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Le bonheur des tristes

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LE BONHEUR DES TRISTES

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IL A É T É T I R É D E C E T O U V R A G E

V I N G T E X E M P L A I R E S S U R A L F A

NUMÉROTÉS DE 1 A 20

© by Editions du Scorpion, 1963.

Tous droi t s de t raduct ion , adaptat ion, émission

et tous modes d 'ut i l isat ion, sont réservés pour tous pays

Page 4: Le bonheur des tristes

DENYSE NYS

LE B O N H E U R D E S T R I S T E S

R O M A N

COLLECTION ALTERNANCE Les Éditions du Scorpion

JEAN D'HALLUIN, ÉDITEUR — 1, RUE LOBINEAU, PARIS-6

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DU MEME AUTEUR :

Déjà paru :

ECRIT SUR LE SABLE

(Poèmes)

En préparation :

LE TROLL

(Contes et histoires étranges)

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« Contraste saisissant entre le réalisme cru

« de certaines pages, et l'extraordinaire poésie

« de certaines autres. Œuvre attachante, d'où

« se dégagent de profondes vérités humaines ».

(L. ROBERT, professeur et Homme de Lettres,

membre du jury des prix Antoine CHOLLIER et René FERNANDAT.)

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I

Quand M Léonie est venue me chercher, ce matin- là, il pleuvait comme vache qui pisse.

Je ne me souviens pas avoir jamais entendu son nom en entier ; elle s'appelait Léonie Quelque Chose ; mais tout le monde disait seulement : « M Léonie ». La première fois qu'on m'avait parlé d'elle, c'était au dispensaire Sainte-Ursule, quand j'apprenais à faire des piqûres. J'avais dit à la petite sœur Armande : « C'est bien joli d'apprendre à faire des piqûres ; mais je voudrais faire des gardes assez souvent ; c'est pas pour me distraire que je fais ça; j'ai besoin de tra- vailler... »

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Elle était jolie, la petite sœur Armande, sous son voile blanc ; et jeune ; avec des yeux gris très doux et un sourire à redonner du courage aux plus amo- chés ; en ville, elle portait un voile noir ; elle parais- sait alors encore plus douce, plus pâle ; pâle et douce, comme la statue de sainte Thérèse qui se tenait de- bout sur un socle toujours fleuri, au dispensaire.

Quand j'ai dit çà, la petite sœur Armande a déroulé son sourire, ce sourire qui réchauffait et dansait une lumière tendre jusqu'au fond de ses yeux :

— Chaque fois que je le pourrai, je vous ferai appe- ler, elle a répondu. « On me demande souvent des gardes qui n'ont pas de soins spéciaux à faire ; même pas de piqûres ; d'ailleurs vous les faites très bien, les piqûres. Venez encore quelques jours, si vous vou- lez, pour prendre de l'assurance ; mais si j'ai quelque chose, je peux déjà vous envoyer. »

C'est alors qu'une des trois stagiaires m'a parlé de M Léonie : « Allez la trouver. Elle en fait travailler beaucoup. Elle prend un pourcentage raisonnable : 4 %, je crois.

— Oui, c'est vrai », dit la sœur Armande ; « il y a M Léonie. Allez-y de ma part. Aux « Fournitures médicales », vous la trouverez. Rue Ménotti. Un im- meuble gris. Vous verrez une croix rouge grande comme une enseigne, au deuxième étage : c'est là.

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— M Léonie comment ?

— Vous demandez M Léonie ; c'est tout ; je ne sais pas son nom ; mais ça suffit ; tout le monde l'ap- pelle comme ça. »

J'ai remercié sœur Armande, et aussi la stagiaire. Quand je suis sortie du dispensaire, à midi, j'étais toute contente ; les choses s'annonçaient pas trop mal. Au déjeuner, j'ai repris deux fois du ragoût.

— Tu manges, aujourd'hui ? » il dit, Michel. — Oui, je mange. — Alors, tu t'y fais ? T'as plus la trouille ? — Oui, je m'y fais. Même que je vais voir M Léonie,

pour des gardes. — Qui c'est ça, M Léonie ? Alors, je raconte. — Quand tu y vas ? » il demande, Michel. — Le plus tôt possible. Demain matin. J'y passerai

avant d'aller au dispensaire...

La rue Ménotti n'était pas longue. J'ai vite repéré la croix rouge, au deuxième étage de l'immeuble gris. Quand je suis entrée, et que j'ai vu l'escalier en mar- bre blanc, et l'ascenseur, je me sentais moins en famille qu'au dispensaire ; ça faisait un bout de temps

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que je n'avais pas mis les pieds dans des maisons comme ça; surtout, je n'y étais jamais entrée pour demander du travail; ça m'a fait tout drôle; comme si on me pinçait dans la poitrine. J'ai pensé, tout de suite : « Si c'est là qu'elle crèche, M Léonie, ça doit être une faiseuse d'embarras ; elle va me chercher la petite bête, parce que je n'ai pas le diplôme... » Sœur Armande m'avait bien dit que ça ne faisait rien ; que M Léonie, justement, elle faisait travailler les femmes comme moi, en douce ; je ne me sentais quand même pas à l'aise. J'ai monté par l'escalier ; ça me donnait plus de temps, je me disais, pour me préparer une phrase d'entrée : « Je viens de la part de sœur Armande, du dispensaire Sainte-Ursule... » Quand j'ai appuyé sur le bouton de sonnette, ça m'a fait l'impression de recevoir une décharge électrique en plein cœur. J'ai deviné un pas, de l'autre côté de la porte. « Il y a un tapis », je me dis ; « le pas, il ne fait pas de bruit. Comment qu'elle va me recevoir ? »

Quand la grosse femme a ouvert la porte, j'ai pensé que c'était la femme de ménage. « M Léonie ?... » je demande. — « C'est moi », qu'elle fait. Je ne m'at- tendais pas à ça; mais ça m'a fait plaisir; du coup, mon cœur s'est desserré ; je n'avais plus peur du tout ; et quand elle m'a fait entrer dans son bureau, j'ai marché sur le tapis comme si mes pieds n'avaient

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jamais oublié ça, et je me suis assise dans le fauteuil de cuir à la façon d'une jolie madame qui ne vient pas chercher du travail. C'est pourtant pour ça que je venais ; mais ça se présentait plus facilement que je ne craignais.

— Je viens de la part de sœur Armande... » je com- mence.

Et j'expose ma petite affaire. Tout le temps que je parlais, M Léonie me regar-

dait. Moi aussi je la regardais ; elle avait une grosse figure rougeaude, avec des cheveux gris mal peignés, des mains boudinées, crevassées au bout des doigts ; elle portait une blouse de ménagère bleue ou grise, je ne sais plus, et ses pieds s'écrasaient dans des savates avachies.

« Je m'excuse », elle dit ; « je faisais des nettoyages. » (« Bon », j'ai pensé; « du moment qu'elle s'excuse,

c'est que je lui fais bonne impression... ») — C'est embêtant », elle reprend, « quand on n'a

jamais fait travailler quelqu'un ; vous comprenez, c'est une responsabilité ; y'en a tant qui se présentent comme infirmières, et puis quand on les envoie quel- que part, elles font les dégoûtées, ou bien elles ne savent rien faire... Déjà que j'ai pas le droit de faire ça ; je le fais en douce ; elle a dû vous le dire, sœur Armande ? Vous pensez, autrement, ce serait un bu-

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reau de placement, alors j'en finirais plus de payer des sommes et des sommes... J'aime mieux faire seu- lement les fournitures : les lits mécaniques, les fau- teuils roulants, enfin tout le matériel pour malades... Mais quand je peux rendre service, bien sûr...

(« Et votre pourcentage, aussi, ça vous rend service, à vous », je pensais.) Mais je l'écoutais, bien sagement ; et je faisais : « Bien sûr... Bien sûr... »

— Je ne suis pas infirmière, et je n'ai pas le diplôme », j'insiste. « Mais si je dis que je sais faire une chose, je sais la faire. Je sais très bien faire les piqûres. J'ai fait un stage à Sainte-Ursule pour ça. Même que c'est le docteur Moutiers qui m'avait fait un mot pour sœur Armande, pour l'autoriser à m'apprendre. Et si vous me donnez des malades à garder », je con- tinue, « je sais bien que je ne serai pas là pour enfiler des perles ; je m'en occuperai bien.

— Pour ça, je vous crois », elle répond, M Léonie. « Vous inspirez confiance. Et puis vous présentez bien. Y'a des familles où on aime ça, des gardes comme vous : sur qui on peut compter, qui présentent bien, qui puissent un peu distraire les malades ; souvent même elles aiment mieux une garde qu'une infirmière, parce que ce n'est pas le même prix. Vous connaissez les tarifs ?... Et vous feriez les nuits ?

— S'il faut...

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Bien sûr, ça ne m'emballait pas. Mais il ne s'agissait pas d'un travail régulier. Pour gagner la croûte, en principe, il y avait Michel. Moi, c'était pour mettre du beurre dans les épinards. Façon de parler : c'était plu- tôt pour payer le gaz, — la dernière facture dormait depuis deux mois... sûr qu'ils allaient venir couper... Ça ne ferait qu'une fois de plus... Tout de même, je n'aimais pas ça... — Et puis, pour me payer une paire de souliers : les miens se craquaient de partout comme des reines-claudes bien mûres... — et puis...

— Vous sauriez faire un goutte-à-goutte ? » elle demande, M Léonie.

Je sursaute :

— Qu'est-ce que c'est que ça ? — Bon. Voilà ce qu'il ne faut pas faire ! » elle gémit,

en faisant craquer les jointures de ses gros doigts. « Faut jamais poser ces questions-là ! Faut jamais dire : Qu'est-ce que c'est que ça ? quand vous ne savez pas. Vous devez toujours avoir l'air de savoir.

— Et si je ne sais vraiment pas ? » je me rebiffe. « Je peux quand même pas laisser crever un malade !

Elle se met à rigoler, M Léonie : — Allons ! Soyez pas comme ça ! Faut pas prendre

les choses trop à cœur. Si vous ne savez pas, vous faites semblant ; et puis, à la première occasion, vous apprenez ; à Sainte-Ursule, par exemple... Ah ! si vous

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avez l 'air inquiète c o m m e ça, ça m a r q u e mal, je vous préviens ! Toujours avoir de l 'assurance. E t puis, pas t rop de zèle ; su r tou t si vous fai tes les nui t s ; parce que vous ne t iendriez pas le coup : on fait les soins, puis on se m e t dans u n fauteui l e t on tâche de dor-

mir... Que diable ! vous paraissez intell igente ; alors, ne faites pas la naïve. Je suis sûre que vous pourrez t rès b ien vous débrouiller.

La sonner ie du té léphone se déclenche ; ça vrille dans tous les coins de la pièce.

— Une infirmière ? » elle fait, M Léonie, au télé- phone, avec un sour i re sucré comme u n rahat- lokoum. « Oui... Bon, je vais vous envoyer ça... Une costaude, oui... J 'en ai une qui fera bien l'affaire ; elle vient j u s t e de finir une garde à la cl inique « Le Soleil »...

Ah ! oui, ça aussi : ê t re costaude. Bien sûr, dans cer ta ins cas... Je m e tasse u n peu dans le g rand fau- teuil. E t r e costaude... Je n'y avais pas pensé... J 'ai u n e bonne pet i te santé ; régulière, quoi ! Mais de là à soulever des poids lourds...

Elle raccroche. Son sour i re à la gomme s'efface. — Bon », elle fait, en r e t rouvan t sa voix normale.

« Je crois qu 'on p o u r r a s ' a r ranger ensemble. Vous me plaisez. Y'a pas du travail tous les jours , p a r exemple ; même, pas t rop souvent.

— Pour le pourcentage. . . » je commence, bravement .

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— On vous a dit?... 5 %... c'est pas beaucoup. Je comprends la musique. J'aime pas les réticences.

Je préfère mettre les pieds dans le plat : — Ecoutez, M Léonie, faites-moi travailler ; je

vous donnerai votre 10 %, et n'en parlons plus. Elle proteste un peu ; pour la forme ; mais, tout

en protestant, elle ouvre un gros registre : — Donnez-moi votre adresse », elle fait. « C'est

loin ? — Rue Donatelli, au 12... M Hébert... avec un H...

Dominique Hébert... — Oh ! mais c'est tout près ! ça va. Parce que si

c'était pour vous chercher à l'autre bout de la ville... Alors, entendu : dès que je vois quelque chose, je passe vous prévenir. Vous connaissez les heures ? Huit heures à vingt heures pour le jour, vingt heures à huit heures pour la nuit. Pour le jour, le repas de midi en plus du tarif. Vous verrez, vous vous débrouil- lerez », elle répète, en m'accompagnant à la porte.

Elle ajoute, avant de tourner la poignée : — Ayez votre sac toujours prêt, avec une blouse

blanche, votre seringue, de l'éther, du coton hydro- phile ; parce que je viendrai quelquefois vous cher- cher à la dernière minute. Y'a des cas urgents... Autre chose : si vous me faites louer un lit mécanique, un fauteuil roulant, etc... vous aurez votre petite com-

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mission, comme de juste... Et je dois toujours savoir où vous êtes, quand vous avez une garde ; ça fait partie de nos petites conventions ; je ne vous demande pas de ne travailler que pour moi ; mais si un doc- teur vous appelle directement — ça arrive — ou bien si c'est sœur Armande qui vous envoie quelque part, vous devez me prévenir aussitôt.

— D'accord.

Elle referme la porte.

Je redescends par l'ascenseur. Dans la rue, je me sens toute légère... Je tiens le bon bout !

C'est deux jours après, tout juste, qu'elle est venue me chercher.

Il faisait un temps de cochon ; ça pissait le long des vitres, à ne pas mettre un chien dehors. Il ne pleut pas souvent, paraît-il, dans leur midi ; mais quand le soleil se met à fondre, alors il dégouline, c'est pas de la petite bière ; « c'est la saison des pluies... », qu'ils disent, les gens. Ce matin-là, la sai- son des pluies avait commencé depuis quatre jours ;

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mais pas encore si fort. D'ailleurs ce n'était pas la vraie, vu qu'on était au début de l'été.

J'étais levée depuis une demi-heure. Je regardais la pluie tomber, toute serrée, et je pensais : « Une veine que j'aie pas à sortir, ce matin ! » Juste à ce moment- là, il y a eu le coup de sonnette dans l'entrée. La demie de sept heures venait de tinter. Avec ce temps-là, je me demandais qui ça pouvait bien être ; fallait que ce soit pressé; s'il avait fait beau, j 'aurais pas ouvert la porte, parce que ça aurait pu être un créancier ; mais je ne pensais tout de même pas que le boucher ou le laitier se soient dérangés sous cette flotte pour une facture de deux ou trois cents francs.

Je n'ai pas reconnu tout de suite M Léonie : c'était plutôt un gros paquet tout ruissselant ; elle a sorti une main de dessous son imperméable, et m'a donné un petit papier blanc avec quelque chose écrit dessus :

— Je rentre pas, » elle dit, « pas le temps. C'est pour une garde. Faites vite ; déjà que vous n'y serez pas pour huit heures ; mais j'ai prévenu ; c'est pas de votre faute, on vient seulement de m'appeler. Vous avez l'adresse sur le papier. Prenez l'autobus n° 14.

Je restais là, pétrifiée, le papier entre les doigts. On aurait dit que tout se mettait à tourner.

— Vous n'aurez pas de soins spéciaux », elle expli- que vite, M Léonie ; « seulement des piqûres. Pour

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votre première garde, vous avez de la chance ; c'est chez des gens bien : une comtesse.

J'ai failli rigoler ; mais ça a duré un quart de se- conde, parce que l'affolement me gagnait, que j'en avais les jambes toutes flageolantes.

Déjà M Léonie déramboulait l'escalier. J'ai refermé la porte de l'entrée ; j'ai ouvert celle de la chambre. Michel roupillait. Je l'ai secoué. D'habitude il ne fallait jamais le réveiller brusquement, il détestait ça ; il avait le réveil plutôt hargneux ; mais ce jour-là, ce n'était pas d'habitude.

— Michel », je dis, tout de go, « M Léonie m'en- voie pour une garde. Je fais ma toilette en vitesse, et je file. Je serai là ce soir pour huit heures et demie.

Il écarquillait des yeux gros de sommeil, Michel. Une mèche de cheveux lui balayait le front. Par chance, il a saisi toute de suite ce que je disais, et aussi que c'était pas la peine de grogner, parce que je n'avais pas de temps à perdre ; même, il a été assez gentil :

— T'affole pas », il disait ; « n'oublie pas ta seringue. T'as pas à avoir la pétoche.

— J'ai pas la pétoche ! » j'ai répondu. Mais je tremblais, et c'était bien sûr pas de me

sentir à l'aise... — Tu verras, tout se passera bien », il faisait encore,

Michel.