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Rencontre professionnelle - Compte rendu HorsLesMurs Le bonheur est-il dans le pré ? Compte rendu téléchargeable sur www.horslesmurs.fr - Mise à jour : octobre 2012 Page 1/32 Le bonheur est-il dans le pré? Le beurre ou l’argent du beurre ? La campagne, nouvel Eden pour les artistes ? Compte rendu des ChalonBrunchstorming Rencontres professionnelles organisées les 20 et 21 juillet 2012 dans le cadre du chantier « Artistes en milieu rural » Rencontres professionnelles organisées par HorsLesMurs en partenariat avec Chalon dans la rue et la FAR-Est, Fédération des arts de la rue du Grand Est Pour plus d’informations sur la thématique, consulter le portail du chantier « Artistes en milieu rural » sur le site de HorsLesMurs (http://www.horslesmurs.fr), rubrique Conseil (http://www.horslesmurs.fr/-Artistes-en-milieu-rural-.html) et notamment l’espace documentaire qui lui est dédié (http://www.horslesmurs.fr/Artistes-en-milieu-rural- espace.html) SOMMAIRE Pour mieux comprendre les problématiques d’un monde rural en pleine mutation et inventer des modalités pertinentes de présence artistique, HorsLesMurs et Chalon dans la rue invitent des représentants de collectivités - élus, directeurs d’affaires culturelles, coordinateurs de projets - et des artistes dans l’espace public à se rencontrer et se raconter. Repères bibliographiques ........................................................................ 2 Le beurre ou l’argent du beurre ? ........................................................ 3 la campagne, nouvel eden pour les artistes ? .................................. 19 Compte rendu réalisé par Anne Meyer

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Le bonheur est-il dans le pré? Le beurre ou l’argent du beurre ?

La campagne, nouvel Eden pour les artistes ? Compte rendu des ChalonBrunchstorming Rencontres professionnelles organisées les 20 et 21 juillet 2012 dans le cadre du chantier « Artistes en milieu rural »

Rencontres professionnelles organisées par HorsLesMurs en partenariat avec Chalon dans la rue et la FAR-Est, Fédération des arts de la rue du Grand Est

Pour plus d’informations sur la thématique, consulter le portail du chantier « Artistes en milieu rural » sur le site de HorsLesMurs (http://www.horslesmurs.fr), rubrique Conseil (http://www.horslesmurs.fr/-Artistes-en-milieu-rural-.html) et notamment l’espace documentaire qui lui est dédié (http://www.horslesmurs.fr/Artistes-en-milieu-rural-espace.html)

SOMMAIRE Pour mieux comprendre les problématiques d’un monde rural en pleine mutation et inventer des modalités pertinentes de présence artistique, HorsLesMurs et Chalon dans la rue invitent des représentants de collectivités - élus, directeurs d’affaires culturelles, coordinateurs de projets - et des artistes dans l’espace public à se rencontrer et se raconter.

Repères b ibl iographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

Le beurre ou l ’argent du beurre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

la campagne, nouvel eden pour les artistes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Compte rendu réalisé par Anne Meyer

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Repères b ibl iographiques Documentation HorsLesMurs In Situ In Cité – Projets participatifs dans l’espace public, mémento n°7, 4è trimestre 2012, Paris, HorsLesMurs (www.horslesmurs.fr, rubrique Conseil, chantier Politique de la ville & culture) Stradda, articles « La rue en chemins » et « Le collectif Pixel 13, architectes en territoires», n°26, octobre 2012, Paris Stradda, dossier « Les nouvelles géographies culturelles », n°23, janvier 2012, Paris, HorsLesMurs Stradda, dossier « La rue s’invente de nouvelles scènes », n°18, octobre 2010, Paris, HorsLesMurs Les articles de Stradda sont téléchargeables en ligne, un an après leur publication (www.stradda.fr et sur www.rueetcirque.fr) La diffusion est morte, vive la diffusion ! Compte rendu des rencontres professionnelles à Chalon dans la rue, juillet 2010 (http://www.horslesmurs.fr/La-diffusion-est-morte-vive-la,3149.html) Autres références Guillon Vincent, Pauline Scherer, Culture et développement des territoires ruraux, Quatre projets en comparaison, travail de recherche commandité par l’IPAMAC, janvier 2012 (téléchargeable en ligne : http://www.reseaurural.fr/files/etude-culture-scherer-guillon.pdf) Prieur Caroline, Portrait d’une compagnie territorialement occupée, Carnières/ Morlanwelz, Belgique, éditions Lansman, juin 2011 La Lettre du cadre territorial, dossier d’expert « Les politiques culturelles en milieu rural », Territorial Editions, avril 2011, 2ème édition. François Pouthier, Portrait de l’artiste en passeur de territoires, article commandité par l’IPAMAC, 2010 (téléchargeable en ligne sur le site de l’Iddac (www.iddac.net/download.php?id=58949)

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Le beurre ou l ’argent du beurre ? Méconnus par un milieu culturel plus familier de environnements urbains, les territoires ruraux présentent des spécificités qu’il s’agira d’explorer ensemble : politiques culturelles et découpages administratifs, développement local, attractivité… Quelles sont les attentes des collectivités ? Celles-ci doivent-elles influer sur la nature de la présence artistique en espace public ? Sont-elles compatibles avec des démarches purement artistiques ? Intervenants • Hocine Chabira, directeur de la compagnie la Chose Publique • Olivier Jacquin, président de la communauté de communes du Chardon Lorrain (54) • Luc Picot, consultant en développement territorial, juriste • François Pouthier, président de Culture et Départements, directeur de l’Iddac (Institut

départemental de développement artistique et culturel, agence culturelle de la Gironde, 33)

• Jany Rouger, vice président de la FNCC (Fédération Nationale des Collectivités Territoriales pour la Culture), président de la commission Spectacle vivant

Modératrice : Gentiane Guillot, responsable conseil, formation et vie professionnelle de HorsLesMurs Gentiane Guillot Cette rencontre est organisée conjointement par Chalon dans la rue, la Fédération des arts de la rue du grand Est (la Far-Est) et HorsLesMurs (centre national de ressources des arts de la rue et des arts du cirque). Son titre « Le bonheur est-il dans le pré ? », se veut un clin d’œil aux clichés liés au milieu rural. HorsLesMurs s’intéresse tout particulièrement aux démarches artistiques menées sur les territoires, aux artistes qui choisissent de s’y implanter et d’y travailler dans la durée. Par le biais de notre revue Stradda par exemple, qui consacrait notamment en janvier 2012 un dossier aux « nouvelles géographies culturelles ». Au moyen également de chantiers thématiques développés de façon transversale et sur plusieurs années, comme « Politique de la Ville et culture », centré sur les interventions artistiques conduites en milieu urbain dans les quartiers dits « sensibles ». Mais on connaît moins le milieu rural, même si de nombreux artistes y travaillent, de nombreux projets s’y déroulent : ils font moins fréquemment l’objet d’éclairages spécifiques. Or nous avons pu constater que les problématiques soulevées par ces interventions font l’objet de questionnements et d’intérêt parmi les professionnels des arts de la rue et au sein des Fédérations régionales : c’est pourquoi nous avons lancé le chantier « Artistes en milieu rural » et nous nous sommes associés à la Far-Est autour de cette rencontre-ci. À titre d’entrée en matière, nous nous sommes joints le 1er juin dernier à une rencontre organisée à Capdenac par l’Ipamac, le réseau Parcs naturels régionaux du Massif central et Derrière le Hublot, « De l’Art pour une autre campagne », qui trouve d’ailleurs des échos dans les ChalonBrunstorming puisque l’Ipamac fait partie de nos invités. Aujourd’hui, nous vous proposons ce premier temps de rencontre, d’autres suivront. Par ailleurs, dans le cadre de notre chantier « Politique de la Ville et Culture », nous collaborons avec la Fédération nationale des arts de la rue, autour de la thématique des projets participatifs dans l’espace public, qui s’intéresse plutôt à des projets en milieu urbain. Ce n’est pas notre sujet d’aujourd’hui, mais nombre de problématiques sont communes : les questions du lien social, de la diversité sociale, du « faire ensemble », la relation au territoire dans la durée, l’importance du processus pour les partenaires impliqués dans des projets de spectacle, la participation et l’implication des habitants… Les projets présentés dans ce cadre peuvent donc aussi avoir un intérêt transversal. Ils sont réunis dans un document que nous sommes en train de finaliser : In Situ In Cité – Projets artistique participatifs dans l’espace public, qui sera disponible en ligne sur notre site a 4è trimestre. Le milieu rural comme terrain « vierge » ? HorsLesMurs, il est vrai, a produit peu de ressources sur ce thème. Nous démarrons ce chantier, et nous avons envie d’observer ce que font les compagnies en milieu rural, d’en interroger les enjeux, et surtout de permettre

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des temps de rencontre, qui ne sont pas si fréquents en dehors du terrain, entre des représentants de collectivité, des élus, des opérateurs culturels et des artistes. Nous présentons notre chantier « Artistes en milieu rural » comme une volonté de mieux comprendre un monde rural en pleine mutation, même si ce n’est généralement pas l’image première qu’on y adjoint (certains de nos intervenants creuseront la question). Quelle est la nature des clichés qui circulent sur le milieu rural ? La formule « terrain vierge » par exemple est fréquemment employée quand on parle du milieu rural, mais elle peut être mal comprise et mal utilisée. En quoi et pourquoi cette expression ? C’est ce qui sera explicité au cours de la rencontre de demain, « La campagne, nouvel Eden pour les artistes ? », qui reviendra notamment sur les idées reçues. Quelles sont les modalités d’intervention artistique les plus pertinentes dans cet environnement encore mal connu ? Pour les identifier et en inventer d’autres, nous recueillerons le témoignage de compagnies s’inscrivant régulièrement sur ce type de territoires et en ayant apprivoisé certaines. Le beurre et/ou l’argent du beurre ? C’est l’intitulé de notre première table ronde. Parmi nos questionnements : une commune rurale peut-elle attendre de l’artiste qu’il endosse le rôle d’opérateur culturel ? Qu’il soit à la fois un créateur et un expert de la médiation appliquée au territoire et à ses populations ? La commune est-elle légitime à attendre un effet social de l’intervention artistique ? Plusieurs points de vue existent, que les intervenants et la salle seront amenés à éclairer. Un artiste peut-il intervenir sur un territoire vierge de création sans se préoccuper de la médiation au territoire ? Peut-il bénéficier du soutien d’un élu dans une petite commune en gardant la dimension fondamentalement dérangeante de son art ? Telles sont quelques façons d’expliciter notre titre d’aujourd’hui… mais vous aurez peut-être vous-mêmes d’autres lectures de cette problématique. Parmi les clichés récurrents, que nous avons envie d’explorer avec vous : • l’importance de la proximité avec les habitants, les élus et les enjeux politiques. Par

exemple, un élu en milieu rural ne se comporte pas comme son homologue en milieu urbain : il serait bien plus présent sur le terrain et au quotidien.

• la nécessité d’un travail de médiation quand un artiste arrive en milieu rural ; • l’instrumentalisation de l’artiste au profit du développement du territoire, de son

attractivité. Autre cliché : lors de nos investigations, le terme « pédagogie » est revenu à plusieurs reprises. Certains artistes ont envie de se faire connaître autrement, d’expliquer aux élus du milieu rural qui ils sont et comment ils travaillent. Les collectivités, pour leur part, veulent éviter que les artistes arrivent en « sachant tout », avec des projets ficelés. Face à ce terme répété de « pédagogie », nous souhaitons plutôt parler d’« échanges », de partage d’expériences, même si nous pourrons bien sûr tirer de ce chantier quelques éléments de pédagogie. Ce matin, il s’agit pour nous d’entendre le point de vue des collectivités. L’artiste qui va témoigner aujourd’hui parlera de la perception qu’il a de la posture des collectivités, et de sa façon de vivre et de travailler avec. Demain, la parole sera donnée aux artistes, en dialogue avec des partenaires locaux, sur leurs raisons de travailler en milieu rural. Les intervenants : Hocine Chabira, directeur de la compagnie la Chose Publique, et Olivier Jacquin, président de la communauté de communes du Chardon Lorrain, conseiller général du canton de Thiaucourt et vice président du conseil général de Meurthe et Moselle (54) qui soutient vivement le projet d’implantation de la compagnie, nous parleront du processus de réflexion partagée et d’apprivoisement mutuel. Jany Rouger, vice président de la Fédération Nationale des Collectivités territoires pour la Culture (FNCC) et président de la commission Spectacle vivant, vice président d’un syndicat mixte de pays et premier adjoint au Maire de Saint Jouin de Milly (Deux-Sèvres 79), va témoigner des effets (parfois inattendus) de la prise de compétence culturelle par les intercommunalités. François Pouthier est à la fois président de Culture et Départements, l’association nationale des Directeurs(trices) d’affaires culturelles des Conseils généraux et agences culturelles départementales, et directeur de l’IDDAC, l’agence culturelle de la Gironde. Il nous fera part de son diagnostic sur la présence artistique en milieu rural. Luc Picot, consultant en développement territorial et juriste, va nous permettre d’aborder cette question sous un angle plus technique, celui des intercommunalités. En effet, nous ne pouvons pas débattre avant d’avoir précisé certaines notions : qu’est-ce qu’une communauté

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de communes, une communauté d’agglomération, un syndicat de pays, etc ? Cela nous permettra de débattre ensuite de la compétence culture au sein des intercommunalités, ainsi que des enjeux de la réforme, avant d’en venir aux expériences de terrain. Luc Picot Il s’agit pour moi de dresser un état des lieux des collectivités locales, plus particulièrement en milieu rural et dans le secteur culturel. Mon approche est essentiellement didactique, et vise à poser les éléments du débat : en effet, le monde des collectivités locales a son fonctionnement propre, ses raisonnements, ses contraintes juridiques et financières. Pour sa part, le milieu culturel a ses règles et ses pratiques. Il faut faire correspondre les deux. Il y a aussi les représentations que chaque catégorie d’acteurs se fait des autres, qui entraînent des incompréhensions, alors qu’on parle de la même chose. Chacun ne sait pas toujours ce que veut l’autre, ni quelles sont ses contraintes… Ainsi, pour caricaturer les points de vue, le milieu culturel imagine que la puissance publique a des moyens et des capacités, et que si elle n’intervient pas, c’est faute de le vouloir. C’est un peu plus compliqué ; je vais tenter de vous l’expliquer. De l’autre côté, l’incompréhension est similaire, ce que d’autres intervenants vous exposeront. L’environnement juridique et institutionnel des collectivités locales : en 2012, nous fêtons les trente ans de la décentralisation. Depuis 1982, grâce aux lois Deferre, les collectivités locales ont obtenu l’autonomie, c’est-à-dire la liberté d’agir sans l’autorisation de l’État (qu’elles devaient auparavant demander systématiquement). Elles ne peuvent cependant pas tout faire : l’autonomie est encadrée par un ensemble de règles définies par le législateur. Cette autonomie a été accordée dans un cadre institutionnel constant, d’où une des critiques faites à cet arsenal législatif. Depuis 1982, les collectivités locales n’ont été ni réformées, ni fusionnées, sans que l’on différencie urbain et rural. On n’a pas procédé à une réforme structurelle. De même, le cadre financier n’a pas été modifié ; les impôts correspondants (taxe d’habitation ; taxe foncière) ont plus de deux siècles. Ce qui peut poser problème, car ce sont des outils peu dynamiques et pas nécessairement adaptés à ce que les collectivités souhaiteraient. Les collectivités ont pris le relais d’un désengagement de l’État dans les territoires en matière culturelle, en investissant dans des équipements culturels (musées, espaces de création, résidences…). Plus précisément, les grandes collectivités (départements, régions, communes urbaines et agglomérations) l’ont fait, via des moyens financiers conséquents ; en revanche, au niveau rural, la question se pose toujours. Avec la loi de 2004 instaurant une nouvelle étape de la décentralisation, le patrimoine historique a été confié aux collectivités, ce qui a asséché les budgets culturels d’un certain nombre d’entre elles qui ont dû investir massivement et prioritairement dans la restauration de patrimoine (puisque ce n’est plus à l’État d’assumer cette charge), au détriment d’autres champs culturels. En 2010, la loi engage un nouveau volet de la « grande » réforme des collectivités territoriales. Toutefois, au lendemain d’élections qui prennent le contrepied des réformes votées au cours des deux dernières années, nous allons voir très rapidement où nous en sommes. Concernant la structuration territoriale française, nous avons affaire, en France, à une situation paradoxale sur le plan juridique : les règles s’appliquent quel que soit le niveau des collectivités, selon le principe de l’égalité, que vous soyez Paris, Lyon, une grande région ou une commune de 200 habitants. Or, ce qui est aisé pour des collectivités importantes, qui en ont les moyens, est beaucoup plus compliqué en milieu rural. En effet, une petite collectivité n’a pas nécessairement les infrastructures administratives, les fonctionnaires ou les agents de développement susceptibles d’utiliser ces règles complexes, plutôt calibrées pour les grandes collectivités que pour les petites. En milieu rural, l’aménagement du territoire est du ressort des collectivités de base, en lien avec les intercommunalités et les pays ; elles sont les moteurs du développement local. Elles ont la possibilité de s’appuyer pour cela sur des lignes de crédit allouées par les Conseils généraux et les Régions, mais ont le plus souvent l’initiative de la création culturelle. On notera que cela contrevient à notre mentalité française plutôt descendante et centralisatrice.

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Dans notre pays, l’échelon de base de la vie administrative est la commune. En France, il y en a 36 000. Pour celles qui ont moins de 100 ou 200 habitants, les moyens financiers sont restreints et les capacités d’action faibles. Elles ont la possibilité de s’associer en réseau et de créer des intercommunalités, ou EPCI (Etablissements publics de coopération intercommunale) à fiscalité propre. En milieu rural, on aura des communautés de communes, avec moins de 50 000 habitants ; en milieu urbain, ce seront des communautés d’agglomération ou des communautés urbaines (ex : Lyon). Ces communautés de communes permettent de remédier à l’absence de moyens, et de travailler en réseau et en bonne intelligence, pour coordonner des projets sur une échelle territoriale plus vaste. Même si, remarquons-le, il est fréquemment compliqué de mutualiser les efforts au-delà des « guerres de clocher ». Il existe également tout un ensemble de syndicats mixtes ou intercommunaux, qui sont le produit de regroupements de communes ou d’intercommunalités, et ont pour but de travailler sur des projets ponctuels ou non. Ce sont par exemple les syndicats d’aménagement de la voirie, de traitement des déchets ou ceux qui assurent les transports locaux. Les syndicats de pays correspondent à l’échelon territorial de l’arrondissement et ont pour objet d’assurer le développement d’un territoire correspondant à un bassin de vie. Le département et la région sont également des collectivités, mais avec des moyens et des infrastructures plus importantes. La notion de fiscalité propre est centrale. Quand on commence à partager sa fiscalité, c’est qu’on a une communauté d’intérêts, un projet commun. Un EPCI à fiscalité propre va développer un projet de territoire, une coopération qui dépassent le court terme et ne sont pas seulement ponctuels. Les contraintes de la coopération intercommunale en milieu rural sont de deux ordres : • les règles administratives à appliquer, qui sont de plus en plus lourdes et prégnantes :

o le code des marchés publics ; o la réglementation des dépenses qui prévoit que seuls les investissements (et non le

fonctionnement) peuvent être financés par de la dette ; o l’application de la directive européenne dite « Services » qui oblige à renforcer le

mode de contractualisation avec les partenaires, en particulier les associations. • la contrainte budgétaire : la moitié du budget des collectivités repose sur un vieux socle

d’impôts peu dynamique, qui ne peut pas ouvrir sur de nouvelles ressources. L’autre moitié est constituée par la dotation de l’État, de plus en plus limitée, elle aussi.

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Pour les prochaines années, on s’attendra donc à ce que les finances de collectivités locales soient sous tension, et à des arbitrages de plus en plus difficiles pour les élus car les demandes sont multiples (écoles à rénover, voirie, etc.). Quid de la compétence « culture » des intercommunalités ? Une collectivité locale (commune, département ou région) peut mener des actions culturelles, en vertu de la « clause de compétence » liée à l’intérêt de la population – or, la culture est toujours dans l’intérêt de la population. En revanche, la question se pose pour les intercommunalités. Elles n’agissent que si les communes qui les composent ont choisi de leur déléguer les compétences ; ceci est stipulé dans les statuts ou les délibérations des intercommunalités. Elles ont alors un intérêt communautaire pour agir dans tel ou tel domaine. La culture n’est pas inscrite comme intérêt obligatoire ; il faut que les communes délibèrent et votent pour donner à l’intercommunalité la compétence d’action en matière culturelle. Ceci d’autant plus que le mode d’action doit être précis. On retrouvera essentiellement la compétence « culture » pour des équipements culturels : théâtre ou cinéma municipal ; résidence de création, que les communes délèguent à la communauté, ou que la communauté sera fondée à créer ex nihilo. On a donc affaire à un environnement juridique complexe, dans lequel la culture n’est pas forcément clairement définie. De plus, les collectivités locales définissent leur action « sous contrainte » (administrative, financière, juridique). Néanmoins, elles se débrouillent et parviennent à agir, grâce à une certaine créativité… Jean Giraudoux dit que « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » : en faisant plancher des juristes, on finit par trouver des solutions juridiques grâce aux interstices du droit. Par exemple, on confie à la communauté de communes le soin de gérer le théâtre municipal. Si la commune décide de créer un festival et d’utiliser pour cela le théâtre de la communauté de communes, elle établit une convention avec celle-ci pour faire vivre le festival. Le festival relève de la commune, et non de la communauté qui va néanmoins allouer des financements à son théâtre pour la tenue du festival. Gentiane Guillot Le dossier Les politiques culturelles en milieu rural, de la Lettre du cadre territorial illustre bien que le niveau de la communauté de communes est stratégique pour l’exercice de la compétence Culture en milieu rural. En effet, les petites collectivités d’une centaine d’habitants n’ont pas toujours les moyens d’exercer directement cette compétence, et il est alors important qu’elles s’associent dans une communauté de communes pour pouvoir travailler. Ceci est lié aux moyens en jeu, mais aussi au bassin de population, dont l’effectif doit être suffisant pour que la compétence Culture s’y justifie pleinement. De plus, les communautés de communes sont créées non seulement dans un objectif de gestion et d’économie d’échelle, mais aussi de développement. C’est donc l’échelon pertinent pour réfléchir à une politique culturelle sur un bassin de population suffisant. Le pays, mode de regroupement plus informel entre des collectivités, est aussi un bon moyen de mettre en réseau des politiques culturelles et de contractualiser autour d’un projet commun. Jany Rouger Je m’exprime ici au titre de la Fédération nationale des collectivités pour la culture, qui rassemble environ 500 collectivités (villes, intercommunalités, départements, régions…), par le biais de leur élu à la culture. J’en suis l’un des vice-présidents, et suis premier adjoint d’une petite commune des Deux-Sèvres, dans la région Poitou-Charentes. Cette Fédération, pluraliste, réunit des politiques de tous bords, à l’exclusion du Front national. Elle travaille sous forme de commissions. Jusqu’aux dernières élections, existait une commission aux communes rurales ; nous avons souhaité la fondre dans une commission plus large, stratégique pour la FNCC, intitulée « Politiques culturelles et territoires ». Pourquoi les communes rurales ont-elles disparu en tant que commission, même si je demeure le référent pour la ruralité ? On considère actuellement que le monde rural s’est profondément transformé et que le traiter à part n’a plus de sens : beaucoup de données qui lui était propres auparavant se retrouvent sur d’autres territoires. En revanche, concevoir les politiques culturelles en fonction des territoires a réellement du sens.

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En outre, l’avenir de la culture en milieu rural passe par l’intercommunalité. Une réflexion globale est donc nécessaire par rapport aux territoires et à leur recomposition, en particulier au sein de ces intercommunalités. En ce qui concerne la culture et les arts de la rue, nous avons quelques exemples dans notre région, qui a conduit une politique spécifique dans ce domaine, même si elle venait en appui d’initiatives déjà existantes. Tout d’abord, le cas du festival de Bouillé-Saint-Paul. Dans le département des Deux-Sèvres, fortement imprégné par l’histoire de l’éducation populaire, les initiatives en milieu rural existent de longue date, conduites justement par des associations d’éducation populaire, parfois dans de toutes petites communes. Vous connaissez peut-être l’une d’elle, au moins de nom : Bouillé-Saint-Paul. Elle est plus proche de Thouars que de Bressuire mais nous travaillons ensemble dans le cadre du programme européen Leader. Elle a mis sur pied un festival d’arts de la rue qui se déroule en juillet. Cette expérience a enclenché une dynamique culturelle au niveau intercommunal : désormais, l’accueil d’artistes en résidence est inscrit comme compétence de la communauté de communes – peu de communautés de communes disposent de cette compétence en tant que telle. C’est un montage très précis et qui s’avère complémentaire avec ce qui se passe à Bouillé-Saint-Paul. Je suis par ailleurs élu du pays du Bocage Bressuirais, chargé de la culture. Le pays est un outil particulièrement intéressant en termes de dynamique culturelle ; ce n’est pas une collectivité, et il peut s’organiser sous diverses formes (association ou syndicat mixte). La Région Poitou-Charentes a fortement contribué au développement des pays, qui prennent la plupart du temps la forme de syndicats mixtes rassemblant des collectivités de natures différentes (communes, intercommunalités, département). Pour ce qui nous concerne, ce syndicat mixte a développé un projet de territoire, et un projet culturel : les deux vont souvent de pair puisque le projet de territoire ne peut pas ne pas tenir compte de ce qui fait son identité, et la réflexion, à ce niveau, est nécessairement de nature culturelle. Le pays du Bocage Bressuirais s’est constitué très tôt autour d’un conservatoire intercommunal de musique qui a été son principal outil. Il a la compétence d’expérimentation culturelle et, il y a trois ans, nous avons créé un festival de danse visant à fédérer les énergies autour d’une thématique. Dans la région, on retrouve des expériences similaires au niveau d’autres pays. Enfin, le cas d’une communauté d’agglomération rurale. L’histoire est « en mouvement » : ce mouvement est positif pour la culture en milieu rural. Le besoin de culture au sens large est aussi important en milieu rural qu’en milieu urbain. Du fait des brassages de population, le milieu rural n’est plus réduit au monde agricole ; les agriculteurs sont d’ailleurs très connectés sur l’extérieur, notamment via l’informatique. En conséquence, la nécessité d’une politique culturelle est aussi prégnante pour les élus ruraux que pour leurs homologues urbains. Cependant, les moyens dont ils disposent sont insuffisants ; le pays est donc l’instance qui leur permet de développer cette dimension. Récemment, la réforme des collectivités territoriales a conduit entre autres au regroupement des intercommunalités et à la recomposition de la carte intercommunale sur l’ensemble du territoire. Notre histoire nous a donné, depuis quinze ans, des habitudes de travail entre communautés de communes et, au-delà, au niveau du territoire du conservatoire, qui déborde du cadre de notre intercommunalité en s’étendant sur deux autres communautés de communes. Nous sommes donc en train de constituer une communauté d’agglomération rurale, qui dépasse 50 000 habitants et dont la ville principale, Bressuire, compte plus de 15 000 habitants ; elle abrite au total 75 000 habitants. Elle va s’organiser par la fusion des communautés et du pays et par l’addition des compétences existantes. Ainsi, le pays gère déjà le conservatoire, ainsi qu’un festival, qui vont être transférés à la communauté d’agglomération. De même pour la compétence liée à l’accueil en résidence, qui relève pour le moment d’une des communautés de communes. Une autre, autour de Bressuire, gère un réseau de bibliothèques ; la compétence de gestion de la lecture publique va passer au niveau de la communauté d’agglomération. De fil en aiguille, la compétence culturelle de la communauté d’agglomération va s’enrichir de nouvelles composantes et

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devenir extrêmement forte : tous les aspects seront communautaires, y compris la programmation culturelle. Cet exemple me semble très positif, et je pense que, progressivement, grâce à cette réforme - qui n’a pas que des aspects positifs, mais celui-là en est un - de nombreux territoires s’organiseront de cette manière. Au niveau national, on a parfois une vision nostalgique des politiques culturelles façon Jeanne Laurent, Jean Vilar… mais on a oublié que c’est au plus profond de chaque territoire que les politiques culturelles sont mises en œuvre : 75% de la culture sont financés par les collectivités. Ce qui a été présent dans les années 1960 dans les grandes villes, puis dans les villes moyennes ou petites, l’est aujourd’hui dans des communes de 5 000 habitants, qui souhaitent toutes disposer d’un service culturel - lequel sera transféré, souvent, à l’intercommunalité. Sur le long terme, cela va dans le sens d’une demande et d’une organisation croissantes des politiques culturelles, malgré la crise. Luc Picot Cela va dans le sens de mes conclusions, en lien avec deux caractéristiques de la réforme territoriale. La première est effectivement l’achèvement de l’intercommunalité. Certaines petites communes irréductiblement gauloises refusaient de travailler en coopération avec d’autres ; les communautés avaient des tailles et des périmètres un peu bizarres. Aujourd’hui, il y a une remise à plat de l’intercommunalité qui fait consensus entre gauche et droite. Vous apparaissez comme un territoire d’exception, trop beau, avec cette grande communauté d’agglomération. À chaque territoire de regarder ce qu’il en est : la carte intercommunale n’est pas encore achevée ; les préfectures sont encore actuellement en train de travailler sur les périmètres. Donc, c’est aux acteurs de la question culturelle sur leur territoire, et aux élus qui n’ont pas encore fusionné leurs intercommunalités ni acté les compétences, d’alerter les pouvoirs publics. La plupart du temps, si les périmètres sont définis, les contenus ne le sont pas. Ce travail de définition des contenus et objectifs n’est pas réservé qu’aux élus, et je vous exhorterais à prendre langue avec eux pour les interroger sur leurs intentions en matière culturelle. Le deuxième point de la réforme devait concerner la substitution aux fonctions de conseiller général et de conseiller régional d’un poste unique de conseiller territorial. Il est quasiment entendu que cela ne se fera pas. Dans la réforme, c’est donc l’intercommunalité qui apparaît comme l’outil essentiel, un outil en construction et c’est à nous de participer à ce chantier : les élus attendent une mobilisation de tous les citoyens. Gentiane Guillot C’était une entrée en matière « technique » pour découvrir le monde de l’intercommunalité. Je vous propose maintenant un regard « diagnostic » sur le monde rural, celui de François Pouthier. Qu’est-ce qui caractérise le monde rural, et quelles y sont les bonnes pratiques en matière culturelle ? François Pouthier Le terme « diagnostic » est peut-être un peu excessif. Il s’agirait plutôt d’un constat car notre éducation, ce que la République nous a enseigné nous ont amenés à construire des représentations figées du monde rural, devenues obsolètes. Nos territoires connaissent d’importantes mutations. Aujourd’hui, parler de la ruralité et d’une opposition entre l’urbain et le rural est devenu caduc. La ruralité n’est plus l’espace périphérique qui serait imperméable au progrès, ce n’est plus le monde de l’exode à la remorque de la modernité. C’est d’ailleurs une spécificité française. Dans une Europe et un monde occidental qui construit plutôt des phénomènes de métropolisation, en constituant de très grandes agglomérations, la France pour sa part conserve un tissu de villes moyennes et petites, de bourgs dont l’accessibilité ne cesse de croître. Une heure suffit pour relier Chalon à Lyon, moins de trois heures pour Chalon-Paris. À cela il faut ajouter une occupation quasi-totale de notre territoire. Demain, Julia Steiner, pour l’Ipamac, vous expliquera comment aujourd’hui, en région Limousin, sur le plateau de Millevaches ou dans le Morvan, la population est plus importante qu’elle ne l’était voilà vingt ans. Enfin, nous avons tous un mode de vie plus ou moins périurbain, parfois compliqué mais, de fait, il y a très peu de « vrais » ruraux ou de « vrais » urbains.

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Ces territoires reçoivent de nouveaux arrivants, avec de nouveaux comportements. Le sociologue Jean Viard observe que la progression de l’espérance de vie a crû dans les mêmes proportions entre 1900 et aujourd’hui, qu’entre l’an 1000 et 1900. Il en résulte un temps libre inédit, qui peut être soumis et contraint, quand vous n’avez pas de travail ou que vous êtes malade, mais qui est disponible dans les autres cas de figure. Selon lui, le rapport entre le temps de vie et le temps de travail est de 700 000 heures de vie pour 60 000 heures de travail. On constate ainsi combien le travail occupe une place mineure dans notre existence. Mais ce temps, nous le consacrons pour une bonne partie à nos déplacements : nous n’avons jamais accru notre mobilité de façon aussi massive que ces dernières années. En cinq ans, nous sommes passés de trente kilomètres parcourus chaque jour par chacun d’entre nous à quarante-cinq kilomètres en moyenne. La mobilité résidentielle est aussi en jeu : le changement de lieu d’habitation se produit tous les dix ans en moyenne. Quant au changement de couple, il suit une moyenne de huit ans, souvent corrélé avec la mobilité résidentielle. En 10 ans, vingt millions de personnes, dont une majorité de 35-40 ans, ont déménagé ; 30% changent de résidence entre deux recensements. En conséquence, les flux économiques se transforment. Les territoires où est produite la richesse ne sont plus ceux où on la redistribue, comme le montre bien Laurent Davezies. Ainsi, la Seine-Saint-Denis est le deuxième département le plus riche de France en Produit intérieur brut (PIB), derrière les Hauts de Seine. Mais c’est aussi le département qui dont la population est la plus pauvre. A l’inverse, le Lubéron est le territoire le plus pauvre en termes de PIB, mais le plus riche du point de vue de sa population. On produit à un endroit, et on redistribue à un autre, en lien avec une multiplicité de facteurs : la retraite, le tourisme, la mobilité, etc. Cela aboutit à un des mythes dominant actuellement : vous construisez dans votre commune ou intercommunalité une zone d’activité productrice de richesse… qui produira une richesse redistribuée à des personnes n’y vivant pas. Dans ce contexte, c’est la qualité de la vie qui est déterminante, le logement, l’agrément du cadre. En conséquence, notre vision d’un monde rural qui se vide, qui serait pauvre et à la remorque d’un milieu urbain riche et dynamique, est erronée. La notion d’exode rural a disparu depuis 1999. La mobilité des populations et le cycle de vie des ménages ont inversé les soldes migratoires et, pour la première fois depuis la Révolution industrielle, renversé la relation ville/campagne. La ruralité n’existe peut être donc plus. Et il est intéressant de noter que le terme « campagne » s’est substitué à celui de « ruralité », comme le souligne André Micoud. Pour synthétiser, on pourrait considérer que la ruralité, c’est le trou perdu, alors que la campagne renvoie à la « petite maison dans la prairie », lieu de vie plutôt idyllique pour tout un chacun. On n’est donc plus du tout en terrain vierge et vide quand on arrive aujourd’hui dans cette « campagne ». Gentiane Guillot Olivier Jacquin et Jany Rouger, adhérez-vous à ce qui vient d’être dit ? Avez-vous des compléments à apporter ? Jany Rouger Les travaux de Jean Viard sont bien sûr très éclairants. Pour compléter, nous avons travaillé, au sein de la FNCC, sur les spécificités des territoires ruraux, qu’on peut peut-être retrouver sur d’autres terrains, dans des quartiers... Quelques éléments sont ainsi ressortis : • l’importance du bénévolat en milieu rural, dû à l’absence de professionnels. Très

fréquemment, dans les communes rurales, il n’y a pas d’outils professionnels pour réaliser des actions culturelles. On s’appuie alors beaucoup sur la vie associative. Les associations sont toutefois plus ou moins agissantes selon les territoires et certains milieux ruraux sont plus déstructurés que d’autres. On remarquera que le département de la Lozère est celui qui compte le plus d’associations ;

• la capacité à mobiliser la population est plus forte en milieu rural. Très fréquemment, comme il y a peu d’actions ou de moments consacrés à un objet culturel, il est plus facile de mobiliser les habitants.

En complément aussi, le besoin de coopération est relativement plus grand sur ces territoires.

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François Pouthier J’ai omis de préciser que ce cadre général fait état d’une approche macro, généraliste. Toutefois, au regard du thème d’aujourd’hui, il convient d’attirer l’attention, et c’est ce qui est important à retenir, d’avoir un regard micro, spécifique au territoire local lorsque vous choisissez, ou non, de vous y installer. Les nuances sont dans ce cas beaucoup plus sensibles que la vision globale que j’ai présentée. Gentiane Guillot Olivier Jacquin, de votre point de vue et étant donné ce qui vient d’être dit, quelles sont vos attentes vis-à-vis des artistes que vous avez envie d’accueillir ? Olivier Jacquin Je partage relativement les propos précédents, que je compléterai en disant que, du point de vue de l’organisation administrative française, les communautés de communes sont globalement l’échelon le plus riche (élément à relativiser, eu égard aux écarts de ressources existant entre elles) et le plus dynamique. Les conseils généraux, de droite ou de gauche, sont actuellement absolument exsangues, de même que les régions ; quant à l’État, sa situation est difficile. Ce qui a été dit sur le renouveau du monde rural est important : on se situe bien dans une logique de péri-urbanisation et de recomposition des populations, qui produit des attentes nouvelles. Il y a à la campagne une vie sociale et culturelle, mais en contrepoint, la magie de la ville est d’avoir inventé des pratiques culturelles spécifiques et étonnantes. Un festival, par exemple, se positionne mieux en ville que dans un désert… Toutefois, il existe aussi des festivals en milieu rural. Ainsi, dans la Meuse, Vent des Forêts est un beau festival de Land Art, mais je n’ai pas envie d’aller à l’opéra dans la communauté de communes du Chardon Lorrain ; je vais à l’opéra à Nancy ou à Metz. La différence est importante, et elle est liée aussi à la concentration d’habitants. Toutefois, on note un renouveau social dans les campagnes et des attentes nouvelles, en termes de fabrication de lien, de cohésion et de pratiques culturelles. C’est ce qui nous intéresse et nous anime aujourd’hui et il existe à ce niveau une marge d’invention et de pratiques adaptées au milieu rural. Dans ma communauté de communes, à partir d’un festival de jazz organisé à Nancy, des concerts ont été décentralisés à la campagne, dans des conditions financières particulières, qui rendaient l’opération très coûteuse, mais aussi très lucrative. On se situait dans le cadre d’une pratique urbaine venant à la campagne, qui attirait peu de monde - toujours les mêmes spectateurs. Nous avons cessé de fonctionner sur ce modèle et tenté d’organiser des pratiques culturelles plus adaptées à notre territoire. Gentiane Guillot J’aimerais maintenant que vous joigniez vos deux témoignages et que vous parliez de votre histoire en cours. Hocine Chabira La Chose Publique est une compagnie qui a fait du territoire sa source d’inspiration. Nous n’imaginons pas de créer des spectacles sans être implantés sur un territoire. Nous l’avons été pendant huit ans sur la communauté de communes du Val d’Ornois, dans la Meuse ; nous y avons inventé des projets avec les habitants. Au terme de ces huit ans, nous avons souhaité relancer une réflexion avec les élus de ce territoire pour développer le projet de la Chose Publique et avancer sur les projets à mettre en place. Les élus n’ont pas souhaité réfléchir avec nous, ni développer ces projets. Leur attitude était la suivante : la Chose Publique étant une association du territoire, elle faisait « partie des meubles ». Nous avons alors décidé de partir sur un nouveau territoire de développement, pour inventer de nouveaux projets et le faire avec les habitants et les élus. Pour situer la Chose Publique, nous intervenons dans le champ des arts de la rue. Il y a deux ans, nous étions présents à Chalon avec un spectacle, Les livreurs, dans le cadre du dispositif Auteurs d’espace public. Nos spectacles sont toujours inspirés du territoire sur lequel nous sommes implantés ; certains sont ensuite amenés à tourner, mais ces tournées ne constituent pas un objectif premier de la compagnie. Les livreurs, aujourd’hui, ont été représentés 150 fois ; le spectacle a été créé en 2010. Peut-être sommes-nous singuliers, puisque le territoire est véritablement essentiel dans notre projet artistique. Nous avons écrit un livre, Portrait d’une compagnie territorialement occupée (éditions Lansman, juin 2011) qui relate les six ans d’expérience avec la première communauté de communes où nous nous sommes implantés. On parle d’implantation et non

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de résidence. En effet, ce n’est pas un projet de vie, car nous n’habitons pas sur le territoire, nous venons y travailler. Par rapport au territoire précédent, nous habitions à environ 60 à 70 kilomètres ; la communauté de communes du Chardon Lorrain est à 50 km pour les artistes lorrains, mais certains artistes sont parisiens, entre autres. Pour nous, s’implanter sur un territoire n’équivaut pas à rencontrer un élu pour lui proposer notre projet et lui demander de mettre un local à notre disposition. Avec la communauté de communes du Chardon Lorrain, nous avons commencé à nous rencontrer en 2011. Début 2012, nous avons recruté une stagiaire qui a réalisé pour nous un diagnostic du territoire ; nous avons aussi rencontré des élus. L’objet de cette recherche était de déterminer si le territoire pouvait nous accueillir et si nous étions intéressés par lui. Nous avons mené ce travail à bien avec nos compétences et notre regard d’artiste. La compagnie travaille sur la notion d’identité, et l’identité d’un territoire est une donnée essentielle dans notre projet. Ce dont nous avions envie, c’était de voir si les deux identités pouvaient se rejoindre. Nous avons donné une de nos premières représentations sur ce nouveau territoire d’implantation tout récemment. Olivier Jacquin Précisons que nous sommes situés en Lorraine, entre Nancy et Metz. Nous comptons une quarantaine de communes qui ont fusionné depuis 2011, en devançant la réforme. Sur ce territoire, dans une assemblée d’élus, parler d’argent est un élément de langage commun, qui permet aux gens de se repérer, en alignant les chiffres, en plus et en moins. En revanche, quand vous parlez de culture, les élus voient aussitôt un gouffre, un poste de dépenses qu’ils maîtrisent difficilement. Avec les élus, il faut vraiment réussir à rentrer dans un registre de projet, pour asseoir une politique de développement culturel. On n’amène pas une politique culturelle sur un territoire à partir de rien. La maturité de la collectivité est à ce niveau extrêmement importante. Ce que nous sommes en train de réaliser avec la compagnie n’aurait pas été possible il y a quelques années, car il n’y avait pas suffisamment de vécu collectif entre élus pour accueillir une dépense de ce type, sans voir le gain global pour la population. J’ai toujours été intéressé par ces questions, mais nous avons eu beaucoup d’échecs sur le territoire et nous avons refusé de plaquer des éléments de culture urbaine. Il faut en tout cas faire en sorte que les élus trouvent sens et intérêt à la démarche. Nous avons aussi fonctionné selon les opportunités. Notre collectivité n’est pas exemplaire, et certaines communautés ont des expériences beaucoup plus riches que la nôtre. Mais j’ai essayé de décrire le process… Gentiane Guillot Si j’ai bien compris, vous vous échinez depuis plusieurs années à faire entrer la culture dans la communauté de communes et que vous y parvenez via le concret… Olivier Jacquin Tout à fait. Dans la communauté de communes, la vie démocratique fonctionne plutôt bien et nous avons tenté de poser à plusieurs reprises la question de la politique culturelle, d’une manière assez théorique. En 2008, nous avons élaboré un Agenda 21, pour un projet de territoire lié au développement durable. À cette occasion, nous avons mené une expérience très intéressante avec des artistes sur le thème de la mémoire de guerre - nous sommes sur les anciennes tranchées de la guerre de 1914-18. Ils nous ont proposé une opération passionnante, que les élus ont bien comprise, car ils entendent assez bien la logique patrimoniale. La valorisation du patrimoine est une clé d’entrée très importante en milieu rural. À l’occasion du 11 novembre, nous avons recréé une chaîne humaine en langage « sémaphore » (une position du corps = une lettre de l’alphabet). Sur une ligne de crête, nous avons reconstitué la chanson de Craonne, une chanson des soldats mutinés pendant la guerre de 1914-18. Nous avons eu 200 spectateurs venus de partout, par un jour de pluie et de froid glacial : des spectateurs qu’on ne trouve pas dans les manifestations patriotiques ni pacifistes. Certains étaient motivés parce qu’ils avaient eu un grand-père combattant à cet endroit. Sur la base de cette expérience vraiment réussie, accompagnée d’une exposition de photographies et d’arts plastiques, j’ai proposé la mise en place d’une politique culturelle. C’est passé dans nos différentes et multiples commissions qui associent la population, les acteurs et les élus, et nous sommes sortis avec une soixantaine de propositions, dont la

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politique culturelle faisait partie… mais loin derrière les questions de l’offre de soins à la campagne, de la mobilité, de l’économie, etc. Donc, nous fonctionnons par opportunité, par les réseaux de lien social…Un jour, je rencontre la compagnie La Chose Publique et je l’ai trouvée intéressante, de par sa connaissance du milieu rural, son organisation, sa méthode d’approche. Je me suis dit que c’était un bon moyen d’entrer dans la thématique culturelle par le biais d’un objet précis. Hocine est venu rencontrer l’assemblée d’élus pour expliquer sa démarche. Les élus se sont dit que ce n’était pas une lubie du président, que ça n’avait pas l’air d’un coup foireux. Je les ai donc interrogés : nous sommes sollicités pour accueillir cette compagnie, que décidons-nous ? Hocine Chabira Nous sommes très vite intervenus devant une soixantaine de membres de l’assemblée communautaire pour expliquer le projet. Nous parlons avant tout du projet, et non de ses aspects financiers ; l’argent vient dans un second temps. Nous proposons des artistes qui vont titiller le territoire, l’animer au sens de constituer un facteur de développement artistique et culturel. Quelques initiatives existaient déjà sur le territoire, mais rien de probant ou de pérenne. Je propose donc que les artistes regardent le territoire de façon un peu décalée, et essaient de le faire bouger. En tant que compagnie d’arts de la rue, nous aimons faire intervenir les habitants dans nos projets ; il s’agissait aussi que la population soit partie prenante et redécouvre son histoire. Nous avons donc rencontré les élus, mais aussi les acteurs associatifs, car nous sommes convaincus que la réussite du processus passe par le fait que les partenaires associatifs se l’approprient. Cette phase de rencontres se termine à la fin de l’année. Elle est très longue ; nous ne rencontrerons bien sûr pas les élus des trente-neuf communes, mais nous avons pour objectif d’en rencontrer sur au moins vingt-cinq communes. Le tissu associatif est très dense et nous avons prévu de rencontrer aussi une vingtaine d’associations. Il s’agit de leur expliquer qui nous sommes, mais surtout de les écouter, car nous pensons qu’il se fait énormément de choses - les territoires ruraux sont riches d’actions. Autre intérêt de ce travail d’investigation : on développe très vite un réseau. On rencontre les gens, les décideurs, très facilement. Le président de la communauté de communes, le conseiller général sont très accessibles (c’est une seule et même personne dans ce cas précis…), de même que le député et le sénateur. En milieu rural, il est aisé de rentrer en dialogue avec les élus, et c’est ce qui nous a intéressés. La deuxième phase consiste à travailler avec la population. Lors de notre précédente implantation, nous avons fait beaucoup de porte à porte : dans un village de cent habitants, cela permet de voir tout le monde en l’espace d’une demi-journée. Ensuite, viendront les projets artistiques, que nous imaginons sur six ans. C’est la durée d’implantation que nous proposons aux élus, avec une évaluation au bout de trois ans. En fait, nous établissons une première convention de trois ans, au terme desquels nous faisons le point pour apprécier dans quelle mesure nous pouvons continuer le travail entrepris. Gentiane Guillot Vos arguments résident dans le fait de partir du concret, du terrain, de s’appuyer sur le lien social. Les élus ont-ils également des attentes en termes d’attractivité, de promotion du territoire ? Olivier Jacquin C’est un des travers de l’approche. Dans la mesure où nous n’avons pas de compétences culturelles spécifiques, nous essayons de raccrocher la dimension culturelle au projet de développement du territoire et aux compétences existantes. J’ignore comment une démarche de création pure (ex : un artiste qui s’installerait en nous demandant carte blanche totale pour créer) serait accueillie dans ce contexte, mais je pense que ça ne marcherait pas. Nous sommes en train d’essayer de structurer un tel type d’approche mais, pour le moment, nous n’en sommes pas là. Et je pense que la démarche de la compagnie accueillie doit accompagner le projet de territoire, en étant attentive à la nature de ce territoire. Nous ne sommes pas dans une logique de commande, mais d’accompagnement : la compagnie écoute ce qu’est le territoire. Ce qui se passe chez nous de ce point de vue est très positif,

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mais je ne suis pas sûr que tout le milieu artistique soit en capacité d’avoir la vision longue, la patience de respecter un certain nombre d’étapes pour laisser au territoire le temps d’évoluer en même temps. Gentiane Guillot L’artiste, également opérateur culturel : cette attente est-elle systématique de la part des collectivités ? Hocine Chabira C’est une attente par défaut. Aujourd’hui, c’est l’agence de développement, au sein de la communauté de communes, qui fait office d’accompagnant. Dans notre projet, nous souhaitons que la communauté de communes soit partie prenante, pour gérer tous les aspects administratifs. Ce qui n’est pas si évident pour une communauté comme celle du Chardon Lorrain, où il n’existe pas d’agence de développement identifiée « culture » - ce qui pose un vrai problème. Nous avons aussi conscience que nous devons avancer sur la mise en place d’actions culturelles et nous mettons beaucoup de moyens dans ce sens, à l’échelle d’une compagnie comme la nôtre. Ainsi, nous avons investi 20 000 € sur le travail de diagnostic et de rencontres. Attention, cependant : nous nous posons en tant qu’artistes et créateurs. Je ne tiens pas à ce que la Chose Publique soit présentée comme un opérateur culturel, même si nous avons le souci de l’intérêt du territoire. Et nous sommes vigilants quant à l’indépendance de nos créations, ce que les élus respectent. En revanche, ils sont présents, évaluent et critiquent ; c’est ce que nous attendons aussi. Nous ne voulons pas figurer les créateurs sur leur piédestal, ne supportant pas d’être critiqués. Dans toutes nos créations, le public a une part importante, et nous ne créons pas de n’importe quelle manière sur n’importe quel territoire ; chaque création sera différente puisqu’implantée sur un territoire différent. Olivier Jacquin Cette absence d’ingénierie spécialisée est une grande difficulté. Nous avons absolument besoin d’opérateurs sur cet aspect. Nous devons réussir, entre collectivités, à mutualiser la fonction – nous disposons aussi d’un pays où un agent est plus compétent dans ce domaine, mais il est un peu surbooké, donc difficile à solliciter. Il est essentiel d’avoir parmi ses techniciens quelqu’un qui connaît le milieu de la culture, les compagnies et les circuits financiers de la culture. Une assemblée d’élus est capable d’approuver à l’unanimité la prestation (à 1 500 € la journée) d’un bureau d’études sur une affaire d’assainissement ou de déchets, mais se mettra à râler contre le spectacle d’une compagnie de quatre comédiens à 800 €. Donc, une ingénierie pour faire le lien entre les professionnels, les élus du territoire et la population est très précieuse. C’est le type d’opération que nous avons conduite pour l’événement sur la guerre de 1914, où un théâtre avait pris cette fonction d’opérateur culturel. Quand cette possibilité n’existe pas, l’agent de développement qui s’occupe à la fois des politiques sociales, des politiques jeunesse, et qui reprend la culture, n’a pas nécessairement le temps de jouer ce rôle. Nous profitons de l’opportunité du questionnement déclenché par la Chose Publique pour essayer de structurer plus largement un petit volet culturel, avec une notion de commande publique, en fonction des éléments qui nous intéressent. Par exemple, nous avons une ancienne abbaye, magnifique, et nous pourrions commander un travail à ce sujet à des artistes, sous couvert de trouver l’ingénierie qui nous aide à faire le lien. Nous tentons aussi de monter un appel à projet autour de nos compétences. Par exemple, l’entretien d’une belle rivière du secteur pourrait servir de support à un projet culturel ; l’appel à projet laisse une relative liberté aux artistes. Dernier point, source de difficultés : nous voulons monter un modeste fonds d’intervention culturelle, pour répondre à des sollicitations de porteurs de projets (que nous pourrions aussi dans certains cas accompagner). Cette idée crée des débats très intéressants, mais aussi difficiles car nous faisons des confusions entre « loisirs-animation » et « culture », entre ce qui est vernaculaire et ce qui relève pleinement de la création artistique. Cela crée des discussions passionnées et passionnantes, pour départager ce qui relève ou non de l’art et de la création. C’est ainsi que se font les avancées, même petitement.

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Nous avons mis cela en débat récemment, devant une assemblée de spécialistes de l’ingénierie, et le procès a été fait assez rapidement : vous n’avez pas de politique culturelle, nous a-t-on dit, ou c’est peanuts. Je réponds et je le revendique : on commence par là. L’essentiel est de ne jamais décrocher, en particulier par rapport à la population et aux élus, car il faut que ce soit leur affaire. Hocine Chabira Ce qui me paraît intéressant, c’est que, à partir de l’intervention de la Chose Publique, les élus de la communauté de communes se posent des questions, ce dont je suis assez fier, et essayent de structurer une politique culturelle sur le territoire. En tant qu’artiste, j’ai l’impression d’être utile. Nous n’avons pas précisé que le projet ne va pas simplement se monter avec la communauté de communes, mais aussi avec le conseil régional, avec le ministère de la Culture, avec éventuellement des fonds européens… Il va donc rassembler différents partenaires. Il est prévu pour démarrer en 2013, si nous parvenons à regrouper les fonds. Gentiane Guillot François Pouthier, votre article pour l’Ipamac « Portrait de l’artiste en passeur de territoires » présente les enjeux et spécificités de l’intervention territoriale en milieu rural. François Pouthier Beaucoup de choses ont déjà été dites, et très bien dites. Notamment sur la nécessité de prendre le temps, afin de pouvoir construire et travailler les représentations de chacun et l’écoute de l’autre. Ce besoin de « prendre le temps » n’est pas à proprement parler dans « l’air du temps », mais c’est ce qui distingue une présence artistique territoriale de l’intervention. Prendre le temps signifie aussi s’inscrire dans une perspective : vous avez parlé d’une durée de six ans. C’est se donner du temps, y compris pour déterminer comment « sortir », comment terminer et envisager la suite. Car sinon l’on renvoie aux implantations « syndrome du mammouth d’or » qui tel Attila, ne font plus repousser l’herbe après leur passage : je capte tout puis je quitte un territoire exsangue. C’est un élément de risque, et c’est la raison pour laquelle le rapport au temps implique aussi de réfléchir à construire l’après. Autre chose bien dite : le lien direct, qui caractérise beaucoup plus la campagne, et qui présente l’avantage que avez décrit. Celui du contact facile avec l’élu (le président de la communauté de communes, le conseiller général). Cela simplifie la relation, mais cela a aussi une limite, car l’élu est alors le seul à assumer ce lien direct en plus de tout le reste. C’est pourquoi il peut être nécessaire de disposer d’un médiateur, d’intercesseurs, de facilitateurs car le repérage sur le territoire, la rencontre des forces en présence, la participation des habitants nécessitent d’avoir un ou des relais pour aider l’artiste à mieux s’inscrire dans le territoire et l’élu à n’être pas le seul passeur. Olivier Jacquin C’est la raison pour laquelle je ne porte pas le projet directement politiquement ; c’est la vice-présidente qui en est chargée. Elle me dédouane, puisqu’elle était mon opposante aux dernières élections cantonales. François Pouthier Il est vrai que cela demande un peu d’ingénierie culturelle, ou du bénévolat, comme l’a dit Jany Rouger ; chaque territoire peut avoir des entrées différentes. Troisième élément sur la compétence culturelle. Ne vous focalisez jamais là-dessus, on peut œuvrer sans ; car la caractéristique majeure d’une politique territoriale est la transversalité, celle qui permet de transcender les politiques publiques sectorielles, c'est-à-dire la capacité à construire le projet culturel avec les politiques enfance/jeunesse, sociales, économiques, touristiques, environnementales... Jany Rouger l’a bien dit : le projet de territoire est avant tout un projet culturel. Les Parcs naturels régionaux vous le rappelleront demain. Accepter que la seule présence artistique intègre un projet global de territoire oblige au décloisonnement. Et ce dans une dimension non plus sectorielle qui a construit les catégories de l’intervention publique mais transversale, posée sur une définition d’un sens commun. Enfin, dernier élément, qu’il est important de rappeler : l’importance du lexique. Dans le champ culturel, nous partageons une particularité avec les informaticiens : notre lexique et notre vocabulaire sont parfois difficile à décrypter. Nous utilisons tous des mots clés, mais chacun peut y mettre un sens différent. L’exemple type est le mot « culture », qu’il est

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important de prendre le temps de définir de manière partagée, avec les élus et les habitants, Il ne s’agit pas de produire une définition universelle de la culture, mais de débattre pour trouver une signification appropriée au territoire, qui va permettre de se comprendre et de dialoguer. Ce qui nous renvoie aussi bien à ce dont parlait Jany, la difficulté que nous rencontrons avec les « experts » du ministère de la Culture, qu’à la nécessité de s’entendre au préalable sur ce qu’on entend par politique culturelle et sur ce qu’on en attend. Luc Picot Mon propos sera peut-être dissonant. Le milieu culturel doit aussi faire attention. D’abord, le travail de conviction politique est beaucoup plus long que quand vous travaillez avec une grande administration (ex : une région) ou le ministère de la Culture. Il faut faire partager politiquement votre projet, et pas uniquement au président de l’intercommunalité – attention à cette dimension de l’« inter ». Il faut penser aux logiques politiques de la structure intercommunale, où des oppositions peuvent exister. Ce qui implique un temps à intégrer dans le montage de projet. Il vous faut donc aller au-devant des élus, et des habitants, qui sont plus souvent qu’en milieu urbain en prise directe avec leurs représentants. Ceux-ci doivent donc davantage justifier leurs décisions et leurs dépenses, en particulier si l’attente des populations est différente. Le deuxième risque est celui du « leader dépendant ». il ne faut pas oublier que, lors de chaque élection municipale, on perd la moitié du personnel politique. En 2008, la moitié des élus ne se sont pas représentés aux élections municipales. Imaginez : vous travaillez beaucoup avec un élu et une élection a lieu. Il peut être battu ; il peut aussi ne pas se représenter. Donc, il est important de ne pas travailler qu’avec un leader, mais avec un ensemble de personnes. Et on est vigilant à ne pas avoir d’orientation politique car, en milieu rural, tout peut avoir un sens : pas nécessairement droite versus gauche, mais aussi petites communes versus grandes communes – les équilibres territoriaux pèsent. S’investir dans le monde rural permet certes de rentrer en contact avec des élus réceptifs et d’être moins dans la « combinazione » que face à des fonctionnaires, de faire plus facilement preuve de créativité juridique et de souplesse financière, mais il faut aussi avoir connaissance des contraintes du monde politique local. Les illustrations qui ont été données sont excellentes, car elles montrent que votre rôle va au-delà du culturel, puisqu’il implique une mission d’animation du territoire ce qui, au final, est noble et intéressant. Gentiane Guillot Quantité d’autres aspects mériteraient d’être évoqués, mais c’est un début. Peut-être pouvons-nous maintenant passer aux questions ou aux témoignages de la salle. Mickaël MONIN, compagnie Azimuts, basée dans la Meuse (55) Je rebondis sur les propos précédents… Attention : l’artiste ne doit pas être la danseuse de l’élu. Précisons que le projet passe devant un conseil de communauté. Dans notre cas, ils sont 78 délégués, et la décision se prend à la majorité. Ce n’est donc pas le projet d’un seul élu. Le président ou un vice-président peut être influent, mais il me semble avoir vécu l’instrumentalisation de l’artiste plus souvent dans des villes moyennes qu’en milieu rural, où il faut vraiment aller voir tout le monde. Je comprends le travail de la Chose Publique : il ne s’agit pas simplement de convaincre l’élu chargé de la culture, mais d’obtenir la majorité des voix lors de la délibération. J’ai vécu des changements de président, mais c’est bien parce que de nombreux élus étaient convaincus de notre utilité que nous avons pu continuer, et non parce que l’avis d’un leader était déterminant. Luc Picot Cela rejoint ce que je disais de la nécessité du travail de conviction. Le grand avantage du conseil communautaire, c’est que le président, à la différence des communes ou des conseils municipaux, n’a pas systématiquement une majorité bétonnée ; il doit être à l’écoute des autres élus. Il représente sa commune, mais toutes les autres communes ont la même légitimité que la sienne. Néanmoins, il est important de veiller à effectuer ce travail de conviction auprès des autres élus, au-delà d’un bon feeling avec le président ou un vice-président. De la même façon, la présence, l’action, la résidence, ne doivent pas être limitées à une commune. Il y a un

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équilibre à maintenir de ce point de vue, afin de respecter la logique de l’intercommunalité, qui privilégie la coopération. Véronique Pény, compagnie KMK, basée à en Seine-et-Marne (77) La commune de Nangis compte 7 000 habitants. Bien que située en Ile-de-France, elle est en milieu rural. Notre implantation en résidence fait suite à un appel à projet ; c’est notre dernière année. La communauté de communes de la Brie Nangissienne est venue nous voir récemment ; ils venaient de découvrir ce que nous faisons et souhaitaient nous faire intervenir au-delà des frontières de la ville, dans les communes de la communauté. Or, la ville et la communauté ne sont pas du même bord politique. Le maire de Nangis se présente comme « divers droite » ou sans étiquette, mais j’ai l’impression d’un fort protectionnisme de la part de cette commune, qui n’a pas envie de déléguer ses équipements à une intercommunalité. Ils font apparemment une différence entre les habitants des villages alentour et ceux de leur ville. Par exemple, ils pensent être « envahis » par les gens des villages qui se garent dans la ville pour accéder à la gare… Nous nous sommes posé la question de prolonger notre résidence de trois ans. Quelle possibilité d’ouverture à la Brie Nangissienne ? Notre résidence est financée par la ville, le Conseil général et la DRAC, mais nous avons entendu dire que, juridiquement, il n’est pas possible que nous soyons cofinancés aussi par la Brie Nangissienne. Ce serait soit l’un, soit l’autre. Qu’en est-il juridiquement ? Luc Picot La question est un peu juridique et, en réalité, très politique. On se cache souvent derrière l’argument juridique pour prétendre que ce n’est pas possible mais on peut toujours trouver une solution. Juridiquement, officiellement, une fois qu’on a transféré la compétence à la communauté de communes, la commune ne peut plus agir. Mais, comme je vous l’ai démontré tout à l’heure avec l’exemple du festival et du théâtre, on peut trouver des dispositions complémentaires, des outils juridiques qui permettent cette double intervention. La question est tout à fait politique. L’intercommunalité n’est pas un long fleuve tranquille, selon les cas de figure. Dans certaines, il y a une véritable symbiose entre l’intercommunalité et les communes ; dans d’autres, c’est la guerre ouverte entre le pouvoir intercommunal et la commune la plus importante. Tous les cas peuvent se présenter. Cette situation dépasse clairement la dimension juridique. Hocine Chabira En ce qui nous concerne, nous avons toujours été financés par la commune et par la communauté de communes. Un des élus nous a effectivement opposé le texte de loi qui stipule que lorsque la communauté finance, la commune ne peut plus le faire. Nous avons alors expliqué que, même si notre action rayonne sur la communauté de communes, nous sommes avant tout dans la commune, qui nous prête des locaux, et il nous paraissait aberrant qu’elle ne participe pas au financement de la compagnie, dans la mesure où notre action se réalise chez eux et part de chez eux. Les élus communaux étaient d’accord et ont continué à financer. Mais il est vrai que cet argument est évoqué, quand on ne veut pas financer, en fait. Brigitte Burdin, compagnie Transe Express, basée dans la Drôme (26) Nous fêtons cette année nos trente ans, et voilà trente ans que nous sommes en milieu rural. Je suis très heureuse d’entendre des élus, des techniciens et une compagnie tenir un tel langage, qui témoigne d’une belle ouverture sur le monde culturel en milieu rural. Cela dit, j’ai l’impression d’avoir vécu exactement l’inverse. Nous avons créé la compagnie dans une commune de 1 000 habitants, dans la Drôme, où nous sommes arrivés à deux, deux artistes, et nous avons eu immédiatement envie de nous impliquer dans le milieu local, en recherchant la tradition du carnaval et de la Saint-Jean, que nous avons remise à jour. Pour resituer ce dont vous parlez, à savoir la relation entre le monde politique et le monde artistique, je pense à une anecdote. En arrivant dans cette commune, j’ai bien sûr demandé un entretien à la mairie, avec l’adjoint à la culture. On nous a répondu qu’il n’y en avait pas. J’ai eu un rendez-vous avec un monsieur auquel j’ai expliqué qui nous étions et quel était notre projet. Il m’a répondu qu’il était très heureux de notre initiative, mais que ce n’était pas lui qu’il fallait interpeller car il s’occupait de l’agriculture… C’était à la fois très drôle et, en même temps, ça me redescendait de mon piédestal. C’était au moment où Catherine Trautmann était ministre, et j’étais surtout dans les histoires urbaines…

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Je fais un saut dans le temps. Nous avons été virés de la commune de Crest pour des raisons politiques et nous nous sommes retrouvés dans un village de 300 habitants ; c’est la communauté de communes du Val de Drôme qui nous a accueillis, implantés, est devenue maître d’ouvrage du lieu de résidence où nous sommes aujourd’hui basés et nous a permis de faire ce dont nous avions envie. En fait, actuellement, nous travaillons en accord et en osmose avec un élu et des techniciens. Précédemment, à l’inverse, c’est grâce notre opiniâtreté que nous avons réalisé notre implantation sur le territoire, et que nous avons ouvert et initié le pays - même si c’est un peu présomptueux de dire cela. Le président de la communauté de communes est aussi le maire de la commune où nous sommes implantés et il est vrai que c’est facilitant. C’est plutôt positif. Gentiane Guillot Cela renvoie à la responsabilité d’ouvrir des portes, nous en reparlerons demain, et d’engager des réflexions… Jany Rouger Les choses ont tout de même considérablement évolué. J’étais acteur associatif dans les années 1970, en milieu rural. A l’époque, une politique publique de la culture était inconcevable. Le terrain a été complètement défriché par l’action associative, mais avec, au bout du compte, des échecs, car les pouvoirs publics n’étaient pas prêts à prendre le relais. Aujourd’hui, une évolution s’est faite dans les esprits, notamment en lien avec la recomposition des milieux ruraux. Il n’est pas concevable pour un élu d’une certaine envergure de balayer d’un revers de main les questions relatives à la culture. Cela fait partie de ce qui est nécessaire pour une élection, entre autres. Il y a donc eu des évolutions, des progrès, même s’il y a des soubresauts : la progression n’est pas toujours linéaire, et parfois, elle est un peu chaotique. Luc Picot Nous avons affaire à une génération d’élus qui a complètement changé. Elle s’est profondément renouvelée et recherche la culture, au rebours de l’image traditionnelle de l’accueil de la culture en milieu rural. La mutation du monde rural renvoie à la mutation de ses élus. Une illustration : rappelez-vous les campagnes municipales de 2008. En milieu rural, encore plus manifestement qu’en milieu urbain, la plupart des campagnes se sont faites sur la culture et les grands équipements culturels construits. Certains ont gagné grâce à ces grands équipements, d’autres ont « pris un bouillon ». Ce qui veut dire que la culture, en politique, a une place prépondérante, notamment dans les campagnes électorales, en milieu urbain comme en milieu rural. Lecture d’un texte du collectif H/F par François Pouthier « 78% des spectacles que nous voyons ont été mis en scène par des hommes. 85% des textes que nous entendons ont été écrits par des hommes. Et sur le plateau de cette rencontre, ce matin, 84% des personnes présentes sont des hommes, dont 100% d’intervenants. » Le manifeste du mouvement H/F qui milite pour l’égalité homme femme dans les arts et la culture a été présenté il y a deux jours en Avignon. Vous pouvez le télécharger en ligne1. Et je constate d’ailleurs qu’il n’y a pas encore de collectifs régionaux en Bourgogne, ni en Franche-Comté, ni en Auvergne, ni dans de nombreuses autres régions. Mais le mouvement ne fait que commencer. Gentiane Guillot Cette question de la parité fait partie de nos préoccupations et nous y travaillons. Il est vrai que cela ne se pose pas souvent comme premier critère de choix, mais il faut le garder à l’esprit. Les deux rencontres ChalonBrunchstorming ont été construites ensemble et vous remarquerez qu’elles s’équilibrent en terme de parité.

1 Le manifeste H/F en ligne sur le site de H/F Ile-de-France : http://www.hf-idf.org/wp-content/uploads/2012-07-04-manifeste-HF.pdf

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la campagne, nouvel eden pour les artistes ? Qu’est-ce qui incite les artistes à œuvrer en territoire rural ? Quels avantages, quelles contraintes ? Face aux attentes des petites collectivités et de leurs habitants, quelles solutions, quelles réponses apportent-ils ? A partir d’un partage d’expériences et sous forme de dialogue entre porteurs de projet et collectivités, nous tenterons de comprendre quels sont les moteurs et les spécificités des projets artistiques en milieu rural. Intervenants • Laurence Bonnet, chargée de mission, Communauté de Communes de la Haute Saulx • Michaël Monin, co-directeur artistique de la compagnie Azimuts, installé dans un village

de la Meuse • Julia Steiner, chargée de mission, IPAMAC • Sabine Thuilier, collectif Pixel 13 Modératrice : Anne Gonon, chargée des études et de la recherche de HorsLesMurs Anne Gonon Ce matin, nous avons souhaité nous focaliser sur une question, sinon provocante, du moins accrocheuse : la campagne, nouvel Eden pour les artistes ? Lors des échanges préalables que nous avons eus avec les intervenants de ces rencontres, on nous a souvent présenté la campagne, le milieu rural, comme un lieu formidable, où l’on est tranquille, où l’on dispose d’espace, où les artistes sont laissés en paix, où, comme cela a été décrit hier, le lien avec les agents territoriaux et, a fortiori, les élus se fait de manière plus naturelle et plus simple qu’en milieu urbain. Nous avions donc l’impression d’une campagne idyllique, où l’artiste se met au vert. Puis, au fur et à mesure des discussions avec les uns et les autres, nous avons découvert que ce n’est pas si simple. Il s’agit ce matin en présence d’artistes, d’examiner ces clichés de plus près. Finalement, qu’est-ce que ce territoire « vierge » ? En quoi et/ou de quoi est-il « vierge » ? Pourquoi les artistes interviennent-ils en milieu rural ? Qu’est-ce qu’un artiste de rue en milieu rural ? Quels sont les avantages de cette situation et quels sont les obstacles auxquels sont confrontés les artistes ? Pour cette seconde rencontre, nous avons fait le choix de procéder à deux études de cas. Michaël Monin, co-directeur artistique de la compagnie Azimuts installée dans un petit village de la Meuse, et Laurence Bonnet, chargée de développement dans la communauté de communes de la Haute Saulx, constituent un premier binôme. Ils partageront avec nous leur expérience et nous parleront d’un projet en cours de développement. Ce sera l’occasion de s’arrêter sur certains mots et expressions clés, comme « co-construction » ou « implication des habitants ». L’autre étude de cas s’appuie sur le projet du collectif Pixel 13, que nous exposeront Sabine Thuilier, membre du collectif, et Julia Steiner, chargée de mission de l’IPAMAC. L’IPAMAC est l’association des parcs naturels du Massif central, qui a mené un ambitieux projet de résidences d’artistes sur le territoire, auquel Pixel 13 a été associé. L’un des enjeux du chantier thématique « Artistes en milieu rural » est de proposer des espaces de rencontre et d’échange entre les artistes et les interlocuteurs en milieu rural. De ce point de vue, il nous semblait particulièrement intéressant de faire témoigner l’IPAMAC. Ce chantier va être amené à se poursuivre ; il donnera lieu à un article dans le numéro d’octobre de Stradda. Par ailleurs, je vous encourage à consulter l’espace documentaire en ligne sur le site Internet de HorsLesMurs, où vous trouverez notamment la référence d’une étude très intéressante menée par Vincent Guillon et Pauline Scherer, en réponse à une commande de l’IPAMAC, où elle pointe de façon très pertinente les principaux enjeux et problématiques. Je vous renvoie enfin à un chantier mené par HorsLesMurs en 2012 sur les nouvelles modalités de diffusion des arts de la rue. Un dossier dédié dans le Stradda d’octobre 2010 ainsi que les comptes rendus des rencontres organisées pendant Chalon dans la rue sont toujours accessibles sur notre site. Nous avons également produit un dossier sur les nouvelles géographies culturelles dans le Stradda de janvier 2012, dans lequel nous nous sommes penchés sur la façon dont les artistes faisaient bouger les territoires, dans le cadre de partenariats croisés. Michaël Monin La compagnie Azimuts est implantée dans la Meuse (on en connaît Verdun et Bar-le-Duc, la préfecture, où se déroule un très beau festival des arts de la rue), dans une très petite communauté de communes qui compte quatorze villages et 2 700 habitants au total. Le plus

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« gros » village, Dammarie-sur-Saulx, abrite, je crois, environ 450 habitants. Il n’y a pas de bourg centre, mais beaucoup de pâtures et de forêts. Il n’est pas possible de tirer des généralités de notre expérience… Je vais plutôt parler de sa singularité, même si certaines de ses caractéristiques sont sans doute communes à d’autres projets ailleurs. Je précise également que je suis aussi président de la Fédération des Arts de la Rue Grand Est (FAR-Est). Lors des échanges d’expériences entre compagnies, on retrouve des problématiques, des formes de bonheurs vécus et des difficultés communes au milieu rural. Voilà quinze ans que nous sommes implantés (moi-même et Isabelle Raulet, la co-directrice) à cet endroit-là. Auparavant, nous avions essayé, sans y parvenir, de nous implanter dans une ville moyenne. Nous habitions cette communauté de communes, dans une ancienne ferme, et nous sommes allés voir les élus en leur proposant une implantation ; ils nous ont répondu : pourquoi pas ? Ce qui nous a aiguillés sur l’idée de cette installation en milieu rural. Je suis moi-même issu de cette vallée, j’ai passé mon enfance à une trentaine de kilomètres de là. Cela posait la situation de façon différente : nous n’étions pas forcément perçus comme des artistes, puisque nous sommes natifs du territoire. Ce qui, parfois, facilite les choses… et parfois moins. Au début de notre implantation, Laurence Bonnet n’était pas encore présente comme agent de développement. Nous sommes allés voir le Conseil général. Ils ont perçu l’enjeu et l’intérêt d’une compagnie installée en milieu rural. Ils nous ont tout de suite soutenus financièrement de façon conséquente. Ensuite, nous nous sommes retrouvés sur le terrain et, là, nous pouvons vraiment parler de territoire vierge : il n’y avait pas d’offre culturelle, à part un petit festival de théâtre amateur. Donc quand nous avons commencé à entrer dans le concret, à répéter et à jouer dans la rue, il n’y avait personne ! Quelques petits vieux passaient, mais les gens étaient généralement partis au travail et la population était plutôt derrière les rideaux dans les maisons, se demandant ce qui se passait. Nous nous sommes par conséquent interrogés : avons-nous une légitimité, comme artistes, avons-nous quelque chose à faire en milieu rural ? Et nous avons commencé à réfléchir à la façon de faire venir les gens à nos spectacles. Nous les avons interrogés et leur première réponse a été la suivante : « Le théâtre, ce n’est pas pour nous. » Ce qui nous a posé beaucoup de questions… Nous étions peut-être jeunes et pleins d’enthousiasme, voulant conquérir le territoire, mais ça ne fonctionnait manifestement pas. À partir de là, nous avons réfléchi. Pour moi, la définition même du théâtre de rue renvoie à la nécessité d’aller vers le public. Donc, nous avons cherché des formes d’intervention en ce sens. J’allais chez les gens, avec un micro que je demandais à poser sur la table et je prenais le temps de discuter avec eux. Petit à petit, nous avons entendu des réflexions comme « Ah, mais vous, ce n’est pas pareil ! », et nous avons senti qu’un autre rapport se mettait en place entre nous, artistes, et les habitants. Nous parlons là d’« habitants », de « population », mais pas de « public ». Le public est arrivé plus tard. Nous montons nos créations, et nous n’avons pas vraiment de demande de la part des élus. Ce que nous recherchons, en plus de notre action de création et de diffusion, c’est vraiment à toucher ce territoire, qui est aussi notre territoire de vie. Le fait d’y vivre nous donne une double identité, en quelque sorte : nous sommes artistes et nous créons, mais nous sommes aussi habitants et citoyens du canton et nous échangeons avec les autres. Ce mode de relation est vraiment important car nous avons des retours très francs de la part d’une population qui, majoritairement, ne connaissait pas les arts de la rue ou qui n’allait pas au théâtre. Peu à peu, nous avons commencé à avoir des commandes. Les gens nous ont dit : vous êtes des artistes, il serait intéressant que vous interveniez à tel ou tel endroit… Mais, étant dans un processus de création, il nous était difficile de répondre à ce type de demande. En réfléchissant, il était possible d’y répondre par notre ligne artistique et créatrice. Par la suite, nous avons reçu de multiples commandes du territoire, que nous avons décidé de prendre au sérieux, en y mettant l’écriture et la ligne artistique de la compagnie. Parfois, il fallait louvoyer : les habitants n’avaient pas vraiment de vision artistique… nous allions les bousculer. Anne Gonon Tu viens d’utiliser le terme « louvoyer », en lien avec le fait que les gens n’avaient pas nécessairement d’idée spécifique sur la question artistique. Le temps passant, avez-vous désormais des interlocuteurs ? Lors de la rencontre d’hier, il a été évoqué une problématique majeure du milieu rural, à savoir l’absence d’ingénierie culturelle. Sur la question artistique, c’est encore plus spécifique. Progressivement, avez-vous des retours et échanges sur ce volet ?

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Michaël Monin Je pense que nous nous inscrivons vraiment dans une démarche d’éducation populaire. Au départ, les gens disent : « le théâtre n’est pas pour nous », puis « avec vous, ce n’est pas pareil », parce qu’une relation affective se met en place. Sur une commune, il y avait d’anciennes carrières. Le maire voulait que les gens viennent voir ces carrières (telle était sa commande), alors que personne ne développait de projet touristique autour de ces carrières. Nous en avons fait un spectacle : nous avons créé un exode du village, en emmenant tous les spectateurs dans les carrières, avec des lampes de poche, pour imaginer d’en faire un lieu idyllique. Les participants étaient très surpris de rentrer dans un spectacle et le maire était tout à fait satisfait, car nous avions vraiment répondu à sa commande de mise en valeur des carrières. Même s’il était très étonné par la proposition artistique. Au début, ils sont étonnés et ensuite, ils y prennent goût, autant la population que les élus. Au fur et à mesure des propositions, on constate qu’un esprit critique commence à se développer. Au début, les habitants n’osaient pas faire de retours sur les spectacles, c’était impressionnant. Il faut vraiment être à l’écoute de cette population, et la solliciter : « vous avez le droit d’aimer ou non un spectacle, et de dire pourquoi ». Il est important de parvenir à ce type d’échange. Si on poursuit l’historique, nous avons d’abord eu un lieu de résidence. Comme nous étions la seule compagnie implantée, nous avons invité d’autres compagnies en résidence chez nous. En effet, il était important de brasser, de proposer autre chose qu’Azimuts, pour générer une diversité culturelle. Comme les gens commençaient à prendre goût aux spectacles, ils venaient aussi voir les compagnies invitées. Nous sommes un peu devenus opérateur culturel. C’est le côté positif du milieu rural, qui a été évoqué hier : les choses se font directement. Il est très facile de discuter avec l’élu, a fortiori après quinze ans d’implantation. Les autorisations de création dans l’espace public, qui sont en ville très compliquées à obtenir, s’obtiennent très rapidement, grâce à un appel téléphonique au maire et à la gendarmerie – à condition, bien entendu, qu’ils soient convaincus. Anne Gonon Au cours de nos échanges préalables, tu as dit que l’intérêt venait aussi du fait que tu te sens protégé d’une forme de formatage. Des compagnies qui sont allées en résidence chez vous l’ont également évoqué. Pourquoi est-on plus libre loin des villes ? Michaël Monin Parce que pour vivre bien, vivons cachés des programmateurs. Pour tenter des expériences, c’est très important. Pour le moment, nous n’avons pas de financement pour accueillir des compagnies. Pour cela, nous recourons à nos fonds propres en leur prêtant le lieu, en les hébergeant. Et désormais, grâce à toute l’action de médiation entreprise sur le territoire, il est très facile de faire venir vingt, cinquante ou cent personnes à une sortie de résidence. Les gens sont très curieux et ont envie de ces moments, car nous leur avons appris à développer toute une convivialité autour, pour créer de l’échange, avoir des retours vrais et directs. En venant rencontrer les artistes, ils n’hésitent pas à dire : « je n’ai pas compris », « j’ai aimé », « je n’ai pas aimé », de manière très franche. Par exemple, nous avons fait venir de la musique concrète improvisée. Une de nos habituées, Yvette (70 ans) a bien aimé, mais a « trouvé bizarre que les musiciens aient toujours la tête en bas ». Ces retours sont toujours intéressants. Parfois aussi, les gens n’aiment pas, mais il faut savoir décoder leur façon de l’exprimer. Par exemple : « J’ai fait venir des amis, c’est la première fois qu’ils viennent. Ta proposition artistique était complètement barrée… Pour une fois qu’ils voulaient voir de la culture, je peux te dire que c’est la dernière fois. » J’ai une phrase choc pour répondre : la prochaine fois qu’ils mangeront une pizza qui ne leur plaira pas, ils ne mettront plus les pieds dans une pizzeria ; le prochain film qui les décevra, ils n’iront plus au cinéma, etc. La question est : comment apporter la diversité culturelle et l’esprit critique, et comment les faire bouger ? Souvent, on constate une progression dans les retours. Cela commence par « je n’ai pas aimé ce spectacle », puis « j’y ai repensé par la suite, ça a fait son chemin », « du coup j’ai envie de découvrir le projet de la compagnie qui l’a élaboré ». C’est la preuve qu’il faut donner de l’appétit, l’enclencher. À l’échelle plus vaste du territoire, pendant longtemps, nous avons connu une période de traversée du désert. Quand nous discutions avec des opérateurs culturels, nous sentions qu’il

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ne fallait pas trop faire de culture en milieu rural, mais plutôt affréter des bus pour emmener les gens dans des scènes nationales ou à l’opéra, à Nancy ou à Metz. C’était considéré comme une forme réelle de démocratisation culturelle. Je me suis battu pour que le mouvement se fasse à l’inverse, c'est-à-dire que les artistes aillent vers la population. C’est à partir de là qu’il y aura échange. Mais certains continuent de penser que la décentralisation culturelle consiste à faire venir des gens vers des lieux plus « prestigieux ». La compagnie Azimuts est une association avec un conseil d’administration et quatre-vingts adhérents, dont une vingtaine de membres actifs. Ce sont des comédiens amateurs qui travaillent avec les comédiens professionnels sur les commandes du territoire ; ce sont aussi des personnes qui ont des savoir-faire, des menuisiers, des soudeurs, etc. Pour la dernière création, nous avons bénéficié de 600 à 700 heures de bénévolat. Les techniciens travaillent avec les bénévoles et parfois ce sont les soudeurs qui transmettent à nos techniciens les savoir-faire que ceux-ci ne connaissent pas. Ce qui est réellement intéressant. De ce fait, dans la démarche de création, il y a du lien et les gens sont associés au processus. Ça les intéresse beaucoup de voir comment se fait la création. Anne Gonon Le fait d’être dans ce milieu a-t-il eu une influence sur la création, son esthétique, sur la thématique et les sujets abordés ? Michaël Monin Tout à fait. Je pense toujours à la phrase de Jean Vilar qui, à la question « Pourquoi faites-vous du théâtre ? », répondait « Pour qui je fais du théâtre ? ». Je n’aime pas entendre la DRAC parler d’« excellence artistique », j’ai envie de parler de « pertinence artistique ». On ne peut pas plaquer un spectacle n’importe où, ça peut avoir un effet artistique positif ou très négatif. Toute l’action de médiation est extrêmement importante. Lors de la tempête de 1999, les forêts ont été dévastées, ce qui a occasionné une vraie souffrance pour le territoire. Nous avons alors eu une commande qui nous demandait de réfléchir à l’arbre, ce qui nous a poussé à créer un spectacle pour lequel nous étions suspendus dans un arbre. Cela correspond à notre marque de fabrique : c’est une commande, et nous en faisons une création, qui va ensuite tourner. Par exemple, à l’occasion des 90 ans de la bataille de Verdun, le Conseil général de la Meuse voulait mettre en place des événements. Travailler en termes de reconstitution historique ne m’intéressait pas ; en revanche, j’ai vécu durant toute ma jeunesse avec le fantôme de 1914 et j’avais envie de créer quelque chose sur cette thématique, mais sans répondre véritablement à la commande. Quand on est en confiance avec les institutions, ça devient possible. Nous en avons donc fait une création qui a tourné. Et le Conseil général était satisfait de voir une compagnie s’approprier ce thème qui, à ses yeux, est important. Ça va même beaucoup plus loin. Nous travaillons dans la nature et nous avons vraiment réfléchi à la conception d’un spectacle en pleine nature. En ce moment, je travaille avec Scènes et Territoires en Lorraine, sur l’avenir des territoires ruraux, un sujet qui me passionne. Nous avons fait une intervention au cours de laquelle nous nous faisons passer pour des chargés de mission de l’INRAT (Institut national de recherche sur l’avenir des territoires), un organisme qui n’existe pas. Nous projetons l’avenir du territoire en 2050, un projet complètement fou. Pendant une semaine, les gens ne savent pas que nous sommes comédiens, et nous les interrogeons sur l’avenir de leur territoire et sur ses problématiques spécifiques. À la fin, nous donnons une fausse conférence alimentée par tous les témoignages recueillis, à l’issue de laquelle nous nous dévoilons. L’ensemble de cette réflexion a pour ambition de contribuer à la prospective sur l’avenir des territoires ruraux. Selon moi, tout ce que nous vivons sur le terrain fait vraiment partie du projet artistique. Anne Gonon Nous allons donner la parole à Laurence Bonnet, qui fonctionne en binôme avec Michaël, en tant que chargée de développement de la communauté de communes. Au cours de nos échanges préalables, tu m’as expliqué que tu viens d’un autre milieu, celui des musées, et que cette expérience a été une découverte et un défrichage étonnant. Laurence Bonnet La communauté de communes est dénommée « Haute Saulx », du nom de la rivière qui traverse ce territoire. Le projet que je vais vous présenter, dans lequel s’inscrit Azimuts, est une action culturelle de longue durée. Nous disposons d’une friche industrielle, sur laquelle nous avons mené une

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réflexion en vue de sa réhabilitation. Le projet concerne un centre d’expérimentation du développement durable en milieu rural. Le site d’Écurey est une ancienne abbaye cistercienne du XIIe siècle. Elle a été détruite lors de la Révolution, puis au XIXe siècle, le site a accueilli une fonderie d’art et d’ornement qui a ensuite été transformée en une fonderie produisant de petites pièces mécaniques. Elle a été fermée en 1985. Le site couvre neuf hectares, avec des habitants qui occupent encore les logements ouvriers et 6 000 m² de bâtiments industriels, dont une halle de fonderie qui fait 1 300 m². Sur place, il y a des collections de modèles en fonte d’art et d’ornement qui sont restées dans l’usine. Autour des bâtiments industriels, il y a aussi des bâtiments de ferme, ainsi qu’une ancienne chapelle construite par le patron et destinée aux ouvriers. Quand les élus se sont interrogés sur l’avenir de cette friche, ils ont pensé, au départ, à une ré-industrialisation, mais cela a débouché sur un échec complet. Dans les années 2000, une association a travaillé sur la valorisation des savoir-faire. Tous les dimanches, en été, elle ouvrait le site et proposait des animations sur le savoir-faire des fondeurs. Cette activité a duré une petite dizaine d’années, sans pour autant convaincre les élus. Ponctuellement, des animations culturelles plus importantes ont eu lieu. Ainsi, « Voyage hors les murs », spectacle de la compagnie Azimuts, était une commande de la communauté de communes pour accompagner une démarche de réflexion sur le projet. En 2011, nous avons eu un festival « Sur Saulx, sur Scènes », mis en œuvre par une association culturelle du canton qui a pour objectif de proposer une offre culturelle de proximité. Cette association fait venir des compagnies et travaille en lien avec la compagnie Azimuts. Lors de ce festival, l’association a ouvert le site durant trois jours à de nombreux acteurs du spectacle de rue, pour un nombre très important de spectateurs. En 2009, nous ne savions pas quoi faire de cette friche industrielle. Certains élus parlaient même de la raser. Nous avons alors constitué un groupe de 21 personnes – ce qui n’est pas mal pour un territoire de 2 700 habitants –, composé d’élus, d’habitants, de responsables d’associations, etc. Ce groupe s’est rendu en Lorraine et en Alsace pour visiter d’autres sites et découvrir d’autres projets. De la réflexion de ce groupe est né un concept : « le bien vivre à la campagne ». Ce bien vivre est défini de la façon suivante : comment maintenir et accueillir de nouvelles populations en milieu rural ; comment développer une offre culturelle ; comment rénover les bâtiments anciens tout en obtenant de vraies performances énergétiques ; comment valoriser durablement les ressources locales (bois, eau, matières agricoles). La culture était vraiment au cœur de la réflexion des habitants : vivant dans des villages de 80 ou de 400 personnes, relativement éloignés de villes importantes, comment créer les conditions pour continuer à y vivre, dans dix ou quinze ans ? L’idée est partie de là, avec une volonté de répondre aux enjeux environnementaux et socioéconomiques de la vie en milieu rural, parallèlement à une réflexion sur les changements de comportement. En effet, il s’agit de penser le milieu rural différemment du milieu urbain, mais pas nécessairement en opposition. Ce qui impliquait de penser différemment l’offre de services, l’offre de transports et l’offre de culture. Le projet s’est articulé autour de quatre axes contribuant au « bien vivre à la campagne ». Il comprend : • un pôle formation en éco-construction (ouvert à tous publics), de façon à pouvoir rénover

des habitats dans les cœurs de village et à atteindre de bonnes performances énergétiques ;

• un pôle filière agricole qui crée des partenariats entre des écoles supérieures d’agronomie et des agriculteurs locaux, afin de trouver d’autres modes de production agricole ;

• un pôle d’expérimentation et de sensibilisation au développement durable, dont l’objectif est de définir ce qu’est le développement en milieu rural. Nous sommes, en Meuse, dans un milieu agricole intensif et non entouré de producteurs bio ;

• un pôle culture qui cherche à proposer une offre culturelle de proximité. Comme l’a dit Michaël, les gens du territoire considèrent que la culture n’est pas pour eux ; elle est avant tout en ville. D’autres sont demandeurs de culture, à proximité de leur lieu de vie et non en ville. L’offre culturelle est nécessaire. Pour autant, avec une densité de dix à douze habitants au km², on ne va pas construire une salle de spectacle. Il faut donc imaginer d’autres formes d’offre. D’où la création d’« Écurey Pôles d’Avenir », qui a pour objet d’expérimenter de nouveaux modes de vie en milieu rural. Le site d’Écurey possédait un patrimoine. Le groupe de réflexion initial, le « groupe des 21 », a souhaité le valoriser, mais ce n’était pas suffisant. Nous ne souhaitions pas proposer une offre culturelle qui ne témoignerait que du passé. Depuis quinze ans, nous avons vraiment bénéficié de la présence d’Azimuts sur le territoire et nous avons décidé que c’est avec eux

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que nous devons travailler pour offrir quelque chose de nouveau. Écurey étant une friche industrielle depuis 1985, et Azimuts étant présent depuis quinze ans, il s’agissait de « re-coloniser » le site ; la culture était un bon moyen de se le réapproprier. Donc, nous avons défini les besoins culturels concernant le site d’Écurey. Certains espaces seront consacrés aux expositions permanentes, d’autres aux expositions temporaires ; d’autres encore accueilleront des artistes en résidence, ainsi que la compagnie Azimuts. L’espace dédié aux artistes est une ancienne grange Anne Gonon Vous parlez, l’un et l’autre de valorisation du patrimoine et d’attractivité. On sent que les artistes sont au cœur de la question du développement territorial. La culture apparaît comme une approche transversale qui vient en appui de problématiques de territoires très concrètes, par exemple la disparition de services publics, qui dépassent largement les artistes. Y a-t-il parfois une tension à ce niveau ? Ne demande-t-on pas parfois aux artistes des choses qu’on ne devrait pas leur demander ? Le discours de l’artiste ne s’y perdrait-il pas un peu ? Laurence Bonnet Je crois que c’est une des grosses difficultés de la présence d’artistes en milieu rural. Le glissement des demandes s’opère rapidement vers l’animation du territoire. Or, les artistes ne sont pas des animateurs du territoire. Ce ne sont pas des éducateurs. Il y a par exemple souvent des demandes d’animations auprès des enfants, des personnes âgées. A l’occasion d’une brocante, on va leur demander d’animer, pour donner de la vie. La difficulté est là : l’artiste est présent avant tout pour créer, pour apporter sa nouvelle création sur le territoire. Si on oublie cet objectif, on passe à côté du sens de l’action. Chacun son rôle. Mieux vaut s’adresser à un milieu associatif qui est fondé à développer une animation culturelle plus basique. Anne Gonon Y a-t-il de ta part, et de celle de la compagnie, un travail de pédagogie ? Nous avons beaucoup parlé de la relation au public et de la médiation que la compagnie prend en charge. Y-a-t-il aussi un travail de médiation vis-à-vis des élus que tu dois prendre en charge ? Laurence Bonnet Il y a d’une part la liberté de l’artiste : comme l’a dit Michaël, quand il répond à une commande, il le fait à sa manière. D’autre part, la médiation est assurée par leur présence continue. Aujourd’hui, lorsque la compagnie Azimuts intervient sur le territoire, nous savons que nous n’aurons pas forcément ce que nous attendons : les élus savent cela. Par exemple, chez nous, la Saint-Nicolas est très importante. Chaque année, Azimuts fête la Saint-Nicolas dans un village différent - il y en a quatorze, un certain nombre ont déjà été concernés. Entre la Saint-Nicolas traditionnelle de l’Est de la France et celle d’Azimuts, il reste un fil rouge mais les deux fêtes sont tout de même très différentes. Les élus l’acceptent. Ils savent ce qu’ils vont offrir à la population en finançant ce type de spectacle. Je n’ai donc pas aujourd’hui un réel rôle de médiation envers les élus. En revanche, je peux être amenée à défendre un projet de la compagnie Azimuts en démontrant son intérêt pour le territoire. Anne Gonon C’est la question de la torsion de la commande et de la présence d’artistes sur un territoire à partir d’un cahier des charges, et l’IPAMAC y a été confrontée. C’est une transition toute trouvée. Sabine Thuilier Pour présenter notre univers, notre façon de travailler et les motifs de notre implantation, il faut préciser que nous sommes une association d’architectes qui développons un projet culturel de sensibilisation à l’architecture et à l’aménagement du territoire, avec un mode d’action par la création artistique. Le projet de notre collectif, pluridisciplinaire, poursuit une approche expérimentale et transversale de création et d’expérimentation sur les espaces publics. Nos projets mettent en débat la question de la transformation des lieux et des territoires. Nos dispositifs se déplacent et viennent questionner les lieux avec, en amont, un travail d’immersion et de rencontre avec les habitants et les collectivités. Une autre partie de notre activité concerne la transmission, grâce à des ateliers d’éducation populaire portant sur la sensibilisation à l’architecture et au cadre de vie, qui concernent tout particulièrement le jeune public. Une troisième partie porte sur la réflexion : comment mettre à distance le « faire » pour questionner la façon dont se font les choses. Pour cela, nous organisons des rencontres sur la manière dont l’activité artistique peut participer à la création de débats sur le territoire.

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Nous avons créé Pixel 13 avec Alexandre Cubizolles ; nous sommes tous deux architectes, et nous travaillons avec des sociologues, des plasticiens, des vidéastes, suivant les projets que nous menons. Nous sommes un collectif d’une quinzaine de personnes. Nous travaillons beaucoup sur des chantiers en cours qui ont une vocation de transformation. Nous y proposons des interventions plastiques qui viennent parler de la construction du territoire. L’année dernière, nous avons répondu à un appel à projet d’une commune rurale de 1 800 habitants, dans les Deux-Sèvres, qui souhaitait un accompagnement artistique de la révision de son Plan local d’urbanisme. En amont de la concertation, l’équipe artistique devait venir pointer les questions de la transformation et faire émerger les problématiques qui n’auraient pas été forcément soulevées par l’agence d’urbanisme. Pour cette intervention, nous avons développé un chantier imaginaire, en essayant de prendre en compte les problématiques qui nous apparaissent. Nous travaillons beaucoup avec l’image et nous donnons des rendez-vous nocturnes. Le dispositif est un point de départ, mais nous ne savons pas, en le démarrant, où nous allons ; tout se construit au fur et à mesure, en fonction des rencontres. Dans un premier temps, nous avons questionné le territoire, ses habitants. À partir de là, nous avons pris conscience d’un problème d’identité, d’enclavement du territoire et nous avons approfondi la question des transports et de l’identité. Dans un troisième temps, parce qu’on nous a dit que le village se meurt et qu’il ne s’y passe plus rien, nous décidons alors d’intervenir sur la grande rue, de bloquer la circulation, et de mettre en place un « déroulé d’espace public », en faisant comme si un rouleau compresseur passait et, au fur et à mesure de son avancée, mettait en place de petits espaces publics. À partir d’éléments assez simples, le matériel mis à disposition par les services techniques, les branchements électriques des commerçants locaux, on montre la possibilité d’une transformation, ce que ça pourrait devenir, avec un rendez-vous convivial pour se retrouver avec la population. Le principe, à chaque fois, est de proposer une installation fabriquée dans la rue sur le temps du chantier, là où auparavant il n’y avait rien. Sachant que, pour nous, le temps de l’échange est très important, pendant le temps de la fabrication comme pendant la restitution. Là, on est dans un village de 1 800 habitants. On a déjà évoqué la proximité et le contact direct avec les élus ; là, l’élu qui fait appel à nous se met en danger. Il prend un risque car il est exposé sur l’espace public. D’autant plus, qu’une fois l’intervention faite, nous, nous partons, mais lui reste face à ce qui a été exprimé, aux questionnements soulevés, aux possibles mécontentements, etc. Nous envisageons de développer ce type d’action qui est important et met en lumière les enjeux sur l’aménagement et le développement des territoires. Je trouve important que des actions artistiques viennent se poser ainsi, en regard des processus d’urbanisme. Avec le BULB, nous intervenons en amont, en tant qu’équipe d’exploration du territoire, en vue de rencontrer les personnes et de recueillir leur parole. Le BULB est un dispositif support d’images et de sons, sur lequel on va projeter la matière récoltée. Nous donnons ensuite rendez-vous un soir aux habitants et à du public pour une restitution publique, pour parler du lieu sur lequel nous nous sommes posés. En dehors de ces projets de création, on développe des projets de formation. L’année dernière, à Alexandrie, nous avons travaillé sur l’espace multimédia et l’espace public, avec des interventions d’artistes égyptiens. En ce moment, nous travaillons sur la construction d’espaces de jeux pour les enfants en milieu rural, là où les espaces publics sont assez restreints et occupés par des parkings. Sous prétexte que tous ont un jardin, on n’aurait pas besoin d’espace public pensé et aménagé, alors que c’est un lieu d’échange important. Nous aimerions lancer un chantier de construction de jeux avec des enfants, en allant de la conception à la réalisation. Nous cherchons pour cela une commune demandeuse, mais ce n’est pas évident car les maires doivent prendre des risques en matière de sécurité… Par ailleurs, nous organisons des rencontres thématiques sur les pratiques socio-culturelles de l’architecture. En effet, de nombreuses pratiques d’architecture sont actuellement assez différentes de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre traditionnelles, et s’orientent davantage vers des processus de questionnement et de construction collective. L’année dernière, nous avons aussi organisé des ateliers participatifs et créatifs en milieu rural, à Busséol, dans la commune où nous sommes désormais implantés. Nous sommes installés à Marseille, sur la friche de la Belle de Mai, depuis 2001. Nous y abordons des questions culturelles et artistiques dans l’aménagement du territoire, mais nous avions aussi envie d’aller tester ces problématiques en milieu rural, suite à des expériences avec le BULB et du fait de choix de vie de plusieurs membres de l’équipe. Donc,

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en 2009, nous nous sommes installés en Auvergne, dans un petit village de 180 habitants, pour y développer un projet. Le processus a été assez lent et progressif. En effet, nous étions extérieurs et nous avions envie de prendre le temps de comprendre le milieu dans lequel nous nous installions. La région Auvergne favorise l’accueil des nouveaux habitants, grâce à un dispositif qui permet aux gens de tester des activités. La commune a mis à notre disposition un ancien presbytère. Il nous paraissait essentiel d’avoir un lieu où travailler et, en même temps, accueillir d’autres personnes, des artistes, pour échanger. Depuis 2009, nous tentons donc de nous immiscer dans la vie culturelle locale (brocantes, vide-greniers), d’être acteurs de ce qui se passe là avant de proposer nos propres actions et créations. Nous avons proposé des ateliers jeune public et nous avons commencé à accueillir des artistes en résidence, notamment ETC, un collectif d’architectes qui est venu au mois de novembre et a investi le village et proposé des transformations de lieu. En 2012, ETC réalise un tour de France des pratiques d’architectures différentes par rapport à l’appropriation du cadre de vie. Anne Gonon En référence au projet que vous avez mené dans les Deux-Sèvres, il semble que vous vous posez aussi la question de ce qui se passe quand vous partez. Sachant que lors de nos échanges préalables, tu m’as indiqué que vous aviez réfléchi à votre protocole d’arrivée. Concernant l’arrivée comme le départ, avez-vous identifié des nœuds ou des spécificités liés au milieu rural, ou les questions qui se posent sont-elles similaires à d’autres types de territoires ? Sabine Thuilier Cela me semble assez similaire. L’élément central est le temps dont on dispose, en milieu urbain ou rural, et c’est généralement un temps court, par exemple en réponse à une commande. L’action doit être rapide, et nous n’avons pas vraiment le temps de réfléchir. En revanche, quand nous sommes sur le site de « Quartier général », à Busséol, nous nous inscrivons dans un temps long ; nous prenons le temps de construire les choses. Il n’y avait pas de demande formulée et c’est nous qui avons fait des propositions, mais nous recevons le soutien de la collectivité locale. Julia Steiner L’IPAMAC est l’association des parcs naturels du Massif central. Elle a été créée à l’initiative des parcs naturels, qui sont dix dans le Massif central (neuf parcs naturels régionaux et le parc national des Cévennes). Soit un territoire assez vaste, à cheval sur six régions : Auvergne, Bourgogne, Languedoc-Roussillon, Limousin, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes. Elle a pour objet de contribuer au développement du territoire, grâce aux subventions de l’État et des six régions. La vocation de l’association est vraiment de favoriser la réflexion et l’action commune au service du développement du Massif central. Elle travaille autour de trois thématiques : • le tourisme ; • le patrimoine naturel ; • l’accueil de nouveaux arrivants (depuis 2007). Par rapport à ce troisième aspect, tout part du constat d’une problématique commune aux parcs, et plus généralement au milieu rural : chaque année, 100 000 personnes s’installent en territoire rural. Pour diverses raisons : revenir à ses racines, changer de mode de vie, renouer avec le lien social et la solidarité qui existeraient davantage à la campagne. Soit dit en passant, tous ces éléments peuvent être des clichés. Dans le Massif central, nous sommes confrontés à différentes problématiques : certains territoires sont confrontés à un vieillissement et à un exode de la population. D’autres, au contraire, voient arriver massivement de nouvelles populations. On s’est demandé comment développer l’attractivité de certains territoires, de sorte que des gens aient envie de s’y installer et d’y rester. Parallèlement, l’afflux de nouveaux arrivants peut être vécu étrangement par les « déjà installés ». D’où les questions : quand de nouveaux arrivants s’implantent sur un territoire, qu’est-ce que ça provoque ? Y a-t-il une culture de l’accueil spécifique à la campagne ? Dans le Massif central, nous avons la chance de bénéficier de politiques régionales assez fortes en matière d’accueil, notamment en Auvergne et en Limousin, mais essentiellement sur le plan économique et en matière d’emploi. Pour qu’un territoire soit habitable et habité, nous nous sommes dit qu’il fallait prêter attention, aussi, aux questions du lien social et du vivre ensemble, et à la culture qui peut être un facteur d’attractivité pour ces territoires. Dans le cadre du regroupement des parcs - regroupement qui leur permet d’être plus forts , qui partagent une responsabilité à travers l’association, nous avons décidé d’expérimenter en

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faisant venir des artistes. Certes, il y a des chargés de mission sur le terrain, qui mettent leurs compétences au service du territoire, mais leur approche peut être vécue institutionnelle. Nous pensions que l’intervention d’artistes sur un territoire, qui sont aussi dans la peau de nouveaux arrivants, pourrait révéler des paroles d’habitants, mais aussi d’élus et autres acteurs du territoire, que cela pourrait inciter à des réflexions d’ordres divers, etc. Nous avons donc proposé un appel à projet visant à choisir cinq collectifs, un collectif d’artistes par parc, dans les domaines du spectacle vivant, de la photographie, des arts plastiques, des performances… Le cahier des charges était plutôt ouvert : il était demandé aux artistes de mettre en place un processus. Ils s’installaient dans une commune, passaient au minimum trente jours sur le terrain, allaient à la rencontre des habitants pour ensuite créer une œuvre (un carnet de voyage, une pièce de théâtre, le dispositif le BULB de Pixel 13 pour les Causses du Quercy, etc.) qui deviendrait support de débats, d’échanges, etc. Parallèlement, nous avions demandé la réalisation d’un documentaire pour avoir une vision globale du projet à l’échelle du Massif central. Le réalisateur Philippe Ayme a été choisi et a créé Ici et là-bas. Se pose à nous la question de l’évaluation, des impacts du projet. Nous avons développé un volet de sensibilisation, notamment en direction des élus, par rapport à cette « culture du résultat ». Dans ces projets d’interventions artistiques, c’est le processus mis en place qui nous intéresse, dans un monde qui mise au contraire souvent sur l’excellence artistique. On oublie souvent comment cela a été créé et ce qu’ont provoqué la présence et la résidence des artistes sur les territoires. Nous insistons sur le fait que c’est une expérience humaine, une expérience sensible. On nous a souvent reproché le fait que les artistes intervenaient sur une seule commune au sein d’un territoire assez vaste et que leur action n’avait donc pas touché le territoire dans sa globalité. Ce type de projet provoque aussi des échanges. Des personnes qui, auparavant, ne se croisaient pas, trouvent des sujets de discussion communs, grâce aux ateliers que les artistes ont mis en place. Nous avons recueilli de nombreux témoignages en ce sens, et c’est assez touchant. Aujourd’hui, à la campagne, du fait de la raréfaction voire disparition des services publics, et de celle, assez dramatique, des commerces qui autrefois faisaient vivre les communes, ce qui ressort c’est une demande adressée aux parcs, à l’institution : donnez-nous des occasions de nous rencontrer, de trouver des espaces de réflexion, d’échange, de débat. Depuis 2007, ce que nous essayons de défendre, avec plus ou moins de facilité, c’est que la mise en place de projets culturels permet justement ces rencontres et ces échanges. C’est cela qui crée du lien sur les territoires et contribue à leur développement. Il est vrai que, pour des institutions, ce n’est pas sans risque. La démarche est un processus large, mais elle peut susciter des incompréhensions, vis-à-vis des artistes ou des élus. Les artistes en résidence se présentent parfois comme des « guerriers » : ils arrivent, ils ont les clés, ils soulèvent tous les problèmes et… ils repartent. Ce qui n’est pas toujours simple à gérer. Ainsi, les restitutions peuvent provoquer des réactions virulentes, à l’instar du BULB dans les Causses du Quercy. Les artistes sont venus en résidence, ont observé les gens, et leur ont renvoyé une image qui peut être ressentie comme assez violente, sur le terroir, leur vie, leur pensée… Anne Gonon Pour le moment, nous parlons beaucoup de la pédagogie nécessaire auprès des élus, mais je me demande si les clichés ne sont pas aussi du côté des artistes qui arrivent sur ces territoires. Ne doivent-ils pas eux-mêmes s’en défaire ? Nous évoquions la campagne comme « nouvel Eden », la solidarité, qui sont plutôt des clichés positifs. Mais il existe aussi des clichés négatifs sur la campagne, surtout quand on est artiste très citadin. Dans le cadre de ce projet, est-ce que cela a frotté aussi à ce niveau ? Julia Steiner En fait, cela a surtout frotté par la suite. Nous avons poursuivi l’expérience « Parcs en résidence » par un projet intitulé « Vivre ensemble à la campagne », sur le thème de l’accueil des nouveaux arrivants. L’appel à projets devait cette fois choisir un seul collectif qui déambulerait dans le Massif central. Deux réalisateurs sont donc venus s’installer pendant six mois, avec leur bébé, en résidence un mois par parc. Nous avions choisi ces réalisateurs par rapport à leur proposition d’immersion sur le territoire, et à leur désir de s’installer à la campagne. Ils venaient de Paris et nous avons probablement manqué d’indicateurs culturels entre les deux. Des incompréhensions sont intervenues. Nous étions peut-être trop enfermés dans nos cahiers

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des charges, processus, type de commande, etc. Eux se méfiaient peut-être trop de l’institution, à partir de l’attitude : je suis un artiste, je détourne la commande… Donc, la relation n’a pas été évidente. Ils ont créé un film et un livre, sorte de carnet de bord, intitulé Nous avons fait un beau voyage, qui laisse la parole aux habitants. Le film s’appelle « Changement de situation ». C’est un film d’auteur, un docu-fiction avec un seul comédien, qui n’est pas un professionnel. Ce film fait participer tous les habitants du territoire, qui reprennent leur propre rôle et il a plutôt été mal reçu dans un premier temps par les Parcs eux-mêmes, alors que nous en étions les commanditaires. En effet toute l’explication du processus n’a pas été prise en compte par les élus, ou a été oubliée. Cela a donc nécessité une sensibilisation et une contextualisation. Les artistes se sont engagés dès le début, à partir de leurs idéaux politiques, vers le même type d’habitants du territoire, plutôt des néo-ruraux en l’occurrence, ce qui n’est pas forcément représentatif, mais cela correspondait à leur sensibilité et à la liberté artistique que nous leur avions laissée. Il est vrai, au final, que c’était assez complexe à gérer. Sabine Thuilier Par rapport au BULB, la difficulté que nous avons rencontrée était celle d’un village où cohabitaient anciens et nouveaux habitants. Nous nous interrogions sur comment mobiliser les agriculteurs, qui étaient là depuis très longtemps. Nous avons eu du mal à recueillir leur parole (par enregistrement), ce qui nous a conduits à modifier les dispositifs. Nous avons suivi le boucher et le facteur dans leur tournée, nous sommes allés sur les marchés. Nous avons posé de nombreuses questions sur le rapport à la terre, sur les difficultés des agriculteurs en cours d’installation. Ensuite, pour la restitution, nous voulions provoquer un véritable échange, mixte. En proposant le BULB à 22 heures le 4 juillet, nous risquions de ne voir personne, en dehors des gens que nous avions croisés et avec lesquels nous avions sympathisé, alors que nous souhaitions avoir un mélange de populations. Nous nous sommes donc associés avec les producteurs du pays pour organiser un repas gastronomique, une tradition du Lot. À l’issue de ce repas, le BULB était présenté. 400 personnes environ se sont déplacées - c’est énorme, compte tenu de la taille du village. Les participants ne savaient pas trop ce qu’ils allaient voir et venaient surtout pour manger. Lorsque le BULB a été présenté, il posait la question de l’accueil, de la relation à la terre, et notre vision a entraîné des réactions assez virulentes d’agriculteurs qui ne comprenaient pas qu’on leur renvoie cette image ; alors que nous visions seulement à créer du débat. Puis nous sommes partis et la question du relais reste posée : est-ce aux Parcs de se saisir de tout ça et de créer des espaces de discussion et de médiation ? Ou cela génère-t-il un échec dans la mesure où chacun reste sur son positionnement ? Comment lancer une discussion à la suite de cela ? Nous n’avons pas la réponse. Anne Gonon C’est une vraie question, en revanche. Certains d’entre vous sont peut-être implantés en milieu rural et souhaitent nous faire partager leurs expériences ou poser des questions sur les projets présentés. René Pareja, compagnie La famille magnifique Hier, j’ai assisté au début de la rencontre et j’étais un peu effaré. Il est question de stéréotypes et de représentations, mais la rencontre d’hier en a reproduit beaucoup… J’habite à la campagne et ce que je sais, c’est que les gens de la campagne vivent, et plus qu’à la ville. Je vais vous raconter une anecdote. Dans un petit port de pêche, nous avions l’impression, voilà vingt ans, d’être des pionniers, en venant faire du tam-tam culturel. Il y avait là un vieil homme et une vieille femme, qui m’intriguaient. En fait, c’étaient de vieux forains. Je pense que la campagne est cultivée, et je voulais dire ça… Il n’y a pas moins d’intellos à la campagne qu’ailleurs. C’est une anecdote, mais c’est très important. J’ai joué aussi bien dans des quartiers chauds du type Mantes–la-Jolie, ou à la campagne, mais pour moi, ce qui compte c’est le projet artistique, poétique. Dans notre pays, il y a de la place partout ; en revanche, le centralisme est toujours présent, inscrit depuis la période napoléonienne et ça fait très longtemps qu’il se passe plein de choses. Simplement, c’est l’histoire des perdants dont on aimerait qu’ils soient les vainqueurs, et de temps en temps, ce serait bien de lire notre propre histoire avec un autre regard. Anne Gonon Merci pour ce témoignage. Loin de nous l’idée de colporter des clichés, au contraire, l’idée était de s’y confronter. Mais, au cours de la préparation, nous avons quand même eu des témoignages d’artistes qui, loin d’être allés en milieu rural par opportunisme ou opportunité,y rencontraient certaines difficultés.

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Peut-être sommes-nous aussi obnubilés par la question des spécificités des territoires. Certaines problématiques évoquées ce matin font tout à fait penser à des problématiques très urbaines. Michaël Monin Je suis d’accord avec vous : il y a autant d’intellos en milieu rural qu’en milieu urbain mais tout de même… J’ai une réflexion là-dessus : aux élections présidentielles de 2012, toutes les villes ont voté à gauche, sauf Nice et tout le milieu rural qui sont bleu, voire bleu foncé - FN. Il y a là un vrai problème, un fossé est en train de se creuser entre la ruralité et les communautés d’agglomérations. La question de l’aménagement des territoires dépasse celle de la culture, avec la fracture numérique, l’isolement, la disparition des services publics, etc. À mon avis, la culture est un des éléments de réponse à la question de l’aménagement des territoires. On l’a vu avec le travail qui se fait à Écurey, avec l’écologie sociale et le développement durable. À ce niveau, la culture est centrale dans le milieu rural. Il me semble aussi que la différence entre la ville et le milieu rural est que la ville propose une offre culturelle incroyable et que le milieu rural n’en propose pas assez. Même si nous sommes très fiers d’avoir fait des choses, cela reste modeste ; il faudrait davantage d’offre. Quand une compagnie crée, c’est super et nous sommes contents, mais il faut davantage d’offre, davantage de compagnies en milieu rural. Laurence Bonnet Je ne veux pas généraliser, mais dans le secteur géographique où je travaille, il n’y a pas d’offre culturelle, au sens large : pas de bibliothèque ni de théâtre à proximité. Quand on dit que, en milieu rural, il y a autant d’intellos qu’en ville, c’était peut-être vrai il y a vingt ou trente ans mais aujourd’hui, dans des régions en dépopulation comme celle où nous sommes, avec les cadres qui s’en vont, les étudiants, les jeunes qui cherchent un emploi ailleurs, la culture est essentielle pour ramener ces populations dynamiques au sein des territoires. Il est vrai que le résultat des dernières élections était assez effarant. Quand l’offre culturelle ne plait pas aux gens, dans le coin où l’on est - je ne veux pas généraliser - les gens ne viennent pas et la salle est vide. Pour développer, une forte action de médiation est indispensable, et c’est pourquoi l’inscription dans la durée est essentielle. Meedy Sigot, compagnie La Bathaola Nous travaillons aussi bien dans les banlieues de Lyon que dans le Beaujolais, avec les lycées agricoles. On nous a appelés dans le Beaujolais en lien avec des problèmes de racisme, ce qui renvoie à ce que vous disiez sur la couleur des votes. Les lycées agricoles sont entourés de villages qui votent majoritairement Front National. Nous intervenons dans un lycée en particulier, par le biais du théâtre forum, depuis sept ans, et nous nous sommes rendus compte que le racisme s’était atténué. Nous avons soulevé des questions telles que : qu’est-ce que la tolérance, le respect, la discrimination, y compris entre la ville et la campagne. Il y a un réel clivage entre ces deux populations et nous avons un rôle à jouer, car il n’y a pas de passerelle. Concernant ce qui a été évoqué par Sabine à propos de la situation après le départ du BULB, cela m’a fait penser au travail du Jana Sanskriti à partir du théâtre de l’opprimé, en Inde. L’intervention se fait de la manière suivante : la compagnie arrive dans un village, et les comédiens présentent le spectacle de théâtre forum en soulevant tous les problèmes. Puis, la compagnie repart en laissant une partie de l’équipe sur place. Par exemple, s’ils font un travail de forum sur l’alcoolisme, l’un d’entre eux reste dans le village jusqu’à ce qu’un comité de lutte contre l’alcool frelaté vienne prendre la relève. C’est un mode de fonctionnement radicalement différent et qui répond à la question : que laisse-t-on derrière ? Les problématiques posées sont traitées jusqu’au bout : quelqu’un va rester jusqu’à ce que la population locale s’en empare et s’oriente vers une issue. Je ne sais pas comment nous pouvons l’intégrer ici, mais c’est une action intéressante et à réfléchir. René Pareja Chaque région a ses particularités, et on ne peut pas forcément comparer une tradition rurale et une autre. J’ai vécu suffisamment longtemps en Lorraine pour savoir qu’il y a là une campagne industrialisée, par exemple dans la banlieue de Nancy. Ma question est la suivante : peut-on avoir une pensée horizontale et la partager avec les politiques ? Nous avons dépassé la représentation de l’ascension verticale - je commence ma carrière au niveau local et je la terminerai à l’Odéon - et nous pouvons aussi trouver un bonheur horizontal. Sur cette orientation, c’est aux politiques de nous aider et de nous accompagner. Pour moi, la campagne fait partie de cette horizontalité qui est la suite de la démocratisation culturelle des trente dernières années, dont les modèles comme les CDN sont peut-être aujourd’hui obsolètes.

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Cette réinvention qui est la nôtre aujourd’hui est à partager et il ne s’agit pas d’éduquer la campagne. On ne tient souvent pas compte du fait que la campagne est très cultivée. On la pense aculturée, alors qu’elle ne l’est pas. Il y a vingt ans, quand je commençais à travailler, je pensais mes interventions de manière quasi messianique, mais je me suis rendu compte que je me trompais. Est-ce que cette pensée horizontale est partagée de la même façon dans les départements, les municipalités, l’État ? C’est une autre façon de penser notre devenir. Véronique Pény, compagnie KMK, en résidence à Nangis (Seine et Marne) Nous sommes en résidence depuis deux ans et demi à Nangis, une petite ville de Seine et Marne, en Ile de France. Nous n’avons pas choisi cet endroit par hasard : nous avons répondu à un appel à résidence, cofinancé par la Ville, la DRAC, la Région et le Conseil général.Après 15 ans de résidence dans un hôpital de gériatrie à Ivry-sur-Seine, sachant que je suis née à Paris, j’ai eu envie de tenter l’aventure, avec un projet qui nécessitait une vraie immersion. J’ai donc fait le choix de déménager pour aller m’installer dans cette petite ville. Pour rebondir sur ce qui a été dit à propos des élections, à Nangis, au premier tour des présidentielles, Sarkozy et Le Pen se partageaient les deux premières places. On est vraiment sur ce terrain de la peur. La mairie est plutôt de droite, même si elle n’est pas affiliée à un parti politique. Mais, en même temps, je dois dire que nous n’avons aucune contrainte, on ne nous dit pas ce qu’il faut faire, on nous laisse mener notre projet librement. Avant nous, une compagnie de théâtre a été en résidence pendant six ans. Ce projet de résidence s’est arrêté car l’idée était de développer un projet culturel qui permettrait de sortir de la salle de théâtre pour aller plutôt vers l’extérieur. À l’origine, la mairie avait en tête quelque chose autour du médiéval, mais la DRAC les a orientés vers les arts de la rue pour l’intervention en espace public. Aujourd’hui, ils sont plutôt contents qu’on vienne les perturber un peu, ils avaient cette demande-là quand même. Au quotidien, nous travaillons avec les associations, les jardiniers et les services techniques de la Ville. Après deux ans et demi, nous sommes bien identifiés et reconnus dans la ville. Nous avons de vrais échanges, des temps de rencontres avec la population. Mais au quotidien, personnellement, en tant qu’artiste, je me sens très seule car je n’ai pas beaucoup d’échanges avec d’autres artistes. L’équipe artistique de KMK vient pour travailler sur certains projets, mais quand il repartent, je me retrouve assez seule. Michaël Monin Je suis tout à fait d’accord. Au quotidien, nous sommes peu nombreux et les artistes en milieu rural peuvent être confrontés à une situation d’isolement. Mais il y a des liens créés dans l’environnement. Pour ce qui concerne Azimuts, nous avons beaucoup d’adhérents et de bénévoles actifs, et nous sommes en permanence en relation avec des artisans, des passionnés de la compagnie, à l’occasion d’ateliers que nous avons mis en place ensemble. En fait, nous avons recréé toute une famille avec la population. Je lutte aussi contre l’entre-soi artistique, l’entre-soi tout court, d’ailleurs. Il y a aussi un cliché auquel il faut tordre le coup. Quand les compagnies viennent en résidence chez nous, on leur dit que ça vote à droite ou à l’extrême droite et leur réaction est : « oh, mais c’est terrible ! » Je réponds que non, que nous travaillons très bien avec les élus de droite, et même parfois mieux qu’avec des élus de gauche. Il y a là un vrai cliché. Un élu est en responsabilité et, souvent, les artistes savent très bien parler aux programmateurs, mais pas aux élus. Ce sont d’autres clés, un autre langage, qu’ils doivent apprendre. Hier matin, le président de la communauté de communes qui accueille la Chose publique, la compagnie dirigée par Hocine Chabira disait qu’on mettra sans sourciller 1 500 € pour la prestation d’un bureau d’études, mais pas 400 ou 800 € pour un spectacle. Ce qui veut dire que la culture n’est pas qu’une question d’animation ou de divertissement : les élus doivent se demander ce qu’apporte le projet culturel développé, et quelles en sont les retombées. Nous, artistes, devons aussi réfléchir à ce langage-là. Nous ne pouvons absolument pas dire : je suis artiste, vous êtes élus, je crée et vous me donnez l’argent pour… Autre élément d’importance pour des artistes implantés en milieu rural, qui a été évoqué hier : le diagnostic de territoire. Soit il a été établi par des agents de développement qui connaissent bien le territoire et font appel à des artistes ; soit les artistes qui arrivent doivent écouter les élus, la population, et réfléchir à la pertinence de leur projet. Véronique Pény La problématique aussi, ce sont les interlocuteurs sur le territoire. Même si les élus sont plutôt à l’écoute et et même si on les rencontre très facilement, on manque d’intermédiaires.

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Michaël Monin C’est également important et c’est pareil pour nous. A un moment, nous étions tous seuls et nous avons réussi des choses. À l’arrivée de Laurence, on passe un cap. Avant, par moments, nous envisagions de partir ; c’était dur et usant, en particulier pour convaincre les élus, pour trouver le bon langage, sans intermédiaire. D’où l’importance de l’agent de développement, qui, malgré les limites liées aux multiples dimensions qu’il a à traiter, peut défendre le projet. Sabine Thuilier Je voulais réagir sur la question de l’intermédiaire et de la relation aux personnes. Quand nous sommes arrivés sur le territoire pour chercher un lieu, nous avons immédiatement rencontré un interlocuteur à la communauté de communes et il a tout de suite compris l’intérêt du projet pour le territoire. Il nous a mis en relation avec la commune qui nous a accueillis et nous a aidés à démarrer l’activité en étant co-financeur sur un projet européen. Ce responsable est parti et celui qui l’a remplacé ne voit pas vraiment l’intérêt de la culture dans ce contexte, alors qu’elle y a pleinement sa place et qu’il faudrait même la renforcer. Du coup, l’année dernière, nous avons obtenu 500 €, soit la somme qu’ils avaient attribuée, l’année précédente, aux sinistrés d’Haïti. Ils ne savaient pas trop quoi faire de cette ligne budgétaire, ce qui nous a permis de l’obtenir - c’étaient nous, les sinistrés…. Cette année, je ne sais pas si nous allons avoir grand-chose… Nous n’avons pas encore l’ancrage politique qui convient : le maire est très content de notre échange, mais au niveau de la communauté de communes, nous ne parvenons pas à avoir de suivi financier. Ils n’ont pas de compétence culturelle et donc personne chez eux ne gère véritablement cette dimension. Alors que nous pourrions par exemple construire ensemble la programmation culturelle, mais ce n’est pas le cas. Nous allons devoir construire cela dans le temps. De plus, il faut parvenir à tenir, à ne pas s’essouffler, ce qui n’est simple si nous n’avons pas de soutien politique… Anne Gonon Aurélie, peux-tu nous expliquer comment un opérateur en milieu rural gère cette question de l’après ? Vous accueillez des projets, dont certains sur des territoires ruraux. Avez-vous déjà été confrontés à ces problématiques spécifiques de départs d’artistes ? Quand nous avons eu ici un débat sur l’infusion il y a deux ans, Philippe Saunier-Borell, co-directeur de Pronomade(s) en Haute-Garonne, défendait que ceux qui portent l’infusion sont les opérateurs, car ce sont eux qui restent une fois les artistes partis et qu’ils ont la responsabilité de gérer ce qui a été déclenché par le décalage des propositions artistiques, en positif comme en négatif. Aurélie Burger, Derrière le Hublot (Capdenac) Je travaille pour l’association Derrière le Hublot, dans l’Aveyron. L’association développe, entre autres, une saison entre mai et décembre, sur un territoire assez vaste. Nous n’avons jamais été confrontés à des difficultés comparables à celles que vous évoquez. En revanche, c’est arrivé sur des projets au long cours car il y a toujours des phases compliquées, pour se faire comprendre sur des protocoles, des choses assez diffuses. Par exemple, dans le cadre d’un projet photo-phonographique, nous avions demandé à deux artistes2 de travailler sur l’identité des territoires à travers l’axe de la gastronomie, avec une thématique différente chaque année - le programme a démarré en 2007. L’idée était d’organiser une carte postale sonore. Nous nous sommes lancés dans ce projet, sachant que le processus de création était très important. Une fois l’objet de la création réalisé, que fait-on ? Comment réactive-t-on les liens qui ont été tissés au cours du travail ? À ce niveau, le travail de l’opérateur culturel est effectivement important, car les artistes sont présents sur un temps long, depuis 2007 donc dans le cas que je cite, et l’opérateur culturel doit imaginer d’autres pistes, en collaboration avec les artistes, pour continuer à faire vivre le projet. Par exemple, une fois que la carte postale sonore a été produite, nous avions imaginé de retourner dans les réseaux de bistrots de pays, pour faire une présentation / restitution, avec exposition de photos, diffusion sonore et un repas. La seconde carte postale sonore portait sur les potages et potagers. Nous avons proposé aux artistes, outre cette carte postale sonore, d’imaginer une restitution sous forme d’installation, de spectacle, à jouer dans un jardin ouvrier. L’objet de la carte postale sonore était très focalisé sur la vie locale, et la restitution a permis de faire vivre le travail de ces artistes, et de sensibiliser à ce travail. On voit donc qu’il est important que des opérateurs fassent l’interface. Nous n’avons pas été confrontés par ailleurs, pour l’instant, à des nécessités de médiation en cas de conflit ou de relation compliquée.

2 Marc Pichelin, l’un des artistes de la compagnie Ouïe dire (http://www.compagnieouiedire.fr/) a témoigné lors d’une rencontre professionnelle dédiée aux projets artistes et culturels de territoire organisée en juin 2010 dont le compte rendu est en ligne sur le site de HorsLesMurs.

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Michaël Monin Tout à l’heure, nous avons beaucoup parlé d’isolement avec la compagnie KMK. Une chose nous a beaucoup aidés : se regrouper en Fédération régionale, ce qui permet de partager les expériences et les problèmes, et de réfléchir ensemble. L’enjeu des Fédérations régionales pour les aménagements de territoire à venir est, selon moi, crucial. Il faut que les artistes comprennent cet enjeu, l’importance de leur adhésion et de leur implication dans ce travail. Depuis quatre ans, j’ai rencontré de nombreux artistes qui ne comprennent pas et qui restent dans leur nébuleuse artistique. Pour l’instant, nous bénéficions de l’argent de l’État et du régime de l’intermittence, mais cela peut évoluer dans les années à venir. En particulier au niveau des arts de la rue, il y a de vraies opportunités de travail de démocratisation culturelle et d’aménagement du territoire. Les Fédérations régionales, en lien avec la Fédération nationale, sont un véritable enjeu.