-phie du devenir qui renverse les privilèges de lapensée et se veut une philosophie concrète. C’est

1. Héraclite, fragment B30, in Les Écoles présocratiques,op. cit., p. 73, ponctuation modifiée.

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de cette lignée-là que se revendique Jankélévitch,même s’il n’ignore pas ni ne répudie l’autre : laphilosophie de la nature allemande des XVIIIe etXIXe siècles – notamment Goethe (1749-1832) etSchelling (1775-1854) –, caractérisée par l’intérêtporté à la nature organique et une volonté depenser le devenir naturel, a concurrencé lesgrandes entreprises rationalistes (Descartes, Kant)qui insistaient sur la distinction entre l’esprit et lecorps, la raison et les sens. Mais c’est à partir dela seconde moitié du XIXe siècle que, radicalisantle geste goethéen qui réintègre l’homme dans lemouvement du monde naturel, les philosophesdits « de la vie » se sont efforcés de faire tomberles barrières qui séparaient auparavant le mondede la culture (esprit, morale, religion, art) et lemonde de la nature (corps, instincts, vie).

Dans la pénombre de Jankélévitch, on trouveratrès souvent ces grands philosophes de la vie, quise sont manifestés en particulier à la fin duXIXe siècle, en profitant des débats suscités parle darwinisme : Friedrich Nietzsche (1844-1900),mais surtout Henri Bergson (1859-1941) et GeorgSimmel (1858-1918) 1.

1. Outre ceux-ci, nous pourrions évidemment évoquerbien d’autres philosophes. Mentionnons seulement iciKierkegaard, omniprésent dans les lignes que le lecteur valire, et qui joue un rôle essentiel dans l’élaboration desgrands thèmes de la philosophie de Jankélévitch : presque

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C’est celui-ci qui est la source d’inspiration dupremier chapitre de l’essai de Jankélévitch,L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (1963), puisqueSimmel avait lui-même écrit en 1911 un courttexte sur l’Aventure 1 qui avait fait forte impres-sion sur Jankélévitch. Ce dernier fait souventallusion à l’essai de Simmel, dans son chapitre sur« L’aventure », dont il est à la fois un commen-taire et une réappropriation. Distinguant troistypes d’aventures qui répondent chacune à unecaractéristique principale, Jankélévitch reprend lastructure du propos de Simmel. Ce faisant, ilconserve l’esprit d’ensemble de l’analyse mais enabandonne résolument la lettre. En vertu mêmede la philosophie du devenir qui est une philoso-phie en devenir, une constellation de penséesjumelles se rencontrent dans chaque style depensée, celle de Simmel, celle de Bergson et cellede Jankélévitch, n’ôtant rien à leur spécificité irré-ductible.

Dans celle de Jankélévitch, derrière Simmel, ontrouve par ailleurs Nietzsche et Bergson. Lepropos de Jankélévitch n’est pas une redite, mais

tous trouvent un écho chez lui (notamment l’ennui,l’angoisse, le sérieux, la mort, l’amour, l’individu, l’alterna-tive, l’humour et l’ironie).

1. Ce texte, « La philosophie de l’aventure » (trad.J.-L. Vieillard-Baron, Payot, 2004), a d’abord été traduit dansles Mélanges de philosophie relativiste (Paris, Alcan, 1912).

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une broderie nouvelle sur un thème ancien : d’unepart, bon connaisseur de la pensée russe, de lapensée mystique, ainsi que des moralistes desXVIe et XVIIe siècles, Jankélévitch fait sortir latradition philosophique de sa routine habituelle ;d’autre part, musicien et musicologue à la cultureartistique foisonnante, il examine le conceptd’aventure à partir des notions de sa philosophiepropre : l’instant et le kairos (« l’occasion », engrec), l’ennui et le sérieux, le destin et la destinée,l’ipséité, pour n’en nommer que quelques-unes.Le propos de l’auteur, qui s’inscrit en outre dansplusieurs traditions de pensée particulières rayon-nant les unes avec les autres, englobe aussid’autres domaines que la philosophie proprementdite. Sans cela, sa méditation aurait échoué àconvertir la philosophie à la vie. En s’interrogeantsur l’expérience vitale qui sous-tend l’aventure,sur l’expérience vécue qui préside à l’expérienceaventureuse, Jankélévitch convoque des réfé-rences multiples et variées, destinées à soulignerl’universalité de l’expérience qu’il met en évi-dence. Ce faisant, il situe son analyse à la fois surle plan de l’anthropologie philosophique (qui metau jour des traits universels de la naturehumaine), et sur celui d’une phénoménologie del’expérience aventureuse (qui examine les signifi-cations et les vécus associés à l’aventure).

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UNE PENSÉE EN DEVENIR :LA PENSÉE COMME AVENTURE

Cependant, pour Jankélévitch, la correspon-dance entre la vie et la pensée, et l’harmonie entreles filiations multiples, ne sont pas si évidentesqu’il y paraît. D’une part, la rupture entre l’héri-tage slave et l’identité occidentale a été consom-mée par l’émergence des deux blocs après laSeconde Guerre mondiale. D’autre part, la récon-ciliation entre le judaïsme et la République fran-çaise est rendue fort problématique aprèsl’épisode de Vichy. Quelle que puisse être sa gran-deur d’âme, le philosophe éprouve de l’amertumeaprès la révocation de son poste de professeur àla faculté des lettres de Lille en raison de sonascendance juive et après le pillage de son appar-tement familial. Lors de la saisie de sa biblio-thèque musicale, c’est une partie de lui-même quilui a été retirée.

En 1963, au moment où il publie L’Aventure,l’Ennui, le Sérieux, il est habité par ce passé, et saréflexion en porte témoignage : l’aventure permetcertes de s’exhausser vers l’avenir, mais elle nesaurait le faire valablement en abandonnant lepassé à l’oubli. Sans pour autant laisser le ressen-timent attaché au passé se putréfier, Jankélévitchest plus réservé que Nietzsche sur l’importance del’oubli pour l’action future. Jankélévitch a retenu

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PRÉSENTATION16

des réflexions de Nietzsche sur L’Utilité et lesinconvénients de l’histoire pour la vie (1874) que lamémoire est une puissance organique, qui doittirer du passé une source de vitalité pour édifierce qui vient. La complaisance nostalgique ou laflagellation indéfinie du remords sont les deuxécueils à éviter. D’où l’insistance de Jankélévitchsur la notion d’irréversibilité du passé, qu’iloppose à l’imprévisibilité du futur, et à la réversi-bilité dans l’espace 1. De ce qui a eu lieu, il n’estplus possible de faire que cela n’ait pas eu lieu. Enrevanche, la patiente reconstruction d’une amitié,lorsqu’elle est possible – comme entre les juifs etles chrétiens, ou chez un homme où les deux ver-sants culturels de l’Europe ne se livrent pas à uneguerre froide –, est envisageable, pour panser lesplaies et cicatriser les blessures morales.

Il est de ce point de vue compréhensible que lespectre de l’aventure soit étiré entre deux pôlesfort différents, selon que l’on considère l’aventurecomme une robinsonnade du moi, associée auxfantasmes de l’exotisme et de l’île déserte, oucomme une patiente et difficile élaboration collec-tive, à laquelle même le temps d’une vie humainene saurait suffire. Voilà pourquoi l’aventure esttiraillée entre le jeu et le sérieux, entre l’esthétique

1. On peut se reporter sur ce point aux premières sectionsde L’Irréversible et la Nostalgie, Flammarion, 1974, p. 9-27.

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et l’éthique. Ce qui explique également que notreauteur ne sacrifie pas aux complaisances atten-dues de l’éloge, où l’aventure rimerait nécessaire-ment avec voyage, onirisme, exotisme et bonheur.

Cette aventure fantasmée, et donc jamais vécue,est une contrefaçon du désir, une attitude typique-ment moderne qui dissimule mal le fondd’angoisse et de misère existentielle, sur laquelleelle étend son voile illusoire. Mais surtout, si c’estbel et bien la modernité qui consacre l’aventurecomme ouverture à l’avenir, c’est en l’accompa-gnant du sacre de l’individu. Pour le meilleur, s’ils’agit d’égalité démocratique, mais aussi pour lepire, si l’individualisme dégénère en triomphe deNarcisse. C’était déjà d’une certaine façon le diag-nostic d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans Dela démocratie en Amérique (1835-1840). C’est aussi– dans un contexte spiritualiste sensiblement diffé-rent de l’analyse tocquevillienne, qui est historiqueet politique – ce que n’ont pas manqué de dénon-cer les philosophes français de la génération anté-rieure à celle de Jankélévitch 1, qui, pour sa part,écrivait à son ami philosophe Louis Beauduc :« Comme ils sont odieux […] ces gens qui sont

1. Voir par exemple Louis Lavelle (1883-1951), Le Moi etson destin, Aubier, 1936, mais surtout L’Erreur de Narcisse,Grasset, 1939. Jankélévitch a été séduit en particulier par lelivre de Lavelle sur La Présence totale, Aubier, 1934.

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PRÉSENTATION18

hypnotisés par leur propre moi, par Leurs voyages,par Leur santé, […] par Leurs précieuses tripes 1. »

C’est en 1924 que Jankélévitch rédige cettelettre. Il a vingt et un an. Sa vie durant, il inviteraà se méfier de cette complaisance, et de l’aventu-risme d’esthète dont elle se pare, pour rappelerqu’il y a dans l’aventure véritable une grandeur denature morale. Si elle ne sacrifie pas la dimensionesthétique, cette dimension éthique est ce qui faittoute la valeur de l’aventure, qui n’est pas uneaventure en solitaire. Jankélévitch n’a pas de motsassez durs pour railler la « philautie » de l’aventu-rier, c’est-à-dire l’amour (philos, en grec) propre(autos) de l’homme en mal de sensations fortes,du touriste en mal d’exotisme ou encore du colonaux bonnes intentions (évangéliques ou civilisa-trices), dont l’enfer est pavé.

De l’aventure fantasmée par les touristes et lesaventuriers du dimanche, il ne sera pas plus ques-tion ici que de l’aventure des professionnels duvoyage, de ceux qui font de l’aventure un métier 2.Le ton ne sera donc ni celui de l’ode à l’aventure,

1. Vladimir Jankélévitch, Une vie en toutes lettres, Corres-pondance, Liana Levi, 1998, p. 104.

2. Dans une perspective d’histoire culturelle et d’histoiredes représentations, on peut se reporter à Sylvain Venayre,La Gloire de l’aventure, Aubier, 2002. Voir par exemple lesp. 151-154 sur « l’idiot du voyage » et les premières agencesde voyages (1851).

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ni celui du sonnet élégiaque – « Heureux quicomme Ulysse a fait un beau voyage » (Du Bellay,Les Regrets) –, ni celui de la condamnation dela curiosité humaine. La soif de connaître, libidosciendi, ne mène à rien d’autre que la mort : c’estla morale de l’histoire d’Ulysse, chez Dante, quifait mourir Ulysse, suggérant que l’aventure estcondamnable, ainsi que le rappelle notre auteur.Quoiqu’il apprécie les moralistes, il n’entre aucu-nement dans les intentions de Jankélévitch de sefaire procureur.

S’il est question de la valeur de l’aventure, cen’est pas en se fondant sur les aventures plus oumoins romanesques et rocambolesques de la litté-rature et de la vie – qui sur ce point s’imitent l’unel’autre – qu’elle pourra être établie, mais sur lesmanières d’être qu’implique l’aventure, dont ilfaut conserver le singulier pour saisir la singula-rité. Il est donc compréhensible que Jankélévitchne l’étudie pas comme un fait objectif, maiscomme une expérience vécue qui revêt différentesformes, et dont on peut suivre, à condition d’enpercevoir déjà la manifestation primitive, les dif-férents types, en vertu d’une analyse morpholo-gique, qui met en évidence des formes-types(morphè, en grec).

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PRÉSENTATION20

QUELLE AVENTURE ?L’APPROCHE MORPHOLOGIQUE

L’AVENTURE, L’ENNUI, LE SÉRIEUX

Aventure, ennui et sérieux engagent trois rap-ports différents au temps, et c’est seulement à celaqu’on les reconnaît : le vécu trop solidaire du pré-sent est ennuyeux, surtout lorsque ce présent n’estpas à la hauteur des missions dont on le charge.Pour s’ennuyer, il faut aussi juger son présent aufutur antérieur en se plaçant du point de vue d’unlendemain plus chantant. Le sérieux, quant à lui,est une manière d’envisager le présent comme lacontinuation du passé dont il est l’héritier, en tantqu’il lui est redevable de quelque chose en vertude cet héritage. Voilà pourquoi l’homme sérieuxest aussi tourné vers l’avenir, qui ne sera qu’unréaménagement du présent hérité du passé. Lesérieux, de ce point de vue, est respectueux de latradition et de l’histoire : c’est lui qui impose lamémoire comme un devoir à la conscience frivoleet guillerette. Dans le sérieux et l’ennui, il y adonc une manière de se rapporter à son expé-rience vécue qui consiste à la considérer commequelque chose qui dure, comme un processus jugétantôt digne d’être poursuivi en vertu de sonpassé (sérieux), tantôt monotone du point de vuede l’espoir d’une amélioration future (ennui).

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L’AVENTURE – V. JANKÉLÉVITCH 21

Ennui et sérieux sont ainsi des expériencesd’immersion et de rétrospection, comme Jankélé-vitch y insiste à de nombreuses reprises.

Par contraste, l’aventure fait saillie à partird’une temporalité qui épouse les contours de ladurée tout en saisissant l’instant, entre le présentet l’avenir absent. L’instant est un « presque-rien », mais dans ce presque rien il y a presquetout : la virtualité indéfinie des possibles est pré-sente dans l’instant inattendu de l’Occasion. Ilfaut à cet effet un minimum de bon sens pours’orienter dans le bon sens du temps, c’est-à-direà l’endroit. C’est le temps de l’avènement dufutur, que Jankélévitch appelle, notammentdepuis sa monographie sur Henri Bergson (1933),la futurition. Ainsi, face à la longue durée dusérieux, l’aventure se concentre sur l’instant fati-dique, saisit le moment opportun qui tranche avecle cours du temps, ce « cours » calculable aveclequel nous faisons nos provisions et nos écono-mies. Par ailleurs, rompant avec « l’éternité bour-souflée de l’ennui » par une séparation altière,l’aventure s’improvise dans le temps de l’imprévu,tout comme le navigateur échoué sur une îledéserte doit improviser pour assurer sa survie. Cequi fait de l’aventure un art de l’improvisation, etde l’improvisation une modalité de l’aventure 1.

1. Jankélévitch parle très peu de l’improvisation dansL’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, même s’il rappelle que

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PRÉSENTATION22

STYLE ET SYSTÈME : L’AVENTUREUX

ET L’AVENTURIER

Telle est bien la compétence paradoxale del’homme aventureux : l’improvisation. Compé-tence paradoxale, dans la mesure où, normale-ment, une compétence ne s’improvise pas, pasplus que l’improvisation ne s’enseigne comme unecompétence. Une compétence est le produit d’uneéducation, et doit être formée par un processusd’intériorisation et d’incorporation : c’est la capa-cité à œuvrer techniquement, en appliquant desrègles apprises. Or, voici que l’homme aventureuximprovise, quelles que soient les circonstances,comme si sa capacité propre était de n’en avoiraucune en particulier, mais de les pouvoir acqué-rir toutes en situation d’urgence.

C’est sur ce point fondamental que l’aventu-reux improvisateur se distingue de l’aventurier, cedernier ne vivant pas d’aventures au véritable sensdu terme, sur le mode de l’improvisation. L’aven-turier « tient bazar d’aventures », ayant domesti-qué le risque et la peur jusqu’à faire de l’aventureun commerce. De ce point de vue, le guide de

« l’aventure est liée à l’extemporanéité de l’improvisation ».Mais il l’évoque à de multiples reprises dès qu’il est questionde musique. Voir « Aventure et improvisation », L’Irréver-sible et la Nostalgie, op. cit., p. 248-250, et Quelque part dansl’inachevé, Gallimard, 1978, chap. IV (cf. Dossier, p. 373 sq.).

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haute montagne ne vit pas plus d’aventures, ou àpeine plus, que le conservateur de musée : ilconnaît les cimes « comme sa poche », à force deles avoir sillonnées. Or l’aventure répugne à larépétition : elle ne peut se renouveler dans lesformes qu’en changeant d’itinéraire et decontenu. Les aventuriers sont ennuyeux. Le grandlivre d’ethnographie de Lévi-Strauss, Tristes Tro-piques, s’ouvrait d’ailleurs sur cette déclarationcinglante : « Je hais les voyages et les explora-teurs 1. » Ennui du tourisme, sérieux du moniteurde canyoning : l’aventure n’y est pas, et elle n’estjamais plus absente que dans les « parcs d’aven-tures ». Telle la grâce, l’aventure ne se mérite pascomme un bien que l’on recherche : on la trouveou on ne la trouve pas, mais celui qui la chercheest déjà livré à une entreprise bien trop sérieuse.

Voilà pourquoi, suivant une distinction chère àSimmel – mais, à peu de choses près, on la trouve-rait aussi bien chez Nietzsche (peu importe ici lasource « originale », puisque ce qui compte estplutôt, précisément, un style de pensée, une sensi-bilité commune) –, Jankélévitch prend soind’opposer l’aventure comme système d’existenceet l’aventure comme style de vie. Le système, c’estun ensemble verrouillé de rapports constants etdéfinitifs entre les éléments d’un tout, tandis que

1. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955.

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le style renvoie à une totalité organique, oùl’ensemble des parties œuvrent non pas à l’accom-plissement définitif d’une forme, mais à la forma-tion continue de l’individualité vivante. Aussi lestyle est-il individuel, et il ne conquiert l’universa-lité qu’à partir de la rivalité et de l’émulation qu’ilsuscite, à l’imitation des saints et des héros, objetsde ce que Bergson appelait de son côté la religiondynamique 1. Dans un système, on prétend certesaboutir à une vérité universelle, mais c’est uneuniversalité abstraite et désincarnée, même lors-qu’elle entend nous parler de nos existences.Expliquant qu’il se méfie de tout « système d’exis-tence », Jankélévitch se réapproprie l’expressionde Simmel pour lui donner un tour polémique :pour qui sait lire entre les lignes, c’est ici unepique destinée à égratigner les grands mots dulexique existentialiste d’un Sartre (1905-1980) oud’un Heidegger (1889-1976), eux qui n’ont pourtoute existence que le système qu’ils en ontproduit.

1. La religion dynamique est l’émulation suscitée parl’admiration des saints et des héros, et l’aventure spirituellequi en découle, rapport individuel à la foi et à Dieu où lecroyant cherche à s’exhausser continuellement vers Dieu ense rapprochant d’un idéal supérieur de moralité. Voir HenriBergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion,GF-Flammarion, 2012, p. 281-335.

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Certes, chez Jankélévitch, il y a également unlexique très technique et, c’est peu de le dire, unvocabulaire recherché, mais ce n’est jamais pourse piquer de métaphysique systématique ets’exhausser jusqu’à la vérité de l’existencehumaine à coups de néologismes créés de toutespièces ou de mots-valises. Au contraire, c’est auplus près de l’épaisseur historique et de la singu-larité intime des langues que la pensée de Jankélé-vitch élabore un idiolecte philosophique par desavants dosages, où les termes les plus rareséclairent de manière inattendue les mots les plususés par le commerce du langage ordinaire. Sansdoute cette langue philosophique est-elle, en cela,poétique. Non qu’elle « rémunère le défaut deslangues 1 », comme la poésie selon Mallarmé.Bien plutôt organise-t-elle la rencontre entre lesmots de tribus différentes, historiquement (grec,latin, russe) ou disciplinairement (esthétiquemusicale, mystique chrétienne, théologie judaï-que, morale). Le style de Jankélévitch est ainsiaventureux, à condition qu’il réussisse – mais quiprétendrait le contraire ? – à relier artistement cesdifférents thèmes. N’est-ce pas en cela que résidel’art de la composition musicale ? Si Jankélévitchse fait l’émule du musicien, c’est néanmoins avec

1. Voir Mallarmé, « Crise de vers », Œuvres complètes,Gallimard, 2003, t. II, p. 212 sq.

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une virtuosité tout involontaire, qui n’est pas leproduit d’une recherche de l’effet. Pourtant, ilaccède à une authentique musicalité de l’expres-sion. Soutenue par les échos immémoriaux demots choisis avec un soin d’orfèvre, cette formeinattendue de l’exposé philosophique se fait à lafois musique et pensée, pour rendre compte del’aventure mélodique 1 des vies qui se rencontrent.

PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’AVENTURE :L’AVÈNEMENT DE L’AVENIR

Si l’aventure nécessite du courage, celui derompre avec le confort de l’habitude – l’aventuredisparaît au moment où elle redevient une habi-tude –, elle n’apparaîtra jamais à celui qui s’ylance avec le sérieux de la témérité (l’aventu-risme). Comment dès lors la saisir dans cet entre-deux ? La réponse de Jankélévitch est claire :nulle part, parce qu’elle est cet entre-deux etl’espace de jeu qui conduit alternativement d’unpôle à l’autre de cet espace. L’aventure est la

1. C’est Bergson qui compare la vie à une mélodie où lesvécus sont fondus les uns dans les autres telles les notes demusique, qui ne se succèdent pas mécaniquement commedes perles sur un collier mais résonnent l’une dans l’autre,l’une par l’autre (Essai sur les données immédiates de laconscience, op. cit., chap. II, p. 55, et les notes deR. Ehrsam, p. 54).

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capacité à se lancer dans l’énigme du futur, pourprécipiter l’avènement de ce qu’il renferme, mêmesi l’on ignore tout de ce que contient cette boîtede Pandore. Cette indétermination du contenu del’avenir, accompagnée néanmoins de la certitudede son avènement, est ce que Jankélévitch appellele je-ne-sais-quoi, qui qualifie la nature indiscer-nable de ce qui est presque là sans l’être, ce quenotre auteur nomme ici le futur le plus proche(« futurum proximum »), et ailleurs « l’instant »ou « l’occasion », sur la ligne de crête entre le pré-sent et l’avenir.

C’est cela qui est mystérieux : l’instant aventu-reux où quelque chose se décide qui n’était pasprévu. C’est que, comme Simmel y a insisté égale-ment 1, l’aventure est une chance que l’on pro-voque, à la manière de celui qui saisit le kairos,devinant qu’il y a là une occasion pleine de pro-messes, mais il ne sait pas lesquelles. Nous par-tons à l’aventure, mais c’est l’aventure qui nousgagne et nous séduit jusqu’à ce que nous misionstout sur et pour elle. Aussi, Jankélévitch n’hési-tera pas à la comparer au ravissement du chantde la sirène. Cette découverte hasardeuse, on peutl’appeler la sérendipité de l’aventure, art de fairedes découvertes involontaires à force de tâtonner.Elle est à mettre sur le compte de la réussite

1. Voir les textes de Simmel dans le Dossier, p. 362 sq.

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plutôt que de la simple Fortune, car elle relève dela chance provoquée, à la fois dans le duel du défiet dans la dualité de la séduction.

L’aventure perturbe donc le cours ordinaire dutemps régulier, celui de l’ennui, de l’habitude, dela routine, pour faire advenir un autre temps, quiest comme au-delà de ce temps sans événement :c’est le temps où advient quelque chose d’inhabi-tuel, et l’aventure est la décision de précipiterl’advenue de cet « instant en instance », immi-nence éminente, en vertu de la fascination équi-voque que l’inconnu exerce sur l’hommeaventureux. Comme le tabou suscite la tentationde la profanation et l’interdit celui de la trans-gression, l’aventure est une « passionnante insé-curité » où, dans un vertige, il nous prend l’envied’éprouver notre vitalité à même l’imminence dela mort : « C’est l’état de transgression qui com-mande le désir, l’exigence d’un monde plus pro-fond, plus riche et prodigieux, l’exigence, en unmot, d’un monde sacré 1 », résumait GeorgesBataille (1897-1962).

C’est ici que se trouve l’alternative fondamen-tale : rompant avec l’ennui, l’aventure ne quittepas tout à fait le registre du sérieux, mais oscilleentre le jeu du rapport esthétique et le sérieux du

1. Georges Bataille, Lascaux ou la Naissance de l’art[1950], Genève, Skira, 1980, p. 38.

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rapport éthique. L’aventure n’est ni dans l’un nidans l’autre rapport exclusivement, ni au milieu,comme on pourrait le penser sur le modèle dujuste milieu qui sert d’ordinaire à caractériserl’éthique d’Aristote, ni dans la réconciliation syn-thétique du jeu et du sérieux. En effet, une tellesynthèse ne correspondrait à aucune expériencevécue, dans la mesure où le jeu et le sérieuxs’excluent et luttent sans réconciliation possible,quand bien même il y aurait du sérieux dans lejeu et une part de jeu dans le sérieux. Ce n’estdonc pas la synthèse dialectique de Hegel quipermet de penser la réalité vivante de l’aventure– comme l’avait bien compris déjà Kierkegaard(1813-1855) 1. Même si un hégélien peut éventuel-lement rendre compte du mouvement spirituel del’aventure, à considérer qu’elle referme l’opposi-tion du jeu et du sérieux dans une synthèse, chezHegel, le sérieux de la fermeture triomphe,puisque c’est la raison qui procède à la synthèsedialectique, en s’appuyant sur la longue durée del’Histoire, où se manifeste un sens qui correspondau processus progressif de la spiritualisation de la

1. Pour découvrir la pensée de Kierkegaard, on peut uti-lement se reporter à l’anthologie de Jean Brun : S. Kierke-gaard, L’Existence, PUF, 1962. Jankélévitch l’avait lu deprès, et l’avait connu notamment grâce aux travaux de sonami philosophe Jean Wahl (1888-1974), qui contribua à lefaire découvrir au public français.

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matière. La fin de l’histoire, chez Hegel, serait lemoment de la réconciliation définitive, le « Savoirabsolu », où le système de l’existence se referme-rait sur lui-même. Mais le style a disparu.

Au contraire, si l’un des deux pôles devaitdominer la relation, dans la lutte entre le jeu et lesérieux qui caractérise l’aventure, ce serait plutôtle jeu, c’est-à-dire l’espace irréductible qui séparele jeu du sérieux. C’est encore la musique qui doitservir à penser cette domination, puisqu’il nes’agit pas de résorber le sérieux (sans quoi nousretomberions dans un schéma hégélien), mais demaintenir l’opposition, l’équilibre instable : le jeuest comme la note dominante d’un accord disso-nant avec le sérieux. Le jeu de la dualité ne serésorbe donc jamais en une unité sans mettre àmort l’aventure. C’est en ce sens que l’aventureressemble fondamentalement à l’amour, s’il estvrai que, dans l’amour, on trouve toujours,comme l’écrit Rilke dans les Lettres à un jeunepoète, « deux solitudes se protégeant, se complé-tant, se limitant et s’inclinant l’une devantl’autre ». Tel est l’amour du jeu et du sérieux.Contre la dialectique hégélienne, qui digère leconcret dans la phénoménologie de l’Esprit, ladialectique entre les contraires est une dialectiquesans totalisation : un jeu de renvois perpétuels oùpersonne ne gagne jamais définitivement. Cettedialectique indécise de l’oscillation est donc sans

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fin, ce en quoi elle ressemble plutôt au mouve-ment indécis et aventureux de la caresse : dansTotalité et Infini, Emmanuel Levinas comparaitcette dernière à une « marche à l’invisible 1 ».

Il est donc de l’essence même de l’aventure dene vouloir jamais s’éteindre et, à cet effet, il fautque le sérieux ne prenne jamais le dessus, sansquoi il ennuie le joueur, qui quitte la partie. Sansdoute le sérieux est-il comme le vent pour laflamme de l’aventure : il éteint la petite et attisela grande, d’une part ; il nourrit la flamme qu’ilalimente en juste proportion, mais éteint celle surlaquelle il veut prendre le dessus, d’autre part.

1. Voir la section B de la quatrième partie de Totalité etInfini, œuvre qui a paru en 1961, peu de temps avant L’Aven-ture, l’Ennui, le Sérieux. Levinas était très proche de Janké-lévitch, dont il a suivi les cours. On peut lire pour plus dedétail l’article de Joëlle Hansel, « “Élection” et “exception” :l’unicité du moi selon Levinas et Jankélévitch », in Fl. Bas-tiani (dir.), Bergson, Jankélévitch, Levinas, Manucius, 2017,p. 190-202. Il faut préciser que, là où Levinas oppose fronta-lement l’idée de totalité et celle d’infini, il y a chez Jankélé-vitch totalité et totalité, dans une perspective tout à la foisnietzschéenne, bergsonienne et simmélienne, qui distingue latotalité mécanique (le système) et la totalité organique (lestyle), qu’il lui arrive d’appeler joliment « totalité allusive ».Voir sur ce point le chapitre I de son Henri Bergson, op. cit. ;L’Ironie, Flammarion, 1964, p. 98 ; et les commentaires dePhilippe Grosos, « Vladimir Jankélévitch ou le charme destotalités allusives », Questions de système, Lausanne, L’Âged’homme, 2008, p. 177-190.

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Inversement, une aventure qui ne serait qu’unjeu sans risque serait par trop désolidarisée duvécu. Telles sont les aventures imaginaires, cellesque nous rêvons, celles que nous éprouvons loin-tainement comme spectateurs d’une tragédie quenous ne vivons pas, comme au cinéma ; cellesenfin, bien réelles, dont nous ne lisons que le réciteffectué par ceux qui les ont vécues. Imaginaires,virtuelles, racontées, les aventures n’en sont plus,car l’aventure se vit à la première personne. Orcela ne se peut que si nous ne connaissons pas lafin, et à condition de donner des gages : l’aventuren’a une aussi grande valeur pour la vie que dansla mesure où elle met en péril quelque chose deprécieux, qui peut être perdu. En cela, l’aventureest une expérience typiquement humaine, dans lesens où elle est inaccessible même aux dieux,comme le suggère au passage Jankélévitch dansune considération enlevée et gracieuse : « Peut-être les anges auraient-ils bien envie de mourirpour pouvoir, comme tout le monde, courir desaventures ; ils sont condamnés, hélas ! à l’immor-talité et meurent peut-être de ne pas mourir ! »(p. 147-149). Voilà pourquoi le philosophe sepenche d’abord sur cet aspect le plus évident, leplus impressionnant aussi, de l’aventure, dans latypologie qu’il en propose : la vulnérabilité, sanslaquelle il n’est pas d’« aventure mortelle ».

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QUELLES AVENTURES ?L’APPROCHE TYPOLOGIQUE

L’AVENTURE MORTELLE

ET LA MORT DE L’AVENTURE

Sans surprise, c’est d’abord la finitude humainequi fournit le modèle de l’aventure, si l’on consi-dère la vie comme un tout, comme un capricede l’éternité inerte. Mais Jankélévitch ne sacrifiepas à cette rhétorique facile de « l’aventurehumaine » : la vie n’est une aventure que parfaçon de parler, dans la mesure où l’imminencede la mort n’habite pas chacun de ses instants. Orc’est cette imminence, cette possibilité de la fin,qui plane sur l’aventure effective, celle où l’impré-visibilité côtoie le danger ou tout au moins l’insé-curité. L’aventure est engagée dans un processusqui est voulu, mais non maîtrisé. Ce qui est ainsichoisi activement, c’est la perte du contrôle surl’environnement extérieur et le devenir danslequel nous nous laissons happer. D’où l’analogieentre l’aventure et le vertige : l’appel des cimestutoie l’appel de l’abîme, parce que la fascinationest un mixte de désir et d’effroi, parce que ce quiest désiré n’est pas tant l’effroi que la tentation,épreuve d’une vitalité qui s’enfle en succombant.Les penseurs allemands du XIXe siècle ontbeaucoup glosé sur ce genre d’ambivalences,

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omniprésentes dans nos existences. L’aphorismede Nietzsche est passé en proverbe, qui pose que« ce qui ne me tue pas me rend plus fort 1 », dansla veine du poète Hölderlin : « aux lieux du périlcroît/ Aussi ce qui sauve 2. » L’existence est undépassement de soi, un dépassement concret etnon conceptuel. C’est le dépassement de l’ascètequi s’entraîne à se surpasser par des exercices(askèsis, en grec) spirituels, « avec l’âme toutentière ». L’âme ne s’élève que par une éducationdu corps, exercice auquel s’exhortent les mys-tiques qui s’exhaussent vers Dieu.

Ce dépassement est donc pensé à même la viequi creuse un sillon dans sa propre chair : ledépassement de soi n’est pas seulement envisagécomme guérison et cicatrisation par simple méta-phore, chez Nietzsche. C’est du plus profond dela souffrance et de l’horreur qu’est conquise cequ’il appelle la « grande santé 3 ». C’est la vie quiest un processus de transcendance de soi par soichez Simmel, comme l’a d’ailleurs établi Jankélé-vitch dans un article pionnier qu’il lui avait

1. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Maximes etpointes », § 8, trad. P. Wotling, GF-Flammarion, 2005.

2. Hölderlin, Œuvres complètes, trad. G. Roud, Galli-mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 867.

3. Voir Le Gai Savoir, § 383, et la préface au livre IId’Humain, trop humain.

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consacré 1, et cette expérience est d’abord vécue– vivante épreuve qui ne se prouve pas. Sur cepoint, nous sommes très loin de la transcendancesartrienne de l’ego 2 – qui fait l’épreuve de l’exis-tence par une sortie de l’esprit hors de son siteincarné (un esprit qui n’est pas engagé, ironiseraJankélévitch, mais qui s’est seulement engagé às’engager) 3 – ou de la manière heideggérienned’envisager l’existence comme une façon pourl’homme de se projeter hors de l’immédiateté 4.

Or c’est cette résistance du donné, de l’instant,cette épaisseur de la vie qui constituent le mystèreà côté duquel Jankélévitch ne veut pas passer.Voilà pourquoi il se détourne de la temporalitételle qu’elle est conçue par l’existentialisme et parune branche de la phénoménologie. Si la tempo-ralité des phénoménologues est proprementhumaine, elle est encore envisagée par eux comme

1. « Georg Simmel, philosophe de la vie », repris commepréface à G. Simmel, La Tragédie de la culture, op. cit. Surla notion de transcendance de soi, voir p. 26-41.

2. Voir Sartre, La Transcendance de l’ego, Vrin, 2000.3. Sur l’engagement et la résistance chez Jankélévitch, et

son opposition sur ce point à Sartre, voir Vladimir Jankélé-vitch, L’Esprit de résistance. Textes inédits, 1943-1983, AlbinMichel, 2015.

4. C’est là un raccourci éhonté des développements trèstouffus du grand livre de Heidegger, Être et Temps (1927),qui consacre un paragraphe (difficile) à la notion d’aven-ture (§ 73).

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homogène, désolidarisée de son site et des situa-tions concrètes – en dépit de la rhétorique situa-tionniste de Sartre. C’est pour cette raison queJankélévitch insiste tant au contraire sur le faitque le temps, bien que durée continue, est rythmépar des événements plus ou moins anguleux quifont saillie dans nos existences et ne peuvent pasne pas nous interpeller et nous pousser à agir.C’est un point sur lequel, par fidélité à l’égard deBergson, il décide de lui être infidèle : là où cedernier faisait fond sur le fait que le temps réelétait effectivement une durée créatrice, Jankélé-vitch insiste plutôt sur l’instant irréductible, celuiqui apparaît dans certaines conjonctures tempo-relles que personne ne pouvait prévoir et dont lessuites ne sont elles-mêmes pas prévisibles. C’estl’instant où la temporalité de la méditationrejoint celle de l’action, l’instant décisif qui est letemps de la morale en acte, où le couperet dujugement met fin à la délibération. Ou plus exac-tement encore : c’est le temps de l’engagementeffectif qui montre qu’ici il n’y a même pas àdélibérer.

En effet, l’aventure n’est pas l’aboutissementd’une tergiversation ; elle est ce qui met un termeà la tergiversation de la conscience, ce qui nel’empêche pas elle-même d’aimer ensuite lesdétours et les méandres. Mais ce ne sont plus les

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tergiversations d’une intériorité loquace et justi-cière. Au commencement, l’aventure dépendd’une décision plutôt négative que positive : celled’abandonner la maîtrise que la consciencemorale se donnait du monde en comparant diffé-rents motifs. L’aventureux se jette pour ainsi direà l’eau.

Cette impulsion ne lui vient donc pas de laraison, qui compare et évalue des motifs, mais nefournit pas de véritable mobile. La raison estplutôt le lieu de l’hésitation que celui de l’oscilla-tion aventureuse. Avec la seule dialectique ration-nelle, on peut montrer tout et son contraire,comme le savaient déjà les sophistes : que Dieuest et qu’il n’est pas, que l’homme est libre et qu’ilne l’est pas, et ainsi de suite. La raison est enréalité toujours retardataire, faculté de rationali-sation du réel qui permet de justifier rétrospecti-vement tout et son contraire. Mais la réalité del’action, et avec elle la profondeur morale del’intention, sont antérieures à la rationalisation.La raison est la pointe discursive émergée dumonde de la vie, qui arrive toujours après coup :« La chouette de Minerve [symbole de la philoso-phie] ne prend son envol qu’à l’irruption du cré-puscule 1 », écrivait Hegel. Et, après coup, elle se

1. Hegel, Principes de la philosophie du droit,trad. J.-F. Kervégan, PUF, 2013, préface, p. 134.

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défie des extrêmes au nom de la dialectique : lathèse et l’antithèse étaient l’une et l’autre dansune condamnable extrémité.

Au contraire, l’aventure aime les extrêmes, carl’aventure est radicale : elle touche aux racinesvitales de l’être. Voilà pourquoi elle ne saurait selaisser domestiquer par la juste mesure du raison-nable, « cette heureuse intermédiarité qu’Aristoteconfondait un peu vite avec l’excellence », préciseJankélévitch. À déduire un peu hâtivement le rai-sonnable du rationnel, en vertu de la juste mesure,les Grecs étaient voués à assimiler l’aventure à ladémesure immorale, à l’hubris de ceux qui jouentinsolemment avec les lois des dieux.

Si donc l’aventure aime les extrêmes, c’est parcequ’elle n’est pas sous la tutelle de la raison raison-nante, non plus que de la raison raisonnable. Nonqu’elle soit tout bonnement irrationnelle : sesmobiles sont infra-rationnels, c’est-à-dire icivitaux. Ce sont certains paramètres vitaux quiconduisent à l’aventure, qu’indiffère la recherchede la vérité rationnelle, dans la mesure où ce quilui importe est l’intensification de la vitalité. Voilàpourquoi elle se meut parmi les extrêmes, là oùcette intensité peut atteindre son paroxysme : elleaime les cimes et les abysses, les pôles glacés et lesdéserts, l’altérité la plus radicale dans ce qu’ellesuscite d’altération bénéfique. L’extrême autreouvre l’ego aventureux à la dimension d’un soi où

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la maîtrise rigide de ses propres douanes n’entreplus en ligne de compte.

C’est cette expérience des limites qui rend la vieporeuse à la mort imminente, et cette fréquenta-tion inquiète intensifie la vitalité. Pour cela, iln’est même pas nécessaire de faire des milliers dekilomètres ou d’aller dîner chez les cannibales :le ravissement esthétique, la rencontre amoureuse,l’expérience mystique sont autant d’aventures, àdes titres divers. De cette dernière, variété del’aventure amoureuse, Jankélévitch ne fait pasune catégorie d’aventure à part entière, car ce quil’intéresse est la tension entre le jeu et le sérieux.Puisqu’il a été établi que l’aventure mortelle étaitla forme de l’aventure où dominait le sérieux, ondevine qu’elle peut signifier aussi la mort del’aventure, lorsque le péril de la mort emportel’aventureux dans une fin tragique – mort empi-rique de l’homme d’aventures –, ou bien lorsquel’aventure finit par se prendre au sérieux. Dèslors, elle devient aventurière, comme Jankélévitchl’a déjà suggéré au début de sa réflexion, ce quisignifie ici que c’est l’aventure elle-même, et noncelui qui la vivait, qui s’affadit jusqu’à n’être plusqu’une contrefaçon, une grimaçante caricature.

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L’AVENTURE ESTHÉTIQUE

ET L’ESTHÉTIQUE DE L’AVENTURE

Ce qui prémunit l’aventure contre cette mortpar étiolement, c’est son esthétisation ludique. Lepropos de l’auteur, ici, se renverse, dans l’archi-tectonique d’une dissertation dont la perfectionet l’innovation dialectique laissent pour le moinssongeur… L’aventure mortelle « pure » toutcomme l’aventure esthétique « pure » n’existentpas : ce sont les bornes du spectre de l’aventure,où celle-ci cesse d’exister. Toute aventure n’estqu’un savant mélange de jeu ou de sérieux, ouplus dynamiquement, comme l’aventure amou-reuse, un renvoi pendulaire de l’un à l’autre.

Dans l’aventure mortelle, l’homme était toutentier à ce qu’il faisait, ce qui est la définitionmême du sérieux : l’application concentrée de laconscience pratique à une tâche à laquelle elle sedonne. L’attitude sérieuse est du côté de l’imma-nence, de l’intériorité intropathique, où il s’agitd’éprouver des vécus (pathè) à même (intro)l’expérience aventureuse. L’aventure esthétique,au contraire, se détache de cette intimité imma-nente. Non qu’elle en sorte tout à fait, mais ellese tient sur son seuil, « à la fois dedans etdehors », où l’on retrouve l’alternative qui corres-pond au site même de l’expérience humaine de

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l’entre-deux, qui est par excellence celle de Janké-lévitch. Car la réciproque du théorème de l’aven-ture sérieuse est vraie : l’aventure meurt de sonexcès de sérieux, mais elle meurt aussi de sonexcès de désinvolture. Qu’elle franchisse le seuilvers l’extérieur, et elle n’est plus une aventure,mais la contemplation d’une aventure en troisièmepersonne. Cette théâtralisation de l’aventure faitqu’elle n’est plus vécue, mais entièrement esthéti-sée. Cette échappée désolidarise la conscience dela vie vécue, et autorise à rire des infortunes deshéros sur la scène. C’est encore une réminiscencebergsonienne qui préside souterrainement à cetteanalyse : dans la vie sérieuse, ainsi que l’établitLe Rire (1900), je fais corps avec les événements,et cette intropathie prend la forme de la sympa-thie, qui me permet de me projeter dans d’autresconditions de vie que la mienne, ou de l’empathie,qui me permet d’imaginer une souffrance que jene vis pas. Mais dans le comique, même la tragé-die devient risible, dans la mesure où le comiquevient d’une désolidarisation : je cesse de considé-rer comme un être vivant celui qui ne se conduitpas comme tel, qui cesse de se maîtriser et se rendvictime des lois de la mécanique, glissant sur unepeau de banane, ratant une marche.

Il en va semblablement dans l’aventure esthé-tique, lorsqu’elle va trop loin dans le détache-ment. Pour rester une aventure, il faut qu’un

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minimum de sérieux, d’intropathie subsiste, ce quiest le cas lorsque je me laisse aller à pleurer avecle héros, franchissant les frontières de mon egopour me laisser ravir par un vécu humain quidépasse mon individualité 1. Il y a du sérieux, dece point de vue, dans le ravissement esthétique,un sérieux moral dans la mesure où l’existenceincarnée d’autrui et le sens de ce qui a valeurhumaine me sont rappelés concrètement.

Si donc l’esthétique n’est pas exclusive del’éthique, elle est tendanciellement en concurrenceavec elle en ce qu’elle suppose une part de jeuavec le sérieux de la vie, qui signifie sa mise àdistance. Voilà pourquoi l’aventure esthétiquen’est jamais tout à fait à ce qu’elle fait, même sielle peut être tout entière à ce que fait quelqu’und’autre (romans, théâtre) ou à ce que l’on fait

1. De ce point de vue, Nietzsche, Bergson et Jankélévitchont également été marqués par l’esthétique de Schopen-hauer, développée dans le livre III de son maître-ouvrage,Le Monde comme volonté et comme représentation (1818).Schopenhauer y explique que le ravissement esthétiquepermet d’accéder à une expérience vécue qui dépasse notreindividualité illusoire, de façon telle que nous nous identi-fions à un processus plus vaste, celui du devenir gouvernépar un principe métaphysique qu’il appelle le Vouloir. Onpeut se reporter sur ce point aux § 51-52 de l’ouvrage cité,sur la poésie, la tragédie et la musique.

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« soi-même comme un autre 1 ». C’est-à-dire : oubien en se considérant au passé, racontant sesexploits, écrivant son journal de bord ou sonautobiographie, ou bien en vivant le moment pré-sent sur le mode du jeu (de société, d’acteur, decour de récréation, de séduction), ce qui signifieen réalité que nous ne le vivons pas sur le modeimmédiat et intropathique du sérieux, mais,comme l’écrit Jankélévitch après Bergson, « aufutur antérieur ». Le futur antérieur, c’est le pré-sent qui se vit comme un souvenir, c’est-à-diredéjà comme le récit qu’il pourra faire de soi, anti-cipant non sans orgueil ses propres fanfaron-nades : conférences de presse, dîners mondains etautres interviews. Cette extériorité à l’aventure estcelle que Jankélévitch, avec Huizinga, appellel’expérience de l’Homo ludens, l’homme qui joueavec le présent et se joue de lui : l’aventure esthé-tique, pour reprendre la distinction fondamentalede la philosophie de Schopenhauer, est le lieu de

1. C’est le titre d’un ouvrage important de Paul Ricœur,Soi-même comme un autre, Seuil, 1998, qui insiste en parti-culier sur le fait que ce que l’on appelle « soi » est uneconstruction narrative qui gagne moins à être penséecomme identité, c’est-à-dire subsistance d’un contenu oud’une forme à travers le temps, que comme ipséité, c’est-à-dire rapport à soi orchestré par la mémoire et le récit desoi.

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la Représentation et non du Vouloir 1, ce dernierétant du côté du sérieux et de l’éthique. C’est direqu’une représentation théâtrale, même une repré-sentation tragique, n’est pas une tragédie, commel’est l’aventure mortelle, mais une tragédie simu-lée : l’aventure esthétique est le lieu du « commesi 2 » où tout le monde « joue le jeu ». Jeux derôle, jeux d’enfants : « faisons comme si nousétions… » des restaurateurs, des docteurs, desIndiens et des cow-boys.

L’aventure esthétique, en ce sens – et même sic’est en réalité le cas de toute aventure –, est uneminiature de la vie dans la vie : la vie qui joueavec elle-même pour se reposer du sérieux de la

1. Le monde comme Représentation, chez Schopenhauer,désigne l’ensemble des phénomènes visibles dans l’espace,ceux que notre perception met en forme pour leur donnerun semblant d’unité. Au contraire, le Vouloir est le mondesoustrait à notre perception, celui des processus en devenir,qui constituent la véritable trame du monde, celle du tempsqui détruit toutes les formations statiques que notre enten-dement produit à partir des données des sens pour pouvoirstabiliser le monde et agir sur lui.

2. « Comme si » est une expression dotée d’un sens etd’une portée philosophique très féconds, dont on trouve desindications chez Jankélévitch et sur laquelle s’arrête le grandlivre de Hans Vaihinger, partiellement traduit en français :La Philosophie du comme si, trad. C. Bouriau, Kimè, 2008.Voir le livre de Christophe Bouriau, Le « comme si ». Kant,Vaihinger et le fictionalisme, Cerf, 2013.

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No d’édition : L.01EHPN000802.N001Dépôt légal : mai 2017