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ŒUVRES DE GABRIEL TARDE sous la direction d’E. A lliez I. Monadologie et sociologie H. La logique sociale III. L ’opposition universelle IV. Les lois sociales V. Essais et mélanges Visant à mettre à la disposition rapide du public un ensemble significatif de textes non disponibles en librairie, cette édition des Œuvres de Gabriel Tarde est établie en suivant la version la plus définitive de chaque texte. A l’appareil critique propre aux publications savantes, nous avons substitué le principe d’une présentation pour chaque tome, éventuellement accompagnée d’une postface, qui ne prétendent en aucune façon constituer un commen- taire de l’ouvrage mais ouvrir des perspectives sur la philo- sophie tardienne. © Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1999 Monadologie et sociologie

LAZZARATTO - Gabriel Tarde. Un Vitalisme Politique

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LAZZARATTO - Gabriel Tarde. Un Vitalisme Politique (POSFÁCIO À MONADOLOGIE ET SOCIOLOGIE)

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  • UVRES DE GABRIEL TARDE sous la direction dE. A lliez

    I. Monadologie et sociologie H. La logique sociale

    III. L opposition universelle IV. Les lois sociales

    V. Essais et mlanges

    Visant mettre la disposition rapide du public un ensemble significatif de textes non disponibles en librairie, cette dition des uvres de Gabriel Tarde est tablie en suivant la version la plus dfinitive de chaque texte.

    A l appareil critique propre aux publications savantes, nous avons substitu le principe dune prsentation pour chaque tome, ventuellement accompagne dune postface, qui ne prtendent en aucune faon constituer un commentaire de louvrage mais ouvrir des perspectives sur la philosophie tardienne.

    Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, 1999

    Monadologie et sociologie

  • 102 Monadologie et sociologie

    cur, pour dominer un peuple de frres devenus ses sujets, les soumet quelque temps sa loi transmise par ses prdcesseurs et lgrement modifie par lui, ou marque son sceau royal ; et j appelle mort le dtrnement graduel ou subit, l abdication volontaire ou force de ce conqurant spirituel qui, dpouill de tous ses Etats, comme Darius aprs Arbelles et Napolon aprs Waterloo, ou comme Charles Quint Saint-Just et Diocltien Thessalonique, mais bien plus compltement encore remis nu, rentre dans linfinitsimal do il est parti, dans l infinitsimal natal, regrett peut-tre, coup sur non invariable, et, qui sait ? non inconscient.

    Ne disons donc ni Vautre vie ni le nant, disons la non-vie, sans rien prjuger. La non-vie, pas plus que le non-moi, nest ncessairement le non-tre ; et les arguments de certains philosophes contre la possibilit de l existence aprs la mort ne portent pas plus que ceux des sceptiques idalistes contre la ralit du monde extrieur. - Que la vie soit prfrable la non-vie, rien, non plus, de moins dmontr. Peut-tre la vie est-elle seulement un temps dpreuves, dexercices scolaires et douloureux imposs aux monades qui, au sortir de cette dure et mystique cole, se trouvent purges de leur besoin antrieur de domination universelle. Je me persuade que peu dentre elles, une fois dchues du trne crbral, aspirent y remonter. Rendues leur originalit propre, leur indpendance absolue, elles renoncent sans peine et sans retour au pouvoir corporel, et, durant l ternit, savourent ltat divin o la dernire seconde de la vie les a plonges, lexemption de tous maux et de tous dsirs, je ne dis pas de tous amours, et la certitude de tenir un bien cach, ternellement durable.

    Ainsi sexpliquerait la mort : ainsi se justifierait la vie, par la purgation du dsir... Mais cest assez hypothtiser. Me pardonnez-vous cette dbauche mtaphysique, ami lecteur ?

    POSTFACE

    GABRIEL TARDE : UN VITALISME POLITIQUE

    De l h ym en du m on o ton e e t d e l b om og n e q u e p eu t-il na tresi c e n est l en nu i Si tou t v ien t d e l id en tit e t si tou t y v isee t y va, qu elle est la so u rce d e c e f l e u v e d e v a r i t qu i nousb lo u it? ,

    G. Tarde

    1. Toute chose est une socit, tout phnomne est un fait

    social 1 {MS, 58) - avec cette formule double dtente, on reconnatra un vritable cri lanc par Gabriel Tarde contre la constitution de la sociologie comme science de l homme . Toute chose, tout phnomne est un fait social, jusqu l adhsion atomique , ce phnomne naturel par excellence, dont Tarde nhsitera pas affirmer quelle est anime par des forces psychologiques et donc explicable par le tout sociologique ...

    Menant son terme la critique du jubstantialisme et la critique de l identit de_Ptre par une rinvention de la

    1. G. Tarde, Monadologie et sociologie , Essais e t m lan ges socio logiques,Lyon-Paris, Editions Storck et Masson, 1895. Sigle utilise : MS suivi de lapage dans la prsente dition.

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    monadologie de Leibniz, Tarde rapproche les barrires dautrefois entre le monde vivant et le monde inorganique, entre nature et socit , entre philosophie de la nature et thique. Ltre est ainsi dfini par un monisme spirituel qui nous achemine vers un psychomorphisme universel . Ce qui allait prter toutes les mprises quant la nature du psychisme et de la force psychique chez Tarde. Lexemple le plus remarquable en est fourni par l cole durkhei- mienne qui na cess de dnoncer les thses de Tarde comme le danger par excellence du psychologisme en sociologie.

    Nous affirmerons ici que le concept tardien de psychisme n a rien danthropomorphique en montrant que la thorie de Tarde doit tre comprise comme une thorie de la puissance, des forces, des affects et de leur expression. Si sa sociologie est une sociologie psychologique , cest au sens o le phnomne psychologique est une bifurcation et une mtamorphose de la force originaire qui est affect. Comme chez Nietzsche, il faut comprendre le monde comme une ralit de mme nature que celle de nos dsirs et de nos passions.

    De la rduction radicale de l univers un ensemble de monades (en tant que forces affectives), toutes sentantes, voulantes et croyantes, Tarde arrivera aux corps par un processus de constitution thique. Toute chose, tout corps est une socit dans la mesure o les forces affectives se heurtent, se composent et sagrgent selon des changes de commandement et dobissance dtermins par les diffrentiels de puissance les dfinissant. Les monades dominantes imposent leurs lois aux monades domines - quil sagisse de l atome conqurant , de l Etat ou dune Nation. Il ny" a pas dautres lois que des lois sociales, des compositions thiques. Loriginalit de la sociologie de Tarde repose sur cet unique principe qui l induit investir un vitalisme affectif en tant que vitalisme politique. Vie, diffrence et force sont immdiatement qualifies comme phnomnes sociaux en tant quexpression de diffrentiels de puissance, et donc de pouvoir. De l sensuit que le bio-pouvoir chez Tarde

    Postface 105

    ne signifiera pas, comme chez Foucault', gouvernement politique de la vie, car cest la vie qui est directement, immdiatement politique.

    Lactualit tonnante de la sociologie de Tarde rside dans sa tentative dexplication des phnomnes sociaux et psychiques sur la base dune ontologie des forces affectives (ou psychologiques ) et des relations de pouvoir quelles expriment. Si les rsultats ne sont pas toujours la hauteur du dfi quil lance, et se lance lui mme, l intuition mthodologique quil nous transmet est dune richesse incomparable eu gard la tradition sociologique qui a affirm sa domination en interdisant toute rfrence son uvre. Cest pourquoi nous pensons que les sciences sociales auraient tout gagner reprendre nouveaux frais l tude de la sociologie de Tarde en faisant fond sur le monisme affectif et la causalit toute particulire quil implique avec l action distance . Elles pourraient y trouver une nouvelle impulsion pour interroger les mutations actuelles du travail, de l activit communicationnelle et de la subjectivit.

    Mais on ne cernera pas la nouveaut et l originalit de la sociologie de Tarde sans la rintroduire dans un courant de pense qui, passant par Leibniz, Nietzsche et Bergson, pour aboutir plus prs de nous Simondon et Deleuze, dfinit un nouveau naturalisme , un matrialisme de l incorporel et du virtuel.

    2.En reprenant le projet leibnizien de subordination du

    mcanisme cartsien un dynamisme des forces, Tarde veut redonner puissance et virtualit la nature. Mais que de chemin les monades, filles de Leibniz, ont fait [...] depuis leur pre ... car dans la sociologie psychologique, le dynamisme des forces est absolument immanent ; il nie la transcendance (l harmonie ) qui rgissait encore chez Leibniz

  • 106 Postface

    le monde des monades. Ainsi libre de son empreinte classique, la monade n a plus besoin de prsupposer la substance et Yidentit de l tre pour fonder son activit.7Cest mme tout le contraire : la possibilit dexpliquer la diversit et la mtamorphose de l tre trouve son fondement dans la multiplicit et dans Y htrognit de la monade jT o u t se passant comme si, observer les monades se glisser dans le cur de la science contemporaine , Tarde interprtait les rsultats de la recherche scientifique comme sils craient les conditions pour une critique et une reformulation de la monadologie leibnizienne... La science tend pulvriser l univers, multiplier indfiniment les tres (MS, 43) ; ayant pulvris l univers, [elle en] arrive spiritualiser ncessairement sa poussire (MS, 55).

    L infinitsimal redevient ainsi la clef de l univers : il ouvre sur l infini comme infinit des forces ; un infini absolument immanent, un infini rel selon la dfinition de Tarde, qui, sans plus renvoyer la transcendance de la divinit, remet l ordre du jour la question du dpassement de l homme en sa finitude. Tout vient de l infinitsimal, et, ajoutons-le, il est probable que tout y retourne. 1 Selon Tarde, cette manire de voir est destine produire en sociologie la mme transformation que celle produite en mathmatiques par l introduction de l analyse infinitsimale.

    Saisir l infini dans le fini, et le fini dans l infini, devient le but de la science (et de la sociologie). Et plus elle repoussera les limites de l analyse, et plus les lments infinitsimaux quelle dcouvrira perdront de leur homognit et de leur unit... On pensera ici la remarque de Nietzsche selon laquelle il est vain de parler datomes ou de monades en un sens autre que relatif. Les lments les plus simples rvlent en effet une complexit croissante de forces et de variations infinitsimales. Les lments derniers auxquels aboutit la science, l individu social, la cellule vivante,

    1. G. Tarde, Les Lois sociales. Esquisse d une sociologie, Paris, Flix Alcan, 1898, p. 159.

    Postface 107

    l atome chimique, ne sont derniers quau regard de leur science particulire (MS, 36). Tarde le dit et le rpte : on ne sarrtera plus sur cette ligne de pente.

    Mais comment caractriser la nature des lments infinitsimaux ? Ils ne peuvent pas, explique-t-il, tre dfinis par leur limite et leur enveloppe, mais par leur foyer central do il semble quils aspirent rayonner indfiniment jusqu l heure o la cruelle exprience des obstacles leur fait un devoir de se clore pour se garantir (MS, 37).

    Tarde reprend la philosophie du xv ir sicle, et notamment la philosophie de [Leibniz avec sa formalisation du calcul infinitsimal \ lejconcept de,lim ite : non plus considrer la limite comme contour, enveloppe de la forme, mais comme la limite de l action dune force. JJn e force tend la jim ite de ce quelle peut. Dj 'les stociens, dans leur dfinition de l tre, avaient oppos au couple forme-limite, le couple de l action et de sa limite. La limite de la graine, diront les stociens, est dtermine par la limite de son action et non par les contours de sa figure. Le germe, 1 crit Tarde en reprenant cet argument, tend sous l impulsion de sa force la limite de ce quil peut, cest--dire la ralisation de son tat adulte.

    Ces lments de plus en plus infinitsimaux (ou monades) dcouverts par la science ne sont pas des choses, mais des forces. Les petits tres infinitsimaux sont des agents et les petites variations infinitsimales qui les caractrisent sont des actions . L essence mme de toute monade est dfinie par l activit (MS, 56). Dfinis par leur force rayonnante , les lments infinitsimaux ne sont pas des

    1. Cf. J. M illet, Bergson et le ca lcu l infinitsimal, ou la raison et le temps, PUF, 1974, p. 138 : Le ressort profond de la pense infinitsimale, cest le raisonnement par passage la limite : ce type de pense suppose une tension de l esprit vers son objet, tension infiniment maintenue sans que jamais elle ne cesse. Sans quoi, si la limite tait atteinte, il ny aurait plus de pense infinitsimale, mais opration classique . Cette conception du calcul se fonde sur une critique du matrialisme et de l idalisme : Passer de lindivisible la diffrentiel, cest--dire dune sorte datomisme statique une doctrine du devenir.

  • 108 Postface

    lments simples mais des puissances, car tendre la limite de sa propre force est le propre de la puissance

    Si la formation de toute chose partir de ce qui jadis tait considr comme un point, et qui est en ralit une sphre daction, indfiniment largie, nest pas douteuse (MS, 56), Tarde sempresse de spcifier quil sagit de centres sphre daction et foyer infiniment multiples, de points de vue et de degrs diffrents (MS, 97).

    Aussi bien Tarde que Bergson font rfrence plusieurs reprises aux atomes tourbillons de William Thompson contre l hypothse des atomes indivisibles et homognes. Plutt qu une chose, l atome ressemble une multiplicit de tourbillons dont les mouvements engendrent les proprits de la matire. Latome devient ainsi un mouvement (...) cest un rapport entre des rapports. Nulle part le mcanisme na t pouss plus loin que dans ce systme, puisquela forme mme des lments ultimes de la matire est rame- / ? nee au mouvement.

    De cette premire dfinition des lments infinitsimaux en tant que forces, on dduira que la force est par nature plurielle (la force est un rapport entre des rapports ) et que la force en tant que puissance tendant la limite est toujours en acte : elle exerce sa puissance la limite de ce quelle peut.

    1. La monade ne tend pas seulement quelque chose, elle est cette tension mme. La difficult penser la monade vient du fait que notre intelligence ne peut sempcher de sparer lagent de laction, le but et l intention de l acte. Comme le suggre Nietzsche, pour avoir une ide de la monade, il faudrait rintgrer le sujet actif, son objet , ses intentions , ses fins , dans lacte aprs len avoir artificiellement extrait, ce qui a vid laction de son contenu .

    2. Henri Bergson, Les Donnes immdiates d e la conscience, uvres, PUF, 1959, p. 135.

    Postface 109

    3.

    Mais cette tendance> comment la concevoir, si ce nest sur le type du dsir ? Et le concept de force rayonnante, comment l apprhender ? La rponse de Tarde tient au fait que Le concept de force a t forg sur le type du dsir (MS, 48).

    Force et tendance qui constituent l tre de la monade, ltre de l lment infinitsimal, sont donc dsir. On pourra comprendre ainsi la spiritualisation de la poussire dans laquelle la science dissout la substantialit de l tre : en son procs de multiplication infinie des tres, la science tend unifier la dualit cartsienne de la matire et de l esprit dans un monisme de l esprit qui nous achemine vers un psychomorphisme universel. On rappellera quil existe deux manires de concevoir la rduction de la matire lesprit. Selon la premire, idaliste-classique, lunivers matriel se compose de mes tats desprits ou de leur possibilit. La seconde voie est explore par la monadologie ; elle pose que tout l univers extrieur est compos dmes autres que la mienne, mais au fond semblables la mienne (MS, 44) en ce que la nature de l me est toute affective, qualit pure , sentir sui generis. C est la conception de Tarde qui dcouvre au fond de l me, au fond des phnomnes internes quels quils soient, trois termes irrductibles : la croyance, le dsir, et leur point dapplication, le sentir pur2.

    Croyance et dsir, les deux puissances 3 de l me, ne sont ni logiquement, ni psychologiquement postrieurs aux sensations et aux passions. Au contraire, loin de natre de l agrgation de celles-ci, la croyance et le dsir sont indispensables leur formation et leur agrgation. Les sensa

    1. G. Tarde, La croyance et le dsir , in Essais e t m langes sociologiques, op. cit., p. 267.

    2 .1 b id .,. 240.3. Ibid . , p. 240.

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    tions et les passions naissent des diffrentes compositions/ combinaisons des puissances de la croyance et du dsir

    Bien que ce soit par leur similitude avec notre propre force psychique que les forces affectives sont connues,"'dsir et croyance en tant que puissances, tendances, intensits, nont rien danthropomorphique ; elles caractrisent tout le vivant, tout tre spirituel quelconque J Bien plus, on peut imaginer, au fond des eaux, des zoophytes dpourvus de toutes nos sensations et dous en revanche de sens qui nous manquent (dun sens de l lectricit, si on veut) ; mais on aura beau faire, on ne parviendra par nul effort desprit concevoir un animal, un organisme monocellulaire, qui, tant sensible, ne serait pas dou de croyance et de dsir, cest--dire ne joindrait pas et ne disjoindrait pas, ne retiendrait pas ou ne repousserait pas ses impressions, ses marques sensationnelles quelconques, avec plus ou moins dintensit. 2

    Sur la base de cette conception de l me, Tarde introduit une double filiation : les passions, les volonts et les desseins sont des mouvements simples ou complexes du dsir, tandis que la croyance produit les percepts, les concepts et les institutions . Mais comment saisir ce ddoublement de la force affective en dsir et croyance ? Pour Tarde, l me pure, pour ainsi dire, consiste en cette double virtualit ou plutt en une fusion de ces deux virtualits 3. Tout tre est expression des forces qui se manifestent travers des actes de dsir et de rpulsion et des actes

    1. U n ie principalement avec les sensations quelle accouple entre elles ou spare, la croyance produit la perception et le discernement des sens. Exerce directement sur les images juges telles, elle produit le souvenir [...] Le dsir sunit aussi, et trs intimement avec les sensations et aux images. Amalgam avec les sensations, il ne sen distingue pas en apparence ; il semble participer leur htrognit radicale et sappelle plaisir ou douleur physique. Appliqu aux images, il enfante le dsir proprement dit, ou vulgairement dit, l amour et la haine, ou pour mieux dire, toutes les passions (ibid., 244).

    2 .Ib id .,p. 242. .3. Gabriel Tarde, LOpposition universelle, Paris, Flix Alcan, 1897,

    p. 167.

    Postface 111

    d affirmation et ngation . Le dsir exprime l action de la force affective, et la croyance son versant intellectuel : celui-ci exprime Paspect volitif de la force affective ; celle-l l aspect logique La croyance est la force par laquelle toute monade distingue et se distingue des autres monades ; le dsir] est la force par laquelle elle se modifie et modifie les autres monades.

    La force affective est donc la fois et indissolublement dsir, tendance et point de vue), valuation j Comme dans la philosophie de la volont jde puissance nietzschenne2, la force est insparable dun point dej/ue, dune valuation que Tarde dfinit comme un jugement et un acte de foi . La croyance introduit un lment logique, intellectuel, car elle value, elle compare, elle tablit des identits et des liaisons entre les images et les sensations qui sont les lments diffrentiels de notre esprit et permettent dagir. C est pourquoi la force affective est dfinie par la croyance et le dsir. Dans lnonc Je dsire ceci , il y a selon Tarde deux forces distinctes considrer : le degr de dsir (ngatif ou positif) et le degr de croyance (ngatif ou positif) dont ce dsir est l objet. Les deux virtualits de Pme pure sont donc toujours inextricablement emmles et pourtant distinctes. Pour conclure sur ce point : dans la philosophie de Tarde, l tre sexprime travers deux puissances, la puis-

    1. Cet lment logique ne vise toutefois pas la vrit, mais la dose de croyance engage , le degr de conviction avec lequel les ngations ou les affirmations des jugements sont prononces. La logique de Tarde, la diffrence de la logique formelle, ne vise pas la recherche ou la relation de vrit , mais la direction de la croyance (et son augmentation ou sa diminution) ; le but de la science logique de Tarde est de saisir le rapport entre force et point de vue, entre force et valuation. La logique est au service de la force et de son rayonnement, et non linverse. La logique nest pas lart de dcouvrir la vrit, mais lart de changer de penses tout en conservant, sans diminution, la distance qui nous spare du vrai ou du faux , G. Tarde, La Logique sociale, Paris, Flix Alcan, 1895, p . 136.

    2. On rencontre en effet chez Nietzsche ce rapport entre croyance et dsir : Notre intellect, notre vouloir, nos sentiments mmes dpendent de nos ju gem en ts d e valeurs ; ceux-ci correspondent nos instincts et leurs conditions dexistence. Nos instincts sont rductibles la vo lon t d e puissance. Cf. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, Gallimard, 1995, p. 223.

  • 112 Postface

    sance dagir et la puissance de penser. Depuis ^ Spinoza,; on sait que cette bifurcation de la force affective est un thme classique de la philosophie de la puissance. Chez Tarde, la croyance et le jugement sont comme l lment subjectif de la pense, comme ce qui dans la perception et dans la pense affirme ou nie, dit oui ou non . La croyance est finalement la force affective de la pense.

    Sur la base de ce ddoublement de la force affective, Tarde affirme une priorit de la croyance sur le dsir, car cest le jugement, lacte de foi qui dfinit la facult de reconnaissance et de discernement par laquelle l esprit naissant , en apercevant quelques similitudes au milieu des diffrences et quelques rptitions parmi les variations, tablit l identit et la permanence du rel.

    Des sensations brutes, htrognes et juxtaposes, ne se heurtant pas encore, ne se contredisant pas encore, puisquelles n impliquent encore aucun jugement. C est le rgne de la qualit pure, du sui gencris de l irrationnel et de lirrductible. Quand les lments de l esprit naissant vont commencer se heurter, cest que dj les sensations se seront rptes en images et compares entre elles. 2

    En dfinissant le dsir et la croyance comme la bifurcation du sentir pur, Tarde vite dopposer comme le fait la philosophie moderne le sensible et l intelligible, l intuition et le concept, la volont et l intelligence. Ces dualits sont

    1. C est dire que le jugement universel se compose en majeure partie non de certitudes, de convictions superlatives auxquelles certains esprits refusent tort le nom de croyance, mais bien de croyances contestables et souvent extrmement faibles. C est donc une lacune grave de navoir paru attacher aucune importance cette considration des degrs de fois [...] Mais justement, ce quil y a de plus subjectif, de plus inhrent la pense en elle-mme, nest-ce pas la croyance ? G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 35.

    2. G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 136. Pour mieux comprendre le ddoublement de la croyance et du dsir, on peut encore se reporter Nietzsche ; U absolument d iffren ci serait impossible fixer dans la mtamorphose perptuelle [...] Et faute dune ralite permanente il ny aurait pas de miroir sur lequel puisse apparatre le simultan et le successif [...] Dabord nat la croyance au permanent et l identique hors d e nous [...] La croyance (le jugement) devrait donc avoir prcd la conscience de soi {op. cit., p. 238).

    Postface 113

    dpasses dans un monisme de l affect. Il y aurait donc pour Tarde deux sciences sociales qTtudient les deux cts de la force affective, la logique et la tlologie , mais une logique et une tlologie trs particulires, car leur objet exclusif serait le maniement et la direction de la croyance et du dsir en tant quexpressions de la puissance.

    4.

    Le parallle avec la thorie nietzschenne de la volont de puissance est invitable. Nietzsche se demande en effet sil ne suffit pas de se donner un monde constitu de dsirs et de passions pour rendre intelligible l univers mcanique ou matriel . Pour Nietzsche comme pour Tarde, il ne sagit pas de dire que le monde extrieur est une illusion, une apparence ou une reprsentation , mais daffirmer quil a une ralit du mme ordre que celle de nos affects. A la faon de Tarde qui dfinit la force par le sentir pur, Nietzsche dfinit la volont de puissance comme un pathos comme une forme affective primitive do drivent toutes les autres forces.

    Il faut, selon Tarde, prsupposer une force plus profonde qui rende les sensations possibles. Dans le son le plus lmentaire, dans le point color le plus indivisible, il y a dj une dure et une succession, une multiplicit de points et dinstants contigus dont l intgration est une nigme. Par quelle vertu les instants sonores successifs, dont l un a cess quand l autre a commenc tre, se combinent-ils entre eux ? Quest-ce qui rend possible cet accouplement fcond du mort et du v i f i 2

    Toute sensation, en se dveloppant dans le temps, requiert une force qui conserve ce qui nest plus dans ce qui est. Une

    1. La volont de puissance nest pas un tre ni un devenir, mais unpathos - cest l cicmcnt le plus lmentaire do rsulte ultrieurement un devenir, une action. Cf. F. Nietzsche, La Volont de puissance, op. cit., p. 354.

    2. G. Tarde, La croyance et le dsir , op. cit., p. 237-238.

  • 114 Postface

    force qui n agit pas selon les modalit sensori-motrices, mais une dure qui conserve le mort dans le vif, selon l expression de Tarde. A dfaut de celle-ci, toutes les sensations se rduiraient une simple excitation. Sans cette force qui est une dure qui conserve, sans cette succession fconde qui contracte l avant dans l aprs, il n y aurait pas de sensations, pas de vie, pas de temps, pas daccumulation et donc pas daccroissement. Sans cette dure le monde serait contraint de recommencer nouveau chaque instant. Le monde serait un prsent se rptant indfiniment, toujours gal lui-mme. La matire mme ne serait pas possible sans cette dure.

    La force est donc dfinie par deux proprits : par sa spontanit , car elle tend la limite de ce quelle peut, elle est activit, puissance toujours en acte ; et par sa rceptivit, car elle est sentir, capacit de contraction, de rtention du mort dans le vif. Comme chez Nietzsche, la force est pouvoir daffecter et dtre affect.

    Aussi bien chez Tarde que chez Nietzsche la force du pathos est l origine de tous les mouvements. Mme les mouvements mcaniques seraient inexplicables pour Tarde sans la prsupposition de cette force : Les mouvements de corps ne seraient que des espces de jugements ou de desseins forms par les monades l (MS, 46).

    De la nature affective (pathos) de la force, Nietzsche dduit que nexistent ni atomes ni monades mais des tre microscopique qui croissent, luttent et sont tous sentant, voulant et pensant . Tarde anime le monde de la mme manire : ce rapport dun sujet avec un objet qui lui-mme est un sujet est, non pas une perception qui ne ressemble en rien la chose perue et qui autorise par l le sceptique idaliste rvoquer en doute la ralit de celle-ci, mais bien

    ' 1. Que toute force motrice est volont de dominer, quil ny a pas dautres forces physiques, dynamiques, ni psychiques [...] J ai besoin de partir de la volont de puissance comme origine du mouvement. Par suite, le mouvement, ne peut tre conditionn du dehors, ne peut tre caus [...] J ai besoin de points dorigine du mouvement, de centres de mouvement partir desquels la volont agit. Cf. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, op. cit., p. 231 et 239.

    Postface 115

    la sensation d une chose sentante, la volition d une chose voulante, la croyance en une chose croyante, en une personne, en mot, o la personne percevante se reflte et quelle ne saurait nier sans se nier elle-mme. 1

    Pour Tarde, l instar de Nietzsche, le monde extrieur tel quil est conu par nos sens et par notre intellect n est rien dautre quune somme de jugements de valeur. Dans le langage, comme dans les sensations et les reprsentations, cest le rapport entre force et valuation qui dfinit le rel. Laffirmation de Nietzsche, selon laquelle des noncs tels que vert, bleu, rouge, dur, tendre sont des jugements de valeur et les signes de ces jugements 2, est rpte presque la lettre par Tarde : Au fond des mots il ny a que des jugements de nomination (...) et la langue considre dans son volution virale nest donc quune somme dactes de foi en train de crotre, ou aussi bien, ajoutons-le, de diminuer. 3

    Tarde se confronte directement la philosophie nietzschenne des valeurs en affirmant quune de ses meilleures considrations est celle qui caractrise toute poque et toute civilisation par une table de valeurs qui leur soit propre, car la hirarchie des valeurs que cette table dfinit dtermine les actes conscients ou inconscients de tous les individus et motive tous les jugements que nous portons sur leurs actes. On ne saurait contester Nietzsche ni l existence, ni l importance capitale des valeurs dont il parle. Mais elle suppose, avant tout, quil existe des quantits sociales. Car, pour quune chose puisse tre rpute plus ou moins quune autre, ne faut-il pas quelles aient une commune mesure - il faut donc admettre des quantits sociales. 4

    1. G. Tarde, Les Lois sociales. Esquisse d une sociologie, op. cit., p. 29.2. F. Nietzsche, op. cit., p. 248.3. G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 13-14. Et encore: S i lon

    parvenait rsoudre, entirement, les sensations, le rouge, le vert, le rude, le sucr, etc., en jugements, par exemple, ou bien en votions, tats de lme choisis parmi les principales combinaisons, diversement opres, de la croyance et du dsir, la science si opaque des psychologues deviendrait transparente jusquau fond (F. Nietzsche, op. cit., p. 243).

    4. G. Tarde, Psychologie conom ique, Paris, Flix Alcan, 19C2, p. 66.

  • 116 Postface

    Le rapport Nietzsche met ainsi en lumire la spcificit de la place occupe par Tarde dans lhistoire du matrialisme de la puissance et des forces affectives : traduire une philosophie des valeurs en une sociologie des valeurs par la dfinition de quantits sociales fondes sur la puissance du dsir et de la croyance.

    5.

    Les forces et leurs variations ne sont pas seulement actuelles. Forces et foyers des forces ont aussi une ralit virtuelle, car le rel n est explicable que rattach l immensit du possible . Dans le domaine physique et le domaine vivant, comme dans le monde social, le ralis semble ntre quun fragment du ralisable. ' Pour Tarde donc, le rel n est intelligible que comme un cas du possible. Au point quil n est pas ncessaire dadmettre l intervention dun libre arbitre pour affirmer la multiplicit des dveloppements possibles et des passs contingents : Il suffit de croire l htrognit, lautonomie initiale des lments du monde, qui, recelant des virtualits inconnues et profondment inconnaissables, mme une intelligence infinie, avant leur ralisation, mais les ralisant suivant leur propre loi propre, au moment voulu par cette loi, font jaillir des profondeurs de l tre, la surface phnomnale, de relles nouveauts impossibles prvoir auparavant. 2

    Les lments infinitsimaux possdent cette autonomie initiale, cette htrognit originaire, car les monades ont dans leur ralit virtuelle une cause interne de diversit qui est le vritable moteur de la transformation-transsubstantiation deux-mmes et du monde. Cette force interne de diversification dtermine le fait que les monades ne sont pas des units, mais des totalits spciales : La spcialit

    1. G. Tarde, Les Lois d e l im itation, ditions Kim, 1993 [1890; 1900], p. XXIII.

    2. G. Tarde, Logique sociale, op. cit., p. 158.

    Postface 117

    de chacun des lments, vritable milieu universel, est dtre non seulement une totalit, mais une virtualit dun certain genre, et dincarner en lui une ide cosmique toujours appele, mais rarement destine se raliser effectivement (MS, 93).1

    En empruntant la langue de Simondon, on pourrait dire que le virtuel dtermine dans l tre un quilibre mtasta- ble , un diffrentiel de potentiel qui empche l tre dtre gal lm-mme. Contenant en soi une cause interne de diffrentiation, une diffrence de potentiel, l tre est toujours plus quunit. Mais chez Tarde, la diffrence de Simondon, le potentiel est toujours dtermin par des diffrentiels dnergie affective : Une polarisation particulire de croyance et de dsir emmagasins dans chacun de ses lments. 2 La force diversifiante et la force conservatrice des types a un appui saisissable qui est intrieur la monade (MS, 94), cette totalit spciale, toujours en devenir, toujours plus quunit, toujours en acte.

    Une fois admise l existence du virtuel, l actuel n est quune infinitsimale partie du rel, prsent, pass ou futur. Les rapports mutuels des proprits, des forces, des facults, des caractres sont des sources dexistence non seulement relles, mais conditionnelles. Les virtualits tant donnes, nous ne pouvons affirmer la ncessit effective des phnomnes qui rsultent de leur rencontre sans affirmer en mme temps la ncessit dautres phnomnes qui peut-tre n ont jamais t, ni ne seront jamais, mais qui auraient t si dautres rencontres avaient eu lieu. 3

    1. Les forces de diffrenciation, comme les forces de conservation, sont rechercher lintrieur des organismes plutt qu l extrieur. C est sur cette base que Tarde critique le concept dvolution - car il prsuppose plus de complication la base des phnomnes qu leur sommet - et attaque le prjug si rpandu, suivant lequel le rsultat est toujours plus complexe que ces conditions [...] do il suit

  • 118 Postface

    Dans la philosophie de Tarde, le virtuel exprime l inclusion de l esprit dans.J.e monde ; un esprit qui ne renvoie plus un au-del, mais qui est immanent au monde, tout en se distinguant rellement de l actuel. Le virtuel est la partie incorporelle de notre ralit. Il y a, pourrait-on dire, par-dessus la vie et l enchanement des ralits, une vie silencieuse, un enchanement paisible de possibilits. 1

    Le rapport Bergson est ici vident ; comme est vident le recours au concept bergsonien de virtuel lorsque Tarde dfinit les monades comme des ralits qui sentre- pntrent rciproquement . A la diffrence des monades de Leibniz, les monades tardiennes ne sont pas un microcosme ferm ; elles sont ouvertes et agissent les unes sur les autres. Que les monades soient ouvertes signifie quelles sont des intensits qui sentre-pntrent rciproquement au lieu dtre extrieures les unes aux autres (MS, 56). Or on sait que l entre-pntrabilit 2 des lments dfinit chez Bergson les multiplicits intensives ; celles-ci se diffrencient des multiplicits extensives qui sont au contraire partes extra partes. Il y a donc deux types de multiplicit : l une est appele multiplicit de juxtaposition, multiplicit numrique, multiplicit distincte, multiplicit actuelle, multiplicit matrielle ; l autre est multiplicit de pntration, multiplicit qualitative, virtuelle. La monade de Tarde est une multiplicit de ce second genre.

    6.Une des tches de la sociologie de Tarde, en tant que

    science, consiste calculer, mesurer les variations de nos

    1 .Ibid., p. 160.2. Pour Bergson la dure est l exemple mme dune multiplicit intensive.

    On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pntration mutuelle, une solidarit, une organisation intime des lments, dont chacun, reprsentatif du tout, ne sen distingue et ne sen isole que pour une pcnscc capable dabstraire , cf. H. Bergson, Les Donnes immdiates de la con scien ce , op. cit., p. 68.

    Postface 119

    deux puissances (croyance et dsir) . Les psychophysiciens, malgr leur louable intention de quantifier l'me, me paraissent ngliger justement les deux seules grandeurs internes dont les variations continues, les degrs homognes, suggrent naturellement l emploi du calcul, quoiquelles chappent l application des instruments physiques de mesure : savoir la croyance et le dsir, et leur combinaison rciproque, le jugement et la volont. 1

    Comment dduire des quantits sociales de ce monde de forces affectives toujours en devenir ? Comment construire des sries sociologiques sur la base de ces forces intensives et de leur virtualit hors mesure ?

    Tarde reproche aux sciences sociales, et notamment l conomie politique, de ne pas prendre en considration les vraies quantits sociales. Aussi bien les utilitaristes, avec leur dfinition des plaisirs et des peines, que les tenants de la thorie de la valeur-travail passent ct (des actes de dsirer et repousser , d affirmer et nier , qui sont seuls susceptibles dtre mesurs./ Pour Tarde la croyance et le dsir sont des quantits, et il ne saurait y en avoir dautres dans les sciences sociales, car toute autre mesure compare entre elles des choses absolument htrognes (pour rester dans le domaine de l conomie politique, travaux diffrents ou peines et plaisirs htrognes).

    Mais quest-ce que la quantit dune force affective de dsirer et repousser, daffirmer ou nier ? La quantit de dsir et de croyance est une quantit spciale car il sagit dune quantit de la puissance, dune quantit intensive. La variation de la puissance est une variation de ses degrs dintensit, au mme titre que l lvation ou l abaissement de la temprature 2, cest--dire quelle varie selon un minimum et un maximum.

    Pour les calculer, il faut que les degrs successifs de changement de la croyance et du dsir soient spars par une

    1. G. Tarde, La croyance et le dsir, op. cit., p. 236.2. Ibid., p. 268.

  • 120 Postface

    diffrence qui, sans tre une distance, soit mesurable comme une distance. Il en est ainsi quand il sagit des variations dintensit dune opinion faible qui devient par degrs une nergique conviction ou dune inclinaison lgre qui se transforme, sans changer de nature, en passion dclare *.

    En de des jugements et des ides, qui peuvent varier dun individu un autre, il y a des doses de croyance engages ; il y a de mme sous les passions des doses de dsir engag . Communes tout ce qui existe, ces doses de croyance et de dsir sont mesurables selon le plus ou le moins en ce quil sagit de degrs de la mme puissance, du mme courant dnergie affective.

    Lnergie de tendance psychique, davidit mentale, que j appelle, dsir, est comme l nergie de saisissement intellectuel, dadhsion et de croyance mentale, que j appelle croyance,) un courant homogne et continu qui, sous la variable coloration des teintes de l affectivit propre chaque individu, circule identique, tantt divis, parpill, tantt concentr, et qui, dune personne une autre, aussi bien que dune perception une autre, dans chacune delles, se communique sans altration. 2 Parce quune quantit intensive est insparable dun seuil, elle est fondamentalement en elle-mme une diffrence. Sensuit que les forces ont la qualit correspondant leur diffrence de quantit.

    Une fois dfinie la quantit intensive, comment la mesurer ? Les quantits diffrentielles de dsir et de croyance constituent des units htrognes . Mais la pense nom- brante tend toujours une galisation de l unit htrogne et une annulation de la diffrence dans une galit numrique. La pense nombrante rduit la diffrence de quantit l galit car elle est tributaire dun concept abstrait de la

    'quantit. Tarde sattache alors montrer comment les units htrognes de la puissance peuvent sadditionner hors de la pense nombrante sans que les diffrences de quantit

    1. Ibid., p. 253.2. G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 31.

    Postface 121

    sy annulent. Soit l exemple dune arme comme addition dactes de dsir et de croyance : Une arme nest donc pas un simple total, comme les chiffres de la statistique, dont les units sont homognes ; elle est un tout comme un tre vivant. Elle est un nombre si l on veut, mais un nombre vrai, objectif, qui reste tel hors de la pense nombrante. 1

    La diffrence entre un nombre vrai, objectif, et le nombre de la pense nombrante rside dans le fait que les units htrognes et leur composition/combinaison reclent une virtualit qui diffre toujours de son actualisation ; or la portion non ralise de ces virtualits est quelque chose de rel2. Cette virtualit , propre toute quantit de puissance (dsir et croyance), n existe pas dans les units homognes de la pense nombrante. Il n y a pas de mesure commune au sens de la pense nombrante car il nexiste que des diffrentiels de puissance. Les puissances sont hors mesure et peuvent pourtant tre comptes sans perdre leur singularit. En sorte que ces diffrences de quantit expriment des diffrences de qualit3.

    Ce problme de la mesure se pose pour toute quantification des forces , aussi bien dans l conomie politique4 que dans la psychanalyse5 (au moins ses dbuts).

    1. G. Tarde, La croyance et le dsir , op. cit., p. 275.2. Ibid., p. 278.3. Nietzsche, ici encore, aide comprendre ce que pourrait tre une

    sociologie se proposant de construire des sries quantitatives de la puissance : Notre connaissance se borne dterminer des quantits, mais nous ne pouvons pas empcher que des diffrences de quantits ne soient pas senties comme des qualits [...] cest--dire que les rapports de grandeurs, nous les sentons relativement la possibilit dexistence quils nous offrent, comme des qualits. Cf. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, op. cit., p. 334.

    4. Or lconomie politique nous a appris, dans une certaine mesure, totaliser le dsir, quelle tudie non directement en face, il est vrai, mais, ce qui revient au mme, dans les richesses propres le satisfaire , cf. G. Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 16.

    5. C est en cherchant donner un fondement scientifique la psychologie que Freud introduit le principe des quantits abstraites : Deux ambitions me dvorent : dcouvrir quelle forme assume la thorie du fonctionnement mental quand on y introduit la notion de quantit, une sorte dconomie des forces nerveuses et, deuximement, tirer de la psychopathologie quelque gain pour la psychologie normale (S. Freud, Lettre a Fliess du 25 mai

  • 122 Postface

    La statistique sera donc la science sociale de l avenir pour autant quelle se proposera de mesurer les actes et les familles dactes qui expriment des forces internes avec plus ou moins dexactitude et ne se limitera pas rendre compte des donnes selon la logique de la pense nom- brante qui transforme les lois sociales en lois de la nature. Do l extrme insistance de Tarde sur ce point : il faut savoir retrouver au fond des choses susceptibles dtre mesures statistiquement les qualits internes, les croyances et les dsirs qui les constituent, car, nombre gal , les chiffres statistiques peuvent exprimer des intensits trs diffrentes.

    7.

    La sociologie des forces affectives, des quanta dnergie affective et des diffrentiels de puissance ne peut tre quune sociologie de la diffrence, de l htrogne, du changement pour le changement et dans le changement . En effet :|si les

    11895 in Naissance d e la psychanalyse, PUF, 1910, p. 10.) Selon F .G uattari, l hypothse dun dbit nergtique associ chaque opration psychique nest nullement draisonnable, mais il faut alors prsupposer une conception de l nergie et de sa mesure qui nous ramne directement la dfinition de la force et de l ncrgic affective chez Tarde. La psychophysique schizoa- nalytique doit refuser de se donner un substrat matriel et nergtique univoque et prsupposer des entits intensives , des quanta nergtiques relatifs la consistance de leurs inter-relations (actuelles et virtuelles) , cf. F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Galile, 1989, p. 44. Et Guattari de prciser quon ne peut exclure de cette conception de l nergie les objets incorporels et les processus dissipatifs propres la vie organique et psychique. Sa conclusion pourrait tre souscrite par Tarde en ce quils saccordent sur une mme conception de la force. Guattari explique en effet que le problme nest plus de faire entrer l me dans la matire ou l nergie dans la reprsentation, mais de tirer toutes les consquences du fait que, sil existe aujourdhui de la vie, de l esprit, du dsir et de la vrit loin de lquilibre, cest quil devait dj en exister, dans la nuit des temps, sous forme de bifurcations mtamorphiques pulvrulentes au sein des tats en apparence les plus amorphes (op. cit., p. 74). La dfinition de l nergie affective et de sa mesure dans la schizoanalyse nous ramnent ainsi la philosophie de la nature de Tarde.

    1. G. Tarde, Les Lois de l'im itation, op. cit., p. 122.

    Postface 123

    monades sont des agents et les variations qui les constituent des actions , si les monades sont foyers de rayonnement multiples et virtuels, si l lment infinitsimal a une force interne de diffrentiation, cest que ltre est diffrence. Ltre est le lieu de l htrognit et non de l homognit. La diversit, et non l unit, est au cur des choses (MS, 78). La vrit est que la diffrence va diffrant, que le changement va changeant et quen se donnant ainsi pour but eux-mmes, le changement et la diffrence attestent leur caractre ncessaire et absolu (MS, 69).

    Lhypothse de dpart de Tarde consiste identifier l essence et la fin de tout tre avec sa diffrence caractristique, de sorte que la diffrence naura plus dautre finaHt quelle-mme. Exister cest diffrer . L identit nest quune espce, et une espce infiniment rare de diffrence, comme le repos nest quun cas-limite du mouvement. Lidentit est toujours pose par la force et devra tre conue comme un simple tat transitoire, un moyen au service dune diffrence encore plus riche.

    Comme en cho la critique nietzschenne de Spinoza, Tarde nidentifie pas le dsir ou le besoin de conservation de soi au fondement de l tre. Lobjet du dsir ou son effet, l action, est toujours un changement, mais pas un changement quelconque, mais un changement de plus en plus nouveau, changeant et rnovateur, dtermin par les changements antrieurs ou postrieurs de l tre qui agit et par les changements extrieurs des autres tres. 1 C est cette htrognit qui permet Tarde de critiquer l utilit, la finalit et l harmonie. Lutilit, la finalit et l harmonie ne sont ni les causes, ni les buts, mais seulement les moyens et les effets dune diffrence toujours plus grande et plus riche. Comment et quelles conditions le nouveau est-il possible ? C est la question laquelle se propose de rpondre la sociologie de Tarde.

    1. G. Tarde, La variation universelle , Essais et m lan ges socio logiques,op. cit., p. 391.

  • 124 Postface

    8.Tarde mne jusqu son terme son projet de dsubstan-

    tialisation de l tre en refusant de considrer l espace et le temps comme des catgories a priori. A la diffrence des atomistes et des monadologistes concevant les lments ultimes comme nageant dans un mme espace et dans un mme temps indpendants de l existence de ces lments, dans la monadologie tardienne l espace et le temps sont des ralits lies l action des monades et l expression/ composition de leurs forces.

    Ltendue et la dure de nos sensations sont pour Tarde des quantits apparentes qui traduisent en langage sensationnel les deux seules quantits vraies de la conscience : le dsir et la croyance. Nous avons objectiv en une notion despace unique et identique notre facult de croire, cest--dire daffirmer et de nier, de reconnatre et de discerner, de coordonner logiquement et systmatiquement. Et la science elle-mme, par la dcouverte newtonienne de l attraction et de laction distance, mne cette conclusion. Chacun deux [les lments matriels], jadis regard comme un point, devient une sphre daction indfiniment largie et toutes ces sphres qui sentre-pntrent sont autant de domaines propres chaque lment, peut-tre espaces distincts, quoique mls, que nous prenons faussement pour un espace unique (MS, 57 [soulign par moi]). Selon le mme principe, Tarde prfre parler des dures de chaque monade, expression directe de leur dsir, objectives en un temps unique et identique : Et ne dirait-on pas aussi bien quaprs avoir objectiv en notions de forces nos efforts, nos vux, nos actes de dsir, nous avons objectiv notre facult de dsirer et de repousser, notre moi volontaire en cet trange notion de Temps, sorte de Dsir universel, sans terme et sans objet, commun tous les dsirs particuliers. 1

    1. G. Tarde, LO pposition u n iv er se lle , op. cit., p. 186-187.

    Postface 125

    Mais ds lors que la dsubstantialisation de l tre est pousse jusqu rduire le rel un champ de forces, des quantits dynamiques en rapport de tension vers dautres quantits dynamiques dont l essence nest autre que leur rapport avec toutes les autres quantits, et que l espace et le temps ne sont pas des catgories a priori, comment expliquer les rgularits des lois naturelles, la persistance des phnomnes biologiques et la contrainte quexercent les lois sociales ? Ce problme hantait dj les systmes monadologique et atomiste : le monde ayant t pulvris en une multiplicit dactions manant dune multiplicit dagents , tous indpendants et tous autonomes, comment rendre compte du fait que ces lments renoncent la libert absolue quimplique leur ternit pour entrer dans l association et le regroupement des phnomnes ? Les matrialistes doivent invoquer les lois universelles (...) sorte de commandement mystique (MS, 56) pour expliquer l association/combinaison des lments simples ; quant Leibniz, il devra formuler l hypothse de lharmonie prtablie pour expliquer l accord universel des phnomnes...

    Renvoyant dos dos les hypothses atomiste et monadologique, _Tarde pose que la dduction des corps du monde des forces affectives et de leurs diffrentiels de puissance ne peut tre quune dduction thiqu.' Si les lments infinitsimaux sont tous libres et indpendants, si les monades sont toutes sentantes, voulantes et croyantes, seules des relations dobissance et de commandement peuvent expliquer l accord, la stabilit et la rptition des phnomnes. Il faut donc prsupposer que toute chose est une socit, que tout phnomne est un fait social , au sens o tout corps est une hirarchie et une organisation entre des monades.

    Si lespace en quelque sorte surnaturel ainsi rsolu en espaces rels ou domaines lmentaires, on parvenait rsoudre de mme l entit creuse du Temps unique en ralits multiples, en dsirs lmentaires, il ne resterait plus comme dernire simplification qu expliquer les lois naturelles, la similitude, la rptition des phnomnes et la multiplication

  • 126 Postface

    des phnomnes semblables (ondes physiques, cellules vivantes, copies sociales) par le triomphe de certaines monades qui ont voulu ces lois, impos ces types, pos leur joug et pass leur faux sur un peuple de monades uniformises et asservies, mais toutes nes libres et originales, toutes avides, comme leurs conqurantes, de domination et assimilation universelle (MS, 57 [je souligne]). Toute forme de rgularit, physique, vitale et sociale, n est ainsi que la rptition des mouvement infinitsimaux voulus et imposs par des monades sur dautres monades.

    Les trois types de rptition universelle (vibratoire, gnratrice et imitative) qui dfinissent les similitudes, les sries et donc les quantits physiques, vivantes et sociales, sont les rsultats des rapports de pouvoir entre monades. Les trois principales formes de la rptition, sont autant de procds de gouvernement et dinstrument de conqute qui donnent lieu ces trois sortes dinvasion physique, vitale, sociale : le rayonnement vibratoire, l expansion gnratrice, la contagion de l exemple (MS, 96). Ce qui est remarquable dans ce passage, cest que Tarde semble rpondre de faon positive la question de /Nietzsche : la volont de puissance nest-elle pas galement le mobile du monde non organique ? Pour Tarde, les lois naturelles sont au service des forces et non l inverse. Ou pour le dire autrement : loin que les atomes soient soumis des lois universelles, ce sont les lois atomiques qui doivent tre conues comme la rsultante dune organisation politique des rapports entre atomes conqurants et atomes soumis.

    Les choses ne sont donc pas seulement des corps et des actions, comme l affirmaient dj les stociens, mais aussi des socits. Des socits animales, des socits cellulaires, pourquoi pas des socits atomiques ? (MS, 58). La socit nest pas un organisme ; cest au contraire l organisme qui ressemble l organisation politique de la cit. La monade est de par sa nature mme un fait social , car aussi loin quon mne l analyse on trouvera toujours des rapports, des potentiels, des variations entre forces. Aussi

    Postface 12 7la monade tend-elle composer sa force avec dautres monades pour augmenter sa puissance. Livre elle-mme une monade ne peut rien. C est l le fait capital, et il sert immdiatement en expliquer un autre, la tendance des monades se rassembler (MS, 66).

    Le corps et son rgime de ncessit est li la nature plurielle de la monade, comme son tre est dpendant dune multiplicit de rapports de pouvoir. Que signifie le fait que toute activit psychique est lie au fonctionnement dun appareil corporel ? La rponse de Tarde tient au fait que Dans une socit nul individu ne peut agir socialement, ne peut se rvler dune faon quelconque sans la collaboration dun grand nombre dautres individus, le plus souvent ignors du premier (MS, 66).^Le corps, selon le vocabulaire guerrier de Tarde, est le

    rsultat dune bataille que se livrent les monades : On peut dire que la forme actuelle de nos corps, la pondration mutuelle de nos organes, est en quelque sorte le trac dune frontire aprs une guerre, le rsultat momentan dun trait de pa ix . Le corps, selon une suggestion de.Bergson, se comporte la faon dune machine agir qui se reconstruit tout entire pour chaque nouvelle action, comme sil tait de caoutchouc. Le corps se mtamorphose parce que l organe nest quun serviteur de l individu, lequel nest essentiellement quune variation . Et la machine organique accompagne la mtamorphose de cette variation : Aujourdhui prdomine le besoin de connatre et le volume du cerveau saccrot de jour en jour... '

    9.

    Le multiple tant absolument divers, comment l union natra-t-elle ? Tarde admet une seule rponse cette ques

    1. G. Tarde, La variation universelle , Essais e t m lan ges so cio log iqu es ,op. cit., p. 403-4C4.

  • 128 Postface

    tion : chacun des agents universels a pour ambition de rgir tous les autres pour se faire un univers sa convenance. II faut voir dans chaque monade, dans chaque atome, un univers en projet . Selon l hypothse tardienne, la monade nest plus comme dans la thorie de Leibniz un microcosme , mais le cosmos tout entier conquis et absorb par un seul tre. Le meilleur terme pour exprimer la formation et la croissance dun tre quelconque est par consquent celui dacquisition ou dappropriation.

    La monade est par dfinition une multiplicit, un rapport entre rapports , et ces rapports, on l a vu, sont des diffrentiels de pouvoir : la monade est diffrence. Mais comment qualifier cette diversit ? II ne sagit pas dune diffrence prdicative selon l ordre de l tre ou de l attribution, mais dune diffrence dans le pouvoir de commander et dobir, dans la puissance daller jusquau bout de ce que la force peut. L attribut nest pas la prdication abstraite selon les modalits du verbe tre, mais la capacit de possder et de commander aux autres monades, toutes indpendantes et propritaires. La vraie proprit dun propritaire quelconque, cest un ensemble dautres propritaires ; chaque masse, chaque molcule du systme solaire, par exemple, a pour proprit physique et mcanique non des mots tels que l tendue, la mobilit, etc., mais toutes les autres masses, toutes les autres molcules (MS, 88).

    Commentant ces passages de la Monadologie tardienne, f Gilles Deleuze fait remarquer que le concept dappropriation, chez Leibniz dj, est directement li la nature du capitalisme. C est le verbe avoir et non le verbe tre qui peut exprimer la formation et la croissance dun tre quelconque. De ce principe, je suis, impossible de dduire, malgr toute la subtilit du monde, nulle autre existence que la mienne ; de l, la ngation de la ralit extrieure. Mais pos dabord ce postulat : j ai comme fait fondamental, l eu et l ayant sont donns la fois comme insparables [...] Au lieu du fameux cogito ergo sum, je dirais volontiers : Je dsire, je crois, donc j ai (MS, 86). La science elle-mme

    Postface 129

    na-t-elle pas fait dnormes progrs depuis quelle sest rsolue expliquer les phnomnes par des proprits et non par des entits ?

    Depuis des milliers dannes, on catalogue les diverses manires dtre, les divers degrs de l tre, et l on a jamais eu l ide de classer les divers degrs de la possession (MS, 89). La philosophiez investi le verbe tre comme une vritable pierre philosophale parce quelle a une conception substantialiste de l tre. Mais que le monde soit l ensemble des forces affectives et de leurs rapports, et seules l appropriation et la possession pourront l expliquer.

    Chacune delles tire le monde a soi, ce qui est se mieux saisir elle-mme. Elles font bien partie les unes des autres, mais elles peuvent sappartenir plus ou moins, et chacune delles aspire au plus haut degr de possession ; de l, leur concentration graduelle ; en outre, elles peuvent sappartenir de mille manires diffrentes, et chacune aspire connatre de nouvelles manires de sapproprier ses pareilles (MS, 93).

    10.De la nature de la force affective, Tarde extrait une thorie

    du pouvoir, rvolutionnaire pour son poque. Les rapports de commandement et dobissance que les forces expriment ne doivent pas tre interprts selon le rapport univoque du matre et de l esclave, car les monades sont toutes libres , indpendantes ; elles produisent et reproduisent une activit qui est toujours causa sui . Si le monde est une pluralit de forces hirarchises, les monades-chefs dpendent leur tour des monades subordonnes. Les matres doivent tre subalternes leur tour, dira Nietzsche1 ; ce que Tarde exprimera en disant que les monades sentre-possdent .

    1. Partir du corps et de la physiologie : pourquoi ? Nous obtenons ainsi une reprsentation exacte de la nature de notre subjectivit, faite dun groupe de dirigeants la tctc dune collectivit; nous comprenons comment ces dirigeants dpendent de ceux quils rgissent [...] comment la lutte sexprime

  • 130 Postface

    La libertjet l autonomie des monades impliquent des relations de pouvoir qui se fondent sur ces qualits. La causalit par laquelle une monade agit sur une autre monade est donne par la nature de l nergie affective ; elle nagit pas selon les modalits du contact ou du choc, mais selon les modalits de ce que Tarde appelle action distance : savoir l action dun esprit sur un autre esprit, dune force psychique sur une autre force psychique. On ne confondra donc pas les relations de pouvoir entre les monades avec la violence exerce par un corps sur un autre corps. En fonction de la nature des monades et de la nature de la causalit de la force affective, le pouvoir ne saurait sexercer par contrainte sans faire appel la suggestion et l imitation. On na vu que la moiti de cette vrit, et on l a mal vue, quand on a dit que la caractristique des fait sociaux tait dtre contraints et forcs. C est mconnatre ce quil y a de spontan dans la plus grande part de la crdulit et de la docilit populaires. 1

    Tarde signifie ainsi que le pouvoir se constitue positivement - et non par interdiction et rpression. Sil fait fond sur la rceptivit des forces, il se construit surtout sur la base de leur spontanit . La suggestion indique que le pouvoir opre tout dabord sur la crdulit (croyance) et sur la docilit (dsir). Il se fonde sur les deux puissances de l me. Tarde, aprs avoir longuement insist sur les relations de commandement et dobissance, sur la possession et l avidite insparables de la nature des forces, prcise que ces relations de pouvoir ne doivent pas tre comprises la manire de celles qui sexercent par exemple dans une arme. Laction dun esprit sur un autre doit prendre plutt comme modle la communaut religieuse et l autorit que les prtres exercent sur les fidles2. On se convaincra que

    mme dans l change du commandement et de lobissance , cf. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, op. cit., p. 300.

    1. G. Tarde, Les Lois d e l im itation, op. cit., p. XI.2. Le parallle avec la thorie de Foucault est vident dans la mesure o

    sa redfinition de la thorie du pouvoir sopre par le biais dune relecture

    Postface 131

    je n abuse point des liberts de lanalogie en assimilant les phnomnes biologiques aux manifestations religieuses de nos socits plutt qu leur aspect guerrier, industriel, scientifique ou artistique (MS, 100). L enregimentation des lments dans l arme , sil peut sembler plus efficace que le gouvernement religieux des mes, travaille en ralite moins en profondeur car il n investit pas directement les forces affectives. L arme ne transforme et ne rgnre pas le conscrit de la mme faon que l assimilation vitale, la cellule alimentaire ou la conversion religieuse le nophyte. L ducation militaire ne pntre point jusquau fond du cur (MS, 100). La supriorit du pouvoir religieux repose sur cette capacit mobiliser moins les ides et leurs reprsentations que des affects et des puissances.

    Que lon puisse pntrer jusquau fond du cur signifie-t-il que toute rsistance >> est impossible, et que l on ne pourra plus se soustraire la relation de pouvoir quimpliquent les forces affectives ? Ce serait mal comprendre le sociologue, car le dsir et les forces affectives ne fondent pas seulement les relations de pouvoir, mais aussi la rsistance aux relations de commandement et dobissancej'

    Toute espce vivante veut se perptuer sans fin, il y a quelque chose en elle qui lutte pour la maintenir contre tout

    de la volont de puissance nietzschenne en tant que force affective (pathos). On retrouve dans les crits du dernier Foucault toutes les caractristiques de la force et du pouvoir par lesquelles Tarde dfinit les relations de commandement et de possession. Le pouvoir cest un mode daction qui nagit pas directement et immdiatement sur les autres, mais qui agit sur leur propre action [...] Le pouvoir est une action sur laction , cf. M. Foucault, Deux essais sur les sujets et le pouvoir , in Hubert L. Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault : un parcours philosophique, Gallimard, 1984, p. 313. Une force sexerce sur une autre force moins pour la dtruire que pour induire un mouvement. Le pouvoir se dfinit donc par sa capacit a solliciter, inciter, suggrer des conduites. Le pouvoir est de lordre du gouvernement plutt que de laffrontement, car le pouvoir sexerce sur des sujets libres, en tant quils sont libres , en tant quils ont devant eux un champ de possibilits autorisant divers modes de comportements. libert est ainsi considre par Foucault comme une condition dexistence du pouvoir. Ce type de pouvoir renvoie au gouvernement des mes par lglise (le pouvoir pastoral ) plutt quau modle de la guerre.

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    ce qui sefforce de la dissoudre (MS, 79). Et pourtant, explique Tarde, tous les grands mcanismes rguliers, le mcanisme social, le mcanisme vital, le mcanisme molculaire, le mcanisme stellaire finissent par tre briss par des rvoltes internes .^Comment comprendre le changement et la mtamorphose infinie de la diversit si l tre tend persvrer dans son tat ? Comment se soustraire au commandement des monades conqurantes qui imposent leurs lois ?

    Pour rendre compte du changement, il faut expliquer comment les relations de pouvoir se modifient entre les monades. Un changement, une diffrence est toujours un changement et une diffrence dans les relations de commandement et dobissance, et donc une diffrence dorganisation et de hirarchie entre des monades conqurantes et des monades subordonnes. Les corps, les lois sont une composition/rptition des lments infinitsimaux, mais leurs lments composants, soldats de ces divers rgiments, incarnation temporaire de leurs lois, nappartiennent jamais que par un ct de leur tre, et par dautres cts chappent au monde quils constituent (MS, 80).

    La nature de l tre infinitsimal entrant dans l organisation dun corps nest pas dtermine unilatralement par la nature de la forme d association dans laquelle il est captur. La relation de pouvoir quune monade-chef impose des monades domines npuise pas la nature de la monade quelle domine. Les attributs que chaque lment doit son incorporation dans son rgiment ne forment pas sa nature tout entire ; il a dautres penchants, dautres instincts qui lui viennent denrgimentations diffrentes (MS, 80).

    Mais il y a surtout dautres penchants , dautres instincts qui se produisent du fond de la monade. Il y a, on l a vu, une cause interne de diffrenciation qui est cause de changements et de transformations continus. Mme si la monade-chef pouvait enrgimenter tous les penchants actuels de la monade domine, elle ne parviendrait pas en puiser toutes les virtualits. Llment infinitsimal

    Postface 133

    (monade) peut sappuyer sur cette cause interne de diffrenciation qui lui vient de la substance propre et fondamentale sur laquelle il peut sappuyer pour lutter contre la puissance collective, plus vaste, mais moins profonde, dont il fait partie... (MS, 80).

    Il faut remarquer que cette substance propre et fondamentale n est pas une substance actuelle mais une virtualit. Elle n est pas quelque chose dindividu, mais le devenir incorporel qui double en permanence le monde des corps et de leurs relations actualises. Lactualisation dune virtualit npuise pas le fond pr-individuel de la monade. Comme le dira Simondon, il reste toujours une rserve dtre , car l tre, en raison de son potentiel, n est jamais identit mais plus que l identit, plus que lunit . Sil ny avait que du social ', affirme Tarde, les socits resteraient ternellement immuables. Sil ny avait que de l individu, il ny aurait pas de changement.

    Chez Tarde la rsistance sexerce contre les formes de domination actualise en puisant dans la source de crativit et de changement qui constitue la rserve pr-individuelle de l tre. Une molcule organise appartient la fois deux mondes trangers ou hostiles l un l autre. Or, peut-on nier que cette indpendance de la nature chimique des lments corporels l gard de leur nature organique nous aide comprendre les perturbations, les dviations, les refontes heureuses des types vivants ? Mais il semble quil faut aller plus loin et reconnatre que cette indpendance rend seule intelligible la rsistance2 de certaines portions des organes l acceptation du type vivant hrditaire, et la ncessit o se trouve parfois la vie, cest--dire la collection des molcules restes dociles, de transiger enfin, par l adap

    1. Tarde conoit la notion de social en deux sens. La premire acception dfinit un social ontologique ; la seconde englobe le social proprement dit, construit sur la base du premier.

    2. Chez Foucault, par contre, la rsistance ne se fonde pas sur lautonomie et l indpendance de l lment qui rsiste. Elle est drive de la relation de pouvoir, elle est son vis--vis .

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    tation dun type nouveau, avec les molcules rebelles (MS, 81-82).

    La vie, biologique est une forme dorganisation des relations de commandement et dobissance. Le politique et le social ne sont pas quelque chose qui sajoute des relations vitales, chimiques ou atomiques. Bio-pouvoir^ ne signifie pas pouvoir politique sur la vie (ou, selon une version plus rcente de ce thme foucaldien, pouvoir sur la vie nue )2, car cest la vie qui est immdiatement et, de par sa nature mme, rapport de pouvoir.

    Tarde va ainsi jusquau bout de sa conception de la force affective en posantTidentit de la vie et des relations de pouvoir.^ C est dire quon ne sort jamais des relations" de pouvoir : la puissance qui dfinit la vie est diffrentiel de pouvoir.

    11.

    Il nous faut maintenant ouvrir une parenthse pour voquer le diffrend qui a oppos Tarde Dukheim, et qui sest sold par la dfaite de Tarde, car l intrt de cette dispute

    1. Il nest nullement arbitraire de mettre en rapport cette catgorie fou- caldienne avec la pense de Tarde car le problejne des formes de rgulation d la population requiert une bio-sociologie : A ce dernier point de vue se pose pour lconomiste le problme de la population, dans des termes nouveaux. Il ne suffit pas dtudier les questions qui se rattachent lexcs ou au dficit de population, et la destruction belliqueuse des populations ; il faut sinquiter des causes de lamlioration ou de la dgnrescence de la race, des conditions hyginiques des institutions sociales qui permettent la race de sadapter de mieux en mieux sa destine, notamment la reproduction des richesses et la dfense nationale. Mais ici ce problme biosociologique de la population nest que prliminaire, malgr sa gravit hors-l\gne. Cf. G. Tarde, Psychologie conom ique, op. cit., p. 104.

    2. A notre sens, la thorie du bio-pouvoir dveloppe par G. Agamben dans Homo sacer, Le Seuil, 1997, est menace par les mmes difficults que celles rencontres par Foucault - ca r il n existe pas d e v ie nu e . Ce que montre Tarde de la faon la plus convaincante qui soit : aussi loin que l on mnera lanalyse, une fois affirm le concept de force, on ne rencontrera jamais la vie nue, mais une vie qui est toujours dj relation de pouvoir.

    Postface 135

    dpasse le cadre de la seule histoire de la sociologie. Le thme polmique de Tarde qui revient le plus souvent est celui de la dfinition de la relation sociale comme contrainte . La dimension collective et gnrale dune institution sociale, dune langue, dun code semble sopposer l esprit individuel si rsolument quon finit par considrer ces uvres collectives comme minemment impersonnelles, do il ny a quun pas prtendre, avec mon minent adversaire, M. Durkheim, quelles existent indpendamment des personnes humaines et les gouvernent despotiquement en projetant sur elles leur ombre oppressive. 1

    Tarde est loin de nier un certain ralisme aux relations sociales. Je vois bien que, les ralits sociales, une fois faites, simposent aux individus 2. On l a dit, elles simposent tout dabord moins par contrainte que par persuasion et par suggestion, en impliquant la spontanit des individus. Il ne suffit donc pas de_onstater le pouvoir qui se dgage de l esprit social : il faut l expliquer. La rification des forces psychologiques qui se renversent en esprit objectif prsuppose un rapport entre l esprit social et les esprits individuels qui est l objet de la critique de Tarde. Ayant pos l autonomie du social, Durkheim reconnat que les faits sociaux sont psychiques en ce quils reposent sur autant de faons dagir et de penser ; mais il maintient une diffrence de nature entre le mental et le social . Ente sur cette sparation entre le social et le psychique (laffectif), la sociologie durkheimienne narrive dfinir ni comment les ralits sociales se constituent, ni surtout comment elles peuvent voluer, changer, devenir autre chose que ce quelles sont. Entre le collectif et l individuel, conclut Tarde, il ny aura quun rapport de contrainte exerc par l esprit social hypostasi qui agit de faon mystrieuse sur les esprits individuels.

    Il nest pas vrai quil y ait un Esprit social, distinct des

    1. G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 143.2. Ibid., p. 143.

  • 136 Postface

    esprits individuels, et dans lequel ceux-ci seraient compris comme le sont les ides dans chacun deux [...] Il y a deux sortes dassociation : premirement, celle des divers esprits Individuels unis en socit ; en secondjieu, celle, en chacun deux, des tats de conscience qui sy sont peu peu agrgs et qui proviennent, pour la plupart, dautres esprits. En chaque esprit individuel se rpte plus ou moins cette agrgation plus ou moins systmatique dtats de conscience qui constitue le type social. Lesprit social consiste en cette rptition mme ; mais le type social se compose dlments dont le lien est tout autre que leur rptition. En dautres termes, des deux associations que je viens de distinguer, il ny a que la premire qui repose sur la similitude dtats desprit ; la seconde se fonde au contraire sur leur diffrence. 1 Dans sa profonde originalit, la dfinition tar- dienne du rapport entre socit et individu doit donc tre interprte partir des relations entre monades, constitutives des corps et des lois, telles quon les a vues l uvre dans la monadologie.

    Limportance de la polmique rside dans le fait que la sociologie de Durkheim a servi de modle l ensemble des sciences sociales et humaines, et notamment la linguistique dont on sait l importance pour la formation du struc- turalismejranais. Or, on relvera ici que Mikhail Bakhtine porte une critique contre Saussure du mme ordre que celle de Tarde l gard de Durkheim2: il voit l uvre dans le rapport entre langue et parole la mthode de l objectivisme abstrait dont les travaux de rfrence sont constitus par l cole sociologique de Durkheim . La langue soppose la parole exactement comme le social l individuel dans la thorie durkheimienne. Entre la langue, manifestation de l esprit objectif qui simpose tout locuteur, et la parole, sige de la variation individuelle, il n y a rien de commun . Bakhtine sen prendra donc Meillet

    1. G. Tarde, Les Transformations du p ou vo ir , Paris, Flix Alcan, 1899, p. 196.

    2. M. Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Minuit, 1977.

    Postface 137

    (reprsentant du point de vue de la sociologie de Durkheim en linguistique ) et Saussure dans la mesure ojjls ne considrent pas la langue comme un phnomne social de par sa qualit de processus, mais en tant que systme stable de normes linguistiques simposant comme une contrainte .

    Comment et par qui donc ont t construites ces ralits sociales, si ce nest par des hommes et les efforts des hommes ? si ce nest par dinfinitsimales innovations, par des ides apportes par chacun la construction de l uvre commune ? Tarde voit les exemples les plus russis de ces inventions infinitsimales dans le processus de constitution de la langue. N est-ce pas par de minuscules crations dexpressions images, de tournures pittoresques, de mots nouveaux ou de sens nouveaux, que notre langue autour de nous senrichit et chacune de ces innovations, pour tre dordinaire anonyme, en est-elle moins une initiative personnelle imite de proche en proche ? 1

    La mthode sociologique de Durkheim expulse la singularit et l autonomie du fait social. Il faudra attendre la critique du structuralisme par Foucault et par Deleuze- Guattari pour redcouvrir les intuitions tardiennes.

    12.Lactualit de Tarde rside dans sa capacit reconduire

    les expressions sociales des forces (au sens o l entend la sociologie) au monisme de l affect. La critique de la subs- tantialit de l tre donne accs un monde social dterrito- rialis, qui constitue ses quantits sociologiques par la composition/agrgation des flux (vibratoires, gnratifs et dimitation) et leurs rptitions sur la base des forces affectives rayonnantes.

    La socit est pour Tarde un tissu dactions interspiri-

    1. G. Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 144.

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    tuelles, dtats mentaux agissant les uns sur les autres. Nous savons maintenant interprter ces concepts : il sagit des puissances, des forces, des courants psychologiques, des flux dnergie affective qui se propagent entre des diffrentiels de puissance. Laction interspirituelle des tats mentaux est de mme nature que les rapports entre forces prsentes dans les lments infinitsimaux. [Le social,sera donc aussi un rapport polaris , mais la polarisation ne pourra se laisser interprter selon des diffrentiels d'nergie potentielle, thermodynamique ou informationnelle, comme cela sest fait tout au long du sicle qui sachve. Le rapport social n est pas en premier lieu change, communication, mais rapport entre puissances qui est une polarisation de pouvoir. C est pour cette raison que Tarde sintresse lhypnotisme, au magntisme et au somnambulisme, parce que ces phnomnes extrmes se constituent sur une polarisation de la force affective

    Faute de pouvoir reconstruire ici dans toute sa complexit la sociologie tardienne telle quelle sest chafaude sur sa monadologie,^ on se limitera tout dabord reprendre la question du rapprochement des barrires dautrefois entre la nature et le social ; sans quitter le domaine de lontologie, on essaiera ensuite de cerner la nature de la force affective en examinant comment, et sur qui elle sexerce travers laction distance.

    En ce qui concerne le premier point, la thorie de Tarde ne renvoie pas la nature et le social des rgnes diffrents. L 'invention et l 'imitation sont les actes sociaux lmentaires et la force dont ces actes sont faits est toujours une composition de croyance et de dsir. Ce qui est invent,

    1. Lexprience du somnambulisme intresse Tarde parce que toute la force de croyance et de dsir se concentre sur un seul ple. Le magntiseur na pas besoin de mentir, de terroriser pour tre passivement obi [...] Cela signifie, mon avis cjuil y a dans le magntis une certaine force potentielle de croyance et de dsir immobilise en souvenirs de tout genre, endormis mais non morts, que cette force aspire sactualiser comme leau de ltang scouler, et que, seul, par suite de circonstances singulires, le magntiseur est en mesure de lui ouvrir ce dbouch ncessaire (Ibid., p. 85).

    Postface 139

    ce qui est imit, cest toujours une ide ou un vouloir, un jugement ou un dessein o sexprime une certaine dose de croyance et de dsir. En fonction du monisme de Tarde, nos croyances et nos dsirs participent de la force affective primitive qui constitue le monde. C est par un processus de bifurcation et mtamorphose que lon passe de la force affective originaire au physique, au vivant, au social.

    Les croyances et les dsirs que linvention et limitation spcifient et quen un sens elles crent, mais qui virtuellement prexistent leur action, ont leur source profonde au-dessous du monde social, dans le monde vivant. C est ainsi que les forces plastiques et les forces fonctionnelles de la vie spcifies, employes par la gnration, ont leur source au-dessous du monde vivant, dans le\monde physique, et que les forces molculaires et les forces motrices de celui-ci, rgies par l ondulation, ont leur source, insondable nos physiciens, dans un monde hypophysiqu' que les uns nomment Noumncs, les autres Energie, les autres Inconnaissable. Energie est le nom le plus rpandu de ce mystre. Par ce terme unique on dsigne une ralit qui, comme on le voit, est toujours double en ses manifestations ; et cette bifurcation universelle, qui se reproduit sous des mtamorphoses surprenantes chacun des tages de la vie universelle, nest pas le moindre des traits communs signaler entre eux. 1

    Tarde dcrit le processus de lvolution comme une diffrenciation du diffrent, une actualisation du virtuel, qui en sactualisant cre toujours de nouvelles croyances et de nouveaux dsirs. Cette cration, au niveau spcifiquement humain , sappelle invention. Limitation, par contre, est un lien social parce quelle assure la transmission du dogme (croyance) ou du pouvoir (dsir) engage dans toute invention. Linvention dpend du concours des flux imitatifs ; elle apparat leur croisement heureux . Mais toute invention, en mme temps, se produit dans une dimension

    1. G. Tarde, Les Lois d e l im ita tion , op. cit., p. 159.

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    supra-sociale , chappant momentanment la socit. Comment peut-on innover, demande Tarde ? En rompant pour quelques instants la chane de l imitation ambiante, et en se mettant face face avec la nature, avec le dehors universel, reprsent, rflchi, labor en mythes ou en connaissances, en rites ou procds industriels. 1 Seule ['imitation est donc soumise des lois proprement dites, tandis que l invention chappe toute rgle, car cest elle qui impose de nouvelles lois et de nouvelles rgles.

    Les deux puissances de l me, la croyance et le dsir, ne sont pas seulement engages dans l imitation et l invention, mais aussi dans les institutions collectives qui organisent leur composition/agrgation, au niveau social proprement dit. Les croyances sociales (ou collectives)2 constituent la substance des institutions et les dsirs les forces motrices du progrs social. La cration de nouvelles croyances et de nouveaux dsirs dtermine en mme temps de nouveaux dsaccords et de nouvelles unions. C est par des accords ou des oppositions de croyances sentre- fortifiant ou sentre-limitant que les socits sorganisent ; leurs institutions sont surtout cela. C est par des concours ou des concurrences de dsir, de besoin, que les socits fonctionnent. 3

    C est ainsi que tous les courants de foi et de dsir se heurtent ou se composent selon une logique sociale , qui rgle les soustractions et les additions des puissances. On retrouve ici la primaut de l lment logique et intellectuel sur l lment de la volont que Tarde avait dcouvert au niveau infinitsimal. Mais il faut remarquer que cet lment logique et intellectuel qui veut rendre plus cohrents les croyances et les dsirs, les ides et les volonts, est toujours

    1. G. Tarde, Les Transformations du pouvoir, op. cit., p. 36-37.2. Les socits humaines se sparent peu peu de leurs surs infrieures

    par la dimension collective : Par le dveloppement du ct intellectuel dabord, des croyances collectives, et en second lieu par le dveloppement du ct volontaire, des desseins collectifs {Ibid., p. 6).

    3. G. Tarde, Les Lois de l'im itation, op. cit., p. 158.

    Postface 141

    une force comme les autres (que ces forces logiques soient des constitutions ou des langues, des systmes ou des programmes )(^La cohsion sociale que les institutions visent est elle-mme un dsir qui n est pas toujours dune force gale et dont l intensit varie daprs le temps et le lieu. Selon Tarde, il existe bien une Raison pour les individus, comme pour les socits ; mais cette raison nest quun dsir spcial, plus ou moins dvelopp par ses satisfactions mmes et n aussi des inventions et des dcouvertes qui l ont satisfait. 1

    On se demandera donc toujours - y compris pour une constitution, pour une langue, ou pour la raison - quelle force sy exprime, quelle puissance sy manifeste, car il sagit dune force vraie, qui rside dans le cerveau des individus, qui slve ou sabaisse, dvie droite ou gauche, se tourne vers tel ou tel objet, suivant les poques et les pays ; tantt se rduit une brise insignifiante, tantt devient un ouragan, aujourdhui sattaque aux gouvernements politiques, hier aux religions ou avant-hier aux langues, demain l organisation industrielle, mais ne sarrte point dans son labeur incessant, rgnrateur ou rvolutionnaire. 2

    13.

    Traiter le problme spcifiquement humain , abstraction faite de ce qui est simplement vital ou physique , signifie pour Tarde comprendre comment le dsir et la croyance exercent leur puissance travers l imitation. Selon Tarde, en effet, les relations sociales sont multiples et infinies, mais les rapports sociaux, si varis soient-ils, se rduisent deux groupes : Les uns tendent transmettre dun homme un autre, par persuasion ou par autorit, de gr

    1. Ibid., p. 162.2. Ibid.

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    ou de force, une croyance, les autres, un dsir. Autrement dit, les uns sont des varits ou vellits denseignement, les autres des varits ou des vellits de commandement. 1

    Lanalyse de limitation, identifie par Tarde l action distance dun cerveau sur un autre cerveau, permet dapprhender les modalits selon lesquelles une force agit sur une autre force, avec la causalit spcifique que cette action implique. Dterminer comment sexerce la force affective, le rapport desprit esprit, l action distance, ne soulve pas moins dinterrogations que la question de l action sur une action dans la philosophie de Foucault, de laffect chez Spinoza ou de la volont de puissance chez Nietzsche. Pour ce dernier, on le sait, une fois formule lhypothse des forces affectives, on ne peut pas liminer l action distance, car la force ne peut agir que sur une autre force : Mais nulle part la force ne meut les choses, la force que nous sentons, ne meut pas les muscles en mouvement. 2

    Sachant que pour Nietzsche, comme pour Tarde, la force affective est la seule explication possible du mouvement, nous ne pouvons imaginer une attraction sans intention, cest--dire sans prsupposer une force affective. Lattraction et la rpulsion au sens purement mcanique sont des fictions pures, des mots. On ne peut pas liminer l action a distance ; un chose en attire une autre, une chose se sent attire. Voil le fait fondamental ; au contraire, la reprsentation mcaniste de la pression et du choc nest quune hypothse fonde sur l vidence visuelle et le toucher. 3

    Comment alors, dun cerveau un autre, soprait le transvasement de leurs contenus intimes, de leurs ides et de leurs dsirs ? 4 Si on en juge par les socits animales, la causalit par action distance oprait presque sans signes, comme en vertu dune sorte dlectrisation psychologique par influence. On doit admettre que, ds lors, et peut-tre

    1. Ibid., p. XI.2. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, op. cit., p. 360.3. Ibid., p. 248.4. G. Tarde, Les Lois d e l im itation, op. cit., p. 221.

    Postface 143

    avec une intensit remarquable, dcroissante depuis lors, sexerait une action inter-crbrale distance, dont la suggestion hypnotique peut nous donner vaguement l ide autant quun phnomne morbide peut ressembler un fait normal. Cette action est le problme lmentaire et fondamental que la psychologie sociologique (qui commence l ou la psychologie physiologique aboutit) doit sefforcer de rsoudre. 1

    A suivre Tarde, l invention du langage a facilit la transmission des ides et des volonts dun esprit un autre ; elle ne l a pas cr ex nihilo. La marche de l imitation va du dedans au dehors ( ab interiorihus ad exteriora ) ; sans cette avance pralable, la production du langage est inconcevable. Ni la parole ni l change ne peuvent expliquer le social. A l origine, comme pour les monades, un homme commande et les autres obissent. La parole na pas commenc par tre change. Elle a d tre dabord commandement, cest--dire une sorte daction de fonction sacerdotale et monarchique, minemment autoritaire, accompagne dune hallucination ou dune action suggre, un sacrement, un monopole auguste. 2

    Tarde entreprend dexpliquer comment l action des forces affectives est au fondement de l action distance. Sil est exclu que ce fondement soit de nature verbale, l explication reste dans son ensemble assez mystrieuse. Je fais peine une mtaphore en appelant ide l application de la force- croyance des marques qualitatives internes sans nul rapport pourtant avec nos sensations et nos images - en appelant dessein, l application de la force-dsir l une de ces quasi-ides- en appelant propagande la communication dlment lment, non pas verbale assurment, mais spcifiquement inconnu, du quasi-dessein form par un lment initiateur,- en appelant conversion la transformation interne dun

    1. Ibid., p. 221-222. ^2. Ibid., p. 223 : On peut sc faire une ide de ce qua t le langage

    l origine comme moyen ae gouvernement, par la puissance qui excrcc de nos jours sa forme la plus rcente, la presse priodique.

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    lment dans lequel entre, la place de son quasi-dessein propre, celui dautrui, etc. (MS, 99).

    Nietzsche se pose exactement le mme problme : comment sexerce un commandement sur la volont dun autre, comment agit le cerveau dominant sur le cerveau domin ? La parole commandement nagit pas comme parole, comme son, mais comme ce qui se cache derrire les sons ; et grce cette action une chose est transmise. Mais la rduction du son des vibrations nest encore que l expression du mme phnomne pour un autre sens - ce nest pas une explication. Derrire la vibration visible se cache de nouveau le phnomne rel. La science cherche interprter en divers sens le mme phnomne, et tout rduire au sens dont les perceptions sont les plus distinctes, au sens optique [...] Derrire tout vouloir, tout sentir nous supposons un mouvement qui serait l quivalent pour l il. 1 Chez Nietzsche aussi, il ne faut pas confondre l action de la force affective avec le langage ; mais comme chez Tarde l explication reste pour le moins obscure.

    La marche de la force affective de l intrieur vers l extrieur se fait sur la base dune causalit immanente, qui agit sans sortir delle-mmei Bergson,, dans la prface dun recueil darticles de Tarde2, reconnat que la partie la plus originale de sa thorie repose sur sa conception de la causalit. Elle ne se ramne en effet aucun des types de causalit dcrits par les physiciens et les mtaphysiciens. Elle ne se manifeste ni par une impulsion mcanique, ni par une attraction morale. Bergson la dfinit plutt comme une action sui generis sexerant desprit esprit. La description bergso- nienne respecte scrupuleusement l esprit de la dmonstration de Tarde.

    Cette relation singulire est non pas une impulsion physique reue ou donne, un transport de force motrice [...] Mais une transmission de quelque chose dintrieur, de men-

    1. F. Nietzsche, La Volont d e puissance, op. cit., p. 349. ,2. H. Bergson, Prface G. Tarde. Pages choisies pa r ses fils, Paris, d.

    Michaud, 1909.

    Postface 145

    tal, qui passe de l un des deux sujets l autre sans tre, chose trang