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Le Baron Haussmann, Préfet du Var (1849-50) D'après ses mémoires (Etude sur la valeur d'un témoignage) On sait depuis longtemps avec quelles précautions il convient d' uti- liser les « Mémoires » ou les « Souvenirs» des grands acteurs de l'his- toire, et que l'historien ne peut s'estimer satisfait qu'après avoir con- fronté de tels souvenirs avec les sources d'archives qui en sont tota- lement indépendantes. Quand il s'agit du baron Haussma nn, précisément, l'exactitude de son témoignage a déjà été publiquement contestée, par un autre mémorialiste, il est vrai, et intéressé à le faire: il s'agit d'Emile Olli- vier. On sait que, lorsqu'ils furent face à face à Paris en 1870 comme symboles de deux politiques, Ollivier, miuistre de l'Empire libéral et Haussmann, préfet de la Seine mis en place 17 ans plus tôt par l 'Em- pire autoritaire, les deux hommes n'en étaient pas à leur premier duel. En 1850, dans le plus modeste champ-clos du département du Var , Haussmann, préfet d'une République déjà bien autoritaire, elle aussi, eut à combattre l'influence d'Emile Ollivier, orateur écouté et avocat plein de talent des organisations démocratiques. O'est précisément sur cet épisode que leurs souvenirs s'opposent formellement. Haussmann rapporte « qu' au printemps de 1850 1 'anto- rité judiciaire finit par décider qu' un ma ndat d'amener semit lancé contre le brillant agitateur à la suite d'une réunion politique tenue dans l 'ancien club de Vidauban, irrégulièrement transformé en cham- brée ». Quelques jours après, selon Haussmann, Ollivier, officieuse- ment averti, aurait passé la frontière, il, la grande joie du Préfet, car l es .Assises n'auraient pas manqué de l' acquitter, et lui auraient permis de placer encore quelques beaux triomphes de parole. Et Haussmann

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Le Baron Haussmann, Préfet du Var (1849-50)

D'après ses mémoires (Etude sur la valeur d'un témoignage)

On sait depuis longtemps avec quelles précautions il convient d 'uti­liser les « Mémoires » ou les « Souvenirs» des grands acteurs de l'his­toire, et que l'historien ne peut s'estimer satisfait qu'après avoir con­fronté de t els souvenirs avec les sources d'archives qui en sont tota­lement indépendantes.

Quand il s'agit du baron Haussmann, précisément, l'exactitude de son t émoignage a déjà été publiquement contestée, par un autre mémorialiste, il est vrai, et intéressé à le faire: il s'agit d'Emile Olli­vier. On sait que, lorsqu'ils furent face à face à Paris en 1870 comme symboles de deux politiques, Ollivier, miuistre de l'Empire libéral et Haussmann, préfet de la Seine mis en place 17 ans plus tôt par l'Em­pire autoritaire, les deux hommes n'en étaient pas à leur premier duel. En 1850, dans le plus modeste champ-clos du département du Var, Haussmann, préfet d'une République déjà bien autoritaire, elle aussi, eut à combattre l'influence d'Emile Ollivier, orateur écouté et avocat plein de talent des organisations démocratiques .

O'est précisément sur cet épisode que leurs souvenirs s'opposent formellement. Haussmann rapporte « qu'au printemps de 1850 1'anto­rité judiciaire finit par décider qu'un mandat d'amener semit lancé contre le brillant agitateur à la suite d'une réunion politique tenue dans l'ancien club de Vidauban, irrégulièrement transformé en cham­brée ». Quelques jours après, selon Haussmann, Ollivier, officieuse­ment averti, aurait passé la frontière, il, la grande joie du Préfet, car les .Assises n'auraient pas manqué de l'acquitter, et lui auraient permis de placer encore quelques beaux triomphes de parole. Et Haussmann

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LE BARON HAUSSMAN N PRÉFET DU VAR I43

a joute ": « J e ne suis pas bien sûr qu'on ne m'eut point prévenu d'avan­ce de cette indiscrétion prudente. li (1)

Ollivier le conteste nettement et avec précision (2) : « TI n'y eut au­cun mandat d 'amener contre moi mais une assignation en police cor­rectionnelle pour avoir ouvert des clubs ... je m'y suis rendu ... et j'y ai été acquitté le 13 avril 1850. li ; et il cite en référence le compte rendu d'audience paru dans le Démocrate du Var.

Ollivier a raison. Ses biographies (2 bis) confirment que son séjour dans le Var a duré jusqu'au mois de mai et qu'il est allé ensuite iL Marseille. On peut même le vérifier par les archives : non seulement on y trouve qu'il a bien été acquitté le 13 avril, mais que le 15 mai encore il plaidait à Draguignan pour des démocrates du même village de Vidauban inculpés dans une affaire plus grave (3) ; au mois de juin sa présence est signalée il Toulon, puis à nouveau à Draguignan où il serait d'ailleurs dans une situation pécuuiaire fitcheuse et con­traint de se faire héberger successivement chez les divers démocrates de la ville (4). Enfin le 5 juillet le Procureur de la République de Marseille mentionne son séjour dans cette ville, « où il vit assez retiré, ne voit que des républicains d'une condition assez élevée li et où « on le dit peu sympathique au Iparti exalté li. (5)

E. Ollivier::' donc quitté le Var, pour Marseille, soit pour des motUs d'ordre privé comme disent ses biographes, soit, comme l'insinuent les Procure~s de la République, par lassitude politique, mais certai­nement" pas , en tout cas, en fuyant devant la menace; et il est parti, répétons le, pour Marseille, ct non vers les guès du petit fleuve fron­tière.

D'ailleurs, il cette date, Haussmann lui même avait déjà quitté Draguignan depuis le 19 mai, pour Auxerre, son nouveau poste. (6)

Haussmann nous a donc trompés. Mais ne pouvons nouS aller plus loin, et en entrevoir la r aison ? Comment n'êt re pas frappé à lire la

~~ ~ ~:n~ ~ûi:ie~a_n~·i~~~;t~b~r~~\r!ùr_ 3:.~3-4 (r~~~i~ ~~~f:; : :g~~: 2) bi, yoir M. Tb . Ollivier: Emile OUiflier, sa ;euneue (Paris 1918) p. 14[, et P. Saint-Marc,

~t~~.oglii~[e~P:!is P~~tÏe_~1S~:'f:~Je 6~u; !~e Ss~i~:~~i~p~;t:~~~ ~ul!rj!~:!;l~~~i~ee r:~~t ~: digeait au jour le jour Emile Ollivier.

(3) Archives Départementales des Bouches du Rhône, série 12 U 4 Lettre du Procureu r de la R~publique à Draguignan au Procureur Gén~ral près la Cour d'Appel d'Aix, datée du 16 Mai 1850'

(4- et 5) : Même source.

;i!~,~:;t~o.~F~bl:!:rm:~~:;::;:i,~~~l~: :~~~~:r~'i.:::i~I::~t~:~;~!;ii!;~~:! t:~,g:; JO 96 , ..

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version qu'il donne de cet épisode, par j'idée que c'est exactemeut la même manœuvre qu'employa Constant, ministre de l'intérieur en 1889 contre le général Boulanger ? - 1889 ... c'est précisément l'épo­que oit Haussmann met la dernière main il la rédaction de ses mé­moires (7). Est-ce que l'infidélité de son souvenir n'aurait pas été sollicitée par l'admiration qu'a dû lni inspirer - professionnellement­ce beau « coup )), et par la bonne opinion qu'il avait de lui-même (8) et qui faisait qu'il se jugeait capable de l'avoir trouvé ?

Mais laissons cela, ce n'est qu'une hypothèse. Le problème de son témoignage est en tout cas posé, et nous vou­

drions ici, en nous bornant à son passage dans le Var, donner d'abord quelques nouvelles preuves de ses défauts de narl'ateur, mais aussi quelques exemples du très réel intérêt qu'il présente en d'autres p~s­sages, à conditioi~ qu'on soit en mesure de le critiquer, pour l'histoire politique d'un département sous la IIèmc République (8 bis).

LES INEXACTITUDES DE SES M:eMOIRES

Elles sont nombreuses, et plusieurs sont vénielles. Erreurs inévi­tables d'un homme qui écrit quarante ans après les évèuements (1850-1890) sans avoir pris de notes au jour le jour, mais en s'aidant de documents administratifs qu'il a pu conserver (9), et sur lesquels vieunent s'agglomérer des souvenirs plus ou moius précis et plus ou moins déformés par ses sentiments et ses préventions. Ainsi, il juge ridicule et absurde que sa préfecture soit il Draguignan au lieu d'être

~~~ t~u!rj~a~~/t~indt~~~: :~c;e~~~a:rss~Pf=mp~~1e~~~;; à: f~\~:~~, v;l.u;:u~s~::!:e q~i ~~e9nOt' de lui consacrer un article dans la Reflue Poltuque et ParlementalTt: de Juillet 1955, cite de nombreux jugements sur Haussmann, flatteurs ou hostiles, datant de ses débuts ou de son apogèe dans l'administration; tous concordent sur ce point: c: complaisance visible pour sa personne 1> (Persigny) - . Une superbe insupportable »(Rouher) - « Etalait sa personnalite . (E. Ollivier) - « Tranchant, avantageux. (un préfet qui fut son supérieur), etc ...

né~~?g~!blt ;~is~~n~~:fr~mse~t :r~~::é t~k:t:~e e~d:id~~:f~:e s~~~a~i:snm~~~~!!~n p~~' e!:n~~~~ l'intérêt que présenterait une étude - plus complète que celle-ci - sur les Préfectures d'Hauss

~~~tio~osusv~:i~[eèn~e p:ltfi~~~~u~a~er~!t q~~ o~o~~nr:~~tr~~rt~~~1 j:a\tui,H:~ss~~fe~tu~~nsde dl!

~~!~~1~:~~:::d~~:~~!~if~~:;~~]i~~ifb~~t~:~:~ia~e::~~~~:s;~:f;i~:e~;:J~~~~:i!t~i3~et ;~~ bonapartisme. Nous nous permettons de suggérer ce travail à d'autres che rcheurs.

(9) Voici ce que dit Haussmann sur sa méthode -de travail: t: ce ne sont pas à proprement parler,des mémoires,c'est-à-dire des notes recueillies au jour le jour, chemin faisant, au cours de ma vie publique .. . Non 1 Ce sont des souvenirs évoqués à distance, après une longue re­traite favorable à la réflexion et à l'impartialité . - (Préface) - Mais il lui arrive (par exemple)

~C~~4~~2 ~~c~~ec~:~ ~ir~~ï:~~~~~:a~:sn:al!l~ts e~u d~~St Itlt~':;it~~es;!;de~a~nluJo~bl~d~:~r~~; archives personnelles.

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il. Touion (et - soit dit en passant - ses raisons témoignent de bean­conp de bon sens et d'nne intelligence réelle et pratiqne des besoins de la politiqne du gouvernement à ce moment-là) ; aussi, il ne cesse de rapetisser Draguignan, un « village, procla.mé ville de pn.l' la loi Il,

peuplé presqu'uniquement de grossiers c'rutivateurs li (10), oubliant qu'à cette époque la ville n'était pas dénuée d'activités manuiactu­rières, notamment des tanneries et des savonneries actives (11). Ilfais, retenu à une journée de Toulon où tant de choses requièrent son atten­tion, Haussmann est injuste et myope. Si par contre il se souvient fort bien que la sériciculture en 1849 était fort répandue et p~ospère, c'est que ses filles et leur institutrice « élevèrent des vers à soie dans les greniers de la Préfecture et ne furent pas peu fières d'en retirer qnelques francs li (12).

Autre exemple: il déteste Honoré Pastoret, principal chef des Dé­mocrates de Draguignan de 1848 à 1851, en qui il voit un démagogue et nn arriviste; et il nous apprend que, exilé à Nice aprés le coup d'Etat, Pastoret r enonça à l 'agitation pour se faire une belle position d 'avo­cat d'affaires. La tentation est grande d'ajouter « il se garda bien de retourner il. Draguignan après 1870, pour y jouir du triomphe de la République li (13). En effet, cela complète bien le portrait ... le mal­heur, c'est qu'après 1870 Pastoret fut pendant plus de dix ans au nombre des élus départementaux du Var, ce qui, sans l'obliger à aban­donner Nice, supposait néanmoins des contacts assez fréquents avec le Parti Républicain varois (14), ce dont Haussmann a négligé de teuir compte.

On 'peut passer sur d'autres erreurs de moindl'e importance: ainsi le député Dominique Conte n'était pas Maire de Cannes, comme Haussmann le dit il. plusieurs reprises, mais de Grasse ; le député Marc-Antoine Arène n'était pas un ancien ouvrier, mais un ancien avoué (Haussmann le couiond visiblement avec lIfarius André, ancien ouvrier de l'Arsenal, représentant du Peuple en 1848, qui eut son heure de célébrité lorsqu'il intervint « lui ouvrier li , « qui connaissait le pro-

tiO~!~ :;~~~~;:::,;;!!~::~::~;~s:~~ ~l~tu1f;e;nieu:!i~~' a~~ik~~~: s~la:s~~; , Pdi:ti~~en;i~~~ ;:~.~~ L'gzr~~:O~·T:s8i~ p~~:._ ~·~~:7:1::uf p~f~t d~ :~n Ct~bfl~~e d~eVi:!e::e;849 qui mérite quel-que attention. Le reste consiste en une énumération ~rès générale des diverses activités qui ~arait bien !tre ~n pur et simple résumé de la Stati:;tUJue du Département du Par de Noyon ( 1840 à 1846)

g!~ ra~~::;flt l!s ~dmt~t·trattur$ du dépamment du Par, Draguignan 1897, p. 61 et 80. M. Pastoret, avocat à Nice, fut conseiller général du Canton de Fayeoce de 1871 à 188z ct Prbident du C.G. de 1873 à 1881.

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blème li pOUl' faire rejeter le droit au Travail, aux acclamations de la Droite de l'Assemblée Constituante), Ainsi encore, à l' élection par­tielle de 1850 pour le siège contesté, ce n'est pas de Clapier, légitimiste, mais Clavier, républicain qui fut validé (15) .. , etc .. ,

D'autres erreurs cependant, ne peuvent être imputées à de simples défaillances d'une mémoire affaiblie par le temps ou contaminée par d'inconscientes préventions. On peut se demander si elles ne sont pas entachées d'une tendance systématique à grossir ses difficultés, donc ses mérites.

Nous verrons par exemple, tout à l ' heure, l'activité qu'il déploya dans la campagne électorale de 1849 (élection à la Législative). TI s'y efforca, sans y réussir entièrement, de formel' une liste unique du Parti de l'ordre, depuis les « blcus li (16) jusqu'aux « blancs li, pour combattre la. liste des « rouges u, unis et disciplinés, dit Haussmann, comme ils l'ont été, le sont, ct le seront toujours (17), Or, ce n'est pas tout à fait exact : les Démocrates, les « rouges, li il défaut de parti organisé, se groupaient comme on faisait toujOw,s il l 'époque, autour d'un journal, le Démocrate au Var, paraissant il Toulon, et qui patronnait une liste officielle des Comités Démocratiques du Var, Mais, comme il arrive -aujoUl'd'hui cncore, une partie du Var ne lit pas les journaux de Tou­lon, mais ceux de ~iarseille, et quelques d émocrates qui n'avaient pu trouver place SUI' la liste, formèrent une autre équipe sous l'égide de l a Voix a" Pe"ple, organe des Démocrates Marseillais, Malgré les adj u­rations dc lems amis de Toulon, ils se maintinrent candidats et dé­tournèrent quelques voix, On le voit, Haussmann n'était pas le seul, quoiqu'il en dise, il connaitre le tracas des dissidences (17 bis),

Dans un autre domaine encore, il exagère les difficultés qu'il a ren­Œntrées, c'est dans l'affaiJ:e de l'arrest ation des deu x diJ:igeants dé­mocratiques de la région des Maures, l'avocat Mathieu et le pharma­cien Pons, coupables d'avoir dans un discours t enu le 17 Juin 1849 il Cogolin, appelé il protester contre l 'arrestation des députés mon­tagnards à Paris le 13 Juin, La marche de la troupe qui emmenait les deux prisonniers fut retardée plusieurs hcures à la Garde Freinet,

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où des centaines d 'ouvriers bouchonuiers à la tête de la population entière, entouraient les voitures, et rendaient absolument vaine par leur nombre, la présence des gendarmes. C'est l'éloquence d'Haussmann qui aurait permis, selon lui, à la « Justice » « de poursuivre finalement sa route sans obstacle» (18). Mais, Pons et Mathieux se sont aussi vanté. d'avoir apaisé leurs concitoyens (19) et de les avoir invités à faire confiance aux tribunaux (qui devaient en effet les acquitter peu après). Haussmann n'en dit rien. Qui a raison? L'attitude de Pons et Mathieu me parait en attendant d'autres preuves, vraisemblable; le respect de la légalité, même la plus formelle, chez ces dirigeants républicains, et leur crainte devant les mouvements populaires, même effectués par leurs amis, étaient réelles et j'en connais d'autres exemples (20).

F aut-il retenir de tout ceci que les Mémoires d'Haussmann ne nous renseignent que sur son propre état d 'cspri'; ?

Je ne le pense pas. Les Mémoires d'Haussmann, sur ses seize mois d'administration

dans le Var, ont le mérite de présenter avec une grande clarté, la poli­tique générale suivie pal' un Préfet en 184q et 50, et ses principaux moyens d'action, dont nous ne retiendrons ici que deux: l'utilisation de la Presse - l'utilisation des procès et les rapports avec la Magis­trature.

L'ORIENTATION GENERALE DE SA POLITIQUE

Haussmann, ancien sons-préfet de Louis-Philippe, rentra dans l'administration comme préfet de Louis Bonaparte. C'est en janvier 1849 que Léon Faucher, parvenu au Miuistère de l'Intérieur en mê­me t emps que Bonaparte à l'Elysée (21), le fit appeler et s'attira, en réponse à ses propositions, une profession de foi autoritaire, bona­partiste et anti'parlementaire ; Haussmann lui même nouS rapporte que l'expression de ses opiuions « surprit un peu M. Faucher « qui ne les professait pas au même degré ». Par contre le lendemain, chez le Président, le secrétaire Mocquard fut très heureux de trouver en Haussmann un homme « prêt à servir son .Altesse Impériale bien

( t ')) LI Démocrate du Var, nO du 22 /6 / 1849 - Bibl. Nle J.O. 959. (20) Cela ressort des divers écrits de cet Adrien Pons (qu'il ne faut pas confondre avec une

autre Pons, Théophile, rédacteur en chef du démocrau) qui BC trouvent aux Archives dépar­tementales du Var (VIII M 16-10 n IV M 20-3) ainsi que dans le Démocrate . Mais je pense con­sacrer prochainement un travail complet à cette ind ustrie des Maures et à tous les épisodes qui s'y rattachent.

le ~~~i~~e râ~i~tar.::8iil~e q~i ~:;:it tb:~iitéO:v:~itleq~':ls~~:~laJea l~u ;éo;:bt~u~u~Juae:j1~ud: la communication de ses dossiers de Boulogne et Strasbourg.

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plus que le Président de la République)) (22). Mais cet épisode, cer­tainement véridique d'ailleurs, ne doit pas nous faire illusion : Haus­smann ne fut pas dans le Var un homme de parti au sens étroit du mot, un homme de l'Elysée ; ce sont les préfets de 1850 et 51 Sur­tout qui dans le Var s'efforcèrent de gagner les esprits il. l'Empire.

En janvier 1849 on n'en était pas là, et la mission que Haussmann reçut de Louis Bonaparte lui même fut surtout défensive (23) : « Le Var est un de nos plus mauvais départements. Les démr>gogues s'y trouvent en foree. Ils tiennent en échec le pouvoir à Toulon (24), notre grr>nd port de guerre, comme à Draguignan où j'ai besoin d'un préfet absolument sùr )).

Bref Haussmann n'eut pas le loisir d'agir en bonapartiste, il eut il. être sans ancun sectarisme nn homme dn parti de l'ordre en géné­rai, et sa mission devait être d'en renforcer les positions commnnes et d'en réconcilier les divers éléments. C'est ce qu'il fit avec vigueur et habileté, et c'est ce qu'il nous raconte avec complaisance.

Répression contre les démocrates, conciliation et même alliance avec les « blancs )), c'est-à-dire les catholiques et légitimistes, con­quête individuelle des bourgeois républicains qui seraient tentés de rester dans l'alliance de l'extrême gauche, tels sont les trois points de ce plan de campagne.

A son lIrrivée, Haussmann (25) trouve son Conseil Préfoctoral composé d'hommes mis en place en février 1848, administrateurs d'occasion, mais démocrates sincères. Prenant pour motif, ou pour prétexte, leur incompétence, il les fait aussitôt l'évoquer et rempla­cer par les fonctionnaires de la Monarchie que 1848 avait é~artés. L'un d'eux, Noyon (26), avait selon Haussmann le double mérite d'être autoritaire en politique, travailleur et compétent en adminis­tration ; un autre, Anglès, qui était secrétaire général avant 1848, Haussmann le juge « légitimiste, au fond, et clérical", donc trop mar­qué pour redevenir Secrétaire Général (n'oublions pas qu'il ne veut pas heurter les républicains modérés), mais il le reprend tout de même au Conseil de Préfecture: « Il me sera précieux pour mes relations avec le parti royaliste et le clergé ". C'est dans le même but qne Haus-

(z2)Mlmoires, I.P.z84- 286:

~~!~ A~~~ri~~ r:!!c~~~é~~a~r~r:i~~~mt~~~~:~:e:k ~~v2.o8~·tion du maire démocrate Fulchân

~~~~e:v~i~~s~ ~:lr ~:4:r;s~:i~tC:l~,êl~: ~:~;:~~;: :el~::si:~rd;:s~ig('r~~io:~8~8)t::il; toes:i~; IUf ces évènements, aux Arch'fles Nationales, BB 30 . 358.

(25) Mémoires, 1 • p. 317. (26) L'auteur de la Statistique cit~e Supra (note 12)

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smann prit un peu plus t ard pour assurer l'intérim de son chef de cabinet le journaliste légitimiste Hippolyte Maquan, dont nous re­parlerons (27).

Mais dans cet ordre d'idées, le grand souci d'Haussmann, sur le­quel il insiste à plusieurs reprises, fut d'avoir établi d'excellentcs relations avec l'évêque de Fréjus. Haussmann met peut-être une certaine coquetterie de protestant à se vanter de cette mutuelle es­time, mais son exist ence est indubitable.

Quant aux républicains, partisans de Cavaignac, Haussmann les jugea trop avancés pour part.iciper directement à l'administra­tion et c'est ainsi qu'il demanda la révocat ion de tons les sous-pré­fets ét ablis par le gouvernement de Cavaignac et qui l'avaient servi. Mais il ne négligea rien pour les gagner"personnellement, essayant (d'ailleurs en vain) d'obtenir pour l'un d 'eux, Carbonnel ancien sous­préfet de Grasse, qui était d 'une famille influente, une perception dans un autre département (28). Enfin, ceux des hommes de cet te nuance qui étaient Conseillers Généraux (et ils étaient nombreux), Haussmann profita des travaux de l'Assemblée départementale -pour tâcher de les gagner par « de bonnes relat ions personnelles, en attendant mieux ». (29).

J e passe sur les détails de cette diplomatie de notables, où les t a­l ents acquis dans les sous-préfectures du régime de juillet trouvaient évidemment l 'occasion de se déployer, pour arriver au principal épisode, la campagne électorale en vue des élections législatives de Mai 1849. J 'ai déjà mentionné la liste rouge qui était conduite par Ledru-Rollin. (30).

La liste conservatrice s'élabora péuiblement dans les rivalités ent re blancs et bleus et « pour faire marcher d'accord ces deux camps rivaux, le concours de Mgr de Fréjus me fut des plus utiles » (31) . C'est lui qui modérait les exigences des blancs, pendant que le pré­fet agissait sur les bleus « qui n'ét aient pas beaucoup plus raison­nables ».

L 'intérêt de ce récit - comme le voit très bien Haussmann - c'est

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150 MAU RICE AGULHON

de nous montrer qu'aux querelles politiques les querelles entre ar­rondissements (ces arrondissements qui depuis 1820 votaient sépa­rément ) venaient s'ajouter. Grasse et Toulon sont bleus, Brignoles blanc, Draguignan est pru.'tagé entre les deux, mais en outre, Tou­lon veut 3 députés sur 7, ce qill gêne les trois autres .. . - L'entente fut facile pour la candidature de Villenenve-Bargemon (le frère ca­det des célèbres préfets) qui plaisait il Draguignan parce que sa fa­mille cn était toute proche, il Brignoles par « une cert.aine teinte légi­timiste et des croyances catholiques fort prononcées ", et il Toulon parce qu'il était capitaine de vaisseau ...

Mais les nobles légitimistes de Brignoles firent une « vraie tem­pête " contre Thiers, que Toulon proposait (Haussmann en précise la cause : on n'avait pas oublié encore l'arrestr.tion de la duchesse de Berry), et contre le Dr. Maure, candid?t de Grasse (parce qu'il avait été un député de 1" majorité Guizot) . Pour bire accepter aux blancs ces dcux hommes il fallut accepter en retour dans la liste M. de Clappier, « légit imiste pur sang "et le gênér"l Changarnier. Sur toutes ces négociations, je ne connais pas d'autres témoignages que celui de Haussmann, mais on ne voit guère de raison de le mettre en doute ; il n'y a là ill inexactitude matérielle, ni faits susceptibles d 'avoir été déformés par un récit tendancieux (sauf peut-être le rôle dirigeant d 'Haussmann, et encore il n 'est pas invraisemblable). On retiendra aussi cette remarque qu'il ajoute, ct qui fourillt une inté­ressante explication au phénomène des candid"tures multiples -« L 'inscript ion de Thiers et du Gal. Ch" ngariller sw' notre liste bi­ga.rrée nous exposait en cas de succès il des élections eomplémentaires par sillte de leur option probable pour d'autres dépar tements où leur élection semblait assurée. Mais elle réduisait (grand mérite à mes yeux) le nombre des candid" ts du tcrroü' sur les noms desquels l'entente eût été plus laborieuse encore ". (32).

Restait, dit Haussmann lill-même, sans iroille apparente, il faire accepter pal' les électeurs les concessions que les comités s'étaient faites . L'évêqne de Fréjus m 'y aida, dit-il, puissamment. En fait, le prélat qu'il présente ainsi, un peu cavalièrement, comme son coé­qillpier, eut plus de succès que lui, car s'il n'y eut aucune dissidence de la par t des blancs, il y en eut de la part des bleus. En effet le jour­nal La Sentinelle patronna une liste de t iers parti « composée des membres sortants exclus des deux listes en présenc.e " (33) . Haus-

(32) Page H 3. (33) Ibidem p. 344·

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smann va peut-être un peu vite en attribuant cette troisième liste à la seule ambition déçue. En fait elle se composait surtout de répu­blicains trop modérés sans doute pour s'allier aux démocrates so­cialisant , qu'étaient « les rouges ", mais trop libéraux pour n'être pas choqués par la coalit ion que patronnait Haussmanu. Quoiqu'il en soit, celui-ci déploya toute son act ivité pour neutraliser cette liste mais il n'obtint pas qu'on désintéressàt Carbonnel (qui y figurait) par la fameuse perception, et d'autre part il n'avait pas assez de fonds pour acquérir la Sentinelle, qui était vénale, comme nouS le verrons.

Les Archives (34) aussi ont gardé la trace de lettres écrites par Haussmann à des maires pour s'efforcer de les détourner de cette list e républicaine modérée en faveur de la liste d'Union conserva­trice. En fait celle-là eut peu de voix, assez cependant pour empê cher le succès total de celle-ci. TI y eut 3 élus conservateurs et quatre démocrates.

Mais , je le répète, nous n'avons pas ici pour objet d'étudier pour elle même cette question, qui mériterait - cela va sans dire - bien d'autres développements, mais seulement Haussmann, et la valeur de son témoignage ; nous pouvons donc en finir avec l'examen du sens de sa politique générale, qui est suffisamment clair, ct en ve­nir à ses moyens d'action, sur lesquels la confrontation de ses di­res et des données d'archives permet d'arriver il quelques conclusions moins connues .

SES MOYENS D'ACTION

Nous ne suivrons pas Haussmann dans la revue fort complète qu'il passe, en bon stratège, de ses forces et de celle de l 'ennemi ; ce serait l'occasion de relever bien des remarques intéressautes sur la police ou la gendarmerie et de reproduire plus d'un portrait, vivement t ra­cé, par un homme dont la vigueur et la net teté de jugement donnent souvent de la vivacité à l'écriturre.

Mais nous retiendrons d'abord l'importance qu'il attache à la PRES­SE.

(34) Archives départementales du Par IV - 11 16 - r~g i s tre conten ant les minutes de lettre$ du Préfet au x Maires.

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A) La Presse

Nous constatons dans les Archives (35) que Haussmann avait consulté ses chefs sur les moyens dont il pouvait user dans cc do­maine. Le 5 déccmhre 1849 une réponse du Ministre de l'Intérieur lui parvient. A sa demande sur la possibilité d'opposer

« à la presse socialiste qui attaque sans relâche l'ordre et le pouvoir, des journaux qui seraient l'expression de doc­trines saines et modérées »,

le miuistre répond que ce n'est pas possible, car le gouvernement s'interdit de subventionner la presse. Mais il y a des moyens cepen­dant :

1) « on peut réveiller les hommes qui s'endorment en pré­sence du danger qui menace leur r epos, leur fortune, leur famille.. » (on peut aussi)

2) « user de toutes les sévérités de la loi à l 'égard de la pres­se anarchique et stimuler le zèle des magistrats dans la répression ».

Le miuistre ajoute que le gouvernement le soutiendra. Mieux, il écrit un postscriptum de sa propre main pour féliciter Haussmann, dont la situation est difficile dans un département si mal influencé n <1guère ct pour l'encourager tout spécialement.

Quelle était donc la situation dans le Var ? Les démocrates lisaient et faisaient lire avec un grand succès le

Démocrate du Var (imprimé à Toulon) et la Voix du P"'Ple de Mar­seille). En face qu'y avait-il ?

« Le seul organe politique modéré (36), bien fait, de tout le département du Var : Le Conciliateur, feuille bi-hehdo­madaire fondée à Draguignan, peu de jours après mon ar­rivée, sous le patronage du parti légitimiste, ne pouvait pas mettre gratuitement à ma disposition 900 de ses exem­plaires (37) et je ne disposais d'aucun fonds pour les payer,

(35l ArcchÎves du Var - IV M 16 Décembre 1849. (36 Mémoires l p. 336 sqq. (37 Pourquoi 900 ? - parce que - comme Haussmann l'a expliqué dans un autre panage

c'est à peu près le nombre des cercles ou 1: chambrées. existant dans le département. La plu­it~~t sont abonnés à la prene démocratique. Hau9Smann voudrait pouvoir leur faire lire l'all-

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même à prix de revient. Tout ce que je pus faire, pour l'ai­der à vivre et, aussi, pour le maintenir dans son program­me d'uuion de toutes les opinions conservatrices en vue de la défense de l'ordre social, fut de donner à son proprié­taire directeur, M. Maquan, de la commune de Lorgues, écrivain de mérite, catholique, légitimiste, que m 'avait recommandé l'excellent Evêque de Fréjus, Mgr Wicart, un emploi passablement rétribué dans mon cabinet. J'ob­tins même, par là, que Mr. :r.faquan fit tirer leB dimanches un supplément rédigé partie en français, partie en proven­çal, dont un millier d'exemplaires était distribué suivant mes indications Jl.

Tout ceci parait clair, mais la réalité est un peu plus complexe. TI y avait à Draguignan en F évrier 1849 non pas un mais deux jour­naux ; celui que Haussmann oublie étant Le Var (38), feuille d 'an­nonce, mais aussi politique et littéraire, comme tons les autres jour­naux, qui paraissait depuis 1838 et avait toujours eu nn caractère officieux. De février-à juin· 1849 les deux feuilles, le Var, gouverne­mental, et le Conciliateur, légitimiste, coexistèrent, et c'est le trois juin 1849· que le Var disparut en cédant sa clientèle et ses a bonnés au Conciliateur.

J 'avoue mal comprendre que Haussmann, déjà préfet de Dragui­gnan à ce moment là, n 'ait pas fait mention de ce fait , d 'importance pourtant comparable aux autres épisodes de presse qu'il rapporte. En l'état actuel de mes information je ne saurai dire si c'est H auss­mann qui a négocié cette fusion (ce qui irait assez bien avec l'ensem­ble de sa politique) ou si elle s'est faite spontanément du fait d 'une supériorité commerciale du Conciliateur.

Ajoutons pour en finir avec la presse de Draguignan que dans une lettre du 19 décembre 1849 adressée au maire des Arcs (39), en réponse à une demande que nous n 'avons pas retrouvée, Haus­smann déclare qu'il est bien exact que Mt. Maquan, gérant du Conciliateur, soit par ailleurs attaché au cabinet du Préfet, « ce qui ne signifie nullement que ce journal Boit un journal officieux » ••

Le récit d 'H aussmann arrive ensuite (40) à la presse imprimée à Toulon.

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« La pénurie d'argent m'empêcha longtemps d'utiliser le Toulonnais, journal conservateur, trop faiblement ré­digé, du reste, et la Sentinelle de la marine et de l'Algérie, feuille mieux faite, qui se publiait également à' Toulon et sous le même drapeau, mais dont le propriétaire directeur (un nommé L. Laurent (M.A.), véritable artiste en chan­tage, rançonnait les fonctionnaires intimidés par ses cri­tiques, depuis qu'il ne touchait plus de subvention sur les fonds secrets c'est-à-dire depuis 1848. L 'hostilité do ce journal au Comité Conservateur de Toulon, qui ne sut pas le neutraliser à temps, nous fit un mal énorme aux élec­tions de mai 1849. Je pus seulement à la fin de cette année, en prévision des élections partielles de 1850, faire adop­ter par le Comité la combinaison suivante : garantie au Toulonnais et à la Sentinelle, qui paraissaient alternati­vement, de deux jours l'un, à 500 exemplaires au plus, et possédaient beaucoup d'ahonnés communs, d'un tirage de 1500, mais à ces conditions ... 1) tout en conservant l'ad­ministration de leurs feuilles respectives, les propriétaires en abandonneraient la direction politique au même rédac­teur en chef, désigné par moi. 2) le service de ces feuilles jumelles serait fait, sans accroissement de prix, aux abon­nés des deux . 3) 1.000 exemplaires, payés par le Comité, recevraient les destinations que j'indiquerais ».

On le voit, même opération de concentration commerciale et poli­tique à Toulon qu'à Draguignan! Tous lcs faits rapportés dans cet­te page sont exacts, y compris semble-t-il la qualité de maltre chan­teur de Lam'ent (41) ; de son émargement aux fonds secrets de Louis Philippe, toutefois, je ne connais pas d'autres sources que cettc as­sertion d'Haussmann.

Cependant nous aimerions qu'il nous ait mieux dit par quel moyen il obtient ce résultat ; Est-ce que ce fut par la seule persuasion ? Il semble que non, si on en juge par une lettre du Procureur de la République de Toulon qui raconte l'opération au Procureur Géné­ral d'Aix (42) ; elle est datée du 1er décembre 1849, Le magistrat évoque le rôle néfaste de la Sentinelle (conservatrice, mais dont l'es­prit de coterie a fait du mal à la cause modérée), Mais cela va chan:

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ger, dit-il; par sa fusion prochaine avec le T oulonnais; « Laurent, directeur de la Sentinelle, h omme dangereu x, calomniateur,

... a eu plusieurs conférences avec le 'Préfet du Var ... On assure qu'il s'est laissé couper les griffes. Sans me préoc­cuper des moyens auxquels il aura fallu recourir peut-être, je eonstate le résultat avec une vive satisfaction ».

C'est tout ce que nous savons. POUl' que le tableau soit complet - tout en laissant de coté la

presse marseillaise, assez lue dans 10 Var, mais dont Haussmann n 'avait guère le loisir de s'occuper - il faudrait évoquer les rapports du préfet et du seul journal indépendant, le Démocrate du Var.

Haussmann n'en dit rien, sinon pour déplOl'Cl' son influnce. De fait, il n 'y a rien à en dire que des choses banales et bien connues : Haussmann comme ses successeurs firent tout leur possible pour en obtenir la disparition; pour cela, intenter des procès, dans le dou­ble but d 'intimider et, comme on dit aujourd'hni, de « frapper à la caisse lI.

Haussmann régnant, le principal procès fut celui qu'intenta pour diffamation à Pons, directeur du Démocrate, son subordonné le sous préfet de Toulon, de Frossard (43). Pons fut d'ailleurs acquitté ; et c'est dans le courant de 1851 seulement que la situation du jour­nal devait devenir dramatique.

B ) Les Poursuites Judiciaires

Mais ceci nous amène à, envisager l'autre aspect que nous vou­lions retenir de l 'activité d'Haussmann, les pOllrsuites iudiciaires, et le problème de ses rapports avec la' magistrature.

Sur le recours systématique aux procès, Haussmann avait son idée bien arrêtée : il y voyait une arme très efficace en elle-même. Dans le passage des Mémoires, où il loue si fort la gendarmeI'ie, il explique que le gendarme, entre autres supériorités qu'il a sur le soldat, a celle de disposer de t rois armes : le sabre, la carabine et le procès verbal, « arme très redoutée des provençaux, et même de cette canaille qu'étaient les clubistes de Draguignan et des bourgs enviroimants ». (44)

(43) Le dossier de tette affaire est, par exception, dans la série politique des Archives Dé­partementales du Var (IV M 16). La polemique entre Pons et Je eous prHet concernait 1'ac. tio(~4)eMf~:i~~!:s ~ub~ics p~u ~~~~s de l'épidémie de choléra de l'automne 1849.

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Et plus loin, il écrit encore pour expliquer son acharnement il poursuivre :

«... sachant combien tout bon provençal craint d'avoir affaire à la Justice, haute ou basse, même avec la perspec­tive d'un acquittement à peu près certain ». (45)

On s'explique donc après cet exposé de ses intentions qu'il ait systématiquement pratiqué ce moyen d 'intimidation, bien que « l'au­torité judiciaire (l') ait assez mal secondé ».

Et en effet les rapports avec elle ne furent pas excellents. Au mo­ment où il écrit ses Mémoires, il l'a oublié, apparemment, ce qui lui permet de dire « le Procureur Général (d'Aix), dont j'eus, du reste, toujours à me louer ... » (46) . Nous verrons que Haussmann fut quel­quefois moins satisfait. Ce n 'est d'ailleurs pas la seule fois que les Mémoires (et le temps . .. ) atténuent le souvenir de rapports assez aigres ; c'est ainsi que en 1849 Haussmann eut de fréquentes dis­cussions avec le général Carrelet, commandant la division militaire de Marseille, qui avait rarement assez de troupes dispouibles pour pouvoir laisser il Draguignan le bataillon dont le Préfet réclamait la présence ... Dans les Mémoires Haussmann sc fait bienveillant : je comprends bien, dit-il, que Marseille, Toulon, AJ?tibes, étaient plus importants que Draguignan (47) ... en vérité, en 1849 la mésen­tente entre le Préfet et le Général était notoire et le Procureur de la République le notait malicieusement li l'intention de son supé­rieur (48).

Avec les magistrats, précisément, même histoire. C'est que l'at­titude d 'Haussmann il l'égard de la loi ct des règles judiciail'es avait parfois de quoi les inquiéter .

Qu'il ait considéré la nécessité de frapper les démocrates comme supérieure au respect même de la loi, il l'a si peu dissimulé que ses Mémoires même se vantent d'une manœuvre ou l'habileté vient at­teindre les bornes de l·irrégularité. Il S'agit des chambrées, qui n 'é­tant ni des associations politiques, ui des associations publiques, ne sont pas atteintes par la loi des clubs du 28 juillet 1848, et peu vent subsister moyennant silnple déclaration.

(45) Mémoires, 1 - P 357 Qui a pu donner cette idée à Hau ssmann? Sans doute ses colla-

~~~i!epu::t::c!ad~~é~~tft~r~~~~~I~~ ~~r~~~of~~e~~i~~$,q~~I~~c~~~oa~Sx ?in'f:~~tf~::e~~aslé~sistaOti~~ fi scale sur les boissons.

(46 et 47) Mémoires, 1· P. 338 et p. 328. (48) A.D. Bouches du Rhône 124] Mars 1850'

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« Suivant la décision du gouvernement (sur l'interpré­tation de la loi) aucune prescriptiQn ne couvrait les cham­brées, quelque ancienne que pût être leur existence ; elles devaient toutes, pour se trouver en règle, accomplir les conditions imposées par la loi nouvelle aux associations non politiques.

Lorsqu'il m'en informa, le Miuistre de l'Intérieur me prescrivit de mettre les chambrées de mon département en demeure de faire les déclarations et justifications vou­lues.Mais je m'en donnai bien de garde. Je répondis que, parfaitement renseigné sur la dénomination de chacune d'elles, sur le lieu de ses réuuions, sur le nombre de ses mem­bres dont je possédais même la liste, je ne voyais aucun intérêt à, prescrire les déclarations exigées par la loi, et que j 'avais au contraire toute raison de ne pas m'ôter en faisant ainsi régulariser leur situation le droit incontestable de fermer celles qui, d'inoffensives, deviendraient man· vaises. D'ailleurs le défaut de déclaration étant justicia­ble de la police correctionnelle, il convenait de garder ce grief en réserve pour le cas où le délit politique toujours difficile à, prouver, qui motiverait au fond mon arrêté de fermeture, ne serait pas susceptible de poursuites ».(49)

Voilà donc notre préfet qui prend bien soin que ses administrés n'appliquent pas la loi, afin de pouvoir le leur reprocher s'ils viennent à mal penser !

Micux encore, Haussmann s'est vanté d'avoir fait, à la face même d'un magistrat, la théorie de l'illégalité indispensable. Lors de ce qu'il appelle un peu thélttralement les « Journées de Juin 1; Draguignan» (il s'agit d'une manifestation démocratique de protestation contre les arrestations de députés, le i3 juin 49), Haussmann a fait arrêter à leur domicile, à, minuit, alors que tout était rentré dans l'ordre, six ou huit « meneurs » qu'une diligence discrètement préparée conduisit aussitôt sous bonne escorte au fort Sainte Marguerite (aux !les de Lérins) . Quatre jours après « un magistrat » vient le voir pour lui faire observer que le code d'Instruction criminelle prévoyait que les indi­vidus arrêtés soient en pareil cas mis à la disposition de la Justice dans la prison de la ville ... Haussmann d'interrompre: . .. « au risque de les voir délivrés et portés en triomphe à l'assaut de la préfecture

(49 et 50) Mêmoires l - P. 338-339 et 355-356.

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le lendemain! II et d'ajouter que si la sûreté de son département avait exigé que les manilestants fussent passés par les armes il n'aurait pas hésité davantage, et que le magistrat qui serait venu le lui reprocher sur le moment aurait pu « passer un mauvais quart d'heure ll. (50).

On aurait peine il. dénombrer les démocrates arrêtés ou inculpés par des procès-verbaux de maires ou de commissaires de police (encou­ragés par Haussmann et ses sous préfets) ct qui furent soit acquittés aux Assises (ce qui était normal à cause du Jury) soit condamnés en correctionnelle, mais acquittés en appel par la Cour d'Aix (dont Haussmann se plaignait amèrement) (51), soit encore, même, relachés après que les Parquets eussent abandonné l'accusation.

C'est que souvent les accusations étaient inconsistantes, ou pré­maturées, ou formulées avec une maladresse ct une brutalité peu justifiables.

En mars 1850, Haussmann défère ainsi au parqnet un garde cham­pêtre qui a incité à voter pour les démocrates « contre les riches ll.

Ce « contre les riches II justifie, parait-il , une inculpation pour exci­tation il la haine et au mépris d'une classe de citoyens.

Le même jour il demande des poursuites pour diffamation il. cause d'un tract où les candidats conservateurs ont été accusés d'être « par­tisans du l'ègne des J ésuites, du retour aux droits féodaux, etc . . . II

Cet ensemble d'affaires fut l'occasion pour le Procureur de la Ré­publique de faire remarquer dans son rapport au Procureur Général qu'une poursuite en diffamation ne peut avoir lieu que si les inté­ressés eux mêmes commencent par se juger diffamés - qu'un garde champêtre qui est intervenu dans les élections peut être révoqué si J'on veut, mais non poursuivi en justice, et que d'une fa ço.n générale

« Mr. le Préfet du Var a ,une façon très pcrsonnelle de concevoir la collaboration de la Justice et de l'Adminis­t ration ll. (52)

C'est bien là en effet le grief principal des magistrats contre Hauss­mann. A la fin d'avril 1850, le Procureur Général d'Aix dnt lni écrire (53) pour se plaindre qu'il utilise les juges de paix pour apposer les scellés sur les cafés fermés par décision administrative, alors que les juges de paix n'avaient que des attributions judiciaires . Accusé ainsi en termes modérés, mais nets, de confusion des pouvoirs,

(S'j Ce f~t notamment le cas pour Pons et Mathieu dans l'affaire déjà évoquée. (52 ArcblfJ6S Déparumentalu des Boucbe:s du Rhône. 12 U 3 . Mars 50. (53 Archives Déporummtale:s du 1/ar IV M 16 Avri l 50.

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Haussmann ne se tient pas pour battu, il répliqua au Procureur, et fit appel au Ministre de l'Intérieur ; mais celni-ci - pour cette foi s - lni donna tort et expliqua qu'il ne fallait pas faire faire aux juges le travail des commissaires de police, les premiers n'ayant à intervenir que si les seconds ont été repoussés, auquel cas il y a lieu à poursnite, pour injure et rebellion.

Mais la leçon ne profita qu 'à son successeur; quand elle arriva, en effet, Haussmann était déjà parti pour l 'Yonne avec la conscience le plus tranqnille du 'monde. TI s'était toujours cru brimé, d,alll! ces conflits, et il a beaucoup plus souvent accusé les magistrats de mol­lesse que ceux-ci ne l'ont taxé d'arbitraire,

Un dernier exemple rendra sensibles leurs l'apports. Le 26 mars 1850 Haussmann avertit le Procureur Général (54)

qu'il a reçu de Signes une pétition protestant contre la fermeture des chambrées. TI lni semble que beaucoup de signatures sont faus­ses. TI y aurait peut-être lieu d'éclairer cela par une information judiciaire, Même s'il n'y a pas matière à poursnite, cela fera toujours un effet moral appréciable.

Le 28, le Procureur répond froidement : une « information judi­ciaire doit toujours tendre à la cOlll!tatation d'un crime ou d'un dé­lit .. . l 'intimidation à produire n'est pas nn motif suffisant pour met­tre en action la Justice )).

Mais le 2 avril Haussmann réplique « ce n'est pas sans étonnement je l'avoue qne j'ai vu votre lettre du 28 ma;s, .. )) et il termine appa­ramment déférent, « quoiqu'il en soit je soumets entièrement mes lumières aux vôtres )).

Le 4, le Procureur répond encore pour dire qu'il regrette ce dé­saccord mais qu'il maintient son opinion.

On voit combien les rapports des deux hauts fonctionnaires étaient secs (54 bis). Haussmann voulut avoir le dernier mot, et en trouva

(54) A"bjflt s Départementales des Bouches du RMnt. 12 U 3, Mars 50. (54) bis - Ce fut pi s avec le successeur d'Hau u mann, M. de Frouard, qui avait été so us­

préfet de Toulon sous Haussmann, avant de lui succéder à Draguignan. Haussmann lui con-

:~~~ ~~:s~~:te3~::zcei~v~~e s(:!~di~~:s ~af; ~~:]i b~oi!j:io~u~~ :!~:t c';r~:;a~~t~~rd~~ai~l~~;~ révoqué après quelqltes mois, comme décidément au dessous de sa tAche, avait en effet la ru­desse d'Haussmann mais beaucoup moins de bon sens . Aussi aggrava-t.il encore les rapports

i~j:sii I~;:e;:8:~tt~~!~Ot:8J~:::r!~~é~~1~:~~~!~:~:~~~~~:~~!:1::\~~~~C~~idr~~~~ri~~r~:t~; !~Ptorrtta;~~slï~!q;~!:!s a:~~!~t~~n~t atn:tï?~ii:cl~ie jC;;:bd:~itd~t r:~!~édd'H:u:;!~~r::~ï!s p~~~ cureur Général ait pensé aussi un peu au maitre.

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bientôt l'occasion. Le 12 avril son sous-préfet de Brignoles lui écri­vit (55) pour lui raconter que deux démocrates de Saint-Maximin poursuivis pour outrages au maire venaient d 'être relaxés, le Pro­cureur de la République s'étant désisté de sa plainte, d'où un bruyant triomphe pour les « rouges» qui étaient venus nombreux au tribunal. « Le fait est déplorable » écrit le sous-préfet.

Haussmann transmit aussitôt la lettre au ProcUl'eur Général avec un bref commentail'e : « Je partage évidemment l'avis de M. le sous­préfet ... et je n'ajoute rien aux considérations qu'il fait valoir ». -où l'on peut lire, en clair : vous le voyez, je ne suis pas le seul à juger la Justice indulgente à l'excès .. . -

Nous avons insuisté sur ces conflits, parce qu'ils sont beaucoup plus typiques qu'anecdotiques: le département du Var n'en avait pas le monopole.

Un autre exemple en est célèbre, celui du préfet Maupas qui à Toulouse voulait arrêter des conseillers généraux républicains sans la moindre preuve et qui, au Procureur Général qui persistait à en réclamer , r épondait que les pièces ne manqueraient pas, ses agents les auraient introduites au préalable au domicile des accusés ! - c'était aller lin peu fort, le gouvernement ne le soutint pas et le convoqua à Paris pour qu'il s'explique, On était en novembre 51. C'est là "que Louis Bonaparte le découvrit et en fit son préfet de police chargé d'exécuter le coup d'Etat. (56).

Nous disions en commençant que Haussmann dans le Var fut un homme du parti de l'Ordre plutôt qu'un bonapartiste au sens étroit et exclusif du mot. Nous pouvons maintenaut préciser et nuancer cet te remarque: de février 1849 à mai 1850, il est bien vrai que Haussmann a pratiqué dans le Var une politique d'Uuion conserva­trice et bourgeoise, quant au fond, mais, nous pouvons dire, déjà net­tement bonapart iste quant à la méthode. - Un préfet d'Empire avant l'Empire - Et cela nous aide à mesurer à quel point le coup d'Etat du 2 décembre fut une rat ification d'un état de fait préparé et installé depuis longtemps, le point finaI brutalement mis à une longue évo­lution, beaucoup plus qu'un changement radical de politique effectué aux dépens de la R épublique. (56 bis).

(SS~ Archives Déparumentales de~ Bouches du Rhône, 12 U 4, Avril 50. (5 6 Seignobos, dans Lavisse, Huto;" de France contemporaine - Vol VI, . 197. (5 ) bis C'est d'ailleurs ce que dit très nettement, par exemple, Georges Weill dans. Le

Parti Républicain de 1814 à 1870 a, page" 343. Mais c'est une vérité peu diffusée, peu répan­due, sans doute parce <J,ue dan s l'enseignement on a l'habitude de passer très vite sur le récit des luttes politiques qUI vont du ro décembre lS4R au 2 décembre (S5 [, retenant surtout de cette période les grand es lois de réaction.

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C'est d'ailleurs un des points qui ressortent avec netteté du témoi­gnage des Mémoires d'Haussmann, et sur lesquels les recherchess d'archives ne font guère qu'apporter des précisions supplémentaires sur certains aspects moins flatteurs pour le mémorialiste.

CONCLUSION

Nous ne prétendons pas avoir épuisé ici les renseignements que l 'on peut tirer des Mémoires d'Haussmann, mais seulement montré dans quelles limites ceux qu'elles apportent sout valables:

Quelques inexactitudes, quelques oublis ou omissions, nne très nette tendance à mettre en valeur son rôle, son mérite, les dangers courus, une certaine franchise dans l'exposé d'une politique dépourvue de scrupules libéraux, mais qui ne va pas jnsqu'à la révélation indis­crète de tous les moyens employés ou de tous les reproches encourus.

TI faut ajouter pour terminer que les faits exposés sont à peu près exclusivement politiques, et encore de la politique au sens le plus étroit du mot.

Une exception à ce deruier jugement: dans le tableau du départe­ment en 1849 Haussmann fait un excellent exposé (57) du problème des droits d'usage des habitants dans les forêts, des conflits que cela occasionnait avec les grands propriétaires, et de la facilité que ces lut­tes de classe dans les villages créaient à la pénétration de l'influence socialiste. De fait, nous avons acquis la conviction qu'il s'agit d'un problème très important pour l'explication des conflits sociaux et de la répartition des opinions dans le département, comme de l'insurrec­tion de décembre 1851. Mais, pour en revenir à Haussmann, cette vue de la réalité sociale est isolée; il n'a ui compris ni même mentionné le gros problème de l 'impôt des boissons et de l'hostilité rurale à la fiscalité; il n'a pas vu à quel point les conflits de salaires dans l'indus­trie bouchonnière avaient contribué à rendre ardemment démocrates les villages des Maures, etc . .. (58).

Même dans la « politique pure », il a tendance à voir les choses par le petit côté. Dans la persistance de l'opinion républicaine chez beau­coup de bourgeois varois fort aisés, dans leur répugnance à entrer dans le parti de l'ordre et à sacrifier leurs convictions libérales à l'al­liance avec les « blancs» et avce les préfets, il ne voit que « recon-

(57) M~moire! 1 • p. 310 à 313. (58) J'ai abordé ces différents points dans une communication sur les origines et le carac­

tère de l'Insurrection du Var en 18S I, sur laquelle il y aura à revenir.

Page 21: Le Baron Haussmann, Préfet du Var (1849-50)provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf//PH-1956-06-024_04.pdf · et nn arriviste; et il nous apprend que, exilé à Nice aprés le coup

162 MAURICE AGULHON

naissance d'homme d'ordre pour le général Cavaignac )J. Comme si dans les autres départements les bourgeois n'avaient pas eu les mêmes motifs d'estimù Cavaignac, et comme si cela les avait empêchés de se rallier au parti de l'Ordre! - en réalité, il y a là une tradition répu­blicaine (59) régionale. très vivace, opinion qui s'était déjà exprimée dans l'échec infligé à Louis Bonaparte par le Var au 10 décembre 1848, et qui remonte sanS doute à cet antibonapartiste si vif et si général eh 1815, et plus haut encore peut-être ... - Il ne semble pas, cepen­dant, que Haussmann ait eu le sentiment d'avoir affaire à un problème particulier. Il a bien écrit « assurément aucun préfet en France ne se trouvait dans une position aussi critique )J (60) mais il n'a jamais expli­qué le caractère « rouge)) de son département autrement que par une activité pernicieuse et intense des rouges locaux, dont une activité plus grande d'un bon préfet disposant de gran(ls moyens pourrait venir à bout peu à peu.

En un mot, il n'éclaire pas pour nous les raisons et les caractères profonds des conflits, il nous renseigne seulement sur certains moyens mis en œuvre au cours de ces conflits par l'un des plus vigoureux anta­gonistes. (61).

Maurice AGULHON.

(S9) Sur laquelle nous avons en cours un travail d'ailleurs encore assez loin de ses condu­sions.

(60) Mémoires, l, p. 329-(61) Si J'on était tenté de croire que nous avons ici suggéré sur Haussmann un jugement

~;:~n~~::~:~r~!~J~~~~;f~:~iE~ii~rt~~~~~~~!:if~i-g{g:§(:~ri~iT1;~~~{::::~ source, cet homme audacieux ne craignait pas de sc montrer ce qu'il était ... - Là où le genti­lhomme de l'esprit élevé, le plus habile, du caractère le plus droit, le plus noble, échouerait infailliblement, ce vigoureux athlète, à l'échine robuste, à l'encolure grossière, plein d'audace et d'habileté, capable d'opposer les expédients aux expédients, les embûches aux embûches, rêu ssiera certal.nement H.

(Cité par M. Haag, dans l'étude déjà mentionnée, supra note 8).