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BIBEBOOK INCONNU(E) LE CAPITAINE FRACASSE

Le capitaine Fracasse - ac-reunion.fr...FRACASSE INCONNU(E) LE CAPITAINE FRACASSE 1863 Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-1492-9 BIBEBOOK …

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INCONNU(E)

LE CAPITAINEFRACASSE

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INCONNU(E)

LE CAPITAINEFRACASSE

1863

Un texte du domaine public.Une édition libre.

ISBN—978-2-8247-1492-9

BIBEBOOKwww.bibebook.com

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Credits

Sources :– G. Charpentier et Cie, 1889– Bibliothèque Électronique duébec

Ont contribué à cee édition :– Association de Promotion de l’Ecriture et de la Lecture

Fontes :– Philipp H. Poll– Christian Spremberg– Manfred Klein

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LicenceLe texte suivant est une œuvre du domaine public éditésous la licence Creatives Commons BY-SA

Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

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CHAPITRE I

Le château de la misère

S d’une de ces collines décharnées qui bossuent lesLandes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règnede Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gas-

cogne, et que les villageois décorent du nom de château.Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles

d’un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément en-taillées trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis réduit à l’étatde sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspectassez féodal, avec leurs échauguees en poivrière et leurs girouees àqueue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l’une des tourstranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierredéjà vieille à cee époque.

Le voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinant ses faîtagespointus sur le ciel, au-dessus des genêts et des bruyères, l’eût jugé une de-meure convenable pour un hobereau de province ; mais, en approchant,

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

son avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à l’habitations’était réduit, par l’envahissement de la mousse et des végétations para-sites, à un étroit sentier blanc semblable à un galon terni sur un man-teau râpé. Deux ornières remplies d’eau de pluie et habitées par des gre-nouilles témoignaient qu’anciennement des voitures avaient passé parlà ; mais la sécurité de ces batraciens montrait une longue possession etla certitude de n’être pas dérangés. – Sur la bande frayée à travers lesmauvaises herbes, et détrempée par une averse récente, on ne voyait au-cune empreinte de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargéesde gouelees brillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées depuislongtemps.

De larges plaques de lèpre jaunemarbraient les tuiles brunies et désor-données des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par place ; larouille empêchait de tourner les girouees, qui indiquaient toutes unvent différent ; les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjetéet fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours ; sur lesdouze fenêtres de la façade, il y en avait huit barrées par des planches ; lesdeux autres montraient des vitres bouillonnées, tremblant, à la moindrepression de la bise, dans leur réseau de plomb. Entre ces fenêtres, le crépi,tombé par écailles comme les squames d’une peau malade, meait à nudes briques disjointes, des mœllons effrités aux pernicieuses influencesde la lune ; la porte, encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosi-tés régulières indiquaient une ancienne ornementation émoussée par letemps et l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus habilehéraut d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les lambrequinsse contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions decontinuité. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelquesrestes de peinture sang de bœuf et semblaient rougir de leur état de dé-labrement ; des clous à tête de diamant contenaient leurs ais fendillés etformaient des symétries interrompues çà et là. Un seul baant s’ouvrait etsuffisait à la circulation des hôtes évidemment peu nombreux du castel, etcontre le jambage de la porte s’appuyait une roue démantelée et tombanten javelle, dernier débris d’un carrosse défunt sous le règne précédent.Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et les anglesdes fenêtres, et, sans un mince filet de fumée qui sortait d’un tuyau de

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons queles écoliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pucroire le logis inhabité : maigre devait être la cuisine qui se préparait àce foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus épais.C’était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourantsdont l’existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle.

En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédait pas sansprotester et tournait avec une évidente mauvaise humeur sur ses gondsoxydés et criards, on se trouvait sous une espèce de voûte ogivale plusancienne que le reste du logis, et divisée par quatre boudins de granitbleuâtre se rencontrant à leur point d’intersection à une pierre en saillieoù se revoyaient, un peumoins dégradées, les armoiries sculptées à l’exté-rieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose d’analogue,car l’ombre de la voûte ne permeait pas de les bien distinguer. Dans lemur étaient scellés des éteignoirs en tôle noircis par les torches, et desanneaux de fer où s’aachaient autrefois les chevaux des visiteurs, évé-nement bien rare aujourd’hui, à en croire la poussière qui les souillait.

De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisantaux appartements du rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu ja-dis servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue etfroide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs parles pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombésdes corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la folle avoine et la ciguë, etles pavés étaient encadrés d’herbe verte.

Au fond, une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornés de boulessurmontées de pointes menait à un jardin situé en contrebas de la cour.Les marches rompues et disjointes faisaient bascule sous le pied ou n’é-taient retenues que par les filaments des mousses et des plantes parié-taires ; sur l’appui de la terrasse avaient crû des joubarbes, des ravenelleset des artichauts sauvages.

ant au jardin lui-même, il retournait doucement à l’état de hallierou de forêt vierge. À l’exception d’un carré où se pommelaient quelqueschoux aux feuilles veinées et vert-de-grisées, et qu’étoilaient des soleilsd’or au cœur noir, dont la présence témoignait d’une sorte de culture,la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et en effaçait les

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer à faire disparaître.Les arbres non taillés projetaient en tous sens des branches gour-

mandes. Les buis, destinés à marquer le dessin des bordures et des allées,étaient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis de longuesannées. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard et sedéveloppaient avec cee robustesse vivace, particulière aux mauvaisesherbes, à la place qu’avaient occupée les jolies fleurs et les plantes rares.Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient d’un bord à l’autre des sen-tiers et vous accrochaient au passage pour vous empêcher d’aller plusloin et vous dérober ce mystère de tristesse et de désolation. La solituden’aime pas être surprise en déshabillé et sème autour d’elle toutes sortesd’obstacles.

Pourtant, si l’on eût persisté, sans redouter les égratignures des brous-sailles et les soufflets des branches, à suivre jusqu’au bout l’antique alléedevenue plus obstruée et plus touffue qu’une sente dans les bois, on seraitarrivé à une espèce de niche de rocaille figurant un antre rustique. Auxplantes semées jadis entre l’interstice des roches, telles qu’iris, glaïeuls,lierre noir, il s’en était ajouté d’autres, persicaires, scolopendres, lam-bruches sauvages qui pendaient comme des barbes, et voilaient à demiune statue de marbre représentant une divinité mythologique, Flore ouPomone, laquelle avait dû être fort galante en son temps et faire honneurà l’ouvrier, mais qui était camarde comme la Mort, ayant le nez cassé.La pauvre déesse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs, des champi-gnons moisis et d’aspect vénéneux ; elle-même semblait avoir été empoi-sonnée, car des taches de mousse brune tigraient son corps jadis si blanc.À ses pieds croupissait, sous une couche verte de lentilles d’eau dans uneconque de pierre, une flaque brune, résidu des pluies ; car le mufle de lion,qu’on pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’enrecevant pas des conduits bouchés ou détruits.

Ce cabinet grotesque, comme on disait alors, témoignait, tout ruinéqu’il était, d’une certaine aisance disparue et du goût pour les arts desanciens possesseurs du castel. Convenablement décrassée et restaurée, lastatue eût laissé voir le style florentin de la Renaissance à la manière dessculpteurs italiens venus en France à la suite de maître Roux ou du Pri-matice, époque probable des splendeurs de la famille maintenant déchue.

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

La groe s’appuyait à une muraille verdie et salpêtrée, où s’entre-croisaient encore des restes de treillages rompus, et destinés sans douteà masquer les parois du mur, lors de sa construction, sous un rideau deplantes grimpantes et feuillues. Cee muraille, à peine visible à traversles frondaisons désordonnées des arbres démesurément grandis, fermaitle jardin de ce côté. Au-delà s’étendait la lande avec son horizon triste etbas, pommelé de bruyères.

En revenant vers le castel, on apercevait la façade opposée plus rava-gée et plus dégradée que celle qui vient d’être décrite, les derniers maîtresayant tâché de garder aumoins l’apparence, et concentré leurs faibles res-sources sur ce côté.

Dans l’écurie, où vingt chevaux eussent pu tenir à l’aise, un maigrebidet, dont la croupe saillait en protubérances osseuses, tirait d’un râteliervide quelques brins de paille du bout de ses dents jaunes et déchaussées, etde temps en temps tournait vers la porte un œil enchâssé dans une orbiteau fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas trouvé le plus lé-ger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien unique, floant dans sapeau trop large où ses muscles détendus se dessinaient en lignes flasques,sommeillait le museau posé sur l’oreiller peu rembourré de ses paes ;il paraissait tellement habitué à la solitude du lieu qu’il avait renoncé àtoute surveillance, et ne s’inquiétait point comme les chiens, même as-soupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait entendre.

Lorsqu’on voulait pénétrer dans l’habitation, on rencontrait un énormeescalier à rampe de bois taillée en balustre. Cet escalier n’avait que deuxpaliers, le logis ne renfermant pas plus de deux étages. – Il était en pierrejusqu’au premier, en briques et en bois à partir de là. Sur les murs, desgrisailles dévorées par l’humidité semblaient avoir voulu simuler le reliefd’une architecture richement ornée, avec les ressources du clair-obscur etde la perspective. On y devinait encore une suite d’Hercules terminés engaine supportant une corniche àmodillons d’où partait, en s’arrondissant,un berceau de feuillages festonnés de pampres laissant apercevoir un cielpassé de couleur et géographié d’îles inconnues par l’infiltration des eauxde la pluie. Entre les Hercules, dans des niches peintes, se pavanaient desbustes d’empereurs romains et autres personnages illustres de l’histoire ;mais tout cela si vague, si fané, si détruit, si disparu que c’était plutôt le

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

spectre d’une peinture qu’une peinture réelle, et qu’il en faudrait parleravec des ombres de mots, les vocables ordinaires étant trop substantielspour cela. Les échos de cee cage vide semblaient tout étonnés de répéterle bruit d’un pas.

Une porte verte, dont la serge avait jauni et n’était plus retenue quepar quelques clous dédorés, donnait passage dans une pièce qui avait puservir de salle àmanger aux temps fabuleux où l’onmangeait dans ce logisdésert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux compartiments rayésde soliveaux apparents dont l’interstice avait été revêtu autrefois d’unecouche de couleur bleue effacée par la poussière et les toiles d’araignéeque la tête de loup n’allait jamais troubler à cee hauteur. Au-dessus de lacheminée de forme antique, un massacre de cerf dix cors épanouissait sonbois, et le long desmurailles grimaçaient sur les toiles rembrunies des por-traits enfumés représentant des capitaines cuirassés ayant leur casque àcôté d’eux ou tenu par un page, et fixant sur vous des yeux profondémentnoirs seuls vivants dans leurs figures mortes ; des seigneurs en simarre develours, la tête posée sur des rotondes roides d’empois comme des chefsde saint Jean-Baptiste sur des plats d’argent ; des douairières en costumeà la vieille mode, effrayantes de lividité et prenant, par la décompositiondes couleurs, des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Cespeintures, faites par des barbouilleurs de province, prenaient de la barba-rie même du travail un aspect hétéroclite et formidable. elques-unesétaient sans cadre ; d’autres avaient des bordures d’un or terni et rougi.Toutes portaient à leur angle le blason de la famille et l’âge du personnagereprésenté ; mais, que le chiffre fût bas ou élevé, il n’existait pas une dif-férence bien appréciable entre ces têtes aux lumières jaunes, aux ombrescarbonisées, enfumées de vernis et saupoudrées de poussière ; deux outrois de ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure pré-sentaient des tons de cadavre en décomposition, et prouvaient, de la partdu dernier descendant de ces hommes de race et d’épée, une indifférencecomplète à l’endroit des effigies de ses nobles aïeux. Le soir, cee gale-rie muee et immobile devait se transformer, aux reflets incertains deslampes, en une file de fantômes terrifiants et ridicules à la fois.

Rien n’est plus triste que ces portraits oubliés dans ces chambres dé-sertes ; reproductions à demi effacées elles-mêmes de formes depuis long-

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

temps dissoutes sous terre.Tels qu’ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes bien appro-

priés à la solitude désolée du logis. Des habitants réels eussent paru tropvivants pour cee maison morte.

Aumilieu de la salle figurait une table en poirier noirci, aux pieds tour-nés en spirales comme des colonnes salomoniques, que les tarets avaientpiquée de milliers de trous sans être troublés dans leur travail silencieux.Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu tracer des caractères, encouvrait la surface, et montrait qu’on n’y meait pas souvent le couvert.

Deux dressoirs ou crédences de même matière, ornés de quelquessculptures et probablement achetés en même temps que la table à desépoques plus heureuses, se faisaient pendants d’un côté de la salle àl’autre ; des faïences égueulées, des verreries disparates et deux ou troisrustiques figurines de Bernard Palissy représentant des anguilles, despoissons, des crabes et des coquillages émaillés sur un fond de verdure,garnissaient misérablement le vide des planches.

Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis être in-carnadin, mais que les années et l’usage rendaient d’un roux pisseux, lais-saient échapper leur bourre par les déchirures de l’étoffe et boitaient surdes pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards éclopés s’enretournant chez eux après la bataille. À moins d’être un esprit, il n’eûtpoint été prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces sièges ne servaientque lorsque le conciliabule des ancêtres sortis de leurs cadres venaientprendre place à la table inoccupée, et devant un souper imaginaire cau-saient entre eux de la décadence de la famille pendant les longues nuitsd’hiver si favorables aux agapes de spectres.

De cee salle on pénétrait dans une autre un peu moins grande. Unede ces tapisseries de Flandre appelées « verdures » garnissait les mu-railles. e ce mot tapisserie n’éveille en votre imagination aucune idéede luxe inopportun. Celle-ci était usée, élimée, passée de ton ; les lés dé-cousus faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et laforce de l’habitude. Les arbres décolorés étaient jaunes d’un côté et bleusde l’autre. Le héron, debout sur une pae au milieu des roseaux, avaitconsidérablement souffert des mites. La ferme flamande, avec son puitsfestonné de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la figure bla-

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

farde du chasseur à la poursuite des halbrans, la bouche rouge et l’œilnoir, apparemment d’un meilleur teint que les autres nuances, avaientseuls conservé le coloris primitif, comme un cadavre à la pâleur de ciredont on a vermillonné la bouche et ravivé les sourcils. L’air jouait entre lemur et le tissu détendu et lui imprimait des ondulations suspectes. Ham-let, prince de Danemark, s’il eût causé dans cee chambre, eût tiré sonépée et piqué Polonius derrière la tapisserie en criant : un rat ! Mille petitsbruits, imperceptibles chuchotements de la solitude, qui rendent le silenceplus sensible, inquiétaient l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pourpénétrer jusque-là. Les souris grignotaient faméliquement quelques boutsde laine à l’envers de la basse lisse. Les vers râpaient le bois des poutresavec un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort frappait l’heure surles panneaux des boiseries.

elquefois un ais de meuble craquait inopinément, comme si la so-litude ennuyée étirait ses jointures, et vous causait, malgré vous, un tres-saillement nerveux. Un lit à colonnes en quenouille, fermé par des rideauxde brocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramages verts et blancs seconfondaient dans unemême teinte jaunâtre, occupait un coin de la pièce,et l’on n’eût osé en relever les pentes de peur d’y trouver dans l’ombrequelque larve accroupie ou quelque forme roide dessinant, sous la blan-cheur du drap, un nez pointu, des pommees osseuses, des mains jointeset des pieds placés comme ceux des statues allongées sur des tombeaux ;tant les choses faites pour l’homme et d’où l’homme est absent prennentvite un air surnaturel ! On eût pu supposer aussi qu’une jeune princesseenchantée y reposait d’un sommeil séculaire comme la Belle au bois dor-mant, mais les plis avaient une rigidité trop sinistre et trop mystérieusepour cela et s’opposaient à toute idée galante.

Une table en bois noir avec les incrustations de cuivre qui se déta-chaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coulé, las de nepas refléter de figure humaine, un fauteuil de tapisserie au petit point,ouvrage de patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule, mais quine laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les soies et leslaines déteintes, complétaient l’ameublement de cee chambre, à la ri-gueur habitable pour un homme qui n’eût craint ni les esprits ni les reve-nants.

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

Ces deux pièces répondaient aux deux fenêtres non condamnées de lafaçade. Un jour blême et verdâtre y descendait à travers les vitres dépoliesdont le dernier neoyage remontait bien à cent ans et qui semblaient éta-mées en dehors. De grands rideaux, fripés dans leurs cassures et qui se se-raient déchirés si on eût voulu les faire glisser sur leurs tringles dévoréesde rouille, diminuaient encore cee lumière de crépuscule et ajoutaient àla mélancolie du lieu.

En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cee dernière chambre,on tombait en pleines ténèbres, on abordait le vide, l’obscur et l’inconnu.Peu à peu, cependant, l’œil s’habituait à cee ombre traversée de quelquesjets livides filtrant à travers les jointures des planches qui bouchaientles fenêtres, et découvrait confusément une enfilade de chambres déla-brées, au parquet disjoint semé de vitres brisées, aux murailles nues ouà demi couvertes de quelques lambeaux de tapisserie effrangée, aux pla-fonds laissant paraître les laes et passer l’eau du ciel, admirablement dis-posés pour les sanhédrins de rats et les états généraux de chauves-souris.En quelques endroits, il n’eût pas été sûr de s’avancer, car le plancher on-dulait et pliait sous le pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans ceeébaïde d’ombre, de poussière et de toiles d’araignée. Dès le seuil, uneodeur de relent, un parfum de moisissure et d’abandon, le froid humideet noir particulier aux lieux sombres vous montaient aux narines commelorsqu’on lève la pierre d’un caveau et qu’on se penche sur son obscu-rité glaciale. En effet, c’était le cadavre du passé qui tombait lentementen poudre dans ces salles où le présent ne meait pas le pied, c’étaientles années endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toilesgrises des encoignures.

Au-dessus, dans les greniers, gîtaient, pendant le jour, les hiboux, leschouees et les choucas avec leurs oreilles de plume, leurs têtes de chatet leurs rondes prunelles phosphorescentes. Le toit effondré en vingt en-droits laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi à l’aiselà que dans les ruines de Montlhéry ou du château Gaillard. Chaque soir,l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en poussant des clameurs quieussent ému les superstitieux pour aller chercher au loin une nourriturequ’il n’eût pas trouvée dans cee tour de la faim.

Les pièces du rez-de-chaussée ne contenaient rien qu’une demi-

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

douzaine de boes de paille, des râpes de maïs et quelques menus ins-truments de jardinage. Dans l’une d’elles se voyait une paillasse gonfléede feuilles sèches de blé de Turquie, avec une couverture de laine bise quiparaissait être le lit de l’unique valet du manoir.

Comme le lecteur doit être las de cee promenade à travers la soli-tude, la misère et l’abandon, menons-le à la seule pièce un peu vivantedu château désert, à la cuisine, dont la cheminée envoyait au ciel ce légernuage blanchâtre mentionné dans la description extérieure du castel.

Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée,et de temps en temps aeignait le fond d’un coquemar de fonte penduà la crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l’ombre unepaillee rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles aachées au mur.Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans faire decoude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et faisait paraîtrele feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme même semblaitgelée. Sans la précaution du couvercle il eût plu dans lamarmite, et l’orageeût allongé le bouillon.

L’eau lentement échauffée avait fini par se mere à gronder, et le co-quemar râlait dans le silence comme une personne asthmatique : quelquesfeuilles de chou, débordant avec l’écume, indiquaient que la portion culti-vée du jardin avait été prise à contribution pour ce brouet plus que spar-tiate.

Un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d’usage etdont le poil tombé laissait voir par places la peau bleuâtre, était assis surson derrière aussi près du feu que cela était possible sans se griller lesmoustaches, et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversées d’unepupille en forme d’I avec un air de surveillance intéressée. Ses oreillesavaient été coupées au ras de la tête et sa queue au ras de l’échine, cequi lui donnait la mine de ces chimères japonaises qu’on place dans lescabinets parmi les autres curiosités, ou bien encore de ces animaux fan-tastiques à qui les sorcières, allant au sabbat, confient le soin d’écumer lechaudron où bouillent leurs philtres.

Ce chat tout seul, dans cee cuisine, semblait faire la soupe pour lui-même, et c’était sans doute lui qui avait disposé sur la table de chêne uneassiee à bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain, fourbi sans doute

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Le capitaine Fracasse Chapitre I

avec ses griffes tant il était rayé, et un pot de grès sur les flancs duquel sedessinaient grossièrement, en traits bleus, les armoiries du porche, de laclef de voûte et des portraits.

i devait s’asseoir à ce modeste couvert apporté dans ce manoir sanshabitants ? Peut-être l’esprit familier de lamaison, le genius loci, le Koboldfidèle au logis adopté ; et le chat noir à l’œil si profondément mystérieuxaendait sa venue pour le servir la serviee sur la pae.

La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile à son poste,comme une sentinelle qu’on a oublié de relever. Enfin un pas se fit en-tendre, pas lourd et pesant, celui d’une personne âgée ; une petite touxpréalable résonna, le loquet de la porte grinça, et un bonhomme, moitiépaysan moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine.

À l’apparition du nouveau venu, le chat noir, qui semblait lié de longuedate avec lui, quia les cendres de l’âtre et se vint froer amicalementcontre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et refermant ses griffes, enfaisant sortir de sa gorge ce murmure enroué qui est le plus haut signe desatisfaction chez la race féline.

« Bien, bien, Béelzébuth, dit le vieillard en se courbant pour passerà deux ou trois reprises sa main calleuse sur le dos pelé du chat, afin den’être pas en reste de politesse avec un animal ; je sais que tu m’aimes,et nous sommes assez seuls ici, mon pauvre maître et moi, pour n’êtrepas insensibles aux caresses d’une bête dénuée d’âme, mais qui pourtantsemble vous comprendre. »

Ces mutuelles politesses achevées, le chat se mit à marcher devantl’homme en le guidant du côté de la cheminée, comme pour lui remere ladirection de la marmite, qu’il regardait d’un air de convoitise famélique leplus aendrissant dumonde, car Béelzébuth commençait à vieillir, il avaitl’oreille moins fine, l’œil moins perçant, la pae moins leste qu’autrefois,et les ressources que lui offrait jadis la chasse aux oiseaux et aux sourisdiminuaient sensiblement ; aussi ne quiait-il pas de la prunelle ce ragoûtdont il espérait avoir sa part et qui lui faisait se pourlécher les babines paranticipation.

Pierre, c’était le nom du vieux serviteur, prit une poignée de bour-rées, la jeta sur le feu à demi mort ; les brindilles craquèrent et se tor-dirent, et bientôt la flamme, poussant un flot de fumée, se dégagea vive et

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claire au milieu d’une joyeuse mousqueterie d’étincelles. On eût dit queles salamandres prenaient leurs ébats et dansaient des sarabandes dansles flammes. Un pauvre grillon pulmonique, tout réjoui de cee chaleuret de cee clarté, essaya même de bare la mesure avec sa timbale, maisil n’y put parvenir et ne produisit qu’un son enroué.

Pierre s’assit sous le manteau de la cheminée, festonnée d’un vieuxlambrequin de serge verte découpé à dents de loup et tout jauni par lafumée, sur un escabeau de bois, ayant Béelzébuth à côté de lui.

Le reflet du feu éclairait sa figure, que les années, le soleil, le grandair et les intempéries des saisons avaient boucanée pour ainsi dire et ren-due plus foncée que celle d’un Indien caraïbe ; quelques mèches de che-veux blancs, s’échappant de son béret bleu et plaquées sur les tempes,faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint basané ; des sour-cils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige. Comme les gens de larace basque, il avait la figure allongée et le nez en bec d’oiseau de proie. Degrandes rides perpendiculaires et semblables à des coups de sabre sillon-naient ses joues de haut en bas.

Une sorte de livrée aux galons déteints, et d’une couleur qu’un peintrede profession aurait eu de la peine à définir, recouvrait à demi sa veste dechamois miroitée et noircie par endroits au froement de la cuirasse, cequi produisait sur le fond jaune de la peau des teintes comme celles quiverdissent au ventre d’une perdrix faisandée ; car Pierre avait été soldat,et quelques restes de son harnais militaire étaient utilisés dans sa toi-lee civile. Ses grègues demi-larges laissaient voir la trame et la chaîned’une étoffe aussi claire qu’un canevas à broder, et il eût été impossiblede savoir si elles avaient été en drap, en ratine ou en serge. Toute villositéavait disparu dès longtemps de ces culoes chauves ; jamais menton d’eu-nuque ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et faites par unemainplus habituée à tenir l’épée que l’aiguille, fortifiaient les endroits faibles,et témoignaient du soin qu’apportait le possesseur de ce vêtement à enpousser la longévité jusqu’aux dernières limites. Pareilles à Nestor, cesgrègues séculaires avaient vécu trois âges d’homme. De fortes probabili-tés portent à croire qu’elles avaient été rouges, mais ce point importantn’est pas absolument prouvé.

Des semelles de corde raachées par des lacets bleus à un bas de laine

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dont le pied était coupé servaient de chaussures à Pierre et rappelaientles alpargatas espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute étéchoisis comme plus économiques que le soulier à bouffee ou la boe àpont-levis ; car une stricte, froide et propre pauvreté se trahissait dans lesmoindres détails de l’ajustement du bonhomme et jusque dans sa posed’une résignation morne. Le dos appuyé au pan intérieur de la cheminée,il avait croisé au-dessus de son genou ses grosses mains rougies de tonsviolacés comme des feuilles de vigne à la fin de l’automne, et faisait unpendant immobile au chat. Béelzébuth, accroupi dans la cendre, en facede lui, d’un air famélique et piteux, suivait avec une aention profondele bouillonnement asthmatique de la marmite.

« Le jeune maître tarde bien à venir aujourd’hui, murmura Pierre,en voyant à travers les vitres enfumées et jaunes de l’unique fenêtre quiéclairât la cuisine diminuer et s’éteindre la dernière barre lumineuse ducouchant au bord d’un ciel rayé de nuages lourds et gros de pluie. elplaisir peut-il trouver à se promener seul ainsi dans les landes ? Il estvrai que ce château est si triste qu’on ne saurait s’ennuyer davantageailleurs. »

Un aboi joyeusement enroué se fit entendre ; le cheval frappa du pieddans son écurie et fit grincer sur le bord de samangeoire la chaîne qui l’at-tachait ; le chat noir interrompit le bout de toilee qu’il faisait en passantsa pae humectée préalablement de salive sur ses bajoues et au-dessusde ses oreilles écourtées, et fit quelques pas vers la porte en animal affec-tueux et poli qui connaît ses devoirs et s’y conforme.

Le baant s’ouvrit ; Pierre se leva, ôta respectueusement son béret, etle nouveau venu fit son apparition dans la salle, précédé du vieux chiendont nous avons déjà parlé, et qui essayait une gambade et retombaitlourdement, appesanti par l’âge. Béelzébuth ne témoignait pas à Mirautl’antipathie que ses pareils professent d’ordinaire pour la gent canine. Ille regardait au contraire fort amicalement, en roulant ses prunelles verteset en faisant le gros dos. On voyait qu’ils se connaissaient de longue mainet se tenaient souvent compagnie dans la solitude du château.

Le baron de Sigognac, car c’était bien le seigneur de ce castel déman-telé qui venait d’entrer dans la cuisine, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eût aribué

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peut-être davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le sentiment del’impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la gaieté de ses traits ettomber cee fleur printanière qui veloute les jeunes visages. Des auréolesde bistre cerclaient déjà ses yeux meurtris, et ses joues creuses accusaientassez fortement la saillie des pommees ; ses moustaches, au lieu de seretrousser gaillardement en crocs, portaient la pointe basse et semblaientpleurer auprès de sa bouche triste ; ses cheveux, négligemment peignés,pendaient par mèches noires au long de sa face pâle avec une absencede coqueerie rare dans un jeune homme qui eût pu passer pour beau,et montraient une renonciation absolue à toute idée de plaire. L’habituded’un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux à une physio-nomie qu’un peu de bonheur eût rendue charmante, et la résolution natu-relle à cet âge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilementcombaue.

oique agile et d’une constitution plutôt robuste que faible, le jeunebaron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu’un qui adonné sa démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa conte-nance inerte, et l’on voyait qu’il lui était parfaitement égal d’être ici oulà, parti ou revenu.

Sa tête était coiffée d’un vieux feutre grisâtre, tout bossué et toutrompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu’aux sourcils et le for-çait, pour y voir, à relever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaientressembler à une arête de poisson, s’adaptait au chapeau, avec l’inten-tion visible d’y figurer un panache, et retombait flasquement par derrièrecomme honteuse d’elle-même. Un col d’une guipure antique, dont tousles jours n’étaient pas dus à l’habileté de l’ouvrier et auquel la vétustéajoutait plus d’une découpure, se rabaait sur son justaucorps dont lesplis floants annonçaient qu’il avait été taillé pour un homme plus grandet plus gros que le fluet baron. Les manches de son pourpoint cachaientles mains comme les manches d’un froc, et il entrait jusqu’au ventre dansses boes à chaudron, ergotées d’un éperon de fer. Cee défroque hété-roclite était celle de feu son père, mort depuis quelques années, et dont ilachevait d’user les habits, déjà mûrs pour le fripier à l’époque du décès deleur premier possesseur. Ainsi accoutré de ces vêtements, peut-être fortà la mode au commencement de l’autre règne, le jeune baron avait l’air

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à la fois ridicule et touchant ; on l’eût pris pour son propre aïeul. oi-qu’il professât pour la mémoire de son père une vénération toute filialeet que souvent les larmes lui vinssent aux yeux en endossant ces chèresreliques, qui semblaient conserver dans leurs plis les gestes et les ai-tudes du vieux gentilhomme défunt, ce n’était pas précisément par goûtque le jeune Sigognac s’affublait de la garde-robe paternelle. Il ne possé-dait pas d’autres vêtements et avait été tout heureux de déterrer au fondd’une malle cee portion de son héritage. Ses habits d’adolescent étaientdevenus trop petits et trop étroits. Au moins il tenait à l’aise dans ceux deson père. Les paysans, habitués à les vénérer sur le dos du vieux baron,ne les trouvaient pas ridicules sur celui du fils, et ils les saluaient avec lamême déférence ; il n’apercevaient pas plus les déchirures du pourpointque les lézardes du château. Sigognac, tout pauvre qu’il fût, était toujoursà leurs yeux le seigneur, et la décadence de cee famille ne les frappaitpas comme elle eût fait les étrangers ; et c’était cependant un spectacle as-sez grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune baron dansses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son vieux chien,comme ce chevalier de la Mort de la gravure d’Albert Dürer.

Le baron s’assit en silence devant la petite table, après avoir répondud’un geste de main bienveillant au salut respectueux de Pierre.

Celui-ci détacha la marmite de la crémaillère, en versa le contenu surson pain taillé d’avance dans une écuelle de terre commune qu’il posadevant le baron ; c’était ce potage vulgaire qu’on mange encore en Gas-cogne, sous le nom de garbure ; puis il tira de l’armoire un bloc demiassontremblant sur une serviee saupoudrée de farine de maïs et l’apporta surla table avec la planchee qui la soutenait. Ce mets local avec la garburegraissée par un morceau de lard dérobé, sans doute, à l’appât d’une sou-ricière, vu son exiguïté, formait le frugal repas du baron, qui mangeaitd’un air distrait entre Miraut et Béelzébuth, tous deux en extase et le mu-seau en l’air de chaque côté de sa chaise, aendant qu’il tombât sur euxquelques miees du festin. De temps à autre le baron jetait à Miraut, quine laissait pas arriver le morceau à terre, une bouchée de pain à laquelleil avait fait toucher la tranche de lard pour lui donner au moins le parfumde la viande. La couenne échut au chat noir, dont la satisfaction se tra-duisit par des grondements sourds et une pae étendue en avant, toutes

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griffes dehors, comme prête à défendre sa proie.Ce maigre régal terminé, le baron parut tomber dans des réflexions

douloureuses, ou tout au moins dans une distraction dont le sujet n’a-vait rien d’agréable. Miraut avait posé sa tête sur le genou de son maîtreet fixait sur lui des yeux voilés par l’âge d’une fleur bleuâtre, mais quesemblait vouloir percer une étincelle d’intelligence presque humaine. Oneût dit qu’il comprenait les pensées du baron et cherchait à lui témoignersa sympathie. Béelzébuth faisait ronfler son rouet aussi bruyamment queBerthe la filandière, et poussait de petits cris plaintifs pour airer vers luil’aention envolée du baron. Pierre se tenait debout à quelque distance,immobile comme ces longues et roides statues de granit qu’on voit auxporches des cathédrales, respectant la rêverie de son maître et aendantqu’il lui donnât quelque ordre.

Pendant ce temps la nuit s’était faite, et de grandes ombres s’entas-saient dans les recoins de la cuisine, comme des chauves-souris qui s’ac-crochent aux angles des murailles par les doigts de leurs ailes membra-neuses. Un reste de feu, qu’avivait la rafale engouffrée dans la cheminée,colorait de reflets bizarres le groupe réuni autour de la table avec unesorte d’intimité triste qui faisait ressortir encore la mélancolique solitudedu château. D’une famille jadis puissante et riche il ne restait qu’un reje-ton isolé, errant comme une ombre dans ce manoir peuplé par ses aïeux ;d’une livrée nombreuse il n’existait plus qu’un seul domestique, serviteurpar dévouement, qui ne pouvait être remplacé ; d’une meute de trentechiens courants il ne survivait qu’un chien unique, presque aveugle ettout gris de vieillesse, et un chat noir servait d’âme au logis désert.

Le baron fit signe à Pierre qu’il voulait se retirer. Pierre, se baissantau foyer, alluma un éclat de bois de pin enduit de résine, sorte de chan-delle économique qu’emploient les pauvres paysans, et se mit à précé-der le jeune seigneur ; Miraut et Béelzébuth se joignirent au cortège : lalueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les murailles de l’escalierles fresques pâlies et donnait une apparence de vie aux portraits enfumésde la salle à manger dont les yeux noirs et fixes semblaient un regard depitié douloureuse sur leur descendant.

Arrivé à la chambre à coucher fantastique que nous avons décrite, levieux serviteur alluma une petite lampe de cuivre à un bec dont la mèche

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se repliait dans l’huile comme un ténia dans l’esprit-de-vin à la montred’un apothicaire, et se retira suivi de Miraut. Béelzébuth, qui jouissait deses grandes entrées, s’installa sur un des fauteuils. Le baron s’affaissa surl’autre, accablé par la solitude, le désœuvrement et l’ennui.

Si la chambre avait l’air d’une chambre à revenants pendant le jour,c’était encore bien pis le soir à la clarté douteuse de la lampe. La tapisse-rie prenait des tons livides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre,devenait, ainsi éclairé, un être presque réel. Il ressemblait, avec son ar-quebuse en joue, à un assassin gueant sa victime, et ses lèvres rougesressortaient plus étrangement encore sur son visage pâle. On eût dit unebouche de vampire empourprée de sang.

La lampe saisie par l’atmosphère humide grésillait et jetait des lueursintermientes, le vent poussait des soupirs d’orgue à travers les cou-loirs, et des bruits effrayants et singuliers se faisaient entendre dans leschambres désertes.

Le temps était devenu mauvais, et de larges goues de pluie, pousséespar la rafale, tintaient sur les vitres secouées dans leurs mailles de plomb.elquefois le vitrage semblait près de ployer et de s’ouvrir, comme sil’on eût fait une pesée à l’extérieur. C’était le genou de la tempête quis’appuyait sur le frêle obstacle. Parfois, pour ajouter une note de plus àl’harmonie, un des hiboux nichés sous la toiture exhalait un piaulementsemblable au cri d’un enfant égorgé, ou, contrarié par la lumière, venaitheurter à la fenêtre avec un grand bruit d’ailes.

Le châtelain de ce triste manoir, habitué à ces lugubres symphonies,n’y faisait aucune aention. Béelzébuth seul, avec l’inquiétude naturelleaux animaux de son espèce, agitait à chaque bruit les racines de sesoreilles coupées et regardait fixement dans les angles obscurs, comme s’ily eût aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose d’invisible à l’œilhumain. Ce chat visionnaire, au nom et à la mine diaboliques, eût alarméun moins brave que le baron ; car il avait l’air de savoir bien des chosesapprises dans ses courses nocturnes, à travers les galetas et les chambresinhabitées du castel ; plus d’une fois il avait dû faire, au bout d’un corri-dor, des rencontres qui eussent blanchi les cheveux d’un homme.

Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliure ternie por-tait estampé l’écusson de sa famille, et se mit à en tourner les feuilles

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d’un doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient exactement les lignes, sapensée était ailleurs ou ne prenait qu’un intérêt médiocre aux odeleeset aux sonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles rimes et leursdoctes inventions renouvelés des Grecs. Bientôt il jeta le livre et se mità déboutonner son pourpoint lentement comme un homme qui n’a pasenvie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il ne sait que faireet veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil. Les grains de poussièretombent si tristement dans le sablier par une nuit noire et pluvieuse aufond d’un château ruiné qu’entoure un océan de bruyères, sans un seulêtre vivant à dix lieues à la ronde !

Le jeune baron, unique survivant de la famille Sigognac, avait, en effet,bien des motifs de mélancolie. Ses aïeux s’étaient ruinés de différentesmanières, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain désir de briller,en sorte que chaque génération avait légué à l’autre un patrimoine de plusen plus diminué.

Les fiefs, les métairies, les fermes et les terres qui relevaient du châ-teau s’étaient envolés pièce à pièce ; et le dernier Sigognac, après des ef-forts inouïs pour relever la fortune de la famille, efforts sans résultatsparce qu’il est trop tard pour boucher les voies d’eau d’un navire lors-qu’il sombre, n’avait laissé à son fils que ce castel lézardé et les quelquesarpents de terre stérile qui l’entouraient ; le reste avait dû être abandonnéaux créanciers et aux juifs.

La pauvreté avait donc bercé le jeune enfant de ses mains maigres,et ses lèvres s’étaient suspendues à une mamelle tarie. Privé tout jeunede sa mère morte de tristesse dans ce château délabré, en songeant à lamisère qui devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute carrière,il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins dont la jeu-nesse est entourée, même dans les familles les moins heureuses. La solli-citude de son père, qu’il regreait pourtant, ne s’était guère traduite quepar quelques coups de pied au derrière, ou l’ordre de lui donner le fouet.En ce moment, il s’ennuyait si fort qu’il eût été heureux de recevoir unede ces admonestations paternelles dont le souvenir lui faisait venir leslarmes aux yeux ; car un coup de pied de père à fils, c’est encore une re-lation humaine et, depuis quatre ans que le baron dormait allongé soussa dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il vivait au milieu d’une

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solitude profonde. Sa jeune fierté répugnait à paraître parmi la noblessede la province aux fêtes et aux chasses sans l’équipage convenable à saqualité.

’eût-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognac accoutré commeun gueux de l’Hostière ou comme un cueilleur de pommes du Perche ?Cee considération l’avait empêché d’aller offrir ses services comme do-mestique à quelque prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que lesSigognac étaient éteints, et l’oubli, qui pousse sur les morts encore plusvite que l’herbe, effaçait cee famille autrefois importante et riche, et bienpeu de personnes savaient qu’il existât encore un rejeton de cee raceamoindrie.

Depuis quelques instants, Béelzébuth paraissait inquiet, il levait la têtecomme s’il subodorait quelque chose d’inquiétant ; il se dressait contre lafenêtre et appuyait ses paes aux carreaux, cherchant à percer le noirsombre de la nuit rayé de hachures pressées de pluie ; son nez se fronçaitet s’agitait.

Un hurlement prolongé de Miraut s’élevant au milieu du silence vintbientôt confirmer la pantomime du chat ; il se passait décidément quelquechose d’insolite aux environs du castel, d’ordinaire si tranquille.

Miraut continuait d’aboyer avec toute l’énergie que lui permeait sonenrouement chronique. Le baron, pour être prêt à tout événement, rebou-tonna le pourpoint qu’il allait quier et se dressa sur ses pieds.

«’a doncMiraut, lui qui ronfle comme le chien des Sept-Dormants,sur la paille de sa niche, dès que le soleil est couché, pour faire un pareilvacarme ? Est-ce qu’un loup rôderait autour des murailles ? » dit le jeunehomme en ceignant une épée à lourde coquille de fer qu’il détacha dumur et dont il boucla le ceinturon à son dernier trou, car la bande de cuircoupée pour la taille du vieux baron eût fait deux fois le tour de celle dufils.

Trois coups frappés assez violemment à la porte du castel retentirentà intervalles mesurés et firent gémir les échos des chambres vides.

i pouvait à cee heure venir troubler la solitude du manoir et lesilence de la nuit ? el voyageur malavisé heurtait à cee porte qui nes’était pas ouverte depuis si longtemps pour un hôte, non par manque decourtoisie de la part du maître, mais par l’absence de visiteurs ?

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i demandait à être reçu dans cee auberge de la famine, dans ceecour plénière du Carême, dans cet hôtel de misère et de lésine ?

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CHAPITRE II

Le chariot de espis

S ’, protégeant sa lampe avec sa maincontre les courants d’air qui menaçaient de l’éteindre. Le reflet dela flamme pénétrait ses phalanges amincies et les teignait d’un

rouge diaphane, en sorte que, quoique ce fût la nuit et qu’il marchât suivid’un chat noir au lieu de précéder le soleil, il méritait l’épithète appliquéepar le bon Homère aux doigts de l’Aurore.

Il abaissa la barre de la porte, entrouvrit le baant mobile, et se trouvaen face d’un personnage au nez duquel il porta sa lampe. Éclairée par cerayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond d’ombre : uncrâne couleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie. Des che-veux gris plaqués aux tempes, un nez cardinalisé de purée septembrale,tout fleuri de bubelees, s’épanouissant en bulbe entre deux petits yeuxvairons recouverts de sourcils très épais et bizarrement noirs, des jouesflasques, martelées de tons vineux et traversées de fibrilles rouges, unebouche lippue d’ivrogne et de satyre, un menton à verrue où s’implan-

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Le capitaine Fracasse Chapitre II

taient quelques poils revêches et durs comme des crins de vergee com-posaient un ensemble de physionomie digne d’être sculptée en mascaronsous la corniche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle tempé-rait ce que ces traits pouvaient présenter de peu engageant au premiercoup d’œil. Les angles plissés des yeux et les commissures des lèvres re-montées vers les oreilles indiquaient d’ailleurs l’intention d’un souriregracieux. Cee tête de fantoche, servie sur une fraise de blancheur équi-voque, surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluaiten arc de cercle avec une affectation de politesse exagérée.

Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prévenant sur leslèvres du baron la question qui allait en jaillir, prit la parole d’un tonlégèrement emphatique et déclamatoire :

« Daignez m’excuser, noble châtelain, si je viens frapper moi-même àla poterne de votre forteresse sans me faire précéder d’un page ou d’unnain sonnant du cor, et cela à une heure avancée. Nécessité n’a pas de loiet force les gens du monde les plus polis à des barbarismes de conduite.

— e voulez-vous ? interrompit assez sèchement le baron ennuyépar le verbiage du vieux drôle.

— L’hospitalité pour moi et mes camarades, des princes et des prin-cesses, des Léandres et des Isabelles, des docteurs et des capitaines qui sepromènent de bourgs en villes sur le chariot de espis, lequel chariot,traîné par des bœufs à la manière antique, est maintenant embourbé àquelques pas de votre château.

— Si je comprends bien ce que vous dites, vous êtes des comédiens deprovince en tournée et vous avez dévié du droit chemin ?

— On ne saurait mieux élucider mes paroles, répondit l’acteur, et vousparlez de cire. Puis-je espérer que Votre Seigneurie m’accorde ma re-quête ?

—oique ma demeure soit assez délabrée et que je n’aie pas grand-chose à vous offrir, vous y serez toujours un peu moins mal qu’en pleinair par une pluie baante. »

Le Pédant, car tel paraissait être son emploi dans la troupe, s’inclinaen signe d’assentiment.

Pendant ce colloque, Pierre, éveillé par les abois de Miraut, s’était levéet avait rejoint son maître sous le porche. Mis au fait de ce qui se passait,

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Le capitaine Fracasse Chapitre II

il alluma une lanterne, et tous trois se dirigèrent vers la charree embour-bée.

Le Léandre et le Matamore poussaient à la roue, et le Roi piquait lesbœufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppées de leurs man-teaux, se désespéraient, geignaient et poussaient de petits cris. Ce renfortinaendu et surtout l’expérience de Pierre eurent bientôt fait franchir lemauvais pas au lourd chariot, qui, dirigé sur un terrain plus ferme, aei-gnit le château, passa sous la voûte ogivale et fut rangé dans la cour.

Les bœufs dételés allèrent prendre place à l’écurie à côté du bidetblanc ; les comédiennes sautèrent à bas de la charree faisant boufferleurs jupes fripées, et montèrent, guidées par Sigognac, dans la salle àmanger, la pièce la plus habitable de la maison. Pierre trouva au fond dubûcher un fagot et quelques brassées de broussailles qu’il jeta dans la che-minée et qui se mirent à flamber joyeusement. oiqu’on ne fût encorequ’au début de l’automne, un peu de feu était nécessaire pour sécher lesvêtements humides de ces dames ; d’ailleurs la nuit était fraîche et l’airsifflait par les boiseries disjointes de cee pièce inhabitée.

Les comédiens, bien qu’habitués par leur vie errante aux gîtes les plusdivers, regardaient avec étonnement cet étrange logis que les hommessemblaient avoir abandonné depuis longtemps aux esprits et qui faisaitnaître involontairement des idées d’histoires tragiques ; pourtant ils n’entémoignaient, en personnes bien élevées, ni terreur ni surprise.

« Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune baron, mon garde-manger ne renferme pas de quoi faire souper une souris. Je vis seul en cemanoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que je vous ledise, que la fortune n’habite pas céans.

— ’à cela ne tienne, répliqua le Pédant ; si, au théâtre, l’on noussert des poulets de carton et des bouteilles de bois tourné, nous nous pré-cautionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus substantiels. Ces viandescreuses et ces boissons imaginaires iraient mal à nos estomacs, et, en qua-lité de munitionnaire de la troupe, je tiens toujours en réserve quelquejambon de Bayonne, quelque pâté de venaison, quelque longe de veau deRivière, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux.

— Bien parlé, Pédant, exclama le Léandre ; va chercher les provisions,et, si ce seigneur le permet et daigne souper avec nous, dressons ici même

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Le capitaine Fracasse Chapitre II

la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et ces damesmeront le couvert. »

Au signe d’acquiescement que fit le baron tout étourdi de l’aventure,l’Isabelle et la donna Sérafina, assises toutes deux près de la cheminée,se levèrent et rangèrent les plats sur la table préalablement essuyée parPierre et recouverte d’une vieille nappe usée, mais blanche.

Le Pédant reparut bientôt portant un panier de chaque main, et plaçatriomphalement au milieu de la table une forteresse de pâté aux muraillesblondes et dorées, qui renfermait dans ses flancs une garnison de bec-figues et de perdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de six bouteilles,pour ouvrages avancés, qu’il fallait emporter avant de prendre la place.Une langue de bœuf fumée et une tranche de jambon complétèrent lasymétrie.

Béelzébuth, qui s’était perché sur le haut d’un buffet et suivait curieu-sement de l’œil ces préparatifs extraordinaires, tâchait de s’approprier, aumoins par l’odorat, toutes ces choses exquises étalées en abondance. Sonnez couleur de truffe aspirait profondément les émanations parfumées ;ses prunelles vertes jubilaient et scintillaient, une petite bave de convoi-tise argentait son menton. Il aurait bien voulu s’approcher de la table etprendre sa part de cee frairie à la Gargantua si en dehors des sobrié-tés érémitiques de la maison ; mais la vue de tous ces nouveaux visagesl’épouvantait et sa poltronnerie combaait sa gourmandise.

Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisamment rayonnante, le Ma-tamore était allé chercher dans la charree deux flambeaux de théâtre, enbois entouré de papier doré et munis chacun de plusieurs bougies, renfortqui produisit une illumination assez magnifique. Ces flambeaux, dont laforme rappelait celle du chandelier à sept branches de l’Écriture, se pla-çaient ordinairement sur l’autel de l’hyménée, au dénouement des piècesà machines, ou sur la table du festin, dans la Marianne de Mairet et l’Hé-rodiade de Tristan.

À leur clarté et à celle des bourrées flambantes, la chambremorte avaitrepris une espèce de vie. De faibles rougeurs coloraient les joues pâles desportraits, et si les douairières vertueuses, engoncées dans leurs collereeset roides sous leur vertugadin, prenaient un air pincé à l’aspect des jeunescomédiennes folâtrant dans ce grave manoir, en revanche, les guerriers

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et les chevaliers de Malte semblaient leur sourire du fond de leur cadre etse trouver heureux d’assister à pareille fête, à l’exception de deux ou troisvieilles moustaches grises boudant obstinément sous leur vernis jaune,et gardant, malgré tout, les mines rébarbatives dont le peintre les avaitdotées.

Un air plus tiède et plus vivace circulait dans cee vaste salle, où l’onne respirait habituellement que l’humidité moisie du sépulcre. Le déla-brement des meubles et des tentures était moins visible, et le spectre pâlede la misère semblait avoir abandonné le château pour quelques instants.

Sigognac, à qui cee surprise avait d’abord été désagréable, se laissaitaller à une sensation de bien-être inconnue. L’Isabelle, donna Sérafina,et même la soubree, lui troublaient doucement l’imagination et lui fai-saient l’effet plutôt de divinités descendues sur la terre que de simplesmortelles. C’étaient, en effet, de fort jolies femmes et qui eussent préoc-cupé de moins novices que notre jeune baron. Tout cela lui produisaitl’effet d’un rêve, et il craignait à tout moment de se réveiller.

Le baron donna la main à donna Sérafina, qu’il fit asseoir à sa droite.Isabelle prit place à gauche, la soubree se mit en face, la Duègne s’établità côté du Pédant, Léandre et le Matamore s’assirent où ils voulurent. Lejeunemaître du château put alors étudier tout à son aise les physionomiesde ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un plein relief. Sonexamen porta d’abord sur les femmes, dont il ne serait pas hors de proposde tirer ici un léger crayon, tandis que le Pédant pratique une brèche auxremparts du pâté.

La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, àqui l’habitude de jouer les grandes coquees avait donné l’air dumonde etautant de manège qu’à une dame de cour. Sa figure, d’un ovale un peu al-longé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleur de tête, sa boucherouge, dont la lèvre inférieure était coupée par une petite raie, commecelle d’Anne d’Autriche, et ressemblait à une cerise, lui composaient unephysionomie avenante et noble à laquelle contribuaient encore deux cas-cades de cheveux châtains descendant par ondes au long de ses joues,où l’animation et la chaleur avaient fait paraître de jolies couleurs roses.Deux longues mèches, appelées moustaches et nouées chacune par troisrosees de ruban noir, se détachaient capricieusement des crêpelures et

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en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des touches de vigueur quedonne un peintre au tableau qu’il termine. Son chapeau de feutre à bordrond, orné de plumes dont la dernière se contournait en panache sur lesépaules de la dame et les autres se recroquevillaient en bouillons, coif-fait cavalièrement la Sérafina ; un col d’homme rabau, garni d’un pointd’Alençon et noué d’une bouffee noire, de même que les moustaches,s’étalait sur une robe de velours vert à manches crevées, relevées d’ai-guillees et de brandebourgs, et dont l’ouverture laissait bouillonner lelinge ; une écharpe de soie blanche, posée en bandoulière, achevait dedonner à cee mise un air galant et décidé.

Ainsi aifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée et de Marphisetrès propre aux aventures et aux comédies de cape et d’épée. Sans doutetout cela n’était pas de la première fraîcheur, l’usage avait miroité parplaces le velours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée, les den-telles eussent paru rousses au grand jour ; les broderies de l’écharpe, àles regarder de près, rougissaient et trahissaient le clinquant ; plusieursaiguillees avaient perdu leurs ferrets, et la passementerie éraillée desbrandebourgs se défilait par endroits ; les plumes énervées baaient flas-quement sur les bords du feutre, les cheveux étaient un peu défrisés, etquelques fétus de paille, ramassés dans la charree, se mêlaient assez pau-vrement à leur opulence.

Ces petites misères de détail n’empêchaient pas donna Sérafina d’a-voir un port de reine sans royaume. Si son habit était fané, sa figure étaitfraîche, et, d’ailleurs, cee mise paraissait la plus éblouissante du mondeau jeune baron de Sigognac, peu habitué à de pareilles magnificences,et qui n’avait jamais vu que des paysannes vêtues d’une jupe de bure etd’une cape de callemande. Il était, du reste, trop occupé des yeux de labelle pour faire aention aux éraillures de son costume.

L’Isabelle était plus jeune que la donna Sérafina, ainsi que l’exigeaitson emploi d’ingénue ; elle ne poussait pas non plus aussi loin la braveriedu costume et se bornait à une élégante et bourgeoise simplicité, commeil convient à la fille de Cassandre. Elle avait le visage mignon, presqueenfantin encore, de beaux cheveux d’un châtain soyeux, l’œil voilé par delongs cils, la bouche en cœur et petite, et un air demodestie virginale, plusnaturel que feint. Un corsage de taffetas gris, agrémenté de velours noir et

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de jais, s’allongeait en pointe sur une jupe de même couleur ; une fraise,légèrement empesée, se dressait derrière sa jolie nuque où se tordaient depetites boucles de cheveux follets, et un fil de perles fausses entourait soncol ; quoique au premier abord elle airât moins l’œil que la Sérafina, ellele retenait plus longtemps. Si elle n’éblouissait pas, elle charmait, ce quia bien son avantage.

La soubree méritait en plein l’épithète de morena que les Espagnolsdonnent aux brunes. Sa peau se colorait de tons dorés et fauves commecelle d’une gitana. Ses cheveux drus et crespelés étaient d’un noir d’en-fer, et ses prunelles d’un brun jaune pétillaient d’une malice diabolique.Sa bouche, grande et d’un rouge vif, laissait luire par éclairs blancs unedenture qui eût fait honneur à un jeune loup. Du reste, elle était maigreet comme consumée d’ardeur et d’esprit, mais de cee maigreur jeune etbien portante qui ne fait point mal à voir. À coup sûr, elle devait être aussiexperte à recevoir et à remere un poulet à la ville qu’au théâtre ; mais elledevait bien compter sur ses charmes, la dame qui se servait d’une pareilleDariolee ! En passant par ses mains, plus d’une déclaration d’amour n’é-tait pas arrivée à son adresse, et le galant oublieux s’était aardé dansl’antichambre. C’était une de ces femmes que leurs compagnes trouventlaides, mais qui sont irrésistibles pour les hommes et semblent pétriesavec du sel, du piment et des cantharides, ce qui ne les empêche pas d’êtrefroides comme des usuriers lorsqu’il s’agit de leurs intérêts. Un costumefantasque, bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle, composait satoilee.

Dame Léonarde, la mère noble de la troupe, était vêtue tout de noircomme une duègne espagnole. Des coiffes d’étamine encadraient sa figuregrasse à plusieurs mentons, pâlie et comme usée par quarante ans de fard.Des tons d’ivoire jauni et de vieille cire blêmissaient son embonpoint mal-sain, venu plutôt de l’âge que de la santé. Ses yeux, sur lesquels descendaitune paupière molle, avaient une expression d’astuce, et faisaient commedeux taches noires dans sa figure blafarde.elques poils commençaientà obombrer les commissures de ses lèvres, quoiqu’elle les arrachât soi-gneusement avec des pinces. Le caractère féminin avait presque disparude cee figure, dans les rides de laquelle on eût retrouvé bien des his-toires, si l’on eût pris la peine de les y chercher. Comédienne depuis son

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enfance, dame Léonarde en savait long sur une carrière dont elle avaitsuccessivement rempli tous les emplois jusqu’à celui de duègne, acceptési difficilement par la coqueerie, toujours mal convaincue des ravagesdu temps. Léonarde avait du talent, et, toute vieille qu’elle était, savait sefaire applaudir, même à côté des jeunes et jolies, toutes surprises de voirles bravos s’adresser à cee sorcière.

Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédies’y trouvaient représentés, et, s’il manquait un personnage, on racolait enroute quelque comédien errant ou quelque amateur de théâtre, heureuxde se charger d’un petit rôle, et d’approcher ainsi des Angéliques et desIsabelles. Le personnel mâle se composait du Pédant déjà décrit, et surlequel il n’est pas nécessaire de revenir, du Léandre, du Scapin, du tyrantragique et du Tranche-montagne.

Le Léandre, obligé par état de rendre douces comme brebis les ti-gresses les plus hyrcaniennes, de duper les Truffaldins, d’écarter les Er-gastes et de passer à travers les pièces toujours superbe et triomphant,était un garçon de trente ans que les soins excessifs qu’il prenait de sapersonne faisaient paraître beaucoup plus jeune. Ce n’est pas une petiteaffaire que de représenter, pour les spectatrices, l’amant, cet être mysté-rieux et parfait, que chacun façonne à sa guise d’après l’Amadis ou l’As-trée. Aussi messer Léandre se graissait-il le museau de blanc de baleine, ets’enfarinait-il chaque soir de poudre de talc ; ses sourcils, dont il arrachaitavec des pinces les poils rebelles, semblaient une ligne tracée à l’encre deChine, et finissaient en queue de rat. Des dents, brossées à outrance etfroées d’opiat, brillaient comme des perles d’Orient dans ses gencivesrouges, qu’il découvrait à tout propos, méconnaissant le proverbe grecqui dit que rien n’est plus sot qu’un sot rire. Ses camarades prétendaientque, même à la ville, il meait une pointe de rouge pour s’aviver l’œil.Des cheveux noirs, soigneusement calamistrés, se tordaient au long desjoues en spirales brillantes un peu alanguies par la pluie, ce dont il pre-nait occasion pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsiune main fort blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pourêtre vrai. Son col rabau laissait voir un cou rond et blanc, rasé de si prèsque la barbe n’y paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnaitentre sa veste et ses chausses tuyautées d’un monde de rubans dont la

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conservation paraissait l’occuper beaucoup. En regardant la muraille, ilavait l’air de mourir d’amour, et ne demandait point à boire sans pâmer.Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plusindifférentes, des clins d’yeux, des airs penchés et des mines à crever derire ; mais les femmes trouvaient cela charmant.

Le Scapin avait une tête de renard, futée, pointue, narquoise : ses sour-cils remontaient sur son front en accent circonflexe, découvrant un œilémerillonné toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune tremblo-tait comme une pièce d’or sur du vif-argent ; des paes d’oie de rides ma-lignes se plissaient à chaque coin de ses paupières pleines de mensonges,de ruses et de fourberies ; ses lèvres, minces et flexibles, remuaient per-pétuellement, et montraient, à travers un sourire équivoque, des caninesaiguës d’aspect assez féroce ; et, quand il ôtait sa barree rayée de blancet de rouge, ses cheveux coupés en brosse accusaient les contours d’unetête bizarrement bossuée. Ces cheveux étaient fauves et feutrés commedu poil de loup, et complétaient le caractère de bête malfaisante répandusur sa physionomie. On était tenté de regarder aux mains de ce drôlepour voir s’il ne s’y trouvait pas des calus causés par le maniement dela rame, car il avait bien l’air d’avoir passé quelques saisons à écrire sesmémoires sur l’Océan avec une plume de quinze pieds. Sa voix fausse,tantôt haute, tantôt basse, procédait par brusques changements de tonset glapissements bizarres, qui surprenaient et faisaient rire sans qu’on eneût envie ; ses mouvements inaendus et comme déterminés par la dé-tente subite d’un ressort caché, présentaient quelque chose d’illogiqueet d’inquiétant, et paraissaient servir plutôt à retenir l’interlocuteur qu’àexprimer une pensée ou un sentiment. C’était la pantomime du renardévoluant avec rapidité, et faisant cent tours de passe-passe sous l’arbredu haut duquel le dindon fasciné le regarde avant de se laisser choir.

Il portait une souquenille grise par-dessus son costume, dont on entre-voyait les zébrures, soit qu’il n’eût pas eu le temps de se déshabiller aprèssa dernière représentation, soit que sa garde-robe exiguë ne lui permîtpas d’avoir habit de ville et habit de théâtre au grand complet.

ant au tyran, c’était un fort bon homme que la nature avait doué,sans doute par plaisanterie, de tous les signes extérieurs de la férocité.Jamais âme plus débonnaire ne revêtit une enveloppe plus rébarbative. De

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gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts, noirs comme s’ils eussentété en peau de taupe, se rejoignant à la racine du nez, des cheveux crépus,une barbe épaisse montant jusqu’aux yeux, et qu’il ne taillait point pourn’avoir pas à s’en adapter une postiche lorsqu’il jouait les Hérodes et lesPolyphontes, un teint basané comme un cuir de Cordoue lui faisaient unephysionomie truculente et formidable comme les peintres aiment à endonner aux bourreaux et à leurs aides dans les écorchements de saintBarthélemy ou les décollations de saint Jean-Baptiste. Une voix de taureauà faire trembler les vitres et remuer les verres sur la table ne contribuaitpas peu à entretenir la terreur qu’inspirait cet aspect de Croquemitainerehaussé par un pourpoint de velours noir d’une mode surannée ; aussiobtenait-il un succès d’épouvante en hurlant les vers de Garnier et deScudéry. Il était, du reste, entripaillé comme il faut, et capable de bienremplir un trône.

Le Tranche-montagne, lui, était maigre, hâve, noir et sec comme unpendu d’été. Sa peau semblait un parchemin collé sur des os, un grand nezrecourbé en bec d’oiseau de proie, et dont l’arête mince luisait comme dela corne, élevait sa cloison entre les deux côtés de sa figure aiguisée ennavee, et encore allongée par une barbiche pointue. Ces deux profilscollés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à former une face, etles yeux, pour s’y loger, se retroussaient à la chinoise vers les tempes. Lessourcils à demi rasés se contournaient en virgule noire au-dessus d’uneprunelle inquiète, et les moustaches, d’une longueur démesurée, poisséeset maintenues à chaque bout par un cosmétique, remontaient en arc decercle et poignardaient le ciel ; les oreilles écartées de la tête figuraientassez bien les deux anses d’un pot, et donnaient de la prise aux croqui-gnoles et aux nasardes. Tous ces traits extravagants, tenant plutôt de lacaricature que du naturel, semblaient avoir été sculptés par une fantaisiefolâtre dans unmanche de rebec ou copiés d’après ces coquecigrues et chi-mères pantagruéliques qui tournent le soir aux lanternes des pâtissiers ;ses grimaces de matamore étaient devenues, à la longue, sa physionomiehabituelle, et, sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas,la tête rejetée en arrière, le poing sur la hanche et la main à la coquillede l’épée. Un justaucorps jaune, bombé en cuirasse, agrémenté de vert ettailladé de crevés à l’espagnole disposés dans le sens des côtes, une go-

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lille empesée soutenue de fils de fer et de carton, large comme la tableronde et où les douze pairs eussent pu prendre leur repas, des hauts-de-chausses bouillonnés et raachés d’aiguillees, des boes de cuir blanc deRussie, où ses jambes de coq balloaient comme des flûtes dans leur étuiquand le ménétrier les remporte, une rapière démesurée qu’il ne quiaitjamais, et dont la poignée de fer, fenestrée à jour, pesait bien cinquantelivres, formaient l’accoutrement du drôle, accoutrement sur lequel il dra-pait, pour plus de braverie, une couverture dont son épée relevait le bord.Disons, pour ne rien omere, que deux pennes de coq, bifurquées commeun cimier de cocuage, adornaient grotesquement son feutre gris allongéen chausse à filtrer.

L’artifice de l’écrivain a cee infériorité sur celui du peintre qu’il nepeut montrer les objets que successivement. Un coup d’œil suffirait à sai-sir dans un tableau où l’artiste les aurait groupées autour de la table lesdiverses figures dont le dessin vient d’être donné ; on les y verrait avec lesombres, les lumières, les aitudes contrastées, le coloris propre à chacunet une infinité de détails d’ajustement qui manquent à cee description,cependant déjà trop longue, bien qu’on ait tâché de la faire la plus brèvepossible ; mais il fallait vous faire lier connaissance avec cee troupe co-mique tombée si inopinément dans la solitude du manoir de Sigognac.

Le commencement du repas fut silencieux ; les grands appétits sontmuets comme les grandes passions ! mais, les premières furies apaisées,les langues se dénouèrent. Le jeune baron, qui peut-être ne s’était pasrassasié depuis le jour où il avait été sevré, bien qu’il eût la meilleureenvie du monde de paraître amoureux et romanesque devant la Sérafinaet l’Isabelle, mangeait ou plutôt engloutissait avec une ardeur qui n’eûtpas laissé soupçonner qu’il eût soupé déjà. Le Pédant, que cee fringalejuvénile amusait, empilait sur l’assiee du sieur de Sigognac des ailes deperdrix et des tranches de jambon, aussitôt disparues que des flocons deneige sur une pelle rouge. Béelzébuth, emporté par la gourmandise, s’étaitdéterminé, malgré ses terreurs, à quier le poste inaaquable qu’il occu-pait sur la corniche du dressoir, et s’était fait ce raisonnement triomphalqu’il serait difficile de lui tirer les oreilles puisqu’il n’en possédait pas,et qu’on ne pourrait se livrer sur lui à cee plaisanterie vulgaire de luiaffûter une casserole au derrière, puisque la queue absente interdisait ce

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genre de facétie plus digne de polissons que de gens de bonne compagnie,comme le paraissaient les hôtes réunis autour de cee table chargée demets d’une succulence et d’un parfum inusités. Il s’était approché, profi-tant de l’ombre, ventre à terre, et tellement aplati que les jointures de sespaes formaient des coudes au-dessus de son corps, comme une panthèrenoire gueant une gazelle, sans que personne eût pris garde à lui. Parvenujusqu’à la chaise du baron de Sigognac, il s’était redressé et, pour airerl’aention du maître, il lui jouait sur le genou un air de guitare avec sesdix griffes. Sigognac, indulgent pour l’humble ami qui avait souffert de silongues famines à son service, le faisait participer à sa bonne fortune enlui passant sous la table des os et des reliefs accueillis avec une reconnais-sance frénétique. Miraut, qui avait trouvé moyen de s’introduire dans lasalle du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plus d’un bon lopin pour sapart.

La vie semblait revenue à cee habitation morte ; il y avait de la lu-mière, de la chaleur et du bruit. Les comédiennes, ayant bu deux doigtsde vin, pépiaient comme des perruches sur leurs bâtons et se complimen-taient sur leurs succès réciproques. Le Pédant et le tyran disputaient surla préexcellence du poème comique et du poème tragique ; l’un soutenantqu’il était plus difficile de faire rire les honnêtes gens que de les effrayerpar des contes de nourrice qui n’avaient de mérite que l’antiquité ; l’autreprétendant que la scurrilité et la bouffonnerie dont usaient les faiseurs decomédies ravalaient fort leur auteur. Le Léandre avait tiré un petit miroirde sa poche, et se regardait avec autant de complaisance que feu Narcis-sus le nez dans sa source. Contrairement à l’usage du Léandre, il n’étaitpas amoureux de l’Isabelle ; ses visées allaient plus haut. Il espérait, parses grâces et ses manières de gentilhomme, donner dans l’œil à quelqueinflammable douairière, dont le carrosse à quatre chevaux viendrait leprendre à la sortie du théâtre et le conduire à quelque château où l’aen-drait la sensible beauté, dans le négligé le plus galant, en face d’un régaldes plus délicats. Cee vision s’était-elle réalisée quelquefois ? Léandrel’affirmait. . . Scapin le niait, et c’était entre eux le sujet de contestationsinterminables. Le damné valet, malicieux comme un singe, prétendait quele pauvre homme avait beau jouer de la prunelle, lancer des regards assas-sins dans les loges, rire de façon à montrer ses trente-deux dents, tendre

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le jarret, cambrer sa taille, passer un petit peigne dans les crins de sa per-ruque et changer de linge à chaque représentation, dût-il se passer dedéjeuner pour payer la lavandière, mais qu’il n’était pas parvenu encoreà donner la plus légère envie de sa peau à la moindre baronne, même âgéede quarante-cinq ans, couperosée et constellée de signes moustachus.

Scapin, voyant Léandre occupé à cee contemplation, avait adroite-ment remis cee querelle sur le tapis, et le bellâtre furieux offrit d’allerchercher parmi ses bagages un coffre rempli de poulets flairant le muscet le benjoin, à lui adressés par une foule de personnes de qualité, com-tesses, marquises et baronnes, toutes folles d’amour, en quoi le fat nese vantait pas tout à fait, ce travers de donner dans les histrions et lesbaladins régnant assez par les morales relâchées du temps. Sérafina di-sait que, si elle était une de ces dames, elle ferait donner les étrivières auLéandre pour son impertinence et son indiscrétion ; et Isabelle jurait parbadinerie que, s’il n’était pas plus modeste, elle ne l’épouserait pas à lafin de la pièce. Sigognac, quoique la male honte le tînt à la gorge, et qu’iln’en laissât sortir que des phrases embrouillées, admirait fort l’Isabelle, etses yeux parlaient pour sa bouche. La jeune fille s’était aperçue de l’effetqu’elle produisait sur le jeune baron, et lui répondait par quelques re-gards langoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne, secrètementamoureux de cee beauté, quoique sans espoir, vu son emploi grotesque.Un autre plus adroit et plus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe ;mais notre pauvre baron n’avait point appris les bellesmanières de la courdans son castel délabré, et, quoiqu’il ne manquât ni de leres ni d’esprit,il paraissait en ce moment assez stupide.

Les dix flacons avaient été religieusement vidés, et le Pédant renversale dernier, en faisant rubis sur l’ongle ; ce geste fut compris par le Mata-more, qui descendit à la charree chercher d’autres bouteilles. Le baron,quoiqu’il fût déjà un peu gris, ne put s’empêcher de porter à la santé desprincesses un rouge-bord qui l’acheva.

Le Pédant et le tyran buvaient en ivrognes émérites qui, s’ils ne sontjamais tout à fait de sang-froid, ne sont non plus jamais tout à fait ivres ;le Tranche-montagne était sobre à la façon espagnole, et eût vécu commeces hidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupent d’un air demandoline. Cee frugalité avait une raison : il craignait, en mangeant et

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Le capitaine Fracasse Chapitre II

en buvant trop, de perdre la maigreur phénoménale qui était son meilleurmoyen comique. S’il engraissait, son talent diminuait, et il ne subsistaitqu’à la condition de mourir de faim, aussi était-il dans des transes perpé-tuelles, et regardait-il souvent à la boucle de son ceinturon pour s’assurersi, d’aventure, il n’avait pas grossi depuis la veille. Volontaire Tantale,abstème comédien, martyr de la maigreur, anatomie disséquée par elle-même, il ne touchait aux mets que du bout des dents, et, s’il eût appli-qué des jeûnes à un but pieux, il eût été en paradis comme Antoine etMacaire. La Duègne s’ingurgitait solides et liquides d’une manière for-midable ; ses flasques bajoues et ses fanons tremblaient au branle d’unemâchoire encore bien garnie. ant à la Sérafina et à l’Isabelle, n’ayantpas d’éventail sous la main, elles bâillaient à qui mieux mieux, derrière lerempart diaphane de leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu’un peu étourdipar les fumées du vin, s’en aperçut et leur dit :

« Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse luer contrele sommeil, que vous mourez d’envie de dormir. Je voudrais bien pouvoirvous donner à chacune une chambre tendue avec ruelle et cabinet, maismon pauvre castel tombe en ruine comme ma race dont je suis le dernier.Je vous cède ma chambre, la seule à peu près où il ne pleuve pas ; vousvous y arrangerez toutes deux avec madame ; le lit est large, et une nuitest bientôt passée. Ces messieurs resteront ici, et s’accommoderont desfauteuils et des bancs. . . Surtout, n’allez pas avoir peur des ondulationsde la tapisserie, ni des gémissements du vent dans la cheminée, ni dessarabandes des souris ; je puis vous certifier que, quoique le lieu soit assezlugubre, il n’y revient point de fantômes.

— Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Je rassurerai latimide Isabelle, dit la Sérafina en riant ; quant à notre duègne, elle est unpeu sorcière, et si le diable vient, il trouvera à qui parler. »

Sigognac prit une lumière et conduisit les dames dans la chambre àcoucher, qui leur parut, en effet, très fantastique d’aspect, car la lampetremblotante, agitée par le vent, faisait vaciller des ombres bizarres sur lespoutres du plafond, et des formes monstrueuses semblaient s’accroupirdans les angles non éclairés.

« Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte detragédie », dit la Sérafina, en promenant ses regards autour d’elle, tan-

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dis qu’Isabelle ne pouvait comprimer un frisson, moitié de froid, moitiéde terreur, en se sentant enveloppée par cee atmosphère de ténèbres etd’humidité. Les trois femelles se glissèrent sans se déshabiller sous la cou-verture. Isabelle se mit entre la Sérafina et la Duègne pour que, si quelquepae pelue de fantôme ou d’incube sortait de dessous le lit, elle rencon-trât d’abord une de ses camarades. Les deux braves s’endormirent bientôt,mais la craintive jeune fille resta longtemps les yeux ouverts et fixés surla porte condamnée, comme si elle eût pressenti au-delà des mondes defantômes et de terreurs nocturnes. La porte ne s’ouvrit cependant pas, etaucun spectre n’en déboucha vêtu d’un suaire et secouant ses chaînes,quoique des bruits singuliers se fissent entendre parfois dans les appar-tements vides ; mais le sommeil finit par jeter sa poudre d’or sous lespaupières de la peureuse Isabelle, et son souffle égal se joignit bientôt àcelui plus accentué de ses compagnes.

Le Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table, en face du tyran,qui ronflait comme un tuyau d’orgue et grommelait, en rêvant, quelqueshémistiches d’alexandrins. Le Matamore, la tête appuyée sur le rebordd’un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s’était roulé dans sa capegrise, et ressemblait à un hareng dans du papier. Pour ne pas déranger safrisure, Léandre tenait la tête droite et dormait tout d’une pièce. Sigognacs’était campé dans un fauteuil resté vacant, mais les événements de lasoirée l’avaient trop agité pour qu’il pût s’assoupir.

Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la vie d’un jeunehomme sans la troubler, surtout lorsque ce jeune homme a vécu jusque-là triste, chaste, isolé, sevré de tous les plaisirs de son âge par cee duremarâtre qu’on appelle la misère.

On dira qu’il n’est pas vraisemblable qu’un garçon de vingt ans aitvécu sans amouree ; mais Sigognac était fier, et, ne pouvant se présen-ter avec l’équipage assorti à son rang et à son nom, il restait chez lui. Sesparents, dont il eût pu réclamer les services sans honte, étaient morts. Ils’enfonçait tous les jours plus profondément dans la retraite et l’oubli.Il avait bien quelquefois, pendant ses promenades solitaires, rencontréYolande de Foix, montée sur sa blanche haquenée, qui courait le cerf encompagnie de son père et de jeunes seigneurs. Cee étincelante visionpassait bien souvent dans ses rêves ; mais quel rapport pouvait jamais

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exister entre la belle et riche châtelaine et lui, pauvre hobereau ruiné etmal en point ? Loin de chercher à être remarqué d’elle, il s’était, lors de sesrencontres, effacé le plus qu’il avait pu, ne voulant pas donner à rire parson feutre bossué et piteux, son plumet mangé des rats, ses habits passéset trop larges, son vieux bidet pacifique, plus propre à servir de montureà un curé de campagne qu’à un gentilhomme ; car rien n’est plus triste,pour un cœur bien situé, que de paraître ridicule à ce qu’il aime, et ils’était fait, pour étouffer cee passion naissante, tous les froids raison-nements qu’inspire la pauvreté. Y avait-il réussi ?. . . C’est ce que nous nepouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussé cee idée commeune chimère ; il se trouvait assez malheureux, sans ajouter à ses douleursles tourments d’un amour impossible.

La nuit se passa sans autre incident qu’une frayeur de l’Isabelle cau-sée par Béelzébuth, qui s’était pelotonné sur sa poitrine, en manière deSmarra, et ne voulait point se retirer, trouvant le coussin fort doux.

ant à Sigognac, il ne put fermer l’œil, soit qu’il n’eût point l’habi-tude de dormir hors de son lit, soit que le voisinage de jolies femmes luifantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu’un vague projet commen-çait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. La venuede ces comédiens lui semblait un coup du sort et comme une ambassadede la Fortune pour l’inviter à sortir de cee masure féodale où ses jeunesannées moisissaient dans l’ombre et s’étiolaient sans profit.

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrantpar les vitres à mailles de plomb faisaient paraître la lumière des lampesprès de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurss’éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deuxtranches, de couleurs différentes, – comme les surcots du moyen âge. LeLéandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces saint Jean decire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre deverre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommeessaillantes, les muscles des mâchoires tendus, le nez effilé comme s’il eûtété pincé par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre ca-davre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient latrogne du Pédant ; les rubis de son nez s’étaient changés en améthystes,et sur ses lèvres épaisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. elques

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goues de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes deson front, s’étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants ;les joues molles pendaient flasquement. L’hébétation d’un sommeil lourdrendait hideuse cee face qui, éveillée et vivifiée par l’esprit, paraissaitjoviale ; incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l’effet d’unvieil égipan crevé de débauche au revers d’un fossé à la suite d’une bac-chanale. Le tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sabarbe de crin noir ; sa tête d’Hercule bonasse et de bourreau paterne nepouvait guère changer. La soubree supportait aussi passablement la vi-site indiscrète du jour ; elle n’était point trop défaite. Ses yeux cerclésd’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de quelquesmarbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit mal dormie.Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteilles vides, lesverres à demi pleins et les victuailles effondrées, allait caresser le mentonet la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe en-dormie. Les chastes douairières de la tapisserie au teint bilieux tâchaientde rougir sous leur vernis à la vue de leur solitude violée par ce campe-ment de bohèmes, et la salle du festin présentait un aspect à la fois sinistreet grotesque.

La soubree s’éveilla la première sous ce baiser matinal ; elle se dressasur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passala paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre,et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l’œil claircomme un basilic, elle se dirigea de son côté, et le salua d’une jolie révé-rence de comédie.

« Je regree, dit Sigognac en rendant le salut à la soubree, que l’étatde délabrement de cee demeure, plus faite pour loger des fantômes quedes êtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir d’une façon plusconvenable ; j’aurais voulu vous faire reposer entre des draps de toile deHollande, sous une courtine de damas des Indes au lieu de vous laissermorfondre sur ce siège vermoulu.

— Ne regreez rien, monsieur, répondit la soubree ; sans vous nousaurions passé la nuit dans un chariot embourbé, à greloer sous une pluiebaante, et le matin nous aurait trouvés fort mal en point. D’ailleurs, cegîte que vous dédaignez est magnifique à côté des granges ouvertes à

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tous les vents, où nous sommes souvent forcés de dormir sur des boesde paille, tyrans et victimes, princes et princesses, Léandres et soubrees,dans notre vie errante de comédiens allant de bourgs en villes. »

Pendant que le baron et la soubree échangeaient ces civilités, le Pé-dant roula par terre avec un fracas d’ais brisés. Son siège, las de le porter,s’était rompu, et le gros homme, étendu à jambes rebindaines, se déme-nait comme une tortue retournée en poussant des gloussements inarticu-lés. Dans sa chute, il s’était rarapé machinalement au bord de la nappeet avait déterminé une cascade de vaisselle dont les flots rebondissaientsur lui. Ce fracas réveilla en sursaut toute la compagnie. Le tyran, aprèss’être étiré les bras et froé les yeux, tendit une main secourable au vieuxcomique et le remit en pied.

« Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’Hérode avecune sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire ; il tomberaitdans une toile d’araignée sans la rompre.

— C’est vrai, répliqua l’acteur ainsi interpellé en dépliant ses longsmembres articulés comme des paes de faucheux, tout le monde n’a pasl’avantage d’être un Polyphème, un Cacus, une montagne de chair et d’oscomme toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds comme Blazius. »

Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la porte l’Isabelle, laSérafina et la Duègne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguéeset pâlies, étaient charmantes encore à la lumière du jour. Elles semblèrentà Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un observateur mé-ticuleux eût pu trouver à reprendre à leur élégance un peu fripée et dé-fraîchie ; mais que signifient quelques rubans fanés, quelques lés d’étoffeéraillés et miroités, quelques misères et quelques incongruités de toileelorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies ? D’ailleurs, les yeux dubaron, accoutumés au spectacle des choses vieillies, poussiéreuses, pas-sées de ton et délabrées, n’étaient pas capables de discerner de pareillesvétilles. La Sérafina et l’Isabelle lui paraissaient aifées superbement aumilieu de ce château sinistre où tout tombait de vétusté. Ces gracieusesfigures lui donnaient la sensation d’un rêve.

ant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, du privilège d’uneimmuable laideur ; rien ne pouvait altérer cee physionomie de buissculpté, où luisaient des yeux de chouee. Le soleil ou les bougies lui

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étaient indifférents.En ce moment, Pierre entra pour remere la salle en ordre, jeter du

bois dans la cheminée, où quelques tisons consumés blanchissaient sousune robe de peluche, et faire disparaître les restes du festin, si répugnantsla faim satisfaite.

La flamme qui brilla dans l’âtre, léchant une plaque de fonte aux armesde Sigognac peu habituée à de pareilles caresses, réunit en un cercle toutela bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair etflambant est toujours agréable après une nuit sinon blanche, du moinsgrise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en grimaces et enmeurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit complètement, grâce àcee influence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminée les paumesde ses petites mains, teintes de reflets roses, et, vermillonnée de ce lé-ger fard, sa pâleur ne se voyait pas. Donna Sérafina, plus grande et plusrobuste, se tenait debout derrière elle, comme une sœur aînée qui, moinsfatiguée, laisse s’asseoir sa jeune sœur.ant au Tranche-montagne, per-ché sur une de ses jambes héronnières, il rêvait à demi éveillé comme unoiseau aquatique au bord d’un marais, le bec dans son jabot, le pied repliésous le ventre. Blazius, le pédant, passant sa langue sur ses lèvres, soule-vait les bouteilles les unes après les autres pour voir s’il y restait quelqueperle de liqueur.

Le jeune baron avait pris à part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pasmoyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’œufs pour faire déjeu-ner les comédiens, ou quelques poulets à qui on tordrait le col, et le vieuxdomestique s’était éclipsé pour s’acquier de la commission au plus vite,la troupe ayant manifesté l’intention de partir de bonne heure pour faireune forte étape et ne pas arriver trop tard à la couchée.

« Vous allez faire un mauvais déjeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognacà ses hôtes, et il faudra vous contenter d’une chère pythagoricienne ; maisencore vaut-il mieuxmal déjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il n’ya pas, à six lieues à la ronde, le moindre cabaret ni le moindre bouchon.L’état de ce château vous dit que je ne suis pas riche, mais, comme mapauvreté ne vient que des dépenses qu’ont faites mes ancêtres à la guerrepour la défense de nos rois, je n’ai point à en rougir.

— Non, certes, monsieur, répondit l’Hérode de sa voix de basse, et tel

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qui se targue de ses biens serait embarrassé d’en dire la source. and letraitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous à son manteau, maispar ces trous on voit l’honneur.

— Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accom-pli, comme paraît l’être monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesseau fond d’une solitude où la Fortune ne peut venir le chercher, quelqueenvie qu’elle en ait ; si elle passait devant ce château, dont l’architecturepouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle continuerait sonchemin, le croyant inhabité. Il faudrait que monsieur le baron allât à Pa-ris, l’œil et le nombril du monde, le rendez-vous des beaux esprits et desvaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols français et des Hébreuxchrétiens, la terre bénite éclairée par les rayons du soleil de la cour. Là,il ne manquerait pas d’être distingué selon son mérite et de se pousser,soit en s’aachant à quelque grand, soit en faisant quelque action d’éclatdont l’occasion se trouverait infailliblement. »

Ces paroles du bonhomme, malgré l’amphigouri et les phrases bur-lesques, réminiscences involontaires de ses rôles de pédant, n’étaient pasdénuées de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit souventtout bas, pendant ses longues promenades à travers les landes, ce queBlazius lui disait tout haut.

Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et ilne savait comment s’en procurer.oique brave, il était fier et avait pluspeur d’un sourire que d’un coup d’épée. Sans être bien au courant desmodes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements délabrés et déjà vieuxsous l’autre règne. Selon l’usage des gens rendus timides par la pénurie, ilne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait sa situation que parles mauvais côtés. Peut-être aurait-il pu se faire aider de quelques anciensamis de son père en les cultivant un peu, mais c’était là un effort au-dessusde sa nature, et il serait plutôt mort assis sur son coffre, mâchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, à côté de son blason, que de faire unedemande quelconque d’avance ou de prêt. Il était de ceux-là qui, l’estomacvide devant un excellent repas où on les invite, feignent d’avoir dîné, depeur d’être soupçonnés de faim.

« J’y ai bien songé quelquefois, mais je n’ai point d’amis à Paris, et lesdescendants de ceux qui ont pu connaître ma famille lorsqu’elle était plus

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riche et remplissait des fonctions à la cour, ne se soucieront pas beaucoupd’un Sigognac hâve et maigre, arrivant avec bec et ongles du haut desa tour ruinée pour prendre sa part de la proie commune. Et puis, je nevois pas pourquoi je rougirais de le dire, je n’ai point d’équipage, et jene saurais paraître sur un pied digne de mon nom ; je ne sais même, enréunissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si je pourrais arriverjusqu’à Paris.

— Mais, vous n’êtes pas obligé, répliqua Blazius, d’entrer triompha-lement dans la grande ville, comme un César romain monté sur un chartraîné par un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char à bœufs nerévolte pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris, puisquenotre troupe s’y rend. Tel brille présentement qui a fait son entrée pédes-trement, avec son paquet au bout de sa rapière et tenant ses souliers à lamain de peur de les user. »

Une faible rougeur monta aux pommees de Sigognac, moitié dehonte, moitié de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se révoltait en luià l’idée d’être l’obligé d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa naturellebonté de cœur était touchée d’une offre faite franchement et qui répondaitsi bien à son secret désir. Il craignait, en outre, s’il refusait à Blazius, deblesser l’amour-propre du comédien, et peut-être de manquer une occa-sion qui ne se représenterait jamais. Sans doute la pensée du descendantdes Sigognac pêle-mêle dans le chariot de espis avec des histrions no-mades avait quelque chose de choquant en soi qui devait faire hennir leslicornes et rugir les lions lampassés de gueules de l’armorial ; mais, aprèstout, le jeune baron avait suffisamment boudé contre son ventre derrièreses murailles féodales.

Il floait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux monosyl-labes décisifs dans la balance de la réflexion, lorsque Isabelle, s’avançantd’un air gracieux et se plaçant devant le baron et Blazius, dit cee phrasequi mit fin aux incertitudes du jeune homme :

« Notre poète, ayant fait un héritage, nous a quiés, et monsieur lebaron pourrait le remplacer, car j’ai trouvé, sans le vouloir, en ouvrantun Ronsard qui était sur la table, près de son lit, un sonnet surchargéde ratures, qui doit être de sa composition ; il ajusterait nos rôles, feraitles coupures et les additions nécessaires, et, au besoin, écrirait une pièce

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sur l’idée qu’on lui donnerait. J’ai précisément un canevas italien où setrouverait un joli rôle pour moi, si quelqu’un voulait donner du tour à lachose. »

En disant cela, l’Isabelle jetait au baron un regard si doux, si pénétrantque Sigognac n’y put résister. L’arrivée de Pierre, apportant une forteomelee au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompitces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit à mangerde bon appétit.ant à Sigognac, il toucha, par pure contenance, les metsplacés devant lui ; sa sobriété habituelle n’était pas capable de repas sirapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies dujoug autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisiede descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

« J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir lesmarches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceauxde votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rosesans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose. »

Le jeune baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui étaitordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté ; mais, comme si le jar-din déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrantà demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subi-tement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunesfemmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à laSérafine, en disant : « Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela ; iln’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bou-quets d’ortie et de ciguë ; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurees,comme un sourire sur la désolation, comme une poésie parmi les ruines. »

Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant aujeune homme un long regard de remerciement qui prouvait le prix qu’elleaachait à ce pauvre régal. Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la tenaità sa bouche, comme pour en faire luer le rose pâle avec l’incarnat de seslèvres.

On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantôme se dessi-nait au bout de l’allée, Sigognac écartant les frondaisons qui auraient pufoueer au passage la figure des visiteuses. La jeune ingénue regardait

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avec une sorte d’intérêt aendri ce jardin en friche si bien en harmonieavec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognacavait dû compter dans ce séjour de l’ennui, de la misère et de la solitude,le front appuyé contre la vitre, les yeux fixés sur le chemin désert, sansautre compagnie qu’un chien blanc et qu’un chat noir. Les traits plus dursde Sérafine n’exprimaient qu’un froid dédain masqué de politesse ; elletrouvait décidément ce gentilhomme par trop délabré, quoiqu’elle eût uncertain respect pour les gens titrés.

« C’est ici que finissent mes domaines, dit le baron, arrivé devant laniche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peuts’étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine, le champet la bruyère appartenaient à mes ancêtres ; mais il m’en reste juste assezpour aendre l’heure où le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aïeuxdans le caveau de famille, désormais leur seule possession.

— Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin ! répondit Isabelle,touchée par cee réflexion qu’elle avait faite elle-même, et prenant un airenjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac ;la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut de sa roue, elledistingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mérite ; il nes’agit que de se trouver sur son passage. Allons, décidez-vous, venez avecnous, et peut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac, coifféed’ardoises neuves, restaurées et blanchies, feront une aussi fière figurequ’elles en font une piteuse ; et puis, vraiment, cela me chagrinerait devous laisser dans ce manoir à hiboux », ajouta-t-elle à mi-voix, assez baspour que Sérafine ne pût l’entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de larépugnance du baron. L’arait d’une aventure galante déguisait à sespropres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d’humiliant.Ce n’était pas déroger que de suivre une comédienne par amour et des’aeler comme soupirant au chariot comique ; les plus fins cavaliers nes’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers lesdieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres : Jupiter pritla forme d’un taureau pour séduire Europe ; Hercule fila sa quenouilleaux pieds d’Omphale ; Aristote le prud’homme marchait à quatre paes,portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisant

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genre d’équitation ! ), toutes choses contraires à la dignité divine et hu-maine. Seulement Sigognac était-il amoureux d’Isabelle ? Il ne cherchaitpas à approfondir la chose, mais il sentit qu’il éprouverait désormais unehorrible tristesse à rester dans ce château, vivifié un moment par la pré-sence d’un être jeune et gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de l’aendreun peu et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet. Le fidèle serviteur,quelque peine qu’il eût à se séparer de son maître, ne se dissimulait pasles inconvénients d’un plus long séjour à Sigognac. Il voyait avec peines’éteindre cee jeunesse dans ce repos morne et cee tristesse indolente,et quoiqu’une troupe de baladins lui semblât un singulier cortège pourun seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de tenter la fortuneà l’atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s’emparait dujeune baron. Il eut bientôt rempli une valise du peu d’effets que possédaitson maître, réuni dans une bourse de cuir les quelques pistoles dissémi-nées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sansrien dire, son humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le ba-ron ne s’aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait auchâteau, avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la char-ree des comédiens qu’à deux ou trois lieues du château, pour dissimulerson départ ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses hôtes ; Pierre de-vait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient aelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leurfront, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des fila-ments de bave argentée ; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dontils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaienten manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leurdonnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux,le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagneromaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rap-pelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefsantiques. Isabelle et Sérafine s’étaient assises sur le devant du char pourjouir de la vue de la campagne ; la Duègne, le Pédant et le Léandre oc-cupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer

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Le capitaine Fracasse Chapitre II

la perspective des landes. Tout le monde était prêt ; le bouvier toucha sesbêtes, qui baissèrent la tête, s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et seprécipitèrent en avant ; le char s’ébranla, les lais gémirent, les roues malgraissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourdde l’aelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il sepassait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré etsoucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se rendrecompte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement si dé-sert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les interrogeantde son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le chat, plus réflé-chi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait d’un peu plus loinles bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corneimprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en arrière ; puis ilallait s’asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blanc avec le-quel il avait des intelligences, et semblait lui faire des questions ; la bonnebête penchait sa tête vers le chat, qui levait la sienne, et brochant sesbarres grises hérissées de longs poils, sans doute pour broyer quelquebrin de fourrage engagé entre ses vieilles dents, semblait véritablementparler à son ami félin. e lui disait-il ? Démocrite, qui prétendait tra-duire le langage des animaux, eût pu seul le comprendre ; toujours est-ilque Béelzébuth, après cee conversation tacite, qu’il communiqua à Mi-raut par quelques clignements d’œil et deux ou trois petits cris plaintifs,parut être fixé sur le motif de tout ce remue-ménage. and le baron futen selle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut prit la droite etBéelzébuth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du châteaude ses pères entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou sefût décidé à cee hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu’il eûtdeviné quelque résolution suprême.

Au moment de quier cee triste demeure, Sigognac se sentit le cœuroppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces mu-railles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui étaitconnue ; ces tours aux girouees rouillées qu’il avait contemplées pen-dant tant d’heures d’ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit rien ; lesfenêtres de ces chambres dévastées qu’il avait parcourues comme le fan-

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tôme d’un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas ; ce jar-din inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissait la cou-leuvre parmi les ronces ; cee chapelle au toit effondré, aux arceaux crou-lants, qui obstruait de ses décombres les dalles verdies, sous lesquelles re-posaient côte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image, confusecomme le souvenir d’un rêve, à peine entrevue aux premiers jours del’enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenucompagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobilesourire ; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lit à quenouilles,dont l’oreiller s’était si souvent mouillé de ses pleurs ; toutes ces chosesvieilles, misérables, maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes,qui lui avaient inspiré tant de dégoût et d’ennui, lui paraissaient mainte-nant pleines d’un charme qu’il avait méconnu. Il se trouvait ingrat enversce pauvre vieux castel démantelé qui pourtant l’avait abrité de son mieuxet s’était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l’écraserde sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur ses jambestremblantes tant que le maître est là ; mille amères douceurs, mille tristesplaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en mémoire ; l’habi-tude, cee lente et pâle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumé,tournait vers lui ses yeux noyés d’une tendresse morne en murmurantd’une voix irrésistiblement faible un refrain d’enfance, un refrain de nour-rice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu’une main invisible letirait par son manteau pour le faire retourner en arrière.and il débou-cha de la porte, précédant le chariot, une bouffée de vent lui apporta unefraîche odeur de bruyères lavées par la pluie, doux et pénétrant arômede la terre natale ; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argen-tines arrivaient sur les ailes de la même brise avec le parfum des landes.C’en était trop, et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fûtà peine à quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tournerbride ; le vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus deprestesse que son âge ne semblait le permere ; Miraut et Béelzébuth le-vèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments deleur maître, et, suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunellesinterrogatrices. Mais cee demi-conversion eut un résultat tout différentde celui qu’on eût pu aendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac

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avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d’une langueur si ca-ressante et d’une muee prière si intelligible que le baron se sentit pâliret rougir ; il oublia complètement les murs lézardés de son manoir, et leparfum de la bruyère, et la vibration de la cloche, qui cependant conti-nuait toujours ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade debride à son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pressionde boes. Le combat était fini ; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de cespages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainees effarées.andon eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purentfaire mouvoir moins lentement la lourde machine à laquelle ils étaientaelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant pasmarquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être aussipour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrièreles touffes d’arbres ; le baron se haussa sur sa selle pour les voir encore,et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont lesphysionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent mon-trer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrêt nécessitépar la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets dé-tendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maître, afin de le lécherune dernière fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bête, le sai-sit à hauteur de sa boe, par la peau trop large de son col, l’aira sur lepommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffede Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l’animalreconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cee scène, Béel-zébuth, plus agile et s’aidant de se griffes acérées encore, avait escaladéde l’autre côté la boe et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau del’arçon sa tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant sesgrands yeux jaunes ; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune baronpassa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait et sepoussait pour mieux jouir du graement amical. Nous espérons qu’on nerira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves d’affectionde ces créatures privées d’âme, mais non de sentiment, lui firent éprouverune émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur avec un san-

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glot tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les baptisèrentamis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l’œil Sigognac, qui avaitmis samonture au trot pour rejoindre la charree, et, l’ayant perdu de vueà un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L’orage de la nuit n’avait pas laissé, sur le terrain sablonneux deslandes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnesmoins arides ; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de beautéagreste. Les bruyères, neoyées de leur couche de poudre par l’eau duciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Lesajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or ; les plantes aquatiques s’é-talaient sur les mares renouvelées ; les pins eux-mêmes secouaient moinsfunèbrement leur feuillage sombre et répandaient un parfum de résine ;de petites fumées bleuâtres montaient gaiement du sein d’une touffe dechâtaigniers trahissant l’habitation de quelque métayer, et sur le ondu-lations de la plaine déroulée à perte de vue on apercevait, comme destaches, des moutons disséminés sous la garde d’un berger rêvant sur seséchasses. Au bord de l’horizon, pareils à des archipels de nuages blancsombrés d’azur, apparaissaient les sommets lointains des Pyrénées à demiestompés par les vapeurs légères d’une matinée d’automne.

elquefois la route se creusait entre deux escarpements dont lesflancs éboulés ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre degrès, et qui portaient sur leur crête des tignasses de broussailles, de fi-laments enchevêtrés foueant au passage la toile du chariot. En certainsendroits le sol était si meuble qu’on avait été obligé de le raffermir par destroncs de sapin posés transversalement, occasion de cahots qui faisaientpousser des hauts cris aux comédiennes. D’autres fois il fallait franchir,sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau stagnante et les ruisseauxqui coupaient le chemin. À chaque endroit périlleux, Sigognac aidait àdescendre de voiture Isabelle, plus timide ou moins paresseuse que Séra-fine et la Duègne. ant au tyran et à Blazius, ils dormaient insouciam-ment balloés entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d’autres. LeMatamore marchait à côté de la charree pour entretenir, par l’exercice,sa maigreur phénoménale dont il avait le plus grand soin, et à le voir deloin levant ses longues jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant

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dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligéde s’arrêter pour aendre le reste de la troupe ; ayant pris dans ses rôlesl’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme uncompas, il ne pouvait se défaire de cee allure ni à la ville ni à la cam-pagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les rouesont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguentde la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de profondeur ;et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassentcourageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assezhaut monté sur l’horizon qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieuesde pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles auxlieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureusesdes couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dansson beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route,chargés d’une boe d’herbe ou d’un fagot de bourrée, devenaient moinsnombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu’undespoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’Amérique. Sigognac jugea in-utile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terreet jeta les brides au domestique, dont les traits basanés laissaient aperce-voir à travers vingt couches de hâle la pâleur d’une émotion profonde. Lemoment de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, momentpénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprèsdu baron le rôle d’un humble ami que celui d’un valet.

«e Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur lamain que lui tendait le baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac ;je regree qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

— ’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cee vie incon-nue où je vais entrer ? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablementcharger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras tou-jours à peu près ; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faimle fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas mere la clefsous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et auxcouleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits ;l’âme de cee antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vi-

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vrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfantsde viser son blason avec les pierres de leur fronde. »

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous lesanciens serviteurs aachés aux familles nobles, la religion du manoir sei-gneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères,lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

« Et puis, ajouta en souriant le baron, qui aurait soin de Bayard, deMiraut et de Béelzébuth ?

— C’est vrai, maître », répondit Pierre ; et il prit la bride de Bayard,dont Sigognac flaait le col avec des plamussades en manière de caresseet d’adieu.

En se séparant de sonmaître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises,et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement,l’appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s’embarquentet que leurs amis quient sur la jetée du port ; c’est peut-être le momentle plus amer du départ ; le monde où vous viviez se retire, et vous voushâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’âme se sent dénuéeet triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain : aussiallongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait péniblement enfaisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons comme des socs decharrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charree, Isabelle se plaignitd’être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les jambes,disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne pas laisser lejeune seigneur en proie à la mélancolie, et de le distraire par quelquesjoyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchiracomme un nuage traversé d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vintréclamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unieen cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l’un près de l’autre, Isabelle récitant à Sigognacquelques vers d’un de ses rôles dont elle n’était pas contente et qu’ellevoulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain éclat de trompe retentit àdroite de la route dans les halliers, les branches s’ouvrirent sous le poi-

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trail des chevaux abaant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparutau milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L’a-nimation de la course avait amené un incarnat plus riche à ses joues, sesnarines roses palpitaient, et son sein baait plus précipitamment sous levelours et l’or de son corsage.elques accrocs à sa longue jupe, quelqueségratignures aux flancs de son cheval prouvaient que l’intrépide amazonene redoutait ni les fourrés ni les broussailles ; quoique l’ardeur de la noblebête n’eût pas besoin d’être excitée, et que des nœuds de veines gonfléesd’un sang généreux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui cha-touillait la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau était forméd’une améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l’animal dessauts et des courbees, à la grande admiration de trois ou quatre jeunesgentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à lagrâce hardie de cee nouvelle Bradamante.

Bientôt Yolande, rendant la main à son cheval, fit cesser ces semblantsde défense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomberun regard tout chargé de dédain et d’aristocratique insolence.

« Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle,le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohémienne ! »

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière.Sigognac eut un mouvement de colère et de honte, et porta vivement lamain à la garde de son épée ; mais il était à pied, et c’eût été folie de couriraprès des gens à cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande enduel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui fit bientôtoublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatreheures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac ; les portraits avaient l’air encore plusmaussade et plus rébarbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eût pas cru pos-sible ; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaients’être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement dans les corri-dors, et les araignées descendaient du plafond au bout d’un fil, inquièteset curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient largement comme desmâchoires distendues par l’ennui ; la vieille maison démantelée paraissaitavoir compris l’absence du jeune maître et s’en affliger.

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Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repasentre Miraut et Béelzébuth, à la lueur fameuse d’une chandelle de résine,et dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre samangeoire.

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CHAPITRE III

L’auberge du Soleil bleu

C’ ramassis de cahutes, qu’en tout autre lieumoinssauvage on n’eût pas songé à baptiser du nom de hameau, quel’endroit où les bœufs fatigués s’arrêtèrent d’eux-mêmes, se-

couant d’un air de satisfaction les longs filaments de bave pendant deleurs mufles humides.

Le hameau se composait de cinq ou six cabanes éparses sous desarbres d’une assez belle venue, dont un peu de terre végétale, accrue parles fumiers et les détritus de toutes sortes, avait favorisé la croissance.Ces maisons faites de torchis, de pierrailles, de troncs à demi équarris,de bouts de planches, couvertes de grands toits de chaume brunis demousse et tombant presque jusqu’à terre, avec leurs hangars où traînaientquelques instruments aratoires déjetés et souillés de boue, semblaientplus propres à loger des animaux immondes que des créatures façonnéesà l’image de Dieu ; aussi quelques cochons noirs les partageaient-ils avecleurs maîtres sans montrer le moindre dégoût, ce qui prouvait peu de dé-

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licatesse de la part de ces sangliers intimes.Devant les portes se tenaient quelques marmots au gros ventre, aux

membres grêles, au teint fiévreux, vêtus de chemises en guenilles, tropcourtes par derrière ou par devant, ou même d’une simple brassière lacéed’une ficelle, nudité qui ne paraissait gêner leur innocence non plus ques’ils eussent habité le paradis terrestre. À travers les broussailles de leurchevelure vierge du peigne brillaient, comme des yeux d’oiseau de nuit àtravers les branchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiosité. Lacrainte et le désir se disputaient dans leur contenance ; ils auraient bienvoulu s’enfuir et se cacher derrière quelque haie, mais le chariot et sonchargement les retenaient sur place par une sorte de fascination.

Un peu en arrière sur le seuil de sa chaumine, une femme maigre, auteint hâve, aux yeux bistrés, berçait entre ses bras un nourrisson famé-lique. L’enfant pétrissait de sa petite main déjà brune une gorge tarie unpeu plus blanche que le reste de la poitrine et rappelant encore la jeunefemme dans cet être dégradé par la misère. La femme regardait les comé-diens avec la fixité morne de l’abrutissement, sans paraître bien se rendrecompte de ce qu’elle voyait. Accroupie à côté de sa fille, la grand-mère,plus courbée et plus ridée qu’Hécube, l’épouse de Priam, roi de l’Ilion,rêvassait le menton sur les genoux et les mains entrecroisées sur les osdes jambes, en la position de quelque antique idole égyptiaque. Des pha-langes formant jeu d’osselets, des lacis de veines saillantes, des nerfs ten-dus comme des cordes de guitare faisaient ressembler ces pauvres vieillesmains tannées à une préparation anatomique anciennement oubliée dansl’armoire par un chirurgien négligent. Les bras n’étaient plus que des bâ-tons sur lesquels floait une peau parcheminée, plissée aux articulationsde rides transversales pareilles à des coups de hachoir. De longs bouquetsde poils hérissaient le menton ; une mousse chenue obstruait les oreilles ;les sourcils, comme des plantes pariétaires à l’entrée d’une groe, pen-daient devant la caverne des orbites où sommeillait l’œil à demi voilépar la flasque pellicule de la paupière. ant à la bouche, les gencivesl’avaient avalée, et sa place n’était reconnaissable que par une étoile derides concentriques.

À la vue de cet épouvantail séculaire, le Pédant, qui marchait à pied,se récria :

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Le capitaine Fracasse Chapitre III

« Oh ! l’horrifique, désastreuse et damnable vieille ! À côté d’elle lesParques sont des poupines ; elle est si confite en vétusté, si obsolète etmoisie qu’aucune fontaine de Jouvence ne la pourrait rajeunir. C’est lapropre mère de l’Eternité ; et quand elle naquit, si jamais elle vint aumonde, car sa nativité a dû précéder la création, le Temps avait déjà labarbe blanche. Pourquoi maître Alcofribas Nasier ne l’a-t-il pas vue avantde pourtraire sa sibylle de Panzoust ou sa vieille émouchetée par le lionavec une queue de renard ? Il eût su alors ce qu’une ruine humaine peutcontenir de rides, lézardes, sillons, fossés, contrescarpes, et il en eût faitune magistrale description. Cee sorcière a été sans doute belle en sonavril, car ce sont les plus jolies filles qui font les plus horribles vieilles.Avis à vous, mesdemoiselles, continua Blazius en s’adressant à l’Isabelleet à la Sérafine, qui s’étaient rapprochées pour l’entendre ; quand je songequ’il suffirait d’une soixantaine d’hivers jetés sur vos printemps pour fairede vous d’aussi ordes, abominables et fantasmatiques vieilles que ceemomie échappée de sa boîte, cela m’afflige en vérité et me fait aimer mavilaine trogne, qui ne saurait être muée ainsi en larve tragique, mais dont,au contraire, les ans perfectionnent comiquement la laideur. »

Les jeunes femmes n’aiment pas qu’on leur présente, même dans lelointain le plus nuageux, la perspective d’être vieilles et laides, ce qui estla même chose. Aussi les deux comédiennes tournèrent-elles le dos auPédant avec un petit haussement d’épaules dédaigneux, comme accoutu-mées à de pareilles soises, et, se rangeant près du chariot dont on déchar-geait les malles, parurent-elles fort occupées du soin qu’on ne brutalisâtpoint leurs effets ; il n’y avait pas de réponse à faire au Pédant. Blazius,en sacrifiant d’avance sa propre laideur, avait supprimé toute réplique. Ilusait souvent de ce subterfuge pour faire des piqûres sans en recevoir.

La maison devant laquelle les bœufs s’étaient arrêtés avec cet instinctdes animaux qui n’oublient jamais l’endroit où ils ont trouvé provendeet litière était une des plus considérables du village. Elle se tenait avecune certaine assurance sur le bord de la route d’où les autres chauminesse retiraient honteuses de leur délabrement, et masquant leur nudité dequelques poignées de feuillages comme de pauvres filles laides surprisesau bain. Sûre d’être la plus belle maison de l’endroit, l’auberge semblaitvouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait les bras en travers

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Le capitaine Fracasse Chapitre III

au chemin, comme pour arrêter les passants « à pied et à cheval ».Cee enseigne, projetée hors de la façade par une sorte de potence en

serrurerie à laquelle au besoin l’on eût pu suspendre un homme, consistaiten une plaque de tôle rouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.

Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec saface et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus à lamanière de ces « ombres de soleil » dont l’art héraldique parsème quel-quefois le champ de ses blasons.elle raison avait fait choisir « le soleilbleu » pour montre de cee hôtellerie ? Il y a tant de soleils d’or sur lesgrandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des autres, et un peude singularité ne messied pas en fait d’enseigne. Ce motif n’était pas levéritable, quoiqu’il pût sembler plausible. Le peintre qui avait tracé ceeimage ne possédait plus sur sa palee que du bleu, et pour se ravitailleren couleurs il eût fallu qu’il fît un voyage jusques à quelque ville d’im-portance. Aussi prêchait-il la préexcellence de l’azur au-dessus des autresteintes, et peignait-il en cee nuance céleste des lions bleus, des chevauxbleus et des coqs bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi lesChinois l’eussent loué, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloignede la nature.

L’auberge du Soleil bleu avait un toit de tuiles, les unes brunies, lesautres d’un ton vermeil encore qui témoignaient de réparations récentes,et prouvaient qu’au moins il ne pleuvait pas dans les chambres.

La muraille tournée vers la route était plâtrée d’un crépi à la chaux quien dissimulait les gerçures et les dégradations, et donnait à la maison uncertain air de propreté. Les poutrelles du colombage, formant des X et deslosanges, étaient accusées par une peinture rouge à la mode basque. Pourles autres faces l’on avait négligé ce luxe, et les tons terreux du pisé appa-raissaient tout crûment. Moins sauvage ou moins pauvre que les autreshabitants du hameau, le maître du logis avait fait quelques concessionsaux délicatesses de la vie civilisée. La fenêtre de la belle chambre avaitdes vitres, chose rare à cee époque et en ce pays ; les autres baies conte-naient un cadre tendu de canevas ou de papier huilé, ou se bouchaientd’un volet peint du même rouge sang de bœuf que les charpentes de lafaçade.

Un hangar aenant à la maison pouvait abriter suffisamment les

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Le capitaine Fracasse Chapitre III

coches et les bêtes. – D’abondantes chevelures de foin passaient entreles barreaux des crèches comme à travers les dents d’un peigne énorme,et de longues auges, creusées dans de vieux troncs de sapin plantés surdes piquets, contenaient l’eau la moins fétide qu’avaient pu fournir lesmares voisines.

C’était donc avec raison que maître Chirriguirri prétendait qu’iln’existait pas à dix lieues à la ronde une hôtellerie si commode en bâ-timents, si bien fournie en provisions et victuailles, si flambante de bonfeu, si douillee en couchers, si assortie en draperies et vaisselles que l’-hôtellerie du Soleil bleu ; et en cela il ne se trompait pas et ne trompaitpersonne, car la plus proche auberge était éloignée de deux journées demarche au moins.

Le baron de Sigognac éprouvait malgré lui quelque honte à se trou-ver mêlé à cee troupe de comédiens ambulants, et il hésitait à franchirle seuil de l’auberge ; car, pour lui faire honneur, Blazus, le tyran, le Ma-tamore et le Léandre lui laissaient l’avantage du pas, lorsque l’Isabelle,devinant l’honnête timidité du baron, s’avança vers lui avec une petitemine résolue et boudeuse :

« Fi ! monsieur le baron, vous êtes à l’endroit des femmes d’une ré-serve plus glaciale que Joseph et qu’Hippolyte. Ne m’offrirez-vous pointle bras pour entrer dans cee hôtellerie ? »

Sigognac, s’inclinant, se hâta de présenter le poing à l’Isabelle, quiappuya sur la manche râpée du baron le bout de ses doigts délicats, demanière à donner à cee légère pression la valeur d’un encouragement.Ainsi soutenu, le courage lui revint, et il pénétra dans l’auberge d’un airde gloire et de triomphe ; – cela lui était égal que toute la terre le vît. Ence plaisant royaume de France, celui qui accompagne une jolie femme nesaurait être ridicule et ne fait que jaloux.

Chirriguirri vint au-devant de ses hôtes et mit son logis à la dispo-sition des voyageurs avec une emphase qui sentait le voisinage de l’Es-pagne. Une veste de cuir à la façon des Marégates, cerclée aux hanchespar un ceinturon à boucle de cuivre, faisait ressortir les formes vigou-reuses de son buste ; mais un bout de tablier retroussé par un coin, unlarge couteau plongé dans une gaine de bois tempéraient ce que sa minepouvait avoir d’un peu farouche, et mêlaient à l’ancien contrabandista

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une portion de cuisinier rassurante ; de même que son sourire bénin ba-lançait l’effet inquiétant d’une profonde cicatrice qui, partant du milieudu front, s’allait perdre sous des cheveux coupés en brosse. Cee cicatriceque Chirriguirri, en se penchant pour saluer le béret à la main, présentaitforcément aux regards se distinguait de la peau par une couleur violacéeet une dépression des chairs qui n’avaient pu combler tout à fait l’horriblehiatus. – Il fallait être un solide gaillard pour n’avoir point laissé fuir sonâme par une semblable fêlure ; aussi Chirriguirri était-il un gaillard solide,et son âme, sans doute, n’était point pressée d’aller voir ce que lui réser-vait l’autre monde. Des voyageurs méticuleux et timorés eussent trouvépeut-être le métier d’aubergiste bien pacifique pour un hôtelier de ceetournure ; mais, comme nous l’avons dit, le Soleil bleu était la seule hô-tellerie logeable dans ce désert.

La salle dans laquelle pénétrèrent Sigognac et les comédiens n’étaitpas aussi magnifique que Chirriguirri l’assurait : le plancher consistait enterre baue, et, au milieu de la chambre, une espèce d’estrade formée degrosses pierres composait le foyer. Une ouverture pratiquée au plafond,et barrée d’une tringle de fer d’où pendait une chaîne s’agrafant à la cré-maillère, remplaçait la hoe et le tuyau de cheminée, de sorte que toutle haut de la pièce disparaissait à demi dans le brouillard de fumée dontles flocons prenaient lentement un chemin de l’ouverture, si par hasardle vent ne les rabaait pas. Cee fumée avait recouvert les poutres dela toiture d’un glacis de bitume pareil à ceux qu’on voit dans les vieuxtableaux et contrastant avec le crépi de chaux tout récent des murailles.

Autour du foyer, sur trois faces seulement, pour laisser au cuisinierla libre approche de la marmite, des bancs de bois s’équilibraient sur lesrugosités du plancher calleux comme la peau d’une monstrueuse orange,à l’aide de tessons de pot ou de fragments de brique. Çà et là flânaientquelques escabeaux formés de trois pieux s’ajustant dans une plancheeque l’un d’eux traversait, de manière à soutenir un morceau de bois trans-versal qui pouvait à la rigueur servir de dossier à des gens peu soucieuxde leurs aises, mais qu’un sybarite eût assurément regardé comme un ins-trument de torture. Une espèce de huche, pratiquée dans une encoignure,complétait cet ameublement où la rudesse du travail n’avait d’égale quela grossièreté de la matière. Des éclats de bois de sapin, plantés dans des

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fiches de fer, jetaient sur tout cela une lumière rouge et fumeuse dont lestourbillons se réunissaient à une certaine hauteur aux nuages du foyer.Deux ou trois casseroles accrochées le long du mur comme des boucliersaux flancs d’une trirème, si cee comparaison n’est pas trop noble et trophéroïque pour un pareil sujet, s’illuminaient vaguement à cee lueur etlançaient à travers l’ombre des reflets sanguinolents. Sur une planche,une outre à demi dégonflée s’affaissait dans une aitude flasque et mortecomme un torse décapité. Du plafond tombait sinistrement au bout d’uncroc de fer une longue flèche de lard, qui, parmi les flocons de fuméemontant de l’âtre, prenait une alarmante apparence de pendu.

Certes le taudis, malgré les prétentions de l’hôte, était lugubre à voir,et un passant isolé aurait pu, sans être précisément poltron, se sentir l’i-magination travaillée de fantaisies maussades et craindre de trouver dansl’ordinaire du lieu quelqu’un de ces pâtés de chair humaine faits aux dé-pens des voyageurs solitaires ; mais la troupe des comédiens était tropnombreuse pour que de semblables terreurs pussent venir à ces braveshistrions accoutumés d’ailleurs, par leur vie errante, aux plus étrangeslogis.

À l’angle d’un des bancs, lorsque les comédiens entrèrent, sommeillaitune petite fille de huit à neuf ans, ou du moins qui ne paraissait avoir quecet âge, tant elle était maigre et chétive. Appuyée des épaules au dos-sier du banc, elle laissait choir sur sa poitrine sa tête d’où pleuvaient delongues mèches de cheveux emmêlés qui empêchaient de distinguer sestraits. Les nerfs de son col mince comme celui d’un oiseau plumé se ten-daient et semblaient avoir de la peine à empêcher la masse chevelue derouler à terre. Ses bras abandonnés pendaient de chaque côté du corps,les mains ouvertes, et ses jambes, trop courtes pour aeindre le sol, res-taient en l’air un pied croisé sur l’autre. Ces jambes, fines comme desfuseaux, étaient devenues d’un rouge brique par l’effet du froid, du soleilet des intempéries. De nombreuses égratignures, les unes cicatrisées, lesautres fraîches, révélaient des courses habituelles à travers les buissonset les halliers. Les pieds, petits et délicats de forme, avaient des boinesde poussière grise, la seule chaussure sans doute qu’ils eussent jamaisportée.

ant au costume, il était des plus simples et se composait de deux

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pièces : une chemise de toile si grossière que les barques en ont de plusfine pour leur voilure, et une coe de futaine jaune à la mode aragonaise,taillée jadis dans le morceau le moins usé d’une jupe maternelle. L’oiseaubrodé de diverses couleurs qui orne d’ordinaire ces sortes de jupons fai-sait partie du lé levé pour la petite, sans doute parce que les fils de la laineavaient soutenu un peu l’étoffe délabrée. Cet oiseau ainsi posé produisaitun effet singulier, car son bec se trouvait à la ceinture et ses paes aubord de l’ourlet, tandis que son corps, fripé et dérangé par les plis, pre-nait des anatomies bizarres et ressemblait à ces volatiles chimériques desbestiaires ou des vieilles mosaïques byzantines.

L’Isabelle, la Sérafine et la soubree prirent place sur ce banc, et leurpoids réuni à celui bien léger de la petite fille suffisait à peine pour contre-balancer la masse de la Duègne, assise à l’autre bout. Les hommes se dis-tribuèrent sur les autres banquees, laissant par déférence un espace videentre eux et le baron de Sigognac.

elques poignées de bourrée avaient ravivé la flamme, et le pétille-ment des branches sèches qui se tordaient dans le brasier réjouissait lesvoyageurs, un peu courbaturés de la fatigue du jour, et ressentant à leurinsu l’influence de la mal’aria qui régnait dans ce canton entouré d’eauxcroupies que le sol imperméable ne peut résorber.

Chirriguirri s’approcha d’eux courtoisement et avec toute la bonnegrâce que lui permeait sa mine naturellement rébarbative.

« e servirai-je à Vos Seigneuries ? Ma maison est approvisionnéede tout ce qui peut convenir à des gentilshommes. el dommage quevous ne soyez pas arrivés hier, par exemple ! J’avais préparé une hurede sanglier aux pistaches si délicieuse au fumet, si confite en épices, sidélicate à la dégustation qu’il n’en est malheureusement pas resté de quoimastiquer une dent creuse !

— Cela est en effet bien douloureux, dit le Pédant en se pourléchantles babines de sensualité à ces délices imaginaires ; la hure aux pistachesme plaît sur tous autres régals ; bien volontiers je m’en serais donné uneindigestion.

— Et qu’eussiez-vous dit de ce pâté de venaison dont les seigneursque j’hébergeai ce matin ont dévoré jusqu’à la croûte après avoir mis àsac l’intérieur de la place, sans faire quartier ni merci ?

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— J’eusse dit qu’il était excellent, maître Chirriguirri, et j’aurais louécomme il convient le mérite non pareil du cuisinier ; mais à quoi sert denous allumer cruellement l’appétit par des mets fallacieux digérés à l’-heure qu’il est, car vous n’y avez pas épargné le poivre, le piment, lamuscade et autres éperons à boire. Au lieu de ces plats défunts dont lasucculence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne sauraient noussustenter, récitez-nous les plats du jour, car l’aoriste est principalementfâcheux en cuisine, et la faim aime à table l’indicatif présent. Foin dupassé ! c’est le désespoir et le jeûne ; le futur, au moins, permet à l’esto-mac des rêveries agréables. Par pitié, ne racontez plus ces gastronomiesanciennes à de pauvres diables affamés et recrus comme des chiens dechasse.

— Vous avez raison, maître, le souvenir n’est guère substantiel, ditChirriguirri avec un geste d’assentiment ; mais je ne puis m’empêcherd’être aux regrets de m’être ainsi imprudemment dégarni de provisions.Hier mon garde-manger regorgeait, et j’ai commis, il n’y a pas plus dedeux heures, l’imprudence d’envoyer au château mes six dernières ter-rines de foies de canard ; des foies admirables, monstrueux ! de vraiesbouchées de roi !

— Oh ! quelle noce de Cana et de Gamache l’on ferait de tous les metsque vous n’avez plus et qu’ont dévorés des hôtes plus heureux ! Mais c’esttrop nous faire languir ; avouez-nous sans rhétorique ce que vous avez,après nous avoir si bien dit ce que vous n’aviez pas.

— C’est juste. J’ai de la garbure, du jambon et de la merluche, réponditl’hôtelier essayant une pudique rougeur, comme une honnête ménagèreprise au dépourvu à qui son mari amène trois ou quatre amis à dîner.

—Alors, s’écria en chœur la troupe famélique, donnez-nous de la mer-luche, du jambon et de la garbure.

— Mais aussi, quelle garbure ! poursuivit l’hôtelier reprenant sonaplomb et faisant sonner sa voix comme la fanfare d’une trompee ; descroûtons mitonnés dans la plus fine graisse d’oie, des choux frisés d’ungoût ambroisien, tels queMilan n’en produisit jamais demeilleurs, et cuitsavec un lard plus blanc que la neige au sommet de laMaladea ; un potageà servir sur la table des dieux !

— L’eau m’en vient à la bouche. Mais servez vite, car je crève de male

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rage de faim, dit le tyran avec un air d’ogre subodorant la chair fraîche.— Zagarriga, dressez vite le couvert dans la belle chambre, cria Chir-

riguirri à un garçon peut-être imaginaire, car il ne donna pas signe de vie,malgré l’intonation pressante employée par le patron.

— ant au jambon, j’espère que Vos Seigneuries en seront satis-faites ; il peut luer contre les plus exquis de la Manche et de Bayonne ; ilest confit dans le sel gemme, et sa chair, entrelardée de blanc et de rose,est la plus appétissante du monde.

— Nous le croyons comme précepte d’Evangile, dit le Pédant exas-péré ; mais déployez vivement cee merveille jambonique, ou bien il vase passer ici des scènes de cannibalisme comme sur les galions et cara-velles naufragés. Nous n’avons pas commis de crimes ainsi que le sieurTantalus pour être torturés par l’apparence de mets fugitifs !

— Vous parlez comme de cire, reprit Chirriguirri du ton le plus tran-quille. Holà ! ho ! toute la marmitonnerie, qu’on se démène, qu’on s’éver-tue, qu’on se précipite ! Ces nobles voyageurs ont faim et ne sauraientaendre ! »

La marmitonnerie ne bougea, non plus que le Zagarriga susnommé,sous le prétexte plus spécieux que valable qu’elle n’existait pas et n’avaitjamais existé. Tout le domestique de l’auberge consistait en une grandefille hâve et déchevelée, nommée laMionnee ; mais cee valetaille idéalequ’interpellait sans cesse maître Chirriguirri donnait, selon lui, bon airà l’auberge, l’animait, la peuplait, et justifiait le prix élevé de l’écot. Àforce d’appeler par leurs noms ces serviteurs chimériques, l’aubergiste duSoleil bleu était parvenu à croire à leur existence, et il s’étonnait presquequ’ils ne réclamassent point leurs gages, discrétion dont il leur savait gréd’ailleurs.

Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisait dans la piècevoisine que le couvert n’était pas encore mis, l’hôtelier, pour gagner dutemps, entreprit l’éloge de la merluche, thème assez stérile, et qui deman-dait certains efforts d’éloquence. Heureusement Chirriguirri était accou-tumé à faire valoir les mets insipides par les épices de sa parole.

« Vos Grâces pensent sans doute que la merluche est un régal vul-gaire, et en cela elles n’ont pas tort ; mais il y a merluche et merluche.Celle-ci a été pêchée sur le banc même de Terre-Neuve par le plus hardi

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marin du golfe de Gascogne. C’est une merluche de choix, blanche, dehaut goût, point coriace, excellente dans une friture d’huile d’Aix, pré-férable au saumon, au thon, au poisson-épée. Notre Saint-Père le pape,puisse-t-il nous accorder ses indulgences, n’en consomme pas d’autre encarême ; il en use aussi les vendredis et les samedis, et tels autres joursmaigres quand il est fatigué de sarcelles et de macreuses. Pierre Lestorbat,qui m’approvisionne, fournit aussi Sa Sainteté. De la merluche du Saint-Père, cela, Capdédious ! n’est pas à mépriser, et Vos Seigneuries sont gensà n’en pas faire fi ! autrement elles ne seraient pas bonnes catholiques.

— Aucun de nous ne tient pour la vache à Colas, répondit le Pédant,et nous serions flaés de nous ingurgiter cee merluche papale ; mais,Corbacche ! que ce mirifique poisson daigne sauter de la friture dans l’as-siee, ou nous allons nous dissiper en fumée comme larves et lémuresquand chante le coq et retourne le soleil.

— Il ne serait point décent de manger la friture avant le potage, ceserait mere culinairement la charrue devant les bœufs, fit maître Chirri-guirri d’un air de suprême dédain, et Vos Seigneuries sont trop bien éle-vées pour se permere des incongruités semblables. Patience, la garburea besoin encore d’un bouillon ou deux.

— Cornes du diable et nombril du pape ! beugla le tyran, je me conten-terais d’un brouet lacédémonien s’il était servi sur l’heure ! »

Le baron de Sigognac ne disait rien et ne témoignait aucune impa-tience ; il avait mangé la veille ! Dans les longues disees de son châteaude la faim, il s’était de longue main rompu aux abstinences érémitiques,et cee fréquence de repas étonnait son sobre estomac. Isabelle, Sérafinene se plaignaient pas, car la montre de voracité ne sied point aux jeunesdames, lesquelles sont censées se repaître de rosée et suc de fleurs commeavees. Le Matamore, soigneux de sa maigreur, semblait enchanté, car ilvenait de resserrer son ceinturon d’un point, et l’ardillon de la boucleclaquait librement dans le trou du cuir. Le Léandre bâillait et montraitles dents. La Duègne s’était assoupie, et sous son menton penché regor-geaient en boudins trois plis de chair flasque.

La petite fille, qui dormait à l’autre bout du banc, s’était réveillée etredressée. On pouvait voir son visage qu’elle avait dégagé de ses cheveuxqui semblaient avoir déteint sur son front tant il était fauve. Sous le hâle de

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la figure perçait une pâleur de cire, une pâleur mate et profonde. Aucunecouleur aux joues, dont les pommees saillaient. Sur les lèvres bleuâtres,dont le sourire malade découvrait des dents d’une blancheur nacrée, lapeau se fendillait en minces lamelles. Toute la vie paraissait réfugiée dansles yeux.

La maigreur de sa figure faisait paraître ces yeux énormes, et la largemeurtrissure de bistre qui les entourait comme une auréole leur donnaitun éclat fébrile et singulier. – Le blanc en paraissait presque bleu, tant lesprunelles y tranchaient par leur brun sombre, et tant la double ligne decils était épaisse et fournie. En ce moment ces yeux étranges exprimaientune admiration enfantine et une convoitise féroce, et ils se tenaient opi-niâtrement fixés sur les bijoux de l’Isabelle et de la Sérafine, dont la petitesauvage, sans doute, ne soupçonnait pas le peu de valeur. La scintilla-tion de quelque passementerie d’or faux, l’orient trompeur d’un collier enperles de Venise l’éblouissaient et la tenaient comme en une sorte d’ex-tase. Évidemment elle n’avait, de sa vie, rien vu de si beau. Ses narinesse dilataient, une faible rougeur lui montait aux joues, un rire sardoniquevoltigeait sur ses lèvres pâles, interrompu de temps à autre par un claque-ment de dents fiévreux, rapide et sec.

Heureusement personne de la compagnie ne regardait ce pauvre petittas de haillons secoué d’un tremblement nerveux, car on eût été effrayéde l’expression farouche et sinistre imprimée sur les traits de ce masquelivide.

Ne pouvant maîtriser sa curiosité, l’enfant étendit sa main brune, dé-licate et froide comme une main de singe, vers la robe de l’Isabelle, dontses doigts palpèrent l’étoffe avec un sentiment visible de plaisir et une ti-tillation voluptueuse. Ce velours fripé, miroité à tous ses plis, lui semblaitle plus neuf, le plus riche et le plus moelleux du monde.

oique le tact eût été bien léger, Isabelle se retourna et vit l’actionde la petite, à qui elle sourit maternellement. Se sentant sous un regard,l’enfant avait repris subitement une niaise physionomie puérile n’indi-quant qu’une stupeur idiote, avec une science instinctive de mimique quieût fait honneur à une comédienne consommée dans la pratique de sonart, et, d’une voix dolente, elle dit en son patois :

« C’est comme la chape de la Notre-Dame sur l’autel ! »

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Puis, baissant ses cils dont la frange noire lui descendait jusque surles pommees, elle appuya ses épaules au dossier de la banquee, joignitses mains, croisa ses pouces et feignit de s’endormir comme accablée parla fatigue.

Mionnee, la grande fille hagarde, vint annoncer que le souper étaitprêt, et l’on passa dans la salle voisine.

Les comédiens firent de leur mieux honneur au menu de maître Chir-riguirri, et, sans y trouver les exquisités promises, assouvirent leur faim,et surtout leur soif par de longues accolades à l’outre presque désenflée,comme une cornemuse d’où le vent serait sorti.

Ils allaient se lever de table lorsque des abois de chiens et un bruit depieds de chevaux se firent entendre près de l’auberge. Trois coups frap-pés à la porte avec une autorité impatiente signalèrent un voyageur quin’avait pas l’habitude de faire le pied de grue. La Mionnee se précipitavers l’huis, tire le loquet, et un cavalier, lui jetant presque le baant à lafigure, entra au milieu d’un tourbillon de chiens qui faillirent renverserla servante et se répandirent dans la salle sautant, gambadant, cherchantles reliefs sur les assiees desservies et en une minute accomplissant avecleurs langues la besogne de trois laveuses de vaisselle.

elques coups de fouet vigoureusement appliqués sur l’échine, sansdistinction d’innocents et de coupables, calmèrent comme par enchante-ment cee agitation ; les chiens se réfugièrent sous les bancs, haletants,tirant la langue, posèrent leurs têtes sur leurs paes ou s’arrondirent enboule, et le cavalier, faisant bruyamment résonner les molees de ses épe-rons, entra dans la chambre où mangeaient les comédiens avec l’assu-rance d’un homme qui est toujours chez lui quelque part qu’il se trouve.Chirriguirri le suivait, le béret à la main, d’un air obséquieux et presquecraintif, lui qui cependant n’était pas timide.

Le cavalier, debout sur le seuil de la chambre, toucha légèrement lebord de son feutre et parcourut d’unœil tranquille le cercle des comédiensqui lui rendaient son salut.

Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans ; des cheveux blonds frisés enspirale encadraient sa tête sanguine et joviale, dont les tons roses tour-naient au rouge sous l’impression de l’air et des exercices violents. Sesyeux, d’un bleu dur, brillaient à fleur de tête ; son nez, un peu retroussé du

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bout, se terminait par une facee neement coupée. Deux petites mous-taches rousses, cirées aux pointes et tournées en croc, se tortillaient sousce nez comme des virgules, faisant symétrie à une royale en feuille d’arti-chaut. Entre les moustaches et la royale s’épanouissait une bouche dont lalèvre supérieure un peu mince corrigeait ce que l’inférieure, large, rougeet striée de lignes perpendiculaires, aurait pu avoir de trop sensuel. Lementon se rebroussait brusquement, et sa courbe faisait saillir le bouquetde poils de la barbiche. Le front qu’il découvrit en jetant son feutre sur unescabeau présentait des tons blancs et satinés, préservé qu’il était habi-tuellement des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, et indiquait quece gentilhomme, avant qu’il eût quié la cour pour la campagne, devaitavoir le teint fort délicat. En somme, la physionomie était agréable, et lagaieté du franc compagnon y tempérait à propos la fierté du noble. Lecostume du nouveau venu montrait par son élégance que du fond de laprovince le marquis, c’était son titre, n’avait pas rompu ses relations avecles bons faiseurs et les bonnes faiseuses.

Un col de point coupé dégageait son col et se rabaait sur une vestede drap couleur citron agrémentée d’argent, très courte et laissant débor-der entre elle et le haut-de-chausses un flot de linge fin. Les manches decee veste, ou plutôt de cee brassière, découvraient la chemise jusqu’aucoude ; le haut-de-chausses bleu, orné d’une sorte de tablier en canonsde rubans paille, descendait un peu au-dessus du genou, où des boesmolles ergotées d’éperons d’argent le rejoignaient. Un manteau bleu ga-lonné d’argent, posé sur le coin de l’épaule, et retenu par une ganse, com-plétait ce costume, un peu trop coquet peut-être pour la saison et le pays,mais que nous justifierons d’un mot ; le marquis venait de suivre la chasseavec la belle Yolande, et il s’était adonisé de son mieux, voulant soutenirson ancienne réputation de braverie, car il avait été admiré au Cours-la-Reine parmi les raffinés et les gens du bel air.

« La soupe à mes chiens, un picotin d’avoine à mon cheval, un mor-ceau de pain et de jambon pour moi, un rogaton quelconque à mon pi-queur », dit le marquis jovialement en prenant place au bout de la table,près de la soubree, qui, voyant un beau seigneur si bien nippé, lui avaitdécoché une œillade incendiaire et un sourire vainqueur.

Maître Chirriguirri plaça une assiee d’étain et un gobelet devant le

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Le capitaine Fracasse Chapitre III

marquis ; – la soubree, avec la grâce d’une Hébé, lui versa une largerasade, qu’il avala d’un trait. Les premières minutes furent consacréesà réduire au silence les abois d’une faim de chasseur, la plus féroce desfaims, égale en âpreté à celle que les Grégeois nomment boulimie ; puisle marquis promena son regard autour de la table, et remarqua parmi lescomédiens, assis près d’Isabelle, le baron de Sigognac, qu’il connaissait devue, et qu’il avait croisé en passant avec la chasse devant le char à bœufs.

Isabelle souriait au baron, qui lui parlait bas, de ce sourire languissantet vague, caresse de l’âme, témoignage de sympathie plutôt qu’expressionde gaieté, auquel ne sauraient se méprendre ceux qui ont un peu l’habi-tude des femmes, et cee expérience ne manquait pas au marquis. Laprésence de Sigognac dans cee troupe de bohèmes ne le surprit plus, etle mépris que lui inspirait l’équipement délabré du pauvre baron diminuade beaucoup. Cee entreprise de suivre sa belle sur le chariot de espisà travers le hasard des aventures comiques ou tragiques lui parut d’uneimaginative galante et d’un esprit délibéré. Il fit un signe d’intelligence àSigognac pour lui marquer qu’il l’avait reconnu et comprenait son des-sein ; mais en véritable homme de cour il respecta son incognito, et neparut plus s’occuper que de la soubree, à qui il débitait des galanteriessuperlatives, moitié vraies, moitié moqueuses, qu’elle acceptait de mêmeavec des éclats de rire propres à montrer jusqu’au gosier sa denture ma-gnifique.

Lemarquis, désireux de pousser une aventure qui se présentait si bien,jugea à propos de se dire tout à coup fort épris du théâtre et bon juge enmatière de comédie. – Il se plaignit de manquer en province de ce plaisirpropre à exercer l’intellect, affiner le langage, augmenter la politesse etperfectionner les mœurs, et, s’adressant au tyran, qui paraissait le chefde la troupe, il lui demanda s’il n’avait pas d’engagements qui l’empê-chassent de donner quelques représentations des meilleurs pièces de sonrépertoire au château de Bruyères, où il serait facile de dresser un théâtredans la grand-salle ou dans l’orangerie.

Le tyran, souriant d’un air bonasse dans sa large barbe de crin, répon-dit que rien n’était plus facile, et que sa troupe, une des plus excellentesqui courussent la province, était au service de Sa Seigneurie, depuis le Roijusqu’à la soubree, ajouta-t-il avec une feinte bonhomie.

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Le capitaine Fracasse Chapitre III

« Voilà qui tombe on ne peut mieux, répondit le marquis, et pourles conditions il n’y aura point de difficulté ; vous fixerez vous-même lasomme ; on ne marchande point avec alie, laquelle est une muse fortconsidérée d’Apollon, et aussi bien vue à la cour qu’à la ville et en pro-vince, où l’on n’est pas si Topinambou qu’on affecte de le croire à Paris. »

Cela dit, le marquis, après un coup de genou significatif à la soubree,qui ne s’en effaroucha point, quia la table, enfonça son feutre jusqu’ausourcil, salua la compagnie de la main, et repartit au milieu des jappe-ments de sa meute ; il prenait les devants pour préparer au château laréception des comédiens.

Il se faisait déjà tard, et l’on devait repartir le matin de très bonneheure, car le château de Bruyères était assez éloigné, et si un cheval barbepeut, par les chemins de traverse, franchir aisément une distance de troisou quatre lieues, un chariot pesamment chargé et traîné sur une granderoute sablonneuse par des bœufs déjà fatigués y met un espace de tempsbeaucoup plus considérable.

Les femmes se retirèrent dans une espèce de soupente, où l’on avaitjeté des boes de paille ; les hommes restèrent dans la salle, s’accommo-dant du mieux qu’ils purent sur les bancs et les escabeaux.

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CHAPITRE IV

Brigands pour les oiseaux

R la petite fille que nous avons laisséeendormie sur le banc d’un sommeil trop profond pour ne pasêtre simulé. Son aitude nous semble à bon droit suspecte, et la

féroce convoitise avec laquelle ses yeux sauvages se fixaient sur le collierde perles d’Isabelle demande à ce qu’on surveille ses démarches.

En effet, dès que la porte se fut refermée sur les comédiens, elle sou-leva lentement ses longues paupières brunes, promena son regard inqui-siteur dans tous les coins de la chambre, et quand elle se fut bien assuréequ’il n’y avait plus personne, elle se laissa couler du rebord de la banqueesur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux en arrière par un mouvementqui lui était familier, et se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit sans faireplus de bruit qu’une ombre. Elle la referma avec beaucoup de précaution,prenant garde que le loquet ne retombât trop brusquement, puis elle s’é-loigna à pas lents jusqu’à l’angle d’une haie qu’elle tourna.

Sûre alors d’être hors de vue du logis, elle prit sa course, sautant

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Le capitaine Fracasse Chapitre IV

les fossés d’eau croupie, enjambant les sapins abaus et bondissant surles bruyères comme une biche ayant une meute après elle. Les longuesmèches de sa chevelure lui flagellaient les joues comme des serpents noirs,et parfois, retombant au front, lui interceptaient la vue ; alors, sans ra-lentir la rapidité de son allure, elle les repoussait avec la paume de lamain derrière son oreille et faisait un geste d’impatience mutine ; maisses pieds agiles semblaient n’avoir pas besoin d’être guides par la vue,tant ils connaissaient le chemin.

L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le démêler à la lueur livided’une lune à moitié masquée et portant pour touret de nez un nuage develours noir, était particulièrement désolé et lugubre. elques sapins,que l’entaille destinée à leur soutirer la résine rendait semblables à desspectres d’arbres assassinés, étalaient leurs plaies rougeâtres sur le bordd’un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas à éteindre la blan-cheur. Au-delà, de chaque côté de la route, s’étendaient les bruyères d’unviolet sombre, où floaient des bancs de vapeurs grisâtres auxquelles lesrayons de l’astre nocturne donnaient un air de fantômes en procession,bien fait pour porter la terreur en des âmes superstitieuses ou peu habi-tuées aux phénomènes de la nature dans ces solitudes.

L’enfant, accoutumée sans doute à ces fantasmagories du désert, n’yfaisait aucune aention et continuait sa course. Elle arriva enfin à uneespèce de monticule couronné de vingt ou trente sapins qui formaient làcomme une sorte de bois. Avec une agilité singulière, et qui ne trahissaitaucune fatigue, elle franchit l’escarpement assez roide et gagna le som-met du tertre. Debout sur l’élévation, elle promena quelque temps autourd’elle ses yeux pour qui l’ombre ne semblait pas avoir de voiles, et, n’a-percevant que l’immensité solitaire, elle mit deux de ses doigts dans sabouche et poussa, à trois reprises, un de ces sifflements que le voyageur,traversant les bois la nuit, n’entend jamais sans une angoisse secrète, bienqu’il les suppose produits par des chats-huants craintifs ou toute autrebestiole inoffensive.

Une pause séparait chacun des cris, que sans cela l’on eût pu confondreavec les ululations des orfraies, des bondrées et des chouees, tant l’imi-tation était parfaite.

Bientôt un monceau de feuilles parut s’agiter, fit le gros dos, se secoua

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comme une bête endormie qu’on réveille, et une forme humaine se dressalentement devant la petite.

« C’est toi, Chiquita, dit l’homme. elle nouvelle ? Je ne t’aendaisplus et faisais un somme. »

L’homme qu’avait réveillé l’appel de Chiquita était un gaillard devingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux et parais-sant propre à toutes les mauvaises besognes ; il pouvait être braconnier,contrebandier, faux saunier, voleur et coupe-jarrets, honnêtes industriesqu’il pratiquait les unes après les autres ou toutes à la fois, selon l’occur-rence.

Un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages, comme le jet delumière d’une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre dessapins, et eût permis, s’il se fût trouvé là quelque spectateur, d’examinersa physionomie et son costume d’une truculence caractéristique. Sa face,basanée et cuivrée comme celle d’un sauvage caraïbe, faisait briller parle contraste ses yeux d’oiseau de proie et ses dents d’une extrême blan-cheur, dont les canines très pointues ressemblaient à des crocs de jeuneloup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d’une blessure,et comprimait les touffes d’une chevelure drue, bouclée et rebelle, héris-sée en huppe au sommet de la tête ; un gilet de velours bleu, décoloré parun long usage et agrémenté de boutons faits de piécees soudées à unetige demétal, enveloppait son buste ; des grègues de toile floaient sur sescuisses, et des alpargatas faisaient s’entrecroiser leurs bandelees autourde ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costumeétait complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanchesaux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l’estomac,une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin ; et, s’il sefût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de laceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongéesen poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et portesur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l’arme acommis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d’Agostin comp-tait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sansmanquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Tel était le personnage avec qui Chiquita entretenait des relations

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mystérieuses.« Eh bien ! Chiquita, dit Agostin en passant avec un geste amical sa

rude main sur la tête de l’enfant, qu’as-tu remarqué à l’auberge de maîtreChirriguirri ?

— Il est venu, répondit la petite, un chariot plein de voyageurs ; on aporté cinq grands coffres sous le hangar, qui semblaient assez lourds, caril fallait deux hommes pour chacun.

— Hum ! fit Agostin, quelquefois les voyageurs meent des caillouxdans leurs bagages pour se créer de la considération auprès des hôteliers ;cela s’est vu.

— Mais, répondit Chiquita, les trois jeunes dames qui sont avec euxont des galons en passementeries d’or sur leurs habits. L’une d’elles, laplus jolie, a autour du cou un rang de gros grains blancs d’une couleurargentée, et qui brillent à la lumière ; oh ! c’est bien beau ! bien magni-fique !

— Des perles ! bon cela, dit entre ses dents le bandit, pourvu qu’ellesne soient pas fausses ! On travaille d’un si merveilleux goût à Murano, etles galants du jour ont des morales si relâchées !

— Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d’un ton de voix câlin, si tucoupes le cou à la belle dame, tu me donneras le collier.

— Cela t’irait bien, en effet, et congruerait merveilleusement à ta ti-gnasse ébouriffée, à ta chemise en toile à torchon et à ta jupe jaune serin.

— J’ai fait si souvent le guet pour toi, j’ai tant couru afin de t’avertirquand le brouillard s’élevait de terre, et que la roséemouillait mes pauvrespieds nus ! T’ai-je jamais fait aendre ta nourriture dans tes cachees,même lorsque la fièvre me faisait claquer du bec comme une cigogne aubord d’un marécage et que je pouvais à peine me traîner à travers leshalliers et les broussailles ?

— Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle ; mais nous ne le te-nons pas encore, ce collier. Combien as-tu compté d’hommes ?

— Oh ! beaucoup. Un gros et fort avec une large barbe au milieu duvisage, un vieux, deux maigres, un qui a l’air d’un renard et un autre quisemble un gentilhomme, bien qu’il ait des habits mal en point.

— Six hommes, fit Agostin devenu rêveur en supputant sur ses doigts.Hélas ! ce nombre ne m’eût pas effrayé autrefois ; mais je reste seul de ma

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bande. Ont-ils des armes, Chiquita ?— Le gentilhomme a son épée et le grand maigre sa rapière.— Pas de pistolets ni d’arquebuse ?— Je n’en ai pas vu, reprit Chiquita, à moins qu’ils ne les aient laissés

dans le chariot ; mais Chirriguirri ou la Mionnee m’aurait fait signe.— Allons, risquons le coup, et dressons l’embuscade, dit Agostin en

prenant sa résolution. Cinq coffres, des broderies d’or, un collier de perles.J’ai travaillé pour moins. »

Le brigand et la petite fille entrèrent dans le bois de sapins ; et, par-venus à l’endroit le plus secret, ils se mirent activement à déranger despierres et des brassées de broussailles, jusqu’à ce qu’ils eussent mis à nucinq ou six planches saupoudrées de terre. Agostin souleva les planches,les jeta de côté, et descendit jusqu’à mi-corps dans la noire ouverturequ’elles laissaient béante. Etait-ce l’entrée d’un souterrain ou d’une ca-verne, retraite ordinaire du brigand ? la cachee où il serrait les objetsvolés ? l’ossuaire où il entassait les cadavres de ses victimes ?

Cee dernière supposition eût paru la plus vraisemblable au specta-teur, si la scène eût eu d’autres témoins que les choucas perchés dans lasapinière.

Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa te-nant entre les bras une forme humaine d’une roideur cadavérique, qu’iljeta sans cérémonie sur le bord du trou. Chiquita ne parut éprouver au-cune frayeur à cee exhumation étrange, et tira le corps par les pieds àquelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frêle apparence nepermeait d’en supposer. Agostin, continuant son lugubre travail, sortitencore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprèsdu premier, souriant comme une jeune goule prête à faire ripaille dans uncimetière. Cee fosse ouverte, ce bandit arrachant à leur repos les restesde ses victimes, cee petite fille aidant à cee funèbre besogne, tout cela,sous l’ombre noire des sapins, composait un tableau fait pour inspirerl’effroi aux plus braves.

Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de l’escarpement, ledressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le corps étaitlié. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez à travers l’ombre l’apparenced’un homme vivant.

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« Hélas ! à quoi en suis-je réduit par le malheur des temps, dit Agos-tin avec un han de saint Joseph. Au lieu d’une bande de vigoureux drôles,maniant le couteau et l’arquebuse comme des soldats d’élite, je n’ai plusque des mannequins couverts de guenilles, des épouvantails à voya-geurs, simples comparses de mes exploits solitaires ! Celui-ci, c’était Ma-tasierpes, le vaillant Espagnol, mon ami de cœur, un garçon charmant,qui avec sa navaja traçait des croix sur la figure des gavaches aussi pro-prement qu’avec un pinceau trempé dans du rouge ; bon gentilhommed’ailleurs, hautain comme s’il était issu de la propre cuisse de Jupiter, pré-sentant le coude aux dames pour descendre de coche et détroussant lesbourgeois d’une façon grandiose et royale ! Voilà sa cape, sa golille et sonsombrero à plume incarnadine que j’ai pieusement dérobés au bourreaucomme des reliques, et dont j’ai revêtu l’homme de paille qui remplace cejeune héros digne d’un meilleur sort. Pauvre Matasierpes ! cela le contra-riait d’être pendu, non qu’il se souciât du trépas ; mais comme noble, ilprétendait avoir le droit d’être décapité. Par malheur, il ne portait pas sagénéalogie dans sa poche, et il lui fallut expirer perpendiculairement. »

Retournant près de la fosse, Agostin prit un autre mannequin coifféd’un béret bleu :

« Celui-là, c’est Isquibaïval, un fameux, un vaillant, plein de cœur àl’ouvrage, mais il avait quelquefois trop de zèle et se laissait aller à toutmassacrer : il ne faut pas détruire la pratique, que diable ! Du reste, peuâpre au butin, toujours content de sa part. Il dédaignait l’or et n’aimaitque le sang ; brave nature ! Et quelle belle aitude il eut sous la barre dutortionnaire, lorsqu’il fut roué en pleine place d’Orthez ! Régulus et saintBarthélemy ne firent pasmeilleure contenance dans les tourments. C’étaitton père, Chiquita, honore sa mémoire et dis une prière pour le repos deson âme. »

La petite fit un signe de croix, et ses lèvres s’agitèrent comme mur-murant les paroles sacrées.

Le troisième épouvantail avait le pot en tête et rendait entre les brasd’Agostin un bruit de ferraille. Un plastron de fer luisait vaguement surson buffle en lambeaux, et des targees brimbalaient sur ses cuisses. Lebandit fourbit l’armure de sa manche pour lui rendre son éclat.

« Un éclair de métal qui flamboie dans l’ombre inspire parfois une

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terreur salutaire. On croit avoir affaire à des gens d’armes en vacance.Un vieux routier, celui-là ! travaillant sur le grand chemin comme sur lechamp de bataille, avec sang-froid, méthode et discipline. Une pistoladeen pleine figure me le ravit. elle irréparable perte ! Mais je vengeraibien sa mort ! »

Le quatrième fantôme, drapé d’un manteau en dents de scie, futcomme les autres honoré d’une oraison funèbre. Il avait rendu l’âme àla question, ne voulant pas convenir, par modestie, de ses hauts faits, etrefusant avec une constance héroïque de livrer les noms de ses camaradesà la justice trop curieuse.

Le cinquième, représentant Florizel de Bordeaux, n’obtint pas de my-riologie d’Agostin, mais un simple regret mêlé d’espérance. Florizel, lamain la plus légère de la province pour tirer sur les ponts la soie ou lalaine, ne se balançait pas comme les autres, moins heureux, aux chaînesdu gibet, lavé de la pluie et piqué des corbeaux. Il voyageait aux frais del’État sur les galères du roi dans lesmers océanes etméditerranées. Ce n’é-tait qu’un filou parmi des brigands, un renard dans une bande de loups ;mais il avait des dispositions, et, perfectionné à l’école de la chiourme, ilpouvait devenir un sujet d’importance ; on n’est pas parfait du premiercoup. Agostin aendait impatiemment que cet aimable personnage s’é-chappât du bagne et lui revînt.

Gros et court, vêtu d’une souquenille cerclée par une large ceinture decuir, coiffé d’un chapeau à larges bords, le sixième mannequin fut plantéun peu en avant des autres comme un chef d’escouade.

« Tu mérites cee place d’honneur, fit Agostin en s’adressant à l’é-pouvantail, patriarche du grand chemin, Nestor de la tire, Ulysse de lapince et du croc, ô grand Lavidaloe, mon guide et mon maître, toi quime reçus parmi les chevaliers de la belle Etoile, et qui, de mauvais éco-lier que j’étais, me fis bandit émérite. Tu m’appris à parler le narquois, àme déguiser de vingt manières diverses, comme feu Protéus quand il étaitpressé des gens ; à ficher le couteau dans le nœud d’une planche à trentepas de distance ; à moucher une chandelle d’un coup de pistolet ; à passercomme la bise à travers les serrures ; à me promener invisible par les logis,de même que si j’eusse eu une main de gloire en ma possession ; à trouverles cachees les plus absconses, et cela sans baguee de coudrier ! e

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de bonnes doctrines j’ai reçues de toi, grand homme ! et comme tu mefis voir, par raisons éloquemment déduites, que le travail était fait pourles sots ! Pourquoi faut-il que la fortune marâtre t’ait réduit à mourir defaim dans cee caverne, dont les issues étaient gardées et où les sergentsn’osaient pénétrer ; car nul ne se soucie, pour brave qu’il soit, d’affron-ter le lion en son antre même ; mourant, il peut encore abare cinq ousix compagnons, de sa griffe ou de sa dent ! Allons, toi à qui, indigne, j’aisuccédé, commande sagement cee petite troupe chimérique et falote, cesmannequins, spectres des braves que nous avons perdus, et qui, bien quedéfunts, rempliront encore, comme le Cid mort, leur office de vaillants.Vos ombres, glorieux bandits, suffiront à détrousser ces bélîtres. »

Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur la route pour jugerde l’effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l’air suffisam-ment horrifique et féroce, et l’œil de la peur pouvait s’y tromper dansl’ombre de la nuit ou le crépuscule du matin, à cee heure louche où lesvieux saules, avec leurs tronçons de branche, prennent au rebord des fos-sés la physionomie d’hommes vous montrant le poing ou brandissant descoutelas.

« Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d’armer tes mannequins !— C’est vrai, répondit le brigand. À quoi donc pensais-je ? Les plus

beaux génies ont leurs distractions ; mais cela peut se réparer. »Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûts d’arquebuse, des

épées rouillées, ou même de simples bâtons couchés en joue ; avec cetarsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment formi-dable.

« Comme la traite est longue du village à la dînée, ils partiront sansdoute à trois heures du matin ; et, quand ils passeront devant l’embus-cade, l’aube commencera à poindre, instant favorable, car il ne faut à noshommes ni trop de lumière ni trop d’ombre. Le jour les trahirait, la nuitles cacherait. En aendant, faisons un somme. Le grincement des rouesnon graissées du chariot, ce bruit qui met en fuite les loups épouvantés,s’entend de loin et nous réveillera. Nous autres qui ne dormons jamaisque d’un œil comme les chats, nous serons bien vite sur pied. »

Cela dit, Agostin s’étendit sur quelques jonchées de bruyères. Chi-quita s’allongea près de lui pour profiter de la capa de muestra valen-

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cienne qu’il s’était jetée dessus comme couverture et procurer un peu dechaleur à ses pauvres petits membres tremblants de fièvre. Bientôt la tié-deur l’envahit, ses dents cessèrent de claquer, et elle partit pour le paysdes songes. Nous devons avouer que dans ses rêves enfantins ne vole-taient pas de beaux chérubins roses cravatés d’ailes blanches, ne bêlaientpas des moutons savonnés et ornés de faveurs, ne s’élevaient pas des pa-lais de caramel à colonnes d’angélique. Non ; Chiquita voyait la tête cou-pée d’Isabelle qui tenait entre ses dents le collier de perles, et, sautant parbonds désordonnés et brusques, cherchait à le dérober aux mains tenduesde l’enfant. Ce rêve agitait Chiquita, et Agostin, à demi réveillé aux sou-bresauts, murmurait parmi un ronflement :

« Si tu ne te tiens pas tranquille, je t’envoie d’un coup de pied, au basdu talus, gigoter avec les grenouilles. »

Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tint pour dit etne bougea plus. Le souffle de leurs respirations égales fut bientôt le seulbruit qui trahît la présence d’êtres vivants dans cee morne solitude.

Le brigand et sa petite complice buvaient à pleines gorgées à la coupenoire du sommeil, au milieu de la lande, quand à l’auberge du Soleil bleule bouvier, frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les comédiens qu’ilétait temps de se mere en route.

On s’arrangea comme on put dans le chariot, sur les malles qui for-maient des angles désordonnés, et le tyran se compara au sieur Poly-phème, couché sur une crête de montagne, ce qui ne l’empêcha pas deronfler bientôt comme un chantre ; les femmes s’étaient bloies au fond,sous la banne, où les toiles ployées des décors représentaient une espècede matelas, comparativement moelleux. Malgré le grincement affreux desroues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout le mondes’endormit d’un sommeil pénible, entremêlé de rêves incohérents et bi-zarres, où les bruits du chariot se transformaient en ululations de bêtesféroces ou en cris d’enfants égorgés.

Sigognac, l’esprit agité par la nouveauté de l’aventure et le tumultede cee vie bohémienne, si différente du silence claustral de son château,marchait à côté du char. Il songeait aux grâces adorables d’Isabelle, dontla beauté et la modestie semblaient plutôt d’une demoiselle née que d’unecomédienne errante, et il s’inquiétait de savoir comment il s’y prendrait

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pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose était déjà faite, et quela douce créature, touchée au plus tendre de l’âme, n’aendait pour luidonner son cœur autre chose, sinon qu’il le lui demandât. Le timide baronarrangeait dans sa tête une foule d’incidents terribles ou romanesques, dedévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amenerce formidable dont la pensée seule lui serrait la gorge ; et cependant, cetaveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix,ses soupirs mal étouffés, l’empressement un peu gauche dont il entouraitIsabelle, les réponses distraites qu’il faisait aux comédiens l’avaient déjàprononcé de la façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu’il ne lui eûtpas dit un mot d’amour, ne s’y était pas trompée.

Le matin commençait à grisonner. Une étroite bande de lumière pâles’allongeait au bord de la plaine, dessinant en noir d’une manière dis-tincte, malgré l’éloignement, les bruyères frissonnantes et même la pointedes herbes.elques flaques d’eau, égratignées par le rayon, brillaient çàet là comme lesmorceaux d’une glace brisée. De légers bruits s’éveillaient,et des fumées montaient dans l’air tranquille, révélant à de grandes dis-tances la reprise de l’activité humaine au milieu de ce désert. Sur la zonelumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait,qui de loi ressemblait à un compas tenu par un géomètre invisible et me-surant la lande. C’était un berger monté sur ses échasses, marchant à pasde faucheux à travers les marécages et les sables.

Ce spectacle n’était pas nouveau pour Sigognac, et il y faisait peu d’at-tention ; mais, si fort qu’il fût enfoncé dans sa rêverie, il ne put s’empêcherd’être préoccupé par un petit point brillant qui scintillait sous l’ombreencore fort noire du bouquet de sapins où nous avons laissé Agostin etChiquita. Ce ne pouvait être une luciole ; la saison où l’amour illumine lesvers luisants de son phosphore était passée depuis plusieurs mois. Etait-ce l’œil d’un oiseau de nuit borgne ? car il n’y avait qu’un point lumineux.Cee supposition ne satisfaisait pas Sigognac ; on eût dit le pétillementd’une mèche d’arquebuse allumée.

Cependant le chariot marchait toujours, et, en se rapprochant de lasapinière, Sigognac crut démêler sur le bord de l’escarpement une rangéed’êtres bizarres plantés comme en embuscade et dont les premiers rayonsdu soleil levant ébauchaient vaguement les formes ; mais, à leur parfaite

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Le capitaine Fracasse Chapitre IV

immobilité, il les prit pour de vieilles souches et se prit à rire en lui-mêmede son inquiétude, et il n’éveilla pas les comédiens comme il en avaitd’abord eu l’idée.

Le chariot fit encore quelques tours de roue. Le point brillant sur le-quel Sigognac tenait toujours les yeux fixés se déplaça. Un long jet de feusillonna un flot de fumée blanchâtre ; une forte détonation se fit entendre,et une balle s’aplatit sous le joug des bœufs, qui se jetèrent brusquementde côté, entraînant le chariot, qu’un tas de sable retint heureusement aubord du fossé.

À la détonation et à la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut ;les jeunes femmes se mirent à pousser des cris aigus. La vieille seule,faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou troisdoublons serrés dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son soulier.

Debout, à la tête du char d’où les comédiens s’efforçaient de sortir,Agostin, sa cape de Valence roulée sur son bras, sa navaja au poing, criaitd’une voix tonnante :

« La bourse ou la vie ! toute résistance est inutile ; au moindre signede rébellion ma troupe va vous arquebuser ! »

Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le ba-ron, dont le généreux cœur ne pouvait admere l’insolence d’un pareilmaroufle, avait tranquillement dégainé et fondait sur lui l’épée haute.Agostin parait les boes du baron avec son manteau et épiait l’occasionde lui lancer sa navaja ; appuyant le manche du couteau à la saignée, et,balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de Si-gognac, à qui bien en prit de n’être pas obèse. Une légère retraite de côtélui fit éviter la pointe meurtrière ; la lame alla tomber à quelques pas plusloin. Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que sa troupe d’épou-vantail ne pouvait lui être d’aucun secours. Cependant, comptant sur uneffet de terreur, il cria : « Feu ! vous autres ! » Les comédiens, craignantl’arquebusade, firent un mouvement de retraite et se réfugièrent derrièrele chariot, où les femmes piaillaient comme des geais plumés vifs. Sigo-gnac lui-même, malgré son courage, ne put s’empêcher de baisser un peula tête.

Chiquita, qui avait suivi toute la scène cachée par un buisson dontelle écartait les branches, voyant la périlleuse situation de son ami, rampa

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comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau sansqu’on prît garde à elle, et, se redressant d’un bond, remit la navaja au ban-dit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que l’expression qui rayonnaitsur la tête pâle de l’enfant ; des éclairs jaillissaient de ses yeux sombres,ses narines palpitaient comme des ailes d’épervier, ses lèvres entrouverteslaissaient voir deux rangées de dents féroces comme celles qui luisentdans le rictus d’un animal acculé. Toute sa petite personne respirait in-domptablement la haine et la révolte.

Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-être le baron deSigognac eût-il été arrêté au début de ses aventures, si une main de fern’avait saisi fort opportunément le poignet du bandit. Cee main, serrantcomme un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles, froissait les os,faisait gonfler les veines et venir le sang dans les ongles. Agostin essayade se débarrasser par des secousses désespérées ; il n’osait se retourner,car le baron l’eût lardé dans le dos, et il parait encore les coups de son brasgauche, et pourtant il sentait que sa main prise s’arracherait de son brasavec ses nerfs s’il persistait à la délivrer. La douleur devint si violente queses doigts engourdis s’entrouvrirent et lâchèrent l’arme.

C’était le tyran qui, passant derrière Agostin, avait rendu ce bon officeà Sigognac. Tout à coup il poussa un cri :

«Mordious ! est-ce qu’une vipèreme pique ; j’ai senti deux crocs poin-tus m’entrer dans la jambe ! »

En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faireretourner ; le tyran, sans lâcher prise, secoua la petite fille et l’envoyarouler à dix pas sur le chemin. LeMatamore, reployant ses longs membresarticulés comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa le couteau, leferma et le mit dans sa poche.

Pendant cee scène, le soleil émergeait petit à petit de l’horizon ; uneportion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne deslandes, et les mannequins, sous ce rayon véridique, perdaient de plus enplus leur apparence humaine.

« Ah çà ! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses de ces messieursont fait long feu à cause de l’humidité de la nuit. En tout cas, ils ne sontguère braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne bougent nonplus que des Termes mythologiques !

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— Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua le Matamore en escala-dant le talus, ce sont des hommes de paille habillés de guenilles, armés deferrailles, excellents pour éloigner les oiseaux des cerises et des raisins. »

En six coups de pied il fit rouler aumilieu de la route les six grotesquesfantoches, qui s’épatèrent sur la poudre avec ces gestes irrésistiblementcomiques de marionnees dont on a abandonné les fils. Ainsi disloquéset aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi bouffonne quesinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.

« Vous pouvez descendre, mesdames, dit le baron aux comédiennes,il n’y a plus rien à craindre ; ce n’était qu’un péril en peinture. »

Désolé du mauvais succès d’une ruse qui habituellement lui réussis-sait, tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les objets,Agostin penchait le tête d’un air piteux. Près de lui se tenait Chiquita ef-farée, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris par le jour. Lebandit craignait que les comédiens, qui étaient en nombre, ne lui fissentun mauvais parti ou ne le livrassent à la justice ; mais la farce des man-nequins les avait mis en belle humeur, et ils s’esclaffaient de rire commeun cent de mouches. Le rire n’est point cruel de sa nature ; il distinguel’homme de la bête, et il est, suivant Homérus, l’apanage des dieux im-mortels et bienheureux qui rient olympiquement tout leur saoul pendantles loisirs de l’éternité.

Aussi le tyran, qui était bonasse de sa nature, desserra-t-il les doigts,et, tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix tragique, dontil gardait parfois les intonations dans le langage familier :

« Drôle, tu as fait peur à ces dames, et pour cela tu mériterais d’êtrependu haut et court ; mais si, comme je le crois, elles te font grâce, carce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pas au prévôt. Le métier d’ar-gousin ne me ragoûte pas ; je ne tiens pas à pourvoir la potence de gibier.D’ailleurs, ton stratagème est assez picaresque et comique. C’est un bontour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons. Comme acteurexpert aux ruses et subterfuges, je l’apprécie, et ton imaginative m’induità l’indulgence. Tu n’es point platement et bestialement voleur, et ce seraitdommage de t’interrompre en une si belle carrière.

—Hélas ! répondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis plusà plaindre que vous ne pensez ; il ne reste plus que moi de ma troupe aussi

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bien composée naguère que la vôtre ; le bourreau m’a pris mes premiers,seconds et troisièmes rôles ; il faut que je joue tout seul ma pièce sur lethéâtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des man-nequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse.Ah ! c’est un sort plein de mélancolie ! avec cela, il ne passe personne surma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, si dure aux pié-tons, chevaux et carrosses ; elle ne vient de nulle part et ne mène à rien ;mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin unpeu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants qui travaillent s’imaginentque tout est roses dans la vie du voleur ; il y a beaucoup de chardons. Jevoudrais bien être honnête ; mais comment me présenter aux portes desvilles avec une mine si truculente et une toilee si sauvagement dégue-nillée ! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, sij’en avais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné, monté biensoigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoiacheter une capeline à cee pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, etsuis né sous une étoile enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’uncran. Votre courage intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque jen’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumône.

— C’est juste, répondit le tyran, nous t’empêchons d’exercer ton in-dustrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux pistolespour boire à notre santé. »

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fitprésent à Chiquita. « Oh ! c’est le collier de grains blancs que je vou-drais », dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La comédiennele défit et le passa au cou de la petite voleuse éperdue et ravie. Chiquitaroulait en silence les grains blancs sous ses doigts brunis, penchant la têteet tâchant d’apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puis ellereleva brusquement sa tête, secoua ses cheveux en arrière, fixa ses yeuxétincelants sur Isabelle, et dit avec un accent profond et singulier :

« Vous êtes bonne ; je ne vous tuerai jamais ! »D’un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu’à un petit tertre où elle

s’assit, contemplant son trésor.Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa ses mannequins démanti-

bulés, les reporta dans la sapinière, et les inhuma de nouveau pour une

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meilleure occasion. Le chariot, que le bouvier avait rejoint, car à la déto-nation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant ses voyageurs sedébrouiller comme ils l’entendraient, se remit pesamment en marche.

La Duègne retira les doublons de ses souliers et les réintégra mysté-rieusement au fond de sa pochee.

« Vous vous êtes conduit comme un héros de roman, dit Isabelle àSigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sûreté ; comme vousavez bravement poussé ce bandit que vous deviez croire soutenu par unebande bien armée !

— Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade, répondit mo-destement le baron ; pour vous protéger je fendrais des géants du crâne àla ceinture, je merais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combaraisparmi des tourbillons de flamme et de fumée des orques, des endriagueset des dragons, je traverserais des forêts magiques, pleines d’enchante-ments, je descendrais aux enfers comme Énéas et sans rameau d’or. Auxrayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre présenceou votre pensée seulement m’infuse quelque chose de surhumain. »

Cee rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, comme diraitLongin, asiatiquement hyperbolique, mais elle était sincère. Isabelle nedouta pas un instant que Sigognac n’accomplît en son honneur toutesces fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et deFlorimart d’Hyrcanie. Elle avait raison ; le sentiment le plus vrai dictaitces emphases au baron, d’heure en heure plus épris. L’amour ne trouve ja-mais pour s’exprimer de termes assez forts. Sérafine, qui avait entendu lesphrases de Sigognac, ne put s’empêcher de sourire, car toute jeune femmetrouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on adresse à uneautre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les plus naturelles dumonde. Elle eut un instant l’idée d’essayer le pouvoir de ses charmes et dedisputer Sigognac à son amie ; mais cee velléité dura peu. Sans être pré-cisément intéressée, Sérafine se disait que la beauté était un diamant quidevait être enchâssé dans l’or. Elle possédait le diamant, mais l’or man-quait, et le baron était si désastreusement râpé qu’il ne pouvait fournir nila monture ni même l’écrin. La grande coquee rengaina donc l’œilladepréparée, se disant que de telles amourees étaient bonnes seulementpour des ingénues, et non pour des premiers rôles, et elle reprit sa mine

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Le capitaine Fracasse Chapitre IV

détachée et sereine.Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait à jeter

du sable sous les paupières des voyageurs lorsque le bouvier dit :« Voilà le château de Bruyères ! »

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CHAPITRE V

Chez monsieur le marquis

A ’ belle matinée, le château de Bruyères se dé-veloppait de la façon la plus avantageuse du monde. Les do-maines du marquis, situés sur l’ourlet de la lande, se trouvaient

en pleine terre végétale, et le sable infertile poussait ses dernières vaguesblanches contre les murailles du parc. Un air de prospérité, formant unparfait contraste avec la misère des alentours, réjouissait agréablement lavue dès qu’on y meait le pied ; c’était comme une île Macarée au milieud’un océan de désolation.

Un saut-de-loup, revêtu d’un beau parement de pierre, déterminaitl’enceinte du château sans le masquer. Dans un fossé miroitait en car-reaux verts une eau brillante et vive dont aucune herbe aquatique n’alté-rait la pureté, et qui témoignait d’un soigneux entretien. Pour la traverserse présentait un pont de briques et de pierre assez large pour que deuxcarrosses y pussent rouler de front, et garni de garde-fous à balustres. Cepont aboutissait à une magnifique grille en fer bau, vrai monument en

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serrurerie que l’on aurait cru façonné du propre marteau de Vulcain. Lesportes s’accrochaient à deux piliers demétal quadrangulaires, travaillés etfouillés à jour, simulant un ordre d’architecture et portant une architraveau-dessus de laquelle s’épanouissait un buisson de rinceaux contournés,d’où partaient des feuillages et des fleurs se recourbant avec des symé-tries antithétiques. Au centre de ce fouillis ornemental rayonnait le bla-son du marquis, qui portait d’or à la fasce bretessée et contre-bretessée degueules, avec deux hommes sauvages pour support. De chaque côté de lagrille se hérissaient sur des volutes en accolades pareilles à ces traits deplume que les calligraphes tracent sur le vélin des artichauts de fer auxfeuilles aiguës, destinés à empêcher les maraudeurs agiles de sauter dupont sur le terre-plein intérieur par les angles de la grille.elques fleurset quelques ornements dorés, se mêlant d’une manière discrète à la sé-vérité du métal, ôtaient à cee serrurerie son aspect défensif pour ne luilaisser qu’une apparence de richesse élégante. C’était une entrée presqueroyale, et, quand un valet à la livrée du marquis en eut ouvert les portes,les bœufs qui traînaient le chariot hésitèrent à la franchir, comme éblouispar ces magnificences et honteux de leur rusticité. Il fallut une piqûred’aiguillon pour les décider. Ces braves bêtes trop modestes ne savaientpas que labourage est nourricier de noblesse.

En effet, par une grille semblable, il n’eût dû entrer que des carrosses àtrains dorés, à caisses drapées de velours, à portières avec glaces de Veniseou mantelets en cuir de Cordoue ; mais la comédie a ses privilèges, et lechar de espis pénètre partout.

Une allée sablée de la largeur du pont conduisait au château, traver-sant un jardin ou parterre planté selon la dernière mode. Des bordures debuis rigoureusement taillées y dessinaient des cadres où se déployaient,comme sur une pièce de damas, des ramages de verdure d’une symétrieparfaite. Les ciseaux du jardinier ne permeaient pas à une feuille de dé-passer l’autre, et la nature, malgré ses rébellions, était obligée de s’y fairel’humble servante de l’art. Au milieu de chaque compartiment, se dres-sait, dans une aitude mythologique et galante, une statue de déesse oude nymphe en style flamand italianisé. Des sables de diverses couleursservaient de fond à ces dessins végétaux qu’on n’eût pas plus régulière-ment tracés sur le papier.

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

À la moitié du jardin une allée de même largeur se croisait avec lapremière, non pas à angles droits, mais en aboutissant à une sorte de rond-point dont le centre était occupé par une pièce d’eau, ornée d’une rocailleservant de piédestal à un Triton enfant qui soufflait une fusée de cristalliquide avec sa conque.

Sur les côtés du parterre régnaient des charmilles palissadées, tonduesà vif et que l’automne commençait à dorer. Une industrie savante avaitfait de ces arbres, qu’il eût été difficile de reconnaître pour tels, un por-tique à arcades qui laissaient par leurs baies apercevoir des perspectives etdes fuites ménagées à souhait pour le plaisir des yeux sur les campagnesenvironnantes.

Le long de l’allée principale, des ifs taillés en pyramides, en boules,en pots à feu, alternés de distance en distance, découpaient leur feuillagesombre toujours vert et se tenaient rangés comme une haie de serviteurssur le passage des hôtes.

Toutes cesmagnificences émerveillaient au plus haut degré les pauvrescomédiens, qui, rarement, avaient été admis en de pareils séjours. Séra-fine, guignant ces splendeurs du coin de l’œil, se promeait bien de cou-per l’herbe sous le pied à la soubree et de ne pas permere à l’amourdu marquis de déroger ; cet Alcandre lui semblait revenir de droit à lagrande coquee. Depuis quand voit-on la suivante avoir la préséance surla dame ? La soubree, sûre de ses charmes, niés des femmes mais recon-nus des hommes sans conteste, se regardait déjà presque comme chez elle,non sans raison ; elle se disait que le marquis l’avait particulièrement dis-tinguée, et que d’une œillade assassine adressée en plein cœur lui venaitsubitement ce goût de comédie. Isabelle, qu’aucune visée ambitieuse nepréoccupait, tournait la tête vers Sigognac assis derrière elle dans le cha-riot, où une sorte de pudeur l’avait fait se réfugier, et de son vague et char-mant sourire elle cherchait à dissiper l’involontaire mélancolie du baron.Elle sentait que le contraste du riche château de Bruyères et du misérablecastel de Sigognac devait produire une impression douloureuse sur l’âmedu pauvre gentilhomme, réduit par la mauvaise fortune à suivre les aven-tures d’une charretée de comédiens errants, et, avec son doux instinct defemme, elle jouait tendrement autour de ce brave cœur blessé, digne entout point d’une meilleure chance.

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

Le tyran remuait dans sa tête, comme des billes dans un sac, le chiffredes pistoles qu’il demanderait pour gage de sa troupe, ajoutant un zéroà chaque tour de roue. Blazius le Pédant, passant sa langue de Silènesur ses lèvres altérées d’une soif inextinguible, songeait libidineusementaux muids, quartauts et poinçons de vin des meilleurs crus que devaientcontenir les celliers du château. Le Léandre, raccommodant d’un petitpeigne d’écaille l’économie un peu compromise de sa perruque, se de-mandait, avec un baement de cœur, si ce féerique manoir renfermaitune châtelaine. estion d’importance ! Mais la mine hautaine et bra-vache, quoique joviale du marquis, modérait un peu les audaces qu’il sepermeait déjà en imagination.

Rebâti à neuf sous le règne précédent, le château de Bruyères se dé-ployait en perspective au bout du jardin dont il occupait presque toutela largeur. Le style de son architecture rappelait celui des hôtels de laplace Royale de Paris. Un grand corps de logis et deux ailes revenant enéquerre, de façon à former une cour d’honneur, composaient une ordon-nance fort bien entendue et majestueuse sans ennui. Les murs de briquesrouges reliés aux angles de chaînes en pierre faisaient ressortir les cadresdes fenêtres également taillés dans une belle pierre blanche. Des linteauxde même matière accusaient la division des étages au nombre de trois.Au claveau des fenêtres, une tête de femme sculptée, à joues rebondies,à coiffure aifée coqueement, souriait d’un air de bonne humeur etde bienvenue. Des balustres pansus soutenaient l’appui des balcons. Lesvitres nees, brillantes laissaient, à travers la scintillation du soleil le-vant qu’elles réfléchissaient, transparaître vaguement d’amples rideauxde riches étoffes.

Pour rompre la ligne du corps de logis central, l’architecte, habileélève d’Androuet du Cerceau, avait projeté en saillie une sorte de pa-villon plus orné que le reste de l’édifice et contenant la porte d’entrée oùl’on accédait par un perron. atre colonnes couplées d’ordre rustique,aux assises alternativement rondes et carrées, ainsi qu’on en voit dans lespeintures du sieur Pierre-Paul Rubens, si fréquemment employé par lareine Marie de Médicis, supportaient une corniche blasonnée, comme lagrille, des armes du marquis et formant la plate-forme d’un grand balconà balustrade de pierre, sur lequel s’ouvrait la maîtresse fenêtre du grand

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

salon. Des bossages vermiculés à refends ornaient les jambages et l’ar-cade de la porte fermée de deux vantaux de chêne curieusement sculptéet verni dont les ferrures luisaient comme de l’acier ou de l’argent.

Les hauts toits d’ardoises délicatement imbriquées et papelonnées tra-çaient sur le ciel clair des lignes agréablement correctes, qu’interrom-paient avec symétrie de grands corps de cheminées, sculptés sur chaqueface de trophées et autres aributs. De gros bouquets de plomb d’un en-jolivement touffu se dressaient à chaque angle de ces toits d’un bleu vio-lâtre, où par places luisait joyeusement le soleil. Des cheminées, quoiqu’ilfût de bonne heure et que la saison n’exigeât pas encore rigoureusementdu feu, s’échappaient de petites vrilles de fumée légère, témoignant d’unevie heureuse, abondante, active. Dans cee abbaye de élème les cui-sines étaient déjà éveillées. Montés sur des chevaux robustes, des gardes-chasse apportaient du gibier pour le repas du jour ; les tenanciers ame-naient des provisions que recevaient des officiers de bouche. Des laquaistraversaient la cour, allant porter ou exécuter des ordres.

Rien n’était plus gai à l’œil que l’aspect de ce château, dont les murs debriques et de pierres neuves semblaient avoir les couleurs dont la santéfleurit un visage bien portant. Il donnait l’idée d’une prospérité ascen-dante, en plein accroissement, mais non subite comme il plaît aux capricesde la Fortune, en équilibre sur sa roue d’or qui tourne, d’en distribuer àses favoris d’un jour. Sous ce luxe neuf se sentait une richesse ancienne.

Un peu en arrière du château, de chaque côté des ailes, s’arrondis-saient de grands arbres séculaires, dont les cimes se nuançaient de teintessafranées, mais dont le feuillage inférieur gardait encore de vigoureusesfrondaisons. C’était le parc, qui s’étendait au loin, vaste, ombreux, pro-fond, seigneurial, aestant la prévoyance et la richesse des ancêtres. Carl’or peut faire pousser rapidement des édifices, mais il ne saurait accélérerla croissance des arbres, dont peu à peu les rameaux s’augmentent commeceux de l’arbre généalogique des maisons qu’ils couvrent et protègent deleur ombre.

Certes le bon Sigognac n’avait jamais senti les dents venimeuses del’envie mordre son honnête cœur et y infiltrer ce poison vert qui bientôts’insinue dans les veines, et, charrié avec le sang jusques au bout des plusminces fibrilles, finit par corrompre les meilleurs caractères du monde.

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

Cependant il ne put refouler tout à fait un soupir en songeant qu’autrefoisles Sigognac avaient le pas sur les Bruyères, pour être de noblesse plusantique et déjà notoire au temps de la première croisade. Ce château frais,neuf, pimpant, blanc et vermeil comme les joues d’une jeune fille, adornéde toutes recherches et magnificences, faisait une satire involontairementcruelle du pauvre manoir délabré, effondré, tombant en ruine au milieudu silence et de l’oubli, nid à rats, perchoir de hiboux, hospice d’araignées,près de s’écrouler sur son maître désastreux qui l’avait quié au derniermoment, pour ne pas être écrasé sous sa chute. Toutes les années d’ennuiet de misère que Sigognac y avait passées défilèrent devant ses yeux, lescheveux souillés de cendre, couvertes de livrées grises, les bras ballants,dans une aitude de désespérance profonde et la bouche contractée par lerictus du bâillement. Sans le jalouser, il ne pouvait s’empêcher de trouverle marquis bien heureux.

En s’arrêtant devant le perron, le chariot tira Sigognac de cee rêveriequi n’avait rien de fort réjouissant. Il chassa dumieux qu’il put ces mélan-colies intempestives, résorba, par un effort de courage viril, une larme quigermait furtivement au coin de son œil, et sauta à terre d’une façon dé-libérée pour tendre la main à l’Isabelle et aux comédiennes embarrasséesde leurs jupes que le vent matinal faisait ballonner.

Le marquis de Bruyères, qui de loin avait vu venir le cortège co-mique, était debout sur le perron du château, en veste de velours tanné etchausses de même, bas de soie gris et souliers blancs à bout carré, le toutgalamment passementé de rubans assortis. Il descendit quelques marchesde l’escalier en fer à cheval, comme un hôte poli qui ne regarde pas de tropprès à la condition de ses invités ; d’ailleurs la présence du baron de Sigo-gnac dans la troupe pouvait à la rigueur justifier cee condescendance. Ils’arrêta au troisième degré, ne jugeant pas digne d’aller plus loin, il fit delà, aux comédiens, un signe de main amical et protecteur.

En ce moment la soubree présenta à l’ouverture de la banne sa têtemaligne et futée, qui se détachait du fond obscur étincelante de lumière,d’esprit et d’ardeur. Ses yeux et sa bouche lançaient des éclairs. Elle sepenchait, à demi sortie du chariot, appuyée des mains à la traverse debois, laissant voir un peu de sa gorge par le pli relâché de sa guimpe, etcomme aendant que l’on vînt à son secours. Sigognac, occupé d’Isabelle,

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

ne faisait pas aention au feint embarras de la rusée coquine, qui leva versle marquis un regard lustré et suppliant.

Le châtelain de Bruyères entendit cet appel. Il franchit vivement lesdernières marches de l’escalier et s’approcha du chariot pour accomplirses devoirs de cavalier servant, le poing tendu, le pied avancé en dan-seur. D’un mouvement leste et coquet comme celui d’une jeune chae,la soubree s’élança au bord du char, hésita un instant, feignit de perdrel’équilibre, entoura de son bras le col du marquis et descendit à terre avecune légèreté de plume, imprimant à peine sur le sable ratissé la marquede ses petits pieds d’oiseau.

« Excusez moi, dit-elle au marquis, en simulant une confusion qu’elleétait loin d’éprouver, j’ai cru que j’allais tomber et je me suis retenue àla branche de votre col ; quand on se noie ou qu’on tombe, on se rarapeoù l’on peut. Une chute, d’ailleurs, est chose grave et de mauvais augurepour une comédienne.

— Permeez-moi de considérer ce petit accident comme une faveur »,répondit le seigneur de Bruyères, tout ému d’avoir senti contre son seinla poitrine savamment palpitante de la jeune femme.

Sérafine, la tête à demi tournée sur l’épaule et la prunelle glissée dansle coin externe de l’œil, avait vu cee scène presque de dos, avec ceeperspicacité jalouse des rivales à qui rien n’échappe, et qui vaut les centyeux d’Argus. Elle ne put s’empêcher de se mordre la lèvre. Zerbine (c’é-tait le nom de la soubree), par un coup familièrement hardi, s’était pous-sée dans l’intimité du marquis et se faisait, pour ainsi dire, faire les hon-neurs du château au détriment des grands rôles et des premiers emplois ;énormité damnable et subversive de toute hiérarchie théâtrale ! « Ardezun peu cee mauricaude, il lui faut des marquis pour l’aider à descendrede charree », fit intérieurement la Sérafine dans un style peu digne duton maniéré et précieux qu’elle affectait en parlant ; mais le dépit, entrefemmes, emploie volontiers les métaphores de la halle et de la grève,fussent-elles duchesses ou grandes coquees.

« Jean, dit le marquis à un valet qui sur un geste du maître s’étaitapproché, faites remiser ce chariot dans la cour des communs et dépo-ser les décorations et accessoires qu’il contient bien à l’abri sous quelquehangar ; dites qu’on porte les malles de ces messieurs et de ces dames

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

aux chambres désignées par mon intendant et qu’on leur donne tout cedont ils pourraient avoir besoin. J’entends qu’on les traite avec respect etcourtoisie. Allez. »

Ces ordres donnés, le seigneur de Bruyères remonta gravement le per-ron, non sans avoir lancé, avant de disparaître sous la porte, un coup d’œillibertin à Zerbine, qui lui souriait d’une façon beaucoup trop avenante augré de donna Sérafina, outrée de l’impudence de la soubree.

Le char à bœufs, accompagné du tyran, du Pédant et du Scapin, sedirigea vers une arrière-cour, et avec l’aide des valets du château on eutbientôt extrait du coffre de la voiture une place publique, un palais et uneforêt sous forme de trois longs rouleaux de vieille toile ; on en sortit aussides chandeliers de modèle antique pour les hymens, une coupe de boisdoré, un poignard de fer-blanc rentrant dans le manche, des écheveauxde fil rouge destinés à simuler le sang des blessures, une fiole à poison,une urne à contenir des cendres et autres accessoires indispensables auxdénouements tragiques.

Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théâtre n’est-il pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philo-sophes en leurs rêvasseries hermétiques ? Ne renferme-t-il pas dans soncercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes humaines représen-tées au vif par fictions congruantes ? Ces tas de vieilles hardes usées,poussiéreuses, tachées d’huile et de suif, passementées de faux or rougi,ces ordres de chevalerie en paillon et cailloux du Rhin, ces épées à l’an-tique au fourreau de cuivre, à la lame de fer émoussé, ces casques et dia-dèmes de forme grégeoise ou romaine ne sont-ils pas comme la friperie del’humanité où se viennent revêtir de costumes pour revivre un moment,à la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne sont plus ? Un espritravalé et bourgeoisement prosaïque n’eût fait qu’un cas fort médiocre deces pauvres richesses, de ces misérables trésors dont le poète se contentepour habiller sa fantaisie et qui lui suffisent avec l’illusion des lumièresjointe au prestige de la langue des dieux à enchanter les plus difficilesspectateurs.

Les valets du marquis de Bruyères, en laquais de bonne maison aussiinsolents que des maîtres, touchaient du bout des doigts et avec un airde mépris ces guenilles dramatiques qu’ils aidaient à ranger sous le han-

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gar, les plaçant d’après les ordres du tyran, régisseur de la troupe ; ils setrouvaient un peu dégradés de servir des histrions, mais le marquis avaitparlé ; il fallait obéir, car il n’était point tendre à l’endroit des rébellions, etil se montrait d’une générosité asiatique en fait d’étrivières. D’un air aussirespectueux que s’il eût eu affaire à des rois et princesses véritables, l’in-tendant vint, la barree à la main, prendre les comédiens et les conduireà leurs logements respectifs. Dans l’aile gauche du château se trouvaientles appartements et chambres destinés aux visiteurs de Bruyères. Pour yparvenir, on montait de beaux escaliers aux marches de pierre blancheponcée avec paliers et repos bien ménagés ; on suivait de longs corri-dors dallés en quadrillage blanc et noir, éclairés d’une fenêtre à chaquebout, sur lesquels s’ouvraient les portes des chambres désignées d’aprèsla couleur de leur tenture que répétaient les rideaux de la portière exté-rieure pour que chaque hôte pût aisément reconnaître son gîte. Il y avaitla chambre jaune, la chambre rouge, la chambre verte, la chambre bleue, lachambre grise, la chambre tannée, la chambre de tapisserie, la chambre decuir de Bohême, la chambre boisée, la chambre à fresques et telles autresappellations analogues qu’il vous plaira d’imaginer, car une énumérationplus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier queson écrivain. Toutes ces chambres étaient meublées fort proprement etgarnies non seulement du nécessaire, mais encore de l’agréable. À la sou-bree Zerbine échut la chambre de tapisserie, une des plus galantes pourles amours et mythologies voluptueuses dont la haute lice était historiée ;Isabelle eut la chambre bleue, cee couleur seyant aux blondes ; la rougefut pour Sérafine, et la tannée reçut la Duègne, comme assortie à l’âgede la compagnonne par la sévérité refrognée de la nuance. Sigognac futinstallé dans la chambre tendue en cuir de Bohême non loin de la ported’Isabelle, aention délicate du marquis ; ce logis assez magnifique ne sedonnait qu’aux hôtes d’importance, et le châtelain de Bruyères tenait àtraiter particulièrement parmi ces baladins un homme de naissance, et àlui prouver qu’il en faisait estime, tout en respectant le mystère de son in-cognito. Le reste de la troupe, le tyran, le Pédant, le Scapin, le Matamoreet le Léandre, fut distribué dans les autres logis.

Sigognac mis en possession de son gîte où l’on avait déposé sonmincebagage, tout en réfléchissant à la bizarrerie de sa situation, regardait d’un

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œil surpris, car jamais il ne s’était trouvé en pareille fête, l’appartementqu’il devait occuper pendant son séjour au château. Les murailles, commele nom de la chambre l’indiquait, étaient tapissées de cuir de Bohêmegaufré de fleur chimériques et de ramages extravagants découpant surun fond de vernis d’or leurs corolles, rinceaux et feuilles enluminés decouleurs à reflets métalliques luisant comme du paillon. Cela formait unetenture aussi riche que propre descendant de la corniche, jusqu’à un lam-bris de chêne noir très bien divisé en panneaux, losanges et caissons.

Les rideaux des fenêtres étaient de brocatelle jaune et rouge rappe-lant le fond de la tenture et la couleur dominante des fleurs. Cee mêmebrocatelle formait la garniture du lit, dont le chevet s’appuyait au muret dont les pieds s’allongeaient dans la salle de manière à former ruellede chaque côté. Les portières ainsi que les meubles étaient d’une étoffesemblable et de nuances assorties.

Des chaises à dossier carré, à pieds tournés en spirale, étoilées declous d’or et frangées de crépine, des fauteuils ouvrant leurs bras bienrembourrés s’étalaient le long des boiseries dans l’aente de visiteurs etmarquaient, auprès de la cheminée, la place des causeries intimes. Ceecheminée, en marbre sérancolin blanc et tacheté de rouge, était haute,ample et profonde. Un feu réjouissant par cee fraîche matinée y flam-bait fort à propos, éclairant de son reflet joyeux une plaque aux armes dumarquis de Bruyères. Sur le chambranle, une petite horloge, figurant unpavillon dont le timbre simulait le dôme, indiquait l’heure sur son cadrand’argent niellé, évidé au milieu et laissant voir la complication intérieuredes rouages.

Une table, à pieds tordus en colonnes salomoniques et recouverte d’untapis de Turquie, occupait le centre de la chambre. Devant la fenêtre unetoilee inclinait son miroir de Venise à biseaux sur une nappe de guipuregarnie de tout le coquet arsenal de la galanterie.

En se considérant dans cee pure glace, curieusement encadrée d’é-caille et d’étain, notre pauvre baron ne put s’empêcher de se trouver fortmal en point et dépenaillé d’une manière lamentable. L’élégance de lachambre, la nouveauté et la fraîcheur des objets dont il était entouré ren-daient encore plus sensibles le ridicule et le délabrement de son costumedéjà hors de mode avant le meurtre du feu roi. Une faible rougeur, quoi-

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qu’il fût seul, passa sur les joues maigres du baron. Jusqu’alors il n’avaittrouvé sa misère que déplorable, maintenant elle lui semblait grotesque,et pour la première fois il en eut honte. Sentiment peu philosophique,mais excusable chez un jeune homme.

Voulant s’ajuster un peu mieux, Sigognac défit le paquet où Pierreavait renfermé les minces hardes que possédait son maître. Il déplia lesdiverses pièces de vêtement qu’il contenait, et ne trouva rien à sa guise.Tantôt le pourpoint était trop long, tantôt le haut-de-chausses trop court.Les saillies des coudes et des genoux, offrant plus de prise aux froements,se marquaient par des plaques râpées jusqu’à la corde. Entre les morceauxdisjoints les coutures riaient aux éclats et montraient leurs dents de fil.Des reprises perdues, mais retrouvées depuis longtemps, bouchaient lestrous avec des grillages compliqués comme ceux des judas de prison ou deportes espagnoles. Fanées par le soleil, l’air et la pluie, les couleurs de cesguenilles étaient devenues si indécises qu’un peintre eût eu de la peineà les désigner de leur nom propre. Le linge ne valait guère mieux. Deslavages nombreux l’avaient réduit à l’expression la plus ténue. C’étaientdes ombres de chemises plutôt que des chemises réelles. On les eût ditestaillées dans les toiles d’araignée du manoir. Pour comble de malheur, lesrats ne trouvant rien au garde-manger, en avaient rongé quelques-unesdes moins mauvaises, y pratiquant avec leurs incisives autant de joursqu’à un collet de guipure, ornement intempestif dont se fût bien passéela garde-robe du pauvre baron.

Cee inspection mélancolique absorbait si fort Sigognac qu’il n’en-tendit pas un coup discrètement frappé à la porte, qui s’entrebâilla, li-vrant passage d’abord à la tête enluminée, puis au corps obèse de messerBlazius, lequel pénétra dans la chambre avec force révérences exagéréeset servilement comiques ou comiquement serviles, dénotant un respectmoitié réel, moitié feint.

and le Pédant arriva près de Sigognac, celui-ci tenait par les deuxmanches et présentait à la lumière une chemise fenestrée comme la rosed’un cathédrale, et il secouait la tête d’un air piteusement découragé.

« Corbacche ! dit le Pédant, dont la voix fit tressaillir le baron surpris,cee chemise a la mine vaillante et triomphale. On dirait qu’elle est mon-tée à l’assaut de quelque place forte sur la propre poitrine du dieu Mars,

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tant elle est criblée, perforée, ajourée glorieusement par mousquetades,carreaux, dards, flèches et autres armes de jet. Il n’en faut pas rougir, ba-ron ; ces trous sont des bouches par lesquelles se proclame l’honneur, ettelle toile de Frise ou de Hollande toute neuve et godronnée à la dernièremode de la cour cache souvent l’infamie d’un bélître parvenu, concus-sionnaire et simoniaque ; plusieurs héros considérables, dont l’histoirerapporte au long les gestes, n’étaient point trop bien fournis en linge,témoin Ulysse, personnage grave, prudent et subtil, lequel se présenta,vêtu seulement d’une poignée d’herbes marines, à la tant belle princesseNausicaa, comme il appert en l’Odyssée du sieur Homérus.

— Par malheur, répondit Sigognac au Pédant, mon cher Blazius, je neressemble à ce brave Grec, roi d’Ithaque, que par le manque de chemises.Mes exploits antérieurs ne compensent point ma misère présente. L’occa-sion a fait défaut à ma vaillance, et je doute que je sois jamais chanté despoètes, en vers hexamétriques. J’avoue que cela me fâche étrangement,bien que l’on ne doive pas avoir vergogne d’une pauvreté honorable, deparaître ainsi accoutré parmi cee compagnie. Le marquis de Bruyèresm’a bien reconnu, quoiqu’il n’en ait fait montre, et il peut trahir monsecret.

— Cela est, en effet, on ne peut plus fâcheux, répliqua le Pédant, maisil y a remède à tout, fors à la mort, comme dit le proverbe. Nous autres,pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes des person-nages de toute condition, à défaut de l’être, nous avons au moins le pa-raître, qui lui ressemble comme le reflet ressemble à la chose. and ilnous plaît, grâce à notre garde-robe où sont tous nos royaumes, patri-moines et seigneuries, nous prenons l’apparence de princes, hauts barons,gentilshommes de fière allure et de galante mine. Pour quelques heuresnous égalons en bravoure d’ajustements ceux qui s’en piquent le plus :les blondins et petits-maîtres imitent nos élégances empruntées que defausses ils font réelles, substituant le drap fin à la serge, l’or au clinquant,le diamant à la marcassite, car le théâtre est école de mœurs et académiede la mode. En ma qualité de costumier de la troupe, je sais faire d’unpleutre un Alexandre, d’un pauvre diable recru de fortune un riche sei-gneur, d’une coureuse une grande dame, et, si vous ne le trouvez pointmauvais, j’userai demon industrie à votre endroit. Puisque vous avez bien

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voulu suivre notre sort vagabond, usez du moins de nos ressources.it-tez cee livrée de mélancolie et de misère qui obombre vos avantagesnaturels et vous inspire une injuste défiance de vous-même. J’ai précisé-ment en réserve dans un coffre un habit fort propre en velours noir avecdes rubans feu, qui ne sent point son théâtre et que pourrait porter unhomme de cour, car c’est aujourd’hui une fantaisie fréquente chez les au-teurs et poètes de mere à la scène des aventures du temps, sous nomssupposés, qui exigent des habits d’honnêtes gens et non de baladins ex-travagamment déguisés à l’antique ou à la romanesque. J’ai la chemisee,les bas de soie, les souliers à bouffees, le manteau, tous les accessoiresdu costume qui semble taillé exprès sur votre moule comme par prévisionde l’aventure. Rien n’y manque, pas même l’épée.

—Oh ! pour cela, il n’est besoin, dit Sigognac, avec un geste hautain oùreparaissait toute la fierté du noble qu’aucune infortune ne peut abare.J’ai celle de mon père.

— Conservez-la précieusement, répondit Blazius, une épée est uneamie fidèle, gardienne de la vie et de l’honneur de son maître. Elle ne l’a-bandonne pas en désastres, périls et mauvaises rencontres, comme fontles flaeurs, vile engeance parasite de la prospérité. Nos glaives de théâtren’ont ni fil ni pointe, car ils ne doivent porter que de feintes blessuresdont on se guérit subitement à la fin de la pièce, et cela sans onguent,charpie ou thériaque. Celle-là vous saura défendre au besoin comme ellel’a déjà fait quand le bandit aux mannequins fit cee équipée de granderoute effroyable et risible. Mais souffrez que j’aille chercher les nippes aufond de la malle qui les cèle ; il me tarde de voir la chrysalide se muer enpapillon. »

Ces paroles débitées avec l’emphase grotesque qui lui était habituelleet qu’il transportait de ses rôles dans la vie ordinaire, le Pédant sortitde la chambre et revint bientôt portant entre les bras un paquet assezvolumineux enveloppé d’une serviee et qu’il posa respectueusement surla table.

« Si vous voulez accepter un vieux pédant de comédie pour valet dechambre, dit Blazius en se froant les mains d’un air de contentement, jevais vous adoniser et calamistrer de la belle façon. Toutes les dames raf-foleront de vous incontinent ; car, soit dit sans faire injure à la cuisine de

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Sigognac, vous avez assez jeûné dans votre Tour de la Faim pour avoir lavraie physionomie d’un mourant d’amour. Les femmes ne croient qu’auxpassions maigres ; les ventripotents ne les persuadent point, eussent-ilsen la bouche les chaînes dorées, symboles d’éloquence, qui suspendaientnobles, bourgeois, manants aux lèvres d’Ogmios, l’Hercule gaulois. C’estpour cee raison et non pour une autre que j’ai médiocrement réussi au-près du beau sexe et me suis rejeté de bonne heure sur la dive bouteille,laquelle ne fait point tant la renchérie et accueille favorablement les groshommes, comme muids de capacité plus vaste. »

C’est ainsi que l’honnête Blazius tâchait d’égayer, tout en l’habillant,la baron de Sigognac, car la volubilité de sa langue n’ôtait rien à l’activitéde ses mains ; même au risque d’être taxé de bavard ou de fâcheux, ilpréférait étourdir le jeune gentilhomme d’un flux de paroles à le laissersous le poids de réflexions pénibles.

La toilee du baron fut bientôt achevée, car le théâtre, exigeant deschangements rapides de costume, donne beaucoup de dextérité aux co-médiens en ces sortes de métamorphoses. Blazius, content de sa besogne,mena par le bout du petit doigt, comme onmène une jeune épousée à l’au-tel, le baron de Sigognac devant la glace de Venise posée sur la table etlui dit : « Maintenant daignez jeter un coup d’œil sur Votre Seigneurie. »

Sigognac aperçut dans le miroir une image qu’il prit d’abord pourcelle d’une autre personne, tant elle différait de la sienne. Involontaire-ment il retourna la tête et regarda par-dessus son épaule pour voir s’iln’y avait pas par hasard quelqu’un derrière lui. L’image imita son mou-vement. Plus de doute, c’était bien lui même : non plus le Sigognac hâve,triste, lamentable, presque ridicule à force de misère, mais un Sigognacjeune, élégant, superbe, dont les vieux habits abandonnés sur le plancherressemblaient à ces peaux grises et ternes que dépouillent les chenilleslorsqu’elles s’envolent vers le soleil, papillons aux ailes d’or, de cinabreet de lapis. L’être inconnu, prisonnier dans cee enveloppe de délabre-ment, s’était dégagé soudain et rayonnait sous la pure lumière tombantde la fenêtre comme une statue dont on vient d’enlever le voile en quelqueinauguration publique. Sigognac se voyait tel qu’il s’était quelquefois ap-paru en rêve, acteur et spectateur d’une action imaginaire se passant dansson château rebâti et orné par les habiles architectes du songe pour re-

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cevoir une infante adorée arrivant sur une haquenée blanche. Un sourirede gloire et de triomphe voltigea quelques secondes comme une lueur depourpre sur ses lèvres pâles, et sa jeunesse enfouie si longtemps sous lemalheur reparut à la surface de ses traits embellis.

Blazius, debout près de la toilee, contemplait son ouvrage, se recu-lant pour mieux jouir du coup d’œil, comme un peintre qui vient de don-ner la dernière touche à un tableau dont il est satisfait.

« Si, comme je l’espère, vous vous poussez à la cour et recouvrez vosbiens, donnez-moi pour retraite le gouvernement de votre garde-robe, dit-il en singeant la courbee d’un solliciteur devant le baron transformé.

— Je prends note de la requête, répondit Sigognac avec un sourire mé-lancolique ; vous êtes, messer Blazius, le premier être humain qui m’ayezdemandé quelque chose.

— On doit, après le dîner qui nous sera servi particulièrement, rendrevisite à M. le marquis de Bruyères pour lui montrer la liste des pièces quenous pouvons jouer, et savoir de lui dans quelle partie du château nousdresserons le théâtre. Vous passerez pour le poète de la troupe, car il nemanque pas par les provinces de beaux esprits qui se meent parfois à lasuite de alie, dans l’espoir de toucher le cœur de quelque comédienne ;ce qui est fort galant et bien porté. L’Isabelle est un joli prétexte, d’au-tant qu’elle a de l’esprit, de la beauté et de la vertu. Les ingénues jouentsouvent plus au naturel qu’un public frivole et vain ne les suppose. »

Cela dit, le Pédant se retira, quoiqu’il ne fût pas fort coquet, pour allervaquer à sa propre toilee.

Le beau Léandre, pensant toujours à la châtelaine, s’adonisait de sonmieux, dans l’espoir de cee aventure impossible qu’il poursuivait tou-jours, et qui, au dire de Scapin ne lui avait jamais valu que des déceptionset des étrivières. ant aux comédiennes, à qui M. de Bruyères avait ga-lamment envoyé quelques pièces d’étoffe de soie pour y lever, s’il étaitbesoin, les habits de leurs rôles, on pense qu’elles eurent recours à toutesles ressources dont l’art se sert pour parer la nature, et se mirent sur legrand pied de guerre autant que leur pauvre garde-robe d’actrices ambu-lantes le leur permeait. Ces soins pris, on se rendit à la salle où le dînerétait servi.

Impatient de sa nature, le marquis vint avant la fin du repas trouver

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les comédiens à table ; il ne souffrit pas qu’ils se levassent, et quand onleur eut donné à laver il demanda au tyran quelles pièces il savait.

« Toutes celles de feu Hardy, répondit le tyran de sa voix caverneuse,la Pyrame de éophile, la Silvie, la Chriséide et le Sylvanire, la Folie deCardenio, l’Infidèle Confidente, la Philis de Scyre, le Lygdamon, le Trom-peur puni, la Veuve, la Bague de l’oubli, et tout ce qu’ont produit de mieuxles plus beaux esprits du temps.

— Depuis quelques années je vis retiré de la cour et ne suis pas au cou-rant des nouveautés, dit le marquis d’un air modeste ; il me serait difficilede porter un jugement sur tant de pièces excellentes, mais dont la plupartme sont inconnues ; m’est avis que le plus expédient serait de m’en fier àvotre choix, lequel, appuyé de théorie et de pratique, ne saurait manquerd’être sage.

— Nous avons souvent joué une pièce, répliqua le tyran, qui peut-êtrene souffrirait pas l’impression, mais qui, pour les jeux de théâtre, repartiescomiques, nasardes et bouffonneries, a toujours eu ce privilège de fairerire les plus honnêtes gens.

— N’en cherchez point d’autres, dit le marquis de Bruyères, et com-ment s’appelle ce bienheureux chef-d’œuvre ?

— Les Rodomontades du capitaine Matamore.— Bon titre, sur ma foi ! la soubree a-t-elle un beau rôle ? fit le mar-

quis en lançant un coup d’œil à Zerbine.— Le plus coquet et le plus coquin du monde, et Zerbine le joue au

mieux. C’est son triomphe. Elle y fut toujours claquée, et cela sans cabaleni applaudisseurs apostés. »

À ce compliment directorial, Zerbine crut qu’il était de son devoir derougir quelque peu, mais il ne lui était pas facile d’amener un nuage devermillon sur sa joue brune. La modestie, ce fard intérieur, lui manquaittotalement. Parmi les pots de sa toilee, il n’y avait pas de ce rouge-là. Ellebaissa les yeux, ce qui fit remarquer la longueur de ses cils noirs, et elleleva la main comme pour arrêter au passage des paroles trop flaeusespour elle, et ce mouvement mit en lumière une main bien faite, quoiqueun peu bise, avec un petit doigt coqueement détaché et des ongles rosesqui luisaient comme des agates, car ils avaient été polis à la poudre decorail et à la peau de chamois.

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Zerbine était charmante de la sorte. Ces feintes pudicités donnentbeaucoup de ragoût à la dépravation véritable ; elles plaisent aux liber-tins, bien qu’ils n’en soient pas dupes, par le piquant du contraste. Lemarquis regardait la soubree d’un œil ardent et connaisseur, et n’accor-dait aux autres femmes que cee vague politesse de l’homme bien élevéqui a fait son choix.

« Il ne s’est pas seulement informé du rôle de la grande coquee, pen-sait la Sérafine outrée de dépit ; cela n’est pas congru, et ce seigneur, siriche de bien, me semble terriblement dénué du côté de l’esprit, de la poli-tesse et du bon goût. Décidément il a les inclinations basses. Son séjour enprovince l’a gâté, et l’habitude de courtiser les maritornes et les bergèreslui ôte toute délicatesse. »

Ces réflexions ne donnaient pas l’air aimable à la Sérafine. Ses traitsréguliers, mais un peu durs, qui avaient besoin pour plaire d’être adou-cis par la mignardise étudiée des sourires et le manège des clins d’yeux,prenaient, ainsi contractés, une sécheressemaussade. Sans doute elle étaitplus belle que Zerbine, mais sa beauté avait quelque chose de hautain, d’a-gressif et de méchant. L’amour eût peut-être risqué l’assaut. Le caprice,effrayé, rebroussait de l’aile. Aussi le marquis se retira-t-il sans essayer lamoindre galanterie auprès de donna Sérafina, ni d’Isabelle, qu’il regardaitd’ailleurs comme engagée avec le baron de Sigognac. Avant de franchirle seuil de la porte, il dit au tyran : « J’ai donné des ordres pour qu’ondébarrassât l’orangerie, qui est la salle la plus vaste du château, afin d’yétablir le théâtre ; on a dû y porter des planches, des tréteaux, des ta-pisseries, des banquees, et tout ce qui est nécessaire pour arranger unereprésentation à l’improviste. Surveillez les ouvriers, peu experts en pa-reils travaux ; disposez-en comme un comité de galère de sa chiourme. Ilsvous obéiront comme à moi-même. »

Le tyran, Blazius et Scapin furent conduits à l’orangerie par un valet.C’étaient eux qui prenaient d’ordinaire ces soins d’arrangement maté-riels. La salle s’accommodait on ne peut mieux à une représentation théâ-trale par sa forme oblongue, qui permeait de placer la scène à l’une deses extrémités et de disposer par files dans l’espace vacant des fauteuils,chaises, tabourets et banquees, selon le rang des spectateurs et l’hon-neur qu’on voulait leur faire. Les murailles en étaient peintes de treillages

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

verts sur fond de ciel, simulant une architecture rustique avec piliers, ar-cades, niches, dômes, culs-de-four, le tout fort bien en perspective et guir-landé légèrement de feuillages et de fleurs pour rompre la monotonie deslosanges et lignes droites. Le plafond demi-cintré représentait le vaguede l’air zébré de quelques nuages blancs et virgulé d’oiseaux à couleursvives ; ce qui formait une décoration on ne peut mieux appropriée à lanouvelle destination du lieu.

Un plancher légèrement en pente fut posé sur des tréteaux à l’un desbouts de la salle. Des portants de bois destinés à soutenir les coulisses sedressèrent de chaque côté du théâtre. De grands rideaux de tapisseriesjouant sur des cordes tendues devaient servir de toile, et en s’ouvrantse masser à droite et à gauche comme les plis d’un manteau d’arlequin.Une bande d’étoffe découpée à dents, comme la garniture d’un ciel de lit,composait la frise et achevait le cadre de la scène.

Pendant que le théâtre se bâtit, occupons-nous des habitants du châ-teau, sur lesquels il serait bon de donner quelques détails. Nous avons ou-blié de dire que le marquis de Bruyères était marié ; il s’en souvenait si peului-même que cee omission doit nous être pardonnée. L’amour, commeon le pense bien, n’avait pas présidé à cee union. Un même nombrede quartiers de noblesse, des terres qui se convenaient admirablementl’avaient décidée. Après une très courte lune de miel, se sentant peu desympathie l’un pour l’autre, le marquis et la marquise, en gens comme ilfaut, ne s’étaient pas acharnés bourgeoisement à poursuivre un bonheurimpossible. D’un accord tacite, ils y avaient renoncé et vivaient ensembleséparés à l’amiable, de la façon la plus courtoise du monde et avec toutela liberté que comportent les bienséances. N’allez pas croire d’après celaque la marquise de Bruyères fût une femme laide ou désagréable. Ce quirebute le mari peut encore faire le régal de l’amant. L’amour porte unbandeau, mais l’hymen n’en a pas. D’ailleurs nous allons vous présenterà elle, afin que vous en puissiez juger par vous-même.

La marquise habitait un appartement séparé, où le marquis n’entraitpas sans se faire annoncer. Nous commerons cee incongruité dont lesauteurs de tous les temps ne se sont pas fait faute, et, sans rien dire aupetit laquais qui serait allé prévenir la camériste, nous pénétrerons dansla chambre à coucher, sûr de ne déranger personne. L’écrivain qui fait

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un roman porte naturellement au doigt l’anneau de Gygès, lequel rendinvisible.

C’était une pièce vaste, haute de plafond et décorée somptueusement.Des tapisseries de Flandres, représentant les aventures d’Apollon, recou-vraient les murailles de teintes chaudes, riches et moelleuses. Des rideauxde damas des Indes cramoisi tombaient à plis amples le long des fenêtres,et, traversés par un gai rayon de lumière, prenaient une transparencepourprée de rubis. La garniture du lit était de la même étoffe dont leslés accusés par des galons formaient des cassures régulières, miroitéesde reflets. Un lambrequin pareil à celui des dais en entourait le ciel, ornéaux quatre coins de gros panaches de plumes incarnadines. Le corps de lacheminée faisait une assez forte saillie dans la chambre, et il montait vi-sible jusqu’au plafond enveloppé par la haute lice. Un grand miroir deVenise enrichi d’un cadre de cristal, dont les tailles et les carres scin-tillaient, illuminées de bluees multicolores, se penchait de la moulurevers la chambre pour aller au-devant des figures. Sur les chenets, for-més comme par une suite de renflements étranglés et surmontés d’uneénorme boule demétal poli, brûlaient en pétillant trois bûches qui eussentpu servir de bûches de Noël. La chaleur qu’elles répandaient n’était passuperflue, à cee époque de l’année, dans une pièce de cee dimension.

Deux cabinets d’une curieuse architecture, avec colonnees de lapis-lazuli, incrustations de pierres dures, et tiroirs à secrets, où le marquisne se fût pas avisé de mere le nez, eût-il su la manière de les ouvrir,se faisaient symétrie de chaque côté d’une toilee devant laquelle Mmede Bruyères était assise sur un de ces fauteuils particuliers au règne deLouis XIII, dont le dossier présente, à la hauteur des épaules, une sorte deplanchee rembourrée et garnie de crépines.

Derrière la marquise se tenaient deux femmes de chambre qui l’ac-commodaient, l’une offrant une pelote d’épingles et l’autre une boîte demouches.

La marquise, bien qu’elle n’avouât que vingt-huit ans, pouvait avoirdépassé le cap de la trentaine, que les femmes ont une si naïve répugnanceà franchir, comme beaucoup plus dangereux que le cap des Tempêtes donts’épouvantent les matelots et les pilotes. De combien ? personne n’eût sule dire, pas même la marquise, tant elle avait ingénieusement introduit la

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confusion dans cee chronologie. Les plus experts historiens en l’art devérifier les dates n’y eussent fait que blanchir.

Mme de Bruyères était une brune dont l’embonpoint qui succède à lapremière jeunesse avait éclairci le teint ; chez elle, les tons olivâtres dela maigreur, combaus jadis avec le blanc de perles et la poudre de talc,faisaient place à une blancheur mate, un peu maladive le jour, mais écla-tante aux bougies. L’ovale de son visage s’était empâté par la plénitudedes joues, sans toutefois perdre de sa noblesse. Le menton se raachaitau col au moyen d’une ligne grassouillee assez gracieuse encore. Tropbusqué peut-être pour une beauté féminine, le nez ne manquait pas defierté, et séparait deux yeux à fleur de tête, couleur tabac d’Espagne, aux-quels des sourcils en arc assez éloignés des paupières donnaient un aird’étonnement.

Ses cheveux abondants et noirs venaient de recevoir les dernières fa-çons des mains de la coiffeuse, dont la tâche avait dû être assez compli-quée à en juger par la quantité de papillotes de papier brouillard qui jon-chaient le tapis autour de la toilee. Une ligne de minces boucles contour-nées en accroche-cœur encadraient le front et frisaient à la racine d’unemasse de cheveux ramenés en arrière vers le chignon, tandis que deuxénormes touffes aérées, soufflées et crespées à coup de peigne nerveux etrapides, bouffaient le long des joues, qu’elles accompagnaient avec grâce.Une cocarde de rubans passementée de jayet étoffait la lourde bouclenouée sur la nuque. Les cheveux étaient une des beautés de la marquise,qui suffisait à toutes les coiffures sans avoir recours aux postiches et arti-fices de perruque, et pour cee cause se laissait volontiers approcher desdames et des cavaliers à l’heure où ses femmes l’ajustaient.

Cee nuque conduisait le regard par un contour plein et renflé à desépaules fort blanches et potelées que laissait à découvert l’échancrure ducorsage et où se trouaient dans l’embonpoint deux fossees appétissantes.La gorge, sous la pression d’un corps de baleine, tendait à rapprocher cesdemi-globes que les flaeurs, poètes, faiseurs de madrigaux et sonnetss’obstinent à nommer les frères ennemis, bien qu’ils se soient trop souventréconciliés, moins farouches en cela que les frères de la ébaïde.

Un cordonnet de soie noire, passant à travers un cœur de rubis etsoutenant une petite croix de pierreries, entourait le col de la marquise,

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comme pour combare les sensualités païennes éveillées par la vue de cescharmes étalés, et défendre au désir profane l’entrée de cee gorge malfortifiée d’un frêle rempart de guipure.

Sur une jupe de satin blanc Mme de Bruyères portait une robe de soiegrenat foncé, relevée de rubans noirs et de passequilles en jayet, avec despoignets ou parements renversés comme les gantelets de gens d’armes.

Jeanne, une des femmes de la marquise, lui présenta la boîte àmouches, dernier complément de toilee indispensable à cee époquepour quelqu’un qui se piquait d’élégance. Mme de Bruyères en posa unevers le coin de la bouche et chercha longtemps la place de l’autre, cellequ’on nomme assassine, parce que les plus fiers courages en reçoiventdes aeintes qu’ils ne sauraient parer. Les femmes de chambre, sem-blant comprendre combien c’était chose grave, restaient immobiles et re-tenaient leur souffle pour ne pas troubler les coquees réflexions de leurmaîtresse. Enfin le doigt hésitant se fixa, et un point de taffetas, astre noirsur un ciel de blancheur, moucheta comme un signe naturel la naissancedu sein gauche. C’était dire en galants hiéroglyphes qu’on ne pouvait ar-river à la bouche qu’en passant par le cœur.

Satisfaite d’elle-même, après un dernier coup d’œil jeté au miroir deVenise penché sur la toilee, la marquise se leva et fit quelques pas dans lachambre ; mais, se ravisant bientôt, car elle s’était aperçue qu’il lui man-quait quelque chose, elle revint et prit dans un coffret une grosse montre,un œuf de Nuremberg, comme on disait alors, curieusement émaillée dediverses couleurs, constellée de brillants, et suspendue à une chaîne ter-minée par un crochet qu’elle agrafa dans sa ceinture, près d’un petit mi-roir à main encadré de vermeil.

« Madame est en beauté aujourd’hui, dit Jeanne d’une voix câline ;elle est coiffée à son avantage, et sa robe lui sied on ne peut mieux.

— Tu trouves ? répondit la marquise, traînant ses paroles avec unenonchalance distraite ; il me semble au contraire que je suis laide à fairepeur. J’ai les yeux cernés, et cee couleur me grossit. Si je me meais ennoir ? ’en penses-tu, Jeanne ? le noir fait paraître mince.

— Si Madame le désire, je vais lui passer sa robe de taffetas queue-de-merle ou fleur-de-prune, ce sera l’affaire d’un instant ; mais je crains quemadame ne gâte une toilee bien réussie.

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— Ce sera ta faute, Jeanne, si je mets les Amours en fuite et si je nefais pas ce soir ma récolte de cœurs. Le marquis a-t-il invité beaucoup demonde à cee comédie ?

— Plusieurs messagers sont partis à cheval dans diverses directions.La compagnie ne saurait manquer d’être nombreuse : on viendra de tousles châteaux des environs. Les occasions de divertissement sont si raresen ce pays !

— C’est vrai, dit la marquise en soupirant ; on y vit dans une terriblefrugalité de plaisirs. Et ces comédiens, les as-tu vus, Jeanne ? En est-ilparmi eux qui soient jeunes, de belle mine et de prestance galante ?

— Je ne saurais trop dire à Madame ; ces gens-là ont plutôt desmasques que des visages : la céruse, le fard, les perruques leur donnentde l’éclat aux chandelles et les font paraître tout autres qu’ils ne sont. Ce-pendant il m’a semblé qu’il y en avait un point trop déchiré et qui prenddes airs de cavalier ; il a de belles dents et la jambe assez bien faite.

— Ce doit être l’amoureux, Jeanne, dit la marquise ; on choisit pourcela le plus joli garçon de la troupe, car il serait malséant de débiter descajoleries avec un nez en trompee et de se jeter sur des genoux cagneuxpour faire une déclaration.

— Cela serait en effet fort vilain, dit en riant la suivante. Les marissont comme ils peuvent, mais les amants doivent être sans défauts.

— Aussi j’aime ces galants de comédie, toujours fleuris de langage,experts à pousser les beaux sentiments, qui se pâment aux pieds d’uneinhumaine, aestent le ciel, maudissent la fortune, tirent leur épée pours’en percer la poitrine, jeent feux et flammes comme volcans d’amour,et disent de ces choses à ravir en extase les plus froides vertus ; leursdiscours me chatouillent agréablement le cœur, et il me semble parfoisque c’est à moi qu’ils s’adressent. Souvent même les rigueurs de la damem’impatientent, et je la gourmande à part moi de faire ainsi languir etsécher sur pied un si parfait amant.

— C’est que Madame a l’âme bonne, répliqua Jeanne, et ne se plaîtpoint à voir souffrir. Pour moi, je suis d’humeur plus féroce, et cela me di-vertirait de voir quelqu’unmourir d’amour tout de bon. Les belles phrasesne me persuadent point.

— Il te faut du positif, Jeanne, et tu as l’esprit un peu enfoncé dans la

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matière. Tu ne lis pas comme moi les romans et pièces de théâtre. Ne medisais-tu pas tout à l’heure que le galant de la troupe était joli garçon ?

— Madame la marquise peut en juger elle-même, dit la suivante, de-bout près de la fenêtre : le voilà précisément qui traverse la cour, sansdoute pour se rendre à l’orangerie, où l’on dresse le théâtre. »

La marquise s’approcha de la croisée et vit le Léandre marchant àpetits pas, d’un air songeur, comme quelqu’un absorbé par une passionprofonde. À tout hasard, il affectait cee aitude mélancolique dont lesfemmes se préoccupent, devinant quelque peine de cœur à consoler. Ar-rivé sous le balcon, il leva la tête avec un certain mouvement, qui donna àses yeux un lumineux particulier, fixa sur la croisée un regard long, tristeet chargé de désespérance de l’amour impossible, bien qu’exprimant aussil’admiration la plus vive et la plus respectueuse. Apercevant la marquise,dont le front s’appuyait à la vitre, il ôta son chapeau de façon à balayer laterre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds comme on en fait auxreines et aux déités, et qui marquent la distance de l’Empyrée au néant.Puis il se couvrit d’un geste plein de grâce, reprenant avec un air superbeson arrogance de cavalier, abjurée un moment aux pieds de la beauté. Cefut net, précis et bien fait. Un véritable seigneur rompu au monde, usagéen la cour, n’eût pas mieux saisi la nuance.

Flaée de ce salut à la fois discret et prosterné, où l’on rendait si bienà son rang ce qu’on lui devait, Mme de Bruyères ne put s’empêcher d’yrépondre par une faible inclination de tête accompagnée d’un impercep-tible sourire.

Ces signes favorables n’échappèrent point au Léandre, et sa fatuiténaturelle ne manqua pas de s’en exagérer la portée. Il ne douta pas uninstant que la marquise ne fût amoureuse de lui, et son imagination ex-travagante se mit à bâtir là-dessus tout un roman chimérique. Il allaitenfin accomplir le rêve de toute sa vie, avoir une aventure galante avecune vraie grande dame, dans un château quasi princier, lui, pauvre comé-dien de province, plein de talent sans doute, mais qui n’avait point encorejoué devant la cour. Rempli de ces billevesées, il ne se sentait pas d’aise ;son cœur se gonflait, sa poitrine se dilatait, et, la répétition finie, il rentrachez lui pour écrire un billet du style le plus hyperbolique, qu’il comptaitbien faire parvenir à la marquise.

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Comme tous les rôles de la pièce étaient sus, dès que les invités dumarquis furent arrivés, la représentation des Rodomontades du capitaineMatamore put avoir lieu.

L’orangerie, transformée en salle de théâtre, offrait le plus charmantcoup d’œil. Des bouquets de bougies, fixées aux murailles par des bras oudes appliques, y répandaient une clarté douce, favorable aux parures desfemmes, sans nuire à l’effet de la scène. En arrière des spectateurs, sur desplanches formant gradins, on avait placé les orangers, dont les feuillageset les fruits, échauffés par la tiède atmosphère de la salle, dégageaientune odeur des plus suaves, se mêlant aux parfums du musc, du benjoin,de l’ambre et de l’iris.

Au premier rang, tout près du théâtre, sur des fauteuilsmassifs, rayon-naient Yolande de Foix, la duchesse de Montalban, la baronne d’Hagé-meau, la marquise de Bruyères et autres personnes de qualité, dans destoilees d’une richesse et d’une élégance décidées à ne pas se laisservaincre. Ce n’étaient que velours, satins, toiles d’argent ou d’or, den-telles, guipures, cannetilles, ferrets de diamants, tours de perles, giran-doles, nœuds de pierreries qui pétillaient aux lumières et lançaient defolles bluees ; nous ne parlons pas des étincelles bien plus vives que je-taient les diamants des yeux. À la cour même, on n’eût pu voir réunionplus brillante.

Si Yolande de Foix n’eût pas été là, plusieurs déesses mortelles au-raient fait hésiter un Pâris chargé d’accorder la pomme d’or, mais sa pré-sence rendait toute lue inutile. Elle ne ressemblait pourtant pas à l’indul-gente Vénus, mais bien plutôt à la sauvage Diane. La jeune châtelaine étaitd’une beauté cruelle, d’une grâce implacable, d’une perfection désespé-rante. Son visage, allongé et fin, ne semblait pas modelé avec de la chair,mais découpé dans l’agate ou l’onyx, tant les traits en étaient purs, im-matériels et nobles. Son col, amenuisé, flexible comme celui d’un cygne,s’unissait, par une ligne virginale, à des épaules encore un peu maigres età une poitrine juvénile d’une blancheur neigeuse, que ne soulevaient pasles baements du cœur. Sa bouche, ondulée comme l’arc de la chasseresse,décochait la moquerie, même lorsqu’elle restait muee, et son œil bleuavait des éclairs froids à déconcerter l’aplomb des hardiesses. Cependantson arait était irrésistible. Toute sa personne, insolemment étincelante,

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jetait au désir la provocation de l’impossible. Nul homme n’eût vu Yo-lande sans en devenir amoureux, mais être aimé d’elle était une chimèreque bien peu se permeaient de caresser.

Comment était-elle habillée ? Il faudrait plus de sang-froid que nousn’en possédons pour le dire. Ses vêtements floaient autour de son corpscomme une nuée lumineuse où l’on ne discernait qu’elle. Nous pensonscependant que des grappes de perles se mêlaient aux crépelures de sescheveux blonds scintillants comme les rayons d’une auréole.

Sur des tabourets et des banquees étaient assis, par derrière lesfemmes, les seigneurs et les gentilshommes, pères, maris ou frères deces beautés. Les uns se penchaient gracieusement sur le dos des fau-teuils, murmurant quelque madrigal à une oreille indulgente, les autress’éventaient avec le panache de leurs feutres, ou, debout, une main surla hanche, campés de manière à faire valoir leur belle prestance, prome-naient sur l’assemblée un regard satisfait. Un bruissement de conversa-tions voltigeait comme un léger brouillard au-dessus des têtes, et l’aentecommençait à s’impatienter, lorsque trois coups solennellement frappésretentirent et firent aussitôt régner le silence.

Les rideaux se séparèrent lentement, et laissèrent voir une décora-tion représentant une place publique, lieu vague, commode aux intrigueset aux rencontres de la comédie primitive. C’était un carrefour, avec desmaisons aux pignons pointus, aux étages en saillie, aux petites fenêtresmaillées de plomb, aux cheminées d’où s’échappait naïvement un tire-bouchon de fumée allant rejoindre les nuages d’un ciel auquel un coupde balai n’avait pu rendre toute sa limpidité première. L’une de ces mai-sons, formant l’angle de deux rues qui tâchaient de s’enfoncer dans latoile par un effort désespéré de perspective, possédait une porte et unefenêtre praticables. Les deux coulisses, qui rejoignaient à leur sommetune bande d’air çà et là géographié d’huile, jouissaient du même avan-tage, et, de plus, l’une d’elles avait un balcon où l’on pouvait monter aumoyen d’une échelle invisible pour le spectateur, arrangement propiceaux conversations, escalades et enlèvements à l’espagnole. Vous le voyez,le théâtre de notre petite troupe était assez bien machiné pour l’époque. Ilest vrai que la peinture de la décoration eût semblé à des connaisseurs unpeu enfantine et sauvage. Les tuiles des toits tiraient l’œil par la vivacité

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de leurs tons rouges, le feuillage des arbres plantés devant les maisonsétait du plus beau vert-de-gris, et les parties bleues du ciel étalaient unazur invraisemblable ; mais l’ensemble faisait suffisamment naître l’idéed’une place publique chez des spectateurs de bonne volonté.

Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement mouchées jetaitune forte clarté sur cee honnête décoration peu habituée à pareille fête.Cet aspect magnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmi l’audi-toire.

La pièce s’ouvrait par une querelle du bon bourgeois Pandolphe avecsa fille Isabelle, qui, sous prétexte qu’elle était amoureuse d’un jeune blon-din, se refusait le plus opiniâtrement du monde à épouser le capitaineMatamoros, dont son père était entiché, résistance dans laquelle Zerbine,sa suivante, bien payée par Léandre, la soutenait du bec et des ongles.Aux injures que lui adressait Pandolphe, l’effrontée soubree, prompte àla riposte, répondait par cent folies, et lui conseillait d’épouser lui-mêmeMatamore s’il l’aimait tant. ant à elle, jamais elle ne souffrirait quesa maîtresse devînt la femme de ce veillaque, de ce visage à nasardes, decet épouvantail à mere dans les vignes. Furieux, le bonhomme, voulantentretenir Isabelle seule, poussait Zerbine pour la faire rentrer au logis ;mais elle cédait de l’épaule aux bourrades du vieillard, tout en restant enplace avec un mouvement de corsage si élastique, un tordion de hanchesi fripon, un froufrou de jupes si coquet qu’une ballerine de professionn’eût pu mieux faire, et à chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait,sans se soucier de paraître avoir la bouche grande, de ses trente-deuxperles d’Orient, plus étincelantes encore aux lumières, à faire se dériderles mélancolies d’Héraclite. Une lueur diamantée luisait dans ses yeux,allumés par une couche de fard posée sous la paupière. Le carmin avi-vait ses lèvres, et ses jupes toutes neuves, faites avec les taffetas donnéspar le marquis, se lustraient aux cassures de frissons subits, et semblaientsecouer des étincelles.

Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur de Bruyères se disaittout bas qu’il avait eu le goût bon en jetant son dévolu sur cee perle dessoubrees.

Un nouveau personnage fit alors son entrée, regardant à droite et àgauche, comme s’il craignait d’être surpris. C’était Léandre, la bête noire

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des pères, des maris, des tuteurs, l’amour des femmes, des filles et des pu-pilles ; l’amant en unmot, celui qu’on rêve, qu’on aend et qu’on cherche,qui doit tenir les promesses de l’idéal, réaliser la chimère des poèmes, descomédies et des romans, être la jeunesse, la passion, le bonheur, ne parta-ger aucune misère de l’humanité, n’avoir jamais ni faim, ni soif, ni chaud,ni froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie ; mais toujours être prêt, la nuit,le jour, à pousser des soupirs, à roucouler des déclarations, à séduire lesduègnes, à soudoyer les suivantes, à grimper aux échelles, à mere flam-berge au vent en cas de rivalité ou de surprise, et cela, rasé de frais, bienfrisé, avec des recherches de linge et d’habits, l’œil en coulisse, la boucheen cœur comme un héros de cire ! Métier terrible qui n’est pas trop ré-compensé par l’amour de toutes les femmes.

Apercevant Pandolphe là où il ne comptait rencontrer qu’Isabelle,Léandre s’arrêta dans une pose étudiée devant les miroirs, et qu’il savaitpropre àmere en relief les avantages de sa personne : le corps portant surla jambe gauche, la droite légèrement fléchie, unemain sur la garde de sonépée, l’autre caressant le menton de manière à faire briller le fameux so-litaire, les yeux pleins de flammes et de langueurs, la bouche entrouvertepar un faible sourire qui laissait luire l’émail des dents. Il était vraimentfort bien : son costume, rafraîchi par des rubans neufs, son linge éblouis-sant de blancheur, bouillonnant entre le pourpoint et les chausses, sessouliers étroits, hauts de talons, ornés d’une large cocarde, contribuaientà lui donner l’apparence d’un parfait cavalier. Aussi réussit-il complète-ment auprès des dames ; la railleuse Yolande elle-même ne le trouva pointtrop ridicule. Profitant de ce jeu muet, Léandre lança par-dessus la rampeson regard séducteur et le reposa sur la marquise avec une expressionpassionnée et suppliante qui la fit rougir malgré elle ; puis il le reportavers Isabelle, éteint et distrait, comme pour bien marquer la différence del’amour réel à l’amour simulé.

À la vue de Léandre, la colère de Pandolphe devint de l’exaspération.Il fit rentrer au logis sa fille et la soubree, mais non pas si rapidementque Zerbine n’eût eu le temps de glisser dans sa poche un billet à l’adressed’Isabelle, billet demandant un rendez-vous nocturne. Le jeune homme,resté avec le père, lui assura le plus poliment du monde que ses intentionsétaient honnêtes et ne tendaient qu’à serrer le plus sacré des nœuds, qu’il

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était de bonne naissance, avait l’estime des grands et quelque crédit à lacour, et que rien, pas même la mort, ne pourrait le détourner d’Isabelle,qu’il aimait plus que la vie ; paroles charmantes, que la jeune fille écou-tait avec délices, penchée de son balcon, et faisant au Léandre de jolis pe-tits signes d’acquiescement. Malgré cee éloquence melliflue, Pandolphe,avec une infatuation obstinée et sénile, jurait ses grands dieux que le sei-gneur Matamore serait son gendre, ou que sa fille entrerait au couvent.De ce pas il allait chercher le tabellion pour conclure la chose.

Pandolphe éloigné, Léandre adjurait la belle, toujours à la fenêtre, carle vieillard avait fermé la porte à double tour, de consentir, pour éviter detelles extrémités, à ce qu’il l’enlevât et la menât à un ermite de sa connais-sance, qui ne faisait pas de difficulté de marier les jeunes couples empê-chés dans leurs amours par la volonté tyrannique des parents. À quoi lademoiselle répondait modestement, tout en avouant qu’elle n’était pasinsensible à la flamme de Léandre, que l’on devait du respect à ceux dequi l’on tient le jour, et que cet ermite ne possédait peut-être pas toutesles qualités qu’il faut pour bien marier les gens ; mais elle promeait derésister de son mieux et d’entrer en religion plutôt que de mere sa maindans la pae du Matamore.

L’amoureux se retirait pour aller dresser ses baeries avec l’aide d’uncertain valet, drôle retors, personnage fertile en fourberies, ruses et stra-tagèmes autant que le sieur Polyen. Il devait revenir le soir sous le balconet rendre compte à sa maîtresse du succès de ses entreprises.

Isabelle fermait sa fenêtre, et le Matamore, avec cet esprit d’à-proposqui le caractérise, faisait son entrée. Son apparition aendue produisit ungrand effet. Ce type favori avait le don de faire rire les plus moroses.

oique rien ne nécessitât une action si furibonde, Matamore, ou-vrant les jambes en compas forcé et faisant des pas de six pieds, commeles mots dont parle Horace, arriva devant les chandelles et s’y planta dansune pose cambrée, outrageuse et provocante, de même que s’il eût vouluporter un défi à la salle entière. Il filait sa moustache, roulait de gros yeux,faisait palpiter sa narine et soufflait formidablement, comme s’il étouffaitde colère pour quelque injure méritant la destruction du genre humain.

Matamore, en cee occasion solennelle, avait tiré du fond de soncoffre un costume presque neuf qu’il ne meait qu’aux beaux jours, et

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

dont sa maigreur de lézard faisait ressortir encore la bizarrerie comiqueet l’emphase grotesquement espagnole. Ce costume consistait en un pour-point bombé comme un corselet, et zébré de bandes diagonales alternati-vement jaunes et rouges qui convergeaient vers une rangée de boutons,enmanière de chevrons renversés. La pointe du pourpoint descendait fortbas sur le ventre. Les bords et les entournures en étaient garnis d’un bour-relet saillant, aux mêmes couleurs ; des rayures semblables à celles dupourpoint décrivaient des spirales bizarres autour des manches et de laculoe, donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flûte à l’oignon.Si l’on s’avisait de chausser un coq de bas rouges, on aurait l’idée des ti-bias du Matamore. D’énormes bouffees jaunes s’épanouissaient commedes choux sur ses souliers à crevés rouges ; des jarretières à bouts floantsserraient au-dessus du genou ses jambes aussi dénuées de mollets que lespaes échassières d’un héron. Une fraise montée sur carton, dont les plisempesés dessinaient une série de 8, lui cerclait le col et le forçait à rele-ver le menton, aitude favorable aux impertinences du rôle. Sa coiffureconsistait en une sorte de feutre à la Henri IV, retroussé par un bord etaccrêté de plumes rouges et blanches. Une cape déchiquetée en barbe d’é-crevisse, des mêmes couleurs que le reste du costume, floait derrière lesépaules, burlesquement retroussée par une immense rapière, à laquelle lepoids d’une lourde coquille faisait relever la pointe. Au bout de ce longestoc, qui eût pu servir de brochee à dix Sarrasins, pendait une rosaceouvrée délicatement en fils d’archal fort ténus, représentant une toile d’a-raignée, preuve convaincante du peu d’usage que faisait Matamore de ceterrible engin de guerre. Ceux d’entre les spectateurs qui avaient les yeuxbons eussent même pu distinguer la petite bestiole de métal, suspendueau bout de son fil avec une quiétude parfaite et comme sûre de n’être pasdérangée dans son travail.

Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçait d’éborgner le boutde la rapière, arpenta deux ou trois fois le théâtre, faisant sonner ses ta-lons, enfonçant son chapeau jusqu’au sourcil, et se livrant à cent pan-tomimes ridicules qui faisaient pâmer de rire les spectateurs ; enfin, ils’arrêta et, se posant devant la rampe, il commença un discours plein dehâbleries, d’exagérations et de rodomontades, dont voici à peu près la te-neur, et qui aurait pu prouver aux érudits que l’auteur de la pièce avait lu

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

le Miles gloriosus de Plaute, aïeul de la lignée des Matamores.« Pour aujourd’hui, Scapin, je veux bien quelques instants laisser au

fourreau ma tueuse, et donner aux médecins le soin de peupler les cime-tières dont je suis le grand pourvoyeur.and on a commemoi détrôné leSofi de Perse, arraché par sa barbe l’Armorabaquin du milieu de son campet tué de l’autre main dix mille Turcs infidèles, fait tomber d’un coup depied les remparts de cent forteresses, défié le sort, écorché le hasard, brûléle malheur, plumé comme un oison l’aigle de Jupin qui refusait de venirsur le pré à mon appel, me redoutant plus que les Titans, bau le fusilavec les carreaux de la foudre, éventré le ciel du croc de sa moustache,il est, certes, loisible de se permere quelques récréations et badineries.D’ailleurs, l’univers soumis n’offre plus de résistance à mon courage, et laparque Atropos m’a fait savoir que, ses ciseaux s’étant ébréchés à couperle fil des destinées que moissonnait ma flamberge, elle avait été obligée deles envoyer au rémouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir à deux mains mavaillance, faire trêve aux duels, guerres, massacres, dévastations, sacs devilles, lues corps à corps avec les géants, tueries de monstres à l’instardeésée et d’Hercule à quoi j’occupe ordinairement les férocités de monindomptable bravoure. Je me repose. e la mort respire ! Mais à quelsdivertissements le seigneur Mars, qui près de moi n’est qu’un bien petitcompagnon, passe-t-il ses vacances et congés ? Entre les bras blancs etpoupins de la dame Vénus, laquelle, comme déesse de bon entendement,préère les gens d’armes à tous autres, fort dédaigneuse de son boiteux etcornard de mari. C’est pourquoi j’ai bien voulu condescendre à m’huma-niser, et voyant que Cupidon n’osait se hasarder à décocher sa flèche àpointe d’or contre un vaillant de mon calibre, je lui ai fait un petit signed’encouragement. Même pour que son dard pût pénétrer en ce généreuxcœur de lion, j’ai dépouillé cee coe de mailles faite des anneaux don-nés par les déesses, impératrices, reines, infantes, princesses et grandesde tous pays, mes illustres amantes, dont la trempe magique me préserveen mes plus folles témérités.

— Cela signifie, dit le valet, qui avait écouté cee fulgurante tiradeavec les apparences d’une contention d’esprit extrême, autant que monfaible entendement peut comprendre une éloquence si admirable en rhé-torique, si enjolivée de termes à propos et métaphores à l’asiatique que

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie férue pour quelque jeunetendron de la ville ; aliàs, que vous êtes amoureux comme un simple mor-tel.

— Vraiment, répliqua Matamore avec une bonhomie nonchalante etsuperbe, tu as donné du nez droit dans la chose, et tu nemanques pas d’in-telligence pour un valet. Oui, j’ai cee infirmité d’être amoureux ; maisne crains pas qu’elle amollisse mon courage. Cela est bon pour Samson,de se laisser tondre, et pour Alcide, de filer la quenouille. Dalila n’eût oséme toucher le poil. Omphale m’eût tiré les boes. Aumoindre signe de ré-volte je lui aurais fait décroer sur la table la peau du lion Néméen commeune cape à l’espagnole. Dans mon loisir, cee réflexion, humiliante pourun grand cœur, m’est venue. J’ai vaincu, il est vrai, le genre humain, maisje n’en ai réduit que la moitié. Les femmes, par leur faiblesse, échappentà mon empire. Il ne serait pas décent de leur couper la tête, de leur taillerbras et jambes, de les fendre en deux jusqu’à la ceinture, comme j’ai l’-habitude de le faire avec mes ennemis masculins. Ce sont là brutalitésmartiales, que repousse la politesse. La défaite de leur cœur, la redditionà volonté de leur âme, la mise à sac de leur vertu me suffisent. Il est vraique j’en ai soumis un nombre plus grand que les sablons de la mer etles étoiles du ciel, que je traîne après moi quatre coffres pleins de pou-lets, billets doux et missives, et que je dors sur un matelas composé deboucles brunes, châtaines, blondes, rousses, dont les plus pudiques m’ontfait le sacrifice. Junon même m’a fait des avances que j’ai rebutées parceque son immortalité était un peu trop mûre, bien qu’elle se refasse viergetoutes les années en la fontaine de Canathos ; mais, tous ces triomphes,je les compte comme défaites et ne veux point d’une couronne de laurierà laquelle manque une seule feuille ; mon front en serait déshonoré. Lacharmante Isabelle ose me résister, et quoique toutes les audaces soientbienvenues près de moi, je ne saurais souffrir cee impertinence, et jeveux qu’elle-même, sur un plat d’argent, m’apporte les clefs d’or de soncœur, à genoux, déchevelée, demandant grâce et merci. Va sommer ceeplace de se rendre. J’accorde trois minutes de réflexion : pendant ceeaente, le sablier tremblera dans la main du Temps effrayé. »

Et là-dessus, Matamore se campait dans une pose extravagammentanguleuse, dont sa maigreur excessive faisait encore ressortir le ridicule.

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

La fenêtre resta close aux sommations moqueuses du valet. Sûre dela bonté de ses murailles, et ne craignant pas qu’on ouvrît la brèche, lagarnison, composée d’Isabelle et de Zerbine, ne donna pas signe de vie.Matamore, qui ne s’étonne de rien, s’étonna pourtant de ce silence.

« Sangre y fuego ! Terre et ciel ! Foudres et canonnades ! s’écria-t-ilen faisant hérisser le poil de sa lèvre comme la moustache d’un chat fâ-ché. Ces bagasses ne bougent non plus que chèvres mortes.’on arborele drapeau, qu’on bae la chamade, ou je jee bas la maison d’une chi-quenaude ! Ce serait bien fait si la cruelle restait écrasée sous les ruines.Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cee défense hyrcanienne etsauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n’ont point de rivaux ence globe terraqué ni même en l’Olympe habité des dieux !

— Jeme l’explique fort naturellement. Un certain Léandre, moins beauque vous, sans doute, mais tout le monde n’a pas le goût bon, s’est ménagédes intelligences dans la place ; votre valeur s’aaque à une forteresseprise. Vous avez séduit le père, Léandre a séduit la fille. Voilà tout.

— Léandre ! as-tu dit ? Oh ! ne répète pas ce nom exécrable et exécré,ou je vais, de male rage, décrocher le soleil, éborgner la lune, et, prenantla terre par les bouts de son essieu, la secouer de façon à produire un ca-taclysme diluvial comme celui de Noé ou d’Ogygès. Faire à ma barbe lacour à Isabelle, la dame de mes pensées ! damnable godelureau, ruffianpatibulaire, galantin de sac et de corde, où es-tu, que je te fende les na-seaux, que je t’écrive des croix sur la figure, que je t’embroche, que je telarde, que je te crible, que je t’effondre, que je te désentraille, que je tepiétine, que je te jee au bûcher et disperse tes cendres ? Si tu paraissaispendant le paroxysme de ma fureur, le tonnerre de mes narines suffirait àt’envoyer au-delà des mondes parmi les feux élémentaires ; je te lanceraissi haut que tu ne retomberais jamais. Marcher sur mes brisées, je frémismoi-même à l’idée de ce qu’une pareille audace peut amener de maux etde désastres sur la pauvre humanité. Je ne saurais punir dignement untel crime sans fracasser du coup la planète. Léandre rival de Matamore !Par Mahom et Tervagant ! Les mots épouvantés reculent et se refusent àvenir exprimer une pareille énormité. On ne peut les joindre ensemble ;ils hurlent quand on les prend au collet pour les rapprocher, car ils saventqu’ils auraient affaire à moi s’ils se permeaient cee licence. D’ores et

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en avant Léandre, ô ma langue ! pardon de te faire prononcer ce nominfâme, peut se considérer comme défunt et aller lui-même commanderson monument au tailleur de pierre, si toutefois j’ai la magnanimité de luiaccorder les honneurs de la sépulture.

— Par le sang de Diane ! dit le valet, voilà qui tombe comme de cire,le seigneur Léandre traverse précisément la place à pas comptés. Vousallez bellement lui dire son fait, et ce sera un magnifique spectacle que larencontre de deux si fiers courages ; car je ne vous cacherai pas que, parmiles maîtres d’armes et prévôts de la ville, ce gentilhomme a la renomméed’être assez bon gladiateur. Dégainez ; pour moi, je ferai le guet, quandvous en serez aux mains, de peur que les sergents ne vous dérangent.

— Les étincelles de nos épées leur feront prendre le large, et ils n’ose-raient, les bélîtres, entrer dans ce cercle de flammes et de sang. Reste toutprès de moi, mon bon Scapin ; si, d’aventure, j’étais fâcheusement navréde quelque estafilade, tu me recevrais en tes bras, répondit Matamore quiaimait beaucoup à être interrompu dans ses duels.

— Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet en poussant sonmaître, et barrez-lui le passage. »

Voyant qu’il n’y avait pas moyen de faire une reculade, Matamores’enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa sa moustache, mit lamain à la poignée de son immense rapière et s’avança vers Léandre, qu’iltoisa des pieds à la tête, le plus insolemment qu’il put ; mais c’était bravadepure, car on entendait claquer ses dents et l’on voyait flageoler et tremblerses minces jambes comme des roseaux au vent de bise. Il ne lui restaitplus qu’un espoir, c’était d’intimider Léandre par des éclats de voix, desmenaces et des rodomontades, des lièvres étant souvent cachés sous despeaux de lion.

« Monsieur, savez-vous que je suis le capitaine Matamoros, appar-tenant à la célèbre maison Cuerno de Cornazan, et allié à la non moinsillustre famille Escobombardon de la Papirontonda ? Je descends d’Antéepar les femmes.

— Eh ! descendez de la lune si cela vous amuse, répondit le Léandreavec un dédaigneux haussement d’épaules ; que m’importent ces billeve-sées !

— Tête et ventre ! monsieur ; cela vous importera tout à l’heure ; il est

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encore temps, videz la place, et je vous épargne. Votre jeunesseme touche.Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la Camarde, laprovidence des fossoyeurs ; où je passe, il pousse des croix. C’est à peine simon ombre ose me suivre, tellement je la mène en des endroits périlleux.Si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors, c’est par un arc de triomphe ;si j’avance, c’est pour me fendre ; si je recule, c’est pour rompre ; si jecouche, c’estmon ennemi que j’étends sur le pré ; si je traverse une rivière,elle est de sang, et les arches du pont sont faites avec les côtes de mesadversaires. Je me roule, avec délice, au milieu des mêlées, tuant, hachant,massacrant, taillant d’estoc et de taille, perçant de la pointe. Je jee leschevaux en l’air avec leurs cavaliers, je brise comme fétus de paille lesos des éléphants. Aux assauts j’escalade les murs, en m’aidant de deuxpoinçons, et je plonge mon bras dans la gueule des canons pour en retirerles boulets. Le vent seul demon épée renverse les bataillons comme gerbessur l’aire. and Mars me rencontre sur un champ de bataille, il fuit,de peur que je ne l’assomme, tout dieu de la guerre qu’il est ; enfin, mavaillance est si grande, et l’effroi que j’inspire est tel, que jusqu’à présent,apothicaire du Trépas, je n’ai pu voir les braves que par le dos.

— Eh bien ! vous allez en voir un en face », dit Léandre en appliquantsur un des profils du Matamore un énorme soufflet, dont l’écho burlesqueretentit jusqu’au fond de la salle. Le pauvre diable pivota sur lui-même,près de tomber ; un second soufflet non moins vigoureusement appliquéque le premier, mais sur l’autre joue, le remit d’aplomb.

Pendant cee scène, Isabelle et Zerbine avaient reparu au balcon. Lamalicieuse soubree se tenait les côtes de rire, et sa maîtresse faisait unsigne de tête amical à Léandre. Du fond de la place débouchait Pandolphe,accompagné du tabellion et qui, les dix doigts écarquillés et les yeux rondsde surprise, regardait Léandre bare le Matamore.

« Écailles de crocodile et cornes de rhinocéros ! vociféra le fanfaron,ta fosse est ouverte, malandrin, veillaque, gavache, et je vais t’y pousser.Mieux eût valu pour toi tirer la moustache aux tigres et la queue aux ser-pents dans les forêts de l’Inde. AgacerMatamore ! Pluton, avec sa fourche,ne s’y risquerait pas. Je le déposséderais de l’enfer et j’usurperais Proser-pine. Allons, ma tueuse, au vent, montrez-vous, brillez au soleil, et quevotre éclair prenne pour fourreau le ventre de ce téméraire. J’ai soif de

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son sang, de sa moelle, de sa fressure, et je lui arracherai l’âme d’entre lesdents. »

En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs, des roulementsde prunelles, des clappements de langue, semblait faire les plus prodigieuxefforts pour extraire la lame rebelle de sa gaine. Il en suait d’ahan, maisla prudente tueuse voulait garder le logis ce jour-là, sans doute pour nepas ternir son acier poli à l’air humide.

Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup depied rouler le fanfaron à l’autre bout du théâtre, et se retira après avoirsalué Isabelle avec une grâce exquise.

Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membres grêles comme unesauterelle retournée. and, avec l’aide de son valet et de Pandolphe, ilse fut dressé sur ses pieds, et bien assuré que Léandre était parti, il s’écriad’une voix haletante et comme entrecoupée par la rage :

« De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer ; je crève de fu-reur, je vais éclater comme une bombe ! Et toi, lame perfide, qui trahiston maître au moment suprême ; est-ce ainsi que tu me récompenses det’avoir toujours abreuvée du sang des plus fiers capitaines et des plusvaillants duellistes ! Je ne sais à quoi il tient que je ne te brise en millemorceaux sur mon genou, comme lâche, parjure et félonne ; mais tu m’asvoulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la brèche, et nepas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cee semaine je n’ai défaitaucune armée, je n’ai combau ni orque, ni dragon, je n’ai pas fourni àla mort sa ration de cadavres, et la rouille est venue à mon glaive : rouillede honte, soudure d’oisiveté ! Sous les propres yeux de ma belle ce bé-jaune me nargue, m’insulte et me provoque. Leçon profonde ! enseigne-ment philosophique ! apologue moral ! Désormais je tuerai deux ou troishommes avant de déjeuner, pour être sûr que ma rapière joue librement.Fais-m’en souvenir.

— Léandre n’aurait qu’à revenir, dit Scapin ; si nous essayions à noustous de tirer du fourreau cet acier formidable ? »

Matamore, s’arc-boutant contre un pavé, Scapin s’aelant à la co-quille, Pandolphe au valet et le tabellion à Pandolphe, après quelquessecousses la lame céda à l’effort des trois fantoches, qui allèrent roulerd’un côté les quatre fers en l’air, tandis que le fanfaron tombait de l’autre

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à jambes rebindaines, tenant encore à pleines mains le fourreau de la co-lichemarde.

Relevé aussitôt, il reprit la rapière, et dit avec emphase : « MaintenantLéandre a vécu ; il n’a de ressources pour éviter la mort que d’émigrer enquelque planète lointaine. S’enfonçât-il au cœur de la terre, je le ramène-rai à la surface pour le transpercer de mon glaive, à moins qu’il ne soitchangé en pierre par mon œil horrifique et méduséen. »

Malgré cet échec, aucun doute ne vint à l’obstiné vieillard Pandolphesur l’héroïsme duMatamore, et il persista dans l’idée saugrenue de donnerpour mari à sa fille ce magnifique seigneur. Isabelle se prit à pleurer et àdire qu’elle préférait le couvent à un tel hymen ; Zerbine défendit de sonmieux le beau Léandre et jura par sa vertu, ô le beau serment ! que cemariage ne se ferait pas. Matamore aribue cet accueil glacé à un excèsde pudeur, la passion, chez les personnes bien élevées, n’aimant pas àse laisser voir. D’ailleurs il n’avait pas encore fait sa cour, il ne s’était pasmontré dans toute sa gloire, imitant en cela la discrétion de Jupiter enversSémélé, qui, pour avoir voulu connaître son amant divin avec l’éclat desa puissance, tomba brûlée et réduite en un petit tas de cendre.

Sans l’écouter davantage, les deux femmes rentrèrent au logis. Ma-tamore, se piquant de galanterie, fit chercher une guitare par son valet,appuya son pied sur une borne, et commença à chatouiller le ventre deson instrument pour le faire rire. Puis il se mit à miauler un couplet deseguidille, en andalou, avec des portements de voix si bizarres, des coupsde gosier si étranges, des notes de tête si impossibles qu’on eût dit la sé-rénade de Raminagrobis sous la gouière de la chae blanche.

Un pot d’eau versé par Zerbine, sous le malicieux prétexté d’arroserdes fleurs, n’éteignit pas sa furie musicale.

« Ce sont larmes d’aendrissement tombées des beaux yeux d’Isa-belle, dit le Matamore ; le héros chez moi est doublé du virtuose, et jemanie la lyre comme l’épée. »

Malheureusement, inquiété par ce bruit de sérénade, Léandre, qui rô-dait aux environs, reparut, et, ne souffrant pas que ce faquin fît de lamusique sous le balcon de sa maîtresse, arracha la guitare des mains duMatamore, stupide d’épouvante. Puis il lui en donna si fort sur le crâneque la panse de l’instrument creva, et que le fanfaron, passant la tête au

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travers, resta pris par le col comme dans une cangue chinoise. Léandre,ne lâchant pas le manche de la guitare, se mit à tirer de çà, de là, avecbrusques saccades, le pauvre Matamore, le cognant aux coulisses, l’ap-prochant des chandelles à le roussir, ce qui formait des jeux de théâtreaussi ridicules qu’amusants. S’en étant bien diverti, il le lâcha subitementet le laissa tomber sur le ventre. Jugez de l’air qu’avait en cee posturel’infortuné Matamore, qui semblait coiffé d’une poêle à frire.

Ses misères ne se bornèrent pas là. Le valet de Léandre, avec sa ferti-lité d’imagination bien connue, avait machiné des stratagèmes pour em-pêcher le mariage d’Isabelle et du Matamore. Apostée par lui, une cer-taine Doralice fort coquee et galante se produisit accompagnée d’unfrère spadassin représenté par le tyran, armé de sa mine la plus féroceet portant sous le bras deux longues rapières qui dessinaient une croixde Saint-André d’aspect terrifiant. La demoiselle se plaignit d’avoir étécompromise par le sieur Matamoros et délaissée pour Isabelle, la fille dePandolphe, outrage qui demandait une réparation sanglante.

« Dépêchez vite ce coupe-jarrets, dit Pandolphe à son futur gendre,ce ne sera qu’un jeu pour votre incomparable valeur que n’effrayerait pastout un camp de Sarrasins. »

Bien à contrecœur Matamore se mit en garde après mille divertis-santes simagrées, mais il tremblait comme un peuplier, et le spadassin,frère de Doralice, lui fit sauter l’épée des mains au premier choc du fer etle chargea du plat de la rapière jusqu’à lui faire crier grâce.

Pour achever le ridicule, dame Léonarde, vêtue en douegna espagnole,parut épongeant ses yeux de chouee d’un ample mouchoir, poussant dessoupirs à fendre le roc et agitant sous le nez de Pandolphe une promessede mariage paraphée du seing contrefait de Matamore. Un nouvel oragede coups creva sur le misérable convaincu de perfidies si compliquées,et d’une voix unanime il fut condamné à épouser la Léonarde en puni-tion de ses hâbleries, rodomontades et couardises. Pandolphe, dégoûté deMatamore, ne fit plus difficulté d’accorder la main de sa fille à Léandre,gentilhomme accompli.

Cee bouffonnade, animée par le jeu des acteurs, fut vivement ap-plaudie. Les hommes trouvèrent la soubree charmante, les femmes ren-dirent justice à la grâce décente d’Isabelle, et Matamore réunit tous les

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suffrages ; il était difficile d’avoir mieux le physique de l’emploi, l’em-phase plus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprévu. Léandrefut admiré des belles dames, quoique jugé un peu fat par les cavaliers.C’était l’effet qu’il produisait d’ordinaire, et, à vrai dire, il n’en souhaitaitpas d’autre, plus soucieux de sa personne que de son talent. La beauté deSérafine ne manqua pas d’adorateurs, et plus d’un jeune gentilhomme, aurisque de déplaire à sa belle voisine, jura sur sa moustache que c’était làune adorable fille.

Sigognac, caché derrière une coulisse, avait joui délicieusement dujeu d’Isabelle, bien qu’il se fût quelquefois intérieurement senti jaloux dela voix tendre qu’elle prenait en répondant à Léandre, n’étant pas encorehabitué à ces feintes amours du théâtre qui cachent souvent des aversionsprofondes et des inimitiés réelles. Aussi, la pièce finie, il complimenta lajeune comédienne d’un air contraint dont elle s’aperçut et n’eut pas depeine à deviner la cause.

« Vous jouez les amoureuses d’une admirable sorte, Isabelle, et l’onpourrait s’y méprendre.

— N’est-ce pas mon métier ? répondit la jeune fille en souriant, et ledirecteur de la troupe ne m’a-t-il pas engagée pour cela ?

— Sans doute, dit Sigognac ; mais comme vous aviez l’air sincèrementéprise de ce fat qui ne sait rien que montrer ses dents comme un chienqu’on agace, tendre le jarret et faire parade de sa belle jambe !

— C’était le rôle qui le voulait ; fallait-il pas rester là comme unesouche avec une mine disgracieuse et revêche ? n’ai-je pas d’ailleursconservé la modestie d’une jeune fille bien née ? Si j’ai manqué en cela,dites le-moi, je me corrigerai.

— Oh ! non. Vous sembliez une pudique demoiselle, soigneusementélevée dans la pratique des bonnes mœurs, et l’on ne saurait rien re-prendre à votre jeu si juste, si vrai, si décent, qu’il imite, à s’y tromper, lanature même.

— Mon cher baron, voici que les lumières s’éteignent. La compagnies’est retirée, et nous allons nous trouver dans les ténèbres. Jetez-moi ceecape sur les épaules et veuillez bien me conduire à ma chambre. »

Sigognac s’acquia sans trop de gaucherie, quoique les mains luitremblassent un peu, de ce métier nouveau pour lui de cortejo d’une

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femme de théâtre, et ils sortirent tous deux de la salle où il ne restaitplus personne.

L’orangerie était située à quelque distance du château, un peu sur lagauche dans un grand massif d’arbres. La façade qu’on apercevait de cecôté n’était pas moins magnifique que l’autre. Comme le terrain du parcétait plus bas de niveau que celui du parterre, elle se déployait par uneterrasse garnie d’une rampe à balustres pansus, et coupée de distance endistance par des socles supportant des vases en faïence blanche et bleuequi contenaient des arbustes et des fleurs, les dernières de la saison.

Un escalier à double rampe descendait au parc, faisant saillie surle mur de soutènement de la terrasse composé de grands panneaux debriques encadrés de pierre. Cee ordonnance était fort majestueuse.

Il pouvait être à peu près neuf heures. La lune s’était levée. Une vapeurlégère semblable à une gaze d’argent, tout en adoucissant les contoursdes objets, n’empêchait point de les discerner. On voyait parfaitement lafaçade du château, dont quelques fenêtres s’éclairaient d’une lueur rouge,tandis que certaines vitres, frappées par les rayons de l’astre nocturne,scintillaient brusquement comme des écailles de poisson. À cee lueur, lestons roses de la brique prenaient une nuance lilas d’une extrême douceur,et les assises de pierre, des teintes gris-de-perle. Sur l’ardoise neuve destoits, comme sur de l’acier poli, glissaient des reflets blancs, et la dentellenoire de la crête se découpait sur un ciel d’une transparence laiteuse.

Des goues de lumière tombaient dans les feuilles des arbustes, re-jaillissaient de l’émail des vases, et constellaient de diamants éparpillés lapelouse qui s’étendait devant la terrasse. Si l’on regardait au loin, spec-tacle non mois enchanteur, on découvrait les allées du parc se perdantcomme les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et brumes d’a-zur, au bout desquelles brillaient parfois des lueurs argentées provenantd’une statue de marbre ou d’un jet d’eau.

Isabelle et Sigognac montèrent l’escalier, et, charmés par la beautéde la nuit, firent quelques tours sur la terrasse avant de regagner leurchambre. Comme le lieu était découvert, en vue du château, la pudeur dela jeune comédienne ne conçut aucune alarme de cee promenade noc-turne. D’ailleurs, la timidité du baron la rassurait, et bien que son emploifût celui d’ingénue, elle en savait assez sur les choses d’amour pour ne

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

pas ignorer que le propre de la passion vraie est le respect. Sigognac nelui avait pas fait d’aveu formel, mais elle se sentait aimée de lui et necraignait de sa part aucune entreprise fâcheuse à l’endroit de sa vertu.

Avec le charmant embarras des amours qui commencent, ce jeunecouple, se promenant au clair de lune côte à côte, le bras sur le bras,dans un parc désert, ne se disait que les choses les plus insignifiantes dumonde.i les eût épiés eût été surpris de n’entendre que propos vagues,réflexions futiles, demandes et réponses banales. Mais, si les paroles netrahissaient aucun mystère, le tremblement des voix, l’accent ému, les si-lences, les soupirs, le ton bas et confidentiel de l’entretien accusaient lespréoccupations de l’âme.

L’appartement d’Yolande, voisin de celui de la marquise, donnait surle parc, et comme, après que ses femmes l’eurent défaite, la belle jeunefille regardait distraitement à travers la croisée la lune briller au-dessusdes grands arbres, elle aperçut sur la terrasse Isabelle et Sigognac, qui sepromenaient sans autre accompagnement que leur ombre.

Certes, la dédaigneuse Yolande, fière comme une déesse qu’elle était,n’avait que mépris pour le pauvre baron Sigognac, devant qui parfois àla chasse elle passait comme un éblouissement dans un tourbillon de lu-mière et de bruit, et que dernièrement même elle avait presque insulté ;mais cela lui déplut de le voir sous sa fenêtre, près d’une jeune femme àlaquelle sans doute il parlait d’amour. Elle n’admeait pas qu’on pût ainsisecouer son servage. On devait mourir silencieusement pour elle.

Elle se coucha d’assez mauvaise humeur et eut quelque peine à s’en-dormir ; ce groupe amoureux poursuivait son imagination.

Sigognac remit Isabelle à sa chambre, et comme il allait rentrer dansla sienne, il aperçut au fond du corridor un personnage mystérieux drapéd’un manteau couleur de muraille, dont le pan rejeté sur l’épaule cachaitla figure jusqu’aux yeux ; un chapeau rabau dérobait son front, et nepermeait pas de distinguer ses traits non plus que s’il eût été masqué.En voyant Isabelle et le baron, il s’effaça de son mieux contre le mur ; cen’était aucun des comédiens, retirés déjà dans leur logis. Le tyran étaitplus grand, le Pédant plus gros, le Léandre plus svelte ; il n’avait la tour-nure ni du Scapin ni duMatamore, reconnaissable d’ailleurs à samaigreurexcessive que l’ampleur de nul manteau n’eût pu dissimuler.

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Le capitaine Fracasse Chapitre V

Ne voulant pas paraître curieux et gêner l’inconnu, Sigognac se hâtade franchir le seuil de son logis, non sans avoir remarqué toutefois que laporte de la chambre des tapisseries où demeurait Zerbine restait discrète-ment entrebâillée, comme aendant un visiteur qui ne voulait point êtreentendu.

and il fut enfermé chez lui, un imperceptible craquement de sou-liers, le faible bruit d’un verrou fermé avec précaution l’avertirent que lerôdeur, si soigneusement embossé dans sa cape, était arrivé à bon port.

Une heure environ après, le Léandre ouvrit sa porte très doucement,regarda si le corridor était désert, et, suspendant ses pas comme une bohé-mienne qui exécute la danse des œufs, gagna l’escalier, le descendit plusléger et plus muet en sa marche que ces fantômes errants dans les châ-teaux hantés, suivit le mur en profitant de l’ombre, et se dirigea du côté duparc vers un bosquet ou salle de verdure dont le centre était occupé parune statue de l’Amour discret tenant le doigt appliqué sur la bouche. À cetendroit, sans doute désigné d’avance, Léandre s’arrêta et parut aendre.

Nous avons dit que Léandre, interprétant à son avantage le souriredont la marquise avait reconnu le salut qu’il lui avait fait, s’était enhardià écrire à la dame de Bruyères une lere que Jeanne, séduite par quelquespistoles, devait secrètement poser sur la toilee de sa maîtresse.

Cee lere était conçue ainsi, et nous la recopions pour donner uneidée du style qu’employait Léandre en ces séductions de grandes damesoù il excellait, disait-il.

« Madame, ou bien plutôt déesse de beauté, ne vous en prenez qu’àvos charmes incomparables de la mésaventure qu’ils vous airent. Ils meforcent, par leur éclat, à sortir de l’ombre où j’aurais dû rester enseveli,et à m’approcher de leur lumière, de même que les dauphins viennentdu fond de l’Océan aux clartés que jeent les falots des pêcheurs, encorequ’ils doivent y trouver le trépas et périr, sans pitié, sous les dards aigusdes harpons. Je sais trop bien que je rougirai l’onde de mon sang, maiscomme aussi bien je ne puis vivre, il m’est égal de mourir. C’est là une au-dace bien étrange que d’élever cee prétention, réservée aux demi-dieux,de recevoir au moins le coup fatal de votre main. Je m’y risque, car, étantdésespéré d’avance, il ne peut m’arriver rien de pis, et je préère votrecourroux à votre mépris ou dédain. Pour donner le coup de grâce, il faut

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regarder la victime, et j’aurai, en expirant sous vos cruautés, cee dou-ceur souveraine d’avoir été aperçu. Oui, je vous aime, madame, et si c’estun crime, je ne m’en repens point. Dieu souffre qu’on l’adore ; les étoilessupportent l’admiration du plus humble berger ; c’est le sort des hautesperfections comme la vôtre de ne pouvoir être aimées que par des infé-rieurs, car elles n’ont point d’égales sur la terre : elles en ont à peine auxcieux. Je ne suis, hélas ! qu’un pauvre comédien de province, mais quandmême je serais duc ou prince, comblé de tous les dons de la fortune, matête n’aeindrait pas vos pieds, et il y aurait tout de même entre votresplendeur et mon néant la distance du sommet à l’abîme. Pour ramasserun cœur, il faudra toujours que vous vous baissiez. Le mien est, j’ose ledire, madame, aussi fier que tendre, et qui ne le repousserait pas trouveraiten lui l’amour le plus ardent, la délicatesse la plus parfaite, le respect leplus absolu, et un dévouement sans bornes. D’ailleurs, si une telle félicitém’arrivait, votre indulgence ne descendrait peut-être pas si bas qu’elle sel’imagine. Bien que réduit par le destin adverse et la rancune jalouse d’ungrand à cee extrémité de me cacher au théâtre sous le déguisement desrôles, je ne suis pas d’une naissance dont il faille rougir. Si j’osais romprele secret que m’imposent des raisons d’État, on verrait qu’un sang assezillustre coule en mes veines. i m’aimerait ne dérogerait pas. Mais j’enai déjà trop dit. Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosternéde vos serviteurs, lors même que, par une de ces reconnaissances qui dé-nouent les tragédies, tout le monde me saluerait comme fils de Roi.’unsigne, le plus léger, me fasse comprendre que ma hardiesse n’a pas excitéen vous une trop dédaigneuse colère, et j’expirerai sans regret, brûlé parvos yeux, sur le bûcher de mon amour. »

’aurait répondu la marquise à cee brûlante épître, qui peut-êtreavait servi plusieurs fois ? il faudrait connaître bien à fond le cœur fémininpour le savoir. Par malheur, la lere n’arriva pas à son adresse. Entiché degrandes dames, Léandre ne regardait point les soubrees et n’était pointgalant avec elles. En quoi il avait tort, car elles peuvent beaucoup surles volontés de leurs maîtresses. Si les pistoles eussent été appuyées dequelques baisers et lutineries, Jeanne, satisfaite en son amour-propre defemme de chambre, qui vaut bien celui d’une Reine, eût mis plus de zèleet de fidélité à s’acquier de sa commission.

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Comme elle tenait négligemment la lere de Léandre à la main, lemarquis la rencontra et lui demanda par manière d’acquit, n’étant pas desa nature un mari curieux, quel était ce papier qu’elle portait ainsi.

« Oh ! pas grand-chose, répondit-elle, une missive de M. Léandre àmadame la marquise.

— De Léandre, l’amoureux de la troupe, celui qui fait le galant dans lesRodomontades du capitaine Matamore ! e peut-il écrire à ma femme ?sans doute il lui demande quelque gratification.

— Je ne pense point, répondit la rancunière suivante ; en me remeantce poulet, il poussait des soupirs et faisait des yeux blancs comme unamoureux pâmé.

— Donne cee lere, fit le marquis, j’y répondrai. N’en dis rien à lamarquise. Ces baladins sont parfois impertinents, et, gâtés par les indul-gences qu’on a, ne savent point se tenir en leur place. »

En effet, le marquis, qui aimait assez se divertir, fit réponse au Léandredans le même style avec une grande écriture seigneuriale, sur papier flai-rant le musc, le tout cacheté de cire d’Espagne parfumée et d’un blasonde fantaisie, pour mieux entretenir le pauvre diable en ses imaginationsamoureuses.

and Léandre rentra dans sa chambre après la représentation, iltrouva sur sa table, au lieu le plus apparent, un pli déposé par une mainmystérieuse et portant cee suscription : « À monsieur Léandre. » Il l’ou-vrit tout tremblant de bonheur et lut les phrases suivantes :

« Comme vous le dites trop bien pour mon repos, les déesses nepeuvent aimer que des mortels. À onze heures, quand tout dormira surla terre, ne craignant plus l’indiscrétion des regards humains, Diane quit-tera les cieux et descendra vers le berger Endymion. Ce ne sera pas sur lemont Latmus, mais dans le parc, au pied de la statue de l’Amour discretoù le beau berger aura soin de sommeiller pour ménager la pudeur del’immortelle qui viendra sans son cortège de nymphes, enveloppée d’unnuage et dépouillée de ses rayons d’argent. »

Nous vous laissons à penser quelle joie folle inonda le cœur duLéandre à la lecture de ce billet, qui dépassait ses plus vaniteuses espé-rances. Il répandit sur sa chevelure et ses mains un flacon d’essence, mâ-cha un morceau de macis pour avoir l’haleine fraîche, rebrossa ses dents,

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tourna la pointe de ses boucles afin de les faire mieux friser et se renditdans le parc à l’endroit indiqué, où, pour vous raconter ceci, nous l’avonslaissé faisant le pied de grue.

La fièvre de l’aente et aussi la fraîcheur nocturne lui causaient desfrissons nerveux. Il tressaillait à la chute d’une feuille, et tendait aumoindre bruit une oreille exercée à saisir au vol le murmure du souffleur.Le sable criant sous son pied lui semblait faire un fracas énorme qu’ondût entendre du château. Malgré lui, l’horreur sacrée des bois l’envahis-sait et les grands arbres noirs inquiétaient son imagination. Il n’avait paspeur précisément, mais ses idées prenaient une pente assez lugubre. Lamarquise tardait un peu, et Diane laissait trop longtemps Endymion lespieds dans la rosée.

À un certain instant il lui sembla entendre craquer une branche mortesous un pas assez lourd. Ce ne pouvait être celui de sa déesse. Les déessesglissent sur un rayon et elles touchent terre sans faire ployer la pointed’une herbe.

« Si la marquise ne se hâte pas de venir, au lieu d’un galant plein d’ar-deur, elle ne trouvera plus qu’un amoureux transi, pensait Léandre ; cesaentes où l’on se morfond ne valent rien aux prouesses de Cythère. » Ilen était là de ses réflexions, lorsque quatre ombres massives se dégageantd’entre les arbres et de derrière le piédestal de la statue vinrent à lui d’unmouvement concerté. Deux de ces ombres qui étaient les corps de grandsmarauds, laquais au service du marquis de Bruyères, saisirent les bras ducomédien, les lui maintinrent comme ceux des captifs qu’on veut lier, etles deux autres se mirent à le bâtonner en cadence. Les coups résonnaientsur son dos comme les marteaux sur l’enclume. Ne voulant point par sescris airer du monde et faire connaître sa mésaventure, le pauvre fustigésupporta héroïquement sa douleur. Mucius Scaevola ne fit pas meilleurecontenance le poing dans le brasier que Léandre sous le bâton.

La correction finie, les quatre bourreaux lâchèrent leur victime, luifirent une profonde salutation et se retirèrent sans avoir sonné mot.

elle chute honteuse ! Icare tombant du haut du ciel n’en fit pas uneplus profonde. Contusionné, brisé, moulu, Léandre, clopin-clopant, re-gagna le château, courbant le dos, se froant les côtes ; mais la vanitéchez lui était si grande que l’idée d’une mystification ne lui vint pas. Son

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amour-propre trouvait plus expédient de donner à l’aventure un tour tra-gique. Il se disait que, sans doute, la marquise, épiée par son mari jaloux,avait été suivie, enlevée, avant d’arriver au rendez-vous, et forcée, le poi-gnard sur la gorge, à tout avouer. Il se la représentait à genoux, échevelée,demandant grâce au marquis, forcené de colère, répandant des pleurs àfoison et promeant pour l’avenir de mieux résister aux surprises de soncœur. Même tout courbaturé de bastonnades, il la plaignait de s’être miseen tel péril à cause de lui, ne se doutant pas qu’elle ignorait l’histoire etreposait à cee heure fort tranquillement entre ses draps de toile de Hol-lande, bassinés au bois de santal et à la cannelle.

En longeant le corridor, Léandre eut cee contrariété de voir Scapindont la tête passait par l’hiatus de la porte entrebâillé et qui ricanait mali-cieusement. Il se redressa du mieux qu’il put, mais la maligne bête ne pritpas le change.

Le lendemain, la troupe fit ses préparatifs de départ. On abandonna lechar à bœufs comme trop lent, et le tyran, largement payé par le marquis,loua une grande charree à quatre chevaux pour emmener la bande et sesbagages. Léandre et Zerbine se levèrent tard, pour des raisons qu’il n’estpas besoin d’indiquer davantage, seulement l’un avait la mine dolente etpiteuse, quoiqu’il essayât de faire àmauvais jeu bon visage ; l’autre rayon-nait d’ambition satisfaite. Elle se montrait même bonne princesse enversses compagnes, et la Duègne, symptôme grave, se rapprochait d’elle avecdes obséquiosités patelines qu’elle ne lui avait jamais montrées. Scapin,à qui rien n’échappait, remarqua que la malle de Zerbine avait doubléde poids par quelque sortilège magique. Sérafine se mordait les lèvres enmurmurant le mot « créature ! » que la soubree ne fit pas semblant d’en-tendre, contente pour le moment de l’humiliation de la grande coquee.

Enfin, la charree s’ébranla, et l’on quia cet hospitalier château deBruyères, que tous regreaient, excepté Léandre. Le tyran pensait auxpistoles qu’il avait reçues ; le Pédant, aux excellents vins dont il s’étaitlargement abreuvé ; Matamore, aux applaudissements qu’on lui avait pro-digués ; Zerbine, aux pièces de taffetas, aux colliers d’or et autres régals ;Sigognac et Isabelle ne pensaient qu’à leur amour, et, contents d’être en-semble, ne retournèrent pas même la tête pour voir encore une fois àl’horizon les toits bleus et les murs vermeils du château.

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CHAPITRE VI

Effet de neige

C le penser, les comédiens étaient satisfaits de leurséjour au château de Bruyères. De telles aubaines ne leur adve-naient pas souvent dans leur vie nomade ; le tyran avait distri-

bué les parts, et chacun remuait avec une amoureuse titillation de doigtsquelques pistoles au fond de poches habituées à servir souvent d’aubergeau diable. Zerbine, rayonnant d’une joie mystérieuse et contenue, accep-tait de bonne humeur les brocards de ses camarades sur la puissance deses charmes. Elle triomphait, ce dont la Sérafine pensait enrager. Seul,Léandre, tout rompu encore de la bastonnade nocturne qu’il avait reçue,ne semblait pas partager la gaieté générale, bien qu’il affectât de sourire,mais ce n’était que ris de chien et du bout des dents, pour ainsi dire. Sesmouvements étaient contraints, et les cahots de la voiture lui arrachaientparfois des grimaces significatives. and il jugeait qu’on ne le regar-dait point, il se froait de la paume les épaules et les bras ; manœuvresdissimulées qui pouvaient donner le change aux autres comédiens, mais

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n’échappaient pas à la narquoise inquisition de Scapin, toujours à l’affûtdes mésaventures de Léandre, dont la fatuité lui était particulièrementinsupportable.

Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse que le charretonn’avait pas vue fit pousser au galant un aïe ! d’angoisse et de douleur, surquoi Scapin entama la conversation en feignant de le plaindre.

« Mon pauvre Léandre, qu’as-tu donc à geindre et te lamenter de lasorte ? Tu sembles toutmoulu comme le chevalier de la Triste-Figure, lors-qu’il eut cabriolé tout nu dans la Sierra-Morena par pénitence amoureuse,à l’imitation d’Amadis sur la Roche-Pauvre. On dirait que ton lit étaitfait de bâtons croisés et non de matelas douillets avec courtes-pointes,oreillers et carreaux, en somme plus propice à rompre les membres qu’àles reposer, tant tu as la mine baue, le teint maladif et l’œil poché. Detout ceci, il appert que le seigneur Morphée ne t’a pas visité cee nuit.

— Morphée peut être resté en sa caverne, mais le petit dieu Cupidonest un rôdeur qui n’a pas besoin de lanterne pour savoir trouver une portedans un corridor, répondit Léandre, espérant détourner les soupçons deson ennemi Scapin.

— Je ne suis qu’un valet de comédie et n’ai point l’expérience deschoses galantes. Jamais je n’ai fait l’amour aux belles dames ; mais j’ensais assez pour n’ignorer point que le dieu Cupidon, d’après les poèteset faiseurs de romans, se sert de ses flèches à l’endroit de ceux qu’il veutnavrer, et non pas du bois de son arc.

— e voulez-vous dire ? se hâta d’interrompre Léandre, inquiet dutour que prenait l’entretien, par ces subtilités et déductions mytholo-giques.

— Rien, sinon que tu as là sur le col, un peu au-dessus de la clavi-cule, bien que tu t’efforces de la cacher avec ton mouchoir, une raie noirequi demain sera bleue, après-demain verte, et ensuite jaune, jusqu’à cequ’elle s’évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemble diantrementau paraphe authentique d’un coup de bâton signé sur une peau de veauou vélin, si tu aimes mieux ce vocable.

— Sans doute, répondit Léandre, de pâle devenu rouge jusqu’à l’our-let de l’oreille, ce sera quelque beauté morte, amoureuse de moi pendantsa vie, qui m’aura baisé en songe tandis que je dormais. Les baisers des

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morts impriment en la chair, comme chacun sait, des meurtrissures donton s’étonne au réveil.

— Cee beauté défunte et fantasmatique vient bien à point, réponditScapin, mais j’aurais juré que ce vigoureux baiser avait été appliqué pardes lèvres de bois vert.

— Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous êtes, dit Léandre,vous poussez ma modestie à bout. Pudiquement je mets sur le comptedes mortes ce qui pourrait être à meilleur droit revendiqué par les vi-vantes. Tout indocte et rustique que vous affectiez d’être, vous avez sansdoute entendu parler de ces jolis signes, taches, meurtrissures, marquesde dents, mémoire des folâtres ébats que les amants ont coutume d’avoirensemble ?

— Memorem dente notam, interrompit le Pédant, joyeux de citer Ho-race.

— Cee explicationme semble judicieuse, répondit Scapin, et appuyéed’autorités convenables. Pourtant la marque est si longue que cee beauténocturne, morte ou vivante, devait avoir en la bouche cee dent uniqueque les Phorkyades se prêtaient tour à tour. »

Léandre, outré de fureur, voulut se jeter sur Scapin et le gourmer,mais le ressentiment de la bastonnade fut si vif dans ses côtes endolorieset sur son dos rayé comme celui d’un zèbre qu’il se rassit, remeant savengeance à un temps meilleur. Le tyran et le Pédant, accoutumés à cesquerelles dont ils se divertissaient, les firent se raccommoder. Scapin pro-mit de ne jamais faire d’allusion à ces sortes de choses. « J’ôterai, dit-il,de mon discours le bois sous toute forme, bois grume, bois marmenteau,bois de lit et même bois de cerf. »

Pendant cee curieuse altercation, la charree cheminait toujours, etbientôt on arriva à un carrefour. Une grossière croix de bois fendillé parle soleil et la pluie, soutenant un Christ dont un des bras s’était détachédu corps, et, retenu d’un clou rouillé, pendait sinistrement, s’élevait surun tertre de gazon et marquait l’embranchement de quatre chemins.

Un groupe composé de deux hommes et de trois mules était arrêté à lacroisée des routes et semblait aendre quelqu’un qui devait passer. Unedes mules, comme impatiente d’être immobile, secouait sa tête empana-chée de pompons et de houppes de toutes couleurs avec un frisson argen-

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tin de grelots. oique des œillères de cuir piquées de broderies l’empê-chassent de porter ses regards à droite et à gauche, elle avait senti l’ap-proche de la voiture ; les nutations des ses longues oreilles témoignaientd’une curiosité inquiète, et ses lèvres retroussées découvraient ses dents.

« La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives, dit l’un deshommes, le chariot ne doit pas être loin maintenant. »

En effet, la charree des comédiens arrivait au carrefour. Zerbine, as-sise sur le devant de la voiture, jeta un coup d’œil rapide sur le groupe debêtes et de gens dont la présence en ce lieu ne parut pas la surprendre.

« Pardieu ! voilà un galant équipage, dit le tyran, et de belles mulesd’Espagne à faire leurs quinze ou vingt lieues dans la journée. Si nousétions ainsi montés, nous serions bientôt arrivés devers Paris. Mais quidiable aendent elles donc là ? C’est sans doute quelque relais préparépour un seigneur.

— Non, reprit la Duègne, la mule est harnachée d’oreillers et couver-tures comme pour une femme.

— Alors, dit le tyran, c’est un enlèvement qui se prépare, car ces deuxécuyers en livrée grise ont l’air fort mystérieux.

— Peut-être, répondit Zerbine avec un sourire d’une expression équi-voque.

— Est-ce que la dame serait parmi nous ? fit le Scapin ; un des écuyersse dirige vers la voiture, comme s’il voulait parlementer avant d’user deviolence.

— Oh ! il n’en sera pas besoin, ajouta Sérafine jetant sur la soubreeun regard dédaigneux que celle-ci soutint avec une tranquille impudence ;il est des bonnes volontés qui sautent d’elles-mêmes entre les bras desravisseurs.

— N’est pas enlevée qui veut répliqua la soubree ; le désir n’y suffitpas, il faut encore l’agrément. »

La conversation en était là, quand l’écuyer, faisant signe au charre-ton d’arrêter ses chevaux, demanda, le béret à la main, si mademoiselleZerbine n’était pas dans la voiture.

Zerbine, vive et preste comme une couleuvre, sortit sa petite têtebrune hors du tendelet et répondit elle-même à l’interrogation ; puis ellesauta à terre.

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Le capitaine Fracasse Chapitre VI

« Mademoiselle, je suis à vos ordres », dit l’écuyer d’un ton galant etrespectueux.

La soubree fit bouffer ses jupes, passa le doigt autour de son cor-sage, comme pour donner de l’aisance à sa poitrine et se tournant versles comédiens, leur tint délibérément cee petite harangue :

« Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quie ainsi. Par-fois l’Occasion vous contraint à la saisir en vous présentant sa mèche decheveux devant la main, et de façon si opportune que ce serait soisepure de ne pas s’y accrocher à pleins doigts ; car, lâchée, elle ne revientpoint. Le visage de la Fortune, qui jusqu’à présent ne s’était montré pourmoi que rechigné et maussade, me fait un ris gracieux. Je profite de sabonne volonté, sans doute passagère. En mon humble état de soubree,je ne pouvais prétendre qu’à des Mascarilles ou Scapins. Les valets seulsme courtisaient, tandis que les maîtres faisaient l’amour aux Lucindes,aux Léonores et aux Isabelles ; c’est à peine si les seigneurs daignaient,en passant, me prendre le menton et appuyer d’un baiser sur la joue ledemi-louis d’argent qu’ils glissaient dans la pochee de mon tablier. Ils’est trouvé un mortel de meilleur goût, pensant que, hors du théâtre, lasoubree valait bien la maîtresse, et comme l’emploi de Zerbine n’exigepas une vertu très farouche, j’ai jugé qu’il ne fallait pas désespérer ce ga-lant homme quemon départ contrariait fort. Or donc, laissez-moi prendremes malles au fond de la voiture, et recevez mes adieux. Je vous retrou-verai un jour ou l’autre à Paris, car je suis comédienne dans l’âme, et jen’ai jamais fait de bien longues infidélités au théâtre. »

Les hommes prirent les coffres de Zerbine, et les ajustèrent, se faisantéquilibre, sur la mule de bât ; la soubree, aidée par l’écuyer qui lui tintle pied, sauta sur la colonelle aussi légèrement que si elle eût étudié lavoltige en une académie équestre, puis frappant du talon le flanc de samonture, elle s’éloigna faisant un petit geste de main à ses camarades.

« Bonne chance, Zerbine, crièrent les comédiens, à l’exception de Sé-rafine, qui lui gardait rancune.

— Ce départ est fâcheux, dit le tyran, et j’aurais bien voulu retenircee excellente soubree ; mais elle n’avait d’autre engagement que safantaisie. Il faudra ajuster dans les pièces les rôles de suivante en duègneou chaperon, chose moins plaisante à l’œil qu’un minois fripon ; mais

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Le capitaine Fracasse Chapitre VI

dame Léonarde a du comique et connaît à fond les tréteaux. Nous nousen tirerons tout de même. »

La charree se remit en marche d’une allure un peu plus vive quecelle du char à bœufs. Elle traversait un pays qui contrastait par son as-pect avec la physionomie des landes. Aux sables blancs avaient succédédes terrains rougeâtres fournissant plus de sucs nourriciers à la végéta-tion. Desmaisons de pierre, annonçant quelque aisance, apparaissaient çàet là, entourées de jardins clos par des haies vives déjà effeuillées où rou-gissait le bouton de l’églantier sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle.Au bord de la route, des arbres d’une belle venue dressaient leurs troncsvigoureux et tendaient leurs fortes branches dont la dépouille jaunie ta-chetait l’herbe alentour ou courait au caprice de la brise devant Isabelleet Sigognac, qui, fatigués de la pose contrainte qu’ils étaient obligés degarder dans la voiture, se délassaient en marchant un peu à pied. Le Ma-tamore avait pris l’avance, et dans la rougeur du soir on l’apercevait surla crête de la montée dessinant en lignes sombres son frêle squelee, qui,de loin, semblait embroché dans sa rapière.

« Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognac à Isabelle, quevous qui avez toutes les façons d’une demoiselle de haut lignage par lamodestie de votre conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix destermes, vous soyez ainsi aachée à cee troupe errante de comédiens,braves gens, sans doute, mais non de même race et acabit que vous ?

—N’allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce qu’onme voit,me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume, ré-duite à cee misérable condition de gagner sa vie sur les planches. Monhistoire est toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelque curio-sité, je vais vous la conter. Loin d’avoir été amenée à l’état que je faispar catastrophes du sort, ruines inouïes ou aventures romanesques, j’ysuis née, étant, comme on dit, enfant de la balle. Le chariot de espis aété mon lieu de nativité et ma patrie voyageuse. Ma mère, qui jouait lesprincesses tragiques, était une fort belle femme. Elle prenait ses rôles ausérieux, et même hors de la scène elle ne voulait entendre parler que derois, princes, ducs et autres grands, tenant pour véritables ses couronnesde clinquant et ses sceptres de bois doré.and elle rentrait dans la cou-lisse, elle traînait si majestueusement le faux velours de ses robes qu’on

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eût dit que ce fût un flot de pourpre ou la propre queue d’un manteauroyal. Avec cee superbe elle fermait opiniâtrément l’oreille aux aveux,requêtes et promesses de ces galantins qui toujours volètent autour descomédiennes comme papillons autour de la chandelle. Un soir même, ensa loge, comme un blondin voulait s’émanciper, elle se dressa en pied,et s’écria comme une vraie omyris reine de Scythie : « Gardes ! qu’onle saisisse ! » d’un ton si souverain, dédaigneux et solennel que le galant,tout interdit, se déroba de peur, n’osant pousser sa pointe. Or, ces fiertés etrebuffades étranges en une comédienne toujours soupçonnée de mœurslégères étant venues à la connaissance d’un très haut et puissant prince,il les trouva de bon goût, et se dit que ces mépris du vulgaire profane nepouvaient procéder que d’une âme généreuse. Comme son rang dans lemonde équipollait à celui de reine au théâtre, il fut reçu plus doucementet d’un sourcil moins farouche. Il était jeune, beau, parlait bien, était pres-sant et possédait ce grand avantage de la noblesse. e vous dirai-je deplus ? cee fois la reine n’appela pas ses gardes, et vous voyez en moi lefruit de ces belles amours.

— Cela, dit galamment Sigognac, explique à merveille les grâces sanssecondes dont on vous voit ornée. Un sang princier coule dans vos veines.Je l’avais presque deviné !

— Cee liaison, continua Isabelle, dura plus longtemps que n’ont cou-tume les intrigues de théâtre. Le prince trouva chez ma mère une fidélitéqui venait de l’orgueil autant que de l’amour, mais qui ne se démentitpoint. Malheureusement des raisons d’État vinrent à la traverse ; il dutpartir pour des guerres ou ambassades lointaines. D’illustres mariagesqu’il retarda tant qu’il put furent négociés en son nom par sa famille. Il luifallut céder, car il n’avait pas le droit d’interrompre, à cause d’un capriceamoureux, cee longue suite d’ancêtres remontant à Charlemagne et definir en lui cee glorieuse race. Des sommes assez fortes furent offertes àma mère pour adoucir cee rupture devenue nécessaire, la mere à l’abridu besoin et subvenir à ma nourriture et éducation. Mais elle ne voulutrien entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cœur etqu’elle aimait mieux que le prince lui fût redevable que non pas elle re-devable au prince ; car elle lui avait donné, en sa générosité extrême, ceque jamais il ne lui pourrait rendre. « Rien avant, rien après », telle était

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sa devise. Elle continua donc son métier de princesse tragique, mais lamort dans l’âme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son trépas, qui netarda guère. J’étais alors une fillee de sept ou huit ans ; je jouais les en-fants et les amours et autres petits rôles proportionnés à ma taille et àmon intelligence. La mort de ma mère me causa un chagrin au-dessus demon âge, et je me souviens qu’il me fallut foueer ce jour-là pour me for-cer à jouer un des enfants de Médée. Puis cee grande douleur s’apaisapar les cajoleries des comédiens et comédiennes qui me dorlotaient deleur mieux et comme à l’envi, me meant toujours quelques friandisesen mon panier. Le Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà mesemblait aussi vieux et ridé qu’aujourd’hui, s’intéressa à moi, m’apprit larécitation, harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter,les poses, les gestes, physionomies congruentes au discours, et tous lessecrets d’un art où il excelle, quoique comédien de province, car il a del’étude, ayant été régent de collège, et chassé pour incorrigible ivrognerie.

« Au milieu du désordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai vécu in-nocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au ber-ceau, j’étais une sœur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai bien su,d’une mine froide, réservée et discrète, les tenir à distance comme ilconvient, continuant, hors de la scène, mon rôle d’ingénue, sans hypo-crisie ni fausse pudeur. »

Ainsi, tout en marchant, Isabelle racontait à Sigognac charmé l’his-toire de sa vie et aventures.

« Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous ou l’avez-vousoublié ?

— Il serait peut être dangereux pour mon repos de le dire, réponditIsabelle, mais il est resté gravé dan ma mémoire.

— Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votre mère ?— Je possède un cachet armorié de son blason, dit Isabelle, c’est le seul

joyau que ma mère ait gardé de lui à cause de sa noblesse et significationhéraldique qui effaçait l’idée de valeur matérielle, et si cela vous amuse,je vous le montrerai un jour. »

Il serait par trop fastidieux de suivre étape par étape le chariot co-mique, d’autant plus que le voyage se faisait à petites journées, sans aven-tures dont il faille garder mémoire. Nous sauterons donc quelques jours,

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et nous arriverons aux environs de Poitiers. Les recees n’avaient pas étéfructueuses et les temps durs étaient venus pour la troupe. L’argent dumarquis de Bruyères avait fini par s’épuiser, ainsi que les pistoles de Sigo-gnac, dont la délicatesse eût souffert de ne pas soulager, dans les mesuresde ses pauvres ressources, ses camarades en détresse. Le chariot, traînépar quatre bêtes vigoureuses au départ, n’avait plus qu’un seul cheval,et quel cheval ! une misérable rosse qui semblait s’être nourrie, au lieude foin et d’avoine, avec des cercles de barrique, tant ses côtes étaientsaillantes. Les os de ses hanches perçaient la peau, et les muscles détendusde ses cuisses se dessinaient par de grandes rides flasques ; des éparvinsgonflaient ses jambes hérissées de longs poils. Sur son garrot, à la pres-sion d’un collier dont la bourre avait disparu, s’avivaient des écorchuressaigneuses et les coups de fouet zébraient comme des hachures les flancsmeurtris du pauvre animal. Sa tête était tout un poème de mélancolie etde souffrance. Derrière ses yeux se creusaient de profondes salières qu’onaurait cru évidées au scalpel. Ses prunelles bleuâtres avaient le regardmorne, résigné et pensif de la bête surmenée. L’insouciance des coupsproduite par l’inutilité de l’effort s’y lisait tristement, et le claquement dela lanière ne pouvait plus en tirer une étincelle de vie. Ses oreilles éner-vées, dont l’une avait le bout fendu, pendaient piteusement de chaquecôté du front et scandaient, par leur oscillation, le rythme inégal de lamarche. Une mèche de la crinière, de blanche devenue jaune, entremêlaitses filaments à la têtière, dont le cuir avait usé les protubérances osseusesdes joues mises en relief par la maigreur. Les cartilages des narines lais-saient suinter l’eau d’une respiration pénible et les barres fatiguées fai-saient la moue comme des lèvres maussades.

Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracé des filets pa-reils à ceux dont la pluie raye le plâtre des murailles, agglutiné sous leventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et fait avec lacroe un affreux ciment. Rien n’était plus lamentable à voir, et le chevalque monte la Mort dans l’Apocalypse eût paru une bête fringante, propreà parader aux carrousels à côté de ce pitoyable et désastreux animal dontles épaules semblaient se disjoindre à chaque pas, et qui, d’un œil dou-loureux, avait l’air d’invoquer comme une grâce le coup d’assommoir del’équarrisseur. La température commençant à devenir froide, il marchait

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au milieu de la fumée qu’exhalaient ses flancs et ses naseaux.Il n’y avait dans le chariot que les trois femmes. Les hommes allaient à

pied pour ne pas surcharger le triste animal, qu’il ne leur état pas difficilede suivre et même de devancer. Tous, n’ayant à exprimer que des penséesdésagréables, gardaient le silence et marchaient isolés, s’enveloppant deleur cape du mieux qu’ils pouvaient.

Sigognac, presque découragé, se demandait s’il n’eût pas mieux faitde rester au castel délabré de ses pères, sauf à y mourir de faim à côtéde son blason fruste dans le silence et la solitude, que de courir ainsi leshasards des chemins avec des bohèmes.

Il songeait au brave Pierre, à Bayard, à Miraut et à Béelzébuth, les fi-dèles compagnons de son ennui. Son cœur se serrait quoi qu’il fît, et illui montait de la poitrine à la gorge ce spasme nerveux qui d’ordinairese résout en larmes ; mais un regard jeté sur Isabelle, pelotonnée dans samante et assise sur le devant de la charree, lui raffermissait le courage.La jeune femme lui souriait ; elle ne paraissait pas se chagriner de ceemisère ; son âme était satisfaite, qu’importaient les souffrances et les fa-tigues du corps ?

Le paysage qu’on traversait n’était guère propre à dissiper la mélan-colie. Au premier plan se tordaient les squelees convulsifs de quelquesvieux ormes tourmentés, contournés, écimés, dont les branches noiresaux filaments capricieux se détaillaient sur un ciel d’un gris jaune très baset gros de neige qui ne laissait filtrer qu’un jour livide ; au second, s’éten-daient des plaines dépouillées de culture, que bordaient près de l’horizondes collines pelées ou des lignes de bois roussâtres. De loin en loin, commeune tache de craie, quelque chaumine dardant une légère spirale de fu-mée apparaissait entre les brindilles menues de ses clôtures. La ravined’une rigole sillonnait la terre d’une longue cicatrice. Au printemps, ceecampagne, habillée de verdure, eût pu sembler agréable ; mais, revêtuedes grises livrées de l’hiver, elle ne présentait aux yeux que monotonie,pauvreté et tristesse. De temps en temps passait, hâve et déguenillé, unpaysan ou quelque vieille courbée sous un fagot de bois mort, qui, loind’animer ce désert, en faisait au contraire ressortir la solitude. Les pies,sautillant sur la terre brune avec leur queue plantée dans leur croupioncomme un éventail fermé, en paraissaient les véritables habitantes. Elles

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jacassaient à l’aspect du chariot comme si elles se fussent communiquéleurs réflexions sur les comédiens et dansaient devant eux d’une façondérisoire, en méchants oiseaux sans cœur qu’elles étaient, insensibles à lamisère du pauvre monde.

Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur le corps des co-médiens, et leur souffletant le visage de ses doigts rouges. Aux tourbillonsdu vent se mêlèrent bientôt des flocons de neige, montant, descendant, secroisant sans pouvoir toucher la terre ou s’accrocher quelque part, tantla rafale était forte. Ils devinrent si pressés qu’ils formaient comme uneobscurité blanche à quelques pas des piétons aveuglés. À travers ce four-millement argenté, les objets les plus voisins perdaient leur apparenceréelle et ne se distinguaient plus.

« Il paraît, dit le Pédant, qui marchait derrière le chariot pour s’abriterun peu, que la ménagère céleste plume des oies là-haut et secoue sur nousle duvet de son tablier. La chair m’en plairait davantage, et je serais bienhomme à la manger sans citron ni épices.

— Voire même sans sel, répondit le tyran ; car mon estomac ne se sou-vient plus de cee omelee dont les œufs piaillaient quand on les cassasur le bord du poêlon et que j’ai avalée sous le titre fallacieux et sarcas-tique de déjeuner, malgré les becs qui la hérissaient. »

Sigognac s’était aussi réfugié derrière la voiture, et le Pédant lui dit :« Voilà un terrible temps, monsieur le baron, et je regree pour vous devous voir partager notre mauvaise fortune, mais ce sont traverses passa-gères, et quoique nous n’allions guère vite, cependant nous nous rappro-chons de Paris.

— Je n’ai point été élevé sur les genoux de la mollesse, répondit Si-gognac, et je ne suis point homme à m’effrayer pour quelques flocons deneige. Ce sont ces pauvres femmes que je plains, obligées, malgré la débi-lité de leur sexe, à supporter des fatigues et des privations comme routiersen campagne.

— Elles y sont de longue main habituées, et ce qui serait dur à desfemmes de qualité ou à des bourgeoises ne leur semble pas autrementpénible. »

La tempête augmentait. Chassée par le vent, la neige courait enblanches fumées rasant le sol, et ne s’arrêtant que lorsqu’elle était re-

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tenue par quelque obstacle, revers de tertre, mur de pierrailles, clôturede haie, talus de fossé. Là, elle s’entassait avec une prodigieuse vitesse,débordant en cascade de l’autre côté de la digue temporaire. D’autres foiselle s’engouffrait dans le tournant d’une trombe et remontait au ciel entourbillons pour en retomber par masses, que l’orage dispersait aussitôt.elques minutes avaient suffi pour poudrer à blanc, sous la toile palpi-tante de la charree, Isabelle, Sérafine et Léonarde, quoiqu’elles se fussentréfugiées tout au fond et abritées d’un rempart de paquets.

Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, le cheval n’avançaitplus qu’à grand-peine. Il soufflait, ses flancs baaient, et ses sabots glis-saient à chaque pas. Le tyran le prit par le bridon, et, marchant à côté delui, le soutint un peu de sa main vigoureuse. Le Pédant, Sigognac et Sca-pin poussaient à la roue. Léandre faisait claquer le fouet pour exciter lapauvre bête : la frapper eût été cruauté pure.ant au Matamore, il étaitresté quelque peu en arrière, car il était si léger, vu sa maigreur phéno-ménale, que le vent l’empêchait d’avancer, quoiqu’il eût pris une pierreen chaque main et rempli ses poches de cailloux pour se lester.

Cee tempête neigeuse, loin de s’apaiser, faisait de plus en plus rage,et se roulait avec furie dans les amas de flocons blancs qu’elle agitait enmille remous comme l’écume des vagues. Elle devint si violente que lescomédiens furent contraints, bien qu’ils eussent grande hâte d’arriver auvillage, d’arrêter le chariot et de le tourner à l’opposite du vent. La pauvrerosse qui le traînait n’en pouvait plus ; ses jambes se roidissaient ; des fris-sons couraient sur sa peau fumante et baignée de sueur. Un effort de plus,et elle tombait morte ; déjà une goue de sang perlait dans ses naseauxlargement dilatés par l’oppression de la poitrine, et des lueurs vitrées pas-saient sur le globe de l’œil.

Le terrible dans le sombre n’est pas difficile à concevoir. Les ténèbreslogent aisément les épouvantes, mais l’horreur blanche se fait moins com-prendre. Cependant, rien de plus sinistre que la position de nos pauvrescomédiens, pâles de faim, bleus de froid, aveuglés de neige et perdus enpleine grande route au milieu de ce vertigineux tourbillon de grains gla-cés les enveloppant de toutes parts. Tous s’étaient blois sous la toile dela bâche pour laisser passer la rafale, et se pressaient les uns contre lesautres afin de profiter de leur chaleur mutuelle. Enfin l’ouragan tomba, et

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la neige, suspendue en l’air, put descendre moins tumultueusement sur lesol. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, la campagne disparaissait sousun linceul argenté.

« Où donc est Matamore, dit Blazius, est-ce que par hasard le ventl’aurait emporté dans la lune ?

— En effet, ajouta le tyran, je ne le vois point. Il s’est peut-être bloisous quelque décoration au fond de la voiture. Hohé ! Matamore ! secouetes oreilles si tu dors, et réponds à l’appel. »

Matamore n’eut garde de sonner mot. Aucune forme ne s’agita sousle monceau de vieilles toiles.

« Hohé ! Matamore, beugla itérativement le tyran de sa plus grossevoix tragique et d’un ton à réveiller dans leur groe les sept dormantsavec leur chien.

— Nous ne l’avons pas vu, dirent les comédiennes, et comme les tour-billons de neige nous aveuglaient, nous ne nous sommes point autrementinquiétées de son absence, le pensant à quelques pas de la charree.

— Diantre ! fit Blazius, voilà qui est étrange ! pourvu qu’il ne lui soitpoint arrivé malheur.

— Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plus fort de la tour-mente, abrité derrière quelque tronc d’arbre, et il ne tardera pas à nousrejoindre. »

On résolut d’aendre quelques minutes, lesquelles passées, on iraità sa recherche. Rien n’apparaissait sur le chemin, et de ce fond de blan-cheur, quoique le crépuscule tombât, une forme humaine se fût aisémentdétachée même à une assez grande distance. La nuit qui descend si ra-pide aux courtes journées de décembre était venue, mais sans ameneravec elle une obscurité complète. La réverbération de la neige combat-tait les ténèbres du ciel, et par un renversement bizarre il semblait quela clarté vînt de la terre. L’horizon s’accusait en lignes blanches et nese perdait pas dans les fuites du lointain. Les arbres enfarinés se dessi-naient comme les arborisations dont la gelée étame les vitres, et de tempsen temps des flocons de neige secoués d’une branche tombaient pareilsaux larmes d’argent des draps mortuaires, sur la noire tenture de l’ombre.C’était un spectacle plein de tristesse ; un chien se mit à hurler au perducomme pour donner une voix à la désolation du paysage et en exprimer

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les navrantes mélancolies. Parfois il semble que la nature, se lassant deson mutisme, confie ses peines secrètes aux plaintes du vent ou aux la-mentations de quelque animal.

On sait combien est lugubre dans le silence nocturne cet aboi déses-péré qui finit en râle et que semble provoquer le passage de fantômes in-visibles pour l’œil humain. L’instinct de la bête, en communication avecl’âme des choses, pressent le malheur et le déplore avant qu’il soit connu.Il y a dans ce hurlement mêlé de sanglots l’effroi de l’avenir, l’angoisse dela mort et l’effarement du surnaturel. Le plus ferme courage ne l’entendpas sans en être ému, et ce cri fait dresser le poil sur la chair comme cepetit souffle dont parle Job.

L’aboi, d’abord lointain, s’était rapproché, et l’on pouvait distinguerau milieu de la plaine, assis le derrière dans la neige, un grand chien noirqui, le museau levé vers le ciel, semblait se gargariser avec ce gémisse-ment lamentable.

« Il doit être arrivé quelque chose à notre pauvre camarade s’écria letyran, cee maudite bête hurle comme pour un mort. »

Les femmes, le cœur serré d’un pressentiment sinistre, firent avec dé-votion le signe de la croix. La bonne Isabelle murmura un commencementde prière.

« Il faut l’aller chercher sans plus aendre, dit Blazius, avec la lanternedont la lumière lui servira de guide et d’étoile polaire s’il s’est égaré dudroit chemin et vague à travers champs ; car, en ces temps neigeux quirecouvrent les routes de blancs linceuls, il est facile d’errer. »

On bait le fusil, et le bout de chandelle allumé au ventre de la lan-terne jeta bientôt à travers les minces vitres de corne une lueur assez vivepour être aperçue de loin.

Le tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quête. Scapin et Léandrerestèrent pour garder la voiture et rassurer les femmes, que l’aventurecommençait à inquiéter. Pour ajouter au lugubre de la scène, le chien noirhurlait toujours désespérément, et le vent roulait sur la campagne seschariots aériens, avec de sourds murmures, comme s’il portait des espritsen voyage.

L’orage avait bouleversé la neige de façon à effacer toute trace oudu moins à en rendre l’empreinte incertaine. La nuit rendait d’ailleurs

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la recherche difficile, et quand Blazius approchait la lanterne du sol iltrouvait parfois le grand pied du tyran moulé en creux dans la poussièreblanche, mais non le pas de Matamore, qui, fût-il venu jusque-là, n’eûtmarqué non plus que celui d’un oiseau.

Ils firent ainsi près d’un quart de lieue, élevant la lanterne pour airerle regard du comédien perdu et criant de toute la force de leurs poumons :« Matamore, Matamore, Matamore ! »

À cet appel semblable à celui que les anciens adressaient aux dé-funts avant de quier le lieu de sépulture, le silence seul répondait ouquelque oiseau peureux s’envolait en glapissant avec une brusque palpi-tation d’ailes pour s’aller perdre plus dans la nuit. Parfois un hibou offus-qué de la lumière piaulait d’une façon lamentable. Enfin, Sigognac, quiavait la vue perçante, crut démêler à travers l’ombre, au pied d’un arbre,une figure d’aspect fantasmatique, étrangement roide et sinistrement im-mobile. Il en avertit ses compagnons, qui se dirigèrent avec lui de ce côtéen toute hâte.

C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son dos s’appuyait contrel’arbre et ses longues jambes étendues sur le sol disparaissaient à demisous l’amoncellement de la neige. Son immense rapière, qu’il ne quit-tait jamais, faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eût été risibleen toute autre circonstance. Il ne bougea pas plus qu’une souche à l’ap-proche de ses camarades. Inquiété de cee fixité d’aitude, Blazius diri-gea le rayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il faillit la laisserchoir tant ce qu’il vit lui causa d’épouvante.

Le masque ainsi éclairé n’offrait plus les couleurs de la vie. Il étaitd’un blanc de cire. Le nez pincé aux ailes par les doigts noueux de la mortluisait comme un os de seiche ; la peau se tendait sur les tempes. Des flo-cons de neige s’étaient arrêtés aux sourcils et aux cils, et les yeux dilatésregardaient comme deux yeux de verre. À chaque bout des moustachesscintillait un glaçon dont le poids les faisait courber. Le cachet de l’éter-nel silence scellait ces lèvres d’où s’étaient envolées tant de joyeuses ro-domontades, et la tête de mort sculptée par la maigreur apparaissait déjàà travers ce visage pâle, où l’habitude des grimaces avait creusé des plishorriblement comiques, que le cadavre même conservait, car c’est unemisère du comédien que chez lui le trépas ne puisse garder sa gravité.

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Le capitaine Fracasse Chapitre VI

Nourrissant encore quelque espoir, le tyran essaya de secouer la mainde Matamore, mais le bras déjà roide retomba tout d’une pièce avec unbruit sec comme le bras de bois d’un automate dont on abandonne lefil. Le pauvre diable avait quié le théâtre de la vie pour celui de l’autremonde. Cependant, ne pouvant admere qu’il fût mort, le tyran demandaà Blazius s’il n’avait pas sur lui sa gourde. Le Pédant ne se séparait jamaisde ce précieux meuble. Il y restait encore quelques goues de vin, et il enintroduisit le goulot entre les lèvres violees duMatamore ; mais les dentsrestèrent obstinément serrées, et la liqueur cordiale rejaillit en gouesrouges par les coins de la bouche. Le souffle vital avait abandonné à jamaiscee frêle argile, car la moindre respiration eût produit une fumée visibledans cet air froid.

« Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac, ne voyez-vouspas qu’il est mort ?

— Hélas ! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéops sous la grandepyramide. Sans doute, étourdi par le chasse-neige et ne pouvant luercontre la fureur de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et commeil n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôt eu les moellesgelées. Afin de produire de l’effet à Paris, il diminuait chaque jour sa ra-tion, et il était efflanqué de jeûne plus qu’un lévrier après les chasses.Pauvre Matamore, te voilà désormais à l’abri des nasardes, croquignoles,coups de pied et de bâton à quoi t’obligeaient tes rôles ! Personne ne terira plus au nez.

— ’allons-nous faire de ce corps ? interrompit le tyran, nous nepouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pour que les loups, les chienset les oiseaux le déchiqueent, encore que ce soit une piteuse viande oùles vers mêmes ne trouveront pas à déjeuner.

—Non certes, dit Blazius ; c’était un bon et loyal camarade, et comme iln’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tête, moi je lui prendrai les pieds,et nous le porterons tous deux jusqu’à la charree. Demain il fera jour,et nous l’inhumerons en quelque coin le plus décemment possible ; car,à nous autres histrions, l’Eglise marâtre nous ferme l’huis du cimetière,et nous refuse cee douceur de dormir en terre sainte. Il nous faut allerpourrir aux gémonies comme chiens crevés ou chevauxmorts, après avoiren notre vie amusé les plus gens de bien. Vous, monsieur le baron, vous

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Le capitaine Fracasse Chapitre VI

nous précéderez et tiendrez le falot. »Sigognac acquiesça d’un signe de tête à cet arrangement. Les deux

comédiens se penchèrent, déblayèrent la neige qui recouvrait déjà Mata-more comme un linceul prématuré, soulevèrent le léger cadavre qui pesaitmoins que celui d’un enfant, et se mirent en marche précédés du baron,qui faisait tomber sur leur route la lumière de la lanterne.

Heureusement personne à cee heure ne passait par le chemin, carc’eût été pour le voyageur un spectacle assez effrayant et mystérieux quece groupe funèbre éclairé bizarrement par le reflet rougeâtre du falot, etlaissant après lui de longues ombres difformes sur la blancheur de la neige.L’idée d’un crime ou d’une sorcellerie lui fût venue sans doute.

Le chien noir, comme si son rôle d’avertisseur était fini, avait cessé seshurlements. Un silence sépulcral régnait au loin dans la campagne, car laneige a cee propriété d’amortir les sons.

Depuis quelque temps Scapin, Léandre et les comédiennes avaientaperçu la petite lumière rouge se balançant à la main de Sigognac et en-voyant aux objets des reflets inaendus qui les tiraient de l’ombre sousdes aspects bizarres ou formidables, jusqu’à ce qu’ils se fussent évanouisde nouveau dans l’obscurité. Montré et caché tour à tour, à cee lueur in-certaine, le groupe du tyran et de Blazius, reliés par le cadavre horizontaldu Matamore, comme deux mots par un trait d’union, prenait une appa-rence énigmatiquement lugubre. Scapin et Léandre, mus d’une inquiètecuriosité, allèrent au-devant du cortège.

« Eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le valet de comédie, lorsqu’il eut rejointses camarades ; est-ce que Matamore est malade que vous le portez de lasorte, tout brandi comme s’il eût avalé sa rapière ?

— Il n’est pas malade, répondit Blazius, et jouit même d’une santéinaltérable. Goue, fièvre, catarrhe, gravelle n’ont plus prise sur lui. Il estguéri à tout jamais d’une maladie pour laquelle aucun médecin, fût-ceHippocrate, Galien, ou Avicenne, n’a trouvé de remède, je veux dire lavie, dont on finit toujours par mourir.

— Donc il est mort ! fit le Scapin avec une intonation de surprise dou-loureuse en se penchant sur le visage du cadavre.

— Très mort, on ne peut plus mort, s’il y a des degrés en cet état, caril ajoute au froid naturel du trépas le froid de la gelée, répondit Blazius

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d’une voix troublée qui trahissait plus d’émotion que n’en comportaientles paroles.

— Il a vécu ! comme s’exprime le confident du prince au récit final destragédies, ajouta le tyran. Mais relayez-nous un peu, s’il vous plaît. C’estvotre tour. Voilà assez longtemps que nous portons le cher camarade sansespoir de bonne-manche ou de paraguante. »

Scapin se substitua au tyran, Léandre à Blazius, quoique cee besognede corbeau ne fût guère de son goût, et le cortège reprit sa marche. Enquelques minutes on eut rejoint le chariot arrêté au milieu de la route.Malgré le froid, Isabelle et Sérafine étaient sautées à bas de la voiture, oùla seule Duègne accroupie ouvrait tout grands ses yeux de chouee. Àl’aspect de Matamore pâle, roidi, glacé, ayant sur le visage ce masque im-mobile à travers lequel l’âme ne regarde plus, les comédiennes poussèrentun cri d’épouvante et de douleur. Deux larmes jaillirent même des yeuxpurs d’Isabelle, promptement gelées par l’âpre bise nocturne. Ses bellesmains rouges de froid se joignirent pieusement, et une fervent prière pourcelui qui venait de s’engloutir si subitement dans la trappe de l’éternitémonta sur les ailes de la foi dans les profondeurs du ciel obscur.

’allait-on faire ? La position ne laissait pas d’être embarrassante. Lebourg où l’on devait coucher était encore éloigné d’une ou deux lieues,et quand on y arriverait toutes les maisons seraient fermées depuis long-temps et les paysans couchés ; d’autre part, on ne pouvait rester au milieudu chemin, en pleine neige, sans bois pour allumer du feu, sans vivrespour se réconforter, dans la compagnie fort sinistre et maussade d’un ca-davre, à aendre le jour qui ne se lève que très tard pendant cee saison.

On résolut de partir. Cee heure de repos et une musee d’avoinedonnée par Scapin avaient rendu un peu de vigueur au pauvre vieux che-val fourbu. Il paraissait ragaillardi et capable de fournir la traite. Mata-more fut couché au fond du chariot, sous une toile. Les comédiennes, nonsans un certain frisson de peur, s’assirent sur le devant de la voiture, carla mort fait un spectre de l’ami avec lequel on causait tout à l’heure, etcelui qui vous égayait vous épouvante comme une larve ou une lémure.

Les hommes cheminèrent à pied, Scapin éclairant la route avec la lan-terne dont on avait renouvelé la chandelle, le tyran tenant le bridon ducheval pour l’empêcher de buter. On n’allait pas bien vite, car le chemin

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était difficile ; cependant au bout de deux heures on commença à distin-guer, au bas d’une descente assez rapide, les premières maisons du village.La neige avait mis des chemises blanches aux toits, qui les faisaient se dé-tacher, malgré la nuit, sur le fond sombre du ciel. Entendant sonner deloin les ferrailles du chariot, les chiens inquiets firent vacarme, et leursabois en éveillèrent d’autres dans les fermes isolées, au fond de la cam-pagne. C’était un concert de hurlements, les uns sourds, les autres criards,avec solos, répliques et chœurs où toute la chiennerie de la contrée fai-sait sa partie. Aussi, quand la charree y arriva, le bourg était-il en éveil.Plus d’une tête embéguinée de ses coiffes de nuit se montrait encadréepar une lucarne ou le vantail supérieur d’une porte entrouverte, ce quifacilita au Pédant les négociations nécessaires pour procurer un gîte à latroupe. L’auberge lui fut indiquée, ou du moins une maison qui en tenaitlieu, l’endroit n’étant pas très fréquenté des voyageurs, qui d’ordinairepoussaient plus avant. C’était à l’autre bout du village, et il fallut que lapauvre rosse donnât encore un coup de collier ; mais elle sentait l’écu-rie, et, dans un effort suprême, ses sabots, à travers la neige, arrachèrentdes étincelles aux cailloux. Il n’y avait pas à s’y tromper ; une branche dehoux, assez semblable à ces rameaux qui trempent dans les eaux lustrales,pendait au-dessus de la porte, et Scapin, en haussant sa lanterne, constatala présence de ce symbole hospitalier. Le tyran tambourina de ses grospoings sur la porte, et bientôt un claquement de savates descendant unescalier se fit entendre à l’intérieur. Un rayon de lumière rougeâtre filtrapar les fentes du bois. Le baant s’ouvrit, et une vieille, protégeant d’unemain sèche qui semblait prendre feu la flamme vacillante d’un suif, ap-parut dans toute l’horreur d’un négligé peu galant. Ses deux mains étantoccupées, elle tenait entre les dents ou plutôt entre les gencives les bordsde sa chemise en grosse toile, dans l’intention pudique de dérober auxregards libertins des charmes qui eussent fait fuir d’épouvante les boucsdu sabbat. Elle introduisit les comédiens dans la cuisine, planta la chan-delle sur la table, fouilla les cendres de l’âtre pour y réveiller quelquesbraises assoupies qui bientôt firent pétiller une poignée de broussailles ;puis elle remonta dans sa chambre pour revêtir un jupon et un casaquin.Un gros garçon, se froant les yeux de ses mains crasseuses, alla ouvrirles portes de la cour, y fit entrer la voiture, ôta le harnais du cheval et le

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mit à l’écurie.« Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvre Matamore dans

la voiture comme un daim qu’on rapporte de la chasse, dit Blazius ; leschiens de basse-cour n’auraient qu’à le gâter. Il a reçu le baptême, aprèstout, et il faut lui faire sa veille mortuaire comme à un bon chrétien qu’ilétait. »

On prit le corps du comédien défunt, qui fut étendu sur la table et res-pectueusement recouvert d’unmanteau. Sous l’étoffe se sculptait à grandsplis la rigidité cadavérique et se découpait le profil aigu de la face, peut-être plus effrayante ainsi que dévoilée. Aussi, lorsque l’hôtelière rentra,faillit-elle tomber à la renverse de frayeur à l’aspect de ce mort qu’elle pritpour un homme assassiné dont les comédiens étaient les meurtriers. Déjà,tendant ses vieilles mains tremblotantes, elle suppliait le tyran, qu’elle ju-geait le chef de la troupe, de ne point la faire mourir, lui promeant unsecret absolu, même fût-elle mise à la question. Isabelle la rassura, et luiapprit en peu de mots ce qui était arrivé. Alors la vieille alla chercherdeux autres chandelles et les disposa symétriquement autour du mort,s’offrant de veiller avec dame Léonarde, car souvent dans le village elleavait enseveli des cadavres, et savait ce qu’il y avait à faire en ces tristesoffices.

Ces arrangements pris, les comédiens se retirèrent dans une autrepièce, où,médiocrementmis en appétit par ces lugubres scènes, et touchésde la perte de ce brave Matamore, ils ne soupèrent que du bout des lèvres.Pour la première fois peut-être de sa vie, quoique le vin fût bon, Blaziuslaissa son verre demi-plein, oubliant de boire. Certes, il fallait qu’il fûtbien navré dans l’âme, car il était de ces biberons qui souhaitaient d’êtreenterrés sous le baril, afin que la cannelle leur dégoue dans la bouche,et il se fût relevé du cercueil pour crier « masse » à un rouge-bord.

Isabelle et Sérafine s’arrangèrent d’un grabat dans la chambre voisine.Les hommes s’étendirent sur des boes de paille que le garçon d’écurieleur apporta. Tous dormirent mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves pé-nibles, et furent sur pied de bonne heure, car il s’agissait de procéder à lasépulture de Matamore.

Faute de drap, Léonarde et l’hôtesse l’avaient enseveli dans un lam-beau de vieille décoration représentant une forêt, linceul digne d’un co-

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médien, comme un manteau de guerre d’un capitaine.elques restes depeinture verte simulaient, sur la trame usée, des guirlandes et feuillages,et faisaient l’effet d’une jonchée d’herbes semée pour honorer le corps,cousu et paqueté en la forme de momie égyptienne.

Une planche posée sur deux bâtons, dont le tyran, Blazius, Scapin etLéandre tenaient les bouts, forma la civière. Une grande simarre de ve-lours noir constellée d’étoiles et demi-lunes de paillon, servant pour lesrôles de pontife ou de nécroman, fit l’office de drap mortuaire avec assezde décence.

Ainsi disposé, le cortège sortit par une porte de derrière donnant surla campagne pour éviter les regards et commérages des curieux, et pourgagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant ser-vir de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutumeétant de jeter là les bêtesmortes demaladie, lieu bien indigne etmalpropreà recevoir une dépouille humaine, argile modelée à la ressemblance deDieu ; mais les canons de l’Eglise sont formels, et l’histrion excommuniéne peut gésir en terre sainte, à moins qu’il n’ait renoncé au théâtre, à sesœuvres et à ses pompes, ce qui n’était pas le cas de Matamore.

Le Matin, aux yeux gris, commençait à s’éveiller, et les pieds dansla neige descendait le revers des collines. Une lueur froide s’étalait surla plaine, dont la blancheur faisait paraître livide la teinte du ciel. Eton-nés par l’aspect bizarre du cortège que ne précédaient ni croix ni prêtre,et qui ne se dirigeait point du côté de l’église, quelques paysans allantramasser du bois mort s’arrêtaient et regardaient les comédiens de tra-vers, les soupçonnant hérétiques, sorciers ou parpaillots, mais cependantils n’osaient rien dire. Enfin, on arriva à une place assez dégagée, et legarçon d’écurie, qui portait une bêche pour creuser la fosse, dit qu’onferait bien de s’arrêter là. Des carcasses de bêtes à demi recouvertes deneige bossuaient le sol tout alentour. Des squelees de chevaux, anatomi-sés par les vautours et les corbeaux, allongeaient au bout d’un chapeletde vertèbres leurs longues têtes décharnées aux orbites creuses, et ou-vraient leurs côtes dépouillées de chair comme les branches d’un éventaildont on a déchiré le papier. Des touches de neige fantasquement poséesajoutaient encore à l’horreur de ce spectacle charogneux en accusant lessaillies et les articulations des os. On eût dit ces animaux chimériques que

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chevauchent les Aspioles ou les Goules aux cavalcades du Sabbat.Les comédiens déposèrent le corps à terre, et le garçon d’auberge se

mit à bêcher vigoureusement le sol, rejetant les moes noires parmi laneige, chose particulièrement lugubre, car il semble aux vivants que lespauvres défunts, encore qu’ils ne sentent rien, doivent avoir plus froidsous ces frimas pour leur première nuit de tombeau.

Le tyran relayait le garçon, et la fosse se creusait rapidement. Déjàelle ouvrait les mâchoires assez largement pour avaler d’une bouchée lemince cadavre, lorsque les manants aroupés commencèrent à crier auhuguenot et firentmine de charger les comédiens.elques pierresmêmefurent lancées, qui n’aeignirent heureusement personne. Outré de co-lère contre cee canaille, Sigognac mit flamberge au vent et courut à cesmalotrus, les frappant du plat de sa lame et les menaçant de la pointe.Au bruit de l’algarade, le tyran avait sauté hors de la fosse, saisi un desbâtons du brancard, et s’en escrimait sur le dos de ceux que renversait lechoc impétueux du baron. La troupe se dispersa en poussant des cris etdes malédictions, et l’on put achever les obsèques de Matamore.

Couché au fond du trou, le corps cousu dans son morceau de forêtavait plutôt l’air d’une arquebuse enveloppée de serge verte qu’on en-fouit pour la cacher que d’un cadavre humain qu’on enterre. and lespremières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du comédien, le Pé-dant, ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge,tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d’une voix do-lente, en manière d’oraison funèbre, cee exclamation qui fut toute lanénie et myriologie du défunt : « Hélas ! pauvre Matamore ! »

L’honnête Pédant, en disant ces mots, ne se doutait pas qu’il répé-tait les expresses paroles d’Hamlet, prince de Danemark, maniant le testd’Yorick, ancien bouffon de cour, ainsi qu’il appert de la tragédie du sieurShakespeare, poète fort connu en Angleterre, et protégé de la reine Elisa-beth.

En quelques minutes la fosse fut comblée. Le tyran éparpilla de laneige dessus pour dissimuler l’endroit, de peur qu’on ne fît quelque af-front au cadavre, et, cee besogne terminée :

« Or çà, dit-il, quions vivement la place, nous n’avons plus rienà faire ici ; retournons à l’auberge. Aelons la charree et prenons du

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champ, car ces maroufles, revenant en nombre, pourraient bien nous af-fronter. Votre épée et mes poings n’y sauraient suffire. Un ost de pygméesvient à bout d’un géant. La victoire même serait inglorieuse et de nul pro-fit. and vous auriez éventré cinq ou six de ces bélîtres, votre los n’enaugmenterait point et ces morts nous meraient dans l’embarras. Il y au-rait lamentation de veuves, criaillement d’orphelins, chose ennuyeuse etpitoyable dont les avocats tirent parti pour influencer les juges. »

Le conseil était bon et fut suivi. Une heure après, la dépense soldée,le chariot se remeait en route.

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CHAPITRE VII

Où le roman justifie son titre

O ’ aussi vite que le permeaient les forces duvieux cheval restaurées par une bonne nuit d’écurie et l’état dela route couverte de la neige tombée la veille. Les paysans mal-

menés par Sigognac et le tyran pouvaient revenir à la charge en plus grandnombre, et il s’agissait de mere entre soi et le village un espace suffisantpour rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues ensilence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funèbres pensées à la mé-lancolie de la situation. Chacun songeait qu’un beau jour il pourrait ainsiêtre enterré sur le bord du chemin, parmi les charognes, et abandonnéaux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage symbo-lisait la vie, qui avance toujours sans s’inquiéter de ceux qui ne peuventsuivre et restent mourants ou morts dans les fossés. Seulement le sym-bole rendait plus visible le sens caché, et Blazius, à qui la langue déman-geait, se mit à moraliser sur ce thème avec force citations, apophtegmeset maximes que ses rôles de pédant lui suppéditaient en la mémoire.

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Le tyran l’écoutait sans sonner mot et d’un air refrogné. Ses préoccu-pations suivaient un autre cours, si bien que Blazius remarquant la minedistraite du camarade lui demanda à quoi il songeait.

« Je songe, répondit le tyran, à Milon Crotoniate qui tua un bœuf d’uncoup de poing et le mangea dans une seule journée. Cet exploit me plaît,et je me sens capable de le renouveler.

— Par malheur il manque le bœuf, fit Scapin en s’introduisant dans laconversation.

— Oui, répliqua le tyran, je n’ai que le poing. . . et l’estomac. Oh ! bien-heureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons, boutonsde guêtre, manches de couteau, boucles de ceinture et telles autres vic-tuailles indigestes pour les humains. En ce moment, j’avalerais tous lesaccessoires du théâtre. Il me semble qu’en creusant la fosse de ce pauvreMatamore j’en ai creusé une en moi-même tant large, longue et profondeque rien ne la saurait combler. Les anciens étaient fort sages, qui faisaientsuivre les funérailles de repas abondants en viandes, copieux en vins pourla plus grande gloire des morts et meilleure santé des vivants. J’aimeraisen ce moment accomplir ce rite philosophique très idoine à sécher lespleurs.

— En d’autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. Polyphème,ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.

— Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le tyran. Sable, éponge, outre,entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié.

—’une fusion à table des deux principes serait douce et profitable !dit Scapin d’un air conciliateur. Voici sur le bord de la route un petit boistaillis merveilleusement propre à une halte. On y pourrait détourner lechariot, et s’il y reste encore quelques provisions de bouche, déjeunertant bien quemal, abrités de la bise, derrière ce paravent naturel. Cet arrêtdonnera au cheval le temps de se reposer et nous permera de confabuler,tout en grignotant nos bribes, sur les résolutions à prendre pour l’avenirde la troupe, qui me paraît diablement chargé de nuages.

— Tu parles d’or, ami Scapin, dit le Pédant, et nous allons exhumerdes entrailles du bissac, hélas ! plus plat et dégonflé que la bourse d’unprodigue, quelques reliefs, restes des splendeurs d’autrefois : murailles depâtés, os de jambon, pelures de saucisses et croûtes de pain. Il y a encore

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dans le coffre deux ou trois flacons de vin, les derniers d’une vaillantetroupe. Avec cela on peut non pas satisfaire, mais bien tromper sa faim etsa soif. el dommage que la terre de ce canton inhospitalier ne soit pascomme cee glaise dont certains sauvages d’Amérique se lestent le jabotlorsque la chasse et la pêche ont été malheureuses ! »

On détourna la voiture, on la remisa dans le fourré, et le cheval dé-telé se mit à chercher sous la neige de rares brins d’herbe qu’il arrachaitavec ses longues dents jaunes. Un tapis fut étendu sur une place décou-verte. Les comédiens s’assirent autour de cee nappe improvisée à lamode turque, et Blazius y disposa symétriquement les rogatons tirés dela voiture, comme s’il se fût agi d’un festin sérieux.

« O la belle ordonnance ! fit le tyran réjoui de cet aspect. Un major-dome de prince n’eût pas mieux disposé les choses. Blazius, bien que tusois un merveilleux Pédant, ta véritable vocation était celle d’officier debouche.

— J’ai bien eu cee ambition, mais la fortune adverse l’a contrariée, ré-pondit le Pédant d’un air modeste. Surtout, mes petits bedons, n’allez pasvous jeter gloutonnement sur les mets. Mastiquez avec lenteur et com-ponction. D’ailleurs je vais vous tailler les parts, comme cela se pratiquesur les radeaux dans les naufrages. À toi, tyran, cet os jambonique au-quel pend encore un lambeau de chair. De tes fortes dents tu le briseraset en extrairas philosophiquement la moelle. À vous, mesdames, ce fondde pâté enduit de farce en ses encoignures et bastionné intérieurementd’une couche de lard fort substantielle. C’est un mets délicat, savoureuxet nutritif à n’en pas vouloir d’autre. À vous, baron de Sigognac, ce boutde saucisson ; prenez garde seulement d’avaler la ficelle qui en noue lapeau comme cordons de bourse. Il faut la mere à part pour le souper,car le dîner est un repas indigeste, abusif et superflu que nous supprime-rons. Léandre, Scapin et moi, nous nous contenterons avec ce vénérablemorceau de fromage, sourcilleux et barbu comme un ermite en sa ca-verne. ant au pain, ceux qui le trouveront trop dur auront la facultéde le tremper dans l’eau et d’en retirer les bûchees pour se tailler descure-dents. Pour le vin, chacun a droit à un gobelet, et comme somme-lier je vous prie de faire rubis sur l’ongle afin qu’il n’y ait déperdition deliquide. »

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Sigognac était accoutumé de longue main à cee frugalité plus qu’es-pagnole, et il avait fait dans son château de la Misère plus d’un repas dontles souris eussent été embarrassées de grignoter les miees, car il était lui-même la souris. Cependant il ne pouvait s’empêcher d’admirer la bonnehumeur et verve comique du Pédant, qui trouvait à rire là où d’autreseussent gémi comme veaux et pleuré comme vaches. Ce qui l’inquiétait,c’était Isabelle. Une pâleur marbrée couvrait ses joues, et, dans l’intervalledes morceaux, ses dents claquaient en manière de castagnees avec unmouvement fiévreux qu’elle cherchait en vain à réprimer. Ses minces vê-tements la défendaient mal contre l’âpre froidure, et Sigognac, assis prèselle, lui jeta, bien qu’elle s’en défendît, la moitié de sa cape sur les épaules,l’airant près de son corps pour la refociller et lui communiquer un peude chaleur vitale. Près de ce foyer d’amour, Isabelle se réchauffa et unefaible rougeur reparut sur son visage pudique.

Pendant que les comédiens mangeaient, un bruit assez singulier s’é-tait fait entendre, auquel d’abord ils n’avaient prêté nulle aention, le pre-nant pour un effet du vent qui sifflait à travers les branches dépouillées dutaillis. Bientôt le bruit devint plus distinct. C’était une espèce de râle en-roué et strident, à la fois bête et colère, dont il eût été difficile d’expliquerla nature.

Les femmes manifestèrent quelque frayeur. « Si c’était un serpent !s’écria Sérafine ; j’en mourrais, tant ces affreuses bêtes m’inspirent d’a-version.

— Par cee température, dit Léandre, les serpents sont engourdis etdorment plus roides que bâtons au fond de leurs repaires.

— Léandre a raison, fit le Pédant, ce doit être autre chose ; quelquebestiole bocagère que notre présence effraye ou dérange. N’en perdonspas un coup de dent. »

À ce sifflement, Scapin avait dressé son oreille de renard, qui pourêtre rouge de froid n’en était pas moins fine, et il regardait avec un œilémerillonné du côté d’où venait le son. Des brins d’herbe bruissaient ense déplaçant comme sur le passage de quelque animal. Scapin fit signe dela main aux comédiens de rester immobiles, et bientôt du fourré débou-cha un magnifique jars, le col tendu, la tête haute, et se dandinant avecune stupidité majestueuse sur ses larges paes palmées. Deux oies, ses

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épouses, le suivaient confiantes et naïves.« Voici un rôt qui s’offre de lui-même à la broche, dit Scapin à mi-voix,

et que le ciel touché de nos affres faméliques nous envoie fort à propos. »Le rusé drôle se leva et s’écarta de la troupe, décrivant un demi-cercle

si légèrement que la neige ne fit pas entendre un seul craquement sousses pieds. L’aention du jars était fixée par le groupe des comédiens, qu’ilregardait avec une défiance mêlée de curiosité, et dont, dans son obscurcerveau d’oison, il ne s’expliquait pas la présence en ce lieu ordinairementdésert. Le voyant si occupé en cee contemplation, l’histrion, qui semblaitavoir l’habitude de ces maraudes, s’approcha du jars par derrière et lecoiffa de sa cape d’un mouvement si juste, si dextre et si rapide que sonaction dura moins de temps qu’il n’en faut pour la décrire.

La bête encapuchonnée, il s’élança sur elle, la saisit par le col sous lacape que les palpitations d’ailes du pauvre animal qui suffoquait eurentvitement fait envoler. Scapin, en cee pose, ressemblait à ce groupe an-tique tant admiré qu’on appelle l’Enfant à l’oie. Bientôt le jars étranglécessa de se débare. Sa tête retomba flasquement sur le poing crispé deScapin. Ses ailes ne donnèrent plus de saccades. Ses paes boées de ma-roquin orange s’allongèrent avec une trépidation suprême. Il était mort.Les oies, ses veuves, redoutant un sort pareil, poussèrent en manière d’o-raison funèbre un gloussement lamentable et rentrèrent dans le bois.

« Bravo, Scapin, voilà un tour bien joué, exclama le tyran, et qui vauttous ceux que tu pratiques au théâtre. Les oies sont plus difficiles à sur-prendre que les Gérontes et les Truffaldins, étant de leur nature fort vigi-lantes et sur leurs gardes, comme il appert de l’histoire où l’on voit queles oies du Capitole sentirent l’approche nocturne des Gaulois et par ainsisauvèrent Rome. Ce maître oison nous sauve d’une autre manière, il estvrai, mais qui n’en est pas moins providentielle. »

L’oison fut saigné et plumé par la vieille Léonarde. Pendant qu’ellearrachait de son mieux le duvet, Blazius, le tyran et Léandre, éparpillésdans le taillis, ramassaient du bois mort, en secouaient la neige et le dis-posaient en tas sur une place sèche. Scapin taillait de son couteau unebaguee qu’il dépouillait d’écorce et qui devait servir de broche. Deuxbranches fourchues coupées au-dessus du nœud furent plantées en terreen guise de supports et de landiers. Grâce à une poignée de paille prise au

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Le capitaine Fracasse Chapitre VII

chariot, sur laquelle on bait le fusil, le feu s’alluma vite et brilla bientôtjoyeusement, colorant de ses flammes l’oison embroché et ranimant parsa chaleur vivifiante la troupe assise en cercle autour du foyer.

Scapin, d’un air modeste et comme il convient au héros de la situation,se tenait à sa place, l’œil baissé, la mine confite, retournant de temps àautre l’oison, qui, à l’ardeur des braises, prenait une belle couleur dorée,très appétissante à voir, et répandait une odeur d’une succulence à fairetomber en extase ce Cataligirone qui, de Paris la grand-ville, n’admiraitrien tant que les rôtisseries de la rue aux Oües.

Le tyran s’était levé et marchait à grands pas pour se distraire, disait-il, de la tentation de se jeter sur le rôt à moitié cuit et de l’avaler avecla broche. Blazius était allé au chariot retirer d’un coffre un grand platd’étain qui servait aux festins de théâtre. L’oie y fut solennellement dé-posée, répandant autour d’elle, sous le couteau, un jus sanguinolent duplus délicieux fumet.

Le volatile fut dépecé en parts égales, et le déjeuner recommença surde nouveaux frais. Cee fois ce n’était plus une nourriture chimériqueet fallacieuse. Personne, la faim faisant taire la conscience, n’eut de scru-pule sur la manière dont Scarpin avait agi. Le Pédant, qui était un hommeponctuel en cuisine, s’excusa de n’avoir pas de bigarades à mere coupéesen tranches sous l’oison, ce qui est un condiment obligatoire et régulier,mais on lui pardonna de grand cœur ce solécisme culinaire.

« Maintenant que nous voilà rassasiés, dit le tyran en s’essuyant labarbe de la main, il serait à propos de ratiociner quelque peu sur ce quenous allons faire. Il me reste à peine trois ou quatre pistoles au fond demon escarcelle et mon emploi de trésorier est bien près de devenir unesinécure. Notre troupe a perdu deux sujets précieux, Zerbine et le Mata-more, et d’ailleurs nous ne pouvons donner la comédie en plein champpour l’agrément des corbeaux, des corneilles et des pies. Ils ne payeraientpas leur place, ne possédant pas d’argent, à l’exception peut-être des pies,qui, dit-on, volent les monnaies, bijoux, cuillères et timbales. Mais il neserait pas sage de compter sur une telle recee. Avec le cheval de l’apoca-lypse qui agonise entre les brancards de notre charree, il est impossibled’arriver à Poitiers avant deux jours. Ceci est fort tragique, car d’ici lànous courons risque de crever de faim ou de froid au rebord de quelque

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fossé. Les oies ne sortent pas tous les jours des buissons toutes rôties.— Tu exposes fort bien le mal, fit le Pédant, mais tu n’en dis pas le

remède.—M’est avis, répondit le tyran, de nous arrêter au premier village que

nous rencontrerons ; les travaux des champs sont terminés. C’est le tempsdes longues veillées nocturnes. On nous prêtera bien quelque grange ouquelque étable. Scapin bara la caisse devant la porte promeant un spec-tacle extraordinaire et mirifique aux patauds ébahis avec cee facilité depayer leur place en nature. Un poulet, un quartier de jambon ou de viande,un broc de vin donneront droit aux premières banquees. On accepterapour les secondes un couple de pigeons, une douzaine d’œufs, une boede légumes, un pain de ménage ou toute autre victuaille analogue. Lespaysans, avaricieux d’argent, ne le sont pas de provisions qu’ils ont enleur huche et qui ne leur coûtent rien, suppéditées par la bonne mère na-ture. Cela ne nous remplira pas la bourse, mais bien le ventre, chose im-portante, car de Gaster dépend toute l’économie et santé du corps, commele faisait sagement remarquer Ménénius. Ensuite il ne nous sera pas dif-ficile de gagner Poitiers, où je sais un aubergiste qui nous fera crédit.

— Mais quelle pièce jouerons-nous, dit Scapin, au cas où le village serencontrerait à propos ? Notre répertoire est fort détraqué. Les tragédieset tragi-comédies seraient du pur hébreu pour ces rustiques ignorants del’histoire et de la fable, et n’entendant pas même le beau langage fran-çais. Il faudrait quelque bonne farce réjouissante, saupoudrée non de selaique, mais de sel gris, avec force bastonnades, coups de pied au cul,chutes ridicules et scurrilités bouffonnes à l’italienne. Les Rodomontadesdu capitaine Matamore eussent merveilleusement convenu. Par malheurMatamore a vécu, et ce n’est plus qu’aux vers qu’il débitera ses tirades. »

Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la main qu’il voulait par-ler. Une légère rougeur, dernière bouffée envoyée du cœur aux joues parl’orgueil nobiliaire, colorait son visage pâle ordinairement, même sousl’âpre morsure de la bise. Les comédiens restèrent silencieux et dans l’at-tente.

« Si je n’ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j’en ai presque la mai-greur. Je prendrai son emploi et le remplacerai demonmieux. Je suis votrecamarade et veux l’être tout à fait. Aussi bien j’ai honte d’avoir profité de

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votre bonne fortune et de vous être inutile en l’adversité. D’ailleurs, qui sesoucie des Sigognac au monde ? Mon manoir croule en ruine sur la tombede mes aïeux. L’oubli recouvre mon nom jadis glorieux, et le lierre effacemon blason sur mon porche désert. Peut-être un jour les trois cigognessecoueront-elles joyeusement leurs ailes argentées et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur à cee triste masure où se consumait ma jeunessesans espoir. En aendant, vous qui m’avez tendu la main pour sortir dece caveau, acceptez-moi franchement pour l’un des vôtres. Je ne m’ap-pelle plus Sigognac. »

Isabelle posa sa main sur le bras du baron comme pour l’interrompre ;mais Sigognac ne prit pas garde à l’air suppliant de la jeune fille et ilcontinua :

« Je plie mon titre de baron et le mets au fond de mon portemanteau,comme un vêtement qui n’est plus de mise. Ne me le donnez plus. Nousverrons si, déguisé de la sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc jesuccède àMatamore et prends pour nom de guerre : le capitaine Fracasse !

— Vive le capitaine Fracasse ! s’écria toute la troupe en signe d’accep-tation, que les applaudissements le suivent partout ! »

Cee résolution, qui d’abord étonna les comédiens, n’était pas si su-bite qu’elle en avait l’air. Sigognac la méditait depuis longtemps déjà. Ilrougissait d’être le parasite de ces honnêtes baladins qui partageaient sigénéreusement avec lui leurs propres ressources, sans lui faire jamais sen-tir qu’il fût importun, et il jugeait moins indigne d’un gentilhomme demonter sur les planches pour gagner bravement sa part que de l’accepteren paresseux, comme aumône ou sportule. La pensée de retourner à Sigo-gnac s’était bien présentée à lui, mais il l’avait repoussée comme lâche etvergogneuse. Ce n’est pas au temps de la déroute que le soldat doit se re-tirer. D’ailleurs eût-il pu s’en aller, son amour pour Isabelle l’eût retenu,et puis, quoiqu’il n’eût point l’esprit facile aux chimères, il entrevoyaitdans de vagues perspectives toutes sortes d’aventures surprenantes, derevirements et de coups de fortune auxquels il eût fallu renoncer en seconfinant de nouveau dans sa gentilhommière.

Les choses ainsi réglées, on aela le cheval au chariot et l’on se remiten route. Ce bon repas avait ranimé la troupe, et tous, à l’exception dela Duègne et de Sérafine, qui ne marchaient pas volontiers, suivaient la

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voiture à pied, soulageant d’autant la pauvre rosse. Isabelle s’appuyait surle bras de Sigognac, vers qui furtivement elle tournait parfois ses yeuxaendris, ne doutant pas que ce ne fût pour l’amour d’elle qu’il eût priscee décision de se faire comédien, chose si contraire à l’orgueil d’unepersonne bien née. Elle eût voulu lui en faire reproche, mais elle ne sesentit pas la force de le gronder de cee preuve de dévouement qu’ellel’aurait empêché de donner si elle eût pu la prévoir, car elle était de cesfemmes qui s’oublient en aimant et ne voient que l’intérêt de l’aimé. Aubout de quelque temps, se trouvant un peu lasse, elle remonta dans lechariot et se pelotonna sous une couverture à côté de la Duègne.

De chaque côté du chemin, la campagne blanche de neige s’étendaitdéserte à perte de vue ; aucune apparence de bourg, village ou hameau.

« Voilà notre représentation bien aventurée, dit le Pédant après avoirpromené ses regards autour de l’horizon, les spectateurs n’ont pas l’aird’affluer beaucoup, et la recee de petit salé, de volailles et de boes d’oi-gnons dont le tyran allumait notre appétit me paraît fort compromise. Jene vois pas fumer une cheminée. Aussi loin que ma vue porte, pas untraître clocher qui montre son coq.

— Un peu de patience, Blazius, répondit le tyran, les habitations pres-sées vicient l’air et il est salubre d’espacer les villages.

— À ce compte, les gens de ce pays n’ont pas à craindre les épidé-mies, pestes noires, caquesangues, trousse-galants, fièvres malignes etconfluentes, qui, au dire des médecins, proviennent de l’entassement dupopulaire en mêmes lieux. J’ai bien peur, si cela continue, que notre ca-pitaine Fracasse ne débute pas de sitôt. »

Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sous un épais ri-deau de nuages plombés on distinguait à peine une faible lueur rougeâtreindiquant la place où le soleil se couchait, ennuyé d’éclairer ce paysagelivide et maussade ponctué de corbeaux.

Un vent glacial avait durci et miroité la neige. Le pauvre vieux che-val n’avançait qu’avec une peine extrême ; à la moindre pente ses sabotsglissaient, et il avait beau roidir comme des piquets ses jambes couron-nées, s’affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture le poussaiten avant, bien que Scapin marchant près de lui le soutînt de la bride.Malgré le froid, la sueur ruisselait sur ses membres débiles et ses côtes

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décharnées, baue en écume blanche par le froement des harnais. Sespoumons haletaient comme des soufflets de forge. Des effarements mys-térieux dilataient ses yeux bleuâtres qui semblaient voir des fantômes, etparfois il essayait de se détourner comme arrêté par un obstacle invisible.Sa carcasse vacillante et comme prise d’ivresse donnait tantôt contre unbrancard, tantôt contre l’autre. Il élevait la tête découvrant ses gencives,puis il la baissait comme s’il eût voulu mordre la neige. Son heure étaitarrivée, il agonisait debout en brave cheval qu’il avait été. Enfin il s’abaitet, lançant une faible ruade défensive à l’adresse de la Mort, il s’allongeasur le flanc pour ne plus se relever.

Effrayées par cee secousse subite qui faillit les précipiter à terre, lesfemmes se mirent à pousser des cris de détresse. Les comédiens accou-rurent à leur aide et les eurent bientôt dégagées. Léonarde et Sérafinen’avaient aucune blessure, mais la violence du choc et la frayeur avaientfait s’évanouir Isabelle, que Sigognac enleva inerte et pâmée entre sesbras, tandis que Scapin, se baissant, tâtait les oreilles du cheval aplati surle sol comme une découpure de papier.

« Il est bien mort, dit Scapin se relevant d’un air découragé, l’oreilleest froide et le pouls de la veine auriculaire ne bat plus.

— Nous allons donc être obligés, s’écria piteusement Léandre, de nousaeler à des cordages comme bêtes de somme oumariniers qui halent unebarque, et de tirer nous-mêmes notre chariot. Oh ! lamaudite fantaisie quej’eus de me faire comédien !

— C’est bien le temps de geindre et de se lamenter ! beugla le tyran en-nuyé de ces jérémiades intempestives, avisons plus virilement et en gensque la fortune ne saurait étonner à ce qu’il faut faire, et d’abord regar-dons si cee bonne Isabelle est grièvement navrée ; mais non, la voici quirouvre l’œil et reprend ses esprits, grâce aux soins de Sigognac et de dameLéonarde. Donc, il faut que la troupe se divise en deux bandes. L’une res-tera près du chariot avec les femmes, l’autre se répandra par la campagneen quête de secours. Nous ne sommes pas des Russiens accoutumés auxfrimas scythiques pour hiverner ici jusqu’à demainmatin, le derrière dansla neige. Les fourrures nous manquent pour cela, et l’aurore nous trouve-rait tous perclus, gelés et blancs de givre, comme fruits confits de sucre.Allons, capitaine Fracasse, Léandre et toi Scapin, qui êtes les plus légers

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et avez des pieds rapides comme Achille Péliade ; haut la pae ! courez enchats maigres et ramenez-nous vivement du renfort. Blazius et moi, nousferons sentinelle à côté du bagage. »

Les trois hommes désignés se disposaient à partir, quoique n’augu-rant pas grand succès de leur expédition, car la nuit était noire comme labouche d’un four, et la seule réverbération de la neige permeait de seguider ; mais l’ombre, si elle éteint les objets, fait ressortir les lumières, etune petite étoile rougeâtre se mit à scintiller au pied d’un coteau à uneassez grande distance de la route.

« Voilà, dit le Pédant, l’astre sauveur, l’étoile terrestre aussi agréableaux voyageurs perdus que l’étoile polaire aux nautoniers in periculo ma-ris. Cee étoile aux rayons bénins est une chandelle ou une lampe placéederrière une vitre ; ce qui suppose une chambre bien close et bien chaudefaisant partie d’une maison habitée par des êtres humains et civilisés plu-tôt que par des Lestrygons sauvages. Sans doute il y a en la cheminée unfeu flambant clair, et sur ce feu une marmite où cuit une grasse soupe ; ôplaisante imagination dont ma fantaisie se pourlèche les babines et quej’arrose, en idée, avec deux ou trois bouteilles tirées de derrière les fagotset drapées à l’antique de toiles d’araignée !

— Tu radotes, mon vieux Blazius, fit le tyran, et le froid congelant tapulpe cérébrale sous ton crâne chauve te fait danser des mirages devantles yeux. Cependant il y a cela de vrai dans ton délire que cee lumièresuppose une maison habitée. Ceci change notre plan de campagne. Nousallons nous diriger tous vers ce phare de salut. Il n’est guère probable qu’ilpasse des voleurs, cee nuit, sur cee route déserte, pour dérober notreforêt, notre place publique et notre salon. Prenons chacun nos hardes. Lepaquet n’est pas bien lourd. Nous reviendrons demain chercher le chariot.Aussi bien, je commence à transir et à ne plus sentir le bout de mon nez. »

Les comédiens se mirent en marche, Isabelle appuyée au bras de Si-gognac, Léandre soutenant Sérafine, Scapin traînant la Duègne, Blaziuset le tyran formant l’avant-garde. Ils coupèrent à travers champs, droit àla lumière, empêchés quelquefois par des buissons ou fossés, et s’enfon-çant dans la neige jusqu’au jarret. Enfin, après plus d’une chute, la troupeparvint à une sorte de grand bâtiment entouré de longs murs, avec portecharretière qui avait l’apparence d’une ferme, autant qu’on pouvait en

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juger à travers l’ombre. Dans le mur noir la lampe découpait un carré lu-mineux et faisait voir les vitres d’une petite fenêtre dont le volet n’étaitpas encore fermé.

Ayant senti l’approche d’étrangers, les chiens de garde se mirent às’agiter et à donner de la voix. On les entendait, au milieu du silence noc-turne, courir, sauter et se tracasser derrière la muraille. Des pas et desvoix d’homme se mêlèrent à leurs clabauderies. Bientôt toute la ferme futen éveil.

« Restez là, vous autres, à quelque distance, fit le Pédant, notre nombreeffrayerait peut-être ces bonnes gens qui nous prendraient pour unebande de malandrins voulant envahir leurs pénates rustiques. Comme jesuis vieux et de mine paterne et débonnaire, je vais seul heurter à l’huiset entamer les négociations. On n’aura point peur de moi. »

Le conseil était sage et fut suivi. Blazius avec le doigt index recroque-villé frappa contre la porte qui s’entrebâilla, puis s’ouvrit toute grande.Alors, de la place où ils étaient plantés, les pieds dans la neige, les comé-diens virent un spectacle assez inexplicable et surprenant. Le Pédant etle fermier, qui haussait sa lampe pour éclairer au visage l’homme qui ledérangeait ainsi, se mirent, après quelques mots échangés que les acteursne pouvaient entendre, à gesticuler d’une manière bizarre et à se ruer enaccolades, comme cela se pratique au théâtre pour les reconnaissances.

Encouragés par cee réception à laquelle ils ne comprenaient rien,mais que d’après sa pantomime chaleureuse ils jugeaient favorable et cor-diale, les comédiens s’étaient rapprochés timidement, prenant une conte-nance piteuse et modeste, comme il convient à des voyageurs en détressequi implorent l’hospitalité.

« Holà, vous autres ! s’écria le Pédant d’une voix joyeuse, arrivez sanscrainte ; nous sommes chez un enfant de la balle, un mignon de es-pis, un favori de alia, muse comique, en un mot chez le célèbre Bel-lombre, naguère tant applaudi de la cour et de la ville, sans compter laprovince. Vous connaissez tous sa gloire insigne. Bénissez le hasard quinous adresse juste à la retraite philosophique où ce héros du théâtre serepose sur ses lauriers.

— Entrez, mesdames et messieurs, dit Bellombre en s’avançant versles comédiens avec une courtoisie pleine de grâce et sentant un homme

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qui n’a pas oublié les belles manières sous ses habits à la paysanne. Levent froid de la nuit pourrait enrouer vos précieux organes, et quelquemodeste que soit ma demeure, vous y serez toujours mieux qu’en pleinair. »

Comme on le pense bien, les compagnons de Blazius ne se firent pasprier et ils entrèrent dans la ferme fort charmés de l’aventure, qui, dureste, n’avait d’extraordinaire que l’à-propos de la rencontre. Blazius avaitfait partie d’une troupe où se trouvait Bellombre, et comme leurs emploisne les meaient pas en rivalité ils s’appréciaient et étaient devenus fortamis, grâce à un goût commun pour la dive bouteille. Bellombre, qu’unevie fort agitée avait jeté dans le théâtre, s’en était retiré, ayant hérité àla mort de son père de cee ferme et de ses dépendances. Les rôles qu’iljouait exigeant de la jeunesse, il n’avait pas été fâché de disparaître avantque les rides vinssent écrire son congé sur son front. On le croyait mortdepuis longtemps et les vieux amateurs décourageaient les jeunes comé-diens avec son souvenir.

La salle où pénétrèrent les acteurs était assez vaste et, comme dans laplupart des fermes, servait à la fois de chambre à coucher et de cuisine.Une cheminée à large hoe, dont une pente de serge verte jaunie feston-nait le manteau, occupait une des parois. Un arc de brique s’arrondissantdans la muraille bistrée et vernissée indiquait la gueule du four fermée ence moment d’une plaque de tôle. Sur d’énormes chenets de fer dont lesdemi-boules creuses pouvaient contenir des écuelles, brûlaient avec unecrépitation réjouissante quatre ou cinq énormes bûches ou plutôt troncsd’arbre. La lueur de ce beau feu éclairait la chambre d’une réverbérationsi vive que la lumière de la lampe eût été inutile ; les reflets du brasierallaient chercher dans l’ombre un lit de forme gothique paisiblement en-dormi derrière ses rideaux, glissaient en filets brillants sur les poutresrembrunies du plafond, faisaient projeter aux pieds de la table placée aumilieu de la chambre de longues ombres d’un dessin bizarre, et allumaientde brusques paillees aux saillies des vaisselles et des ustensiles rangéssur le dressoir ou accrochés aux murailles.

Dans le coin près de la fenêtre, deux ou trois volumes jetés sur unguéridon de bois sculpté montraient que le maître du logis n’était pasdevenu tout à fait paysan et qu’il occupait à des lectures, souvenirs de

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son ancienne profession, les loisirs des longues soirées d’hiver.Réchauffée par cee tiède atmosphère et cet accueil hospitalier, toute

la troupe éprouvait un profond sentiment de bien-être. Les roses couleursde la vie reparaissaient sur les visages pâles et les lèvres gercées de froid.La gaieté illuminait les yeux naguère atones, et l’espoir relevait la tête. Cedieu louche, boiteux et taquin qu’on appelle le Guignon se lassait enfinde persécuter la compagnie errante, et, apaisé sans doute par le trépas deMatamore, il voulait bien se contenter de cee maigre proie.

Bellombre avait appelé ses valets, qui couvrirent la nappe d’assieeset de pots à large panse, à la grande jubilation de Blazius altéré de nais-sance, dont la soif était toujours éveillée, même aux heures nocturnes.

« Tu vois, dit-il au tyran, combien mes prévisions à propos de la petitelumière rouge étaient logicalement déduites. Ce n’étaient point miragesni fantômes. Une grasse fumée s’élève en tourbillonnant du potage abon-damment garni de choux, navets et autres légumes. Le vin rouge et clair,tiré de frais, pétille dans les brocs couronné de mousse rose. Le feu flambed’autant plus vif qu’il fait froid dehors. Et, de plus, nous avons pour hôtele grand, l’illustre, le jamais assez loué Bellombre, fleur et crème des co-médiens passés, présents et futurs, soit dit sans vouloir rabaisser le talentde personne.

— Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamore était là, soupiraIsabelle.

—e lui est-il donc survenu de fâcheux ? dit Bellombre qui connais-sait Matamore de réputation. »

Le tyran lui raconta l’aventure tragique du capitaine resté dans laneige.

« Sans la rencontre heureuse que nous avons faite d’un ancien et bravecamarade, il nous en pendait autant cee nuit au bout du nez, dit Blazius.On nous eût trouvés gelés comme matelots dans les ténèbres et frimascimmériens.

— C’eût été dommage, reprit galamment Bellombre en lançant uneœillade à Isabelle et à Sérafine ; mais ces jeunes déesses eussent sans nuldoute fait fondre la neige et dégelé la nature aux feux de leurs prunelles.

— Vous aribuez trop de pouvoir à nos yeux, répondit Sérafine ; ilseussent été incapables même d’échauffer un cœur en cee obscurité lu-

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gubre et glaciale. Les larmes du froid y eussent éteint les flammes de l’a-mour. »

Tout en soupant, Blazius informa Bellombre de l’état où se trouvait latroupe. Il n’en parut nullement surpris.

« La fortune théâtrale est encore plus femme et plus capricieuse que lafortune mondaine, répondit-il ; sa roue tourne si vite qu’à peine s’y peut-elle tenir debout quelques instants. Mais si elle en tombe souvent, elley remonte d’un pied adroitement léger et retrouve bientôt son équilibre.Demain, avec des chevaux de labour, j’enverrai chercher votre chariot etnous dresserons un théâtre dans la grange. Il y a, non loin de la ferme, unassez gros bourg qui nous fournira de spectateurs assez. Si la représenta-tion ne suffit pas, au fond de ma vieille bourse de cuir dorment quelquespistoles de meilleur aloi que les jetons de comédie et, par Apollon ! je nelaisserai pas mon vieux Blazius et ses amis dans l’embarras.

— Je vois, dit le Pédant, que tu es toujours le généreux Bellombre, etque tu ne t’es pas rouillé en ces occupations rurales et bucoliques.

— Non, répondit Bellombre, tout en cultivant mes terres je ne laissepas mon cerveau en friche ; je relis les vieux auteurs, au coin de ceecheminée, les pieds sur les chenets, et je feuillee les pièces des beauxesprits du jour que je puis me procurer du fond de cet exil. J’étudie parmanière de passe-temps les rôles à ma convenance, et je m’aperçois que jen’étais qu’un grand fat au temps où l’on m’applaudissait sur les planchesparce que j’avais la voix sonore, le port galant et la jambe belle. Alors je neme doutais pas de mon art et j’allais à travers tout, sans réflexion, commeune corneille qui abat des noix. La soise du public fit mon succès.

— Le grand Bellombre seul peut parler ainsi de lui-même, dit le tyranavec courtoisie.

— L’art est long, la vie est courte, continua l’ancien acteur, surtoutpour le comédien obligé de traduire ses conceptions au moyen de sa per-sonne. J’allais avoir du talent, mais je prenais du ventre, chose ridiculeen mon emploi de beau ténébreux et d’amoureux tragique. Je ne vouluspoint aendre que deux garçons de théâtre me vinssent lever sous les braslorsque la situation me forcerait de me jeter à genoux devant la princessepour lui déclarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et des roule-ments d’yeux larmoyants. Je saisis l’occasion de cet héritage, et je me re-

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tirai dans ma gloire, ne voulant point imiter ces obstinations qui se fontchasser des tréteaux à grand renfort de trognons de pomme, d’écorcesd’orange et d’œufs durs.

— Tu fis sagement, Bellombre, fit Blazius, bien que ta retraite ait étéprématurée et que tu eusses pu rester dix ans encore au théâtre. »

En effet, Bellombre, quoique hâlé par l’air de la compagne, avait gardéfort grande mine ; ses yeux accoutumés à exprimer les passions s’ani-maient et se remplissaient de lumière au feu de l’entretien. Ses narinespalpitaient larges et bien coupées. Ses lèvres en s’entrouvrant laissaientvoir une denture dont une coquee se fût fait honneur. Son mentonfrappé d’une fossee se relevait avec fierté ; une chevelure abondanteoù brillaient quelques rares filets d’argent se jouait en boucles épaissesjusque sur ses épaules. C’était encore un fort bel homme.

Blazius et le tyran continuèrent à boire en compagnie de Bellombre.Les comédiennes se retirèrent en une chambre où les valets avaient faitun grand feu. Sigognac, Léandre et Scapin se couchèrent en un coin de l’é-table sur quelques fourchées de paille fraîche, bien chaudement garantisdu froid par l’haleine des bêtes et le poil des couvertures à chevaux.

Pendant que les uns boivent et que les autres dorment, retournonsvers la charree abandonnée, et voyons un peu ce qu’elle devient.

Le cheval gisait toujours entre ses brancards. Seulement ses jambess’étaient roidies comme des piquets et sa tête s’allongeait à plat sur le solparmi les mèches d’une crinière dont la sueur, au vent froid de la nuit,s’était figée en cristaux de glace. La salière enchâssant l’œil vitreux s’ap-profondissait de plus en plus et la joue maigre semblait disséquée.

L’aube commençait à poindre ; le soleil d’hiver montrait entre deuxlongues bandes de nuages sa moitié de disque d’un blanc plombé et ver-sait sa lumière pâle sur la lividité du paysage où se dessinaient en lignesd’un noir funèbre les squelees des arbres. Dans la blancheur de la neigesautillaient quelques corbeaux qui, guidés par le flair, se rapprochaientprudemment de la bête morte, redoutant quelque danger, embûche oupiège, car la masse immobile et sombre du chariot les alarmait, et ils sedisaient en leur langue croassante que cee machine pouvait bien cacherun chasseur à l’affût, un corbeau ne faisant mauvaise figure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautant enfiévrés de désir ; ils reculaient chassés

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Le capitaine Fracasse Chapitre VII

en arrière par la crainte, exécutant une sorte de pavane bizarre. Un plushardi se détacha de l’essaim, secoua deux ou trois fois ses lourdes ailes,quia la terre et vint s’abare sur la tête du cheval. Il penchait déjà le becpour piquer et vider les yeux du cadavre lorsqu’il s’arrêta tout à coup,hérissa ses plumes et parut écouter.

Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route, et ce bruitque l’oreille humaine n’eût peut-être pas saisi résonnait distinctementà l’ouïe fine du corbeau. Le péril n’était pas pressant et l’oiseau noir nequia pas la place, mais il se tint aux aguets. Le pas se rapprochait et bien-tôt la forme vague d’un homme portant quelque chose s’ébaucha dans labrume matinale. Le corbeau jugea prudent de se retirer et il prit son volen poussant un long croassement pour avertir ses compagnons du péril.

Toute la bande s’envola vers les arbres voisins avec des cris rauques etstridents. L’homme était arrivé près de la voiture, et, surpris de rencontrerau milieu de la route un chariot sans maître aelé d’une bête qui, commela jument de Roland, avait pour principal défaut d’être morte, il s’arrêta,jetant autour de lui un regard furtif et circonspect.

Pour mieux examiner la chose, il déposa son fardeau à terre. Le far-deau se tint debout tout seul et se mit à marcher, car c’était une filleed’une douzaine d’années environ, que la longue mante qui l’enveloppaitdes pieds à la tête pouvait, lorsqu’elle était ployée sur l’épaule de soncompagnon, faire prendre pour une valise ou bissac de voyage. Des yeuxnoirs et fiévreux brillaient d’un feu sombre sous le pli de l’étoffe dont elleétait coiffée, des yeux absolument pareils à ceux de Chiquita. Un fil deperles meait quelques points lumineux dans l’ombre fauve de son col,et des chiffons tortillés en cordelees, formant contraste avec cet essai deluxe, s’enroulaient autour de ses jambes nues.

C’était, en effet, Chiquita elle-même, et le compagnon n’était autrequ’Agostin, le bandit aux mannequins : las d’exercer sa noble professionsur des chemins déserts, il se rendait à Paris, où tous les talents trouventleur emploi, marchant la nuit et se cachant le jour, comme font toutesles bêtes de meurtre et de rapine. La petite, harassée de fatigue et saisiedu froid, n’avait pu, malgré tout son courage, aller plus loin, et Agostin,cherchant un abri quelconque, la portait comme Homérus ou Bélisaireleur guide, à cee différence près en la comparaison qu’il n’était point

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Le capitaine Fracasse Chapitre VII

aveugle et jouissait au contraire d’une vue de lynx, lequel, à ce que pré-tend Pline l’Ancien, voit les objets à travers les murs.

«e signifie ceci ? dit Agostin à Chiquita, ordinairement nous arrê-tons les voitures, et c’est maintenant une voiture qui nous arrête ; prenonsgarde qu’elle ne soit pleine de voyageurs qui nous demandent la bourseou la vie.

— Il n’y a personne, répondit Chiquita, qui avait glissé sa tête sous labanne du chariot.

— Peut-être y aura-t-il quelque chose, continua le bandit ; nous allonsprocéder à la visite ; et, fouillant dans les plis de sa ceinture, il en tira unbriquet, une pierre et de l’amadou ; s’étant procuré du feu, il alluma unelanterne sourde qu’il portait toujours avec lui pour ses explorations noc-turnes, car le jour n’éclairait pas encore l’intérieur sombre de la voiture.Chiquita, à qui l’espoir du butin faisait oublier sa fatigue, s’introduisitdans le chariot, dirigeant le jet de lumière sur les paquets dont il était en-combré ; mais elle ne vit que de vieilles toiles peintes, que des accessoiresen carton et quelques guenilles de nulle valeur.

— Cherche bien, ma bonne Chiquita, disait le brigand tout en faisantle guet, fouille les poches et les musees pendues aux ridelles.

— Il n’y a rien, absolument rien qui vaille la peine d’être emporté. Ah !si : voilà un sac qui bruit avec un son de métal.

— Donne-le vite, fit Agostin, et approche la lanterne, que j’examine latrouvaille. Par les cornes et la queue de Lucifer ! nous jouons de malheur !j’avais espéré monnaie de bon aloi et ce ne sont que jetons de cuivre etde plomb doré. À tout le moins, tirons de notre rencontre ce profit denous reposer un peu, abrités du vent de bise par le tendelet du chariot.Tes pauvres chers pieds tout saignants ne peuvent plus te porter, tant lechemin est rude et le voyage long. Couchée sous les toiles, tu dormirasune heure ou deux. Pendant ce temps je veillerai, et s’il survient quelquealerte, nous serons vitement prêts. »

Chiquita se bloit de son mieux au fond de la voiture, ramenant surelle les vieux décors pour se procurer un peu de chaleur, et bientôt elles’endormit. Agostin resta sur le devant, sa navaja ouverte près de lui et àportée de sa main, inspectant les alentours avec ce long regard du banditauquel n’échappe aucun objet suspect.

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Le plus profond silence régnait dans la campagne solitaire. Sur lapente des coteaux lointains, des touches de neige se détachaient etbrillaient aux rayons blafards de l’aube, comme des fantômes blancs oudes marbres dans un cimetière. Mais tout cela gardait l’immobilité la plusrassurante. Agostin, malgré sa volonté et sa constitution de fer, sentait lesommeil lui venir. Plusieurs fois déjà ses paupières s’étaient abaissées, etil les avait relevées avec une résolution brusque ; les objets commençaientà se brouiller entre ses cils, et il perdait la notion des choses, lorsqu’à tra-vers une ébauche incohérente de rêve il lui sembla qu’un souffle humideet tiède lui donnait au visage. Il se réveilla ; et ses yeux en s’ouvrant ren-contrèrent deux prunelles phosphorescentes.

« Les loups ne se mangent pas entre eux, mon petit, murmura le ban-dit, tu n’as pas la mâchoire assez bien endentée pour me mordre. »

Et d’un mouvement plus prompt que la pensée, il étreignit la gorge del’animal avec sa main gauche, et de la droite ramassant sa navaja, il la luiplongea dans le cœur jusqu’au manche.

Cependant Agostin, malgré sa victoire, ne jugea pas la place bonne,et il éveilla Chiquita, qui ne témoigna nulle frayeur à la vue du loup mort,étendu sur la route.

« Il vaut mieux, dit le brigand, gagner au pied. Cee charogne aireles loups, lesquels sont principalement enragés de faim en temps de neigeoù ils ne trouvent rien à manger. J’en tuerai bien quelques-uns, commej’ai fait de celui-ci ; mais ils peuvent venir par douzaines et, si je m’endor-mais, il me serait désagréable de me réveiller dans l’estomac d’une bêtecarnassière. Moi croqué, ils ne feraient qu’une bouchée de toi, mauviee,qui as les os tendres. Sus donc, détalons au plus vite. Cee carcasse lesoccupera. Tu peux marcher à présent, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Chiquita, qui n’était pas un enfant gâté élevé dans ducoton, ce court sommeil m’a rendu mes forces. Pauvre Agostin, tu ne se-ras plus obligé de me porter comme un paquet embarrassant. D’ailleurs,quand mes pieds refuseront le service, ajouta-t-elle avec une énergie sau-vage, coupe-moi le col de ton grand couteau et jee-moi au fossé, je tedirai merci. »

Le bandit aux mannequins et la petite fille s’éloignèrent d’un pas ra-pide, et au bout de quelques minutes ils s’étaient perdus dans l’ombre.

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Rassurés par leur départ, les corbeaux descendirent des arbres voisins,s’abairent sur la rosse crevée et commencèrent leur festin charogneux.Deux ou trois loups arrivèrent bientôt pour prendre leur part de ceefranche lippée, sans s’étonner des baements d’aile, des croassements, etdes coups de bec de leurs noirs commensaux. En peu d’heures, tant ilstravaillaient de bon courage, quadrupèdes et volatiles, le cheval, neoyéjusqu’aux os, apparut aux clartés du matin à l’état de squelee préparécomme par des chirurgiens vétérinaires. Il n’en restait que la queue et lessabots.

Le tyran vint, quand il fit grand jour, avec un garçon de ferme pourchercher le chariot. Il heurta du pied la carcasse du loup à demi rongéet vit entre les brancards, sous les harnais, que les crocs ni les becs n’a-vaient entamés, l’anatomie de la pauvre bête. Le sac de jetons répandaitsa fausse monnaie sur la route, et la neige montrait soigneusement mou-lées des empreintes, les unes grandes, les autres petites, qui aboutissaientà la charree, puis s’en éloignaient.

« Il paraît, dit le tyran, que le chariot de espis a reçu cee nuit desvisites de plus d’un genre. O bienheureux accident qui nous a forcés d’in-terrompre notre odyssée comique, je ne saurais trop te bénir ! Grâce à toi,nous avons évité les loups à deux pieds et à quatre paes, non moins dan-gereux, sinon davantage.el régal eût été pour eux la chair tendre de cespoulees, Isabelle et Sérafine, sans compter notre vieille peau coriace ! »

Pendant que le tyran syllogisait à part lui, le valet de Bellombre déga-geait le chariot et y aelait le cheval qu’il avait amené, quoique l’animalrenâclât de peur à l’aspect terrifiant pour lui du squelee et à l’odeurfauve du loup dont le sang tachait la neige.

La charree fut remisée dans la cour de la ferme, sous un hangar. Iln’en manquait rien, et même il s’y trouvait quelque chose de plus : unpetit couteau, de ceux qu’on fabrique à Albaceite, tombé de la poche deChiquita pendant son court sommeil, et qui portait sur sa lame aiguë ceemenaçante devise en espagnol :

Cuando esta vivora pica,No hay remedio en la botica.Cee trouvaille mystérieuse intrigua beaucoup le tyran et fit tom-

ber en rêverie Isabelle, qui était un peu superstitieuse et tirait volontiers

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des présages, bons ou funestes, d’après ces petits incidents inaperçus desautres ou sans valeur à leurs yeux. La jeune femme hâblait le castillancomme toutes les personnes un peu instruites à cee époque, et le sensalarmant de l’inscription ne lui échappait point.

Scapin était parti pour le bourg revêtu de son beau costume zébré derose et de blanc, sa grande fraise dûment tuyautée et godronnée, la toquesur les yeux, la cape au coin de l’épaule, l’air superbe et triomphant. Ilmarchait repoussant sa caisse du genou avec unmouvement automatiqueet rythmé qui sentait fort son soldat ; en effet, Scapin l’avait été devantqu’il se fût rendu comédien. and il eut gagné la place de l’Eglise, déjàescorté de quelques polissons qu’émerveillait son accoutrement bizarre,il assura sa toque, se piéta et, aaquant la peau d’âne de ses baguees, ilproduisit un roulement si bref, si magistral, si impératif qu’il eût éveilléles morts aussi bien que la trompee du jugement dernier. Jugez de l’effetqu’il fit sur les vivants. Toutes les fenêtres et les portes s’ouvrirent commemues par un même ressort. Des têtes embéguinées s’y montrèrent plon-geant des regards curieusement effarés sur la place. Un second roulement,pétillant comme une mousquetade et grave comme un tonnerre, vida lesmaisons, où ne demeurèrent que les malades, les grabataires et femmesen gésine. Au bout de quelques minutes, tout le village réuni formait unlarge cercle autour de Scapin. Pourmieux fasciner son public, le rusé drôleexécuta sur sa caisse plusieurs baeries et contre-baeries d’une façon sivive, si juste et si dextre que les baguees disparaissaient dans la rapi-dité, quoique les poignets ne semblassent point bouger. Dès qu’il vit lesbouches ouvertes toutes grandes des bons villageois affecter cee formed’O qui, d’après les maîtres peintres, en leurs cahiers de caractères, estla suprême expression de l’étonnement, il arrêta tout d’un coup son va-carme ; puis, après un court silence, il commença d’une voix glapissante,dont il variait fantasquement les intonations, cee harangue emphatiqueet burlesque :

« Ce soir, occasion unique ! grand spectacle ! représentation extraor-dinaire ! les illustres comédiens de la troupe déambulatoire, dirigée par lesieurHérode, qui ont eu l’honneur de jouer devant des têtes couronnées etdes princes du sang, se trouvant de passage dans ce pays, donneront pourcee fois seulement, car ils sont aendus à Paris, où la cour les désire, une

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pièce merveilleusement amusante et comique intitulée les Rodomontadesdu capitaine Fracasse ! avec costumes neufs, jeux de scène inédits et bas-tonnades réglées, les plus divertissantes du monde. À la fin du spectacle,mademoiselle Sérafine dansera la morisque, augmentée de passe-pieds,tordions et cabrioles au dernier goût du jour, en s’accompagnant du tam-bour de basque dont elle joue mieux qu’aucune gitana d’Espagne. Ce seratrès plaisant à voir. La représentation aura lieu dans la grange de maîtreBellombre, disposée à cet effet et abondamment pourvue de banqueeset luminaires. Travaillant plutôt pour la gloire que pour le profit, nous ac-cepterons non seulement l’argent, mais encore les denrées et provisionsde bouche en faveur de ceux qui n’auraient pas de monnaie. ’on se ledise ! »

Ayant terminé son discours, Scapin tambourina si furieusement, parmanière de péroraison, que les vitres de l’église en tremblèrent dans leurréseau de plomb et que plusieurs chiens s’enfuirent en hurlant, plus ef-frayés que s’ils eussent eu des poêlons d’airain aachés à la queue.

À la ferme, les comédiens, aidés par Bellombre et ses valets, avaientdéjà travaillé. Dans le fond de la grange, des planches posées sur des ton-neaux formaient le théâtre. Trois ou quatre bancs empruntés au cabaretremplissaient l’office de banquees ; mais, pour le prix, on ne pouvait exi-ger qu’elles fussent rembourrées et couvertes de velours. Les araignéesfilandières s’étaient chargées de décorer le plafond, et les larges rosacesde leurs toiles se suspendaient d’une poutre à l’autre.

el tapissier, fût-il de la cour, eût pu produire une tenture plus fine,plus délicate et aériennement élaborée, même en satin de Chine ? Cestoiles pendantes ressemblaient à ces bannières armoriées qu’on voit auxchapitres des chevaleries et ordres royaux. Spectacle fort noble pour quieût pu jouir, en imaginative, de ce rapprochement.

Les bœufs et vaches, dont on avait proprement relevé la litière, s’é-tonnaient de ce remue-ménage insolite et souvent détournaient la tête deleur crèche, jetant de longs regards vers le théâtre où les comédiens s’a-gitaient, répétant la pièce, afin de montrer à Sigognac les entrées et lessorties.

« Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le baron, ont pour specta-teurs des veaux et bêtes à cornes ; il y aurait de quoi humilier mon amour-

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propre, si j’en avais.— Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière fois que vous aurez

un tel public ; il y a toujours dans la salle des imbéciles et des maris. »Pour un novice Sigognac ne jouait point trop mal, et l’on sentait qu’il

se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mémoire sûre, et l’imaginationassez lerée pour ajouter à son rôle ces répliques qui naissent de l’occa-sion et donnent de la vivacité au jeu. La pantomime le gênait davantage,étant fort entremêlée de coups de bâton, lesquels révoltaient son cou-rage, encore qu’ils ne vinssent que de bourrelets de toile peinte remplisd’étoupe ; ses camarades, sachant sa qualité, le ménageaient autant quepossible, et cependant il se courrouçait malgré lui, faisant terribles gri-maces, horrifiques froncements de sourcils et regards torves.

Puis, se rappelant tout à coup l’esprit de son rôle, il reprenait unephysionomie lâche, effarée, et subitement couarde.

Bellombre, qui le regardait avec l’aention perspicace d’un vieux co-médien expert et passé maître, lui cria de sa place : « Gardez de corrigeren vous ces mouvements qui viennent de nature ; ils sont très bons etproduiront une variété nouvelle de matamore. and vous n’éprouverezplus ces bouillons colérés et indignations furieuses, feignez-les par arti-fice : Fracasse, qui est le personnage que vous avez à créer, car qui marchederrière les autres n’est jamais que le second, voudrait bien être brave ; ilaime le courage, les vaillants lui plaisent, et il s’indigne lui-même d’êtresi poltron. Loin du danger, il ne rêve qu’exploits héroïques, entreprisessurhumaines et gigantesques ; mais, quand vient le péril, son imagina-tion trop vive lui représente la douleur des blessures, le visage camard dela mort, et le cœur lui manque ; il se rebiffe d’abord à l’idée de se lais-ser bare, et la rage lui enfielle l’estomac, mais le premier coup abat sarésolution. Ceeméthode vaut mieux que ces titubations de jambes, écar-quillements d’yeux et autres grimaces plus simiesques qu’humaines parlesquelles les mauvais comédiens sollicitent le rire du public et perdentl’art. »

Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla son jeu d’après ceeidée, si bien que les acteurs l’applaudirent et lui prophétisèrent un succès.

La représentation devait avoir lieu à quatre heures du soir. Une heureavant, Sigognac revêtit le costume deMatamore que Léonarde avait élargi

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en défaisant les remplis nécessités par les amaigrissements successifs dudéfunt.

En s’introduisant dans cee défroque, le baron se disait qu’il eût étésans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses an-cêtres que de se travestir à l’histrionne pour représenter un faux brave, luiqui était un véritable vaillant capable de prouesses et de coups demain hé-roïques ; mais la fortune adverse le réduisait en ces extrémités fâcheuses,et il n’avait pas d’autre moyen d’existence.

Déjà le populaire affluait et s’entassait dans la grange. elques lan-ternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une lumièrerougeâtre sur toutes ces têtes brunes, blondes, grisonnantes, parmi les-quelles se détachaient quelques blanches coiffes de femme.

D’autres lanternes avaient été placées en guise de chandelles sur lebord du théâtre, car il fallait prendre garde de mere le feu à la paille etau foin.

La pièce commença et fut aentivement écoutée. Derrière les acteurs,car le fond de la scène n’était pas éclairé, se projetaient de grandes ombresbizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leursmouvements avec des allures disloquées et fantasques ; mais ce détail gro-tesque ne fut pas remarqué par ces spectateurs naïfs, tout occupés de l’af-fabulation de la comédie et du jeu des personnages, lesquels ils tenaientpour véritables.

elques vaches, que le tumulte empêchait de dormir, regardaient lascène avec ces grands yeux dont Homérus, le poète grégeois, fait une épi-thète louangeuse à la beauté de Junon, et même, un veau, dans unmomentplein d’intérêt, poussa un gémissement lamentable qui ne détruisit pas larobuste illusion de ces braves patauds, mais qui faillit faire éclater de rireles comédiens sur leurs planches.

Le capitaine Fracasse fut applaudi à plusieurs reprises, car il remplis-sait fort bien son rôle, n’éprouvant pas devant ce public vulgaire l’émo-tion qu’il eût ressentie ayant affaire à des spectateurs plus difficiles et pluslerés. D’ailleurs il était sûr que, parmi ces manants, nul ne le connaissait.Les autres comédiens, aux bons endroits, furent vigoureusement claquéspar ces mains calleuses qui ne se ménageaient point, et avec beaucoupd’intelligence, selon Bellombre.

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Sérafine exécuta sa morisque avec une fierté voluptueuse, des posescambrées et provocantes, entremêlées de sauts pleins de souplesse, dechangements de pied rapides et d’agréments de toutes sortes qui eussentfait pâmer d’aise même des personnes de qualité et des courtisans. Elleétait charmante surtout lorsque, agitant au-dessus de sa tête son tambourde basque, elle en faisait bruire les plaquees de cuivre, ou bien encorequand, froant du pouce la peau brunie, elle en tirait un sourd ronflementavec autant de dextérité qu’une panderera de profession.

Cependant, le long des murailles, dans le manoir délabré de Sigognac,les vieux portraits d’ancêtres prenaient des airs plus rébarbatifs et re-frognés que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui soule-vaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mélancoliquement la tête ;les douairières faisaient une moue dédaigneuse sur leurs fraises tuyau-tées, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs vertugadins.Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d’ombre, s’échappait de leurslèvres peintes et murmurait : « Hélas ! le dernier des Sigognac a dérogé ! »

À la cuisine, assis tristement entre Béelzébuth et Miraut, qui aa-chaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il se di-sait : « Où est maintenant mon pauvre maître ?. . . » et une larme, essuyéepar la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux serviteur.

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CHAPITRE VIII

Les choses se compliquent

B, de la représentation, tira Blazius à partet, desserrant les cordons d’une longue bourse de cuir, en fitcouler dans sa main comme d’une corne d’abondance cent

belles pistoles qu’il rangea en pile à la grande admiration du Pédant, quirestait contemplatif devant ce trésor étalé, roulant des yeux pleins de lu-bricité métallique.

Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistoles d’un seul coupet les plaqua dans la paume de son vieil ami. « Tu penses bien, dit-il, queje ne déploie pas cee monnaie pour irriter et titiller tes convoitises à lamode de Tantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne ou tele prête si tes fiertés se hérissent à l’idée de recevoir un régal d’un an-cien camarade. L’argent est le nerf de la guerre, de l’amour et du théâtre.D’ailleurs ces pièces étant faites pour rouler, vu qu’elles sont rondes, s’en-nuient de rester couchées à plat dans l’ombre de cee escarcelle, où, à lalongue, elles se couvriraient de barbe, rouille et fongosités. Ici je ne dé-

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Le capitaine Fracasse Chapitre VIII

pense rien, vivant à la rustique et tétant à la mamelle de la terre, nourricedes humains. Donc cee somme ne me fera pas faute. »

Ne trouvant rien à répondre à cee rhétorique, Blazius empocha lespistoles et donna une cordiale accolade à Bellombre. L’œil vairon du Pé-dant brillait plus que de coutume entre ses paupières clignotantes. Lalumière s’y baignait dans une larme, et les efforts que le vieil histrionfaisait pour retenir cee perle de reconnaissance imprimaient à ses sour-cils en broussailles les mouvements les plus comiques. Tantôt ils remon-taient jusqu’au milieu du front parmi un reflux de rides plissées, tantôtils s’abaissaient presque jusqu’à voiler le regard. Ces manœuvres n’em-pêchèrent cependant pas la larme de se détacher et de rouler le long d’unnez chauffé au rouge cerise par les libations de la veille, sur la paroi duquelelle s’évapora.

Décidément, le vent de mauvaise fortune qui soufflait sur la troupeavait changé. La recee de la représentation, jointe aux pistoles de Bel-lombre, formait un total assez rondelet, car aux victuailles se trouvaientmêlées une certaine quantité de monnaies, et le chariot de espis, si dé-nué naguère, était maintenant grassement avitaillé. Pour ne pas faire leschoses à demi, le généreux Bellombre prêta aux comédiens deux robusteschevaux de labour harnachés fort proprement, avec colliers peinturluréset clarinés de grelots qui tintinnabulaient le plus agréablement du mondeau pas ferme et régulier de ces braves bêtes.

Nos comédiens réconfortés et gaillards firent donc à Poitiers une en-trée non pas si magnifique que celle d’Alexandre en Babylone, mais assezmajestueuse encore. Le garçon qui devait ramener les chevaux se tenait àleur tête et modérait leur allure, car ils hâtaient le pas, subodorant de loinle chaud parfum de l’écurie. À travers les rues tortueuses de la ville, surle pavé raboteux les roues grondaient, les fers sonnaient avec un bruit gaiqui airait le monde aux fenêtres et devant la porte de l’auberge ; pour sefaire ouvrir, le conducteur exécuta une joyeuse mousquetade de coups defouet, à laquelle les bêtes répondirent par de brusques frissons qui mirenten branle le carillon de leurs sonnees.

Cela ne ressemblait pas à la façon piteuse, misérable et furtive dontles comédiens abordaient naguère les plus maussades bouchons. Aussil’hôtelier des Armes de France comprit-il, à ce triomphant vacarme, que

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Le capitaine Fracasse Chapitre VIII

les nouveaux venus avaient de l’argent, et courut-il lui-même ouvrir àdeux baants la porte charretière.

L’Hôtel des Armes de France était la plus belle auberge de Poitiers etcelle où s’arrêtaient volontiers les voyageurs bien nés et riches. La cour oùpénétra le chariot avait fort bon air. Des bâtiments très propres l’entou-raient, ornés sur les quatre façades d’un balcon couvert ou corridor enapplique et soutenu par des potences de fer, disposition commode per-meant d’accéder aux chambres dont les fenêtres prenaient jour à l’ex-térieur et facilitant le service des laquais. Au fond de la cour une arcades’ouvrait, donnant passage sur les communs, cuisines, écuries et hangars.

Un air de prospérité régnait sur tout cela. Récemment crépies, les mu-railles égayaient l’œil ; le bois des rampes, les balustres des galeries n’a-vaient pas un grain de poussière. Les tuiles neuves, dont les canneluresconservaient encore quelques minces filets de neige, brillaient gaiementau soleil d’hiver avec leur teinte d’un rouge vif. Des cheminées montaienten spirale des fumées de bon augure. Au bas du perron, son bonnet à lamain, se tenait l’aubergiste, gaillard de vaste corpulence, faisant l’élogede sa cuisine par les trois plis de son menton, et celui de son cellier parla belle teinte pourpre de sa face, qui semblait froée de mûres comme lemasque de Silène, ce bon ivrogne, précepteur de Bacchus. Un sourire quiallait de l’une à l’autre oreille ballonnait ses joues grasses et rapetissaitses yeux narquois dont l’angle externe disparaissait dans une pae d’oiede rides facétieuses. Il était si frais, si gras, si vermeil, si ragoûtant, si bienà point qu’il donnait envie de le mere à la broche et de le manger arroséde son propre jus !

and il vit le tyran, qu’il connaissait de longue date et savait bonnepaye, sa belle humeur redoubla, car les comédiens airent du monde, etles jeunes gens de la ville se meent en dépenses de collations, festins,soupers et autres régals pour traiter les actrices et gagner les bonnesgrâces de ces coquees par friandises, vins fins, dragées, confitures ettelles menues délicatesses.

« elle bonne chance vous amène ? seigneur Hérode, dit l’hôtelier ;il y a longtemps qu’on ne vous a vu aux Armes de France.

— C’est vrai, répondit le tyran, mais il ne faut pas toujours faire sessingeries sur la même place. Les spectateurs finissent par connaître tous

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vos tours et les exécuteraient eux-mêmes. Un peu d’absence est néces-saire. L’oublié vaut le neuf. Y a-t-il en ce moment beaucoup de noblesseà Poitiers ?

— Beaucoup, seigneur Hérode, les chasses sont finies et l’on ne saitque faire. On ne peut pas toujours manger et boire. Vous aurez du monde.

— Alors, dit le tyran, faites apporter les clefs de sept ou huit chambres,ôter de la broche trois ou quatre chapons, retirer de derrière les fagots unedouzaine de bouteilles de ce petit vin que vous savez, et répandez par laville ce bruit : que l’illustre troupe du seigneur Hérode est débarquée auxArmes de France avec un nouveau répertoire, se proposant de donnerplusieurs représentations. »

Pendant que le tyran et l’aubergiste dialoguaient de la sorte, les comé-diens étaient descendus de voiture. Des valets s’emparèrent de leurs ba-gages et les portèrent aux chambres désignées. Celle d’Isabelle se trouvaun peu écartée des autres, les plus proches se trouvant occupées. Cet éloi-gnement ne déplut point à cee pudique jeune personne qu’embarrassaitparfois cee promiscuité bohémienne à quoi force la vie errante des co-médiens.

Bientôt toute la ville, grâce à la faconde de maître Bilot, sut que descomédiens étaient arrivés, qui devaient jouer les pièces des plus beauxesprits du temps aussi bien qu’à Paris, sinon mieux. Les muguets et lesraffinés s’informèrent de la beauté des actrices, en retroussant le bout deleur moustache avec un air de gloire et de fatuité parfaitement ridicule.Bilot leur faisait, en les accompagnant de grimaces significatives, des ré-ponses discrètes et mystérieuses propres à tourner la cervelle et à enragerla curiosité de ces jeunes veaux.

Isabelle ayant fait ranger ses hardes sur les planches de l’armoire, quiformait, avec un lit à pentes, une table à pieds tors, deux fauteuils et uncoffre à bois, le mobilier de sa chambre, vaqua à ces soins de toilee quenécessite pour une jeune femme délicate et soignée de sa personne unelongue route accomplie en compagnie d’hommes. Elle déploya ses longscheveux plus fins que soie, les démêla, les peigna, y versa quelques gouesd’essence à la bergamote, et les raacha avec des non pareilles bleues,couleur bienséante à son teint de rose pâle. Puis elle changea de linge.i l’eût vue ainsi aurait cru apercevoir une nymphe de Diane s’apprê-

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tant, ses vêtements déposés sur la rive, à mere le pied dans l’eau, enquelque vallon bocager de la Grèce. Mais ce ne fut qu’un éclair. Sur sablanche nudité s’abait subitement un jaloux nuage de toile, car Isabelleétait chaste et pudibonde même en la solitude. Ensuite elle revêtit unerobe grise ornée d’agréments bleus, et se regardant au miroir elle souritde ce sourire que s’accorde la femme la moins coquee qui se trouve àson avantage.

Sous l’influence d’une température plus douce, la neige avait fondu etil n’en restait de trace que dans les endroits exposés au nord. Un rayon desoleil brillait. Isabelle ne put résister à la tentation d’ouvrir la fenêtre et demere un peu son joli nez dehors pour examiner la vue qu’on découvraitde sa chambre, fantaisie d’autant plus innocente que la croisée donnait surune rue déserte, formée d’un côté par l’auberge et de l’autre par un longmur de jardin que dépassaient les cimes dépouillées des arbres. Le regardplongeait dans le jardin et pouvait y suivre le dessin d’un parterre marquépar des ramages de buis ; au fond s’élevait un hôtel dont les muraillesnoircies aestaient l’ancienneté.

Deux cavaliers s’y promenaient le long d’une charmille, jeunes tousdeux et de bonne mine, mais non égaux de condition, à voir la déférencedont l’un faisait montre à l’endroit de l’autre, se tenant un peu en arrièreet cédant le haut de l’allée toutes les fois qu’il fallait revenir sur ses pas.En ce couple amical le premier était Oreste et le second Pylade. Oreste,donnons-lui ce nom puisque nous ne connaissons pas encore le véritable,pouvait avoir de vingt à vingt-deux ans. Il avait le teint pâle, les yeux etles cheveux fort noirs. Son pourpoint de velours tanné faisait valoir sataille souple et svelte : un manteau court de même couleur et de mêmeétoffe que le pourpoint, bordé d’un triple galon d’or, lui pendait de l’é-paule, retenu par une ganse dont les glands retombaient sur la poitrine ;des boes molles en cuir blanc de Russie chaussaient ses pieds, que plusd’une femme eût jalousés pour leur petitesse et leur cambrure que faisaitressortir encore le talon haut de la boe. À l’aisance hardie de ses mouve-ments, à l’altière sécurité de son maintien, on devinait un grand seigneur,sûr d’être bien reçu partout et devant qui la vie s’ouvrait sans obstacle.Pylade, roux de cheveux et de barbe, vêtu de noir de la tête aux pieds,n’avait pas à beaucoup près, quoique assez joli garçon de sa personne, la

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même certitude triomphante.« Je te dis, mon cher, que Corisande m’assomme, fit Oreste en retour-

nant au bout de l’allée et continuant une conversation commencée avantqu’Isabelle n’eût ouvert la fenêtre ; je lui ai fait défendre ma porte et jevais lui renvoyer son portrait aussi maussade que sa personne, avec sesleres plus ennuyeuses encore que sa conversation.

— Cependant Corisande vous aime, objecta timidement Pylade.— ’est-ce que cela me fait si je ne l’aime point ? répliqua Oreste

avec une sorte d’emportement. Il s’agit bien de cela ! Dois-je la charitéd’amour à toutes les pécores et donzelles qui ont la fantaisie de s’ena-mourer de moi ? Je suis trop bon. Je me laisse aller à ces yeux de carpepâmée, à ces pleurnicheries, à ces soupirs, à ces jérémiades, et je finispar être embéguiné, tout en maugréant de ma débonnaireté et couardise.Désormais je serai d’une férocité hyrcanienne, froid comme Hippolyte etfuyard des femmes, ainsi que Joseph. Adroite la Putiphar qui mera lagriffe sur le bord de mon manteau ! Je me déclare d’ores et en avant miso-gyne, c’est-à-dire ennemi du cotillon, qu’il soit de camelot ou de taffetas.Foin des duchesses et des courtisanes, des bourgeoises et des bergères !qui dit femme dit tracasseries, mécomptes ou aventures maussades. Je leshais de la coiffe au patin, et je vais me confire en chasteté comme un moi-nillon en sa capuce. Cee Corisande maudite m’a dégoûté de son sexe àtout jamais. J’y renonce. . . »

Oreste en était là de son discours, lorsque, levant la tête comme pourprendre le ciel à témoin de sa résolution, il aperçut par hasard Isabelle àla fenêtre. Il poussa le coude à son compagnon et lui dit :

« Avise là-bas, à cee croisée, fraîche comme l’Aurore à son balcond’Orient, cee adorable et délicieuse créature qui semble déité plutôt quefemme, avec ses cheveux châtain cendré, son clair visage et ses doux yeux.’elle a bonne grâce, ainsi accoudée et un peu penchée en avant, cequi fait voir à l’avantage, sous la gaze de la chemisee, les rondeurs desa gorge ivoirine ! Je gage qu’elle a le meilleur caractère et ne ressemblepoint aux autres femelles. Son esprit doit être modeste, aimable et poli,son entretien agréable et charmant !

— Malpeste, répondit Pylade en riant, quels bons yeux vous avez dedécouvrir tout cela d’ici ! moi, je ne vois rien, sinon une femme à sa fe-

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nêtre, assez gentille pour dire vrai, mais qui n’a sans doute pas les incom-parables perfections dont vous la dotez si libéralement.

— Oh ! je l’aime déjà tout plein. J’en suis féru ; il me la faut et je l’aurai,dussé-je pour y parvenir user des inventions les plus subtiles, vider mescoffres et pourfendre cent rivaux.

— Là, là, ne vous échauffez pas ainsi dans votre harnois, dit Pylade,vous pourriez en gagner une pleurésie. Mais qu’est devenue cee bellehaine du sexe que vous affichiez tout à l’heure avec tant de jactance ? Il asuffi du premier minois pour la mere en déroute.

— and je parlais et invectivais de la sorte, je ne savais point quecet ange de beauté existât, et tout ce que j’ai dit n’est que blasphèmedamnable, hérésie pure et monstruosité, que je supplie Vénus, déesse desamours, de me vouloir bien pardonner.

— Elle vous pardonnera, n’en doutez pas, car elle est indulgente auxamoureux fols dont vous êtes digne de porter la bannière.

— Je vais ouvrir la campagne, fit Oreste, et déclarer courtoisement laguerre à ma belle ennemie. »

Cela disant, il s’arrêta, planta son regard droit sur Isabelle, ôta d’unefaçon aussi galante que respectueuse son feutre, dont la longue plumebalaya la terre, et envoya du bout des doigts un baiser dans la directionde la fenêtre.

La jeune comédienne, qui vit l’action, prit un air froid et composécomme pour faire comprendre à cet insolent qu’il se trompait, referma lafenêtre et rabait le rideau.

« Voilà l’aurore cachée par un nuage, dit Pylade, cela n’est pas de bonaugure pour le reste de la journée.

— Je regarde, au contraire, comme un signe favorable que la belle sesoit retirée. and le soldat se dérobe derrière le créneau de la tour, celaveut dire que la flèche de l’assiégeant a porté. Elle en a dans l’aile, te dis-je, et ce baiser la forcera de penser à moi toute la nuit, ne fût-ce que pourm’injurier et me taxer d’effronterie, défaut qui ne déplaît pas aux femmes.Il y a maintenant quelque chose entre moi et cee inconnue. C’est un filbien ténu, mais que j’enforcerai de manière à faire une corde pour monterau balcon de l’infante.

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— Vous savez à merveille les théories et stratagèmes d’amour, dit Py-lade respectueusement.

— Je m’en pique quelquefois, répondit Oreste, et maintenant rentrons,la belle effarouchée ne reparaîtra pas de sitôt. Ce soir, je merai mes gri-sons en campagne. »

Les deux amis remontèrent lentement les marches du vieil hôtel etdisparurent. Revenons maintenant à nos acteurs.

Il y avait non loin de l’auberge un jeu de paume merveilleusementpropre à établir une salle de spectacle. Les comédiens le louèrent, et unmaître menuisier de la ville, sous la direction du tyran, l’eut bientôt ac-commodé à sa nouvelle destination. Un peintre-vitrier, qui se mêlait debarbouiller des enseignes et de blasonner des armoiries sur les carrosses,rafraîchit les décorations fatiguées et déteintes, et même en peignit unenouvelle avec assez de bonheur. La chambre où se déshabillaient et seréhabillaient les joueurs de paume fut disposée en foyer pour les comé-diens avec des paravents qui entouraient les toilees des actrices et for-maient des espèces de loges. Toutes les places marquées étaient retenuesd’avance, et la recee promeait d’être bonne.

« el dommage, disait le tyran à Blazius en énumérant les piècesqu’il serait bon de jouer, quel dommage que Zerbine nous manque ! Unesoubree est à vrai dire le grain de sel, mica salis, et le piment des co-médies. Sa gaieté étincelante illumine la scène ; elle ravive les endroitslanguissants, et force le rire qui ne veut point se décider, en montrant sestrente-deux perles orlées de carmin vif. Par son caquetage, son imperti-nence et sa lascivité, elle fait valoir les afféteries pudiques, mollesses delangage et roucoulements de l’amoureuse. Les couleurs tranchées de sacoe hardie amusent l’œil, et elle peut découvrir jusqu’aux jarretières, oupeu s’en faut, une jambe fine moulée dans un bas rouge à coins d’or, pers-pective agréable aux jeunes comme aux vieux, aux vieux surtout dont elleréveille la salacité endormie.

— Certes, répondit Blazius, la soubree est un condiment précieux,une boîte aux épices qui saupoudre à propos la fadeur des comédies dutemps. Mais il faut bien nous en passer. Ni Isabelle ni Sérafine ne peuventremplir ce rôle. D’ailleurs nous avons besoin d’une amoureuse et d’unegrande coquee. Le diable soit de ce marquis de Bruyères qui nous a en-

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levé la perle, le phénix et le parangon des soubrees en la personne del’incomparable Zerbine ! »

La conversation entre les deux comédiens en était là, quand une son-nerie argentine de grelots se fit entendre devant le porche de l’hôtel ; bien-tôt des pas vifs et cadencés tintèrent sur le pavé de la cour, et les causeurs,s’accoudant à la balustrade de la galerie où ils se promenaient, aperçurenttrois mules harnachées à l’espagnole, avec plumets sur la tête, broderies,houppes de laine, grappes de clochees et couvertures rayées. Le tout fortpropre et magnifique, ne sentant en rien la bête de louage.

Sur la première était monté un maraud de laquais, en livrée grise, por-tant le couteau de chasse à la ceinture et l’arquebuse en travers de l’arçon,l’air insolent comme un grand seigneur et qui autrement vêtu eût bien pupasser pour maître. Il tirait après lui par une longe entortillée autour deson bras la seconde mule chargée de deux énormes paquets équilibrés dechaque côté du bât et recouverts d’une cape de muestra valencienne.

La troisièmemule, de meilleure mine et de plus fière allure encore queles deux autres, portait une jeune femme chaudement embossée dans unmanteau garni de fourrures et coiffée d’un chapeau de feutre gris à plumerouge rabau sur les yeux.

« Hé, dit Blazius au tyran, ce cortège ne te rappelle-t-il point quelquechose ? Il me semble que ce n’est pas la première fois que j’entends tinterces grelots.

— Par saint Alipantin ! répondit le tyran, ce sont les propres mulesqui vinrent enlever Zerbine au carrefour de la Croix. and on parle duloup. . .

— On en voit la plume, interrompit Blazius ; ô jour trois et quatrefois heureux, notable à la craie blanche ! C’est bien la señora Zerbineelle-même ; elle saute à bas de sa monture avec ce mouvement coquinde hanches qui n’appartient qu’à elle et jee sa mante au bras du la-quais. La voilà qui ôte son feutre et secoue ses cheveux comme un oiseauses plumes. Allons au-devant d’elle et dégringolons les montées quatre àquatre. »

Blazius et le tyran descendirent dans la cour et rencontrèrent Zerbineau bas du perron. La joyeuse fille sauta au col du Pédant et lui prenant latête :

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« Il faut, s’écria-t-elle en joignant l’action à la parole, que je t’accoleet baise ton vieux masque à pleine bouche avec le même cœur que si tuétais un joli garçon, pour la joie que j’ai de te revoir. Ne sois pas jaloux,Hérode, et ne fronce pas tes gros sourcils noirs comme si tu allais ordon-ner le massacre des Innocents. Je vais t’embrasser aussi. J’ai commencépar Blazius parce que c’est le plus laid. »

Zerbine accomplit loyalement sa promesse, car c’était une fille de pa-role et qui avait de la probité à sa manière. Donnant une main à chacundes deux acteurs, elle monta dans la galerie où maître Bilot lui fit préparerune chambre. À peine entrée, elle se jeta sur un fauteuil et semit à respirerbruyamment comme une personne débarrassée d’un grand poids.

« Vous ne sauriez imaginer, dit-elle aux deux comédiens, après unmoment de silence, le plaisir que j’éprouve à me retrouver avec vous ;n’allez pas croire pour cela que je sois amoureuse de vos vieux museauxusés par la céruse et le rouge. Je n’aime personne, Dieu merci ! Ma joietient à ce que je rentre dans mon élément, et l’on est toujours mal horsde son élément. L’eau ne convient pas aux oiseaux non plus que l’air auxpoissons. Les uns s’y noient et les autres y étouffent. Je suis comédiennede nature et le théâtre est mon atmosphère. Là, seulement, je respire àmon aise ; l’odeur des chandelles fumeuses me vaut mieux que civee,benjoin, ambre gris, musc et peau d’Espagne. Le relent des coulisses flaireà mon nez comme baume. Le soleil m’ennuie et la vie réelle me sembleplate. Il me faut des amours imaginaires à servir et pour déployer monactivité le monde d’aventures romanesques qui s’agite dans les comédies.Depuis que les poètes neme prêtent plus leurs voix, je me fais l’effet d’êtremuee. Donc, je viens reprendre mon emploi. J’espère que vous n’avezengagé personne pour me remplacer. On ne me remplace pas d’ailleurs.Si cela était, j’aurais bientôt mis les griffes au visage de la gaupe et je luicasserais les quatre dents de devant sur le rebord des tréteaux.and onempiète sur mes privilèges, je suis méchante comme un diable.

— Tu n’auras besoin, dit le tyran, de te livrer à aucun carnage. Nousn’avons pas de soubree. C’était Léonarde qui jouait tes rôles envieillis ettournés à la duègne, métamorphose assez triste et maussade, à quoi nousobligeait la nécessité. Si par quelqu’un de ces onguents magiques dontparle Apulée tu t’étais muée tout à l’heure en oiseau et fusses venue, te

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posant au bord du toit, écouter la conversation que je tenais avec Blazius,il te serait arrivé cee chose rare pour les absents, d’entendre ton élogesur le mode lyrique, pindarique et dithyrambique.

— À la bonne heure, répondit Zerbine, je vois que vous êtes toujoursles bons compagnons d’autrefois et que votre petite Zerbinee vous man-quait. »

Des garçons d’auberge entrèrent dans la chambre et y déposèrent despaquets, des boîtes, des valises, dont la comédienne fit la revue et qu’elleouvrit, en présence de ses deux camarades, avec plusieurs petites clefspassées dans un anneau d’argent.

C’étaient de belles nippes, du fin linge, des guipures, des dentelles,des bijoux, des pièces de velours et de satin de la Chine : tout un trous-seau aussi galant que riche. Il y avait, en outre, un sac de peau long, large,lourd, bourré de pécune jusqu’à la gueule, dont Zerbine dénoua les cor-dons et qu’elle fit ruisseler sur la table. On eût dit le Pactole monnayé. Lasoubree plongeait ses petites mains brunes dans le tas d’or, comme unevanneuse dans un tas de blé, en soulevait ce que pouvaient contenir sespaumes réunies en coupe, puis les ouvrait et laissait retomber les louisen pluie brillante, plus épaisse que celle dont fut séduite Danaé fille d’A-crise en sa tour d’airain. Les yeux de Zerbine scintillaient d’un éclat aussivif que celui des pièces d’or, ses narines se dilataient et un rire nerveuxdécouvrait ses dents blanches.

« Sérafine crèverait de male rage si elle me voyait tant d’argent, ditla soubree à Hérode et à Blazius ; je vous le montre pour vous prouverque ce n’est pas la misère qui me ramène au bercail, mais le pur amourde l’art. ant à vous, mes vieux, si vous êtes bas percés, plongez vospaes là-dedans et prenez-en tant que vos cinq doigts en pourront tenir,et même meez-y le pouce à la mode d’Allemagne. »

Les comédiens la remercièrent de sa générosité, affirmant qu’ils n’a-vaient besoin de rien.

« Eh bien ! dit Zerbine, ce sera pour une autre fois, je vous le garderaien ma cassee comme fidèle trésorière.

— Tu as donc abandonné ce pauvre marquis, dit Blazius d’un air decomponction ; car tu n’es pas de celles qu’on délaisse. Le rôle d’Arianene te va point, mais bien celui de Circé. C’était pourtant un magnifique

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seigneur, bien fait de sa personne, ayant l’air de la cour, spirituel et digneen tout point d’être aimé plus longtemps.

— Mon intention, répondit Zerbine, est bien de le garder comme unebague à mon doigt et le plus précieux joyau de mon écrin. Je ne l’aban-donne nullement, et si je l’ai quié, c’est afin qu’il me suivît.

— Fugax sequax, sequax fugax, reprit le Pédant ; ces quatre mots la-tins à consonance cabalistique, qui semblent un coassement de batraciensemprunté à la comédie des Grenouilles du sieur Aristophane, poète athé-nien, contiennent la moelle des théories amoureuses et peuvent servir derègle de conduite pour le sexe tant viril que féminin.

— Et que chante ton latin, vieux Pédant, fit Zerbine, tu as négligé dele translater en français, oubliant que tout le monde n’a pas été commetoi régent de collège et distributeur de férules.

— On le pourrait traduire, répondit Blazius, par deux carmes ou ver-siculets en cee teneur :

Fuyez, on vous suivra ;Suivez, on vous fuira.— Voilà, dit Zerbine en riant, de la vraie poésie pour la flûte à l’oignon

et les cornets en pâte sucrée qu’on enfonce dans les biscuits. Cela doit allersur l’air de Robin et Robine. »

Et la folle créature se mit à chanter les vers du Pédant à pleine gorge,d’une voix si claire, si argentine et si perlée que c’était plaisir de l’en-tendre. Elle accompagnait son chant de mines tellement expressives, tan-tôt riantes, tantôt fâchées, qu’on croyait voir la retraite et la poursuite dedeux amants, l’un enflammé, l’autre dédaigneux.

and elle eut bien lâché la bride à sa folâtrerie, elle se rasséréna etdevint sérieuse.

« Ecoutez mon histoire. Le marquis m’avait fait conduire par ce valetet ce garçon de mules qui me vinrent prendre au carrefour de la Croixà un petit castel ou pavillon de chasse qu’il possède en un de ses bois,fort retiré et difficile à découvrir, à moins de savoir qu’il existe, car unenoire rangée de sapins le masque. C’est là que ce bon seigneur va faire ladébauche avec quelques amis francs compagnons. On y peut crier tope etmasse sans que personne vous entende autre qu’un vieux domestique quirenouvelle les flacons. C’est là aussi qu’il abrite ses amours et fantaisies

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galantes. Il s’y trouve un appartement fort propre tapissé en verdures deFlandre ; meublé d’un lit à l’antiquaille, mais large, moelleux, bien garnide coussins et rideaux ; d’une toilee dressée où ne manque rien de cequi est nécessaire à une femme, fût-elle duchesse, peignes, éponges, fla-cons d’essence, opiats, boîtes à mouches, pommades pour les lèvres, pâtesd’amande ; de fauteuils, chaises et pliants rembourrés à souhait, et d’untapis turc si épais qu’on peut tomber partout sans se faire mal. Ce retraitoccupe mystérieusement le second étage du pavillon. Je dis mystérieuse-ment, car du dehors il est impossible d’en soupçonner les magnificences.Le temps a noirci les murs qui sembleraient près de tomber en ruine sansun lierre qui les embrasse et les soutient. En passant devant le castel onle croirait inhabité ; les volets et tentures des fenêtres empêchent, le soir,la lumière des cires et du feu de se répandre sur la campagne.

— Ce serait là, interrompit le tyran, une belle décoration pour un cin-quième acte de tragi-comédie. On pourrait s’égorger à loisir en une tellemaison.

— L’habitude des rôles tragiques, dit Zerbine, te rembrunit l’imagi-nation. C’est au contraire un logis fort joyeux, car le marquis n’est rienmoins que féroce.

— Poursuis ton récit, Zerbine, dit Blazius avec un geste d’impatience.—and j’arrivai près de ce manoir sauvage, continua Zerbine, je ne

pus me défendre d’une certaine appréhension. Je n’avais pas à craindrepour ma vertu, mais j’eus un instant l’idée que le marquis voulait me cla-quemurer là dans une espèce d’oubliee, d’où il me tirerait de temps àautre au gré de son caprice. Je n’ai aucun goût pour les donjons à sou-piraux grillés et ne souffrirais pas la captivité, même pour être sultanefavorite de Sa Hautesse le Grand Seigneur ; mais, je me dis, je suis sou-bree de mon métier, et j’ai, en ma vie, tant fait évader d’Isabelles, deLéonores et de Doralices que je saurai bien trouver une ruse pour m’é-chapper moi-même, si, toutefois, on me veut retenir. Il serait beau qu’unjaloux fît Zerbine prisonnière ! J’entrai donc bravement, et fus surprisede la plus agréable manière du monde, en voyant que ce logis refrognéqui faisait la grimace aux passants souriait aux hôtes. Délabrement en de-hors, luxe en dedans. Un bon feu flambait dans la cheminée. Des bougiesroses reflétaient leurs clartés aux miroirs des appliques, et sur la table

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Le capitaine Fracasse Chapitre VIII

avec force cristaux, argenterie et flacons, un souper aussi abondant quedélicat était servi. Au bord du lit, négligemment jetées, des pièces d’é-toffes fripaient dans leurs plis des reflets de lumière. Des bijoux poséssur la toilee, bracelets, colliers, pendants d’oreilles, lançaient de follesbluees et de brusques scintillements d’or. Je me sentais tout à fait rassu-rée. Une jeune paysanne, soulevant la portière, vint m’offrir ses serviceset me débarrassa de mon habit de voyage pour m’en faire prendre un plusconvenable qui se trouvait tout préparé dans la garde-robe ; bientôt arrivale marquis. Il me trouva charmante en mon déshabillé de taffetas flambéde blanc et de cerise, et il jura que vraiment il m’aimait à la folie. Noussoupâmes, et quoiqu’il en coûte à ma modestie, je dois avouer que je fuséblouissante. Je me sentais un esprit du diable ; les saillies me jaillissaient,les rencontres me venaient, parmi d’étincelantes fusées de rire ; c’était unentrain, une verve, une furie joyeuse qu’on n’imagine pas. Il y avait dequoi faire danser les morts et flamber les cendres du vieux roi Priam. Lemarquis, ébloui, fasciné, enivré, m’appelait tantôt ange et tantôt démon ;il me proposait de tuer sa femme et de m’épouser. Le cher homme ! il l’au-rait fait comme il le disait, mais je ne voulus point, disant que ces tueriesétaient choses fades, bourgeoises et communes. Je ne crois pas que Laïs,la belle Impéria et madame Vannoza, qui fut maîtresse d’un pape, aientjamais plus galamment égayé une médianoche. Ce fut ainsi pendant plu-sieurs jours. Peu à peu cependant le marquis devint rêveur, il semblaitchercher quelque chose dont il ne se rendait pas compte et qui lui man-quait. Il fit quelques courses à cheval, et même il invita deux ou trois amiscomme pour se distraire. Le sachant vaniteux, je m’aifai à mon avantageet redoublai de gentillesses, grâces et minauderies devant ces hobereauxqui jamais ne s’étaient trouvés à pareille fête : au dessert, me faisant descastagnees avec une assiee de porcelaine de Chine cassée, j’exécutaiune sarabande si folle, si lascive, si enragée qu’elle eût damné un saint.C’était des bras pâmés au-dessus de la tête, des jambes luisant comme unéclair dans le tourbillon des jupes, des hanches plus frétillantes que vif-argent, des reins cambrés à toucher le parquet des épaules, une gorge quibaait la campagne, le tout incendié de regards et de sourires à merele feu à une salle si jamais je pouvais danser un tel pas sur un théâtre.Le marquis rayonnait, en sa gloire, fier comme un roi, d’avoir une pa-

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reille maîtresse ; mais le lendemain il fut morne, languissant, désœuvré.J’essayai de mes philtres les plus forts, hélas ! ils n’avaient plus de puis-sance sur lui. Cet état paraissait l’étonner lui même. Parfois, il me regar-dait fort aentivement comme étudiant sous mes traits la ressemblanced’une autre personne. M’aurait-il prise, pensais-je, pour servir de corps àun souvenir et lui rappellerais-je un amour perdu ? Non, me répondais-je,ces fantaisies mélancoliques ne sont pas dans sa nature. De telles rêvasse-ries conviennent aux bilieux hypocondriaques et non point à ces joyeuxqui ont la joue vermeille et l’oreille rouge.

— N’était-ce point satiété ? dit Blazius, car d’ambroisie même on sedégoûte, et les dieux viennent manger sur terre le pain bis des humains.

— Apprenez, monsieur le sot, répondit Zerbine en donnant une petitetape sur les doigts du Pédant, qu’on n’est jamais las demoi, vousme l’avezdit tout à l’heure.

— Pardonne-moi, Zerbine, et dis-nous ce qui fantasiait l’humeur deM. le marquis ; je grille de l’apprendre.

— Enfin, reprit la soubree, à force d’y rêver je compris ce qui chagri-nait le marquis dans son bonheur, et je découvris quel était le pli de rosedont soupirait ce sybarite sur sa couche de volupté. Il avait la femme, maisil regreait la comédienne. Cet aspect brillant que donnent les lumières, lefard, les costumes, la diversité et l’action des rôles s’était évanoui commes’éteint la splendeur factice de la scène quand le moucheur souffle leschandelles. En rentrant dans la coulisse j’avais perdu pour lui une partiede mes séductions. Il ne lui restait plus que Zerbine ; ce qu’il aimait enmoi c’était Lisee, c’était Marton, c’était Marinee, l’éclair du sourire etde l’œil, la réplique alerte, le minois effronté, l’ajustement fantasque, ledésir et l’admiration du public. Il cherchait, à travers mon visage de ville,mon visage de théâtre, car nous autres actrices, quand nous ne sommespas laides, nous possédons deux beautés, l’une composée et l’autre na-turelle ; un masque et une figure. Souvent c’est le masque qu’on préère,encore que la figure soit jolie. Ce que souhaitait le marquis, c’était la sou-bree qu’il avait vue dans les Rodomontades du capitaine Matamore, etque je ne lui représentais qu’à demi. Le caprice qui aache certains sei-gneurs à des comédiennes est beaucoup moins sensuel qu’on ne pense.C’est une passion d’esprit plutôt que de corps. Ils croient aeindre l’i-

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déal en étreignant le réel, mais l’image qu’ils poursuivent leur échappe ;une actrice est comme un tableau qu’il faut contempler à distance et sousle jour propice. Si vous approchez, le prestige se dissipe. Moi-même jecommençais à m’ennuyer. J’avais bien souvent désiré d’être aimée d’ungrand, d’avoir de riches toilees, de vivre sans souci dans les rechercheset les délicatesses du luxe, et souvent il m’était arrivé de maudire ce sortrigoureux qui me forçait d’errer de bourg en ville, sur une charree, suantl’été, gelant l’hiver, pour faire mon métier de baladine. J’aendais une oc-casion d’en finir avec cee vie misérable, ne me doutant pas que c’étaitma vie propre, ma raison d’être, mon talent, ma poésie, mon charme etmon lustre particulier. Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne se-rais qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. alie, déesse vierge,me sauvegarde de sa livrée, et les vers des poètes, charbons de feu, tou-chant mes lèvres, les purifient de plus d’un baiser lascif et mignard. Monséjour dans le pavillon dumarquis m’éclaira. Je compris que ce brave gen-tilhomme n’était pas épris seulement de mes yeux, de mes dents, de mapeau, mais bien de cee petite étincelle qui brille en moi et me fait ap-plaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que je voulais reprendre mavolée et que cela ne me convenait point d’être à perpétuité la maîtressed’un seigneur : que la première venue pouvait bien le faire et qu’il m’oc-troyât gracieusement mon congé, lui affirmant d’ailleurs que je l’aimaisbien et que j’étais parfaitement reconnaissante de ses bontés. Le marquisparut d’abord surpris mais non fâché, et après avoir réfléchi quelque peu,il dit : «’allez-vous-faire, mignonne ? » Je lui répondis : « Raraper enroute la troupe d’Hérode ou la rejoindre à Paris si elle y est déjà. Je veuxreprendre mon emploi de soubree, il y a longtemps que je n’ai dupé deGéronte. » Cela fit rire le marquis. « Eh bien ! dit-il, partez en avant avecl’équipage de mules que je mets à votre disposition. Je vous suivrai souspeu. J’ai quelques affaires négligées qui exigent ma présence à la cour, etil y a longtemps que je me rouille en province. Vous me permerez biende vous applaudir, et si je grae à la porte de votre loge, vous m’ouvrirez,je pense. » Je pris un petit air pudibond mais qui n’avait rien de déses-pérant. « Ah ! monsieur le marquis, que me demandez-vous là ! » Bref,après les adieux les plus tendres, j’ai sauté sur ma mule et me voici auxArmes de France.

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— Mais, dit Hérode, d’un ton de doute, si le marquis ne venait pas, tuserais furieusement arapée. »

Cee idée parut si bouffonne à Zerbine qu’elle se renversa dans sonfauteuil et se mit à rire à gorge déployée, en se tenant les côtes. « Lemaquis ne pas venir ! s’écria-t-elle lorsqu’elle eut repris son sang-froid,tu peux faire retenir son appartement d’avance. Toute ma crainte étaitqu’en son ardeur il ne m’eût dépassée. Ah çà ! tu doutes de mes charmes,tyran aussi imbécile que cruel. Décidément les tragédies t’abrutissent. Tuavais plus d’esprit autrefois. »

Léandre, Scapin, qui avaient appris par les valets l’arrivée de Zerbine,entrèrent dans la chambre et la complimentèrent. Bientôt parut dameLéonarde dont les yeux de chouee flamboyèrent à la vue de l’or et des bi-joux étalés sur la table. Elle se montra auprès de Zerbine de l’obséquiositéla plus basse. Isabelle vint aussi et la soubree lui fit cadeau gracieuse-ment d’une pièce de taffetas. Sérafine seule resta renfermée chez elle. Sonamour-propre n’avait pu pardonner à sa rivale l’inexplicable préférencedu marquis.

On dit à Zerbine que Matamore avait été gelé en route, mais qu’il étaitremplacé par le baron de Sigognac, lequel prenait pour nom de théâtre letitre, bien accommodé à l’emploi, de capitaine Fracasse.

« Ce me sera un grand honneur de jouer avec un gentilhomme dontles aïeux allèrent aux croisades, dit Zerbine, et je tâcherai que le respectn’étouffe point en moi la verve. Heureusement que je suis maintenanthabituée aux personnes de qualité. »

Sur ce, Sigognac entra dans la chambre.Zerbine, pliant le jarret de manière à faire bouffer amplement ses

jupes, lui adressa une belle révérence de cour bien proportionnée et cé-rémonieuse.

« Ceci, dit-elle, est pour monsieur le baron de Sigognac, et voici pourle capitaine Fracasse mon camarade », ajouta-t-elle en le baisant fort vive-ment sur les deux joues, ce qui faillit décontenancer Sigognac, peu accou-tumé encore à ces libertés de théâtre et que troublait d’ailleurs la présenced’Isabelle.

Le retour de Zerbine permeait de varier agréablement le répertoire,et toute la troupe, à l’exception de Sérafine, était on ne peut plus satisfaite

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de la revoir.Maintenant que la voilà bien installée dans sa chambre, au milieu de

ses joyeux camarades, informons-nous d’Oreste et de Pylade que nousavons laissés rentrant chez eux après leur promenade au jardin.

Oreste, c’est-à-dire le jeune duc de Vallombreuse, car tel était son titre,ne mangea que du bout des dents et plus d’une fois oublia sur la table leverre que le laquais venait de remplir, tant il avait l’imagination préoccu-pée de la belle femme aperçue à la fenêtre. Le chevalier de Vidalinc sonconfident essayait vainement de le distraire ; Vallombreuse ne répondaitque par monosyllabes aux plaisanteries amicales de son Pylade.

Dès que le dessert fut enlevé, le chevalier dit au duc :« Les plus courtes folies sont les meilleures ; pour que vous ne pensiez

plus à cee beauté, il ne s’agit que de vous en assurer la possession. Ellesera bientôt à l’état de Corisande. Vous avez le naturel de ces chasseursqui du gibier n’aiment que la poursuite et, la pièce tuée, ne la ramassentmême point. Je vais aller faire une baue pour vous rabare l’oiseau versvos filets.

— Non pas, reprit Vallombreuse, j’irai moi-même ; comme tu l’as dit,la poursuite seule m’amuse et je suivrais jusqu’au bout du monde la pluschétive bête de poil ou de plume, de remise en remise jusqu’à tombermortde fatigue. Ne m’ôte pas ce plaisir. Oh ! si j’avais le bonheur de trouverune cruelle, je crois que je l’adorerais, mais il n’en existe pas sur le globeterraqué.

— Si l’on ne savait vos triomphes, dit Vidalinc, on pourrait sur ce pro-pos vous taxer de fatuité, mais vos cassees pleines de billets doux, por-traits, nœuds de rubans, fleurs séchées, mèches de cheveux noirs, blondsou roux, et tels autres gages d’amour, montrent bien que vous êtes mo-deste en parlant ainsi. Peut-être allez-vous être servi à souhait, car la damede la fenêtre me semble sage, pudique et froide à merveille.

— Nous verrons bien. Maître Bilot cause volontiers ; il écoute aussi etsait l’histoire des personnes qui logent en son auberge. Allons boire chezlui un flacon de vin des Canaries. Je le ferai causer, et il nous renseignerasur cee infante en voyage. »

elques minutes après, les deux jeunes gens entraient aux Armes deFrance et demandaient maître Bilot. Le digne aubergiste, connaissant la

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qualité de ses hôtes, les conduisit lui-même en une chambre basse bientendue où brillait dans une cheminée à large manteau un feu pétillantet clair. Il prit des mains du sommelier la bouteille grise de poussière ettapissée de toile d’araignée, la décoiffa de son casque de cire avec desprécautions infinies, extirpa du goulot, sans secousse, le bouchon tenace,et d’une main aussi ferme que si elle eût été coulée en bronze versa unfil de liqueur blond comme la topaze dans les verres de Venise à pieden spirale que lui tendaient le duc et le chevalier. En faisant ce métierd’échanson, Bilot affectait une religieuse gravité ; on eût dit un prêtre deBacchus officiant et célébrant les mystères de la dive bouteille ; il ne luimanquait que d’être couronné de lierre ou de pampre. Ces cérémoniesaugmentaient la valeur du vin qu’il servait, lequel était réellement fortbon et plus digne d’une table royale que d’un cabaret.

Il allait se retirer quand Vallombreuse d’un clin d’œil mystérieux l’ar-rêta sur le seuil :

« Maître Bilot, lui dit-il, prenez un verre au dressoir et buvez à masanté une rasade de ce vin. »

Le ton n’admeait pas de réplique, et d’ailleurs Bilot ne se faisait pasprier pour aider un hôte à consommer les trésors de son cellier. Il élevason verre en saluant et en vida le contenu jusqu’à la dernière perle. « Bonvin », dit-il avec un friand clappement de langue contre le palais, puis ilresta debout la main appuyée au rebord de la table, les yeux fixés sur leduc, aendant ce qu’on voulait de lui.

« As-tu beaucoup de monde dans ton auberge ? dit Vallombreuse, etde quelle sorte ? . . . » Bilot allait répondre, mais le jeune duc prévint laphrase de l’hôtelier et continua : « À quoi bon finasser avec un vieuxmécréant tel que toi ? elle est la femme qui habite cee chambre dontla fenêtre donne sur la ruelle en face l’hôtel Vallombreuse, la troisièmecroisée en partant de l’angle du mur ? Réponds vite, tu auras une pièced’or par syllabe.

— À ce prix, dit Bilot avec un large rire, il faudrait être bien ver-tueux pour employer le style laconique tant estimé des anciens. Cepen-dant comme je suis tout dévoué à Votre Seigneurie, je n’userai que d’unseul mot : Isabelle !

— Isabelle ! nom charmant et romanesque, dit Vallombreuse ; mais

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n’use pas de cee sobriété lacédémonienne. Sois prolixe et raconte-moipar le menu tout ce que tu sais de cee infante.

— Je vais me conformer aux ordres de Sa Seigneurie, répondit maîtreBilot en s’inclinant. Mon cellier, ma cuisine, ma langue sont à sa disposi-tion. Isabelle est une comédienne qui appartient à la troupe du seigneurHérode présentement logé à l’hôtel des Armes de France.

— Une comédienne, dit le jeune duc avec un air de désappointement,je l’aurais plutôt prise à sa mine discrète et réservée pour une dame dequalité ou bourgeoise cossue que pour une baladine errante.

— On peut s’y tromper, continua Bilot, la demoiselle a des façons fortdécentes. Elle joue le rôle d’ingénue au théâtre et le continue à la ville.Sa vertu, quoique fort exposée, car elle est jolie, n’a reçu aucune brècheet aurait le droit de se coiffer du chapeau virginal. Nulle ne sait mieuxéconduire un galant par une politesse exacte et glacée qui ne laisse pasd’espoir.

— Ceci me plaît, fit Vallombreuse, je ne hais rien tant que ces facilitéstrop ouvertes et ces places qui baent la chamade, demandant à capitulerdevant même qu’on ait donné l’assaut.

— Il en faudra plus d’un pour emporter cee citadelle, dit Bilot,quoique vous soyez un hardi et brillant capitaine peu habitué à rencon-trer de résistance, d’autant qu’elle est gardée par la sentinelle vigilanted’un pudique amour.

— Elle a donc un amant, cee sage Isabelle ! s’écria le jeune duc d’unton à la fois triomphant et dépité, car d’une part il ne croyait guère à lavertu des femmes, et de l’autre cela le contrariait d’apprendre qu’il avaitun rival.

— J’ai dit amour et non pas amant, continua l’aubergiste avec unerespectueuse insistance, ce n’est pas la même chose. Votre Seigneurie esttrop experte en matière de galanterie pour ne point apprécier cee dif-férence bien qu’elle ait l’air subtil. Une femme qui a un amant peut enavoir deux, comme dit la chanson, mais une femme qui a un amour estimpossible ou du moins fort malaisée à vaincre. Elle possède ce que vouslui offrez.

— Tu raisonnes là-dessus, dit Vallombreuse, comme si tu eusses étudiéles cours d’amour et les sonnets de Pétrarque. Je ne te croyais docte qu’en

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fait de sauces et de vins. Et quel est l’objet de cee platonique tendresse ?— Un comédien de la troupe, répondit Bilot, que j’imaginerais volon-

tiers engagé par amouree, car il ne me semble pas avoir les allures d’unhistrion vulgaire.

— Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc à son ami, vous devez êtrecontent. Voilà des obstacles imprévus qui se présentent. Une comédiennevertueuse, cela ne se rencontre pas tous les jours, et c’est affaire à vous.Cela vous reposera des grandes dames et des courtisanes.

— Tu es sûr, continua le jeune duc poursuivant sa pensée, que ceechaste Isabelle n’accorde aucune privauté à ce fat que je déteste déjà detoute mon âme.

— On voit bien que vous ne la connaissez point, reprit maître Bilot ;c’est une hermine qui aimerait mieux mourir qu’avoir une tache en sonblanc pelage. and la comédie exige des embrassades, on la voit rougirà travers son fard et parfois s’essuyer la joue avec le dos de la main.

— Vivent les beautés altières, farouches et rebelles au montoir ! s’écriale duc, je la cravacherai si bien qu’il faudra qu’elle prenne le pas, l’amble,le trot, le galop, et fasse toutes les courbees à ma volonté.

— Vous n’en obtiendrez rien de cee manière, monsieur le duc,permeez-moi de vous le dire, fit maître Bilot en faisant un salut em-preint de la plus profonde humilité, comme il convient à un inférieur quicontredit un supérieur séparé de lui par tant de degrés de l’échelle sociale.

— Si je lui envoyais dans un bel étui de chagrin des pendeloques àgrosses perles, un collier d’or à plusieurs rangs avec fermoirs en pierre-ries, un bracelet en forme de serpent ayant deux gros rubis balais pouryeux !

— Elle vous renverrait toutes ces richesses en répondant que vousla prenez sans doute pour une autre. Elle n’est point intéressée commela plupart de ses compagnes, et ses yeux, chose rare pour une femme,ne s’allument pas aux feux de la joaillerie. Elle regarde les diamants lesmieux enchâssés comme si c’étaient nèfles sur paille.

—e voilà un étrange et fantasque échantillon de sexe féminin ! ditle duc de Vallombreuse un peu étonné ; sans doute, elle veut par ces sem-blants de sagesse se faire épouser de ce maraud, lequel doit être abon-damment pourvu de biens. Le caprice prend quelquefois à ces créatures

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de faire souche d’honnêtes gens et de s’asseoir aux assemblées parmi lesprudes femmes, l’œil baissé sur la modestie, avec un air de Sainte N’ytouche.

— Eh bien, épousez-la, fit Vidalinc en riant, s’il n’y a pas d’autremoyen. Ce titre de duchesse humanise les plus revêches.

— Tout beau ! tout beau ! reprit Vallombreuse, n’allons pas si vite enbesogne ; il faut d’abord parlementer. Cherchons pour aborder la bellequelque stratagème qui ne l’effarouche pas trop.

— Cela est plus facile que de s’en faire aimer, dit maître Bilot ; il y ace soir au jeu de paume répétition de la pièce qu’on doit jouer demain ;quelques amateurs de la ville seront admis, et vous n’avez qu’à vous nom-mer pour que la porte s’ouvre à deux baants devant vous. D’ailleurs j’entoucherai deux mots au seigneur Hérode, qui est fort des mes amis et n’arien à me refuser ; mais, selon ma petite science, vous auriez mieux faitd’adresser vos vœux à mademoiselle Sérafine, qui n’est pas moins joliequ’Isabelle et dont la vanité se fût pâmée de plaisir à cee recherche.

— C’est d’Isabelle que je suis affolé, fit le duc d’un petit ton sec qu’il sa-vait prendre admirablement et qui tranchait tout, d’Isabelle et non d’uneautre, maître Bilot, et, plongeant la main dans sa poche, il répandit négli-gemment sur la table une assez longue traînée de pièces d’or : Payez-vousde votre bouteille et gardez le reste de la monnaie. »

L’hôtelier ramassa les louis avec componction et les fit glisser l’unaprès l’autre au fond de son escarcelle. Les deux gentilshommes se le-vèrent, enfoncèrent leur feutre jusqu’au sourcil, jetèrent leur manteausur le coin de leur épaule et quièrent la salle. Vallombreuse fit plusieurstours dans la ruelle, levant le nez chaque fois qu’il passait devant la bien-heureuse fenêtre, mais ce fut peine perdue. Isabelle, désormais sur sesgardes, ne se montra point. Le rideau était baissé, et l’on eût pu croirequ’il n’y avait personne en la chambre. Las de faire le pied-de-grue danscee ruelle déserte fort rafraîchie du vent de bise, posture à laquelle iln’était pas accoutumé, le duc de Vallombreuse se lassa bientôt d’une at-tente vaine et reprit le chemin de sa demeure, maugréant contre l’imper-tinente pruderie de cee pecque assez assurée pour faire languir ainsiun duc jeune et bien fait. Il pensa même, avec quelque complaisance, àcee bonne Corisande naguère si dédaignée, mais l’amour-propre bien-

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tôt lui dit à l’oreille qu’il n’aurait qu’à paraître pour triompher commeCésar. ant au rival, s’il le gênait trop, il le supprimerait au moyen dequelques estafiers ou coupe-jarrets à gages ; la dignité ne permeant pasde se commere avec un pareil drôle.

Il est vrai, Vallombreuse n’avait pas aperçu Isabelle retirée au fondde son appartement, mais pendant sa faction dans la ruelle un œil jalouxl’épiait à travers la vitre d’une autre fenêtre, celui de Sigognac, à qui lesallures et menées du personnage déplaisaient fort. Dix fois le baron futtenté de descendre et d’aaquer le galant l’épée haute, mais il se contint.Il n’y avait rien d’assez formel dans l’action de se promener le long d’unemuraille pour justifier une semblable agression, qu’on eût taxée de folleet ridicule. L’éclat en eût pu nuire à la renommée d’Isabelle, tout inno-cente de ces regards levés en haut toujours au même endroit. Il se promittoutefois de surveiller de près le galantin et en grava les traits dans samémoire pour le reconnaître quand besoin serait.

Hérode avait choisi pour la représentation du lendemain, annoncée ettambourinée par toute la ville, Lygdamon et Lydias, ou la Ressemblance,tragi-comédie d’un certain Georges de Scudéry, gentilhomme, qui, aprèsavoir servi aux gardes françaises, quiait l’épée pour la plume et ne seservait pas moins bien de l’une que de l’autre, et les Rodomontades ducapitaine Fracasse, où Sigognac devait débuter devant un véritable public,n’ayant encore joué que pour les veaux, les bêtes à cornes et les paysans,dans la grange de Bellombre. Tous les comédiens étaient fort affairés àapprendre leurs rôles ; la pièce du sieur de Scudéry étant nouvellementmise en lumière, ils ne la connaissaient point. Rêveurs et brochant desbabines comme singes disant leurs patenôtres, ils se promenaient sur lagalerie, tantôt marmoant, tantôt poussant de grands éclats de voix. iles eût vus les eût pris pour gens forcenés et hors de sens. Ils s’arrêtaienttout court, puis repartaient à grands pas, agitant les bras comme moulinsdémanchés. Léandre surtout, qui devait jouer Lygdamon, cherchait desposes, essayait des effets et se démenait comme un diable dans un béni-tier. Il comptait sur ce rôle pour réaliser son rêve d’inspirer de l’amourà une grande dame et prendre sa revanche des coups de bâton reçus auchâteau de Bruyères, coups de bâton qui lui étaient restés plus longtempsencore sur le cœur que sur le dos. Ce rôle d’amant langoureux et transi,

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poussant les beaux sentiments aux pieds d’une inhumaine, en vers d’unassez bon tour, prêtait à des clins d’yeux, à des soupirs, à des pâleurs et àtoutes sortes d’afféteries aendrissantes, à quoi excellait principalementle sieur Léandre, un des meilleurs amoureux de la province, malgré sesprétentions et ses ridicules.

Sigognac, dont Blazius s’était institué professeur, étudiait dans sachambre avec le vieux comédien et se façonnait à cet art difficile duthéâtre. Le type qu’il représentait par son caractère extravagamment ou-tré s’éloignait du naturel, et cependant il fallait que sous l’exagération onsentît la vérité et qu’on démêlât l’homme à travers le fantoche. Blaziuslui donnait des conseils en ce sens et lui enseignait à commencer par unton simple et vrai pour arriver à des intonations bizarres, ou bien à ren-trer dans la diction ordinaire après des cris de paon plumé vif, car il n’estpersonnage si affecté qui le soit toujours. D’ailleurs cee inégalité est lepropre des lunatiques et dévoyés de cervelle ; elle existe aussi dans leursgestes détraqués qui ne concordent pas exactement au sens des paroles,désaccord dont l’artiste habile peut tirer des effets comiques. Blazius étaitd’avis que Sigognac prît le demi-masque, c’est-à-dire cachant le front etle nez, pour garder la tradition de la figure et mêler sur son visage lefantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôles moitié faux, moi-tié vrais, caricatures générales de l’humanité dont elle ne se fâche pointcomme d’un portrait. Entre les mains d’un comédien vulgaire un tel rôlepeut n’être qu’une plate bouffonnade propre à divertir la canaille et à fairehausser les épaules aux honnêtes gens, mais un acteur demérite peut y in-troduire des traits de naturel et représentant mieux la vie que s’ils étaientconcertés.

L’idée du demi-masque souriait assez à Sigognac. Le masque lui as-surait l’incognito et lui donnait le courage d’affronter la foule. Ce mincecarton lui faisait l’effet d’un heaume à visière baissée à travers laquelle ilparlerait d’une voix de fantôme. Car le visage est la personne même, lecorps n’a pas de nom, et la face cachée ne se peut connaître : cet arrange-ment conciliait le respect de ses aïeux et les nécessités de sa position. Il nes’exposait plus devant les chandelles d’une façon matérielle et directe. Iln’était ainsi que l’âme inconnue vivifiant une grande marionnee, nervisalienis mobile lignum ; seulement il habitait l’intérieur de cee marion-

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Le capitaine Fracasse Chapitre VIII

nee au lieu d’en tirer extérieurement les fils. Sa dignité n’avait rien àsouffrir de ce jeu.

Blazius, qui aimait fort Sigognac, modela lui-même le masque de fa-çon à lui composer une physionomie de théâtre tout à fait différente desa physionomie de ville. Un nez rehaussé, constellé de verrues et rougedu bout comme une guigne, des sourcils circonflexes et dont le poil se re-broussait en virgule, une moustache aux pointes effilées et se recourbantcomme les cornes de la lune rendaient méconnaissables les traits régu-liers du jeune baron ; cet appareil disposé comme un chanfrein ne cou-vrait que le front et la protubérance nasale, mais tout le reste du visageen était changé.

On se rendit à la répétition, qui devait être en costume pour qu’onpût bien se rendre compte de l’effet général. Pour ne pas traverser la villeen carême prenant, les comédiens avaient fait porter leurs habits au jeude paume et les actrices s’accommodaient dans la salle que nous avonsdécrite. Les gens de condition, les galantins, les beaux esprits de l’endroitavaient fait rage pour pénétrer dans ce temple ou plutôt sacristie dealiaoù les prêtresses de la Muse se revêtaient de leurs ornements pour célé-brer les mystères. Tous faisaient les empressés auprès des comédiennes.Les uns leur présentaient le miroir, les autres approchaient les bougiesafin qu’elles se vissent mieux. Celui-ci donnait son opinion sur la placed’un nœud de ruban, celui-là tendait la boîte à poudre ; un autre plus ti-mide restait assis sur un coffre branlant les jambes, sans dire mot et filantsa moustache par manière de contenance.

Chaque comédienne avait son cercle de courtisans dont les yeux gou-lus cherchaient fortune dans les trahisons et les hasards de la toilee.Tantôt le peignoir glissant à propos découvrait un dos lustré comme unmarbre ; tantôt c’était un demi-globe de neige ou d’ivoire qui s’impatien-tait des rigueurs du corset et qu’il fallait mieux coucher dans son nidde dentelles, ou bien encore un beau bras qui, se relevant pour ajusterquelque chose à la coiffure, se montrait nu jusqu’à l’épaule. Nous vouslaisserons à penser que de madrigaux, de compliments et de fadeurs my-thologiques arrachèrent à ces provinciaux la vue de pareils trésors ; Zer-bine riait comme une folle d’entendre ces soises ; Sérafine, plus vani-teuse que spirituelle, s’en délectait ; Isabelle ne les écoutait point et sous

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les yeux de tous ces hommes s’arrangeait avec modestie, refusant d’unton poli mais froid les offres de service de ces messieurs.

Vallombreuse, suivi de son ami Vidalinc, n’avait eu garde de manquercee occasion de voir Isabelle. Il la trouva plus jolie encore de près quede loin, et sa passion s’en accrut d’autant. Ce jeune duc s’était adonisépour la circonstance, et de fait il était admirablement beau. Il portait unmagnifique costume de satin blanc, bouillonné et relevé d’agréments etde nœuds cerise aachés par des ferrets de diamants. Des flots de linge finet de dentelles débordaient des manches du pourpoint ; une riche écharpeen toile d’argent soutenait l’épée ; un feutre blanc à plume incarnadine sebalançait à la main emprisonnée dans un gant à la frangipane.

Ses cheveux noirs et longs, frisés en minces boucles, se contournaientle long de ses joues d’un ovale parfait et en faisaient valoir la chaudepâleur. Sous sa fine moustache ses lèvres brillaient rouges comme desgrenades et ses yeux étincelaient entre deux épaisses franges de cils. Soncol blanc et rond comme une colonne de marbre supportait fièrement satête et sortait dégagé d’un rabat en point de Venise du plus grand prix.

Cependant il y avait quelque chose de déplaisant dans toute cee per-fection. Ces traits si fins, si purs, si nobles étaient déparés par une expres-sion antihumaine, si l’on peut employer ce terme. Evidemment les dou-leurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que fort peu le porteur dece visage impitoyablement beau. Il devait se croire et se croyait en effetd’une espèce particulière.

Vallombreuse s’était placé silencieusement près de la toilee d’Isa-belle, son bras appuyé sur le cadre du miroir de manière à ce que les yeuxde la comédienne, obligée de consulter la glace à chaque minute, dussentsouvent le rencontrer. C’était unemanœuvre savante et de bonne tactiqueamoureuse qui eût réussi, sans doute, avec toute autre que notre ingénue.Il voulait, avant de parler, frapper un coup par sa beauté, sa mine altièreet sa magnificence.

Isabelle, qui avait reconnu le jeune audacieux de la ruelle et que ceregard d’une ardeur impérieuse gênait, gardait la plus extrême réserve etne détournait pas sa vue du miroir. Elle ne semblait pas s’être aperçuequ’il y avait devant elle planté un des plus beaux seigneurs de la France,mais c’était une singulière fille qu’Isabelle.

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Ennuyé de cee pose, Vallombreuse prit son parti brusquement et dità la comédienne :

« N’est-ce pas vous, mademoiselle, qui jouez Silvie dans la pièce deLygdamon et Lydias de M. de Scudéry ?

—Oui, monsieur, répondit Isabelle, qui ne pouvait se soustraire à ceequestion habilement banale.

— Jamais rôle n’aura été mieux rempli, continua Vallombreuse. S’il estmauvais, vous le rendrez bon ; s’il est bon, vous le ferez excellent. Heureuxles poètes qui confient leurs vers à ces belles lèvres ! »

Ces vagues compliments ne sortaient pas des galanteries que les gensqui ont de la politesse adressent d’habitude aux comédiennes, et Isabelledut les accepter, en remerciant le duc d’une faible inclination de tête.

Sigognac ayant, avec l’aide de Blazius, achevé de s’habiller en la lo-gee du jeu de paume réservée aux comédiens, rentra dans la chambredes actrices pour aendre que la répétition commençât. Il était masqué etavait déjà bouclé le ceinturon de la grande rapière à lourde coquille, termi-née par une toile d’araignée, héritage du pauvre Matamore. Sa cape écar-late déchiquetée en barbe d’écrevisse floait bizarrement sur ses épauleset le bout de l’épée en relevait le bord. Pour se conformer à l’esprit de sonrôle, il marchait la hanche en avant et fendu comme un compas, d’un airoutrageux et provocant comme il sied à un capitaine Fracasse.

« Vous êtes vraiment très bien, lui dit Isabelle, qu’il vint saluer, etjamais capitan espagnol n’eut mine plus superbement arrogante. »

Le duc de Vallombreuse toisa avec la plus dédaigneuse hauteur cenouveau venu à qui la jeune comédienne parlait d’un ton si doux : voilàapparemment le faquin dont on la prétend amoureuse, se dit-il à lui-même, tout enfiellé de dépit, car il ne concevait point qu’une femme pûthésiter un instant entre le jeune et splendide duc de Vallombreuse et ceridicule histrion.

Au reste, il fit semblant de ne pas s’apercevoir que Sigognac fût là. Ilne comptait pas plus sa présence que celle d’un meuble. Pour lui ce n’é-tait pas un homme, mais une chose, et il agissait devant le baron avec lamême liberté que s’il eût été seul, couvant Isabelle de ses regards enflam-més qui s’arrêtaient sur une naissance de gorge laissée à découvert parl’échancrure de la chemisee.

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Isabelle, confuse, se sentait rougir, malgré elle, sous ce regard inso-lemment fixe, chaud comme un jet de plomb fondu, et elle se hâtait determiner sa toilee pour s’y dérober, d’autant plus qu’elle voyait la mainde Sigognac, furieux, se crisper convulsivement sur le pommeau de sarapière.

Elle se posa une mouche au coin de la lèvre et fit mine de se lever pourpasser sur le théâtre, car le tyran, avec sa voix de taureau, avait déjà criéplusieurs : Mesdemoiselles, êtes-vous prêtes ?

« Permeez, mademoiselle, dit le duc ; vous oubliez de mere uneassassine. »

Et Vallombreuse, plongeant un doigt dans la boîte à mouches poséesur la toilee, en retira une petite étoile de taffetas noir.

« Souffrez, continua-t-il, que je vous la pose ; ici, tout près du sein ; elleen relèvera la blancheur et paraîtra comme un grain de beauté naturel. »

L’action accompagna le discours si vite qu’Isabelle, effarouchée decee outrecuidance, eut à peine le temps de se renverser le dos sur sachaise pour éviter l’insolent contact ; mais le duc n’était pas de ceux quis’intimidaient aisément, et son doigt moucheté allait effleurer la gorge dela jeune comédienne lorsqu’une main de fer s’abait sur son bras et lemaintint comme dans un étau.

Le duc de Vallombreuse, transporté de rage, retourna la tête et vit lecapitaine Fracasse campé dans une pose qui ne sentait point son poltronde comédie.

« Monsieur le duc, dit Fracasse en tenant toujours le poignet de Val-lombreuse, mademoiselle pose ses mouches elle-même. Elle n’a besoindes services de personne. »

Cela dit, il lâcha le bras du jeune seigneur, dont le premier mouvementfut de chercher la garde de son épée. En ce moment Vallombreuse, malgrésa beauté, avait une tête plus horrible et formidable que celle de Méduse.Une pâleur affreuse couvrait son visage, ses noirs sourcils s’abaissaientsur ses yeux injectés de sang. La pourpre de ses lèvres prenait une couleurviolee et blanchissait d’écume ; ses narines palpitaient comme aspirantle carnage. Il s’élança vers Sigognac, qui ne rompit pas d’une semelle,aendant l’assaut ; mais, tout à coup, il s’arrêta. Une réflexion soudaineéteignit, comme une douche d’eau glacée, sa bouillante frénésie. Ses traits

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se remirent en place ; les couleurs naturelles lui revinrent, il avait complè-tement repris possession de lui-même, et son visage exprimait le dédainle plus glacial, le mépris le plus suprême qu’une créature humaine puissetémoigner à une autre. Il venait de penser que son adversaire n’était pasné et qu’il avait failli se commere avec un histrion. Tout son orgueil no-biliaire se révoltait à cee idée. L’insulte partie de si bas ne pouvait l’at-teindre ; se bat-on avec la boue qui vous éclabousse ? Cependant il n’étaitpas dans sa nature de laisser une offense impunie d’où qu’elle vînt, et, serapprochant de Sigognac, il lui dit : « Drôle, je te ferai rompre les os parmes laquais !

— Prenez garde, monseigneur, répondit Sigognac du ton le plus tran-quille et de l’air le plus détaché du monde, prenez garde, j’ai les os durset les bâtons s’y briseront comme verre. Je ne reçois de volée que dans lescomédies.

— elque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pas l’honneurde te bare moi-même. C’est une ambition qui passe tes mérites, dit Val-lombreuse.

—C’est ce que nous verrons, monsieur le duc, répliqua Sigognac. Peut-être bien, ayant moins de fierté, vous barai-je de mes propres mains.

— Je ne réponds pas à un masque, fit le duc en prenant le bras deVidalinc, qui s’était rapproché.

— Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en temps opportun,reprit Sigognac, et je crois qu’il vous sera plus désagréable encore quemon faux nez. Mais brisons là. Aussi bien j’entends la sonnee qui tinte,et je courrais risque en tardant davantage de manquer mon entrée. »

Les comédiens admiraient son courage, mais, connaissant la qualitédu baron, ne s’en étonnaient pas comme les autres spectateurs de ceescène, interdits d’une telle audace. L’émotion d’Isabelle avait été si viveque le fard lui en était tombé, et que Zerbine, voyant la pâleur mortelle quiles couvrait, avait été obligée de lui mere un pied de rouge sur les joues.À peine pouvait-elle se tenir sur ses jambes, et si la soubree ne lui eûtsoutenu le coude, elle aurait piqué du nez sur les planches en entrant enscène. Etre l’occasion d’une querelle était profondément désagréable à ladouce, bonne et modeste Isabelle, qui ne redoutait rien tant que le bruit etl’éclat qui se font autour d’une femme, la réputation y perdant toujours ;

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d’ailleurs, quoique résolue à ne lui point céder, elle aimait tendrementSigognac, et la pensée d’un guet-apens, ou tout au moins d’un duel, àquoi il était exposé, la troublait plus qu’on ne saurait dire.

Malgré cet incident, la répétition marcha son train, les émotionsréelles de la vie ne pouvant distraire les comédiens de leurs passions fic-tives. Isabelle même joua très bien, quoiqu’elle eût le cœur plein de souci.ant à Fracasse, excité par la querelle, il se montra étincelant de verve.Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevait des rires et des bae-ments de mains prolongés. Du coin de l’orchestre partait avant tous lesautres un applaudissement qui ne cessait que le dernier et dont la persis-tance enthousiaste finit par airer l’aention de Zerbine.

La soubree feignant un jeu de scène s’avança près des chandelles,allongea le col avec un mouvement d’oiseau curieux qui passe sa têteentre deux feuilles, plongea le regard dans la salle et découvrit le marquisde Bruyères tout rouge de satisfaction et dont les yeux pétillants de désirflambaient comme des escarboucles. Il avait retrouvé la Lisee, la Marton,la Sméraldine de son rêve ! Il était aux anges.

« M. le marquis est arrivé, dit tout bas Zerbine à Blazius, qui jouaitPandolphe, dans l’intervalle d’une demande à une réplique avec cee voixà bouche close que les acteurs savent prendre lorsqu’ils causent entre euxsur le théâtre et ne veulent point être entendus par le public ; vois commeil jubile, comme il rayonne, comme il est passionné ! Il ne se tient pasd’aise, et n’était la vergogne, il sauterait par-dessus la rampe pour mevenir embrasser devant tout le monde ! Ah ! monsieur de Bruyères, lessoubrees vous plaisent. Eh bien ! l’on vous en fricassera avec sel, pimentet muscade. »

À partir de cet endroit de la pièce, Zerbine fit feu des quatre pieds etjoua avec une verve enragée. Elle semblait lumineuse à force de gaieté,d’esprit et d’ardeur. Le marquis comprit qu’il ne pourrait plus se passerdésormais de cee âcre sensation. Toutes les autres femmes dont il avaiteu les bonnes grâces, et qu’il opposait en souvenir à Zerbine, lui parurentternes, ennuyeuses et fades.

La pièce de M. de Scudéry qu’on répéta ensuite fit plaisir, quoiquemoins amusante, et Léandre, chargé du rôle de Lygdamon, y fut char-mant ; mais puisque nous sommes fixés sur le talent de nos comédiens,

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laissons-les à leurs affaires et suivons le duc de Vallombreuse et son amiVidalinc.

Outré de fureur après cee scène où il n’avait pas eu l’avantage, lejeune duc était rentré à l’hôtel Vallombreuse avec son confident, méditantmille projets de vengeance ; les plus doux ne tendaient à rien moins qu’àfaire bâtonner l’insolent capitaine jusques à le laisser pour mort sur laplace.

Vidalinc cherchait en vain à le calmer ; le duc se tordait les mains derage et courait par la chambre comme un forcené, donnant des coups depoing aux fauteuils qui tombaient comiquement les quatre fers en l’air,renversant les tables et faisant, pour passer sa fureur, toutes sortes dedégâts ; puis il saisit un vase du Japon et le lança contre le parquet, où ilse brisa en mille morceaux.

« Oh ! s’écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drôle comme ce vase,et le piétiner, et en balayer les restes aux ordures ! Un misérable qui oses’interposer entre moi et l’objet de mon désir ! S’il était seulement gentil-homme, je le combarais à l’épée, à la dague, au pistolet, à pied, à cheval,jusqu’à ce que j’aie posé le pied sur sa poitrine et craché à la face de soncadavre !

— Peut-être l’est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez à son assurance ;maître Bilot a parlé d’un comédien qui s’était engagé par amour et qu’I-sabelle regardait d’un œil favorable. Ce doit être celui-là, si j’en juge à sajalousie et au trouble de l’infante.

— Y penses-tu, reprit Vallombreuse, une personne de condition se mê-ler à ces baladins, monter sur les tréteaux, se barbouiller de rouge, rece-voir des nasardes et des coups de pied au derrière ! Non, cela est par tropimpossible.

— Jupiter s’est bien mué en bête et même en mari pour jouir de mor-telles, répondit Vidalinc, dérogation plus forte à la majesté d’un dieuolympien que jouer la comédie à la dignité d’un noble.

— N’importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un timbre, je vaisd’abord punir l’histrion, sauf à châtier plus tard l’homme, s’il y en a underrière ce masque ridicule.

— S’il y en a un ! n’en doutez pas, reprit l’ami de Vallombreuse ; sesyeux brillaient comme des lampes, sous le crin de ses sourcils postiches,

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et malgré son nez de carton barbouillé de cinabre, il avait l’air majestueuxet terrible, chose difficile en cet accoutrement.

— Tant mieux, dit Vallombreuse, ma vengeance ainsi ne donnera pasde coups d’épée dans l’eau et rencontrera une poitrine devant ses coups. »

Un domestique entra, s’inclina profondément, et dans une immobilitéparfaite aendit les ordres du maître.

« Fais lever, s’ils sont couchés, Basque, Azolan, Mérindol et Labriche,dis-leur de s’armer de bons gourdins et d’aller aendre à la sortie du jeude paume, où sont les comédiens d’Hérode, un certain capitaine Fracasse.’ils l’assaillent, le gourment et le laissent sur le carreau, sans le tuerpourtant ; on pourrait croire que j’en ai peur ! Je me charge des suites. Enle bâtonnant qu’on lui crie : De la part du duc de Vallombreuse ; afin qu’iln’en ignore. »

Cee commission, d’une nature assez farouche et truculente, ne parutpas surprendre beaucoup le laquais, qui se retira en assurant à M. le ducque ses ordres allaient être exécutés sur l’heure.

« Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se fut retiré, quevous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui, après tout, a montré uncœur au-dessus de son état. Voulez-vous que sous un prétexte ou l’autrej’aille lui chercher querelle et que je le tue ? Tous les sangs sont rougesquand on les verse, quoiqu’on dise que celui des nobles soit bleu. Je suisde bonne et ancienne souche, mais non d’un rang si grand que le vôtre,et ma délicatesse ne craint pas de se commere. Dites un mot et j’y vais.Ce capitaine me semble plus digne de l’épée que du bâton.

— Je te remercie, répondit le duc, de cee offre qui me prouve la fidé-lité parfaite avec laquelle tu entres dans mes intérêts, mais je ne sauraispourtant l’accepter. Ce faquin a osé me toucher. Il convient qu’il expieignominieusement ce crime. S’il est gentilhomme, il trouvera à qui par-ler. Je réponds toujours quand on m’interroge avec une épée.

— Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidalinc en allongeantses pieds sur un tabouret, comme un homme qui n’a plus qu’à laisser allerles choses. À propos, savez-vous que cee Sérafine est charmante ! Je luiai dit quelques douceurs, et j’en ai déjà obtenu un rendez-vous. MaîtreBilot avait raison. »

Le duc et son ami, retombant dans le silence, aendirent le retour des

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CHAPITRE IX

Coups d’épée, coups de bâtonet autres aventures

L finie. Retirés dans leurs loges, les comédiensse déshabillaient et prenaient leurs habits de ville. Sigognac enfit autant, mais il garda, s’aendant à quelque assaut, son épée

de Matamore. C’était une bonne vieille lame espagnole, longue commeun jour sans pain, avec une coquille de fer ouvragé qui enveloppait bienle poignet, et qui, maniée par un homme de cœur, pouvait parer des coupset en porter de solides, sinon de mortels, car elle était épointée et mousseselon l’usage des gens de théâtre, mais cela suffisait bien pour la valetailleque le duc avait chargée de sa vengeance.

Hérode, robuste compagnon aux larges épaules, avait emporté le bâ-ton qui lui servait à frapper les levers de rideau, et avec cee espèce demassue, qu’il manœuvrait comme si c’eût été un fétu de paille, il se pro-meait de faire rage contre les marauds qui aaqueraient Sigognac, cela

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n’étant pas dans son caractère de laisser ses amis en péril.« Capitaine, dit-il au baron, lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, lais-

sons filer les femelles, dont les piaillements nous assourdiraient, sous laconduite de Léandre et de Blazius : l’un n’est qu’un fat, poltron commela lune ; l’autre est par trop vieil, et la force trahirait son courage ; Sca-pin restera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que pas un, et enmoins d’une minute il vous aura étendu sur le dos, plats comme porcs, unou deux de ces maroufles, si tant est qu’ils nous assaillent ; en tout cas,mon bâton est au service de votre rapière.

— Merci, brave Hérode, répondit Sigognac, l’offre n’est pas de refus ;mais prenons bien nos dispositions, de peur d’être aaqués à l’impro-viste. Marchons les uns derrière les autres à un certain intervalle, justeau milieu de la rue ; il faudra que ces coquins apostés, qui s’appliquentà la muraille dans l’ombre, s’en détachent pour arriver jusqu’à nous, etnous aurons le temps de les voir venir. Çà, dégainons l’épée ; vous, bran-dissez votre massue, et que Scapin fasse un plié de jarret pour se rendrela jambe souple. »

Sigognac prit la tête de la petite colonne, et s’avança prudemmentdans la ruelle qui menait du jeu de paume à l’auberge des Armes deFrance. Elle était noire, tortueuse, inégale en pavés, merveilleusementpropre aux embuscades. Des auvents s’y projetaient redoublant l’épais-seur de l’ombre, et prêtant leur abri aux guets-apens. Aucune lumière nefiltrait des maisons endormies, et il n’y avait pas de lune cee nuit-là.

Basque, Azolan, Labriche et Mérindol, les estafiers du jeune duc, at-tendaient déjà depuis plus d’une demi-heure le passage du capitaine Fra-casse, qui ne pouvait rentrer à son auberge par un autre chemin. Azolan etBasque s’étaient tapis dans l’embrasure d’une porte, d’un côté de la rue ;Mérindol et Labriche, effacés contre lamuraille, avaient pris position justeen face, de manière à faire converger leurs bâtons sur Sigognac, commeles marteaux des cyclopes sur l’enclume. Le groupe des femmes conduitpar Blazius et Léandre les avait avertis que Fracasse ne pouvait tarder, etils se tenaient piétés, les doigts repliés sur le gourdin, prêts à s’acquierde leur besogne, sans se douter qu’ils allaient avoir affaire à forte partie,car d’habitude les poètes, histrions et bourgeois que les grands daignentfaire bâtonner prennent la chose en douceur et se contentent de courber

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le dos.Sigognac, dont la vue était perçante, bien que la nuit fût fort noire,

avait depuis quelques instants déjà découvert les quatre escogriffes à l’af-fût. Il s’arrêta, et fit mine de vouloir rebrousser chemin. Cee feinte dé-termina les coupe-jarrets, qui voyaient leur proie s’échapper, à quierleur embuscade pour courir sus au capitaine. Azolan s’élança le premier,et tous crièrent : « Tue ! tue ! Au capitaine Fracasse de la part de mon-seigneur le duc ! » Sigognac avait enveloppé à plusieurs tours son brasgauche de son manteau, qui formait, ainsi roulé, une sorte de manchonimpénétrable ; de ce manchon, il para le coup de gourdin que lui assenaitAzolan, et lui porta de sa rapière une boe si violente en pleine poitrineque le misérable tomba au beau milieu du ruisseau le bréchet effondré, lessemelles en l’air et le chapeau dans la boue. Si la pointe n’eût été mornée,le fer lui eût traversé le corps et fût sorti entre les deux épaules. Basque,malgré le mauvais succès de son compagnon, s’avança bravement, maisun furieux coup de plat d’épée sur la tête lui fracassa le moule du bonnet,et lui montra trente-six chandelles en cee nuit plus opaque que poix. Lamassue d’Hérode fit voler en éclats le bâton de Mérindol, qui, se voyantdésarmé, prit la fuite, non sans avoir le dos froissé et meurtri par le for-midable bois, si prompt qu’il fût à tirer ses guêtres. L’exploit de Scapinfut tel : il saisit Labriche à bras-le-corps d’un mouvement si prompt et sivif que celui-ci, à demi étouffé, ne put faire aucun usage de son gourdin,puis, l’appuyant sur son bras gauche et le poussant de son bras droit demanière à lui faire craquer les vertèbres, il l’enleva de terre par un croc-en-jambe sec, nerveux, irrésistible comme la détente d’un ressort d’arbalète,et l’envoya rouler sur le pavé dix pas plus loin. La nuque de Labriche portacontre une pierre, et le choc fut si rude que l’exécuteur des vengeancesde Vallombreuse resta évanoui sur le champ de bataille, avec toutes lesapparences d’un cadavre.

Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait aux comé-diens. Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tâchaient de gagnerquelque auvent pour reprendre leurs esprits. Labriche gisait comme univrogne en travers du ruisseau. Mérindol, moins grièvement navré, avaitpris la poudre d’escampee sans doute pour que quelqu’un survécût audésastre, et le pût raconter. Cependant, en approchant de l’hôtel Vallom-

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

breuse, il ralentit le pas, car il allait se trouver en face de la colère du jeuneduc, non moins redoutable que le gourdin d’Hérode. À cee idée la sueurlui coulait du front, et il ne sentait plus la douleur de son épaule luxée,après laquelle pendait un bras inerte et flasque comme une manche vide.

À peine était-il rentré à l’hôtel que le duc, impatient de savoir le succèsde l’algarade, le fit appeler. Mérindol parut avec une contenance embar-rassé et gauche, car il souffrait beaucoup de son bras. Sous le hâle de sonteint se glissaient des pâleurs verdâtres, et une fine sueur lui perlait sur lefront. Immobile et silencieux, il se tenait au seuil de la chambre, aendantun mot d’encouragement ou une question de la part du duc, qui se taisait.

« Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc voyant que Vallombreuse regar-dait Mérindol d’un air farouche, quelles nouvelles apportez-vous ? Mau-vaises, sans doute, car vous n’avez pas la mine fort triomphante.

— Monsieur le duc, répondit Mérindol, ne peut douter de notre zèle àexécute ses ordres ; mais cee fois la fortune a mal servi notre valeur.

— Comment cela ? fit le duc avec un mouvement de colère ; à vousquatre vous n’avez pas réussi à bâtonner cet histrion ?

— Cet histron, répondit Mérindol, passe en vigueur et en courage lesHercules fabuleux. Il s’est rué si furieusement contre nous que, d’assaillidevenu assaillant, il a couché enmoins de rienAzolan et Basque sur le car-reau. Sous ses coups ils sont tombés comme capucins de cartes, et pour-tant ce sont de rudes compagnons. Labriche a été mis bas par un autrebaladin au moyen d’un tour subtil de gymnastique, et sa nuque mainte-nant sait combien est dur le pavé de Poitiers. Moi-même j’ai eumon bâtoncassé sous la massue du sieur Hérode, et l’épaule froissée de façon à nepas me servir de mon bras d’ici à quinze jours.

—Vous n’êtes que des veaux, des gavaches et des ruffians sans adresse,sans dévouement et sans courage ! s’écria le duc de Vallombreuse outréde fureur. Une vieille femme vous merait en fuite avec sa quenouille. J’aieu bien tort de vous sauver de la potence et des galères ! autant vaudraitavoir d’honnêtes gens à son service : ils ne seraient ni plus gauches ni pluslâches ! Puisque les bâtons ne suffisaient pas, il fallait prendre les épées !

— Monseigneur, reprit Mérindol, avait commandé une bastonnade etnon un assassinat. Nous n’aurions osé prendre sur nous d’outre-passerses ordres.

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

— Voilà, dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste, ponctuel etconsciencieux. J’aime cee candeur dans le guet-apens ; qu’en dites-vous ? Cee petite aventure s’emmanche d’une façon assez romanesqueet qui doit vous plaire, Vallombreuse, puisque les facilités vous rebutentet que les obstacles vous charment. Pour une comédienne, l’Isabelle meparaît de laborieuse approche ; elle habite une tour sans pont-levis et gar-dée, comme dans les histoires de chevalerie, par des dragons soufflantfeux et flamme. Mais voici notre armée en déroute qui revient. »

En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de son évanouissement,se montrèrent à la porte du salon tendant vers le duc des mains sup-pliantes. Ils étaient livides, hagards, souillés de boue et de sang, bienqu’ils n’eussent d’autres blessures que des contusions, mais la violencedes coups avait déterminé des hémorragies nasales, et des plaques rou-geâtres tigraient hideusement le cuir jaune de leurs buffles.

« Rentrez dans vos chenils, canailles ! s’écria le duc, qui n’était pastendre, à la vue de cee troupe éclopée. Je ne sais à quoi tient que jene vous fasse donner les étrivières pour votre imbécillité et couardise ;mon chirurgien va vous visiter, et me dira si les horions dont vous vousprétendez navrés sont de conséquence, sinon je vous ferai écorcher vifscomme anguilles de Melun. Allez ! »

L’escouade déconfite se le tint pour dit et disparut comme si elle eûtété ingambe, tant le jeune duc inspirait de terreur à ces spadassins, gensde sac et de corde, qui n’étaient pourtant pas fort timides de nature.

and les pauvres diables se furent retirés, Vallombreuse se jeta surune pile de carreaux, et garda un silence que Vidalinc respecta. Des pen-sées tempêtueuses se succédaient dans sa cervelle comme les nuages noirspoussés par un vent furieux sur un ciel d’orage. Il voulait mere le feu àl’auberge, enlever Isabelle, tuer le capitaine Fracasse, jeter à l’eau toutela troupe de comédiens. Pour la première fois de sa vie il rencontrait unerésistance ! Il avait ordonné une chose qui ne s’était pas faite ! Un bala-din le bravait ! Des gens à lui s’étaient enfuis rossés par un capitan dethéâtre ! Son orgueil se révoltait à cee idée, et il en éprouvait commeune sorte de stupeur. Cela était donc possible que quelqu’un lui tînt tête ?Puis il songeait que, revêtu d’un costume magnifique, constellé de dia-mants, paré de toutes ses grâces, dans tout l’éclat de son rang et de sa

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beauté, il n’avait pu obtenir un regard favorable d’une fille de rien, d’uneactrice ambulante, d’une poupée exposée chaque soir aux sifflets du pre-mier croquant, lui que les princesses accueillaient le sourire aux lèvres,pour qui les duchesses se pâmaient d’amour, et qui n’avait jamais rencon-tré de cruelle. Il en grinçait des dents de rage, et sa main crispée froissait lesplendide pourpoint de satin blanc qu’il n’avait pas quié encore, commes’il eût voulu le punir de l’avoir si mal secondé en ses projets de séduction.

Enfin il se leva brusquement, fit un signe d’adieu à son ami Vidalinc,et se retira, sans toucher au souper qu’on venait de lui servir, dans sachambre à coucher où le Sommeil ne vint pas fermer les rideaux de damasde son lit.

Vidalinc, à qui l’idée de Sérafine tenait joyeusement compagnie, nes’aperçut pas qu’il soupait seul et mangea de fort bon appétit. Bercé defantaisies voluptueuses où figurait toujours la jeune comédienne, il dor-mit tout d’un somme jusqu’au lendemain.

and Sigognac, Hérode et Scapin rentrèrent à l’auberge, ils trou-vèrent les autres comédiens fort alarmés. Les cris : Tue ! tue ! et le bruitde la rixe étaient parvenus, à travers le silence de la nuit, aux oreilles d’I-sabelle et de ses camarades. La jeune fille avait manqué défaillir, et sansBlazius qui lui soutenait le coude, elle se fût affaissée sur les genoux. Pâlecomme une cire et toute tremblante, elle aendait sur le seuil de sa portepour savoir des nouvelles. À la vue de Sigognac sans blessure, elle poussaun faible cri, leva les bras au ciel et les laissa retomber autour du col dujeune homme, se cachant la figure contre son épaule avec un adorablemouvement de pudeur ; mais, dominant promptement son émotion, ellese dégagea bientôt de cee étreinte, recula de quelques pas et reprit saréserve habituelle.

« Vous n’êtes pas blessé, au moins ? dit-elle avec sa voix la plus douce.e de chagrin j’aurais si, à cause de moi, il vous était arrivé le moindremal ! Aussi, quelle imprudence ! aller braver ce duc si beau et si méchant,qui a le regard et l’orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille comme moi !Vous n’êtes pas raisonnable, Sigognac ; puisque vous êtes maintenant co-médien comme nous, il faut savoir souffrir certaines insolences.

— Je ne laisserai jamais, répondit Sigognac, personne insulter en maprésence à l’adorable Isabelle, encore que j’aie sur la figure lemasque d’un

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capitan.— Bien parlé, capitaine, dit Hérode, bien parlé et mieux agi ! Tudieu !

elles rudes estocades ! Bien en a pris à ces drôles que l’épée de défuntMatamore n’eût pas le fil, car vous les eussiez fendus du crâne au talon,comme les chevaliers errants faisaient des Sarrasins et des enchanteurs.

— Votre bâton travaillait aussi bien quema rapière, répliqua Sigognac,rendant à Hérode la monnaie de son compliment, et votre conscience doitêtre tranquille, car ce n’étaient point des innocents que vous massacriezcee fois.

— Oh ! non, répondit le tyran riant d’un pied en carré dans sa largebarbe noire, la fine fleur des bagnes, de vrais gibiers de potence !

— Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent être faites par lesplus gens de bien, dit Sigognac ; mais n’oublions pas de célébrer commeil convient la vaillance héroïque du glorieux Scapin, lequel a combau etvaincu sans armes autres que celles suppéditées par la nature. »

Scapin, qui était bouffon, fit le gros dos, comme gonflé de la louange,mit la main sur son cœur, baissa les yeux, et exécuta une révérence co-mique confite en modestie.

« Je vous aurais bien accompagné, fit Blazius ; mais le chef me branlepour mon vieil âge, et je ne suis plus bon que le verre au poing, en desconflits de bouteilles et batailles de pots. »

Ces propos achevés, les comédiens, comme il se faisait tard, se reti-rèrent chacun en sa chacunière, à l’exception de Sigognac, qui fit encorequelques tours en la galerie, commeméditant un projet : le comédien étaitvengé, mais le gentilhomme ne l’était pas. Allait-il jeter le masque qui as-surait son incognito, dire son vrai nom, faire un éclat, airer peut-êtresur ses camarades la colère du jeune duc ? La prudence vulgaire disaitnon, mais l’honneur disait oui. Le baron ne pouvait résister à cee voiximpérieuse, et il se dirigea vers la chambre de Zerbine.

Il graa doucement à la porte, qui s’entre-bâilla et s’ouvrit toutegrande lorsqu’il eut dît son nom. Une vive lumière brillait dans lachambre ; de riches flambeaux chargés de bougies roses étaient placéssur une table recouverte d’une nappe damassée à plis symétriques, oùfumait un délicat souper servi en vaisselle plate. Deux perdrix cuiras-sées d’une barde de lard doré se prélassaient au milieu d’un cercle de

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rouelles d’oranges ; des blanc-manger et une tourte aux quenelles de pois-son, chef-d’œuvre de maître Bilot, les accompagnaient. Dans un flacon decristal moucheté de fleurees d’or étincelait un vin couleur de rubis, au-quel, dans un flacon pareil, faisait pendant un vin couleur de topaze. Ily avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra, Zerbine faisait raisond’un rouge-bord au marquis de Bruyères, dont le regard flambait d’unedouble ivresse, car jamais la maligne soubree n’avait été plus séduisante,et d’autre part le marquis professait cee doctrine que, sans Cérès et sansBacchus, Vénus se morfond.

Zerbine fit à Sigognac un gracieux signe de tête où se mélangeaienthabilement la familiarité de l’actrice pour le camarade et le respect de lafemme pour le gentilhomme.

« C’est bien charmant à vous, fit le marquis de Bruyères, de venirnous surprendre dans notre nid d’amoureux. J’espère que sans craintede troubler le tête-à-tête vous allez souper avec nous. Jacques, meez uncouvert pour monsieur.

— J’accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, non que j’aiegrand-faim, mais je ne veux pas vous troubler dans votre repas, et rienn’est désagréable pour l’appétit comme un témoin qui ne mange pas. »

Le baron prit place sur le fauteuil que lui avança Jacques en face dumarquis et à côté de Zerbine, M. de Bruyères lui découpa une aile de per-drix et lui remplit son verre sans lui faire aucune question, en homme dequalité qu’il était, car il se doutait bien qu’une circonstance grave amenaitle baron, d’ordinaire fort réservé et sauvage.

« Ce vin vous plaît-il ou préférez-vous le blanc ? dit le marquis ; moije bois des deux, pour ne pas faire de jaloux.

— Je suis fort sobre de nature et d’habitude, dit Sigognac, et je tempèreBacchus par les nymphes, comme disaient les anciens. Le vin rouge mesuffit ; mais ce n’est pas pour banqueter que j’ai commis l’indiscrétion depénétrer dans la retraite de vos amours à cee heure incongrue. Marquis,je viens vous requérir d’un service qu’un gentilhomme ne refuse pointà un autre. Mlle Zerbine a dû sans doute vous conter qu’au foyer desactrices M. le duc de Vallombreuse avait voulu porter la main à la gorged’Isabelle, sous prétexte d’y poser une mouche, action indigne, lascive etbrutale que ne justifiait aucune coqueerie ou avance de la part de cee

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jeune personne, aussi sage que modeste, pour qui je fais profession d’uneestime parfaite.

— Elle la mérite, fit Zerbine, et quoique femme et sa camarade, je nesaurais en dire du mal quand même je le voudrais.

— J’ai arrêté, continua Sigognac, le bras du duc dont la colère a dé-bordé enmenaces et invectives auxquelles j’ai répondu avec un sang-froidmoqueur, abrité par mon masque de Matamore. Il m’a menacé de me fairebâtonner par ses laquais ; et en effet, tout à l’heure, comme je rentrais à l’-hôtel des Armes de France en suivant une ruelle obscure, quatre coquinsse sont précipités sur moi. Avec quelques coups de plat d’épée, j’ai faitjustice de deux de ces drôles ; Hérode et Scapin ont accommodé les deuxautres de la bonne façon. Bien que le duc s’imaginât n’avoir affaire qu’à unpauvre comédien, comme il se trouve un gentilhomme dans la peau de cecomédien, un tel outrage ne saurait demeurer impuni. Vous me connais-sez, marquis ; quoique jusqu’à présent vous ayez respecté mon incognito,vous savez quels furent mes ancêtres, et vous pouvez certifier que le sangdes Sigognac est noble depuis mille ans, pur de toute mésalliance, et quetous ceux qui ont porté ce nom n’ont jamais souffert une tache à leursarmoiries.

— baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères en donnant pour lapremière fois à son hôte son véritable nom, j’aesterai sur mon honneurdevant qui vous le souhaiterez l’antiquité et la noblesse de votre race.Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade, où il menaitcent lances sur un dromon équipé à ses frais. C’était à une époque où biendes nobles qui font aujourd’hui les superbes n’étaient pas même écuyers.Il était fort ami deHugues de Bruyères, mon aïeul, et tous deux couchaientsous la même tente comme frères d’armes. »

À ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tête ; il sentait palpi-ter en lui l’âme des aïeux, et Zerbine, qui le contemplait, fut surprise dela beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure, qui illuminait commeune flamme la physionomie habituellement triste du baron. « Ces nobles,se dit la soubree, ont l’air d’être sortis de la propre cuisse de Jupiter ;au moindre mot, leur orgueil se dresse sur les ergots, et ils ne peuvent,comme les vilains, digérer l’insulte. C’est égal, si le baron me regardaitavec ces yeux-là, je ferais bien, en sa faveur, une infidélité au marquis. Ce

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petit Sigognac flambe d’héroïsme ! »« Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille, dit le baron

au marquis, vous défierez en mon nom M. le duc de Vallombreuse et luiporterez le cartel ?

— Je le ferai, répondit le marquis d’un ton grave et mesuré qui contras-tait avec son enjouement ordinaire, et de plus je mets comme second monépée à votre service. Demain je me présenterai à l’hôtel Vallombreuse. Lejeune duc, s’il a le défaut d’être insolent, n’a pas celui d’être lâche, et ilne se retranchera pas derrière sa dignité dès qu’il saura votre véritablecondition. Mais en voilà assez sur ce sujet. N’ennuyons pas plus long-temps Zerbine de nos querelles d’homme. Je vois ses lèvres purpurinesse contracter malgré la politesse, et il faut que ce soit le rire et non lebâillement qui nous montre les perles dont sa bouche est l’écrin. Allons,Zerbine, reprenez votre gaieté et versez à boire au baron. »

La soubree obéit avec autant de grâce que de dextérité. Hébé versantle nectar ne s’y fût pas mieux prise. Elle faisait bien tout ce qu’elle faisait.

Il ne fut plus question de rien pendant le reste du souper. La conver-sion roula sur le jeu de Zerbine, que le marquis accablait de complimentsauxquels Sigognac pouvait joindre les siens sans nulle complaisance ougalanterie, car la soubree avait montré un esprit, une verve et un ta-lent incomparables. On parla aussi des vers de M. de Scudéry, un des plusbeaux esprits du temps, que le marquis trouvait parfaits, mais légèrementsoporifiques, préférant à Lygdamon et Lydias les Rodomontades du capi-taine Fracasse. C’était un homme de goût que ce marquis !

Dès qu’il put le faire, Sigognac prit congé et se retira en sa chambredont il poussa le verrou. Puis il sortit d’un étui de serge qui l’entourait depeur de la rouille une épée ancienne, celle de son père, qu’il avait empor-tée avec lui comme une amie fidèle. Il la tira lentement du fourreau et enbaisa respectueusement la poignée. C’était une belle arme, riche sans or-nementation superflue, une arme de combat et non de parade. Sur la lamed’acier bleuâtre, relevée de quelquesminces filets d’or, se voyait impriméela marque d’un des plus célèbres armuriers de Tolède. Sigognac prit unchiffon de laine et le passa à plusieurs reprises sur ce fer pour lui rendretout son brillant. Il tâta du doigt le fil et la pointe, et l’appuyant contre laporte, il courba la lame presque jusqu’à son poignet afin d’en éprouver la

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souplesse. Le noble fer subit vaillamment ces essais, et fit voir qu’il ne tra-hirait pas son homme sur le pré. Animé par l’éclat poli de l’acier, sentantla garde bien à la main, Sigognac se mit à tirer au mur, et vit qu’il n’a-vait rien oublié des leçons que Pierre, ancien prévôt de salle, lui donnaitpendant ses longs loisirs au château de la Misère.

Ces exercices auxquels il s’était livré avec son vieux domestique, fautede pouvoir suivre les académies comme il eût été convenable pour unjeune gentilhomme, avaient développé sa force, corroboré ses muscles,augmenté sa souplesse naturelle. N’ayant rien autre chose à faire, il s’é-tait pris d’une sorte de passion à l’endroit de l’escrime et avait profondé-ment étudié cee noble science ; bien qu’il ne se crût encore qu’un éco-lier, il était depuis longtemps passé maître, et il lui arrivait souvent, dansles assauts qu’ils faisaient ensemble, de moucheter d’un point bleuâtrele plastron de buffle dont Pierre se couvrait la poitrine. Il est vrai qu’ensa modestie il se disait que le bon Pierre faisait exprès de se laisser tou-cher, pour ne pas le décourager toujours avec des parades invincibles. Ilse trompait en cela : le vieux prévôt n’avait caché à son élève chéri au-cun des secrets de son art. Pendant des années entières il l’avait tenu auxprincipes, quoique Sigognac parfois témoignât de l’ennui de ces exercicessi longuement répétés, en sorte que le jeune baron possédait une soliditéégale à celle de son maître, mais la jeunesse lui donnait plus de souplesseet de rapidité ; sa vue aussi était meilleure, en sorte que Pierre, quoiquesachant une riposte à toute boe, ne parvenait pas aussi régulièrementqu’autrefois à écarter le fer du baron. Ces défaites, qui eussent aigri unmaître d’armes ordinaire, car ces gladiateurs de profession ne se laissentpas volontiers vaincre, même par leurs plus chers, réjouissaient et rem-plissaient d’orgueil le cœur du brave domestique, mais il cachait sa joie depeur que le baron ne se négligeât, croyant avoir aeint le but et emportéla palme.

Ainsi en ce siècle de raffinés, de fendeurs de naseaux, de gens cam-pés sur la hanche, de duellistes et de breeurs fréquentant les salles desmaîtres espagnols et napolitains pour apprendre des boes secrètes et descoups de Jarnac, notre jeune baron, qui n’était jamais sorti de sa tourelleque pour chasser, à la queue de Miraut, un maigre lièvre sur la bruyère, setrouvait être, sans en avoir la conscience, une des plus fines lames de l’é-

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poque, et capable de se mesurer avec les épées les plus célèbres. Peut-êtren’avait-il pas l’élégance insolente, la pose délibérée, la forfanterie provo-catrice de tel ou tel gentilhomme renommé pour ses prouesses sur le pré,mais bien habile eût été le fer capable de pénétrer dans le petit cercle oùsa garde l’enfermait.

Content de lui et de son épée, qu’il posa près de son chevet, Sigognacne tarda pas à s’endormir dans une sécurité parfaite, comme s’il n’avaitpas chargé le marquis de Bruyères de provoquer le puissant duc de Val-lombreuse.

Isabelle ne put fermer l’œil : elle comprenait que Sigognac n’en reste-rait pas là, et elle redoutait pour son ami les suites de la querelle, mais il nelui vint pas à l’idée de s’interposer entre les combaants. Les affaires d’-honneur étaient en ce temps choses sacrées, que les femmes ne se fussentpoint avisés d’interrompre ou de gêner par leurs pleurnicheries.

Sur les neuf heures, le marquis, déjà tout habillé, alla trouver Sigo-gnac dans sa chambre, pour régler avec lui les conditions du combat, etle baron voulut qu’il prît, en cas d’incrédulité ou de refus de la part duDuc, les vieilles chartes, les antiques parchemins auxquels pendaient delarges sceaux de cire sur queue de soie, les diplômes cassés à tous les pliset paraphés de signatures royales dont l’encre avait jauni, l’arbre généa-logique aux rameaux touffus chargés de cartels, toutes les pièces enfin quiaestaient la noblesse des Sigognac. Ces illustres paperasses, dont l’écri-ture gothiquement indéchiffrable eût demandé des lunees et la scienced’un bénédictin, étaient enveloppées pieusement d’un morceau de taffe-tas cramoisi dont la couleur passée avait pris une teinte pisseuse. On eûtdit unmorceau de la bannière qui conduisait jadis les cent lances du baronPalamède de Sigognac contre l’ost des Sarrasins.

« Je ne crois pas, dit le marquis, qu’il soit besoin, en cee occurrence,de faire vos preuves comme devant un héraut d’armes ; il suffira de maparole, dont personne n’a jamais douté. Cependant comme il se peut quele duc de Vallombreuse, par extravagant dédain et folle outrecuidance,feigne de ne voir en vous que le capitaine Fracasse, comédien aux gagesdu sieur Hérode, je vais toujours prendre ces pièces quemon valet porteraau cas qu’il les faille produire.

— Vous ferez ce que vous jugerez à propos, répondit Sigognac ; je m’en

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fie à votre sagesse et je remets mon honneur entre vos mains.— Il n’y périclitera pas, répondit M. de Bruyères, soyez-en sûr, et nous

aurons raison de ce Duc outrageux dont les façons altières me choquentplus qu’assez. Le tortil du baron, les feuilles d’aches et les perles du mar-quis valent bien les pointes de la couronne ducale, quand la race est an-cienne et la filiation pure de tout mélange. Mais c’est assez parler, il fautagir. Les paroles sont femelles, les actions mâles, et la lessive de l’honneurne se coule qu’avec du sang, comme disent les Espagnols. »

Là-dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse de papiers,et sortit de l’auberge pour aller à l’hôtel Vallombreuse s’acquier de samission.

Il ne faisait pas encore jour chez le Duc, qui, agité et coléré par lesévénements de la veille, ne s’était assoupi que fort tard. Aussi, quand lemarquis de Bruyères dit au valet de chambre de Vallombreuse de l’annon-cer à son maître, les yeux du maraud s’écarquillèrent-ils à cee demandeénorme. Réveiller le Duc ! Entrer chez lui avant qu’il n’eût sonné ! Autanteût valu pénétrer dans la cage d’un lion de Barca ou d’un tigre de l’Inde.Le Duc, même quand il s’était couché de bonne humeur, n’avait pas leréveil gracieux.

« Monsieur ferait mieux d’aendre, dit le laquais tremblant à l’idéed’une telle audace, ou de revenir plus tard. Monseigneur n’a pas encoreappelé, et je n’ose prendre sur moi. . .

— Annonce le marquis de Bruyères, cria le protecteur de Zerbined’une voix où la colère commençait à vibrer, ou j’enfonce la porte et jem’introduis moi-même ; il faut que je parle à ton maître sur-le-champpour des choses qui sont d’importance et intéressent l’honneur.

— Ah ! monsieur vient pour un duel ? dit le valet de chambre subi-tement radouci. e ne le disiez-vous tout de suite. Je vais aller portervotre nom à monseigneur ; il s’est couché hier de si féroce humeur qu’ilsera enchanté d’être réveillé par une querelle, et d’avoir un prétexte de sebare. »

Et le laquais, d’un air résolu, pénétra dans l’appartement après avoirprié le marquis de vouloir bien patienter quelques minutes.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant et en se refermant, Vallombreuse,qui ne dormait que d’un œil, s’éveilla tout à fait, et d’un saut si brusque

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que le bois du lit en craqua, se mit sur son séant, cherchant quelque objetà jeter à la tête du valet de chambre.

« e le diable embroche de sa corne le triple oison qui interromptmon sommeil ! cria-t-il d’une voix irritée. Ne t’avais-je point ordonné dene point entrer qu’on ne t’appelât ? Je te ferai donner cent coups d’é-trivières par mon majordome pour m’avoir désobéi. Comment vais-je merendormir maintenant ? J’ai eu peur un instant que ce ne fût la trop tendreCorisande !

— Monseigneur, répondit le laquais avec un respect prosterné, peutme faire périr sous le bâton si cela lui convient, mais si j’ai osé trans-gresser la consigne, ce n’est pas sans de bonnes raisons. M. le marquis deBruyères est là qui voudrait parler à M. le duc pour affaire d’honneur, àce que j’ai compris. Monsieur le duc ne se cèle point en ces occasions, etreçoit toujours ces sortes de visites.

— Le marquis de Bruyères ! fit le duc, est-ce que j’ai eu quelque que-relle avec lui ? je nem’en souviens point ; et d’ailleurs il y a fort longtempsque je ne lui ai parlé. Peut-être s’imagine-t-il que je veux lui souffler Zer-bine, car les amoureux se figurent toujours qu’on en veut à leur objet.Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et rabats les rideaux dulit, qu’on ne voie point le désordre de la couchee. Il ne faut point faireaendre ce brave marquis. »

Picard présenta au duc une magnifique simarre à la vénitienne qu’ilalla prendre dans une garde-robe, et dont le fond d’or se ramageait degrandes fleurs noires veloutées ; Vallombreuse en serra les cordons surses hanches, de manière à faire voir sa taille fine, s’assit dans un fauteuil,prit un air d’insouciance et dit au laquais : « Maintenant fais entrer. »

— M. le marquis de Bruyères, fit Picard en ouvrant la porte à deuxbaants.

— Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse en se soulevantà demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu, quel que soit le sujet qui vousamène. Picard, avance un siège à monsieur. Excusez-moi si je vous reçoisdans cee chambre en désordre et sous ce déshabillé matinal ; n’y voyezpas un manque de civilité, mais une marque d’empressement.

— Pardonnez, répliqua le marquis, l’insistance sauvage que j’ai mise àtroubler votre sommeil, occupé peut-être de quelque rêve délicieux, mais

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

je suis chargé près de vous d’une mission qui ne souffre pas de retardentre gentilshommes.

— Vous me piquez la curiosité au vif, répondit Vallombreuse ; je nedevine point quelle peut être cee affaire urgente.

— Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis de Bruyères, vous avezoublié certaines circonstances de la soirée d’hier. De si minces détails nesont point faits pour se graver en votre souvenir. Aussi vais-je aider votremémoire, si vous le permeez. Au foyer des comédiennes, vous avez dai-gné honorer d’une aention particulière une jeune personne qui joue lesingénues : Isabelle, je crois. Et par une badinerie que, pour ma part, jene trouve pas blâmable, vous lui voulûtes poser une assassine sur le sein.Ce procédé, que je ne qualifie pas, choqua fort un comédien, le capitaineFracasse, qui eut la hardiesse de vous arrêter la main.

— Marquis, vous êtes le plus fidèle et le plus consciencieux des his-toriographes, interrompit Vallombreuse. Tout cela est vrai de point enpoint, et, pour finir l’anecdote, je promis à ce drôle, insolent comme unnoble, une volée de bois vert, châtiment approprié à un maroufle de sasorte.

— Il n’y a pas grand mal à faire bâtonner un historion ou un grimaudde leres dont on n’est pas content, dit le marquis d’un air de parfaiteinsouciance ; ces espèces ne valent pas les cannes qu’on leur rompt surle dos ; mais ici le cas est différent. Sous le capitaine Fracasse, qui, dureste, a rossé vos estafiers de la belle manière, il y a le baron de Sigognac,un gentilhomme de vieille roche et de la meilleure noblesse qui soit enGascogne. Personne n’a rien à dire sur son compte.

— e diable allait-il faire parmi cee troupe de baladins ? répon-dit le jeune duc de Vallombreuse en jouant avec les cordons de sa robede chambre ; pouvais-je soupçonner un Sigognac sous cet accoutrementgrotesque et derrière ce faux nez barbouillé de carmin ?

— ant à votre première question, dit le marquis, j’y répondrai parun mot. Entre nous, je crois le baron fort épris de l’Isabelle ; ne la pou-vant retenir en son château, il s’est engagé dans la troupe pour suivre sesamours. Ce n’est pas vous qui trouverez ce pourchas galant de mauvaisgoût, puisque la dame de ses pensées excite votre fantaisie.

— Non ; j’admets tout ceci. Mais vous conviendrez que je ne pouvais

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

deviner ce roman, et que l’action du capitaine Fracasse fut impertinente.— Impertinente venant d’un comédien, reprit M. de Bruyères, natu-

relle venant d’un gentilhomme jaloux de sa maîtresse. Aussi le capitaineFracasse jee-t-il son masque et vient-il, comme baron de Sigognac, vousproposer le cartel par mon entremise et vous demander raison de l’insulteque vous lui avez faite.

— Mais qui me dit, fit Vallombreuse, que ce prétendu Sigognac, quijoue les Matamore dans une compagnie de bouffons, ne soit pas un in-trigant de bas étage usurpant un nom honorable pour avoir l’honneur defaire toucher sa bae d’histrion par mon épée ?

— Duc, répliqua le marquis de Bruyères d’un ton plein de dignité, jene servirais pas de témoin et de second à quelqu’un qui ne serait pointné. Je connais personnellement le baron de Sigognac, dont le castel n’estqu’à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant. D’ailleurs, sivous doutez encore de sa qualité, j’ai là toutes les pièces qu’il faut pourrassurer vos scrupules. Voulez-vous me permere d’appeler mon laquais,qui aend dans l’antichambre et vous remera les parchemins ?

— Il n’en est nul besoin, répondit Vallombreuse ; votre paroleme suffit,j’accepte le duel ; M. le chevalier de Vidalinc, mon ami, sera mon second.Veuillez vous entendre avec lui. Toutes armes et toutes conditionsme sontbonnes. Aussi bien ne serais-je pas fâché de voir si le baron de Sigognacsait aussi bien parer les coups d’épée que le capitaine Fracasse les coups debâton. La charmante Isabelle couronnera le vainqueur du tournoi, commeaux beaux temps de la chevalerie. Mais souffrez que je me retire. M. deVidalinc, qui occupe un appartement dans l’hôtel, va descendre, et vousvous entendrez avec lui du lieu, de l’arme et de l’heure. Sur ce, beso avuestra merced la mano, caballero. »

En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avec une courtoisieétudiée le marquis de Bruyères, souleva une lourde portière de tapisserieet disparut.

elques instants après, le chevalier de Vidalinc vint rejoindre lemar-quis ; les conditions furent bientôt réglées. On choisit l’épée, arme natu-relle des gentilshommes, et la rencontre fut fixée au lendemain, Sigognacne voulant pas, s’il était blessé ou tué, faire manquer la représentationannoncée par toute la ville. Le rendez-vous fut pris à un certain endroit

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hors des murs, dans un pré fort apprécié des duellistes de Poitiers poursa solitude, fermeté de terrain et commodité naturelle.

Le marquis de Bruyères retourna à l’auberge des Armes de France etrendit compte de sa mission à Sigognac, qui le remercia chaleureusementd’avoir si bien arrangé les choses, car il avait sur le cœur les regards in-solents et libertins du jeune duc à l’endroit d’Isabelle.

La représentation devait commencer à trois heures, et depuis le matin,le crieur de la ville se promenait par les rues baant la caisse et annon-çant le spectacle, dès qu’il s’était formé autour de lui un cercle de curieux.Le drôle avait les poumons de Stentor, et sa voix, habituée à promulguerles édits, donnait aux titres des pièces et aux noms des acteurs une re-dondance emphatique la plus majestueuse du monde. Les vitres en trem-blaient aux fenêtres et les verres vibraient à l’unisson sur les tables dansl’intérieur des logis. Il possédait, en outre, une manière automatique deremuer le menton en prononçant ses phrases qui le faisait ressembler àun casse-noisee de Nuremberg et meait en joie tous les polissons. Lesyeux n’étaient pas moins sollicités que les oreilles, et ceux qui n’avaientpas entendu l’annonce pouvaient voir aux carrefours les plus fréquen-tés, sur les murailles du jeu de paume et contre la porte des Armes deFrance, de grandes affiches placardées où, en majuscules rouges et noiressavamment alternées, figuraient Lygdamon et Lydias et Les Rodomon-tades du capitaine Fracasse tracés au pinceau par Scapin, le calligraphede la troupe. Ces affiches étaient disposées en style lapidaire, à la façonromaine, et les délicats n’eussent rien trouvé à y reprendre.

Un valet de l’auberge, qu’on avait affublé en portier de comédie, avecune souquenille mi-partie vert et jaune, un large baudrier supportantune épée en verrouil, un feutre à grands bords enfoncé jusqu’aux yeuxet surmonté d’une plume longue à balayer les toiles d’araignée au pla-fond, contenait la foule à la porte, qu’il barrait d’une sorte de pertuisane,ne laissant passer quiconque qu’il n’eût craché au bassinet dans un pla-teau d’argent posé sur une table, c’est-à-dire payé le prix de sa place ou àtout le moins montré un billet d’entrée en la forme convenue. Vainementquelques petits clercs, écoliers, pages ou laquais essayèrent de pénétreren fraude et de se glisser sous la redoutable pertuisane, le vigilant cer-bère les renvoyait d’une bourrade au milieu de la rue, où d’aucuns tom-

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bèrent dans le ruisseau à jambes rebindaines, grand sujet d’hilarité pourles autres, qui s’esclaffaient de rire et se tenaient les côtés à les voir serelever tout punais et contaminés de fange.

Les dames arrivaient en chaises à porteurs dont les brancards étaienttenus par de vigoureuxmanants courant sous cee charge légère.elqueshommes venus à cheval ou à mule jetaient les brides de leurs montures àdes laquais apostés pour cet office. Deux ou trois carrosses à dorures rou-gies et à peintures fanées, tirés de la remise en cee occasion solennelle,s’approchèrent de la porte au pas de lourds chevaux, et il en sortit, commede l’arche de Noé, toutes sortes de bêtes provinciales d’aspect hétérocliteet caparaçonnées d’habits à la mode sous le défunt roi. Cependant cescarrosses, tout délabrés qu’ils fussent, ne laissaient pas que de faire im-pression sur la foule accourue pour voir entrer le monde à la comédie, etrangés les uns à côté des autres sur la place, ils produisaient un effet assezrespectable.

Bientôt la salle fut pleine à n’y pouvoir introduire un cure-dent. Dechaque côté de la scène on avait disposé des fauteuils pour les personnesde marque ; chose, certes, nuisible à l’illusion théâtrale et au jeu des ac-teurs, mais dont l’habitude empêchait de sentir le ridicule. Le jeune ducde Vallombreuse, en velours noir tout passementé de jais, tout inondé dedentelles, y figurait près de son ami le chevalier de Vidalinc, vêtu d’uncharmant costume en satin couleur de scabieuse relevé d’agréments d’or.ant au marquis de Bruyères, pour être plus libre d’applaudir Zerbinesans trop se compromere, il avait pris un siège à l’orchestre derrière lesviolons.

Des espèces de loges en planches de sapin, recouvertes de serge oude vieilles verdures de Flandre, avaient été pratiquées sur les côtés de lasalle, dont le milieu formait le parterre, où se tenaient debout les petitsbourgeois, courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis, écoliers,laquais et autres canailles.

Dans les loges s’établissaient, en faisant bouffer leurs jupes et en pas-sant le doigt par l’échancrure de leur corsage pour mieux faire valoir lestrésors de leur blanche poitrine, les femmes, aussi superbement paréesque le permeait leur garde-robe de province, un peu arriérée sur lesmodes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieurs la richesse rempla-

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çait avantageusement l’élégance, du moins aux yeux peu connaisseurs dupublic poitevin. Il y avait là de bons gros diamants de famille qui, pourêtre sertis dans de vieilles montures encrassées, n’en avaient pas moinsleur prix ; d’antiques dentelles, un peu jaunes, il est vrai, mais de grandevaleur ; de longues chaînes d’or à vingt-quatre carats, fort lourdes et pré-cieuses, quoique de travail ancien ; des brocarts et des soieries légués parles aïeules, comme on n’en tisse plus à Venise ni à Lyon. Il y avait mêmede charmants visages frais, roses, reposés, qu’on eût fort prisés à Saint-Germain et à Paris, malgré leur physionomie un peu trop innocente etnaïve.

elques-unes de ces dames, ne voulant pas sans doute être connues,avaient gardé leur touret de nez, ce qui n’empêchait pas les plaisantinsdu parterre de les nommer et de raconter leurs aventures plus ou moinsscandaleuses. Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme qui pa-raissait sa suivante, une damemasquée plus soigneusement que les autreset se tenant un peu en arrière pour que la lumière ne tombât point sur elledéjouait la sagacité des curieux. Un voile de dentelles noires, noué sous lementon, lui couvrait la tête et ne permeait pas qu’on discernât la nuancede sa chevelure. Le reste de son vêtement, de riche étoffe mais de couleurfoncée, se confondait avec l’ombre où elle s’enfonçait, à l’encontre desautres femmes, qui cherchaient les feux des bougies pour se mere enévidence. Parfois même elle élevait à la hauteur de ses yeux, comme pourles garantir des clartés trop vives, un éventail en plumes noires au centreduquel était enchâssée une petite glace qu’elle ne consultait point.

Les violons, en jouant une ritournelle, ramenèrent l’aention généralevers le théâtre, et personne ne prit plus garde à cee beauté mystérieusequ’on eût pu prendre pour la dama tapada de Calderon.

On commença par Lygdamon et Lydias. La décoration, représentantun paysage bocager tout verdoyant d’arbres, tapissé de mousse, arrosé declaires fontaines, et se terminant au loin par une fuite de montagnes azu-rées, disposa favorablement le public par son agréable aspect. Léandre,qui jouait Lygdamon, était vêtu d’un habit zinzolin rehaussé de quelquesbroderies vertes à la mode pastorale. Ses cheveux calamistrés se tordaienten boucles sur sa nuque, où un ruban les raachait de la façon la plus ga-lante. Une colleree légèrement godronnée dégageait son col aussi blanc

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que celui d’une femme. Sa barbe, rasée au plus près, colorait sa joue et sonmenton d’une imperceptible teinte bleuâtre et les veloutait comme d’unefleur de pêche, comparaison que rendait plus exacte encore la fraîcheurvermeille du fard étendu discrètement sur les pommees. Ses dents, avi-vées par le carmin des lèvres et brossées à outrance, étincelaient commedes perles qu’on tire du son. Un trait d’encre de Chine avait régulariséles pointes de ses sourcils, et une autre ligne d’une ténuité extrême, luibordant les paupières, prêtait au blanc de ses yeux un éclat extraordinaire.

Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée : les femmes sepenchèrent l’une vers l’autre en chuchotant, et une jeune personne, ré-cemment sortie du couvent, ne put s’empêcher de dire avec une naïvetéqui lui valut une semonce de sa mère : « Il est charmant ! »

Cee petite fille en sa candeur exprimait l’idée secrète des femmesplus usagées, et peut-être de sa propre mère. Elle devint toute rouge à laremontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeux fixés sur la pointe de sonbusc, non cependant sans les relever d’une façon furtive quand on ne lasurveillait point.

Mais certes, la plus émue parmi toutes, c’était la dame masquée. Lapalpitation précipitée de sa gorge, qui soulevait ses dentelles, le légertremblement de l’éventail dans sa main, la pose penchée qu’elle avaitprise sur le rebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle eussenttrahi l’intérêt qu’elle portait au Léandre, si quelqu’un eût pris le loisir del’observer. Heureusement, tous les yeux étaient tournés vers la scène, cequi lui donna le temps de se remere.

Lygdamon, comme chacun sait, car il n’est personne qui ignore lesproductions de l’illustre Georges de Scudéry, ouvre la scène par un mo-nologue fort touchant et pathétique, où l’amant rebuté de Sylvie agitecee question importante de savoir comment il mera fin à une exis-tence que les rigueurs de sa belle lui rendent insupportable. Choisira-t-il,pour terminer ses tristes jours, le licol ou l’épée ? Se précipitera-t-il duhaut d’une roche ? Fera-t-il un plongeon dans la rivière, afin de noyersa flamme sous l’onde ? Il hésite au bord du suicide et ne sait à quoi serésoudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne les amoureux qu’à la der-nière extrémité, le retient à la vie. Peut-être l’inhumaine s’adoucira-t-elleet se laissera-t-elle fléchir par une adoration si obstinée ? Il faut l’avouer,

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Léandre débita cee tirade en comédien consommé, avec des alternativesde langueur et de désespoir les plus aendrissantes du monde. Il faisaittrembler sa voix comme quelqu’un que la douleur étouffe, et qui, en par-lant, contient à grand-peine ses sanglots et ses larmes. and il poussaitun soupir, il semblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait descruautés de son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pénétréque toutes les femmes dans la salle se dépitaient contre cee méchante etbarbare Sylvie, prétendant qu’à sa place elles n’auraient point été si sau-vagement farouches que de réduire au désespoir, et peut-être au trépas,un berger d’un tel mérite.

À la fin de cee tirade, pendant qu’on l’applaudissait à rompre les ban-quee, Léandre promena son regard sur les femmes de la salle, s’arrêtant àcelles qui lui paraissaient titrées ; car, malgré de nombreuses déceptions, iln’abandonnait pas son rêve d’être aimé d’une grande dame pour sa beautéet son talent de comédien. Il vit plus d’un bel œil brillanté d’une larme,plus d’une gorge blanche qui palpitait d’émotion. Sa vanité en fut satis-faite, mais ne s’en étonna point. Le succès ne surprend jamais un acteur,mais sa curiosité fut vivement excitée par la Dama tapada qui se tenaitrencognée dans sa loge. Ce mystère sentait l’aventure. Léandre devinatout de suite sous ce masque une passion que les bienséances forçaientde se contraindre, et il détacha vers l’inconnue une brûlante œillade, pourlui marquer qu’elle avait été comprise.

Le trait décoché porta, et la dame fit à Léandre un signe de tête im-perceptible, comme pour le remercier de sa pénétration. Le rapport étaitétabli, et désormais, quand l’action de la pièce le permeait, des regardss’échangeaient entre la loge et le théâtre. Léandre excellait en ces sortesde manèges, et il savait diriger sa voix et lancer une tirade amoureuse defaçon qu’une personne de la salle pouvait croire qu’il la disait pour elleseule.

À l’entrée de Sylvie, représentée par Sérafine, le chevalier de Vidalincne se fit pas faute d’applaudir, et le duc de Vallombreuse, voulant favoriserles amours de son ami, ne dédaigna pas de rapprocher trois ou quatrefois les paumes de ses mains blanches, dont les doigts étaient chargés debagues aux pierres étincelantes. Sérafine salua d’une demi-révérence lechevalier et le duc, et se prépara à commencer avec Lygdamon ce joli

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dialogue que les connaisseurs jugent un des endroits les mieux touchésde la pièce.

Comme l’exige le rôle de Sylvie, elle fit quelques pas sur le théâtred’un air préoccupé et songeur, pour motiver la demande de Lygdamon :

À ce coup je vous prends dedans la rêverie.Elle avait fort bonne grâce en cee aitude nonchalante, la tête un peu

penchée, un bras pendant et l’autre ramené sur sa ceinture. Sa coe étaitd’un vert d’eau glacé d’argent et retroussée par des nœuds de velours noir.Elle avait en les cheveux piquées quelques fleurees des champs, commesi sa main distraite les eût cueillies et placées là sans y penser. Cee coif-fure, au reste, lui seyait à merveille et mieux que diamants, bien que cene fût pas son avis, mais l’indigence de son écrin l’avait forcée d’être debon goût et de ne point orner une bergère comme une princesse. Elle ditd’une manière charmante toutes ces phrases poétiques et fleuries sur lesroses, sur les zéphyrs, sur la hauteur des bois, sur le chant des oiseaux,par lesquels Sylvie empêchemalicieusement Lygdamon de lui parler de saflamme, quoique cet amant trouve dans chaque image qu’emploie la belleun symbole d’amour et une transition pour revenir à l’idée qui l’obsède.

À travers cee scène, Léandre, pendant que Sylvie parlait, eut l’art dediriger quelques soupirs du côté de la logemystérieuse, et il en fit demêmejusqu’à la fin de la pièce, qui s’acheva au bruit des applaudissements. Il estinutile d’en dire plus long sur un ouvrage qui est maintenant entre toutesles mains. Le succès de Léandre fut complet, et chacun s’étonna qu’uncomédien de ce mérite n’eût point encore paru devant la cour. Sérafineavait aussi ses partisans, et sa vanité blessée se consola par la conquêtedu chevalier de Vidalinc, qui, s’il ne valait pas comme fortune le marquisde Bruyères, était jeune, à la mode, et en passe de parvenir.

Après Lygdamon et Lydias on joua les Rodomontades du capitaineFracasse, qui eurent leur effet accoutumé et soulevèrent d’immenseséclats de rire. Sigognac, bien stylé par Blazius et servi par une intelligencenaturelle, fut de la plus réjouissante extravagance dans le rôle du capitan.Zerbine semblait froée de lumière, tant elle étincelait, et le marquis, horsde sens, l’applaudissait comme un furieux. Le vacarme qu’il faisait airamême l’aention de la damemasquée. Elle haussa légèrement les épaules,et sous le velours de son touret de nez un sourire ironique releva le coin

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de ses lèvres.ant à l’Isabelle, la présence du duc de Vallombreuse, assisà droite de la scène, lui causait un certain malaise qui eût été visible pourle public si elle eût été une comédienne moins exercée. Elle redoutait desa part quelque incartade insolente, quelque marque de désapprobationoutrageuse. Mais sa crainte ne fut pas réalisée. Le duc ne chercha pas à ladéconcerter par un regard trop fixe ou trop libre ; même il l’applaudit avecdécence et réserve quand elle le méritait. Seulement, lorsque les situationsde la pièce amenaient pour le capitaine Fracasse nasardes, chiquenaudeset coups de bâton, une singulière expression de dédain contenu se pei-gnait sur les traits du jeune duc. Sa lèvre se rebroussait orgueilleusement,comme s’il eût dit tout bas : Fi donc ! Mais il ne témoigna rien des senti-ments qui pouvaient l’agiter intérieurement, et il conserva tout le tempsdu spectacle sa pose indolente et superbe. oique violent de sa nature,le duc de Vallombreuse, sa fureur passée, était trop gentilhomme pour serien permere contre les lois de la courtoisie à l’endroit d’un adversaireavec lequel il devait se bare le lendemain : jusque-là les hostilités étaientsuspendues, et c’était comme une trêve de Dieu.

La damemasquée s’était retirée un peu avant la fin de la seconde piècepour éviter de se trouver parmi la foule, et pouvoir regagner sans êtrevue la chaise à porteurs qui l’aendait à quelques pas du jeu de paume.Sa disparition intrigua beaucoup Léandre, qui de l’angle d’une coulissesurveillait la salle et suivait les mouvements de la femme mystérieuse.

Jetant à la hâte un manteau sur son costume de berger du Lignon,Léandre se précipita vers la porte des acteurs pour suivre l’inconnue. Lefil léger qui les liait l’un à l’autre allait se rompre s’il ne faisait diligence. Ladame, sortie de l’ombre un instant, y rentrait pour toujours, et l’intrigue,à peine formée, avortait. Bien qu’il se fût hâté jusqu’à perdre le souffle,Léandre, lorsqu’il arriva dehors, n’aperçut autour de lui que les maisonsnoires et les ruelles profondes où tremblotaient quelques lanternes por-tées par des valets escortant leurs maîtres, et dont le reflet miroitait dansles flaques de pluie. La chaise, enlevée par de vigoureux porteurs, avaitdéjà tourné l’angle d’une rue qui la dérobait aux regards du passionnéLéandre.

« Je suis stupide, se dit-il à lui-même avec cee franchise dont onuse quelquefois envers soi-même dans les moments désespérés. J’aurais

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dû sortir après la première pièce, revêtir un costume de ville et aendremon inconnue à la porte du théâtre, qu’elle restât ou non pour voir lesRodomontades du capitaine Fracasse. Ah ! animal, ah ! faquin ! une grandedame, car c’en était une à coup sûr, te fait les yeux doux et se pâme sousson masque à te voir jouer, et tu n’as pas l’esprit de courir après elle ? Tumérites d’avoir toute ta vie pour maîtresses des caillees, des gaupes, desgotons, des Maritornes aux mains rendues calleuses par le balai. »

Léandre en était là de sa harangue intérieure, quand une espèce depetit page, vêtu d’une livrée brune et sans galons, coiffé d’un chapeau ra-bau sur les yeux, se dressa subitement devant lui comme une apparition,et lui dit d’une voix au timbre enfantin qu’il cherchait à grossir pour ladéguiser :

« Est-ce vous qui êtes monsieur Léandre, celui qui, tout à l’heure, fai-sait le berger Lygdamon dans la pièce de M. de Scudéry ?

— C’est moi-même, répondit Léandre.e voulez-vous de moi et quepuis-je faire pour vous servir ?

— Oh ! merci, dit le page, je ne désire rien de vous ; je suis seulementchargé de vous répéter une phrase, si toutefois vous êtes disposé à l’en-tendre, une phrase de la part d’une dame masquée.

— De la part d’une dame masquée ? s’écria Léandre, oh ! dites-la toutde suite ! je meurs d’impatience !

— La voici mot pour mot, dit le page : « Si Lygdamon est aussi coura-geux qu’il est galant, il n’a qu’à se trouver près de l’église à minuit : uncarrosse l’aendra ; qu’il y monte et se laisse conduire. »

Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre, le page s’é-tait éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu’il devait faire. Si le cœurlui bondissait de joie à l’idée d’une bonne fortune, les épaules lui frisson-naient au souvenir de la bastonnade reçue dans certain parc, au pied de lastatue de l’amour discret. Etait-ce encore un piège tendu à sa vanité parquelque bourru jaloux de ses charmes ? Allait-il trouver au rendez-vousquelque mari forcené, l’épée à la main, prêt à le meurtrir et à lui couper lagorge ? Ces réflexions glaçaient prodigieusement son enthousiasme, car,nous l’avons dit, Léandre ne craignait rien, sinon les coups et la mort,comme Panurge. Cependant, s’il ne profitait pas de l’occasion qui se pré-sentait si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais,

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et avec elle s’évanouirait le rêve de sa vie, ce rêve qui lui avait tant coûtéen pommades, cosmétiques, linge et braveries. Puis la belle inconnue, s’ilne venait pas, le soupçonnerait de lâcheté, chose par trop horrible à pen-ser, et qui donnerait du cœur au ventre des plus couards. Cee idée in-supportable détermina Léandre. « Mais, se dit-il, si cee belle pour qui jevais m’exposer à me faire rompre les os et jeter en quelque oubliee allaitêtre une douairière plâtrée de fard et de céruse, avec des cheveux et desdents postiches ? Il ne manque pas de ces chaudes vieilles, de ces goulesd’amour qui, différentes des goules de cimetière, aiment à se repaître dechair fraîche ! Ho ! non ; elle est jeune et pleine d’appas, j’en suis sûr. Ceque j’apercevais de son col et de sa gorge était blanc, rond, appétissant,et promeait merveille pour le reste ! Oui, j’irai, certes ! je monterai dansle carrosse. Un carrosse ! rien n’est plus noble et de meilleur air ! »

Cee résolution prise, Léandre retourna aux Armes de France, ne tou-cha que du bout des dents au souper des comédiens, et se retira dans sachambre où il s’adonisa de son mieux, n’épargnant ni le linge fin à bro-deries fenestrées, ni la poudre d’iris, ni le musc. Il prit aussi une dagueet une épée, bien qu’il ne fût guère capable de s’en servir à l’occasion,mais un amant armé impose toujours plus de respect aux fâcheux jaloux.Puis il rabait son chapeau sur ses yeux, s’embossa à l’espagnole dansun manteau de couleur sombre, et sortit de l’hôtel à pas de loup, ayanteu ce bonheur de ne point être aperçu du malicieux Scapin, qui ronflait àpoings tendus dans sa logee à l’autre bout de la galerie.

Les rues étaient désertes depuis longtemps, car Poitiers se couchaitde bonne heure. Léandre ne rencontra âme qui vive, sauf quelques chatsefflanqués qui rôdaient mélancoliquement et au bruit de ses pas disparais-saient comme des ombres sous une porte mal jointe ou par un soupirailde cellier. Notre galant débouchait sur la place de l’église comme le der-nier coup de minuit sonnait, faisant à son tintement lugubre envoler leshiboux de la vieille tour. La vibration sinistre de la cloche au milieu dusilence de la nuit causait en l’âme peu rassurée de Léandre une horreurreligieuse et secrète. Il lui semblait entendre son propre glas. Un instantil fut sur le point de rebrousser chemin et d’aller prudemment s’allongerseul entre ses deux draps au lieu de courir les aventures nocturnes ; maisil vit le carrosse aendant à la place désignée, et le petit page, messager

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

de la dame masquée, qui, debout sur le marchepied, tenait la portière ou-verte. Il n’y avait plus moyen de reculer, car peu de gens ont le couraged’être lâches devant témoins. Léandre avait été aperçu par l’enfant et lecocher ; il s’avança donc d’un air délibéré que démentait intérieurementun fort baement de cœur, et il monta dans la voiture avec l’intrépiditéapparente d’un Galaor.

À peine Léandre fut-il assis que le cocher toucha ses chevaux, quiprirent un trot soutenu. Une obscurité profonde régnait dans le carrosse ;outre qu’il faisait nuit, des mantelets de cuir étaient rabaus le long desglaces, et ne permeaient pas de rien distinguer au dehors. Le page étaitresté debout sur lemarchepied, et l’on ne pouvait engager de conversationavec lui ni en tirer le moindre éclaircissement. Il paraissait, du reste, fortlaconique et peu disposé à dire ce qu’il savait, s’il savait quelque chose.Notre comédien tâtait les coussins, qui étaient de velours piqué de bouf-fees ; il sentait sous ses pieds un tapis épais, et il aspirait un faible par-fum d’ambre dégagé par l’étoffe de la garniture intérieure, témoignaged’élégance et de recherche. C’était bien chez une personne de qualité quece carrosse le voiturait si mystérieusement ! Il essaya de s’orienter, maisil connaissait peu Poitiers ; cependant il lui sembla, au bout de quelquetemps, que le bruit des roues n’était plus répercuté par des murailles etque l’équipage ne coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la ville, dansla campagne, vers quelque retraite propice aux amours et aux assassinats,pensa Léandre avec un léger frisson et en portant la main à sa dague,comme si quelque mari sanguinaire ou quelque frère féroce fût assis de-vant lui dans l’ombre.

Enfin la voiture s’arrêta. Le petit page ouvrit la portière ; Léandre des-cendit, et se trouva en face d’une haute muraille noirâtre qui lui parut êtrela clôture de quelque parc ou jardin. Bientôt il y distingua une porte queson bois fendillé, bruni et couvert de mousse faisait d’abord confondreavec les pierres du mur. Le page pressa fortement un des clous rouillésqui fixaient les planches, et la porte s’entrouvrit.

« Donnez-moi la main, dit le page à Léandre, que je vous guide ; il faittrop sombre pour que vous me puissiez suivre à travers ces labyrinthesd’arbres. »

Léandre obéit, et tous deux marchèrent pendant quelques minutes

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

dans un bois encore assez touffu, quoique fort dépouillé par l’hiver, etdont les feuilles sèches craquaient sous leurs pieds. Au bois succéda unparterre dessiné par des buis, et ornés d’ifs taillés en pyramide qui pre-naient, dans l’obscurité, de vagues apparences de spectres ou d’hommesen sentinelle, chose plus effrayante encore pour le peureux comédien. Leparterre traversé, Léandre et son guide montèrent la rampe d’une ter-rasse sur laquelle s’élevait un pavillon d’ordre rustique coiffé d’un dômeet orné de pots-à-feu à ses angles. Ces détails furent observés par notregalant à cee lueur obscure que répand toujours le ciel de la nuit dansun endroit découvert. Ce pavillon eût paru inhabité, si une faible rougeurtamisée par un épais rideau de damas n’eût empourpré l’une des fenêtresdécoupant son embrasure sur le fond sombre de la masse.

C’était sans doute derrière ce rideau qu’aendait la dame masquée,émue, elle aussi, car, en ces équipées amoureuses, les femmes risquentleur bonne réputation, et parfois leur vie, tout de même que les galants,pour peu que leurs maris apprennent la chose et se trouvent d’humeurbrutale. Mais en ce moment Léandre n’avait plus peur ; l’orgueil satisfaitlui cachait le danger. Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout celasentait la grande dame, et l’intrigue se nouait d’une façon qui n’avait riende bourgeois. Il était aux anges, et ses pieds ne touchaient pas la terre. Ilaurait voulu que ce méchant raillard de Scapin le vît en cee gloire et cetriomphe.

Le page poussa une grande porte vitrée et se retira, laissant Léandreseul dans le pavillon, qui était meublé avec beaucoup de goût et de ma-gnificence. La voûte formée par le dôme représentait un ciel bleu tur-quin léger, où floaient de petits nuages roses et voletaient des amoursen diverses aitudes pleines de grâce. Une tapisserie historiée de scènesempruntées à l’Astrée, roman de M. Honoré d’Urfé, revêtait moelleuse-ment les parois des murailles. Des cabinets incrustés en pierres dures deFlorence, des fauteuils de velours rouge à crépines, une table couverted’un tapis de Turquie, des vases de la Chine pleins de fleurs, malgré lasaison, montraient assez que la maîtresse du lieu était riche et de haut li-gnage. Des bras de nègre en marbre noir, jaillissant d’une manche dorée,formaient candélabres, et jetaient la clarté de leurs bougies sur ces magni-ficences. Ebloui de ces splendeurs, Léandre ne remarqua pas d’abord qu’il

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n’y avait personne dans ce salon ; il se débarrassa de son manteau, qu’ilposa avec son feutre sur un pliant, redonna, devant une glace de Venise,un meilleur tour à une de ses boucles, dont l’économie était compromise,prit la pose la plus gracieuse de son répertoire, et se dit en promenant sesyeux autour de lui :

« Eh mais ! où donc est la divinité de ces lieux ? je vois bien le temple,mais non l’idole. and va-t-elle sortir de son nuage et se révéler, vraiedéesse par sa démarche, selon l’expression de Virgile ? »

Léandre en était là de sa phraséologie galante intérieure, quand lepli d’une portière en damas des Indes incarnadin se dérangea, ouvrantpassage à la dame masquée admiratrice de Lygdamon. Elle avait encoreson loup de velours noir, ce qui inquiéta notre comédien.

« Serait-elle laide, pensa-t-il, cet amour du masque m’alarme. » Sacrainte dura peu, car la dame, s’avançant au milieu du salon où se tenaitrespectueusement Léandre, défit son touret de nez et le jeta sur la table,découvrant aux lueurs des bougies une figure assez régulière et agréableoù brillaient deux beaux yeux couleur de tabac d’Espagne, enflammés depassion et où souriait une bouche bien meublée, rouge comme une ce-rise et coupée d’une petite raie à la lèvre inférieure. Autour de ce visagefrisaient d’opulentes grappes de cheveux bruns qui s’allongeaient jusquesur des épaules blanches et grasses et se hasardaient même à baiser lecontour de certains demi-globes dont le frémissement des dentelles quiles voilaient trahissait les palpitations.

«Madame lamarquise de Bruyères ! s’écria Léandre surpris au dernierpoint et quelque peu inquiet, le souvenir de la bastonnade lui revenant,est-ce possible ? suis-je le jouet d’un rêve ? oserai-je croire à ce bonheurinespéré ?

— Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise, je suis bienMme de Bruyères et j’espère que votre cœur me reconnaît comme le fontvos yeux.

— Oh ! votre image est là gravée en traits de flamme, répondit Léandreavec un ton pénétré, je n’ai qu’à regarder en moi pour l’y voir parée detoutes les grâces et de toutes les perfections.

— Je vous remercie, dit la marquise, d’avoir gardé ce bon souvenir demoi. Cela prouve une âme bien faite et généreuse. Vous avez dû me croire

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cruelle, ingrate et fausse. Hélas ! mon faible cœur n’est que trop tendre etj’étais loin d’être insensible à la passion que vous me marquiez. Votrelere, remise à une suivante infidèle, est tombée aux mains du marquis.Il y fit la réponse que vous reçûtes et qui vous abusa. Plus tard M. deBruyères, riant de ce qu’il appelait un bon tour, me fit lire cee missiveoù éclatait l’amour le plus vif et le plus pur, comme une pièce d’un parfaitridicule. Mais il ne produisit pas l’effet qu’il aendait. Le sentiment quej’avais pour vous ne fit que s’accroître, et je résolus de vous récompenserdes peines que vous aviez endurées pour moi. Sachant mon mari occupéà sa nouvelle conquête, je suis venue à Poitiers ; cachée sous ce masque,je vous entendis exprimer si bien l’amour fictif que je voulus voir si vousseriez aussi éloquent en parlant pour vous-même.

— Madame, dit Léandre en s’agenouillant sur un carreau aux piedsde la marquise, qui s’était laissée tomber entre les bras d’un fauteuil,comme épuisée par l’effort que l’aveu qu’elle venait de faire avait coûtéà sa pudeur, madame, ou plutôt reine et déité, que peuvent être des pa-roles fardées, des flammes contrefaites, des concei imaginés à froid pardes poètes qui se rongent les ongles, de vains soupirs poussés aux genouxd’une comédienne barbouillée de rouge et dont les yeux distraits errentparmi le public, à côté de mots jaillis de l’âme, de feux qui brûlent lesmoelles, des hyperboles d’une passion à laquelle tout l’univers ne sauraitfournir d’assez brillantes images pour parer son idole, et des élans d’uncœur qui voudrait s’élancer de la poitrine où il est contenu pour servirde coussin aux pieds de l’objet adoré ? Vous daignez trouver, céleste mar-quise, que j’exprime avec chaleur l’amour dans les pièces de théâtre, c’estque je n’ai jamais regardé une actrice, et que mon idée va toujours au-delà, vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle commevous, et c’est elle seule que j’aime sous les noms de Silvie, de Doralice etd’Isabelle, qui lui servent de fantômes. »

En disant cela, Léandre, trop bon acteur pour oublier que la panto-mime doit accompagner le débit, se penchait sur une main que la mar-quise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents. La marquise lais-sait errer ses doigts blancs, longs et chargés de bagues dans la cheveluresoyeuse et parfumée du comédien, et regardait sans les voir, à demi ren-versée dans son fauteuil, les petits amours ailés au plafond bleu turquin.

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Tout à coup la marquise repoussa Léandre et se leva en chancelant.« Oh ! finissez, dit-elle d’une voix brève et haletante, finissez, Léandre,

vos baisers me brûlent et me rendent folle ! »Et, s’appuyant de la main à la muraille, elle gagna la porte par où

elle était entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle et surLéandre, qui s’était approché pour la soutenir.

Une aurore d’hiver soufflait dans ses doigts rouges, quand Léandre,bien enveloppé de sa cape et dormant à demi dans le coin du carrosse, futramené à la porte de Poitiers. Ayant soulevé le coin du mantelet pour re-connaître sa route, il aperçut de loin le marquis de Bruyères qui marchaità côté de Sigognac et se dirigeait vers l’endroit fixé pour le duel. Léandrerabait le rideau de cuir pour n’être pas vu par le marquis que le carrosseeffleura presque. Un sourire de vengeance satisfaite erra sur ses lèvres.Les coups de bâton étaient payés !

L’endroit choisi était abrité du vent par une longue muraille qui avaitaussi l’avantage de cacher les combaants aux voyageurs passant sur laroute. Le terrain était ferme, bien bau, sans pierres, ni moes, ni touffesd’herbe qui pussent embarrasser les pieds, et offrait toutes les facilitéspour se couper correctement la gorge entre gens d’honneur.

Le duc de Vallombreuse et le chevalier Vidalinc, suivis d’un barbier-chirurgien, ne tardèrent pas à arriver. Les quatre gentilshommes se sa-luèrent avec une courtoisie hautaine et une politesse froide, comme il siedà des gens bien élevés qui vont se bare àmort. Une complète insouciancese lisait sur la figure du jeune duc, parfaitement brave, et d’ailleurs sûr deson adresse. Sigognac ne faisait pas moins bonne contenance, quoiquece fût son premier duel. Le marquis de Bruyères fut très satisfait de cesang-froid et en augura bien.

Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et défit son pourpoint,manœuvres qui furent imitées de point en point par Sigognac. Le mar-quis et le chevalier mesurèrent les épées des combaants. Elles étaient delongueur égale.

Chacun se mit sur son terrain, prit son épée et tomba en garde.« Allez, messieurs, et faites en gens de cœur, dit le marquis.— La recommandation est inutile, fit le chevalier de Vidalinc ; ils vont

se bare comme des lions. Ce sera un duel superbe. »

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Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s’empêcher de mépriser unpeu Sigognac et s’imaginait de ne rencontrer qu’un faible adversaire, futsurpris, lorsqu’il eut négligemment tâté le fer du baron, de trouver unelame souple et ferme qui déjouait la sienne avec une admirable aisance.Il devint plus aentif, puis essaya quelques feintes aussitôt devinées. Aumoindre jour qu’il laissait, la pointe de Sigognac s’avançait, nécessitantune prompte parade. Il risqua une aaque ; son épée, écartée par une ri-poste savante, le laissa découvert et, s’il ne se fût brusquement penché enarrière, il eût été aeint en pleine poitrine. Pour le duc, la face du com-bat changeait. Il avait cru pouvoir le diriger à son gré, et après quelquespasses, blesser Sigognac où il voudrait aumoyen d’une boe qui jusque-làlui avait toujours réussi. Non seulement il n’était plus maître d’aaquer àson gré, mais il avait besoin de toute son habileté pour se défendre. oiqu’il fît pour rester de sang-froid, la colère le gagnait ; il se sentait devenirnerveux et fébrile, tandis que Sigognac, impassible, semblait, par sa gardeirréprochable, prendre plaisir à l’irriter.

« Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s’escriment, dit le che-valier de Vidalinc au marquis de Bruyères ; il fait bien froid ce matin,baons-nous un peu, ne fût-ce que pour nous réchauffer.

— Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dégourdira. »Vidalinc était supérieur au marquis de Bruyères en science d’escrime,

et au bout de quelques boes il lui fit sauter l’épée de la main par un liésec et rapide. Comme aucune rancune n’existait entre eux, ils s’arrêtèrentde commun accord, et leur aention se reporta sur Sigognac et Vallom-breuse.

Le duc, pressé par le jeu serré du baron, avait déjà rompu de plusieurssemelles. Il se fatiguait, et sa respiration devenait haletante. De tempsen temps des fers froissés rapidement jaillissait une étincelle bleuâtre,mais la riposte faiblissait devant l’aaque et cédait. Sigognac, qui, aprèsavoir lassé son adversaire, portait des boes et se fendait, faisait toujoursreculer le duc.

Le chevalier de Vidalinc était fort pâle et commençait à craindre pourson ami. Il était évident, aux yeux de connaisseurs en escrime, que toutl’avantage appartenait à Sigognac.

« Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreuse n’essaye-t-il pas

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Le capitaine Fracasse Chapitre IX

la boe que lui a enseignée Girolamo de Naples et que ce Gascon ne doitpas connaître ? »

Comme s’il lisait dans la pensée de son ami, le jeune duc tâcha d’exé-cuter la fameuse boe, mais au moment où il allait la détacher par uncoup foueé, Sigognac le prévint et lui porta un coup droit si bien à fondqu’il traversa l’avant-bras de part en part. La douleur de cee blessure fitouvrir les doigts au duc, dont l’épée roula sur terre.

Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s’arrêta aussitôt, quoiqu’il pûtdoubler le coup sans manquer aux conventions du duel, qui ne devaitpas s’arrêter au premier sang. Il appuya la pointe de sa lame en terre,mit la main gauche sur la hanche et parut aendre les volontés de sonadversaire. Mais Vallombreuse, à qui, sur un geste d’acquiescement deSigognac, Vidalinc remit l’épée en main, ne put la tenir et fit signe qu’ilen avait assez.

Sur quoi Sigognac et lemarquis de Bruyères saluèrent le plus polimentdu monde le duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc, et reprirentle chemin de la ville.

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CHAPITRE X

Une tête dans une lucarne

L Vallombreuse fut assis avec précaution dans une chaiseà porteurs, le bras bandé par le chirurgien et soutenu d’uneécharpe. Sa blessure, quoiqu’elle le mît hors d’état de manier

l’épée de quelques semaines, n’était point dangereuse ; sans léser artèreni nerf, la lame avait traversé seulement les chairs. Assurément sa plaiele faisait souffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi, auxcontractions légères que la douleur imprimait parfois aux sourcils noirsdu jeune duc, se mêlait une expression de rage froide, et sa main valideégratignait de ses doigts crispés le velours de la chaise. Souvent, pendantle trajet, il pencha sa tête pâle pour gourmander les porteurs, qui cepen-dant marchaient de leur pas le plus égal, cherchant les endroits unis pouréviter le moindre cahot, ce qui n’empêchait pas le blessé de les appeler« butors » et de leur promere les étrivières, car ils le secouaient, disait-il, comme salade en panier.

Rentré chez lui, il ne voulut point se mere au lit, et se coucha adossé

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

à des carreaux sur une chaise longue, les pieds recouverts d’une courte-pointe de soie piquée qu’apporta Picard, le valet de chambre, fort surpriset perplexe de voir revenir son maître navré, cas qui n’était point ordi-naire, vu l’habileté à l’escrime du jeune duc.

Assis sur un pliant près de son ami, le chevalier de Vidalinc lui pré-sentait de quart d’heure en quart d’heure une cuillerée d’un cordial pres-crit par le chirurgien. Vallombreuse gardait le silence, mais il était visiblequ’une sourde colère bouillonnait en lui, malgré le calme qu’il affectait.Enfin son courroux déborda en ces paroles violentes :

« Conçois-tu, Vidalinc, que cee maigre cigogne déplumée, envoléede la tour en ruine de son castel pour n’y pas mourir de faim, m’ait ainsiperforé de son long bec ? moi, qui me suis mesuré avec les plus fineslames du temps, et qui suis toujours revenu du pré sans une égratignure,y laissant au contraire quelque galant pâmé et tournant de l’œil entre lesbras de ses témoins !

— Les plus heureux et les plus adroits ont comme cela leurs joursde guignon, répondit sentencieusement Vidalinc. Le visage de dame For-tune n’est pas toujours le même ; tantôt elle sourit et tantôt fait la moue.Jusqu’à présent, vous n’avez point eu à vous plaindre d’elle, qui vous amignoté en son giron comme son enfant le plus cher.

— N’est-il pas honteux, continua Vallombreuse en s’animant, que cefantoche ridicule, que ce hobereau grotesque, qui reçoit des volées etgourmades sur les tréteaux dans d’ignobles farces, ait eu raison du ducde Vallombreuse jusqu’alors invaincu ? Il faut que ce soit quelque gladia-teur de profession caché dans la peau d’un saltimbanque.

— Vous savez sa qualité véritable dont le marquis de Bruyères se portegarant, fit Vidalinc ; toutefois, sa force non pareille à l’épée m’étonne, ellepasse les habiletés connues. Girolamo ni Paraguante, les célèbres maîtresd’armes, n’ont un jeu plus serré. Je l’ai bien observé en cee rencontre, etnos plus fameux duellistes n’y feraient que blanchir. Il a fallu toute votreadresse et les leçons du Napolitain pour n’être point féru grièvement.Votre défaite est encore une victoire. Marcilly et Duportal, qui pourtantse piquent d’escrime, et comptent parmi les bonnes lames de la ville, se-raient, à n’en douter pas, restés sur le terrain avec un semblable adver-saire.

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

— Il me tarde que ma blessure soit fermée, reprit le duc après un mo-ment de silence, pour le provoquer de nouveau et prendre ma revanche.

— Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vous conseilleraispoint, dit le chevalier ; il pourrait vous rester au bras quelque faiblessequi diminuerait vos chances de victoire. Ce Sigognac est un antagonisteredoutable auquel il ne faut pas se froer imprudemment. Il connaît main-tenant votre jeu, et l’assurance que donne un premier avantage doublerases forces. L’honneur est satisfait de la sorte, la rencontre a été sérieuse.Restez-en là. »

Vallombreuse intérieurement sentait la justesse de ces raisons. Il avaitlui-même assez étudié l’escrime, où il croyait exceller, pour comprendreque son épée, quelque habile qu’elle fût, n’aeindrait point la poitrine deSigognac défendue par cee garde impénétrable contre laquelle s’étaientbrisés tous ses efforts. Il s’avouait, bien qu’il s’en indignât, cee éton-nante supériorité. Il était même contraint de dire tout bas que le baron,ne voulant pas le tuer, lui avait fait précisément une blessure qui le meaithors de combat. Cee magnanimité, dont un caractère moins orgueilleuxeût été touché, irritait sa superbe et envenimait ses ressentiments. Etrevaincu ! une semblable idée le forcenait. Il acquiesça en apparence auxconseils de son ami, mais à l’air sombre et farouche de son visage on eûtpu deviner que quelque noir projet de vengeance s’ébauchait déjà danssa cervelle, projet qui voulait être couvé par la rancune pour être mené àbien.

« Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-il en s’efforçantde rire, mais il riait jaune, avec ce bras transpercé par son galant. Cupidoninvalide ne réussit guère près des Grâces.

— Oubliez cee ingrate, fit Vidalinc. Après tout, elle ne pouvait pré-voir qu’un duc aurait le caprice de s’énamourer d’elle. Reprenez ceebonne Corisande qui vous aime de toute son âme et pleure des heuresentières à votre porte comme un chien renvoyé.

— Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s’écria le duc, si tu veux quenous restions amis. Ces lâches tendresses, qu’aucun outrage ne rebute,me dégoûtent et m’excèdent. Il me faut des froideurs hautaines, des fier-tés rebelles, des vertus imprenables ! Comme elle me semble adorable etcharmante, cee dédaigneuse Isabelle ! Comme je lui sais gré de mépriser

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

mon amour qui sans doute serait déjà passé s’il eût été accueilli ! Certes,elle ne doit point avoir une âme basse et commune pour refuser, en sacondition, les avances d’un seigneur qui la distingue et qui n’est pas malfait de sa personne, s’il faut en croire les dames de la ville. Il entre dansma passion une sorte d’estime que je n’ai pas l’habitude d’accorder auxfemmes ; mais comment écarter ce damné gentillâtre, ce Sigognac de mal-heur que le diable confonde ?

— La chose ne sera pas aisée, dit Vidalinc, à présent qu’il est sur sesgardes. Mais, quand même on parviendrait à le supprimer, il resterait tou-jours l’amour d’Isabelle à son endroit, et vous savez mieux que personne,pour en avoir maintes fois souffert, combien les femmes ont le sentimenttêtu.

— Oh ! si je pouvais tuer le baron, continua Vallombreuse que les ar-guments du chevalier ne convainquaient point, j’aurais bientôt réduit ladonzelle malgré ses airs de prude et de vertueuse. Rien ne s’oublie plusvite qu’un galant défunt. »

Ce n’était point l’avis du chevalier de Vidalinc, mais il ne jugea pas àpropos d’entamer sur ce sujet une controverse qui eût pu aigrir l’humeurirritable de Vallombreuse.

« Guérissez-vous d’abord et nous aviserons ensuite ; ces discours vousfatiguent. Tâchez de prendre quelque repos et de ne point vous tracasserainsi ; le chirurgien me tancerait et me taxerait de mauvais garde-maladesi je ne vous recommandais la tranquillité tant d’esprit que de corps. »

Le blessé, se rendant à cee observation, se tut, ferma les yeux et netarda pas à s’endormir.

Sigognac et le marquis de Bruyères étaient tranquillement revenus àl’hôtel des Armes de France, où, en gentilshommes discrets, ils ne son-nèrent mot du duel ; mais les murailles qu’on dit avoir des oreilles ontaussi des yeux : elles voient pour le moins aussi bien qu’elles entendent.Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d’un regard inquisiteur épiait lesdiverses fortunes du combat. L’oisiveté de la province fait naître beau-coup de ces mouches invisibles ou peu remarquées qui voltigent aux en-droits où il doit se passer quelque chose, et qui, bourdonnant des ailes,vont ensuite en répandre la notice partout. À son déjeuner, tout Poitierssavait déjà que le duc de Vallombreuse avait été blessé en une rencontre

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

par un adversaire inconnu. Sigognac, vivant fort retiré à l’hôtel, n’avaitmontré au public que son masque et non sa figure. Ce mystère irritait fortla curiosité, et les imaginations travaillaient avec activité pour découvrirle nom du vainqueur. Il est inutile de rapporter les suppositions bizarresqui se firent. Chacun construisait laborieusement la sienne, s’étayant desinductions les plus frivoles et les plus ridicules, mais personne n’eut l’idéeincongrue que le véritable triomphateur fût le capitaine Fracasse, dont onavait tant ri la veille. Un duel entre un seigneur de cee qualité et un ba-ladin eût semblé chose par trop énorme et trop monstrueuse pour que lesoupçon en pût naître. Plusieurs gens du beaumonde envoyèrent à l’hôtelVallombreuse pour savoir des nouvelles du duc, comptant tirer quelqueindice de l’indiscrétion ordinaire des valets ; mais les valets restèrent ta-citurnes comme des muets du sérail par la bonne raison qu’ils n’avaientrien à dire.

Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beauté et ses succès prèsdes femmes, excitait bien des haines jalouses qui n’osaient se produireouvertement, mais dont sa défaite flaait la malignité obscure. C’était lepremier échec qu’il subissait, et tous ceux que son arrogance avait froissésse réjouissaient de ce coup porté au plus tendre de son amour-propre.Ils ne tarissaient pas, quoiqu’ils ne l’eussent point vu, sur la bravoure,adresse et grande mine de l’adversaire. Les dames, qui avaient toutes plusoumoins à se plaindre des procédés du jeune duc à leur endroit, car il étaitde ces sacrificateurs dont le méchant caprice souille l’autel où ils ont brûléde l’encens, se sentaient pleines d’enthousiasme pour celui qui vengeaitleurs affronts secrets. Elles l’eussent volontiers couronné de lauriers etde myrtes : nous exceptons du nombre la tendre Corisande, qui pensadevenir folle à cee nouvelle, pleura publiquement, et, au risque des plusdures rebuffades, parvint à forcer la consigne et à voir non pas le duc, tropbien gardé pour cela, mais le chevalier de Vidalinc, plus doux et pitoyable,lequel eut grand-peine à rassurer cee amante plus sensible qu’il ne fallaitaux malheurs d’un ingrat.

Cependant, comme rien en ce globe terraqué et sublunaire ne peutrester caché, l’on sut de maître Bilot, qui le tenait de Jacques, le valetdu marquis, présent à l’entretien de Sigognac et de son maître au souperde Zerbine, que le héros inconnu, vainqueur du jeune duc de Vallom-

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breuse, était à n’en pas douter le capitaine Fracasse, ou pour mieux direun baron engagé par amour dans la troupe ambulante d’Hérode. antau nom, Jacques l’avait oublié. C’était un nom qui finissait en gnac, dési-nence commune au pays de Gascogne, mais il était sûr de la qualité.

Cee histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoup de succèsdans Poitiers. On s’intéressa à ce gentilhomme si brave et si bonne lame,et, quand au théâtre parut le capitaine Fracasse, des applaudissementsprolongés témoignèrent, même avant qu’il eût ouvert la bouche, de la fa-veur qu’on lui portait. Des dames, parmi les plus grandes et les plus hup-pées, ne craignirent pas d’agiter leurs mouchoirs. Il y eut aussi pour Isa-belle des claquements de mains plus sonores qu’à l’ordinaire qui faillirentembarrasser cee jeune personne et lui firent monter aux joues, sous lefard, le naturel incarnat de la pudeur. Sans interrompre son rôle, elle ré-pondit à ces marques de faveur par une révérence modeste et une gra-cieuse inclinaison de tête.

Hérode se froait les mains de joie, et sa large face blême s’épanouis-sait comme une pleine lune, car la recee était superbe et la caisse ris-quait de crever par suite d’une pléthore monétaire, tout le monde ayantvoulu voir ce fameux capitaine Fracasse, acteur et gentilhomme, que n’ef-frayaient ni bâtons ni épées, et qui ne craignait pas, valeureux championde la beauté, de se mesurer avec un duc, terreur des plus braves. Bla-zius, lui, n’augurait rien de bon de ce triomphe ; il redoutait, non sans rai-son, l’humeur vindicative de Vallombreuse, qui trouverait bien moyen deprendre sa revanche et de jouer quelquemauvais tour à la troupe. Les potsde terre devaient, disait-il, éviter, encore qu’ils n’eussent pas été rompusau premier choc, de se heurter aux pots de fer, le métal étant plus dur quel’argile. Sur quoi Hérode, confiant en l’appui de Sigognac et du marquis,l’appelait poltron, trembleur et claquedent.

Si le baron n’eût été épris sincèrement d’Isabelle, il eût pu lui faireaisément une infidélité et même deux, car plus d’une beauté lui souriaitd’un air fort tendre, malgré son costume extravagant, son nez de cartonenluminé de cinabre, et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux illusionsromanesques. Le succès de Léandre en fut même compromis. En vain ilfaisait belle jambe, se rengorgeait comme un pigeon pau, tournait dudoigt les boucles de sa perruque, montrait son solitaire et découvrait ses

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dents jusqu’aux gencives ; il ne produisait plus d’effet, et il eût pensé en-rager de dépit, si la Dama tapada n’eût été à son poste, le couvant duregard, répondant aux clins d’yeux qu’il lui adressait par de petits coupsd’éventail sur le bord de la loge et autres signes d’intelligence amoureuse.Sa récente bonne fortune versait du baume sur cee petite plaie d’amour-propre, et les plaisirs que la nuit lui promeait le consolaient de ne pasêtre l’astre de la soirée.

Les comédiens revinrent à l’auberge, et Sigognac reconduisit Isabellejusqu’à sa chambre, où la jeune actrice, contre son habitude, le laissa en-trer. Une femme de chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu,et se retira discrètement. and la portière fut retombée, Isabelle prit lamain de Sigognac qu’elle serra avec plus de force qu’on n’aurait pu ensupposer à ces doigts frêles et délicats, et d’un ton de voix que l’émotionaltérait, elle lui dit :

« Jurez de ne plus vous bare pour moi. Jurez-le si vous m’aimezcomme vous le dites.

— C’est un serment que je ne puis faire, dit le baron ; si quelque au-dacieux ose vous manquer de respect, je le châtierai, certes, comme je ledois, fût-il duc, fût-il prince.

— Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu’une pauvre comédienne,exposée aux affronts du premier venu. L’opinion du monde, trop jus-tifiée, hélas ! par les mœurs du théâtre, est que toute actrice se doubled’une courtisane. and une femme a mis le pied sur les planches, elleappartient au public ; les regards avides détaillent ses charmes, scrutentses beautés, et l’imagination s’en empare comme d’une maîtresse. Cha-cun, parce qu’il la connaît, croit en être connu, et, s’il est admis dans lescoulisses, étonne sa pudeur par la brusquerie d’aveux qu’elle n’a pointprovoqués. Est-elle sage ? on prend sa vertu pour simagrée pure ou calculintéressé. Ce sont choses qu’il faut souffrir puisqu’on ne peut les changer.Désormais fiez-vous à moi pour repousser par un maintien réservé, uneparole brève, un air froid, les impertinences des seigneurs, des robins etdes fats de toutes sortes qui se penchent sur ma toilee ou graent dupeigne, entre les actes, à la porte de ma loge. Un coup de busc sec sur lesdoigts qui s’émancipent vaut bien un coup de votre rapière.

— Permeez-moi de croire, charmante Isabelle, dit Sigognac, que l’é-

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pée du galant homme peut appuyer à propos le busc de l’honnête femme,et ne me retirez pas cet emploi d’être votre champion et chevalier. »

Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait sur lui ses yeuxbleus pleins de caresses et de supplications muees pour arracher le ser-ment désiré ; mais le baron ne l’entendait pas de cee oreille-là, il étaitintraitable comme un hidalgo sur le point d’honneur, et il eût bravé millemorts plutôt que de souffrir qu’on manquât de respect à sa maîtresse ; ilvoulait qu’Isabelle, sur les planches, fût estimée comme une duchesse enun salon.

« Voyons, promeez-moi, fit la jeune comédienne, de ne plus vous ex-poser ainsi pour de frivoles motifs. Oh ! dans quelle inquiétude et quelleangoisse j’ai aendu votre retour ! je savais que vous alliez vous barecontre ce duc, dont chacun ne parle qu’avec terreur. Zerbine m’avaittout conté. Méchant que vous êtes, me torturer le cœur de la sorte ! Ceshommes, ils ne songent guère aux pauvres femmes quand leur orgueil esten jeu ; ils vont sans entendre les sanglots, sans voir les larmes, sourds,aveugles, féroces. Savez-vous que si vous aviez été tué je serais morte ? »

Les pleurs qui brillaient dans les yeux d’Isabelle à l’idée seule du dan-ger que Sigognac avait couru, et le tremblement nerveux de sa voix mon-traient que la douce créature disait vrai.

Touché plus qu’on ne saurait dire de cee passion sincère, le baron deSigognac, enveloppant la taille d’Isabelle de sa main restée libre, l’airasur sa poitrine sans qu’elle fît résistance, et ses lèvres effleurèrent le frontpenché de la jeune femme, dont il sentait contre son cœur la respirationhaletante.

Ils restèrent ainsi quelques minutes silencieux, dans une extase qu’unamant moins respectueux que Sigognac eût sans doute mise à profit, maisil lui répugnait d’abuser de ce chaste abandon produit par la douleur.

« Consolez-vous, chère Isabelle, dit-il d’une voix tendrement enjouée,je ne suis pas mort, et j’ai même blessé mon adversaire quoiqu’il passepour assez bon duelliste.

— Je sais que vous êtes un brave cœur et une main ferme, reprit Isa-belle, aussi je vous aime et ne crains pas de vous le dire, sûre que vousrespecterez ma franchise et n’en tirerez point avantage. and je vousai vu si triste et si abandonné en ce château lugubre où se fanait votre

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jeunesse, je me suis senti une tendre et mélancolique pitié à votre en-droit. Le bonheur neme séduit pas, son éclat m’effarouche. Heureux, vousm’auriez fait peur. Dans cee promenade au jardin, où vous écartiez lesronces devant moi, vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul ca-deau que vous pussiez me faire ; j’y ai laissé tomber une larme avant dela mere dans mon sein, et, silencieusement, je vous ai donné mon âmeen échange. »

En entendant ces douces paroles, Sigognac voulut baiser les belleslèvres qui les avaient dites ; mais Isabelle se dégagea de son étreinte sanspruderie farouche, mais avec cee fermeté modeste qu’un galant hommene doit pas contrarier.

« Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n’est pas à la façon desautres femmes ; j’ai votre gloire pour but et non mon plaisir. Je veux bienqu’onme croie votre maîtresse, c’est le seul motif qui puisse excuser votreprésence parmi cee troupe de baladins.’importent les méchants pro-pos pourvu que je garde ma propre estime et que je me sache vertueuse ?Une tache me ferait mourir. C’est sans doute le sang noble que j’ai dansles veines qui m’inspire ces fiertés, bien ridicules, n’est-ce pas ? chez unecomédienne, mais je suis faite ainsi. »

Bien que timide, Sigognac était jeune. Ces charmants aveux quin’eussent rien appris à un fat le remplissaient d’une ivresse délicieuseet le troublaient au dernier point. Une vive rougeur montait à ses jouesordinairement si pâles ; il lui semblait que des flammes passaient devantses yeux ; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sa gorge lespalpitations de son cœur. Certes, il ne meait point en doute la vertu d’I-sabelle, mais il croyait qu’un peu d’audace triompherait de ses scrupules ;il avait entendu dire que l’heure du berger une fois sonnée ne revient plus.La jeune fille était là devant lui dans toute la gloire de sa beauté, rayon-nante, lumineuse pour ainsi dire, âme visible, ange debout sur le seuil duparadis d’amour ; il fit quelques pas vers elle et l’entoura de ses bras avecune ardeur convulsive.

Isabelle n’essaya pas de luer ; mais, se penchant en arrière pour évi-ter les baisers du jeune homme, elle fixa sur lui un regard plein de re-proche et de douleur. De ses beaux yeux bleus jaillirent des larmes pures,vraies perles de chasteté qui roulèrent le long de ses joues subitement

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décolorées jusque sur les lèvres de Sigognac ; un sanglot comprimé gon-fla sa poitrine, et tout son corps s’affaissa comme si elle eût été près des’évanouir.

Le baron, éperdu, la posa sur un fauteuil et, s’agenouillant devant elle,lui prit les mains qu’elle lui abandonnait, implorant son pardon, s’excu-sant sur une fougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il serepentait et qu’il expierait par la soumission la plus parfaite.

« Vous m’avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec un soupir. J’avaistant de confiance en votre délicatesse ! l’aveu de mon amour eût dû voussuffire et vous faire comprendre par sa franchise même que j’étais résolueà n’y point céder. J’aurais cru que vous m’auriez laissée vous aimer à mafantaisie sans inquiéter ma tendresse par des transports vulgaires. Vousm’avez ôté cee sécurité ; je ne doute pas de votre parole, mais je n’oseplus écouter mon cœur. Il m’était cependant si doux de vous voir, de vousentendre, de suivre vos pensées dans vos yeux ! C’étaient vos peines que jesouhaitais partager, laissant les plaisirs à d’autres. Parmi tous ces hommesgrossiers, libertins, dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit à la pudeuret sait respecter ce qu’il aime. J’avais fait ce rêve, moi fille de théâtre,poursuivie sans cesse par une odieuse galanterie, d’avoir une affectionpure. Je ne demandais qu’à vous conduire jusqu’au seuil du bonheur et àrentrer ensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n’étais pas bienexigeante.

— Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s’écria Sigognac, mefait sentir davantage mon indignité ; j’ai méconnu ce cœur d’ange ; je de-vrais baiser la trace de vos pas. Mais ne craignez plus rien de moi ; l’épouxsaura contenir les fougues de l’amant. Je n’ai que mon nom ; il est pur etsans tache comme vous. Je vous l’offre si vous daignez l’accepter. »

Sigognac était toujours à genoux devant Isabelle : à ces mots la jeunefille se baissa vers lui et, lui prenant la tête avec unmouvement de passiondélirant, elle imprima sur les lèvres du baron un baiser rapide ; puis, selevant, elle fit quelques pas dans la chambre.

« Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivré au contact de ceebouche fraîche comme une fleur, ardente comme une flamme.

— Jamais, jamais, répondit Isabelle avec une exaltation extraordi-naire ; je me montrerai digne d’un tel honneur en le refusant. Oh ! mon

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ami, en quel ravissement céleste nage mon âme ! Vous m’estimez donc ?vous oseriez donc me conduire la tête haute dans ces salles où sont lesportraits de vos aïeux, dans cee chapelle où est le tombeau de votremère ? Je supporterais sans crainte le regard des morts qui savent tout, etla couronne virginale ne mentirait pas sur mon front !

— Eh quoi ! s’écria le baron, vous dites que vous m’aimez et vous nevoulez m’accepter ni comme amant ni comme mari ?

— Vous m’avez offert votre nom, cela me suffit. Je vous le rends, aprèsl’avoir gardé une minute dans mon cœur. Un instant j’ai été votre femmeet je ne serai jamais à un autre. Tout le temps que je vous embrassais,j’ai dit oui en moi-même. Je n’avais pas droit à tant de bonheur sur terre.Pour vous, ami cher, ce serait une grande faute d’embarrasser votre for-tune d’une pauvre comédienne comme moi, à qui l’on reprocherait tou-jours sa vie de théâtre, quoique honorable et pure. Les mines froides etcompassées dont les grandes dames m’accueilleraient vous feraient souf-frir, et vous ne pourriez provoquer ces méchantes en duel. Vous êtes ledernier d’une noble race, et vous avez pour devoir de relever votre mai-son, abaue par le sort adverse. Lorsque d’un coup d’œil tendre je vousai décidé à quier votre manoir, vous songiez à quelque amouree et ga-lanterie : c’était bien naturel ; moi, devançant l’avenir, je pensais à toutautre chose. Je vous voyais revenant de la cour, en habit magnifique, avecquelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien lustre ; en idée j’ar-rachais le lierre des murailles, je recoiffais d’ardoise les vieilles tours, jerelevais les pierres tombées, je remeais les vitres aux fenêtres, je redo-rais les cigognes effacées de votre blason, et, vous ayant mené jusqu’auxlimites de vos domaines, je disparaissais en étouffant un soupir.

— Votre rêve s’accomplira, noble Isabelle, mais non pas tel que vous ledites, le dénoûment en serait trop triste. C’est vous qui la première, votremain dans ma main, franchirez ce seuil d’où les ronces de l’abandon et dela mauvaise fortune auront disparu.

— Non, non, ce sera quelque belle, noble et riche héritière, digne devous en tous points, que vous pourrez montrer avec orgueil à vos amis, etdont nul ne dira avec un mauvais sourire : « Je l’ai sifflée » ou « applaudieà tel endroit. »

— C’est une cruauté de se montrer si adorable et si parfaite en vous

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désespérant, dit Sigognac ; ouvrir le ciel et le fermer, rien de plus barbare.Mais je fléchirai cee résolution.

— Ne l’essayez pas, reprit Isabelle avec une fermeté douce, elle estimmuable. Je me mépriserais en y renonçant. Contentez-vous donc d’unamour le plus pur, le plus vrai, le plus dévoué qui ait jamais fait barele cœur d’une femme, mais ne prétendez pas autre chose. Cela est doncbien pénible, ajouta-t-elle en souriant, d’être adoré d’une ingénue queplusieurs ont le mauvais goût de trouver charmante ? Vallombreuse lui-même en serait fier !

— Se donner et se refuser si complètement, mere dans lamême coupecee douceur et cee amertune, ce miel et cee absinthe, il n’y avait quevous qui fussiez capable d’un pareil contraste.

— Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens de ma mèreen cela ; mais comme je suis il faut me prendre. Si vous insistiez et metourmentiez, je saurais bien me dérober en quelque asile où vous ne metrouveriez jamais. Ainsi c’est convenu ; et comme il se fait tard, allez envotre chambre et m’accommodez ces vers d’un rôle qui ne vont ni à mafigure ni à mon caractère dans la pièce que nous devons jouer prochaine-ment. Je suis votre petite amie, soyez mon grand poète. »

En disant cee phrase, Isabelle cherchait au fond d’un tiroir un rou-leau noué d’une faveur rose qu’elle remit au baron de Sigognac.

« Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en lui tendant la joue.Vous allez travailler pour moi, et tout labeur mérite salaire. »

De retour chez lui, Sigognac fut longtemps à se remere de l’émotionque lui avait causée cee scène. Il était à la fois désolé et ravi, radieux etsombre, au ciel et dans l’enfer. Il riait et pleurait, en proie aux sentimentsles plus tumultueux et les plus contradictoires ; la joie d’être aimé d’unesi belle personne et d’un si noble cœur le faisait exulter, et la certitude den’en rien obtenir jamais le jetait dans un accablement profond. Peu à peuces folles vagues s’apaisèrent et le calme lui revint. Sa pensée reprit une àune pour les commenter les phrases d’Isabelle, et le tableau du château deSigognac reconstruit qu’elle avait évoqué se présenta à son imaginationéchauffée avec les couleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut toutéveillé comme une sorte de rêve :

La façade du castel rayonnait blanche au soleil, et les girouees do-

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rées à neuf brillaient sur le fond du ciel bleu. Pierre, revêtu d’une richelivrée, debout entreMiraut et Béelzébuth sous la porte armoriée, aendaitson maître. Des cheminées si longtemps éteintes montaient de joyeusesfumées, montrant que le château était peuplé par une domesticité nom-breuse et que l’abondance y était revenue.

Il se voyait lui-même vêtu d’un habit aussi galant quemagnifique dontles broderies scintillaient et papillotaient, menant vers le manoir de sesancêtres Isabelle, qui portait un costume de princesse blasonné d’armoi-ries dont les émaux et les couleurs semblaient appartenir à une des plusgrandes maisons de France. Une couronne ducale brillait sur son front.Mais la jeune femme n’en paraissait pas plus fière. Elle gardait son airtendre et modeste et tenait à la main la petite rose, présent de Sigognac,auquel le temps n’avait rien fait perdre de sa fraîcheur, et tout en mar-chant elle en respirait le parfum.

and le jeune couple s’approcha du château, un vieillard de l’aspectle plus vénérable et le plus majestueux, sur la poitrine duquel étincelaientplusieurs ordres, et dont la physionomie était totalement inconnue à Si-gognac, fit quelques pas hors du porche comme pour souhaiter la bien-venue aux jeunes époux. Mais ce qui surprit fort le baron, c’est que prèsdu vieillard se tenait un jeune homme de la plus fière tournure dont ilne distinguait d’abord pas bien les traits, mais qui bientôt lui parut être leduc de Vallombreuse. Le jeune homme lui souriait amicalement et n’avaitplus son expression hautaine.

Les tenanciers criaient : « Vive Isabelle, vive Sigognac », avec les dé-monstrations de la joie la plus vive. À travers le tumulte des acclamations,une fanfare de chasse se fit entendre ; bientôt du milieu d’un taillis débou-cha sur la clairière, cravachant son palefroi rebelle, une amazone dont lestraits ressemblaient beaucoup à ceux d’Yolande. Elle flaa de la main lecol de son cheval, le mit à une allure plus modérée, et passa lentementdevant le manoir : Sigognac suivait, malgré lui, des yeux la superbe chas-seresse dont la jupe de velours s’enflait comme une aile, mais plus il laregardait, plus la vision pâlissait et se décolorait. Elle prenait des diapha-néités d’ombre, et à travers ses contours presque effacés on distinguaitplusieurs détails du paysage. Yolande s’évanouissait comme un souvenirconfus devant la réalité d’Isabelle. Le vrai amour faisait envoler les pre-

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miers rêves de l’adolescence.En effet, dans ce manoir ruiné, où les yeux n’avaient à se repaître que

du spectacle de la désolation et de la misère, le baron avait vécu, morne,somnolent, inanimé, plus semblable à une ombre qu’à un homme, jus-qu’au jour de sa première rencontre avec Yolande de Foix en chasse surla lande déserte. Il n’avait encore vu que des paysannes cuites par le hâle,que des bergères croées, des femelles et non des femmes ; il garda decee vision un éblouissement comme ceux qui contemplent le soleil. Tou-jours il voyait danser devant ses yeux, même quand il les fermait, ceefigure radieuse qui lui semblait appartenir à une autre sphère. Yolande, ilest vrai, était incomparablement belle et bien faite pour fasciner de plususagés qu’un pauvre hobereau se promenant sur un bidet étique dansles habits trop larges de son père. Mais, au sourire provoqué par son ac-coutrement grotesque, Sigognac avait senti combien il lui serait ridiculede nourrir la moindre espérance à l’endroit de cee insolente beauté. Ilévitait Yolande, ou s’arrangeait pour la voir sans en être aperçu, derrièrequelque haie ou tronc d’arbre sur les chemins qu’elle avait l’habitude deprendre avec sa suite de galants qu’en son mépris de soi-même il trouvaittous cruellement beaux, merveilleusement vêtus, superbement aimables.Ces jours-là, le cœur enfiellé d’une amère tristesse, il revenait au château,pâle, défait, abau, comme un homme qui relève de maladie, et il restaitsilencieux des heures entières, assis, le menton dans la main, à l’angle dela cheminée.

L’apparition d’Isabelle au château avait donné un but à ce vague be-soin d’aimer qui tourmente la jeunesse et dans l’oisiveté s’aache à deschimères. Les grâces, la douceur, la modestie de la jeune comédienneavaient touché Sigognac au plus tendre de l’âme, et il l’aimait réellementbeaucoup. Elle avait guéri la blessure faite par le mépris d’Yolande.

Sigognac, après s’être laissé aller à ces rêvasseries fantasmagoriques,se tança de sa paresse et parvint, non sans peine, à fixer son aention surla pièce qu’Isabelle lui avait confiée pour en retoucher quelques passages.Il retrancha certains vers qui ne congruaient pas à la physionomie dela jeune comédienne, il en ajouta certains autres ; il refit la déclarationd’amour du galant comme froide, prétentieuse, guindée et sentant sonphébus. Celle qu’il substitua était, certes, plus naturelle, plus passionnée,

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plus chaude ; il l’adressait, en idée, à Isabelle même.Ce travail l’amena fort tard dans la nuit, mais il s’en tira à son avantage

et satisfaction, et fut récompensé, le lendemain, par un gracieux sourired’Isabelle, qui se mit tout de suite à apprendre les vers que son poète,comme elle l’appelait, avait arrangés. Ni Hardy ni Tristan n’eussentmieuxfait.

À la représentation du soir, la foule fut encore plus considérable quela veille, et peu s’en fallut que le portier ne restât étouffé dans la pressedes spectateurs qui voulaient tous entrer en même temps à la comédie,craignant, bien qu’ils eussent payé, de n’y trouver place. La réputationdu capitaine Fracasse, vainqueur de Vallombreuse, grandissait d’heure enheure et prenait des proportions chimériques et fabuleuses ; on lui eût at-tribué volontiers les travaux d’Hercule et les prouesses des douze pairsde la Table ronde.elques jeunes gentilshommes, ennemis du duc, par-laient de rechercher l’amitié de ce vaillant gladiateur et de l’inviter à fairecarousse avec eux au cabaret, à six pistoles par tête. Plus d’une dame mé-ditait un poulet, d’un tour galant, à son adresse, et avait jeté au feu cinq ousix brouillons mal venus. Bref, il était à la mode. On ne jurait plus que parlui. Il se souciait assez peu de ce succès qui le tirait de l’obscurité où il au-rait voulu rester, mais il ne lui était pas possible de s’y soustraire ; il fallaitle subir ; un moment, il eut la fantaisie de se dérober et de ne point pa-raître en scène. L’idée du désespoir qu’en aurait le tyran, tout émerveillédes énormes recees qu’il encaissait, l’empêcha de le faire. Ces honnêtescomédiens, qui l’avaient secouru en sa misère, ne devaient-ils pas profiterde la vogue inopinée dont il jouissait ? Aussi, se résignant à son rôle, ils’adapta son masque, boucla son ceinturon, drapa sa cape sur son épauleet aendit que l’avertisseur lui vînt dire que c’était son tour.

Les recees étant belles et la compagnie nombreuse, Hérode, en di-recteur généreux, avait fait doubler le luminaire, de sorte que la salle res-plendissait d’un éclat aussi vif qu’un spectacle de cour. Dans l’espérancede séduire le capitaine Fracasse, des dames de la ville s’étaient mises sousles armes, et comme on dit à Rome, in fiocchi. Pas un diamant ne restaitdans les écrins, et tout cela brillait et scintillait sur des poitrines plus oumoins blanches, sur des têtes plus ou moins jolies, mais qu’animait un vifdésir de plaire.

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

Une seule loge était encore vide, la mieux placée, la plus en vue de lasalle, et les yeux se tournaient curieusement de ce côté. Le peu d’empres-sement de ceux qui l’avaient louée étonnait les gentilshommes et bour-geois de Poitiers, à leur poste depuis plus d’une heure. Hérode, entre-bâillant le rideau, semblait aendre pour frapper les trois coups sacra-mentels que ces dédaigneux arrivassent, car rien n’est maussade en lescomédies comme ces tardives et trop fâcheuses entrées de spectateurs,qui remuent leurs sièges, s’installent bruyamment et détournent l’aen-tion.

Comme le rideau se levait, une jeune femme prit place dans la loge,et à côté d’elle s’assit péniblement un seigneur ayant l’apparence vé-nérable et patriarcale. De longs cheveux blancs dont le bout se roulaiten des boucles argentées tombaient des tempes encore bien garnies duvieux gentilhomme, tandis que le haut de la tête laissait voir un crâneà tons ivoirins. Ces mèches accompagnaient des joues martelées de cou-leurs violentes qui prouvaient l’habitude de vivre au grand air et peut-êtreun culte rabelaisien de la dive bouteille. Les sourcils restés noirs et forttouffus ombrageaient des yeux dont l’âge n’avait pas éteint la vivacitéet qui pétillaient encore par moments dans leurs cercles de rides brunes.Des moustaches et une royale auxquelles on eût pu appliquer cee épi-thète de grifaigne que les vieux romans de gestes aribuent invariable-ment à la barbe de Charlemagne se hérissaient en virgules autour de sabouche sensuelle et lippue : un double menton raachait sa figure à soncol replet, et l’apparence générale eût été assez commune sans le regardqui relevait tout cela et ne permeait pas de mere en doute la qualitédu personnage. Un collet en point de Venise se rabaait sur sa veste debrocart d’or, et son linge d’une blancheur éblouissante soulevé par un ab-domen assez proéminent débordait et couvrait la ceinture d’un haut-de-chausses en velours tanné ; un manteau de même couleur, galonné d’or,jeté négligemment, se drapait au dos du siège. Il était facile de devineren ce vieillard un oncle-chaperon, réduit à l’état de duègne par une nièceadorée malgré ses caprices ; on eût dit, à les voir tous deux, elle, svelte etlégère, lui, pesant et refrogné, Diane menant en laisse un vieux lion demi-privé qui eût aimé mieux dormir en son antre qu’être ainsi promené depar le monde, mais qui cependant s’y résigne.

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

Le costume de la jeune fille prouvait par son élégance la richesse etle rang de celle qui le portait. Une robe de vert glauque, de cee nuanceque les blondes les plus sûres de leur teint peuvent seules affronter, faisaitvaloir la blancheur neigeuse d’une poitrine chastement découverte, et lecol d’une transparence alabastrine jaillissait comme le pistil de la corolled’une fleur, d’une colleree empesée et découpée à jour. La jupe, en toiled’argent, se glaçait de lumière, et des points brillants marquaient l’orientdes perles qui bordaient la robe et le corsage. Les cheveux, imprégnés derayons et tournés en petites boucles sur le front et les tempes, ressem-blaient à de l’or vivant ; pour les blasonner ce n’eût pas été trop d’unevingtaine de sonnets avec tous les concei italiens et les agudezas espa-gnoles. Déjà la salle entière était éblouie de cee beauté, bien qu’elle n’eûtpas encore ôté son masque, mais ce qu’on en voyait répondait du reste ;le menton délicat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont les rougeursde framboise gagnaient au voisinage du velours noir, l’ovale allongé, gra-cieux et fin de la figure, la perfection idéale d’une mignonne oreille qu’oneût pu croire ciselée dans l’agate par Benvenuto Cellini aestaient assezdes charmes enviables des déesses mêmes.

Bientôt, incommodée sans doute par la chaleur de la salle ou peut-êtrevoulant faire aux mortels une générosité dont ils ne sont guère dignes, lajeune déité ôta l’odieux morceau de carton qui éclipsait la moitié de sasplendeur. On vit alors ses yeux charmants dont les prunelles translucidesbrillaient comme des pierres de lazulite entre de longs cils d’or bruni, sonnez, demi-grec, demi-aquilin, et ses joues nuancées d’un imperceptiblecarmin qui eût fait paraître terreux le teint de la plus fraîche rose. C’étaitYolande de Foix.

La jalousie des femmes se sentant menacées dans leurs succès et ré-duites à l’état de laiderons ou d’antiquailles l’avait bien reconnue avantqu’elle ne se fût démasquée.

Promenant un regard tranquille sur la salle émue, Yolande s’accoudaau rebord de la loge, la main appuyée contre la joue dans une pose qui eûtfait la réputation d’un sculpteur et tailleur d’images, si un ouvrier, fût-ilgrégeois ou romain, pouvait inventer une aitude de cee grâce distraiteet de cee élégance naturelle.

« Surtout, mon oncle, n’allez pas dormir, dit-elle à demi-voix au vieux

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

seigneur qui aussitôt écarquilla les yeux et se redressa sur son siège, celane serait pas aimable pour moi, et contraire aux lois de l’ancienne galan-terie que vous vantez toujours.

— Soyez tranquille, ma nièce, quand les fadaises et billevesées que dé-bitent ces baladins dont les affaires m’intéressent fort peu m’ennuierontpar trop grièvement, je regarderai et soudain j’ouvrirai l’œil clair commebasilic. »

Pendant ces propos d’Yolande et de son oncle, le capitaine Fracasse,marchant comme une paire de ciseaux forcée, s’avançait jusque près deschandelles, roulant des yeux furibonds et faisant la mine la plus outra-geuse et la plus outrecuidante du monde.

Des applaudissements frénétiques éclatèrent de toutes parts à l’en-trée de l’acteur favori, et l’aention se détourna un moment d’Yolande. Àcoup sûr, Sigognac n’était point vaniteux et son orgueil de gentilhommeméprisait ce métier de baladin à quoi la nécessité l’obligeait. Cependantnous ne voudrions pas affirmer que son amour-propre ne fût quelquepeu chatouillé de cee approbation chaude et bruyante. La gloire des his-trions, gladiateurs, pantomimes a parfois rendu jaloux des personnageshaut situés, des empereurs romains et Césars, maîtres du monde qui nedédaignèrent point de disputer, dans le cirque ou sur le théâtre, des cou-ronnes de chanteurs, mimes, lueurs et cochers, quand ils en avaient déjàtant d’autres sur le chef, témoin Aenobarbus Néro, pour ne parler que duplus célèbre.

and les baements demains eurent cessé, le capitaine Fracasse pro-mena dans la salle ce regard que ne manque pas d’y jeter l’acteur pours’assurer que les banquees sont bien garnies et deviner l’humeur joyeuseou farouche du public sur quoi il modèle son jeu, se donnant ou se refu-sant des libertés.

Tout à coup le baron eut un éblouissement ; les lumières s’élargirentcomme des soleils, puis lui semblèrent devenues noires sur un fond lumi-neux. Les têtes des spectateurs qu’il démêlait confusément à ses pieds sefondirent en une espèce de brouillard informe. Une sueur brûlante, aus-sitôt glacée, le mouilla de la racine des cheveux au talon. Ses jambes plusmolles que coton ployèrent sous lui, et il crut que le plancher du théâtrelui montait à la ceinture. Sa bouche desséchée, aride n’avait plus de salive ;

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

un carcan de fer étreignait sa gorge comme le garote espagnol fait d’uncriminel, et de sa cervelle les mots qu’il devait prononcer s’envolaient ef-farés, tumultueux, se heurtant et s’enchevêtrant comme des oiseaux quifuient de leur cage ouverte. Sang-froid, contenance, mémoire, tout étaitparti à la fois. On eût dit qu’un foudre invisible l’avait frappé, et peu s’enfallût qu’il ne tombât mort, le nez sur les chandelles. Il venait d’aperce-voir Yolande de Foix, tranquille et radieuse en sa loge qui fixait sur lui sesbeaux yeux pers !

O honte ! ô rage ! ô mauvais tour du sort ! ô contretemps par trop fâ-cheux pour une âme noble ! être vu, sous un accoutrement grotesque encee fonction indigne et basse de divertir la canaille avec des grimacespar une dame si hautaine, si arrogante, si dédaigneuse devant qui pourl’humilier et lui rabare la superbe on n’eût voulu faire qu’actions ma-gnanimes, héroïques, surhumaines ! Et ne pouvoir se dérober, disparaître,s’engloutir dans les entrailles de la terre ! Sigognac eut un instant l’idée des’enfuir, de s’élancer par la toile du fond en y faisant un trou avec sa têtecomme avec une baliste ; mais il avait aux pieds ces semelles de plombdont on prétend qu’usent certains coureurs en leurs exercices pour êtreplus légers ensuite ; il ne pouvait se détacher du plancher et il restait làéperdu, béant, stupide, au grand étonnement de Scapin, qui, s’imaginantque le capitaine Fracasse manquait de mémoire, lui soufflait, à voix basse,les premiers mots de la tirade.

Le public crut que l’acteur, avant de commencer, désirait une secondesalve d’applaudissements, et il se mit à bare des mains, à trépigner, àfaire le plus triomphant vacarme qu’on ait jamais ouï en un théâtre. Celadonna le temps à Sigognac de reprendre ses esprits. Il fit un suprême ef-fort de volonté et rentra violemment dans la possession de ses moyens :« Ayons au moins la gloire de notre infamie, se dit-il en se raffermissantsur ses jambes ; il ne manquerait plus que d’être sifflé devant elle et de re-cevoir en sa présence une grêle de pommes crues et d’œufs durs. Peut-êtrene m’a-t-elle point reconnu derrière cet ignoble masque.i supposeraitun Sigognac sous cet habit de singe savant, bariolé de rouge et de jaune !Allons, du courage ; à la rescousse ! Faisons feu des quatre pieds. Si jejoue bien, elle m’applaudira. Ce sera, certes, un beau triomphe, car elleest outrageuse assez. »

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

Ces réflexions, Sigognac les fit en moins de temps que nous n’en met-tons à les écrire, la plume ne pouvant suivre les rapidités de la pensée,tandis qu’il débitait sa grande tirade avec des éclats de voix si singu-liers, des intonations si inaendues, une furie comique si endiablée quele public éclata en bravi, et qu’Yolande elle-même, bien qu’elle témoi-gnât ne prendre point de goût à ces farces, ne put s’empêcher de sou-rire. Son oncle, le gros commandeur, était parfaitement éveillé et heurtaitles paumes de ses mains goueuses en signe de satisfaction. Le malheu-reux Sigognac au désespoir, par l’exagération de son jeu, l’outrance de sesbouffonneries, la folie de ses rodomontades, semblait vouloir se bafouerlui-même et pousser la dérision de son sort jusques à la limite extrêmeoù elle pouvait aller ; il jetait à ses pieds dignité, noblesse, respect de soi,souvenir des ancêtres ; et il trépignait dessus avec une joie délirante etféroce !

« Tu dois être contente, Fortune adverse, je suis assez humilié, as-sez profondément enfoncé dans l’abjection, pensait-il tout en recevantles nasardes, croquignoles et coups de pied, tu m’avais fait misérable ! tume rends ridicule ! tu me forces par un lâche tour à me déshonorer devantcee fière personne ! e te faut-il de plus ? »

Parfois la colère le prenait et il se redressait sous le bâton de Léandred’un air si formidable et dangereux que celui-ci reculait de peur ; mais,revenant par un brusque soubresaut à l’esprit de son rôle, il tremblait detout son corps, claquait des dents, flageolait sur ses jambes, bégayait etdonnait, au grand plaisir des spectateurs, tous les signes de la plus lâchepoltronnerie.

Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans un rôle moinschargé que celui de Matamore, étaient aribuées par le public à la vervede l’acteur tout à fait entré dans la peau du personnage, et ne laissaientpas que de produire un bon effet. Isabelle seule avait deviné ce qui causaitle trouble du baron : la présence dans la salle de cee insolente chasse-resse dont les traits ne lui étaient que trop restés dans la mémoire. Tout enjouant son rôle, elle tournait à la dérobade les yeux vers la loge où trônait,avec l’orgueil dédaigneux et tranquille d’une perfection sûre d’elle-même,l’altière beauté que, dans son humilité, elle n’osait appeler sa rivale. Elletrouvait une amère douceur à constater intérieurement cee supériorité

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inéluctable, et se disait que nulle femme n’eût pu luer d’appas contre unetelle déesse. Ces charmes souverains lui firent comprendre les amours in-sensés qu’excite parfois chez des marauds du peuple la grâce nonpareillede quelque jeune reine apparue en un triomphe ou cérémonie publique,amours suivis de folie, prisons et supplices.

ant à Sigognac, il s’était promis de ne pas regarder Yolande depeur d’être saisi par un transport soudain, et la raison perdue, de fairepubliquement quelque incartade bizarre qui le déshonorât. Il tâchait, aucontraire, de se calmer en tenant sa vue aachée, lorsque le rôle le per-meait, sur cee douce et bonne Isabelle. Ce charmant visage, empreintd’une légère tristesse qu’expliquait la fâcheuse tyrannie d’un père qui,dans la comédie, la voulait marier contre son gré, redonnait à son âmeun peu de repos ; l’amour de l’une le consolait des mépris de l’autre. Ilreprenait de l’estime pour lui-même et trouvait la force de continuer sonjeu.

Ce supplice eut un terme enfin. La pièce s’acheva et lorsque, rentrédans la coulisse, Sigognac, qui étouffait, défit son masque, ses camaradesfurent frappés de l’altération étrange de ses traits. Il était livide et se laissatomber comme un corps sans vie sur un banc qui se trouvait là. Le voyantprès de pâmer, Blazius lui apporta un flacon de vin, disant que rien n’é-tait efficace en ces occurrences comme une lampée ou deux du meilleur.Sigognac fit signe qu’il ne voulait que de l’eau.

« Condamnable régime, dit le Pédant, grave erreur diététique ; l’eaune convient qu’aux grenouilles, poissons et sarcelles, nullement aux hu-mains ; en bonne pharmacie, on devrait écrire sur les carafes : « Remèdepour usage externe. » Je mourrais subitement tout vif si j’avalais unegoue de cee humidité fade. »

Le raisonnement de Blazius n’empêcha point le baron d’avaler un potd’eau tout entier. La fraîcheur du breuvage le remit tout à fait, et il com-mença à promener autour de lui des regards moins effarés.

« Vous avez joué d’une façon admirable et fantasque, dit Hérode ens’approchant du Capitaine, mais il ne faut point se livrer de la sorte. Untel feu vous consumerait bientôt. L’art du comédien est de se ménager etde ne présenter que les apparences des choses. Il doit être froid en brûlantles planches et rester tranquille au milieu des plus grandes furies. Jamais

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

acteur n’a représenté si au vif l’emphase, l’impertinence et la folie duMatamore, et si vous pouviez retrouver ces effets d’improvisation, vousemporteriez dessus tous autres la palme comique.

— N’est-ce point, répondit amèrement le baron, que j’ai bien remplimon personnage ? Je me sentais moi-même fort burlesque et fort bouffondans la scène où ma tête passe à travers la guitare que Léandre me cassesur le crâne.

— De vrai, vous faisiez, reprit le tyran, la mine la plus hétéroclitementfuribonde et risible qui se puisse imaginer. Mlle Yolande de Foix, ceebelle personne si fière, si noble, si sérieuse, a daigné en sourire. Je l’aibien vu.

— Ce m’est un grand honneur, fit Sigognac dont les joues s’empour-prèrent subitement, d’avoir diverti cee beauté.

— Pardon, dit le tyran qui s’aperçut de cee rougeur. Ce succès quinous enivre, nous autres, pauvres baladins de profession, doit être indif-férent à une personne de votre qualité, bien au-dessus des applaudisse-ments, même illustres.

— Vous ne m’aviez point fâché, brave Hérode, dit Sigognac en tendantla main au tyran ; il faut faire bien tout ce qu’on fait. Mais je ne pouvaism’empêcher de songer quema jeunesse avait espéré d’autres triomphes. »

Isabelle, qui s’était habillée pour l’autre pièce, passa près de Sigognacet lui jeta, avant d’entrer en scène, un regard d’ange consolateur, si chargéde tendresse, de sympathie, de passion qu’il en oublia tout à fait Yolande etne se sentit plusmalheureux. Ce fut un baume divin qui cicatrisa les plaiesde son orgueil pour un moment du moins, car ces plaies-là se rouvrent etsaignent toujours.

Le marquis de Bruyères était à son poste, et quelque occupé qu’il fûtd’applaudir Zerbine pendant la représentation, il ne laissa pas que d’allersaluer Yolande, qu’il connaissait et dont parfois il suivait la chasse. Il luiconta, sans nommer le baron, le duel du capitaine Fracasse avec le ducde Vallombreuse dont il savait mieux que personne les détails, ayant ététémoin de l’un des deux adversaires.

« Vous faites mal à propos le discret, répondit Yolande, j’ai bien devinéque le capitaine Fracasse n’est autre que le baron de Sigognac. Ne l’ai-jepas vu partir de sa tour à hiboux en compagnie de cee péronnelle, de

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cee bohémienne qui joue les ingénues d’un air si confit, ajouta-t-elleavec un ris un peu forcé, et n’était-il pas en votre château à la suite descomédiens ? À sa mine niaise je n’eusse pas cru qu’il fût si parfait baladinet si vaillant compagnon. »

Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait ses regards dansla salle dont il saisissait mieux l’aspect que de la place qu’il occupait or-dinairement, tout près des violons, pour mieux suivre le jeu de Zerbine.Son aention se porta sur la dame masquée qu’il n’avait point aperçuejusqu’alors, puisque lui-même, assis au premier rang, tournait presquetoujours le dos aux spectateurs dont il désirait n’être pas trop remarqué.Bien qu’elle fût comme ensevelie sous ses dentelles noires, il crut recon-naître dans la tournure et l’aitude de cee beauté mystérieuse quelquechose qui lui rappelait vaguement la marquise sa femme. « Bah ! se dit-il,elle doit être au château de Bruyères, où je l’ai laissée. » Cependant ellefaisait scintiller, à l’annulaire de la main qu’elle tenait coqueement po-sée sur le bord de la loge, comme pour se dédommager de ne point mon-trer son visage, un assez gros diamant que la marquise avait l’habitudede porter, et, cet indice lui troublant la fantaisie, il prit congé d’Yolandeet du vieux seigneur dans l’idée de s’aller assurer du fait avec une civilitéassez brusque, mais non pas si prompte qu’il ne trouvât, quand il parvintau but, le nid sans l’oiseau. La dame, alarmée, était partie. Ce dont il restafort perplexe et désappointé, quoiqu’il fût mari philosophe. « Serait-elleamoureuse de ce Léandre ? murmura-t-il ; heureusement j’ai fait bâton-ner le fat par avance et je suis en règle de ce côté-là. » Cee pensée luirendit sa sérénité et il alla derrière le rideau rejoindre la soubree, quis’étonnait déjà de ne le point voir accourir et le reçut avec la mauvaisehumeur simulée dont ces sortes de femmes agacent les hommes.

Après la représentation, Léandre, inquiet de ce que la marquise avaitdisparu subitement au milieu du spectacle, se rendit sur la place de l’é-glise à l’endroit où le page venait le prendre avec le carrosse. Il trouvale page tout seul qui lui remit une lere accompagnée d’une petite boîtefort lourde, et disparut si rapidement dans l’ombre que le comédien eûtpu douter de la réalité de l’apparition s’il n’eût eu entre les mains la mis-sive et le paquet. Appelant un laquais qui passait avec un falot pour allerchercher son maître en quelque maison voisine, Léandre rompit le cachet

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d’une main hâtive et tremblante, et, approchant le papier de la lanterneque le valet lui tenait à hauteur du nez, il lut les lignes suivantes :

« Cher Léandre, je crains bien que mon mari ne m’ait reconnue à lacomédie, malgré mon masque ; il fixait les yeux avec une telle insistancesur ma loge, que je me suis retirée en toute hâte pour ne pas être surprise.La prudence, si contraire à l’amour, nous prescrit de ne pas nous voir, ceenuit, au pavillon. Vous pourriez être épié, suivi, tué peut-être, sans parlerdes dangers que moi-même je puis courir. En aendant des occasions plusheureuses et plus commodes, veuillez bien porter cee chaîne d’or à troistours que mon page vous remera. Puisse-t-elle, toutes les fois que vousla merez à votre col, vous faire souvenir de celle qui ne vous oublierajamais et vous aimera toujours.

« Celle qui, pour vous, n’est que Marie. »« Hélas ! voilà mon beau roman fini, se disait Léandre en donnant

quelque monnaie au laquais dont il avait emprunté le falot ; c’est dom-mage ! Ah ! charmante marquise, comme je vous eusse aimée longtemps !continua-t-il quand le valet fut éloigné, mais les destins jaloux de monbonheur ne l’ont point permis ; soyez tranquille, madame, je ne vous com-promerai point par des flammes indiscrètes. Ce brutal de mari me na-vrerait sans pitié et plongerait le fer en votre blanche poitrine. Non, non,point de ces tueries sauvages, mieux faites pour les tragédies que pour lavie commune. Dût mon cœur en saigner, je ne chercherai point à vous re-voir, et me contenterai de baiser cee chaîne moins fragile et plus pesanteque celle qui nous a un instant unis. Combien peut-elle valoir ? Mille du-cats pour le moins, à en juger par sa lourdeur ! Comme j’ai raison d’aimerles grandes dames ! elles n’ont d’inconvénients que les coups de bâton etles coups d’épée qu’on risque à leur service. En somme, l’aventure s’arrêteau bel endroit, ne nous plaignons pas. » Et curieux de voir à la lumièrebriller et chatoyer sa chaîne d’or, il se rendit à l’hôtel des Armes de Franced’un pas assez délibéré pour un amant qui vient de recevoir son congé.

En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieu de la tableune cassee placée de manière à forcer le regard le plus distrait de lavoir. Un papier plié était posé sous un des angles de la boîte qui devaitcontenir des choses fort précieuses, car elle était déjà un joyau elle-même.Le papier n’était point scellé et contenait ces mots d’une écriture tremblée

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

et péniblement formée comme celle d’une main dont l’usage n’est paslibre : « Pour Isabelle. »

Une rougeur d’indignation monta aux joues de la comédienne à l’as-pect de ces présents dont plus d’une vertu eût été ébranlée. Sans mêmeouvrir la cassee par curiosité féminine, elle appela maître Bilot, qui n’é-tait point couché encore, préparant un souper pour quelques seigneurs,et lui dit d’emporter cee boîte pour la remere à qui de droit, car elle nela voulait pas souffrir une minute de plus en sa possession.

L’aubergiste fit l’étonné et jura son grand sacredieu, serment aussi so-lennel pour lui que le Styx pour les Olympiens, qu’il ignorait qui avait mislà cee boîte, bien qu’il se doutât de sa provenance. En effet, c’était dameLéonarde à laquelle le duc s’était adressé, pensant qu’une vieille femmeréussit là où le diable échoue, qui avait frauduleusement posé ces joyauxsur la table, en l’absence d’Isabelle. Mais, ici, la damnable matrone avaitvendu ce qu’elle ne pouvait livrer, présumant trop de la force corruptricedes pierreries et de l’or qui n’agit que sur les âmes viles.

« Tirez cela d’ici, dit Isabelle à maître Bilot, rendez cee boîte infâmeà qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de la chose au Capitaine ; quoiquema conduite ne soit en rien coupable, il pourrait entrer en des furies etfaire des esclandres dont souffrirait ma réputation. »

Maître Bilot admira le désintéressement de cee jeune comédiennequi n’avait pas même regardé des bijoux à tourner la tête d’une duchesse,et les renvoyait dédaigneusement, comme des dragées de plâtre ou desnoix creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plus respectueux,celui qu’il eût adressé à une reine, tant cee vertu le surprenait.

Agitée, enfiévrée, Isabelle, après le départ de maître Bilot, ouvrit lafenêtre pour éteindre, à la fraîcheur de la nuit, les feux de ses joues etde son front. Une lumière brillait à travers les branches des arbres sur lafaçade noire de l’hôtel Vallombreuse, sans doute au logis du jeune ducblessé. La ruelle semblait déserte. Cependant Isabelle, de cee ouïe finede la comédienne habituée à saisir au vol le murmure du souffleur, crutentendre une voix très basse qui disait : « Elle n’est pas encore couchée. »

Très intriguée de cee phrase, elle se pencha un peu, et il lui sem-bla démêler dans l’ombre, au pied de la muraille, deux formes humainesenveloppées de manteaux et se tenant immobiles comme des statues de

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pierre au porche d’une église ; à l’autre bout de la ruelle, malgré l’obscu-rité, ses yeux dilatés par la peur découvrirent un troisième fantôme quiparaissait faire le guet.

Se sentant observés, les êtres énigmatiques disparurent ou se ca-chèrent plus soigneusement, car Isabelle ne distingua ni n’entendit plusrien. Fatiguée de faire vedee, et croyant avoir été le jouet d’une illu-sion nocturne, elle referma doucement sa fenêtre, poussa le verrou de saporte, posa la lumière près de son lit, et se coucha avec une vague an-goisse que ne pouvaient calmer les raisonnements qu’elle se faisait. Eneffet, qu’avait-elle à craindre en une auberge pleine de monde, à deux pasde ses amis, dans sa chambre bien et dûment verrouillée et fermée à tripletour ?el rapport pouvaient avoir avec elle ces ombres entrevues au basde la muraille et qui étaient sans doute quelques tire-laine aendant uneproie et gênés par la lumière de sa fenêtre ?

Tout cela était logique, mais ne la rassurait pas : un pressentimentanxieux lui serrait la poitrine. Si elle n’eût craint d’être raillée, elle se fûtlevée et réfugiée chez une compagne, mais Zerbine n’était pas seule, Séra-fine ne l’aimait guère, et la Duègne lui causait une répugnance instinctive.Elle resta donc en proie à d’inexprimables terreurs.

Le moindre craquement de la boiserie, le plus léger grésillement de lachandelle dont la mèche, non mouchée, se coiffait d’un noir champignon,la faisait tressaillir et s’enfoncer sous les couvertures, de peur de voir dansles angles obscurs quelque forme monstrueuse ; puis elle reprenait cou-rage, inspectant du regard l’appartement où rien n’avait l’air suspect ousurnaturel.

Dans le haut d’une des murailles, était pratiqué un œil-de-bœuf des-tiné sans doute à donner du jour à quelque cabinet obscur. Cet œil-de-bœuf s’arrondissait sur la paroi grisâtre, aux faibles reflets de la lumière,comme l’énorme prunelle noire d’unœil cyclopéen, et semblait espionnerles actions de la jeune femme. Isabelle ne pouvait s’empêcher de regar-der fixement ce trou profond et sombre, grillé, au reste, de deux barreauxde fer en croix. Il n’y avait donc rien à craindre de ce côté ; pourtant, àun certain moment, Isabelle crut voir au fond de cee ombre briller deuxyeux humains.

Bientôt une tête basanée, à longs cheveux noirs ébouriffés, s’engagea

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

dans un des étroits compartiments dessinés par l’intersection des bar-reaux ; un bras maigre suivit, puis les épaules passèrent, se froissant aurude contact du fer, et une petite fille de huit à dix ans, se cramponnantde la main au rebord de l’ouverture, allongea tant qu’elle put son corpschétif le long de la muraille et se laissa tomber sur le plancher sans faireplus de bruit qu’une plume ou qu’un flocon de neige qui descendent àterre.

À l’immobilité d’Isabelle, pétrifiée et médusée de terreur, l’enfant l’a-vait crue endormie, et quand elle s’approcha du lit, pour s’assurer si cesommeil était profond, une surprise extrême se peignit sur son visagecouleur de bistre. « La dame au collier ! dit-elle en touchant les perles quibruissaient à son col maigre et brun, la dame au collier ! »

De son côté, Isabelle, à demi morte de peur, avait reconnu la petitefille rencontrée à l’auberge du Soleil bleu et sur la route de Bruyères encompagnie d’Agostin. Elle essaya d’appeler au secours, mais l’enfant luimit la main sur la bouche.

« Ne crie pas, tu ne cours aucun danger ; Chiquita a dit qu’elle necouperait jamais le col à la dame qui lui a donné les perles qu’elle avaitenvie de voler.

— Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant ? fit Isabelle, repre-nant quelque sang-froid à la vue de cet être faible et débile qui ne pou-vait être bien redoutable, et d’ailleurs manifestait certaine reconnaissancesauvage et bizarre à son endroit.

—Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, reprit Chiquita du tonle plus tranquille et comme n’ayant aucun doute sur la légitimité de sonaction ; on m’a choisie pour cela parce que je suis agile et mince commeune couleuvre. Il n’y a guère de trous par où je ne puisse passer.

— Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou ? Pour me voler ?— Oh ! non, répondit Chiquita d’un air dédaigneux ; c’était pour que

les hommes pussent entrer dans la chambre et t’emporter.— Mon Dieu, je suis perdue, s’écria Isabelle en gémissant et en joi-

gnant les mains.— Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verrou fermé. Ils n’ose-

raient forcer la porte, cela ferait du bruit, on viendrait et on les prendrait ;pas si bêtes !

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

— Mais j’aurais crié, je me serais accrochée aux murs, on m’auraitentendue.

—Un bâillon étouffe les cris, dit Chiquita avec l’orgueil d’un artiste quiexplique à un ignorant un secret du métier, une couverture roulée autourdu corps empêche les mouvements. C’est très facile. Le valet d’écurie étaitgagné et il devait ouvrir la porte de derrière.

—i a tramé cee machination odieuse ? dit la pauvre comédienne,tout effarée du péril qu’elle avait couru.

— C’est le seigneur qui a donné de l’argent, oh ! beaucoup d’argent !comme ça, plein les mains ! répondit Chiquita dont les yeux brillèrentd’un éclat cupide et farouche ; mais c’est égal, tu m’as fait cadeau desperles ; je dirai aux autres que tu ne dormais pas, qu’il y avait un hommedans ta chambre et que c’est un coup manqué. Ils s’en iront. Laisse-moi teregarder ; tu es belle et je t’aime, oui, beaucoup, presque autant qu’Agos-tin. Tiens ! fit-elle en avisant sur la table le couteau trouvé dans la char-ree, tu as là le couteau que j’ai perdu, le couteau de mon père. Garde-le,c’est une bonne lame :

and cee vipère vous pique,Pas de remède en la boutique.Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne le coup comme cela ;

de bas en haut, le fer entre mieux. Porte-le dans ton corsage, et quand lesméchants te voudront contrarier, paf ! tu leur fendras le ventre. » Et lapetite commentait ses paroles de gestes assortis.

Cee leçon de couteau, donnée, la nuit, dans cee situation étrangepar cee petite voleuse hagarde et demi-folle, produisait sur Isabelle l’ef-fet d’un de ces cauchemars qu’on essaye en vain de secouer.

« Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigts bien serrés.On ne te fera rien. Maintenant, je m’en vais. Adieu, souviens-toi de Chi-quita ! »

La petite complice d’Agostin approcha une chaise du mur, y monta,se haussa sur les pieds, saisit le barreau, se courba en arc et appuyant lestalons à lamuraille par un soubresaut nerveux, eut bientôt gagné le rebordde l’œil-de-bœuf, par où elle disparut en murmurant comme une sorte devague chanson en prose : « Chiquita passe par les trous de serrure, dansesur la pointe des grilles et les tessons de bouteille sans se faire mal. Bien

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Le capitaine Fracasse Chapitre X

malin qui la prendra ! »Isabelle aendit le jour avec impatience, sans pouvoir fermer l’œil tant

cet événement bizarre l’avait agitée ; mais le reste de la nuit fut tranquille.Seulement quand la jeune fille descendit dans la salle à manger, ses

compagnons furent frappés de sa pâleur et du cercle marbré qui entouraitses yeux. On la pressa de questions et elle raconta son aventure nocturne.Sigognac, furieux, ne parlait de rien moins que de saccager la maisondu duc de Vallombreuse à qui il aribuait, sans hésiter, cee tentativescélérate.

« M’est avis, dit Blazius, qu’il serait urgent de ployer nos décorations,et d’aller nous perdre ou plutôt nous sauver en cet océan de Paris. Leschoses se gâtent. »

Les comédiens se rangèrent à l’opinion du Pédant, et le départ fut fixépour le lendemain.

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CHAPITRE XI

Le Pont-Neuf

I et fastidieux de suivre étape par étape le chariotcomique jusqu’à Paris, la grand-ville ; il n’arriva point pendantla route d’aventure qui mérite d’être racontée. Nos comédiens

avaient la bourse bien garnie et marchaient rondement, pouvant louerdes chevaux et faire de bonnes traites. À Tours et à Orléans la troupe s’ar-rêta pour donner quelques représentations dont la recee satisfit Hérode,plus sensible en sa qualité de directeur et de caissier au succès monnayéqu’à tout autre. Blazius commençait à se rassurer et à rire des terreurs quelui avait inspirées le caractère vindicatif de Vallombreuse. Cependant Isa-belle tremblait encore à cee idée d’enlèvement qui n’avait pas réussi, etplus d’une fois en songe, quoique dans les auberges elle fît chambre com-mune avec Zerbine, elle crut revoir la tête hagarde et sauvage de Chiquitasortir d’une lucarne à fond noir enmontrant toutes ses dents blanches. Ef-frayée par cee vision, elle se réveillait poussant des cris, et sa compagneavait de la peine à la calmer. Sans témoigner autrement d’inquiétude, Si-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

gognac couchait dans la chambre la plus voisine, l’épée sous le chevetet tout habillé en cas d’algarade nocturne. Le jour, il cheminait le plussouvent à pied, au-devant du chariot, en éclaireur, surtout lorsque prèsde la route quelques buissons, taillis, pans de mur ou chaumines ruinées,pouvaient servir de retraite à une embuscade. S’il voyait un groupe devoyageurs à mine suspecte, il se repliait vers la charree où le tyran, Sca-pin, Blazius et Léandre représentaient une respectable garnison, encoreque de ces deux derniers l’un fût vieil et l’autre craintif comme lièvre.D’autres fois, en bon général d’armée qui sait prévenir les feintes de l’en-nemi, il se tenait à l’arrière-garde, car le péril pouvait aussi bien venir dece côté. Mais ces précautions furent inutiles et surérogatoires. Aucune at-taque ne vint surprendre la troupe, soit que le duc n’eût point eu le tempsde la combiner, soit qu’il eût renoncé à cee fantaisie, ou bien encore quela douleur de sa blessure lui retînt le courage.

oiqu’on fût en hiver, la saison n’était pas trop rigoureuse. Biennourris, et s’étant précautionnés à la friperie de vêtements chauds et plusépais que la serge des manteaux de théâtre, les comédiens ne souffraientpas du froid, et la bise n’avait d’autre inconvénient que de faire monteraux joues des jeunes actrices un incarnat un peu plus vif que de coutumeet qui parfois même s’étendait jusque sur leur nez délicat. Ces roses d’-hiver, quoique un peu déplacées, ne leur allaient point mal, car tout siedà de jolies femmes. ant à dame Léonarde, son teint de duègne usé parquarante ans de fard était inaltérable. La bise et l’aquilon n’y faisaient queblanchir.

Enfin l’on arriva vers quatre heures du soir, tout près de la grandeville, du côté de la Bièvre dont on passa le ponceau, en longeant la Seine,ce fleuve illustre entre tous, dont les flots ont l’honneur de baigner lepalais de nos rois et tant d’autres édifices renommés par le monde. Lesfumées que dégorgeaient les cheminées des maisons formaient au basdu ciel un grand banc de brume rousse à demi transparent, derrière le-quel le soleil descendait tout rouge et dépouillé de ses rais. Sur ce fondde lumière sourde se dessinait en gris violâtre le contour des bâtimentsprivés, religieux et publics, que la perspective permeait d’embrasser decet endroit. On apercevait de l’autre côté du fleuve, au-delà de l’île Lou-viers, le bastion de l’Arsenal, les Célestins, et plus en face de soi la pointe

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

de l’île Notre-Dame. La porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devintmagnifique. Notre-Dame apparaissait en plein, se montrant par le chevetavec ses arcs-boutants semblables à des côtes de poisson gigantesque, sesdeux tours carrées et sa flèche aiguë plantée sur le point d’intersection desnefs. D’autres clochetons plus humbles, trahissant au-dessus des toits deséglises ou des chapelles enfouies dans la cohue des maisons, mordaientde leurs dents noires la bande claire du ciel, mais la cathédrale airaitsurtout les regards de Sigognac, qui n’était jamais venu à Paris et que lagrandeur de ce monument étonnait.

Le mouvement des voitures chargées de denrées diverses, le nombredes cavaliers et des piétons qui se croisaient tumultueusement sur le borddu fleuve ou dans les rues qui le longent et où s’engageait parfois le cha-riot pour prendre le plus court, les cris de toute cee foule l’éblouissaientet l’étourdissaient, lui, accoutumé à la vaste solitude des landes et au si-lencemortuaire de son vieux château délabré. Il lui semblait qu’unemeuledemoulin tournât dans sa tête et il se sentait chanceler comme un hommeivre. Bientôt l’aiguille mignonnement ouvrée de la Sainte-Chapelle s’é-lança par-dessus les combles du palais pénétrée par les dernières lueursdu couchant. Les lumières qui s’allumaient piquaient de points rouges lesfaçades sombres des maisons, et la rivière réfléchissait ces lueurs en lesallongeant comme des serpents de feu dans ses eaux noires.

Bientôt se dessinèrent dans l’ombre, le long du quai, l’église et lecloître des Grands-Augustins, et sur le terre-plein du Pont-Neuf, Sigo-gnac vit à sa droite s’ébaucher à travers l’obscurité croissante la formed’une statue équestre, celle du bon roi Henri IV ; mais le chariot tour-nant l’angle de la rue Dauphine nouvellement percée sur les terrains ducouvent fit bientôt disparaître le cavalier et le cheval.

Il y avait dans le haut de la rue Dauphine, près de la porte de ce nom,une vaste hôtellerie où descendaient parfois les ambassades des pays ex-travagants et chimériques. Cee auberge pouvait recevoir à l’improvistede nombreuses compagnies. Les bêtes y étaient toujours sûres de trou-ver du foin au râtelier et les maîtres n’y manquaient jamais de lits. C’é-tait là qu’Hérode avait fixé, comme en un lieu propice, le campement desa horde théâtrale. Le brillant état de la caisse permeait ce luxe ; luxeutile d’ailleurs, car il relevait la troupe en montrant qu’elle n’était point

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composée de vagabonds, escrocs et débauchés, forcés par la misère à cefâcheux métier d’histrions de province, mais bien de braves comédiens àqui leur talent faisait un revenu honnête, chose possible comme il appertdes raisons qu’en donne M. Pierre de Corneille, poète célèbre, en sa piècede l’Illusion comique.

La cuisine où les comédiens entrèrent en aendant qu’on préparâtleurs chambres était grande à y pouvoir accommoder à l’aise le dîner deGargantua ou de Pantagruel. Au fond de l’immense cheminée qui s’ou-vrait rouge et flamboyante, comme la gueule représentant l’enfer dans lagrande diablerie de Douai, brûlaient des arbres tout entiers. À plusieursbroches superposées, que faisait mouvoir un chien se démenant commeun possédé à l’intérieur d’une roue, se doraient des chapelets d’oies, depoulardes et de coqs vierges, brunissaient des quartiers de bœuf, roussis-saient des longes de veaux, sans compter les perdrix, bécassines, cailles etautres menues chasses. Un marmiton à demi cuit lui-même et ruisselantde sueur, bien qu’il ne fût vêtu que d’une simple veste de toile, arrosait cesvictuailles avec une cuillère à pot qu’il replongeait dans la lèchefrite dèsqu’il en avait versé le contenu : vrai travail de Danaïde, car le jus recueillis’écoulait toujours.

Autour d’une longue table de chêne, couverte de mets en préparation,s’agitait tout un monde de cuisiniers, prosecteurs, gâte-sauces, des mainsdesquels les aides recevaient les pièces lardées, troussées, épicées, pourles porter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise et pétillantsd’étincelles, ressemblaient plutôt aux forges de Vulcain qu’à des officinesculinaires, les garçons ayant l’air de cyclopes à travers cee brume en-flammée. Le long des murs brillait une formidable baerie de cuisine decuivre rouge ou de laiton : chaudrons, casseroles de toutes grandeurs,poissonnières à faire cuire le léviathan au court-bouillon, moules de pâ-tisserie façonnés en donjons, dômes, petits temples, casques et turbans deforme sarrasine, enfin toutes les armes offensives et défensives que peutrenfermer l’arsenal du dieu Gaster.

À chaque instant arrivait de l’office quelque robuste servante, auxjoues colorées et mafflues comme les peintres flamands en meent dansleurs tableaux, portant sur la tête ou la hanche des corbeilles pleines deprovisions.

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« Passez-moi la muscade, disait l’un ! un peu de cannelle, s’écriaitl’autre ! Par ici les quatre épices ! remeez du sel dans la boîte ! les clousde girofle ! du laurier ! une barde de lard, s’il vous plaît, bien mince ! souf-flez ce fourneau ; il ne va pas ! éteignez cet autre, il va trop et tout brû-lera comme châtaignes oubliées en la poêle ! versez du jus dans ce coulis !allongez-moi ce roux, car il épaissit ! baez-moi ces blancs d’œufs en pèrefoueeur, ils ne moussent pas ! saupoudrez-moi ce jambonneau de cha-pelure ! tirez de la broche cet oison, il est à point ! encore cinq ou six tourspour cee poularde ! Vite, vite, enlevez le bœuf ! Il faut qu’il soit saignant.Laissez le veau et les poulets :

Les veaux mal cuits, les poulets crus,Font les cimetières bossus.Retenez cela, galopin. N’est pas rôtisseur qui veut. C’est un don du

ciel. Portez ce potage à la reine au numéro 6. i a demandé les caillesau gratin ? Dressez vivement ce râble de lièvre piqué ! » Ainsi se croi-saient dans un gai tumulte les propos substantiels et mots de gueule jus-tifiant mieux leur titre que les mots de gueule gelés entendus de Panurgeà la fonte des glaces polaires, car ils avaient tous rapport à quelque mets,condiment ou friandise.

Hérode, Blazius et Scapin, qui étaient sur leur bouche et gourmandscomme chats de dévote, se pourléchaient les babines à cee éloquence sigrasse, si succulente et si bien nourrie qu’ils disaient hautement préférerà celle d’Isocrate, Démosthène, Eschine, Hortensius, Cicéro et autres telsbavards dont les phrases ne sont que viandes creuses et ne contiennentaucun suc médullaire. « Il me prend des envies, dit Blazius, de baiser surl’une et l’autre joue ce gros cuisinier, gras et ventripotent comme moine,qui gouverne toutes ces casseroles d’un air si superbe. Jamais capitainene fut plus admirable au feu ! »

Aumoment où un valet venait dire aux comédiens que leurs chambresétaient prêtes, un voyageur entra dans la cuisine et s’approcha de la che-minée ; c’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, mince,vigoureux, de physionomie déplaisante quoique régulière. Le reflet dufoyer bordait son profil d’un liséré de feu, tandis que le reste de sa fi-gure baignait dans l’ombre. Cee touche lumineuse accusait une arcadesourcilière assez proéminente abritant un œil dur et scrutateur, un nez

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d’une courbure aquiline dont le bout se rabaait en bec crochu sur unemoustache épaisse, une lèvre inférieure très mince que rejoignait brus-quement un menton ramassé et court comme si la matière eût manqué àla nature pour achever ce masque. Le col que dégageait un rabat de toileplate empesée laissait voir dans sa maigreur ce cartilage en saillie queles bonnes femmes expliquent par un quartier de la pomme fatale restéau gosier d’Adam et que quelques-uns de ses fils n’ont pas avalé encore.Le costume se composait d’un pourpoint en drap gris de fer agrafé surune veste de buffle, d’un haut-de-chausses de couleur brune et de boesde feutre remontant au-dessus du genou et se plissant en vagues spiralesautour des jambes. De nombreuses mouchetures de boue, les unes sèches,les autres fraîches encore, annonçaient une longue route parcourue, et lesmollees des éperons rougies d’un sang noirâtre disaient que, pour arri-ver au terme de son voyage, le cavalier avait dû solliciter impérieusementles flancs de sa monture fatiguée. Une longue rapière, dont la coquille defer ouvragé devait peser plus d’une livre, pendait à un large ceinturon decuir fermé par une boucle en cuivre et sanglant l’échine maigre du com-pagnon. Un manteau de couleur sombre qu’il avait jeté sur un banc avecson chapeau complétait l’accoutrement. Il eût été difficile de préciser àquelle classe appartenait le nouveau venu. Ce n’était ni un marchand, niun bourgeois, ni un soldat. La supposition la plus plausible l’eût fait ran-ger dans la catégorie de ces gentilshommes pauvres ou de petite noblessequi se font domestiques chez quelque grand et s’aachent à sa fortune.

Sigognac, qui n’avait pas l’âme à la cuisine comme Hérode ou Blaziuset que la contemplation de ces triomphantes victuailles n’absorbait point,regardait avec une certaine curiosité ce grand drôle dont la physionomiene lui semblait pas inconnue, bien qu’il ne pût se rappeler ni en quel en-droit ni en quel temps il l’avait rencontrée. Vainement il bait le rappelde ses souvenirs, il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Cependant il sentaitconfusément que ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait en contactavec cet énigmatique personnage qui, peu soucieux de cet examen inqui-sitif dont il paraissait avoir conscience, tourna tout à fait le dos à la salleen se penchant vers la cheminée sous figure de se chauffer les mains deplus près.

Comme sa mémoire ne lui fournissait rien de précis et qu’une plus

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longue insistance eût pu faire naître une querelle inutile, le baron sui-vit les comédiens, qui prirent possession de leurs logis respectifs, et aprèsavoir fait un bout de toilee se réunirent dans une salle basse où était servile souper auquel ils firent fête en gens affamés et altérés. Blazius, clappantde la langue, proclama le vin bon et se versa de nombreuses rasades, sansoublier les verres de ses camarades, car ce n’était point un de ces bibe-rons égoïstes qui rendent à Bacchus un culte solitaire ; il aimait presqueautant faire boire que boire lui-même ; le tyran et Scapin lui rendaientraison ; Léandre craignait, en s’adonnant à de trop fréquentes libations,d’altérer la blancheur de son teint et de se fleurir le nez de bourgeonset bubelees, ornements peu convenables pour un amoureux. ant aubaron, les longues abstinences subies au château de Sigognac lui avaientdonné des habitudes de sobriété castillane dont il ne se départait qu’avecpeine. Il était d’ailleurs préoccupé du personnage entrevu dans la cuisineet qu’il trouvait suspect sans pouvoir dire pourquoi, car rien n’était plusnaturel que l’arrivée d’un voyageur dans une hôtellerie bien achalandée.

Le repas était gai : animés par le vin et la bonne chère, joyeux enfind’être à Paris, cet Eldorado de tous les gens à projets, imprégnés de ceechaude atmosphère si agréable après de longues heures passées au froiddans une charree, les comédiens se livraient aux plus folles espérances.Ils rivalisaient en idée avec l’hôtel de Bourgogne et la troupe du Marais.Ils se voyaient applaudis, fêtés, appelés à la cour, commandant des piècesaux plus beaux esprits du temps, traitant les poètes en grimauds, invitésà des régals par les grands seigneurs, et bientôt roulant carrosse. Léandrerêvait les plus hautes conquêtes, et c’est tout au plus s’il consentait à nepas usurper la reine. oiqu’il n’eût pas bu, sa vanité était ivre. Depuisson aventure avec la marquise de Bruyères, il se croyait décidément ir-résistible, et son amour-propre ne connaissait plus de bornes. Sérafine sepromeait de ne rester fidèle au chevalier de Vidalinc que jusqu’au jouroù se présenterait un plumet mieux fourni et plus huppé. Pour Zerbine,elle avait son marquis qui la devait bientôt rejoindre, et elle ne formaitpoint de projets. Dame Léonarde, étant mise hors de cause par son âgeet ne pouvant servir que d’Iris messagère, ne s’amusait pas à ces futili-tés et ne perdait pas un coup de dent. Blazius lui chargeait son assieeet lui remplissait son gobelet jusqu’au bord avec une rapidité comique,

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plaisanterie que la vieille acceptait de bonne grâce.Isabelle, qui depuis longtemps avait cessé de manger, roulait distrai-

tement entre ses doigts une boulee de mie de pain à laquelle elle donnaitla forme d’une colombe et reposait sur son cher Sigognac, assis à l’autrebout de la table, un regard tout baigné de chaste amour et de tendresse an-gélique. La chaude température de la salle avait fait monter une délicaterougeur à ses joues naguère un peu pâlies par la fatigue du voyage. Elleétait adorablement belle de la sorte, et si le jeune duc de Vallombreuse eûtpu la voir ainsi, son amour se fût exaspéré jusqu’à la rage.

De son côté, Sigognac contemplait Isabelle avec une admiration res-pectueuse ; les beaux sentiments de cee charmante fille le touchaientautant que les araits dont elle était abondamment pourvue, et il regret-tait que par excès de délicatesse elle l’eût refusé pour mari.

Le souper fini, les femmes se retirèrent, ainsi que Léandre et le baron,laissant le trio d’ivrognes émérites achever les bouteilles en vidange, pro-cédé qui sembla trop soigneux au laquais chargé de servir à boire, maisdont une pièce blanche de bonne main le consola.

« Barricadez-vous bien dans votre réduit, dit Sigognac en recondui-sant Isabelle jusqu’à la porte de sa chambre ; il y a tant de gens en ceshôtelleries, qu’on ne saurait trop prendre de sûretés.

— Ne craignez rien, cher baron, répondit la jeune comédienne, maporte ferme par une serrure à trois tours qui pourrait clore une prison.Il y a de plus un verrou long comme mon bras ; la fenêtre est grillée, etnul œil-de-bœuf n’ouvre au mur sa prunelle sombre. Les voyageurs ontsouvent des objets qui pourraient tenter la cupidité des larrons, et leurslogements doivent être clos, de façon hermétique. Jamais princesse deconte de fée menacée d’un sort n’aura été plus en sûreté dans sa tourgardée par des dragons.

— Parfois, répliqua Sigognac, tous les enchantements sont vains etl’ennemi pénètre en la place malgré les phylactères, les tétragrammes etles abracadabras.

— C’est que la princesse, reprit Isabelle en souriant, favorisait l’en-nemi de quelque complicité curieuse ou amoureuse, s’ennuyant d’êtreainsi recluse, encore que ce fût pour son bien ; ce qui n’est point moncas. Donc, puisque je n’ai point peur, moi qui suis de nature plus timide

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

qu’une biche oyant le son du cor et les abois de la meute, vous devez êtrerassuré, vous qui égalez en courage Alexandre et César. Dormez sur l’uneet l’autre oreille. »

Et en signe d’adieu, elle tendit aux lèvres de Sigognac une main flueeet douce dont elle savait préserver la blancheur, aussi bien qu’eût pu lefaire une duchesse, avec des poudres de talc, des pommades de concombreet des gants préparés. and elle fut rentrée, Sigognac entendit tournerla clef dans la serrure, le pêne mordre la gâchee et le verrou grincer dela façon la plus rassurante ; mais comme il meait le pied au seuil de sachambre, il vit passer sur la muraille, découpée par la lumière du falot quiéclairait le corridor, l’ombre d’un homme qu’il n’avait pas entendu veniret dont le corps le frôla presque. Sigognac retourna vivement la tête. C’é-tait l’inconnu de la cuisine se rendant sans doute au logis que l’hôte luiavait assigné. Cela était fort simple ; cependant le baron suivit du regard,jusqu’à ce qu’un coude du corridor le dérobât à sa vue, en faisant mine dene pas rencontrer tout d’abord le trou de la serrure, ce personnage mysté-rieux dont la tournure le préoccupait étrangement. Une porte retombantavec un bruit que le silence qui commençait à régner dans l’auberge ren-dait plus perceptible, lui apprit que l’inconnu était rentré chez lui, et qu’ilhabitait une région assez éloignée de l’auberge.

N’ayant pas envie de dormir, Sigognac se mit à écrire une lere aubrave Pierre, comme il lui avait promis de le faire dès son arrivée à Paris.Il eut soin de former bien distinctement les caractères, car le fidèle do-mestique n’était pas grand docteur et n’épelait guère que la lere moulée.Cee épître était ainsi conçue :

« Mon bon Pierre, me voici enfin à Paris, où, à ce qu’on prétend, jedois faire fortune et relever ma maison déchue, quoique à vrai dire je n’envoie guère le moyen. Cependant quelque heureuse occasion peut me rap-procher de la cour, et si je parviens à parler au roi, de qui toutes grâcesémanent, les services rendus par mes aïeux aux rois ses prédécesseursme seront sans doute comptés. Sa Majesté ne souffrira pas qu’une noblefamille qui s’est ruinée dans les guerres s’éteigne ainsi misérablement.En aendant, faute d’autres ressources, je joue la comédie, et j’ai, à cemétier, gagné quelques pistoles dont je t’enverrai une part dès que j’au-rai trouvé une occasion sûre. J’eusse mieux fait peut-être de m’engager

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

comme soldat en quelque compagnie ; mais je ne voulais pas contraindrema liberté, et d’ailleurs quelque pauvre qu’il soit, obéir répugne à celuidont les ancêtres ont commandé et qui n’a jamais reçu d’ordres de per-sonne. Et puis la solitude m’a fait un peu indomptable et sauvage. La seuleaventure de marque que j’aie eue en ce long voyage, c’est un duel avecun certain duc fort méchant et très grand spadassin, dont je suis sorti àma gloire, grâce à tes bonnes leçons. Je lui ai traversé le bras de part enpart, et rien ne m’était plus facile que de le coucher mort sur le pré, carsa parade ne vaut pas son aaque, étant plus fougueux que prudent etmoins ferme que rapide. Plusieurs fois il s’est découvert, et j’aurais pu ledépêcher au moyen d’un de ces coups irrésistibles que tu m’as enseignésavec tant de patience pendant ces longs assauts que nous faisions dansla salle basse de Sigognac, la seule dont le plancher fût assez solide pourrésister à nos appels de pieds, afin de tuer le temps, de nous dégourdir lesdoigts et de gagner le sommeil par la fatigue. Ton élève te fait honneur,et j’ai beaucoup grandi en la considération générale après cee victoirevraiment trop facile. Il paraît que je suis décidément une fine lame, ungladiateur de premier ordre. Mais laissons cela. Je pense souvent, malgréles distractions d’une nouvelle vie, à ce pauvre vieux château dont lesruines s’écroulent sur les tombes de ma famille et où j’ai passé ma tristejeunesse. De loin, il ne me paraît plus si laid ni si maussade ; même il ya des moments où je me promène en idée à travers ces salles désertes,regardant les portraits jaunis qui, si longtemps, ont été ma seule compa-gnie et faisant craquer sous mon pied quelque éclat de vitre tombé d’unefenêtre effondré, et cee rêverie me cause une sorte de plaisir mélanco-lique. Cela me ferait aussi une vive joie de revoir ta bonne vieille face bru-nie par le soleil, éclairée à mon aspect d’un sourire cordial. Et, pourquoirougirai-je de le dire ? je voudrais bien entendre le rouet de Béelzébuth,l’aboi de Miraut et le hennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblaitses dernières forces pour me porter, bien que je ne fusse guère lourd. Lemalheureux que les hommes délaissent donne une part de son âme auxanimaux plus fidèles que l’infortune n’effraye pas. Ces braves bêtes quim’aimaient vivent-elles encore, et paraissent-elles se souvenir de moi etme regreer ? As-tu pu, du moins, en cet habitacle de misère, les empê-cher de mourir de faim et prélever sur ta maigre pitance un lopin à leur

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jeter ? Tâchez de vivre tous jusqu’à ce que je revienne pauvre ou riche,heureux ou désespéré, pour partager mon désastre ou ma fortune, et finirensemble, selon que le sort en disposera, dans l’endroit où nous avonssouffert. Si je dois être le dernier des Sigognac, que la volonté de Dieus’accomplisse ! Il y a encore pour moi une place vide dans le caveau demes pères.

« BARON DE SIGOGNAC. »Le baron scella cee lere d’une bague à cachet, seul bijou qu’il

conservât de son père et qui portait gravées les trois cigognes sur champd’azur ; il écrivit l’adresse et serra la missive dans un portefeuille pourl’envoyer quand partirait quelque courrier pour la Gascogne. Du châteaude Sigognac, où l’idée de Pierre l’avait transporté, son esprit revint à Pa-ris et à la situation présente. oique l’heure fût avancée, il entendaitvaguement bruire autour de lui ce murmure sourd d’une grande ville qui,de même que l’Océan, ne se tait jamais alors même qu’elle semble reposer.C’était le pas d’un cheval, le roulement d’un carrosse s’éteignant dans lelointain ; quelque chanson d’ivrogne aardé, quelque cliquetis de rapièresfroissées l’une contre l’autre, un cri de passant assailli par les tire-lainedu Pont-Neuf, un hurlement de chien perdu ou toute autre rumeur indis-tincte. Parmi ces bruits, Sigognac crut distinguer dans le corridor un pasd’homme boé marchant avec précaution comme s’il ne voulait pas êtreentendu. Il éteignit la lumière pour que le rayon ne le décelât point, et,entrouvrant sa porte, il vit dans les profondeurs du couloir un individusoigneusement embossé d’une cape de couleur sombre, qui se dirigeaitvers la chambre du premier voyageur dont la tournure lui avait paru sus-pecte. elques instants après, un autre compagnon, dont la chaussurecraquait, bien qu’il s’efforçât de rendre sa démarche légère, prit le mêmechemin que le premier. Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’un troi-sième gaillard d’une mine assez truculente apparut sous le reflet douteuxde la lanterne près de s’éteindre et s’engagea dans le couloir. Il était armécomme les deux autres, et un long estoc relevait par derrière le bord desa cape. L’ombre qui projetait sur son visage le bord d’un feutre à plumenoire ne permeait pas d’en distinguer les traits.

Cee procession d’escogriffes sembla par trop intempestive et bizarreà Sigognac, et ce nombre de quatre lui rappela le guet-apens dont il avait

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failli être victime dans la ruelle de Poitiers, au sortir du théâtre, après saquerelle avec le duc de Vallombreuse. Ce fut un trait de lumière pour lui,et il reconnut dans l’homme qui l’avait tant intrigué à la cuisine le faquindont l’agression eût pu lui être fatale s’il ne s’y était aendu. C’était biencelui qui avait roulé les quatre fers en l’air, le chapeau enfoncé jusqu’auxépaules, sous les coups de plat d’épée que le capitaine Fracasse lui admi-nistrait de bon courage. Les autres devaient être ses compagnons vaillam-ment mis en déroute par Hérode et Scapin. el hasard, ou, pour mieuxparler, quel complot les réunissait juste à l’auberge où la troupe avait prisses quartiers et le soir même de son arrivée ? Il fallait qu’ils l’eussent suiviétape par étape. Et cependant Sigognac avait bien surveillé la route ; maiscomment démêler un adversaire dans un cavalier qui passe d’un air indif-férent et ne s’arrête point, vous jetant à peine ce regard vague qu’excite,en voyage, toute rencontre ? Ce qu’il y avait de sûr, c’est que la haine etl’amour du jeune duc ne s’étaient point endormis et cherchaient à se sa-tisfaire tous les deux. Sa vengeance tâchait d’envelopper dans le mêmefilet Isabelle et Sigognac. Très brave de sa nature, le baron ne redoutaitpas pour lui les entreprises de ces drôles gagés que le vent de sa bonnelame eût mis en fuite, et qui ne devaient pas être plus courageux avecl’épée qu’avec le bâton ; mais il redoutait quelque lâche et subtile machi-nation à l’encontre de la jeune comédienne. Il prit donc ses précautionsen conséquence, et résolut de ne pas se coucher. Allumant toutes les bou-gies qui se trouvaient dans sa chambre, il ouvrit sa porte de façon à cequ’une masse de clarté se projetât sur la muraille opposée du corridor àl’endroit même où donnait l’huis d’Isabelle ; puis il s’assit tranquillementaprès avoir tiré son épée ainsi que sa dague, pour les avoir prêtes à lamain s’il arrivait quelque chose. Il aendit longtemps sans rien voir. Déjàdeux heures avaient sonné au carillon de la Samaritaine et à l’horloge plusvoisine des Grands-Augustins, lorsqu’un léger frôlement se fit entendre,et bientôt dans le cadre lumineux découpé sur le mur apparut incertain,hésitant et l’air fort penaud le premier individu, qui n’était autre que Mé-rindol, l’un des breeurs du duc de Vallombreuse. Sigognac se tenait de-bout sur le seuil, l’épée au poing, prêt à l’aaque et à la défense, avec unemine si héroïque, si fière et si triomphante que Mérindol passa sans motdire et baissant la tête. Les trois autres, venant à la file et surpris par ce

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flot de brusque lumière au centre de laquelle flamboyait terriblement lebaron, s’esquivèrent le plus lestement qu’ils purent, et même le dernierlaissa tomber une pince, destinée sans doute à forcer la porte du capitaineFracasse pendant son sommeil. Le baron les salua d’un geste dérisoire, etbientôt un bruit de chevaux qu’on tirerait de l’écurie se fit entendre dansla cour. Les quatre coquins, leur coup manqué, détalaient à toute bride.

Au déjeuner, Hérode dit à Sigognac : « Capitaine, la curiosité ne vouspoint-elle pas d’aller visiter un peu cee ville, une des principales de cemonde, et dont on fait tant de récits ? Si cela vous est agréable, je vousservirai de guide et de pilote, connaissant de longue main, pour les avoirpratiqués en mon adolescence, les récifs, écueils, bas-fonds, Euripes, Cha-rybdes et Scyllas de cee mer périculeuse aux étrangers et provinciaux.Je serai votre Palinurus, et ne me laisserai point choir le nez dans l’onde,comme celui dont parle Virgilius Maro. Nous sommes ici tout portés pourvoir le spectacle, le Pont-Neuf étant pour Paris ce qu’était la voie Sacréepour Rome, le passage, rendez-vous et galerie péripatétique des nouvel-listes, gobe-mouches, poètes, escrocs, tire-laine, bateleurs, courtisanes,gentilshommes, bourgeois, soudards et gens de tous états.

— Votre proposition m’agrée fort, brave Hérode, répondit Sigognac,mais prévenez Scapin qu’il reste à l’hôtel, et de son œil de renard sur-veille les allants et venants dont les façons ne seraient pas bien claires.’il ne quie pas Isabelle. La vengeance de Vallombreuse rôde autourde nous, cherchant à nous dévorer. Cee nuit j’ai revu les quatre ma-rauds que nous avons si bien accommodés en la ruelle de Poitiers. Leurdessein était, je l’imagine, de forcer ma porte, de me surprendre au milieude mon sommeil et de me faire un mauvais parti. Comme je veillais avecl’idée de quelque embûche à l’endroit de notre jeune amie, leur projet n’apu s’effectuer, et, se voyant découverts, ils se sont sauvés dare-dare surleurs chevaux, qui les aendaient tout sellés à l’écurie sous prétexte qu’ilsvoulaient matinalement partir.

— Je ne pense pas, répondit le tyran, qu’ils osent rien tenter de jour.L’aide viendrait au moindre appel, et ils doivent d’ailleurs avoir encore lenez cassé de leur déconvenue. Scapin, Blazius et Léandre suffiront bien àgarder Isabelle jusqu’à notre rentrée au logis. Mais, de crainte de quelquequerelle ou algarade par les rues, je vais prendre mon épée pour appuyer

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la vôtre au besoin. »Cela dit, le tyran boucla sonmajestueux abdomen d’un ceinturon sou-

tenant une longue et solide rapière. Il jeta sur le coin de son épaule unpetit manteau court qui ne pouvait embarrasser ses mouvements, et ilenfonça jusqu’au sourcil son feutre à plume rouge ; car il faut se méfier,quand on passe les ponts, du vent de bise ou de galerne, lequel a bien-tôt fait d’envoyer un chapeau à la rivière, au grand ébaudissement despages, laquais et galopins. Telle était la raison que donnait Hérode decee coiffure ainsi rabaue, mais l’honnête comédien pensait que celapourrait peut-être nuire plus tard à Sigognac gentilhomme d’avoir été vupubliquement avec un histrion. C’est pourquoi il dissimulait autant quepossible sa figure trop connue du populaire.

À l’angle de la rue Dauphine, Hérode fit remarquer à Sigognac, sousle porche des Grands-Augustins, les gens qui venaient acheter la viandesaisie chez les bouchers les jours défendus et se ruaient pour en avoirquelque quartier à bas prix. Il lui montra aussi les nouvellistes, agitantentre eux les destins des royaumes, remaniant à leur gré les frontières,partageant les empires et rapportant de point en point les discours queles ministres avaient tenus seuls en leurs cabinets. Là se débitaient les ga-zees, les libelles, écrits satiriques et autres menues brochures colportéessous le manteau. Tout ce monde chimérique avait la mine hâve, l’air fouet le vêtement délabré.

« Ne nous arrêtons pas, dit Hérode, à écouter leurs billevesées, nousn’en aurions jamais fini ; à moins pourtant que vous ne teniez à savoir ledernier édit du sophi de Perse ou le cérémonial usité à la cour du Prêtre-Jean. Avançons de quelques pas et nous allons jouir d’un des plus beauxspectacles de l’univers, et tels que les théâtres n’en présentent point dansleurs décorations de pièces à machines. »

En effet, la perspective qui se déploya devant les yeux de Sigognacet de son guide, lorsqu’ils eurent franchi les arches jetées sur le petitcours de l’eau, n’avait pas alors et n’a pas encore de rivale au monde.Le premier plan en était formé par le pont lui-même avec les gracieusesdemi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile. Le Pont-Neuf n’était paschargé, comme le pont au Change et le pont Saint-Michel, de deux filesde hautes maisons.

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Le grand monarque qui l’avait fait bâtir n’avait pas voulu que de ché-tives et maussades constructions obstruassent la vue du somptueux palaisoù résident nos rois, et qu’on découvre de ce point en tout son dévelop-pement.

Sur le terre-plein formant la pointe de l’île, avec l’air calme d’unMarc-Aurèle, le bon roi chevauchait sa monture de bronze au sommet d’unpiédestal où s’adossait à chaque angle un captif de métal se contournantdans ses liens. Une grille en fer bau, à riches volutes, l’entourait pourpréserver sa base des familiarités et irrévérences de la plèbe ; car, parfois,enjambant la grille, les polissons se risquaient à monter en croupe dudébonnaire monarque, surtout les jours d’entrée royale ou d’exécutioncurieuse. Le ton sévère du bronze se détachait en vigueur sur le vaguede l’air et le fond des coteaux lointains qu’on apercevait au-delà du pontRouge.

Du côté de la rive gauche, au-dessus des maisons, jaillissait la flèchede Saint-Germain des Prés, la vieille église romane, et se dressaient leshauts toits de l’hôtel de Nevers, grand palais toujours inachevé. Un peuplus loin, la tour, antique reste de l’hôtel de Nesle, trempait son pied dansla rivière, au milieu d’un monceau de décombres, et quoique depuis long-temps à l’état de ruine, gardait encore une fière aitude sur l’horizon.Au-delà, s’étendait la Grenouillère, et dans une vague brume azurée l’ondistinguait au bord du ciel les trois croix plantées au haut du Calvaire oumont Valérien.

Le Louvre occupait splendidement la rive droite éclairée et dorée parun gai rayon de soleil, plus lumineux que chaud, comme peut l’être unsoleil d’hiver, mais qui donnait un singulier relief aux détails de cee ar-chitecture à la fois noble et riche. La longue galerie réunissant le Louvreaux Tuileries, dispositionmerveilleuse qui permet au roi d’être tour à tourquand bon lui semble, dans sa bonne ville ou dans la campagne, déployaitses beautés nonpareilles, fines sculptures, corniches historiées, bossagesvermiculés, colonnes et pilastres à égaler les constructions des plus ha-biles architectes grecs ou romains.

À partir de l’angle où s’ouvre le balcon de Charles IX le bâtiment fai-sait une retraite, laissant place à des jardins et à des constructions para-sites, champignons poussés au pied de l’ancien édifice. Sur le quai, des

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ponceaux arrondissaient leurs arcades, et un peu plus en aval que la tourde Nesle s’élevait une tour, reste du vieux Louvre de Charles V, flanquantla porte bâtie entre le fleuve et le palais. Ces deux vieilles tours, couplées àla mode gothique, se faisant face diagonalement, ne contribuaient pas peuà l’agrément de la perspective. Elles rappelaient le temps de la féodalité, ettenaient leur place parmi les architectures neuves et de bon goût, commeune chaire à l’antique ou quelque vieux dressoir en chêne curieusementouvré au milieu de meubles modernes plaqués d’argent et de dorures. Cesreliques des siècles disparus donnent aux cités une physionomie respec-table, et l’on devrait bien se garder de les faire disparaître.

Au bout du jardin des Tuileries, où finit la ville, on distinguait la portede la Conférence, et le long du fleuve, au-delà du jardin, les arbres duCours-la-Reine, promenade favorite des courtisans et personnes de qua-lité qui vont là faire montre de leurs carrosses.

Les deux rives, dont nous venons de tirer un crayon rapide, enca-draient comme deux coulisses la scène animée que présentait la rivièresillonnée de barques allant d’un bord à l’autre, obstruée de bateaux amar-rés et groupés près de la berge, ceux-là chargés de foin, ceux-ci de boiset autres denrées. Près du quai, au bas du Louvre, les galiotes royales at-tiraient l’œil par leurs ornements sculptés et dorés et leurs pavillons auxcouleurs de France.

En ramenant le regard vers le pont, on apercevait par-dessus les faîtesaigus des maisons semblables à des cartes appuyées l’une contre l’autre,les clochetons de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ce point de vue suffisam-ment contemplé, Hérode conduisit Sigognac devant la Samaritaine.

« Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds qui restent là de longsespaces de temps à aendre que le clocheteur de métal frappe l’heure surle timbre de l’horloge, il y faut aller et faire comme les autres. Un peu debadauderie ne messied point au voyageur nouveau débarqué. Il y auraitplus de sauvagerie que de sagesse àmépriser avec rebuffades sourcilleusesce qui fait le charme du populaire. »

C’est en ces termes que le tyran s’excusait près de son compagnonpendant que tous deux faisaient pied de grue au bas de la façade du petitédifice hydraulique, et regardaient, aendant aussi que l’aiguille arrivâtà mere en branle le joyeux carillon, le Jésus de plomb doré parlant à la

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Samaritaine accoudée sur la margelle du puits, le cadran astronomiqueavec son zodiaque et sa pomme d’ébène marquant le cours du soleil et dela lune, le mascaron vomissant l’eau puisée au fleuve, l’Hercule à gainesupportant tout ce système de décoration, et la statue creuse servant degirouee comme la Fortune à la Dogana de Venise et la Giralda à Séville.

La pointe de l’aiguille aeignit enfin le chiffre X ; les clochees semirent à tintinnabuler le plus joyeusement du monde avec leurs petitesvoix grêles, argentines ou cuivrées, chantant un air de sarabande ; le clo-cheteur leva son bras d’airain, et le marteau descendit autant de fois surle timbre qu’il y avait d’heures à piquer. Ce mécanisme, ingénieusementélaboré par le Flamand Lintlaer, amusa beaucoup Sigognac, lequel, bienque spirituel de nature, était fort neuf en beaucoup de choses, n’ayantjamais quié sa gentilhommière au milieu des landes.

« Maintenant, dit Hérode, tournons-nous de l’autre côté ; la vue n’estdu tout si magnifique par là. Les maisons du pont au Change la bornenttrop étroitement. Les bâtisses du quai de la Mégisserie ne valent rien ;cependant cee tour Saint-Jacques, ce clocher de Saint-Médéric et cesflèches d’églises lointaines annoncent bien leur grande ville. Et sur l’île dupalais, au quai du grand cours de l’eau, ces maisons régulières de briquesrouges, reliées par des chaînes de pierre blanche, ont un aspect monu-mental que termine heureusement la vieille tour de l’Horloge coiffée deson toit en éteignoir, qui souvent perce à propos la brume du ciel. Ceeplace Dauphine ouvrant son triangle en face du Roi de bronze, et laissantvoir la porte du Palais, peut se ranger parmi les mieux ordonnées et lesplus propres. La flèche de la Sainte-Chapelle, cee église à deux étages, sicélèbre par son trésor et ses reliques, domine de façon gracieuse ses hautstoits d’ardoises percés de lucarnes ornementées et qui luisent d’un éclattout neuf, car il n’y a pas longtemps que cesmaisons sont bâties, et enmonenfance j’ai joué à la marelle sur le terrain qu’elles occupent ; grâce à lamunificence de nos rois, Paris s’embellit tous les jours à la grande admira-tion des étrangers, qui, de retour dans leur pays, en racontent merveilles,le trouvant amélioré, agrandi et quasi neuf à chaque voyage.

— Ce qui m’étonne, répondait Sigognac, encore plus que la grandeur,richesse et somptuosité des bâtiments tant publics que privés, c’est lenombre infini des gens qui pullulent et grouillent en ces rues, places et

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ponts comme des fourmis dont on vient de renverser la fourmilière, etqui courent éperdus de çà, de là, avec des mouvements dont on ne peutsoupçonner le but. Il est étrange à penser que, parmi les individus quicomposent cee inépuisable multitude, chacun a une chambre, un lit bonou mauvais, et mange à peu près tous les jours, sans quoi il mourrait demalemort.el prodigieux amas de victuailles, combien de troupeaux debœufs, de muids de farine, de poinçons de vin il faut pour nourrir tout cemonde amoncelé sur le même point, tandis qu’en nos landes on rencontreà peine un habitant de loin en loin ! »

En effet, l’affluence du populaire qui circulait sur le Pont-Neuf avaitde quoi surprendre un provincial. Au milieu de la chaussée se suivaient etse croisaient des carrosses à deux ou quatre chevaux, les uns fraîchementpeints et dorés, garnis de velours avec glaces aux portières se balançantsur un moelleux ressort, peuplés de laquais à l’arrière-train et guidés pardes cochers à trognes vermeilles en grande livrée, qui contenaient à peine,parmi cee foule, l’impatience de leur aelage ; les autres moins brillants,aux peintures ternies, aux rideaux de cuir, aux ressorts énervés, traînéspar des chevaux beaucoup plus pacifiques dont la mèche du fouet avaitbesoin de réveiller l’ardeur et qui annonçaient chez leurs maîtres unemoindre opulence. Dans les premiers, à travers les vitres, on apercevaitdes courtisans magnifiquement vêtus, des dames coqueement aifées ;dans les seconds des robins, docteurs et autres personnages graves. À toutcela se mêlaient des charrees chargées de pierre, de bois ou de tonneaux,conduites par des charretiers brutaux à qui les embarras faisaient renierDieu avec une énergie endiablée. À travers ce dédale mouvant de chars,les cavaliers cherchaient à se frayer un passage et ne manœuvraient passi bien qu’ils n’eussent parfois la boe effleurée et croée par un moyeude roue. Les chaises à porteurs, les unes de maîtres, les autres de louage,tâchaient de se tenir sur les bords du courant pour n’en être point en-traînées, et longeaient autant que possible les parapets du pont. Vint àpasser un troupeau de bœufs, et le désordre fut à son comble. Les bêtescornues, nous ne voulons pas parler des bipèdes mariés qui lors traver-saient le Pont-Neuf, mais bien des bœufs, couraient çà et là, baissant latête, effarés, harcelés par les chiens, bâtonnés par les conducteurs. À leurvue les chevaux s’effrayaient, piaffaient et faisaient des pétarades. Les

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passants se sauvaient de peur d’être encornés, et les chiens se glissantentre les jambes des moins lestes les écartaient du centre de gravité etles faisaient choir plats comme porcs. Même une dame fardée et mouche-tée, toute passequillée de jayet et de rubans couleur de feu, qui semblaitquelque prêtresse de Vénus en quête d’aventure, trébucha de ses hautspatins et s’étala sur le dos, sans se faire mal, comme ayant habitude detelles chutes, ne manquèrent pas à dire les mauvais plaisants qui lui don-nèrent la main pour se relever. D’autres fois, c’était une compagnie desoldats se rendant à quelque poste, enseignes déployées et tambour entête, et il fallait bien que la foule fît place à ces fils de Mars accoutumés àne point rencontrer de résistance.

« Tout ceci, dit Hérode à Sigognac que ce spectacle absorbait, n’estque de l’ordinaire. Tâchons de fendre la presse et de gagner les endroitsoù se tiennent les originaux du Pont-Neuf, figures extravagantes et falotesqu’il est bon de considérer de plus près. Nulle autre ville que Paris n’enproduit de si hétéroclites. Elles poussent entre ses pavés comme fleursou plutôt champignons difformes et monstrueux auxquels aucun sol neconvient comme cee boue noire. Eh ! tenez, voici précisément le Péri-gourdin du Maillet, dit le poète croé, qui fait la cour au roi de bronze.Les uns prétendent que c’est un singe échappé de quelque ménagerie ;d’autres affirment que c’est un des chameaux ramenés par M. de Nevers.On n’a pas encore résolu le problème : moi je le tiens pour homme à safolie, à son arrogance, à sa malpropreté. Les singes cherchent leur ver-mine et la croquent par esprit de vengeance et représailles : lui, ne prendpas un tel soin ; les chameaux se lissent le poil et s’aspergent de poussièrecomme de poudre d’iris ; ils ont d’ailleurs plusieurs estomacs et ruminentleur nourriture : ce que celui-ci ne saurait faire, car il a toujours le jabotvide comme la tête. Jetez-lui quelque aumône ; il la prendra en maugréantet en vous maudissant. C’est donc bien un homme, puisqu’il est fol, saleet ingrat. »

Sigognac tira de son escarcelle une pièce blanche qu’il tendit au poète,qui, d’abord, enfoncé dans une rêverie profonde comme sont d’habitudeces gens blessés de cervelle et fantastiques d’humeur, ne voyait pas le ba-ron planté devant lui. Il l’aperçut enfin, et sortant de sa méditation creuse,il prit la pièce d’un geste brusque et fou et la plongea dans sa pochee en

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

grommelant quelques vagues injures, puis, le démon des vers s’emparantde nouveau de lui, il se mit à brocher des babines, à rouler des yeux, à fairedes grimaces aussi curieuses au moins que celles des mascarons sculptéspar Germain Pilon sous la corniche du Pont-Neuf, accompagnant le toutde mouvements de doigts pour scander les pieds du vers qu’il murmu-rait entre ses dents, qui le rendaient semblable à un joueur de mourre, etréjouissaient les polissons réunis en cercle autour de lui.

Ce poète, il faut le dire, était plus singulièrement accoutré que l’ef-figie de Mardi-Gras, quand on la mène brûler au mercredi des Cendres,ou qu’un de ces mannequins qu’on suspend dans les vergers ou dans lesvignes pour effrayer la gourmandise des oiseaux. On eût dit, à le voir, quele clocheteur de la Samaritaine, le petit More du Marché-Neuf ou le Jac-quemard de Saint-Paul se fussent allés vêtir à la friperie. Un vieux feutreroussi par le soleil, lavé par la pluie, ceint d’un cordon de graisse, accrêté,en guise de plumet, d’une plume de coq rongée aux mites, plus compa-rable à une chausse à filtrer d’apothicaire qu’à une coiffure humaine, luidescendait jusqu’au sourcil, le forçant à relever le nez pour voir, car lesyeux étaient presque occultés sous ce bord flasque et crasseux. Son pour-point, d’une étoffe et d’une couleur indescriptibles, paraissait demeilleurehumeur que lui, car il riait par toutes les coutures. Ce vêtement facétieuxcrevait de gaieté et aussi de vieillesse, ayant vécu plus d’années que Ma-thusalem. Une lisière de drap de frise lui servait de ceinture et de baudrier,et soutenait en guise d’épée un fleuret démoucheté dont la pointe, commeun soc de charrue, creusait le pavé derrière lui. Des grègues de satin jaune,qui jadis avaient déguisé les masques à quelque entrée de ballet, s’englou-tissaient dans des boes, l’une de pêcheur d’huîtres, en cuir noir, l’autreà genouillère, en cuir blanc de Russie, celle-ci à pied plat, l’autre à piedtortu, ergotée d’un éperon, et que sa semelle feuilletée eût abandonnéedepuis longtemps sans le secours d’une ficelle faisant plusieurs tours surle pied comme les bandelees d’un cothurne antique. Un roquet de bour-racan rouge, que toutes les saisons retrouvaient à son poste, complétaitcet ajustement qui eût fait honte à un cueilleur de pommes du Perche, etdont notre poète ne semblait pas médiocrement fier. Sous les plis du ro-quet, à côté du pommeau de la bree chargée sans doute de le défendre,un chignon de pain montrait son nez.

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Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquées au-dessus de chaquepile, un aveugle, accompagné d’une grosse commère qui lui servaitd’yeux, braillait des couplets gaillards, ou d’un ton comiquement lugubre,psalmodiait une complainte sur la vie, les forfaits et la mort d’un criminelcélèbre. À un autre endroit, un charlatan, revêtu d’un costume en sergerouge, se démenait, un pélican à la main, sur une estrade enjolivée par desguirlandes de dents canines, incisives ou molaires, enfilées dans des filsde laiton. Il débitait aux badauds aroupés une harangue où il se faisaitfort d’enlever sans douleur (pour lui-même) les chicots les plus rebelleset les mieux enracinés, d’un coup de sabre ou de pistolet, au choix despersonnes, à moins, cependant, qu’elles ne préférassent être opérées parles moyens ordinaires. « Je ne les arrache pas. . . s’écriait-il d’une voixglapissante. Je les cueille ! Allons, que celui d’entre vous qui jouit d’unemauvaise denture entre dans le cercle sans crainte, et je vais le guérir àl’instant ! »

Une espèce de rustre, dont la joue ballonnée témoignait qu’il souffraitd’une fluxion, vint s’asseoir sur la chaise, et l’opérateur lui plongea dansla bouche la redoutable pince d’acier poli. Le malheureux, au lieu de seretenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent, qui avait bien de la peine à seséparer de lui, et se soulevait à plus de deux pieds en l’air, ce qui amusaitbeaucoup la foule. Une saccade brusquement donnée finit son supplice,et l’opérateur brandit au-dessus des têtes son trophée tout sanglant !

Pendant cee scène grotesque, un singe, aaché sur l’estrade par unechaînee rivée à un ceinturon de cuir qui lui sanglait les reins, contrefai-sait d’une façon comique les cris, gestes et contorsions du patient.

Ce spectacle ridicule ne retint pas longtemps Hérode et Sigognac, quis’arrêtèrent plus volontiers aux marchands de gazees et aux bouqui-nistes installés sur les parapets. Même le tyran fit remarquer à son com-pagnon un gueux tout déguenillé qui s’était établi en dehors du pont, surl’épaisseur de la corniche, sa béquille et son écuelle auprès de lui, et delà haussant le bras, meait son chapeau crasseux sous le nez des genspenchés pour feuilleter un livre ou regarder le cours de l’eau, afin qu’ils yjetassent un double ou un teston, ou plus s’il leur plaisait, car il ne refusaitaucune monnaie, étant bien capable de faire passer la fausse.

« Chez nous, dit Sigognac, il n’y a que les hirondelles qui logent aux

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corniches, ici ce sont les hommes !— Vous appelez ce maraud un homme ! dit Hérode, c’est bien de la

politesse, mais chrétiennement il ne faut mépriser personne. Au reste, ily a de tout sur ce pont, peut-être même d’honnêtes gens, puisque nousy sommes. D’après le proverbe, on n’y saurait passer sans rencontrer unmoine, un cheval blanc et une drôlesse. Voici précisément un frocard quise hâte faisant claquer sa sandale, le cheval n’est pas loin ; eh ! pardieuregardez devant vous ; cee rosse qui fait la courbee comme entre lespiliers. Il ne manque plus que la courtisane. Nous n’aendrons pas long-temps. Au lieu d’une il en vient trois, la gorge découverte, fardées enroue de carrosse, et riant d’un rire affecté pour montrer leurs dents. Leproverbe n’a pas menti. »

Tout à coup un tumulte se fit entendre à l’autre bout du pont, et lafoule courut au bruit. C’étaient des breeurs qui s’escrimaient sur le terre-plein au pied de la statue, comme en l’endroit le plus libre et le plus dé-gagé. Ils criaient : Tue ! tue ! et faisaient mine de se charger avec furie.Mais ce n’étaient qu’estocades simulées, que boes retenues et courtoisescomme dans les duels de comédie, où, tant tués que blessés, il n’y a ja-mais personne de mort. Ils se baaient deux contre deux, et paraissaientanimés d’une rage extrême, écartant les épées qu’interposaient leurs com-pagnons pour les séparer. Cee feinte querelle avait pour but de produireun rassemblement pour que, parmi la foule, les coupe-bourses et les tire-laine pussent faire leurs coups tout à l’aise. En effet, plus d’un curieuxqui était entré dans le groupe un beau manteau doublé de panne sur l’é-paule, et la pochee bien garnie, sortit de la presse en simple pourpoint,et ayant dépensé son argent sans le savoir. Sur quoi les breeurs, quine s’étaient jamais brouillés, s’entendant comme larrons en foire qu’ilsétaient, se réconcilièrent et se secouèrent la main avec grande affectionde loyauté, déclarant l’honneur satisfait. Ce qui n’était vraiment pas dif-ficile ; l’honneur de tels maroufles ne devait point avoir de bien sensiblesdélicatesses.

Sigognac, sur l’avis d’Hérode, ne s’était pas trop approché des com-baants, de sorte qu’il ne pouvait les voir que confusément à travers lesinterstices que laissaient au regard les têtes et les épaules des curieux. Ce-pendant il lui sembla reconnaître dans ces quatre drôles les hommes, dont

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il avait, la nuit précédente, surveillé les mystérieuses allures à l’aubergede la rue Dauphine, et il communiqua son soupçon à Hérode. Mais déjàles breeurs s’étaient prudemment éclipsés derrière la foule, et il eût étéplus malaisé de les retrouver qu’une aiguille en un tas de foin.

« Il est possible, dit Hérode, que cee querelle n’ait été qu’un coupmonté pour vous airer sur ce point, car nous devons être suivis par lesémissaires du duc de Vallombreuse. Un des breeurs eût feint d’être gênéou choqué de votre présence, et, sans vous laisser le temps de dégainer, ilvous eût porté comme par mégarde quelque boe assassine, et, au besoin,ses camarades vous auraient achevé. Le tout eût été mis sur le dos d’unerencontre et rixe fortuite. En de telles algarades, celui qui a reçu les coupsles garde. La préméditation et le guet-apens ne se peuvent prouver.

— Cela me répugne, répondit le généreux Sigognac, de croire un gen-tilhomme capable de cee bassesse de faire assassiner son rival par desgladiateurs. S’il n’est pas satisfait d’une première rencontre, je suis prêtà croiser de nouveau le fer avec lui, jusqu’à ce que la mort de l’un ou del’autre s’ensuive. C’est ainsi que les choses se passent entre gens d’hon-neur.

— Sans doute, répliqua Hérode, mais le duc sait bien, quelque enragéqu’il soit d’orgueil, que l’issue du combat ne pourrait manquer de lui êtrefuneste. Il a tâté de votre lame et en a senti la pointe. Croyez qu’il conservede sa défaite une rancune diabolique, et ne sera pas délicat sur les moyensd’en tirer vengeance.

— S’il ne veut pas l’épée, baons-nous à cheval au pistolet, dit Sigo-gnac, il ne pourra ainsi arguer de ma force à l’escrime. »

En discourant de la sorte, les deux compagnons gagnèrent le quai del’Ecole, et là un carrosse faillit écraser Sigognac, encore qu’il se fût rangépromptement. Sa taille mince lui valut de n’être pas aplati sur la muraille,tant la voiture le serrait de près, bien qu’il y eût de l’autre côté assez deplace, et que le cocher, par une légère inflexion imprimée à ses chevaux,eût pu éviter ce passant qu’il semblait poursuivre. Les glaces de ce car-rosse étaient levées, et les rideaux intérieurs abaissés ; mais qui les eûtécartés eût vu un seigneur magnifiquement habillé, dont une bande detaffetas noir plié en écharpe soutenait le bras. Malgré le reflet rouge desrideaux fermés, il était pâle, et les arcs minces de ses sourcils noirs se des-

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sinaient dans une mate blancheur. De ses dents, plus pures que des perles,il mordait jusqu’au sang sa lèvre inférieure, et sa moustache fine, roidiepar des cosmétiques, se hérissait avec des contractions fébriles commecelle du tigre flairant sa proie. Il était parfaitement beau, mais sa phy-sionomie avait une telle expression de cruauté qu’elle eût plutôt inspirél’effroi que l’amour, du moins en ce moment, où des passions haineuseset mauvaises la décomposaient. À ce portrait, esquissé en soulevant le ri-deau d’une voiture qui passe à toute vitesse, on a sans doute reconnu lejeune duc de Vallombreuse.

« Encore ce coup manqué, dit-il, pendant que le carrosse l’emportaitle long des Tuileries vers la porte de la Conférence. J’avais pourtant pro-mis à mon cocher vingt-cinq louis, s’il était assez adroit pour accrocherce damné Sigognac et le rouer contre une borne comme par accident. Dé-cidément mon étoile pâlit ; ce petit hobereau de campagne l’emporte surmoi. Isabelle l’adore et me déteste. Il a bau mes estafiers, il m’a blessémoi-même. Fût-il invulnérable et protégé par quelque amulee, il fautqu’il meure, ou j’y perdrai mon nom et mon titre de duc.

« Humph ! fit Hérode en tirant une longue aspiration de sa poitrineprofonde, les chevaux de ce carrosse semblent avoir l’humeur de ceux deDiomède, lesquels couraient sus aux hommes, les déchiraient et se nour-rissaient de leur chair. Vous n’êtes pas blessé, au moins ? Ce cocher demalheur vous voyait fort bien, et je gagerais ma plus belle recee qu’ilcherchait à vous écraser, lançant son aelage de propos délibéré contrevous, pour quelque dessein ou vengeance occulte. J’en suis certain. Avez-vous remarqué s’il y avait quelque armoirie peinte sur les portières ? Envotre qualité de gentilhomme, vous connaissez la noble science héral-dique, et les blasons des principales familles vous sont familiers.

— Je ne saurais le dire, répondit Sigognac ; un héraut d’armes même,en cee conjoncture, n’aurait pas discerné les émaux et couleurs d’unécu, encore moins ses partitions, figures et pièces honorables. J’avais tropaffaire d’esquiver la machine roulante pour voir si elle était historiée delions léopardés ou issants, d’alérions ou de merlees, de besans ou detourteaux, de croix cléchées ou vivrées, ou de tous autres emblèmes.

— Cela est fâcheux, répliqua Hérode ; cee remarque nous eût missur la trace et fait trouver peut-être le fil de cee noire intrigue ; car il est

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évident qu’on cherche à se défaire de vous, quibuscumque viis, comme di-rait le pédant Blazius en son latin. . . oique la preuve manque, je ne se-rais nullement étonné que ce carrosse appartînt au duc de Vallombreuse,qui voulait se donner le plaisir de faire passer son char sur le corps de sonennemi.

—elle pensée avez-vous là, seigneur Hérode ! fit Sigognac ; ce seraitune action basse, infâme et scélérate, par trop indigne d’un gentilhommede grande maison comme est, après tout, ce Vallombreuse. D’ailleurs, nel’avons-nous pas laissé en son hôtel de Poitiers, assez mal accommodé desa blessure ? comment se trouverait-il déjà à Paris, où nous ne sommesarrivés que d’hier ?

— Ne nous sommes-nous point arrêtés assez longtemps à Orléans età Tours, où nous avons donné des représentations, pour qu’il ait pu, avecles équipages dont il dispose, nous suivre et même nous devancer ?antà sa blessure, soignée par les plus excellents médecins, elle a dû bientôtse fermer et se cicatriser. Elle n’était pas, d’ailleurs, de nature assez dan-gereuse pour empêcher un homme jeune et plein de vigueur de voyagertout à son aise en carrosse ou en litière. Il faut donc, mon cher Capitaine,vous bien tenir sur vos gardes, car on cherche à vousmonter quelque coupde Jarnac ou à vous faire tomber en quelque embûche sous forme d’ac-cident. Votre mort livrerait sans défense Isabelle aux entreprises du duc.e pourrions-nous contre un si puissant seigneur, nous autres pauvreshistrions ? S’il est douteux que Vallombreuse soit à Paris, ses émissaires,du moins, l’y remplacent, puisque cee nuit même, si vous n’aviez pasveillé sous les armes, ému d’un juste soupçon, ils vous auraient genti-ment égorgillé en votre chambree. »

Les raisons qu’alléguait Hérode étaient trop plausibles pour être dis-cutées ; aussi le baron n’y répondit-il que par un signe d’assentiment, etporta-t-il la main sur la garde de son épée, qu’il tira à demi, afin de s’as-surer qu’elle jouait bien et ne tenait point au fourreau.

Tout en causant, les deux compagnons s’étaient avancés le long duLouvre et des Tuileries jusqu’à la porte de la Conférence, par où l’on vaau Cours-la-Reine, lorsqu’ils virent devant eux un grand tourbillon depoussière où papillotaient des éclairs d’armes et des luisants de cuirasse.Ils se rangèrent pour laisser passer cee cavalerie qui précédait la voiture

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du roi, qui revenait de Saint-Germain au Louvre. Ils purent voir dans lecarrosse, car les glaces étaient baissées et les rideaux écartés, sans doutepour que le populaire contemplât tout son soûl le Monarque arbitre deses destinées, un fantôme pâle, vêtu de noir, le cordon bleu sur la poitrine,aussi immobile qu’une effigie de cire. De longs cheveux bruns encadraientce visage mort aristé par un incurable ennui, un ennui espagnol, à laPhilippe II, comme l’Escurial seul peut en mitonner dans son silence etsa solitude. Les yeux ne semblaient pas réfléchir les objets ; aucun désir,aucune pensée, aucun vouloir n’y meait sa flamme. Un dégoût profondde la vie avait relâché la lèvre inférieure, qui tombait morose avec unesorte de moue boudeuse. Les mains blanches et maigres posaient sur lesgenoux, comme celle de certaines idoles égyptiennes. Cependant il y avaitencore une majesté royale dans cee morne figure qui personnifiait laFrance, et en qui se figeait le généreux sang de Henri IV.

La voiture passa comme un éblouissement, suivie d’un gros de ca-valiers qui fermaient l’escorte. Sigognac resta tout rêveur de cee ap-parition. En son imagination naïve, il se représentait le roi comme unêtre surnaturel, rayonnant dans sa puissance au milieu d’un soleil d’oret de pierreries, fier, splendide, triomphal, plus beau, plus grand, plusfort que tous les autres ; et il n’avait vu qu’une figure triste, chétive, en-nuyée, souffreteuse, presque pauvre d’aspect, dans un costume sombrecomme le deuil, et ne paraissant pas s’apercevoir du monde extérieur,occupée qu’elle était de quelque lugubre rêverie. « Eh quoi ! se disait-ilen lui-même, voilà le roi, celui en qui se résument tant de millions d’-hommes, qui trône au sommet de la pyramide, vers qui tant de mains setendent d’en bas suppliantes, qui fait taire ou gronder les canons, élèveou abaisse, punit ou récompense, dit « grâce » s’il le veut, quand la jus-tice dit « mort », et peut changer d’un mot une destinée ! Si son regardtombait sur moi, de misérable je deviendrais riche, de faible puissant ;un homme inconnu se développerait salué et flaé de tous. Les tourellesruinées de Sigognac se relèveraient orgueilleusement, des domaines vien-draient s’ajouter à mon patrimoine rétréci. Je serais seigneur du mont etde la plaine ! Mais comment penser que jamais il me découvre dans ceefourmilière humaine qui grouille vaguement à ces pieds et qu’il ne re-garde pas ? Et quand même il m’aurait vu, quelle sympathie peut-il se

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former entre nous ? »Ces réflexions, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter,

occupaient Sigognac, qui marchait silencieusement à côté de son compa-gnon. Hérode respecta cee rêverie, se divertissant à regarder les équi-pages aller et venir. Puis il fit observer au baron qu’il allait être midi, etqu’il était temps de diriger l’aiguille de la boussole vers le pôle de la soupe,rien n’étant pire qu’un dîner froid, si ce n’est un dîner réchauffé.

Sigognac se rendit à ce raisonnement péremptoire, et ils reprirent lechemin de leur auberge. Rien de particulier n’avait eu lieu en leur absence.Il ne s’était passé que deux heures. Isabelle, tranquillement assise à tabledevant un potage étoilé de plus d’yeux que le corps d’Argus, accueillitson ami avec son doux sourire habituel en lui tendant sa blanche main.Les comédiens lui adressèrent des questions badines ou curieuses sur sonexcursion à travers la ville, lui demandant s’il possédait encore son man-teau, son mouchoir et sa bourse. À quoi Sigognac répondit joyeusementpar l’affirmative. Cee aimable causerie lui fit bientôt oublier ses sombrespréoccupations, et il en vint à se demander en lui-même s’il n’était pasla dupe d’une imagination hypocondriaque qui ne voyait partout qu’em-bûches.

Il avait raison cependant, et ses ennemis, pour quelques tentativesavortées, ne renonçaient point à leurs noirs projets. Mérindol, menacépar le duc d’être rendu aux galères d’où il l’avait tiré s’il ne le défaisait deSigognac, se résolut à requérir l’aide d’un brave de ses amis, à qui nulleentreprise ne répugnait, quelque hasardeuse qu’elle fût, si elle était bienpayée. Il ne se sentait pas de force à venir à bout du baron, qui d’ailleursle connaissait maintenant, ce qui en rendait l’approche difficile, vu qu’ilétait sur ses gardes.

Mérindol alla donc à la recherche de ce spadassin qui demeurait placedu Marché-Neuf, près du Petit-Pont, endroit peuplé principalement debreeurs, filous, tireurs de laine et autres gens de mauvaise vie.

Avisant parmi les hautes maisons noires, qui s’épaulaient commeivrognes ayant peur de tomber, une plus noire, plus délabrée, plus lé-preuse encore que les autres, dont les fenêtres, débordant d’immondesguenilles, ressemblaient à des ventres ouverts laissant couler leurs en-trailles, il s’engagea dans l’allée obscure qui servait d’entrée à cee ca-

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verne. Bientôt le jour venant de la rue s’éteignit, et Mérindol, tâtant lesmurailles suantes et visqueuses comme si des limaçons les eussent en-gluées de leur bave, trouva parmi l’ombre la corde tenant lieu de rampeà l’escalier, corde qu’on pouvait croire détachée d’un gibet et suiffée degraisse humaine. Il se hissa comme il put par cee échelle de meunier, tré-buchant à chaque pas sur les bosses et callosités qu’avait formées à chaquemarche la vieille boue entassée là, couche à couche, depuis le temps oùParis s’appelait Lutèce.

Cependant, à mesure que Mérindol avançait dans son ascension pé-rilleuse, les ténèbres se faisaient moins intenses. Une lueur blafarde etbrouillée pénétrait à travers les vitres jaunes des jours de souffrance pra-tiqués pour éclairer l’escalier, et qui donnaient sur une cour noire et pro-fonde comme un puits demine. Enfin, il arriva au dernier étage à demi suf-foqué par les vapeurs méphitiques s’exhalant des plombs. Deux ou troisportes s’ouvraient sur le palier dont le plafond en plâtre sale était enjolivéd’arabesques obscènes, de tire-bouchons et de mots plus que rabelaisienstracés par la fumée des chandelles, fresques bien dignes d’une pareillebicoque.

L’une de ces portes était entre-bâillée. Mérindol la poussa d’un coupde pied, ne voulant y toucher de la main, et pénétra sans plus de cérémo-nie dans l’unique chambre composant le Louvre du breeur JacqueminLampourde.

Une âcre fumée lui piqua les yeux et le gosier, si bien qu’il se prit àtousser comme un chat qui avale des plumes en croquant un oiseau, etqu’il se passa bien deux minutes avant qu’il pût parler. Profitant de laporte ouverte, la fumée se répandit sur le palier, et le brouillard devenantmoins épais, le visiteur put discerner à peu près l’intérieur de la chambre.

Ce repaire mérite une description particulière, car il est douteux quel’honnête lecteur ait jamais mis le pied dans un taudis pareil, et il ne sau-rait se faire l’idée d’un tel dénuement.

Le bouge était meublé principalement de quatre murs le long desquelsles infiltrations du toit avaient dessiné des îles inconnues et des fleuvesqu’on ne rencontre en aucune carte géographique. Aux endroits à portéede la main, les locataires successifs du taudis s’étaient amusés à graverau couteau leurs noms incongrus, baroques ou hideux, par suite de ce

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penchant qui pousse les plus obscurs à laisser une trace de leur passageen ce monde. À ces noms souvent était accolé un nom de femme, Iris decarrefour, que surmontait un cœur percé d’une flèche semblable à unearête de poisson. D’autres, plus artistes, avec un bout de charbon retirédes cendres, avaient essayé de croquer quelque profil grotesque, une pipeentre les dents, ou quelque pendu tirant la langue et gambadant au boutd’une potence.

Sur le bord de la cheminée, où fumaient en bavant les branches d’uncotret volé, s’entassait dans la poussière un monde d’objets bizarres : unebouteille ayant, plantée dans le goulot, une chandelle à demi consumée,dont le suif avait coulé en larges nappes sur le verre, vrai flambeau d’en-fant prodigue et de biberon ; un cornet de tric-trac, trois dés plombés, lesHeures de Robert Besnières, à l’usage du lansquenet, un fagot de bouts devieilles pipes, un pot en grès à mere du pétun, un chausson renfermantun peigne édenté, une lanterne sourde arrondissant sa lentille comme uneprunelle d’oiseau de nuit, des paquets de clefs, sans doute fausses, car iln’y avait en la chambre aucun meuble à ouvrir, un fer à relever la mous-tache, un angle de miroir au tain rayé comme par les griffes d’un diable,où l’on ne pouvait se voir qu’un œil à la fois, encore ne fallait-il pas quecet œil ressemblât à celui de Junon, qu’Homère appelle Βοῶπι ; et milleautres brimborions fastidieux à décrire.

En face de la cheminée, sur un pan de muraille moins humide que lesautres et tendu d’ailleurs d’un lambeau de serge verte, rayonnait un fais-ceau d’épées soigneusement fourbies, d’une trempe à l’épreuve et portantsur leur acier la marque des plus célèbres armuriers d’Espagne et d’Italie.Il y avait là des lames à deux tranchants, des lames triangulaires, des lamesévidées au milieu pour laisser égouer le sang ; des dagues à large co-quille, des coutelas, des poignards, des stylets et autres armes de prix dontla richesse faisait un singulier contraste avec le délabrement du bouge.Pas une tache de rouille, pas un grain de poussière ne les souillaient, c’é-taient les outils du tueur, et dans un arsenal princier ils n’eussent pas étémieux entretenus, fr oés d’huile, épongés de laine et conservés en leurétat primitif. On eût dit qu’ils sortaient tout frais émoulus de la boutique.Lampourde, si négligent pour le reste, y meait son amour-propre et sacuriosité. Cee recherche, quand on pensait au métier qu’il faisait, pre-

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nait un caractère horrible, et sur ces fers si bien polis, des reflets rougessemblaient flamboyer.

De sièges, il n’y en avait point, et l’on était libre de se tenir deboutpour grandir, à moins qu’on ne préférât, si l’on ne voulait ménager lasemelle de ses souliers, s’asseoir sur un vieux panier défoncé, une malle,ou un étui de luth qui traînait dans un coin.

La table se composait d’un volet abau sur deux tréteaux. Elle servaitaussi de lit. Après avoir fait carousse, le maître du logis s’y allongeait et,prenant le coin de la nappe, qui n’était autre que la panne de sonmanteau,dont il avait vendu le dessus pour se doubler la panse, il faisait demi-tourdu côté de la muraille pour ne plus voir les bouteilles vides, spectaclesingulièrement mélancolique aux ivrognes.

C’est dans cee position que Mérindol trouva Jacquemin Lampourderonflant comme la pédale d’un tuyau d’orgue, bien que toutes les horlogesdes environs eussent sonné quatre heures de l’après-midi.

Un énorme pâté de venaison, qui montrait dans ses ruines vermeillesdes marbrures de pistaches, gisait éventré sur le carreau, et plus qu’à moi-tié dévoré, comme un cadavre aaqué des loups au fond d’un bois, encompagnie d’un nombre fabuleux de flacons dont on avait sucé l’âme, etqui n’étaient plus que des fantômes de bouteilles, des apparences creusesbonnes à faire du verre cassé.

Un compagnon, que Mérindol n’avait pas aperçu d’abord, dormait àpoings tendus sous la table, tenant encore au bec, entre ses dents, le tuyaucassé d’une pipe, dont le fourneau avait roulé à terre tout bourré d’unpétun qu’en son ivresse il avait oublié d’allumer.

« Hé, Lampourde ! dit l’estafier de Vallombreuse, c’est assez dormircomme cela ; ne me regarde pas avec ces yeux plus ronds que billes. Jene suis point un commissaire ou un sergent qui te vient quérir pour temener au Châtelet. Il s’agit d’une affaire importante : tâche de repêcherta raison noyée au fond des pots, et de m’écouter. »

Le personnage ainsi interpellé se souleva avec une lenteur somno-lente, se mit sur son séant, développa, en s’étirant, de longs bras, dontles poings touchaient presque aux deux murs de la chambre, ouvrit unebouche immense dentée de crocs pointus, et, se tordant la mâchoire, des-sina un bâillement formidable, semblable au rictus d’un lion ennuyé, le

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Le capitaine Fracasse Chapitre XI

tout accompagné de gloussements inarticulés et guuraux.Ce n’était point un Adonis que Jacquemin Lampourde, bien qu’il se

prétendît favorisé des femmes autant que pas un, et même, à l’entendre,des plus hautes et mieux situées. Sa grande taille dont il tirait fierté, sesmaigres jambes héronnières, son échine efflanquée, sa poitrine osseuse etcardinalisée à la boisson, qu’on voyait en ce moment par sa chemise en-trouverte, ses bras de singe assez longs pour qu’il pût nouer ses jarretièressans presque se baisser, ne composaient pas un physique bien agréable ;quant à sa figure, un nez prodigieux qui rappelait celui de Cyrano de Ber-gerac, prétexte de tant de duels, y occupait la place la plus importante.Mais Lampourde s’en consolait avec l’axiome populaire : « Jamais grandnez n’a gâté visage. » Les yeux, quoique brouillés encore d’ivresse et desommeil, avaient dans leurs prunelles de froids éclairs annonçant le cou-rage et la résolution. Sur les joues décharnées deux ou trois rides perpen-diculaires, pareilles à des coups d’épée, dessinaient leurs lignes rigidesqui n’étaient pas précisément des nids d’amours. Une tignasse de cheveuxnoirs fort emmêlée pleuvait autour de cee physionomie bonne à sculp-ter sur un manche de violon et dont personne cependant n’avait envie dese moquer tant l’expression en était inquiétante, narquoise et féroce.

« e le Maulubec trousse l’animal qui me vient ainsi troubler enmes joies et patauger parmi mes rêves anacréontiques ! J’étais heureux ;la plus belle princesse de la terre m’accueillait gracieusement. Vous avezfait envoler mon songe.

— Trêve de billevesées, fit Mérindol avec impatience, prête-moi deuxminutes ton ouïe et ton aention.

— Je n’écoute personne quand je suis gris, répondit majestueuse-ment Jacquemin Lampourde en s’étayant sur le coude. D’ailleurs j’ai del’argent, beaucoup d’argent. Nous avons cee nuit détroussé un mylordanglais tout cousu de pistoles, je suis en train de manger et de boire mapart. Mais avec un petit tour de lansquenet ce sera bientôt fini. À ce soirdonc les affaires sérieuses. Trouvez-vous à minuit sur le terre-plein duPont-Neuf, au pied du cheval de bronze. J’y serai, frais, limpide, alerte,jouissant de tous mes moyens. Nous accorderons nos flûtes et convien-drons des sommes, lesquelles doivent être considérables, car j’aime àcroire qu’on ne dérange pas un brave comme moi pour des friponneries

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subalternes, des vols insignifiants ou autres menues peccadilles. Décidé-ment le vol m’ennuie, je ne fais plus que l’assassinat, c’est plus noble. Onest un carnassier léonin, et non une bête de rapine. S’il s’agit de tuer, jesuis votre homme, et encore faut-il que l’aaqué se défende. Les victimessont si lâches parfois que cela me dégoûte. Un peu de résistance donnedu cœur à l’ouvrage.

— Oh ! pour cela sois tranquille, répondit Mérindol avec un mauvaissourire. Tu trouveras à qui parler.

— Tant mieux, fit Jacquemin Lampourde, il y a longtemps que je neme suis escrimé avec quelqu’un de ma force. Mais en voilà assez. Sur ce,bonsoir, et laissez-moi dormir. »

Mérindol parti, Jacquemin Lampourde essaya de se rendormir, maisen vain. Le sommeil interrompu ne revint pas. Le breeur se leva, se-coua rudement le compagnon qui ronflait sous la table et tous deux s’enallèrent dans un tripot où se jouaient le lansquenet et la bassee. L’as-sistance était composée de plumets, de spadassins, de filous, de laquais,de clercs, de quelques bourgeois naïfs conduits là par des filles, pauvrespigeons destinés à être plumés vifs. On n’entendait que le bruit des désroulant dans le cornet et le froissement des cartes baues, car les joueurssont d’ordinaire silencieux, sauf, en cas de perte, quelques interjectionsblasphématoires. Après les alternatives de chance et de guignon, le vide,duquel la nature et l’homme surtout ont horreur, fut hermétiquement pra-tiqué dans les pochees de Lampourde. Il voulut jouer sur parole, mais cen’était pas une monnaie qui eût cours en ce lieu, où les joueurs, en rece-vant leur gain, mordaient les pièces par manière d’éprouvee, pour voirsi les louis n’étaient point en plomb doré et les testons en étain à fondredes cuillères. Force lui fut de se retirer nu comme un petit saint Jean, aprèsêtre entré gros seigneur et remuant les pistoles à pleine main !

« Ouf ! fit-il quand l’air frais de la rue le frappa au visage et lui renditson sang-froid, me voilà débarrassé ; c’est drôle comme l’argent me griseet m’abrutit ! Je ne m’étonne plus que les traitants soient si bêtes. Mainte-nant que je n’ai plus le sol, jeme sens plein d’esprit ; les idées bourdonnentautour de ma cervelle comme abeilles autour d’une ruche. De Laridon jeredeviens César ! Mais voici que le clocheteur de la Samaritaine martèledouze heures ; Mérindol doit m’aendre devant le roi de bronze. »

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Et il se dirigea vers le Pont-Neuf. Mérindol était à son poste, occupéà regarder son ombre au clair de lune. Les deux spadassins, ayant bienregardé autour d’eux pour voir si personne ne pouvait les entendre, par-lèrent cependant à voix basse pendant assez longtemps. Ce qu’ils dirent,nous l’ignorons, mais, en quiant l’agent du duc de Vallombreuse, Lam-pourde faisait sonner de l’or dans ses poches avec une impudence quimontrait combien il était redouté sur le Pont-Neuf.

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CHAPITRE XII

Le radis couronné

E M, une incertitude travaillait Jacquemin Lam-pourde, et lorsqu’il fut arrivé au bout du Pont-Neuf, il s’arrêta etdemeura quelque temps perplexe comme l’âne de Buridan entre

ses deux mesures d’avoine, ou, si cee comparaison ne vous plaît point,comme un fer entre deux aimants d’égale force. D’une part le lansque-net exerçait sur lui une araction impérieuse avec son tintement lointainde pièces d’or ; de l’autre le cabaret se présentait orné de séductions nonmoindres, faisant sonner son carillon de pots. Embarrassante alternative !Bien que les théologiens fassent du libre arbitre la plus belle préroga-tive de l’homme, Lampourde, maîtrisé par deux penchants irrésistibles,car il était aussi joueur qu’ivrogne, et aussi ivrogne que joueur, ne sa-vait réellement à quoi se décider. Il fit trois pas vers le tripot ; mais lesbouteilles pansues, couvertes de poussière, drapées de toiles d’araignée,coiffées d’un rouge casque de cire, apparurent à son imagination sous unrayon si vif qu’il en fit trois pas vers le cabaret. Alors le Jeu agita fantas-

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tiquement à ses oreilles un cornet plein de dés plombés, et lui arronditdevant les yeux un demi-cercle de cartes biseautées, diapré comme unequeue de paon, vision enchanteresse qui lui cloua les pieds au sol.

« Ah ça ! est-ce que je vais rester là planté comme une idole, se dità lui-même le breeur impatienté de ses propres tergiversations ; je doisavoir l’air d’un franc viédaze regardant voler des coquecigrues, avec mamine ahurie et quidditative. Pardieu ! si je n’allais ni au cabaret ni au tri-pot, et rendais visite à ma déesse, à mon Iris, à la nonpareille beauté quime retient en ses lacs. Mais peut-être, à cee heure, sera-t-elle occupée àquelque bal ou festin nocturne, hors de son logis. Et d’ailleurs la voluptéamollit le courage, et les plus grands capitaines se sont repentis de s’êtretrop adonnés aux femmes. Témoin Hercule avec sa Déjanire, Samson avecsa Dalila, Marc-Antoine avec sa Cléopâtre, sans compter les autres dont jene me souviens pas, car on a cueilli bien des fois les prunes depuis que j’aifait mes classes. Donc, renonçons à cee fantaisie lascive et vitupérable.Mais que faire cependant entre ces deux charmants objets ? i choisitl’un s’expose à regreer l’autre. »

En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, les mains plon-gées dans ses poches, le menton appuyé sur sa fraise demanière à retrous-ser sa barbiche, semblait pousser des racines entre les pavés et se pétrifieren statue, comme cela arrive à plus d’un compagnon aux Métamorphosesd’Ovide. Tout à coup il fit un soubresaut si brusque qu’un bourgeois at-tardé qui passait par là s’en émut de peur et hâta le pas, croyant qu’il allaitl’assaillir et à tout le moins lui tirer la laine. Lampourde n’avait aucuneintention de détrousser ce nigaud, qu’en sa rêverie distraite il ne voyaitmême point ; mais une idée triomphante venait de lui traverser la cervelle.Ses incertitudes étaient finies.

Il tira vivement un doublon de sa poche, le jeta en l’air après avoirdit : « Pile pour le cabaret, face pour le tripot ! »

La pièce pirouea plusieurs fois, et, ramenée à terre par sa pesanteur,retomba sur un pavé, faisant luire sa paillee d’or sous le rayon d’argentqui s’échappait de la lune, en ce moment débarrassée de tout nuage. Lebreeur s’agenouilla pour déchiffrer l’oracle rendu par le hasard. La pièceavait répondu pile à la question posée. Bacchus l’emportait sur la Fortune.

« C’est bien, je me griserai », dit Lampourde en remeant le doublon,

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dont il essuya la boue, en son escarcelle profonde comme l’abîme, étantdestinée à engloutir beaucoup de choses.

Et, faisant de grandes enjambées, il se dirigea vers le cabaret du Radiscouronné, sanctuaire habituel de ses libations au dieu de la vigne. Le Radiscouronné présentait à Lampourde cet avantage d’être situé à l’angle duMarché-Neuf, à deux pas de son logis qu’il regagnait en quelques zigzagslorsqu’il s’était mis du vin jusqu’au nœud de la gorge, à partir de la semellede ses boes.

C’était bien le plus abominable bouge qu’on pût imaginer. Des pilierstrapus, englués d’un rouge sanguinolent et vineux, supportaient l’énormepoutre qui lui servait de frise et dont les rugosités affectaient de certainesformes indiquant d’anciennes sculptures à demi effacées par le temps.Avec beaucoup d’aention on parvenait à y démêler un enroulement deceps et de pampres, à travers lesquels gambadaient des singes tirant desrenards par la queue. Sur le claveau de la porte figurait un énorme ra-dis au naturel, feuillé de sinople et sommé d’une couronne d’or, le toutfort terni, qui depuis des générations de buveurs servait d’enseigne et dedésignation au cabaret.

Les baies formées par l’espacement des piliers étaient closes, en cemo-ment, de volets à lourdes ferrures capables de soutenir un siège, mais nonsi hermétiquement joints qu’ils ne laissassent filtrer des raies de lumièrerougeâtre, et s’échapper une sourde rumeur de chansons et de querelles ;ces lueurs, s’allongeant sur le pavé miroité de boue, produisaient un effetétrange dont Lampourde ne sentit pas le côté pioresque, mais qui luiindiqua qu’il y avait encore nombreuse compagnie au Radis couronné.

Heurtant la porte avec le pommeau de son épée, le breeur, par lerythme des coups qu’il frappa, se fit reconnaître pour un habitué de lamaison, et l’huis s’entrebâilla afin de lui livrer passage.

La salle où se tenaient les buveurs avait assez l’air d’une caverne.Elle était basse, et la maîtresse poutre qui traversait le plafond, ayant faitventre sous le tassement des étages supérieurs, semblait près de rompre,encore qu’elle fût solide à porter un beffroi, pareille en cela à la tour dePise ou des Asinelli de Bologne qui penche toujours et ne tombe jamais.Les fumées des pipes et des chandelles avaient rendu le plafond aussi noirque l’intérieur des cheminées où l’on prépare les harengs saurs, les bou-

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targues et les jambons. Anciennement les murs avaient été peints d’unecouleur rouge, encadrée de sarments et brindilles de vigne, par la brossede quelque décorateur italien venu en France à la suite de Catherine deMédicis. La peinture s’était conservée dans le haut de la salle, quoiquebien assombrie et ressemblant plus à des plaques de sang figé qu’à ceeréjouissante teinte écarlate dont elle devait briller en sa fleur de nou-veauté. L’humidité, le froement des dos, la crasse des têtes qui s’y ap-puyaient en avaient gâté et détruit tout le bas, où le plâtre apparaissaitsale, éraillé et nu. Jadis le cabaret avait été mieux hanté ; mais peu à peu,aux courtisans et aux capitaines, les mœurs devenant plus délicates, s’é-taient substitués des brelandiers, des aigrefins, des coupe-bourses et descoupe-jarrets, toute une clientèle de truands hasardeux qui avaient donnéleur empreinte horrible au bouge, et fait de la gaie taverne un repaire si-nistre. Un escalier de bois conduisant à une galerie où s’ouvraient lesportes de réduits si bas, qu’on n’y pénétrait qu’en rentrant les cornes etla tête comme un limaçon, occupait la paroi qui faisait face à l’entrée. Sousla cage de l’escalier, à l’ombre de la soupente, quelques futailles, les unespleines, les autres en vidange, étaient disposées dans une symétrie plusagréable aux ivrognes que toute autre sorte d’ornement. Dans la chemi-née à grande hoe, flambaient des fagots de bourrée dont les bouts brû-laient jusque sur le plancher, qui, n’étant fait que d’un carrelage de vieillesbriques, ne courait pas risque d’incendie. Ce feu illuminait de ses refletsl’étain du comptoir placé vis-à-vis et où trônait le cabaretier, derrière unrempart de pots, de pintes, de bouteilles et de brocs. Sa vive lueur, étei-gnant les auréoles jaunes des chandelles qui grésillaient dans la fumée,faisait danser le long des murailles les ombres des buveurs dessinées encaricatures, avec des nez extravagants, des mentons de galoche, des tou-pets de Riquet à la houppe et des déformations aussi bizarres que cellesdes Songes drolatiques de maître Alcofribas Nasier. Ce sabbat de décou-pures noires, s’agitant et fourmillant derrière les figures réelles, semblaits’en moquer et en faire spirituellement la parodie. Les habitués du bouge,assis sur des bancs, s’accoudaient sur des tables dont le bois tailladé d’es-tafilades, chamarré de noms gravés au couteau, tatoué de brûlures, étaitgras de sauces et de vins répandus ; mais les manches qui l’essuyaientne pouvaient pour la plupart être salies, quelques-unes même étant per-

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cées au coude n’y compromeaient que la chair du bras qu’elles étaientcensées revêtir. Eveillées au tintamarre du cabaret, deux ou trois poules,Lazares emplumés, qui à cee heure eussent dû être juchées sur leur per-choir, s’étaient glissées dans la salle par une porte communiquant avecla cour, et picoraient sous les pieds et entre les jambes des buveurs lesmiees tombées du festin.

and Jacquemin Lampourde entra au Radis couronné, le plus triom-phant vacarme régnait dans l’établissement. Des gaillards à mine tru-culente, tendant leurs pots vides, frappaient sur les tables des coups depoing à tuer des bœufs et qui faisaient trembler les suifs emmanchés dansdes martinets de fer. D’autres criaient « tope et masse » en répondant àdes rasades. Ceux-ci accompagnaient une chanson bachique, hurlée enchœur avec des voix aussi lamentablement fausses que celles de chienshurlant à la lune, d’un cliquetis de couteau sur les côtes de leurs verreset d’un remuement d’assiees tournées en meule. Ceux-là inquiétaientla pudeur des Maritornes, qui, les bras élevés au-dessus de la foule, por-taient des plats de victuailles fumantes et ne pouvaient se défendre contreleurs galantes entreprises, tenant plus à conserver leur plat que leur vertu.elques-uns pétunaient dans de longues pipes de Hollande et s’amu-saient à souffler de la fumée par les naseaux.

Il n’y avait pas que des hommes dans cee cohue, le beau sexe y étaitreprésenté par quelques échantillons assez laids ; car le vice se permetparfois de n’avoir pas le nez mieux fait que la vertu. Ces Philis, dontle premier venu, moyennant la pièce ronde, pouvait être le Tircis oule Tityre, se promenaient par couples, s’arrêtant aux tables, et buvaientcomme colombes familières en la coupe de chacun. Ces copieuses lam-pées, jointes à la chaleur du lieu, faisaient leurs joues cramoisies sous lerouge de brique dont elles étaient enluminées, en sorte qu’elles semblaientdes idoles peintes à deux couches. Des cheveux faux ou vrais, tournés enaccroche-cœur, étaient plaqués sur leurs fronts luisants de céruse ou, ca-lamistrés au fer, allongeaient leurs spirales jusque sur des poitrines large-ment découvertes et passées au badigeon, non sans quelque veine d’azurdessinée en leurs blancheurs postiches. Leurs ajustements affectaient unebraverie mignarde et galante. Ce n’était que rubans, plumes, broderies,galons, ferrets, aiguillees, couleurs vives ; mais il était aisé de voir que

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ce luxe, fait pour la montre, n’avait rien de réel et sentait la friperie : lesperles n’étaient que verre soufflé, les bijoux d’or que cuivre, les robes desoie que vieilles jupes retournées et reteintes ; mais ces élégances de mau-vais aloi suffisaient à éblouir les yeux avinés des compagnons réunis ence bouge.ant à l’odeur, si ces dames ne flairaient pas la rose, elles sen-taient le musc comme un terrier de putois, seule odeur assez forte pourdominer les infectes exhalaisons du taudis, et qu’on trouvait par compa-raison plus suave que baume, ambroisie et benjoin. elquefois un plu-met échauffé de luxure et de boisson faisait asseoir sur son genou unede ces beautés peu farouches, et lui chuchotait à l’oreille, dans un grosbaiser, des propositions anacréontiques reçues avec des rires affectés etun « non » qui voulait dire « oui » ; puis, au long de l’escalier, on voyaitdes groupes qui montaient, l’homme le bras sur la taille de la femme, lafemme se retenant à la rampe et faisant de petites façons enfantines, carmême en la débauche la plus abandonnée il faut encore quelques sem-blants de pudeur. D’autres redescendaient la mine confuse, tandis queleur Amaryllis de rencontre faisait bouffer sa jupe de l’air le plus détachédu monde.

Lampourde, habitué de longue main à ces mœurs qui, d’ailleurs, luiparaissaient naturelles, ne prêtait aucune aention au tableau dont nousvenons de tirer un crayon rapide. Assis devant une table, le dos appuyé aumur, il regardait d’un œil plein de tendresse et de concupiscence une bou-teille de vin des Canaries qu’une servante venait d’apporter, une bouteilleantique et recommandable, de derrière les fagots et du cas réservé auxgoinfres et biberons émérites. oique le breeur fût seul, deux verresavaient été placés sur la table, car on savait son horreur pour l’ingurgi-tation solitaire des liquides, et d’un moment à l’autre un compagnon debeuverie pouvait lui survenir. En aendant ce convive fortuit, Lampourdeélevait lentement, à la hauteur de sa visée, le verre effilé de pae et tournéen clochee de liseron où brillait, pailletée d’un point lumineux, la blondeet généreuse liqueur. Puis, ayant satisfait le sens de la vue en admirantcee chaude couleur de topaze brûlée, il passait au sens de l’odorat, et,remuant le vin par une secousse ménagée qui lui imprimait une sorte derotation, il en humait l’arome à narines aussi béantes que les fosses d’undauphin héraldique. Restait le sens du goût. Les papilles du palais, conve-

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nablement excitées, s’imprégnaient d’une gorgée de ce nectar ; la languela promenait autour des badigoinces et l’envoyait enfin au gosier avec unclappement approbatif. Ainsi maître Jacquemin Lampourde, au moyend’un seul verre, flaait-il trois des cinq sens que l’homme possède, ce quiétait le fait d’un épicurien consommé tirant des choses jusqu’au derniersuc et quintessence de plaisir qu’elles contiennent. Encore prétendait-ilbien que le tact et l’ouïe pouvaient y avoir leur part de jouissance : letact, par le poli, la neeté et la forme du cristal ; l’ouïe, par la musique, vi-bration et parfait accord qu’il rend lorsqu’on le choque avec le dos d’unelame ou qu’on promène circulairement ses doigts mouillés sur le bord duverre. Mais ce sont là paradoxes, billevesées et fantaisies d’un raffinementtrop subtil, ne prouvant rien pour vouloir trop prouver, sinon le vicieuxraffinement de ce maraud.

Notre breeur était là depuis quelques minutes quand la porte du ca-baret s’entrouvrit ; un quidam, vêtu de noir de la tête aux pieds, n’ayantde blanc que son rabat et un flot de linge qui lui bouffait au ventre, entresa veste et son haut-de-chausses, fit son apparition dans l’établissement.elques broderies de jayet, à moitié défilées, avaient la velléité, non sui-vie d’effet, d’agrémenter le délabrement de son costume, dont la coupecependant trahissait un reste d’ancienne élégance.

Ce personnage offrait la particularité d’avoir la face d’une blancheurblafarde comme si elle avait été saupoudrée de farine, et le nez aussi rougequ’un charbon ardent. De petites fibrilles violees le veinaient et témoi-gnaient d’un culte assidu pour la Dive Bouteille. Le calcul de ce qu’il avaitfallu de tonneaux de vin et de fiasques d’eau-de-vie avant de l’amener àcee intensité d’érubescence effrayait l’imagination. Ce masque bizarreressemblait à un fromage où l’on aurait planté une guigne. Pour ache-ver la portraiture, il eût suffi de deux pépins de pomme à la place desyeux et d’une mince estafilade représentant la bouche fendue en tirelire.Tel était Malartic, l’ami de cœur, le Pylade, l’Euryale, le fidus Achates deJacquemin Lampourde ; il n’était pas beau, certes, mais les qualités mo-rales rachetaient bien chez lui ces petits désagréments physiques. AprèsJacquemin, à l’endroit duquel il professait la plus profonde admiration,c’était la meilleure lame de Paris. Au jeu, il retournait le roi avec un bon-heur que personne ne se permeait de trouver insolent ; il buvait toujours

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sans paraître jamais gris, et quoiqu’on ne lui connût point de tailleur,il était mieux fourni de manteaux que le courtisan le plus accommodé.Du reste, homme délicat à sa manière, ayant toutes les probités de la ca-verne, capable de se faire tuer pour soutenir un camarade et d’endurer,sans desserrer les dents, estrapade, brodequins, chevalet, même la ques-tion de l’eau, la plus tortionnaire pour un biberon de son calibre, plutôtque de compromere sa bande par un mot indiscret. Un fort charmantsujet en son genre ! aussi jouissait-il de l’estime générale dans le mondeoù s’exerçait son industrie.

Malartic alla droit à la table de Lampourde, prit un escabeau, s’assiten face de son ami, empoigna silencieusement le verre plein qui semblaitl’aendre et le vida d’un trait. Son système différait de celui de Jacque-min, mais n’en était pas moins efficace, comme le prouvait la pourprecardinalesque de son nez. Au bout de la séance, les deux amis comptaientle même nombre de marques à la craie sur l’ardoise de l’hôtelier, et lebon père Bacchus, à cheval sur la barrique, leur souriait sans préférencecomme à deux dévots de culte divers, mais d’égale ferveur. L’un dépêchaitsa messe, l’autre la faisait durer ; mais toujours la messe était dite.

Lampourde, qui connaissait les mœurs du compagnon, lui remplitplusieurs fois son verre jusqu’au bord. Ce manège nécessita l’apparitiond’une seconde bouteille, laquelle se trouva comme la première bientôtmise à sec ; celle-là fut suivie d’une troisième qui tint plus longtemps etfit plus de façons pour se rendre. Après quoi, pour reprendre haleine, lesdeux breeurs demandèrent des pipes et se mirent à envoyer au plafond,à travers le brouillard condensé au-dessus de leurs têtes, de longs tire-bouchons de fumée pareils à ceux que les enfants meent aux cheminéesdes maisons qu’ils griffonnent sur leurs livres et leurs cahiers d’étude.Après un certain nombre de bouffées aspirées et rendues, ils disparurentà l’instar des dieux d’Homère et de Virgile, dans un nuage où le nez deMalartic flamboyait seul comme un rouge météore.

Enveloppés de cee brume, les deux compagnons isolés des autresbuveurs commencèrent une conversation qu’il eût été dangereux que leChevalier du Guet entendît ; heureusement le Radis couronné était unlieu sûr, aucune mouche n’eût osé s’y risquer, et la trappe de la cave sefût ouverte sous les pieds de l’exempt assez audacieux pour pénétrer dans

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ce repaire. Il n’en serait sorti que haché menu comme chair à pâté.« Comment vont les affaires, disait Lampourde à Malartic avec le ton

d’un marchand qui se renseigne sur le cours des denrées ; nous sommesdans une morte-saison. Le roi habite Saint-Germain où les courtisans lesuivent. Cela fait du tort au commerce ; il n’y a plus à Paris que des bour-geois et des gens de peu ou de rien.

— Ne m’en parle pas ! répondit Malartic, c’est une indignité. L’autresoir j’arrête sur le Pont-Neuf un gaillard d’assez bonne apparence, je luidemande la bourse ou la vie ; il me jee sa bourse, il n’y avait que troisou quatre pièces de six blancs, et le manteau qu’il me laissa n’était que deserge avec un galon d’or faux. Au lieu d’être le voleur j’étais le volé. Autripot, on ne rencontre plus que des laquais, des clercs de procureurs oudes enfants précoces qui ont pris dans le tiroir paternel quelques pistolespour venir tenter la fortune. En deux coups de cartes et trois coups dedés on en a vu la fin. Il est outrageux de déployer ses talents pour un simince résultat ! Les Lucindes, les Dorimènes, les Cidalises, ordinairementsi pitoyables aux braves, se refusent à payer les billets et les notes, encoreque nous les rossions d’importance, sous prétexte que la cour n’étant plusici, elles ne reçoivent ni régals ni cadeaux, et sont obligées pour vivre demere leurs nippes en gage. Sans un vieux cornard jaloux qui m’emploieà bâtonner les amants de sa femme, je n’aurais pas gagné ce mois-ci dequoi boire de l’eau, nécessité à laquelle nul dénûment ne me forcera, lamort perpendiculaire me semblant cent fois plus douce. On ne m’a pascommandé le moindre guet-apens, le plus léger rapt, le plus petit assas-sinat. En quel temps vivons-nous, mon Dieu ! Les haines mollissent, lesrancunes s’en vont à vau-l’eau, le sentiment de la vengeance se perd ; onoublie les insultes comme les bienfaits ; le siècle embourgeoisé s’énerveet les mœurs deviennent d’une fadeur qui me dégoûte.

— Le bon temps est passé, répliqua Jacquemin Lampourde ; autrefoisun grand aurait pris nos courages à son service. Nous l’aurions aidé enses expéditions et besognes secrètes, maintenant il faut travailler pour lepublic. Cependant il y a encore quelques bonnes aubaines. »

Et en disant cesmots il agitait des pièces d’or dans sa poche. Cee son-nerie mélodieuse fit pétiller étrangement l’œil de Malartic ; mais, bientôtson regard reprit son expression placide, l’argent d’un camarade étant

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Le capitaine Fracasse Chapitre XII

chose sacrée ; il se contenta de pousser un soupir qui pouvait se traduirepar ces mots : « Tu es bien heureux, toi ! »

« Je pense d’ici à peu, continua Lampourde, pouvoir te procurer dutravail, car tu n’es pas paresseux à la besogne, et tu as bientôt fait de re-trousser ta manche lorsqu’il s’agit de détacher une estocade ou de tirerun coup de pistolet. Homme d’ordre, tu exécutes les commandes qu’on tefait dans le délai voulu, et tu prends sur toi les risques de police. Je m’é-tonne que la Fortune ne soit point descendue de sa boule de verre devantta porte ; il est vrai que cee guenipe, avec le mauvais goût ordinaire auxfemmes, comble de ses faveurs un tas de freluquets et de béjaunes au dé-triment des gens de mérite. En aendant que la drôlesse ait un capricepour toi, passons le temps à boire, papa-liter, jusqu’à ce que le liège denos semelles se gonfle. »

Cee résolution philosophique était trop incontestablement sagepour que le compagnon de Jacquemin y fît la moindre objection. Les deuxbreeurs bourrèrent leurs pipes et remplirent leurs verres, s’accoudant àla table comme des gens qui s’établissent dans leur bien-être et ne veulentpoint qu’on les dérange de leur quiétude.

Ils en furent pourtant dérangés. Dans l’angle de la salle, une rumeurde voix s’élevait d’un groupe qui entourait deux hommes posant entre euxles conditions d’un pari à la suite de l’impossibilité chez l’un de croire àun fait avancé par l’autre, à moins de le voir de ses propres yeux.

Le groupe s’entrouvrit. Malartic et Lampourde, dont l’aention étaitéveillée, aperçurent un homme de moyenne taille, mais singulièrementalerte et vigoureux, hâlé de visage comme un More d’Espagne, les che-veux noués d’un mouchoir, vêtu d’un caban de couleur marron qui ens’entrouvrant permeait de voir un justaucorps de buffle et des chaussesbrunes ornées sur la couture d’un rang de boutons de cuivre en formede grelots. Une large ceinture de laine rouge lui sanglait les reins, et ilen avait tiré une navaja valencienne qui, ouverte, aeignait la longueurd’un sabre. Il en serra le cercle, en essaya la pointe avec le bout du doigt etparut satisfait de son examen, car il dit à son adversaire : « Je suis prêt »,puis, avec un accent guural, il siffla un nom bizarre que n’avaient jamaisentendu les buveurs du Radis couronné, mais qui a déjà figuré plus d’unefois dans ces pages : « Chiquita ! Chiquita ! »

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À la seconde appellation, une fillee maigre et hâve, endormie dansun coin sombre, se débarrassa de la cape dont elle s’était soigneusemententortillée et qui la faisait ressembler à un paquet de chiffons, s’avançavers Agostin, car c’était lui, et fixant sur le bandit ses grands yeux étince-lants, avivés encore par une auréole de bistre, elle lui dit d’une voix graveet profonde qui contrastait avec son apparence chétive :

« Maître, que veux-tu de moi ? je suis prête à t’obéir ici comme sur lalande, car tu es brave et ta navaja compte bien des raies rouges. » Chiquitadit ces mots en langue eskuara ou patois basque, aussi inintelligible pourdes Français que du haut allemand, de l’hébreu ou du chinois.

Agostin prit Chiquita par la main et la plaça debout contre la porte enlui recommandant de se tenir immobile. La petite, accoutumée à ces exer-cices, ne témoignait ni frayeur ni surprise ; elle restait là, les bras ballants,regardant devant elle avec une sérénité parfaite, tandis qu’Agostin placéà l’autre bout de la salle, un pied avancé, l’autre en retraite, balançait lelong couteau dont le manche était appuyé sur son avant-bras.

Une double haie de curieux formait une sorte d’allée d’Agostin à Chi-quita, et ceux des truands qui avaient la barrique proéminente la ren-traient en retenant leur respiration, de peur qu’elle ne dépassât la ligne.Les nez en flûtes d’alambic se reculaient prudemment pour n’être pastranchés au vol.

Enfin le bras d’Agostin se détendit comme un ressort, un éclair brillaet l’arme formidable alla se planter dans la porte juste au-dessus de la têtede Chiquita, sans lui couper un cheveu, mais avec une précision telle qu’ilsemblait qu’on eût voulu prendre la mesure de sa taille.

and la navaja passa en sifflant, les spectateurs n’avaient pu s’em-pêcher de baisser les yeux ; mais l’épaisse frange de cils de la jeune fillen’avait pas même palpité. L’adresse du bandit excita une rumeur admi-rative parmi ce public difficile. L’adversaire même qui avait douté que cecoup fût possible bait des mains plein d’enthousiasme.

Agostin détacha le couteau qui vibrait encore, retourna à son poste, etcee fois fit passer la lame entre le bras et le corps de Chiquita impassible.Si la pointe eût dévié de trois ou quatre lignes, elle arrivait en plein cœur.Bien que la galerie criât que c’était assez, Agostin recommença l’expé-rience de l’autre côté du buste pour montrer que son adresse ne devait

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rien au hasard.Chiquita, enorgueillie par ces applaudissements qui s’adressaient au-

tant à son courage qu’à la dextérité d’Agostin, promenait autour d’elleun regard de triomphe ; ses narines gonflées aspiraient l’air avec force,et dans sa bouche entrouverte, ses dents pures comme celles d’un ani-mal sauvage brillaient d’une blancheur féroce. L’éclat de sa denture, lespaillees phosphoriques de ses prunelles meaient à son visage sombre,tanné par le grand air, trois points lumineux qui l’éclairaient. Ses che-veux incultes se tordaient autour de son front et de ses joues en longsserpents noirs, mal retenus par un ruban incarnadin que débordaient etcachaient çà et là les boucles rebelles. À son col, plus fauve que du cuirde Cordoue, luisaient comme des goues laiteuses les perles du collierqu’elle tenait d’Isabelle. ant à son costume, il était changé sinon amé-lioré. Chiquita ne portait plus la jupe jaune serin brodée d’un perroquet,qui lui eût donné à Paris l’aspect par trop étrange et remarquable. Elleavait une courte robe bleu sombre, à petits plis froncés sur les hanches, etune sorte de veste ou brassière en bouracan noir que fermaient, à la nais-sance de la poitrine, deux ou trois boutons de corne. Ses pieds, habituésà fouler la bruyère fleurie et parfumée, étaient chaussés de souliers beau-coup trop grands pour elle, car le savetier n’en avait pu trouver d’assezpetits en son échoppe. Ce luxe paraissait la gêner ; mais il avait bien fallufaire cee concession aux froides boues parisiennes. Elle était tout aussifarouche qu’à l’auberge du Soleil bleu, cependant on voyait qu’un plusgrand nombre d’idées passaient à travers sa sauvagerie, et, dans l’enfant,déjà pointait quelque nuance de la jeune fille.

Elle avait vu bien des choses depuis son départ de la lande, et de cesspectacles son imagination naïve gardait comme un éblouissement.

Elle regagna le coin qu’elle occupait et, s’enveloppant de sa mante,reprit son sommeil interrompu. L’homme qui avait perdu le pari paya lescinq pistoles, montant de l’enjeu, au compagnon de Chiquita. Celui-ci fitglisser les pièces dans sa ceinture et se rassit à sa table devant le brocà demi vidé qu’il acheva lentement, car n’ayant pas de logis déterminé,il préférait rester au cabaret à greloer sous quelque arche de pont ouquelque porche de couvent en aendant le jour, si long à paraître en ceesaison. Ce cas était celui de plusieurs autres pauvres diables qui ronflaient

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à poings fermés, les uns sur les bancs, les autres dessous, roulés dans leurscapes pour toute couverture. C’était un spectacle drolatique que celui detoutes ces boes qui s’allongeaient sur le parquet comme des pieds decorps morts après la bataille. Bataille, en effet, où les navrés de Bacchusgagnaient en chancelant quelque angle obscur, et la tête appuyée à la mu-raille, écorchaient piteusement le renard, moqués de leurs compagnonsplus robustes d’estomac et versaient du vin au lieu de sang.

« Par la Sainsanbreguoy, dit Lampourde à Malartic, voilà un drôlequi n’est pas manchot, et que je note pour le retrouver au besoin en desexpéditions difficiles. Ce coup de couteau à distance vaut mieux pour lessujets d’approche farouche qu’une pistolade qui fait du feu, de la fuméeet du bruit et semble appeler les sergents à l’aide.

— Oui, répondit Malartic, c’est un joli travail et proprement exécuté ;mais si l’on manque son coup, on est désarmé et l’on reste quinaud. Pourmoi, ce qui me charme en cet exercice et montre d’adresse périlleuse, c’estla bravoure de la jeune fille. Cee mauviee ! cela n’a pas deux onces dechair sur les os et cela loge dans l’étroite cage de sa maigre poitrine unvrai cœur de lion ou de héros antique. Elle me plaît d’ailleurs avec sesgrands yeux charbonnés et fiévreux et sa mine tranquillement hagarde.Au milieu de ces outardes, tadornes, oies et autres oiseaux de basse-cour,elle a l’air d’un jeune faucon dans un poulailler. Je me connais en femmes,et je puis juger la fleur d’après le bourgeon. La Chiquita, comme l’appellece maraud basané, sera dans deux ou trois ans d’ici un morceau de roi. . .

— Ou de voleur, continua philosophiquement Jacquemin Lampourde.À moins que le sort ne concilie ces deux extrêmes en faisant de cee mo-rena, comme disent les Espagnols, la maîtresse d’un filou et d’un prince.Cela s’est vu et ce n’est pas toujours le prince qu’on aime le plus, tantces drôlesses ont la fantaisie coquine et déréglée. Mais laissons là ces dis-cours superflus et venons aux choses sérieuses. J’aurais besoin peut-être,d’ici à peu, de quelques braves à tout poil pour une expédition qu’on mepropose, non tant lointaine que celle des Argonautes au pourchas de latoison d’or.

— Belle toison ! fit Malartic le nez dans son verre dont le vin semblaitgrésiller et bouillir au contact de ce charbon ardent.

— Expédition assez compliquée et dangereuse, poursuivit le breeur ;

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je suis chargé de supprimer un certain capitaine Fracasse, baladin de sonmétier, qui gêne à ce qu’il paraît les amours d’un fort grand seigneur. Pource travail, j’y suffirai bien tout seul ; mais il s’agit aussi d’organiser le raptde la donzelle aimée à la fois du grand et de l’histrion, et qui sera disputéeaux ravisseurs par sa compagnie ; dressons une liste d’amis solides et sansscrupules. e te semble de Piquenterre ?

— Excellent ! répondit Malartic, mais il n’y faut pas compter. Il bran-dille à Montfaucon, au bout d’une chaîne de fer, en aendant que sa car-casse déchiquetée des oiseaux tombe en la fosse du gibet, sur les osse-ments des camarades qui l’ont précédé.

— C’est donc cela, dit Lampourde avec le plus beau sang-froid dumonde, qu’on ne le voyait pas depuis quelque temps. Ce que c’est quela vie ! Un soir, vous faites tranquillement carousse avec un ami dans uncabaret d’honneur ; puis vous allez chacun de votre côté à vos petites af-faires. Huit jours après quand vous demandez « que devient un tel », onvous répond : « Il est pendu. »

— Hélas ! c’est comme cela, soupira l’ami de Lampourde en prenantune pose tragiquement élégiaque ou élégiaquement tragique ; ainsi quele dit le sieur de Malherbe en sa consolation à Duperrier :

Il était de ce monde où les meilleurs chosesOnt le pire destin.— Ne nous abandonnons pas à des pleurnichements féminins, dit le

breeur. Montrons un mâle et stoïque courage et continuons à marcherdans la vie, le chapeau enfoncé jusqu’au sourcil et le poing sur le ro-gnon, défiant la potence qui, après tout, fors l’honneur, n’est pas beau-coup plus redoutable que le feu des canons, pierriers, coulevrines et bom-bardes qu’affrontent les soldats et capitaines, sans compter les mousque-tades et l’arme blanche. À défaut de Piquenterre, qui doit être en la gloireprès du bon larron, prenons Cornebœuf. C’est un gaillard râblé et trapu,bon pour les grosses besognes.

— Cornebœuf, répondit Malartic, est présentement en voyage le longdes côtes barbaresques sous le commandement de Cadet la Perle. Le roi letient en estime si particulière qu’il l’a fait blasonner d’une fleur de lis à l’é-paule pour le retrouver partout au cas qu’il se perdît. Mais, par exemple,Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles sont libres et « a la dis-

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posicion de usted ».— Ces noms me suffisent ; ils appartiennent à des braves et tu m’a-

boucheras avec eux lorsqu’il en sera temps. Sur ce, achevons cee quartebouteille et tirons nos grègues d’ici. Le lieu commence à devenir plus mé-phitique que le lac Averne, au-dessus duquel les oiseaux ne peuvent volersans tomber morts pour la malignité des exhalaisons. Cela sent le gousset,l’écafignon, le faguenas et le cambouis. L’air frais de la nuit nous fera dubien. À propos, où couches-tu ce soir ?

— Je n’ai point envoyé en avant mon fourrier préparer mes logis, ré-pondit Malartic, et ma tente n’est dressée nulle part ; je pourrais frapperà l’hôtel de la Limace, mais j’y ai un mémoire long comme mon épée, etrien n’est plus désagréable à voir au réveil que lamine refrognée d’un vieilhôte qui se refuse avec grognement à la moindre dépense nouvelle et ré-clame son dû, agitant une poignée de notes au-dessus de sa tête comme lesieur Jupin son foudre. L’apparition subite d’un exempt me serait moinsmaussade.

— Pur effet nerveux, faiblesse compréhensible, car chaque grandhomme a la sienne, fit sentencieusement Lampourde ; mais puisqu’il terépugne de te présenter à la Limace, et que l’hôtel de la Belle-Etoile estun peu trop réfrigérant par l’hiver qui court, je t’offre l’hospitalité antiquede mon taudis aérien et pour couche la moitié de mon tréteau.

— J’accepte, répondit Malartic, avec une reconnaissance bien sentie.O trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pénates etpeut faire asseoir à son foyer l’ami de son cœur ! »

Jacquemin Lampourde avait accompli la promesse qu’il s’était faiteaprès la réponse de l’oracle en faveur du cabaret. Il était saoul commegrive en vendange ; mais personne n’était maître de sa boisson commeLampourde. Il gouvernait le vin et le vin ne le gouvernait pas. Pourtantquand il se leva, il lui sembla que ses jambes pesaient comme saumons deplomb et s’enfonçaient dans le plancher. D’un vigoureux coup de jarretil détacha ses pieds alourdis et marcha résolument vers la porte, la têtehaute et tout d’une pièce. Malartic le suivit d’un pas assez ferme, car rienne pouvait ajouter à son ivresse. Plongez en la mer une éponge saturéed’eau, elle n’en boira pas une goue de plus. Tel était Malartic, à ceedifférence près que chez lui le liquide n’était pas eau, mais bien pur jus de

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sarment. La sortie des deux camarades s’effectua donc sans encombre, etils parvinrent à se hisser, quoiqu’ils ne fussent pas des anges, par l’échellede Jacob montant de la rue au grenier de Lampourde.

À cee heure, le cabaret présentait un aspect lamentablement ridi-cule. Le feu s’éteignait dans l’âtre. Les chandelles, qu’on ne mouchaitplus, avaient un pied de nez, et leurs mèches balançaient de larges cham-pignons noirs. Des stalactites de suif en coulaient le long des chandeliersoù elles se figeaient en se refroidissant. La fumée des pipes, des haleineset des mets s’était condensée près du plafond en un épais brouillard ; leplancher, couvert de débris et de boue, aurait eu besoin pour le neoyerqu’on y fît passer un fleuve comme dans les étables d’Augias. Les tablesétaient jonchées de reliefs, de carcasses et d’os jamboniques qu’on eût ditdéchiquetés par les crocs demâtins charogneux. Cà et là quelque broc ren-versé pendant le tumulte d’une querelle épanchait un reste de vin, dont lesgoues tombant dans la mare rouge qu’elles avaient formée, semblaientles goues de sang d’une tête coupée reçues dans un bassin ; le bruit deleur chute, intermient et régulier, scandait comme le tic-tac d’une hor-loge le ronflement des ivrognes.

Le petit More duMarché-Neuf frappa quatre heures. Le cabaretier, quis’était assoupi, la tête appuyée sur ses bras en croix, s’éveilla, promena unregard inquisitif autour de la salle, et voyant que la consommation s’étaitralentie, il appela ses garçons et leur dit : « Il se fait tard ; balayez-moi cesmarauds et ces coquines avec les épluchures : aussi bien ils ne boiventplus ! » Les garçons brandirent leurs balais, jetèrent trois ou quatre seauxd’eau, et en moins de cinq minutes, à grand renfort de bourrades, le ca-baret fut vidé dans la rue.

n

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CHAPITRE XIII

Double attaque

L Vallombreuse n’était pas homme à négliger son amourplus que sa vengeance. S’il haïssait mortellement Sigognac, ilavait pour Isabelle une de ces passions furieuses que surexcite le

sentiment de l’impossible chez ces âmes hautaines et violentes habituées àce que rien ne leur résiste. Triompher de la comédienne devenait la penséedominante de sa vie ; gâté par les faciles victoires qu’il avait remportées ensa carrière galante, il ne pouvait s’expliquer cee défaite, et souvent il sedisait, à travers les conversations, les promenades, les exercices au théâtrecomme au temple, à la ville comme à la cour, pris d’un étonnement subiten sa rêverie profonde : « Comment se fait-il qu’elle ne m’aime pas ? »

En effet, cela était difficile à comprendre pour quelqu’un qui necroyait pas à la vertu des femmes, et encore moins à celle des actrices.Il se demandait si la froideur d’Isabelle n’était pas un jeu concerté pourobtenir de lui davantage, rien n’allumant le désir comme ces pudicitésfeintes et mines de n’y vouloir toucher. Cependant la façon dédaigneuse

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dont elle avait renvoyé le coffret à bijoux placé dans sa chambre par Léo-narde prouvait surabondamment qu’elle n’était pas de ces femmes quimarchandent pour se vendre plus cher. Des parures encore plus richesn’eussent pas produit meilleur effet. Puisque Isabelle n’ouvrait même pasles écrins, que servait qu’ils continssent des perles et des diamants à ten-ter une reine ? L’amour épistolaire ne l’eût pas touchée non plus, quelqueélégance et passion que les secrétaires du jeune duc eussent pu mere àpeindre la flamme de leur maître. Elle ne décachetait pas les leres. Ainsiprose et vers, tirades et sonnets n’auraient fait que mollir. D’ailleurs cesmoyens langoureux, bons pour les galants transis, ne congruaient pas àl’humeur entreprenante de Vallombreuse. Il fit appeler dame Léonarde,avec laquelle il n’avait cessé d’entretenir des intelligences secrètes, étanttoujours bon de maintenir un espion dans la place, même fût-elle impre-nable. Parfois la garnison se relâche, et une poterne est bien vite ouverte,par quoi s’insinue l’ennemi.

Léonarde, par un escalier dérobé, fut introduite en la chambre par-ticulière du duc, où il ne recevait que ses plus intimes amis et fidèlesserviteurs. C’était une pièce de forme oblongue, revêtue d’une boiserieà pilastres cannelés d’ordre ionique, dont les entre-colonnements étaientoccupés par des cadres ovales d’un goût luxuriant et touffu sculptés dansle bois plein et que semblaient suspendre à la corniche d’un haut relief desnœuds de rubans et des lacs d’amour dorés d’une ingénieuse complica-tion. Ces médaillons renfermaient sous apparences de mythologies, tellesque Flores, Vénus, Charites, Dianes, nymphes chasseresses et bocagères,les maîtresses du jeune duc, accoutrées à la grecque et montrant l’une sagorge alabastrine, l’autre sa jambe faite au tour, celle-ci des épaules à fos-sees, celle-là des charmes plus mystérieux avec un artifice si subtil qu’oneût dit des tableaux dus à la fantaisie du peintre plutôt que des portraitsd’après le vif. Les plus prudes avaient cependant posé pour ces peinturesqui étaient de Simon Vouet, célèbre maître du temps, croyant faire unefaveur unique et ne s’imaginant pas former une galerie.

Au plafond creusé en conque était figurée une toilee de Vénus.La déesse se regardait du coin de l’œil, après avoir été aifée par sesnymphes, à un miroir que lui présentait un grand Cupidon hors de pageà qui l’artiste avait donné les traits du duc, mais on voyait bien que son

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aention était plus pour l’Amour que pour le miroir. Des cabinets in-crustés en pierres dures de Florence, bourrés de billets doux, de tressesde cheveux, de bracelets et de bagues et autres témoignages de passionsoubliées ; une table de même matière où sur un fond de marbre noir sedécoupaient des bouquets de fleurs aux couleurs vives, muguetées pardes papillons ailés de pierreries ; des fauteuils à pieds tournés en boisd’ébène couverts d’une brocatelle saumon ramagée d’argent, un épaistapis de Smyrne où peut-être s’étaient assises les sultanes, et rapportéde Constantinople par l’ambassadeur de France, composaient l’ameuble-ment aussi riche que voluptueux de ce réduit, que Vallombreuse préféraitaux appartements d’apparat et qu’il habitait d’ordinaire.

Le duc fit de la main un signe de condescendance à Léonarde et luiindiqua un placet pour s’asseoir. Léonarde était l’idéal de la douegna, etce luxe frais et jeune faisait encore ressortir son teint de vieille cire jauneet sa laideur répulsive. Son costume noir passementé de jais, ses coiffesrabaues lui donnaient d’abord un aspect sévère et respectable ; mais lesourire équivoque qui se jouait dans les bouquets de poils obombrant lescommissures de ses lèvres, le regard hypocritement luxurieux de ses yeuxcerclés de rides brunes, l’expression basse, avide et servile de samine vousdétrompaient bientôt et vous disaient que vous n’aviez pas devant vousune dame Pernelle, mais une dameMacee, de celles qui lavent les jeunesfilles pour le sabbat et qui chevauchent le samedi un balai entre les jambes.

« Dame Léonarde, dit le duc rompant le silence, je vous ai fait venir,car je sais que vous êtes une personne fort experte aux choses d’amourpour les avoir pratiquées en votre jeune temps et servies en votre ma-turité, afin de me concerter avec vous sur les moyens de séduire ceefarouche Isabelle. Une duègne qui a été jeune première doit connaîtretoutes les rubriques.

— Monsieur le duc, répondit la vieille comédienne d’un air de com-ponction, fait beaucoup d’honneur à mes faibles lumières et ne peut dou-ter de mon zèle à lui complaire en tout.

— Je n’en doute point, fit négligemment Vallombreuse ; mais, cepen-dant, mes affaires n’en sont guère plus avancées.e devient cee beautérevêche ? Est-elle toujours aussi entichée de son Sigognac ?

— Toujours, répliqua dame Léonarde en poussant un soupir. La jeu-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIII

nesse a de ces entêtements bizarres qui ne s’expliquent point. Isabelle,d’ailleurs, ne semble point pétrie dans le limon ordinaire. Aucune tenta-tion ne mord sur elle, et dans le Paradis terrestre elle eût été femme à nepoint écouter le serpent.

— Comment donc, s’écria le duc avec un mouvement de colère, cedamné Sigognac a-t-il pu se faire entendre de cee oreille si bien ferméeaux propos des autres ? Possède-t-il quelque philtre, quelque amulee,quelque talisman ?

— Aucun, monseigneur, il était malheureux, et pour ces âmes tendres,romanesques et fières, consoler est le plus grand bonheur qui soit ; ellespréèrent donner à recevoir, et la pitié, les yeux humides de larmes, ouvrela porte à l’amour. C’est le cas d’Isabelle.

— Vous me dites des choses de l’autre monde ; être maigre, sans le sol,piteux, délabré, mal en point, ridicule, ce sont là, selon vous, des raisonsd’être aimé ! les dames de la cour riraient bien d’une pareille doctrine.

— En effet, elle n’est pas commune, heureusement, et l’on voit peude femmes donner dans ce travers. Votre Seigneurie est tombée sur uneexception.

— Mais c’est à devenir fou de rage, de penser que ce hobereau réussitlà où j’échoue et entre les bras de sa maîtresse se raille de ma déconvenue.

— Votre Seigneurie peut s’épargner ce chagrin. Sigognac ne jouitpoint de ses amours au sens que l’entend monsieur le duc. La vertu d’Isa-belle n’a reçu aucune brèche. La tendresse de ces parfaits amants, bien quevive, est toute platonique et se contente de quelque baiser sur la main ousur le front. C’est pour cela qu’elle dure ; satisfaite, elle s’éteindrait touteseule.

— Dame Léonarde, êtes-vous bien sûre de cela ? est-il croyable qu’ilsvivent ainsi chastement ensemble dans la licence des coulisses et desvoyages, couchant sous le même toit, soupant à la même table, rappro-chés sans cesse par les nécessités des répétitions et des jeux de scène ? Ilfaudrait qu’ils fussent des anges.

— Isabelle est à coup sûr un ange, et elle n’a pas l’orgueil qui fit choirLucifer du ciel. ant à Sigognac, il obéit aveuglément à sa maîtresse, etaccepte tous les sacrifices qu’elle lui impose.

— S’il en est ainsi, dit Vallombreuse, que pouvez-vous faire pour moi ?

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIII

Allons, cherchez dans quelque tiroir secret de votre boîte à malice unvieux stratagème irrésistible, une fourberie triomphante, une machina-tion à rouages compliqués qui me donne la victoire ; vous savez que l’oret l’argent ne me coûtent rien. »

Et il plongea sa main, plus blanche et aussi délicate que celle d’unefemme, dans une coupe de Benvenuto Cellini, posée sur une table auprèsde lui et remplie de pièces d’or. À la vue de ces monnaies qui bruissaientavec un tintement persuasif, les yeux de chouee de la douegna s’allu-mèrent, perçant de deux trous lumineux le cuir basané de sa face morte.Elle parut réfléchir profondément et resta quelques instants muee.

Vallombreuse aendait avec impatience le résultat de cee rêverie ;enfin la vieille reprit la parole.

« À défaut de son âme, peut-être puis-je vous livrer son corps. Uneempreinte de serrure à la cire, une fausse clef et un bon narcotique feraientl’affaire.

— Pas de cela ! interrompit le duc, qui ne put se défendre d’un mouve-ment de dégoût. Fi donc ! posséder une femme endormie, un corps inerte,une morte, une statue sans conscience, sans volonté, sans souvenir, avoirune maîtresse qui au réveil vous regarderait les yeux étonnés comme sor-tant d’un rêve, et reprendrait aussitôt son aversion pour vous avec sonamour pour un autre ! être un cauchemar, un songe lubrique qu’on ou-blie au matin ! jamais je ne descendrai si bas.

— Votre Seigneurie a raison, dit Léonarde, la possession n’est rien sil’on n’a le consentement, et je ne proposais cet expédient qu’à bout deressources. Je n’aime pas non plus ces moyens ténébreux, et ces breu-vages qui sentent la pharmacopée de l’empoisonneuse. Mais pourquoiétant beau comme Adonis favori de Vénus, splendide en vos ajustements,riche, puissant à la cour, ayant tout ce qui plaît aux femmes, ne faites-vouspas tout simplement la cour à l’Isabelle ?

— Eh ! pardieu, la vieille a raison, s’écria Vallombreuse, en jetant unregard de complaisance à un miroir de Venise supporté par deux amourssculptés qui se tenaient en équilibre sur une flèche d’or, de telle façon quela glace se penchait et se redressait à volonté pour qu’on pût s’y voir plus àson aise. Isabelle a beau être froide et vertueuse, elle n’est pas aveugle et lanature n’a pas été pour moi si marâtre que ma présence inspire l’horreur.

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIII

Je lui ferai toujours bien l’effet d’une statue ou d’un tableau qu’on admire,encore qu’on ne l’aime pas, mais qui retient les yeux, et les charme parsa symétrie et son coloris agréable. Et puis je lui dirai de ces choses àquoi les femmes ne résistent point, avec ces regards qui fondent la glacedes cœurs, et dont le feu, soit dit sans fatuité, a incendié les belles les plushyperboréennes et les plus glacées de la cour ; cee comédienne d’ailleursa de la fierté, et la poursuite d’un duc ne peut que flaer son orgueil. Jel’appuierai à la Comédie et dresserai des cabales en sa faveur. Ce seramiracle alors si elle pense encore à ce petit Sigognac duquel je sauraibien me défaire.

— Monsieur le duc n’a rien à me dire de plus, fit dame Léonarde, quis’était levée et restait les mains croisées sur sa ceinture dans une posed’aente respectueuse.

— Non, répondit Vallombreuse, vous pouvez vous retirer, mais aupa-ravant prenez ceci (et il lui tendait une poignée de louis d’or), ce n’est pasvotre faute s’il se trouve en la troupe d’Hérode une pudicité invraisem-blable. »

La vieille remercia le jeune duc et se retira à la reculade jusque vers laporte, sans se prendre les pieds dans ses jupes, avec une habitude que luiavait donnée le théâtre. Là elle se retourna tout d’une pièce et disparutbientôt dans les profondeurs de l’escalier. Resté seul, Vallombreuse sonnason valet de chambre pour qu’il le vînt accommoder.

« Çà, Picard, dit le duc, il te faut surpasser et me faire une toileetriomphante ; je veux être plus beau que Buckingham s’efforçant de plaireà la reine Anne d’Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse à labeauté, tu recevras les étrivières, car je n’ai aucun défaut ou vice à dissi-muler postichement.

— Votre Seigneurie a la meilleure grâce du monde, répondit Picard,et chez elle l’Art n’a qu’à mere la Nature en son lustre. Si monsieur leduc veut s’asseoir devant la glace et se tenir tranquille quelques minutes,je vais le testonner et l’adoniser de telle sorte qu’il ne rencontrera pas decruelles. »

Ayant dit ces mots, Picard plongea des fers à friser dans une couped’argent où, recouverts de cendre, des noyaux d’olive faisaient un feudoux comme celui des braseros espagnols, et quand ils furent chauds au

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degré juste, ce qu’il reconnut en les approchant de sa joue, il commençaà pincer par le bout ces belles boucles d’ébène dont la souplesse ne de-mandait pas mieux que de se tourner mignardement en spirales.

Lorsque M. le duc de Vallombreuse fut coiffé, et qu’un cosmétiqued’un parfum suave mieux flairant que baume eut fixé ses fines mous-taches semblables à l’arc de Cupidon, le valet de chambre, satisfait deson ouvrage, se renversa un peu en arrière pour le contempler, commeun peintre qui regarde, en clignant l’œil, la dernière touche posée à sontableau.

«el habit monsieur le duc désire-t-il mere aujourd’hui ? Si j’osaisrisquer un avis à qui n’en a pas besoin, je conseillerais à Sa Seigneuriele costume de velours noir à taillades et à bouffees en satin de la mêmecouleur, avec les bas de soie et un simple col en point de Raguse. Lesbrocarts, les satins brochés, les toiles d’or et d’argent, les pierreries pour-raient, par leur éclat intempestif, distraire les regards qui se doivent porteruniquement sur la figure de monsieur, dont les charmes ne furent jamaisplus irrésistibles ; le noir relèvera cee pâleur délicate qui lui reste de sablessure et lui donne tant d’intérêt.

— Le drôle a le goût bon, et sait flaer aussi bien qu’un courtisan,murmura intérieurement Vallombreuse ; oui, le noir m’ira bien ! Isabelle,d’ailleurs, n’est point femme à s’éblouir devant des orfrois de brocartset des bluees de diamants. Picard, continua-t-il tout haut, passez-moi lepourpoint et les chausses de velours, et donnez-moi l’épée d’acier bruni.Maintenant, dites à la Ramée qu’il fasse mere les chevaux au carrosse,les quatre bais, et promptement. Je veux sortir dans un quart d’heure. »

Picard disparut aussitôt pour faire exécuter les ordres de son maître.Vallombreuse, en aendant la voiture, se promenait de long en large à tra-vers la chambre, jetant, toutes les fois qu’il passait devant, un coup d’œilinterrogatif au miroir de Venise, lequel, contre l’ordinaire des miroirs, luifaisait à chaque demande une réponse flaeuse.

« Il faudrait que cee péronnelle fût diantrement superbe, revêche etdégoûtée, pour ne pas devenir subitement toute vive amoureuse folle demoi, malgré ses simagrées de vertu et ses langueurs platoniques avec leSigognac. Oui, ma toute belle, vous figurerez bientôt dans un de ces cadresovales, peinte au naturel, en Phœbé forcéemalgré sa froideur de venir bai-

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ser Endymion. Vous prendrez place parmi ces déités qui furent d’abordnon moins prudes, farouches et hyrcaniennes que vous ne l’êtes, et quisont plus grandes dames assurément que vous ne le serez jamais. Votredéfaite ne manquera pas longtemps à ma gloire ; car sachez, ma petite co-médienne, que rien ne peut faire obstacle à la volonté d’un Vallombreuse.Frango nec frangor, telle est ma devise ! »

Un laquais vint annoncer que le carrosse était avancé. La distance quisépare la rue des Tournelles, où demeurait le duc de Vallombreuse, de larue Dauphine fut bientôt franchie au trot de quatre vigoureux mecklem-bourgeois touchés par un cocher de grande maison, qui n’eût pas cédéle haut du pavé à un prince du sang, et qui coupait insolemment toutesles voitures. elque hardi et sûr de lui-même que fût le duc, pendant letrajet il ne put se défendre d’une certaine émotion assez rare chez lui. L’in-certitude de savoir comment il serait reçu de cee dédaigneuse Isabellelui faisait bare le cœur un peu plus vite que de coutume. Les sentimentsqu’il éprouvait étaient de nature fort opposée. Ils variaient de la haine àl’amour, selon qu’il s’imaginait la jeune comédienne rebelle ou docile àses vœux.

and le beau carrosse doré, traîné par des chevaux de prix et sur-chargé de laquais aux livrées de Vallombreuse, entra dans l’auberge dela rue Dauphine, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes pour le rece-voir, l’hôtelier, le bonnet à la main, se précipita plutôt qu’il ne descenditdu haut du perron pour aller à la rencontre de ce magnifique visiteur etsavoir ce qu’il désirait.

Si vite que l’hôtelier eût couru, Vallombreuse, sautant du carrosse àterre sans l’aide du marchepied, s’avançait déjà vers l’escalier d’un pasrapide. Le front de l’aubergiste, prosterné tout bas, lui heurta presque lesgenoux.

Le jeune duc, de cee voix stridente et brève qui lui était familièrelorsque quelque passion l’agitait, lui dit :

« Mademoiselle Isabelle demeure en cee maison. Je la voudrais voir.Est-elle au logis à cee heure ? Il n’est pas besoin de la prévenir de mavisite. Donnez-moi seulement un laquais qui m’accompagne jusqu’à saporte. »

L’hôtelier avait répondu à ces questions par des respectueuses incli-

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naisons de tête, et il ajouta :« Monseigneur, laissez-moi la gloire de vous conduire moi-même ; un

tel honneur n’est point fait pour un maraud de valet. À peine si le maîtrede céans y suffit.

— Comme vous voudrez, dit Vallombreuse avec une nonchalance hau-taine, mais faites vite ; voici déjà des têtes qui se meent aux fenêtres etse penchent pour me regarder comme si j’étais le Grand Turc ou l’Amo-rabaquin.

— Je vais vous précéder pour vous montrer le chemin », dit l’hôtelier,tenant des deux mains son bonnet pressé sur son cœur.

L’escalier franchi, le duc et son guide s’engagèrent dans un long cor-ridor sur lequel s’ouvraient des portes comme dans un cloître de couvent.Arrivé devant la chambre d’Isabelle, l’hôte s’arrêta et dit :

« i aurai-je l’honneur d’annoncer ?— Vous pouvez vous retirer maintenant, répondit Vallombreuse en

meant la main sur la clef, je m’annoncerai moi-même. »Isabelle, assise près de la fenêtre dans une chaise haute, en manteau

du matin, les pieds nonchalamment allongés sur un tabouret de tapis-serie, était en train d’étudier le rôle qu’elle devait remplir dans la piècenouvelle. Les yeux fermés, afin de ne pas voir les paroles écrites sur soncahier, elle répétait à voix basse, comme un écolier sa leçon, les huit oules dix vers qu’elle venait de lire plusieurs fois. La lumière de la croisée,dessinant le contour velouté de son profil, piquait des étincelles d’or auxpetits cheveux follets qui se crespelaient sur sa nuque, et faisait luire lanacre transparente de ses dents dans sa bouche entrouverte. Un reflettempérait par sa lueur argentée ce que l’ombre, baignant les chairs et levêtement, aurait eu de trop noir, et produisait cet effet magique si recher-ché des peintres, qu’ils appellent « clair-obscur » en leur langage. Ceejeune femme ainsi posée formait un tableau charmant, qui n’eût eu be-soin que d’être copié par un habile homme pour devenir l’honneur et laperle d’une galerie.

Croyant que ce fût quelque fille de chambre qui entrât pour les be-soins du service, Isabelle n’avait pas relevé ses longues paupières dontles cils, traversés du jour, ressemblaient à des fils d’or, et continuait dansune somnolence rêveuse à débiter machinalement ses rimes comme on

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égrène un chapelet, presque sans y penser. Elle n’avait d’ailleurs aucunedéfiance, en plein jour, dans cee auberge toute pleine de monde, toutprès de ses camarades, et ne sachant pas que Vallombreuse fût à Paris.Les tentatives contre Sigognac ne s’étaient pas renouvelées, et la jeunecomédienne, quelque timide qu’elle fût, commençait à reprendre un peud’assurance. Sa froideur avait sans doute découragé le caprice du jeuneduc, auquel en ce moment elle ne pensait non plus qu’au prêtre Jean ouà l’empereur de la Chine.

Vallombreuse s’était avancé jusqu’au milieu de la chambre, suspen-dant ses pas, retenant son haleine, pour ne pas déranger ce gracieux ta-bleau qu’il contemplait avec un ravissement bien concevable ; en aen-dant qu’Isabelle levât les yeux et l’aperçût, il avait mis un genou en terreet tenait d’une main son feutre dont la plume balayait le plancher, tandisqu’il appuyait l’autre main sur son cœur dans une pose qu’on n’eût pudésirer plus respectueuse pour une reine.

Si la jeune comédienne était belle, Vallombreuse, il faut l’avouer, n’é-tait pas moins beau ; la lumière donnait en plein sur sa figure d’une régu-larité parfaite et semblable à celle d’un jeune dieu grec qui se serait faitduc depuis la déchéance de l’Olympe. En ce moment, l’amour et l’admira-tion qui s’y peignaient en avaient fait disparaître cee expression impé-rieusement cruelle qu’on regreait parfois d’y voir. Les yeux jetaient desflammes, la bouche semblait lumineuse ; à ses joues pâles il montait ducœur comme une sorte de clarté rose. Des éclairs bleuâtres passaient surses cheveux bouclés et lustrés de parfums comme des frissons de jour surdu jayet poli. Son col, délicat et robuste à la fois, prenait des blancheurs demarbre. Illuminé par la passion, il rayonnait, il étincelait, et vraiment oncomprenait qu’un duc fait de la sorte ne pût admere l’idée que déesse,reine ou comédienne lui résistât.

Enfin Isabelle tourna la tête et vit le duc de Vallombreuse agenouilléà six pas d’elle. Persée lui eût porté au visage le masque de Méduse, en-châssé dans son bouclier et faisant la grimace de l’agonie au milieu d’unéparpillement de serpenteaux, qu’elle n’eût pas éprouvé une stupeur pa-reille. Elle resta glacée, pétrifiée, les yeux dilatés de terreur, la bouche en-trouverte et le gosier aride, sans pouvoir faire un mouvement ni pousserun cri. Une pâleur de mort se répandit sur ses traits, son dos s’emperla de

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sueur froide ; elle crut qu’elle allait s’évanouir ; mais, par un prodigieuxeffort de volonté, elle rappela ses sens pour ne pas rester exposée auxentreprises de ce téméraire.

« Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur, dit Vallom-breuse sans quier sa position et de la voix la plus douce, que ma vueseule vous produit un tel effet. Un monstre d’Afrique sortant de sa ca-verne la gueule rouge, les dents aiguisées et les griffes en arrêt vous eût,certes, moins effrayée. Mon entrée, j’en conviens, a été un peu inopinée etsubite ; mais il ne faut pas en vouloir à la passion des incivilités qu’elle faitcommere. Pour vous voir, j’ai affronté votre courroux, et mon amour,au risque de vous déplaire, se met à vos pieds suppliant et timide.

— De grâce, monsieur le duc, relevez-vous, dit la jeune comédienne,cee position ne vous convient point. Je ne suis qu’une pauvre actrice deprovince, et mes faibles charmes ne méritent pas une telle conquête. Ou-bliez un caprice passager et portez ailleurs des vœux que tant de femmesseraient heureuses de combler. Ne rendez point les reines, les duchesseset les marquises jalouses à cause de moi.

— Et que m’importent toutes ces femmes, fit impétueusement Vallom-breuse en se relevant, si c’est votre fierté que j’adore, si vos rigueurs ontplus de charmes à mes yeux que les faveurs des autres, si votre sagessem’enivre, si votre modestie excite ma passion jusqu’au délire, s’il faut quevous m’aimiez ou que je meure ! Ne craignez rien, ajouta-t-il en voyantqu’Isabelle ouvrait la fenêtre comme pour se précipiter s’il se portait àquelque violence, je ne demande autre chose sinon que vous souffriez maprésence, que vous me permeiez de vous faire ma cour et d’aendrirvotre cœur, comme font les amants les plus respectueux.

— Epargnez-moi ces poursuites inutiles, répondit Isabelle, et j’auraipour vous, à défaut d’amour, une reconnaissance sans bornes.

— Vous n’avez ni père, ni mari, ni amant, dit Vallombreuse, qui sepuisse opposer à ce qu’un galant homme vous recherche et tâche de vousagréer. Mes hommages ne sont pas une insulte. Pourquoi me repousser ?Oh ! vous ne savez pas quelle vie splendide j’ouvrirais devant vous sivous consentiez à m’accueillir. Les enchantements des féeries pâliraientà côté des imaginations de mon amour pour vous plaire. Vous marcheriezcomme une déesse sur les nuées. Vos pieds ne fouleraient que de l’azur

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et de la lumière. Toutes les cornes d’abondance répandraient leurs tré-sors devant vos pas. Vos souhaits n’auraient pas le temps de naître, jeles surprendrais dans vos yeux et je les devancerais. Le monde lointains’effacerait comme un rêve, et d’un même vol, à travers les rayons, nousmonterions vers l’Olympe plus beaux, plus heureux, plus enivrés que Psy-ché et l’Amour. Voyons, Isabelle, ne détournez pas ainsi la tête, ne gardezpas ce silence de mort, ne poussez pas au désespoir une passion qui peuttout, excepté renoncer à elle-même et à vous.

— Cee passion dont toute autre tirerait orgueil, répondit modeste-ment Isabelle, je ne saurais la partager. La vertu que je fais professiond’estimer plus que la vie ne s’y opposerait point, que je déclinerais en-core ce dangereux honneur.

— Regardez-moi d’un œil favorable, continua Vallombreuse, je vousrendrai un objet d’envie pour les plus grandes et les plus haut situées.À une autre femme je dirais : dans mes châteaux, dans mes terres, dansmes hôtels, prenez ce qui vous plaira, saccagez mes cabinets pleins dediamants et de perles, plongez vos bras jusqu’aux épaules au fond demes coffres, habillez votre livrée d’habits trop riches pour des princes,faites ferrer d’argent fin les chevaux de vos carrosses, menez le train d’unereine ; éblouissez Paris, qui pourtant ne s’étonne guère. Tous ces appâtssont trop grossiers pour une âme de la trempe dont est la vôtre. Mais ceegloire peut vous toucher d’avoir réduit et vaincu Vallombreuse, de le me-ner captif derrière votre char de triomphe, de nommer votre serviteur etvotre esclave celui qui n’a jamais obéi, et que nuls fers n’ont pu retenir.

— Ce prisonnier serait trop illustre pour mes chaînes, dit la jeune ac-trice, et je ne voudrais pas contraindre une liberté si précieuse ! »

Jusque-là le duc de Vallombreuse s’était contenu ; il forçait sa vio-lence naturelle à une douceur feinte, mais la résistance respectueuse etferme d’Isabelle commençait à faire bouillonner sa colère. Il sentait unamour derrière cee vertu, et son courroux s’augmentait de sa jalousie.Il fit quelques pas vers la jeune fille, qui mit la main sur la ferrure de lafenêtre. Ses traits étaient contractés, il se mordait les lèvres et l’air deméchanceté avait reparu sur son visage.

« Dites plutôt, reprit-il d’une voix altérée, que vous êtes folle de Si-gognac ! Voilà la raison de cee vertu dont vous faites montre. ’a-t-il

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donc pour vous charmer de la sorte, cet heureux mortel ? Ne suis-je pasplus beau, plus noble, plus riche, aussi jeune, aussi spirituel, aussi amou-reux que lui !

— Il a du moins, répondit Isabelle, une qualité qui vous manque : cellede respecter ce qu’il aime.

— C’est qu’il n’aime pas assez », fit Vallombreuse en prenant dans sesbras Isabelle dont le corps penchait déjà hors de la fenêtre, et qui, sousl’étreinte de l’audacieux, poussa un faible cri.

Au même instant la porte s’ouvrit. Le tyran, faisant des courbeeset des révérences outrées, pénétra dans la chambre et s’avança vers Isa-belle, qu’aussitôt lâcha Vallombreuse avec une rage profonde d’être ainsiinterrompu en ses prouesses amoureuses.

« Pardon, mademoiselle, dit le tyran en lançant au duc un regard detravers, je ne vous savais pas en si bonne compagnie ; mais l’heure de larépétition a sonné à toutes les horloges, et l’on n’aend plus que vouspour commencer. »

En effet, par la porte entre-bâillée on voyait le Pédant, Scapin, Léandreet Zerbine, qui formaient un groupe rassurant pour la pudeur menacéed’Isabelle. Le duc eut un instant l’idée de fondre l’épée en main sur ceecanaille et de la disperser, mais cela eût fait un esclandre inutile ; entuant ou blessant deux ou trois de ces histrions il n’aurait pas arrangéses affaires : d’ailleurs ce sang était trop vil pour qu’il y trempât sesnobles mains, il se contint donc, et saluant avec une politesse glacialeIsabelle, qui, toute tremblante, s’était rapprochée de ses amis, il sortit dela chambre, mais au seuil de la porte il se retourna, fit un signe de la main,et dit : « Au revoir, mademoiselle ! » une phrase bien simple assurément,mais qui prenait du son de voix dont elle était prononcée des signifiancesmenaçantes et terribles. La tête de Vallombreuse, si charmante tout à l’-heure, avait repris son expression de perversité diabolique ; Isabelle neput s’empêcher de frémir, bien que la présence des comédiens la mît àl’abri de toute tentative. Elle eut ce sentiment d’angoisse mortelle de lacolombe au-dessus de laquelle le milan trace dans l’air des cercles de plusen plus rapprochés.

Vallombreuse regagna son carrosse suivi par l’hôtelier, qui se confon-dait derrière lui en politesses impatientantes et superflues, et bientôt le

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grondement des roues indiqua que le dangereux visiteur était enfin parti.Maintenant, voici comment s’explique le secours venu si à propos

pour Isabelle. L’arrivée du duc de Vallombreuse en carrosse doré à l’hôtelde la rue Dauphine avait produit une rumeur d’étonnement et d’admira-tion dans toute l’auberge, qui était bientôt parvenue aux oreilles du tyran,occupé, comme Isabelle, à étudier dans sa chambre. En l’absence de Sigo-gnac, retenu au théâtre pour y essayer un costume nouveau, le brave Hé-rode, connaissant les mauvaises intentions de Vallombreuse, s’était bienpromis de veiller au grain, et l’oreille appliquée au trou de la serrure ilécoutait, par une indiscrétion louable, cet entretien hasardeux, sauf à in-tervenir lorsque la scène chaufferait trop. Sa prudence avait ainsi sauvé lavertu d’Isabelle des entreprises de ce méchant duc outrageux et pervers.

Cee journée devait être orageuse. Lampourde, on s’en souvient, avaitreçu de Mérindol la mission de dépêcher le capitaine Fracasse ; aussi lebreeur, gueant l’occasion de l’aaquer, faisait-il pied de grue sur l’es-planade où s’élève le roi de bronze, car Sigognac, pour rentrer à l’auberge,devait forcément prendre le Pont-Neuf. Jacquemin était là déjà depuisplus d’une heure soufflant dans ses doigts pour ne pas les avoir gourdsaumoment de l’action, et baant la semelle afin de se réchauffer les pieds.Le temps était froid et le soleil se couchait derrière le pont Rouge, au-delàdes Tuileries, dans des nuages sanguinolents. Le crépuscule baissait rapi-dement, et déjà les passants se faisaient rares.

Enfin Sigognac parut marchant d’un pas hâté, car une vague inquié-tude l’agitait à l’endroit d’Isabelle, et il se pressait de rentrer au logis. Danscee précipitation, il ne vit pas Lampourde, qui, lui prenant le bord dumanteau, le lui tira d’un mouvement si sec et si brusque que les cordonsen rompirent. En un clin d’œil Sigognac se trouva en simple pourpoint.Sans chercher à disputer sa cape à cet assaillant qu’il prit d’abord pourun vulgaire tire-laine, il mit, avec la promptitude de l’éclair, flamberge auvent et tomba en garde. De son côté, Lampourde n’avait pas été moinsprompt à dégainer. Il fut content de cee garde et se dit : « Nous allonsnous amuser un peu. » Les lames s’engagèrent. Après quelques tâton-nements de part et d’autre, Lampourde essaya une boe qui fut aussitôtdéjouée. « Bonne parade, continua-t-il ; ce jeune homme a des principes. »

Sigognac lia avec son épée le fer du breeur et lui poussa une flan-

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connade que celui-ci para avec une retraite de corps, tout en admirant lecoup de son adversaire pour sa perfection et sa régularité académique.

« À vous celle-ci », s’écria-t-il, et son épée décrivit un cercle étince-lant, mais elle rencontra celle de Sigognac déjà revenu à son poste.

Epiant un jour pour y pénétrer, les lames liées par les pointes tour-naient l’une autour de l’autre, tantôt lentes, tantôt rapides, avec des ma-lices et des prudences qui prouvaient la force des deux combaants.

« Savez-vous, monsieur, dit Lampourde, ne pouvant contenir pluslongtemps son admiration pour ce jeu si sûr, si serré et si correct, savez-vous que vous avez une méthode superbe !

—À votre service », répondit Sigognac, en allongeant une boe à fondau breeur, qui la détourna avec le pommeau de son épée par un coup depoignet aussi roide que la détente d’un cranequin.

« Magnifique estocade, fit le breeur de plus en plus enthousiasmé,coup merveilleux ! Logiquement j’aurais dû être tué. Je suis dans montort ; ma parade est une parade de raccroc, irrégulière, sauvage, bonnetout au plus pour ne pas être embroché en un cas extrême. Je rougispresque de l’avoir employée avec un beau tireur comme vous. »

Toutes ces phrases étaient entremêlées de froissements de fer, dequartes, de tierces, de demi-cercles, de coupés, de dégagés qui augmen-taient l’estime de Lampourde pour Sigognac. Ce gladiateur ne prisait aumonde que l’escrime, et il réglait le cas qu’il devait faire des gens d’a-près leur force aux armes. Sigognac prenait à ses yeux des proportionsconsidérables.

« Serait-ce une indiscrétion, monsieur, que de vous demander le nomde votre maître ? Girolamo, Paraguantes et Côte-d’Acier seraient fiersd’un tel élève.

— Je n’ai eu pour professeur qu’un vieux soldat nommé Pierre, répon-dit Sigognac, que ce babil étrange amusait ; tenez, parez celle-là ; c’est unede ses boes favorites. » Et le baron se fendit.

« Diable ! s’écria Lampourde en rompant d’une semelle, j’ai failli êtretouché ; la pointe a glissé sous le bras. En plein jour vous m’auriez per-foré, mais vous n’avez pas encore l’habitude de ces combats crépuscu-laires et nocturnes qui exigent des yeux de chat. N’importe ! c’était bienpassé, bien allongé, bien porté. Maintenant, faites bien aention, je ne

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIII

vous prends pas en traître. Je vais essayer sur vous ma boe secrète, lerésultat de mes études, le nec plus ultra de ma science, l’élixir de ma vie.Jusqu’à présent ce coup d’épée infaillible a toujours tué son homme. Sivous le parez, je vous l’apprends. C’est mon seul héritage, et je vous leléguerai ; sans cela j’emporterai cee boe sublime dans la tombe, carje n’ai encore rencontré personne capable de l’exécuter, si ce n’est vous,admirable jeune homme ! Mais voulez-vous vous reposer un peu et re-prendre haleine ? »

En disant ces mots, Jacquemin Lampourde baissait la pointe de sonépée. Sigognac en fit autant, et au bout de quelques minutes le duel re-commença.

Après quelques passe, Sigognac, qui connaissait toutes les ruses del’escrime, sentit, au travail particulier de Lampourde, dont l’épée se dé-robait avec une rapidité éblouissante, que la fameuse boe allait fondresur sa poitrine. En effet, le breeur s’aplatit subitement comme s’il tom-bait sur le nez, et le baron ne vit plus devant lui d’adversaire, mais unéclair foueé dans un sifflement lui arriva si vite au corps, qu’il n’eut quele temps de le couper par un demi-cercle qui cassa net la lame de Lam-pourde.

« Si vous n’avez pas le reste de mon épée dans le ventre, dit Lam-pourde à Sigognac en se redressant et en agitant le tronçon qui lui restaitdans la main, vous êtes un grand homme, un héros, un dieu !

— Non, répondit Sigognac, je ne suis pas touché, et si je voulais jepourrais même vous clouer contre un mur comme un hibou ; mais celarépugne à ma générosité naturelle, et d’ailleurs vous m’avez amusé parvotre bizarrerie.

— baron, permeez-moi d’être désormais votre admirateur, votre es-clave, votre chien. On m’avait payé pour vous tuer. J’ai même reçu desavances que j’ai mangées. C’est égal ! Je volerai pour rendre l’argent. »Cela dit, il ramassa le manteau de Sigognac, le lui remit sur les épaules envalet de chambre officieux, le salua profondément et s’éloigna.

Les deux aaques du duc de Vallombreuse avaient manqué.

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CHAPITRE XIV

Les délicatesses de Lampourde

O s’imaginer la fureur de Vallombreuse après l’é-chec que lui avait fait subir la vertu d’Isabelle secourue si à pro-pos par l’intervention des comédiens. and il rentra à l’hôtel,

l’aspect de son visage, blême d’une rage froide, donna à ses domestiquesdes claquements de dents et des sueurs d’agonie ; car sa cruauté natu-relle se livrait, en ces exaspérations, à des emportements néroniens, auxdépens du premier malheureux qui lui tombait sous la main. Ce n’étaitpoint un seigneur commode que le duc de Vallombreuse, même quandil était de joyeuse humeur ; mais quand il était fâché, mieux eût valu serencontrer nez à nez, sur le pont d’un torrent, avec un tigre à jeun. Il re-ferma derrière lui toutes les portes qui s’ouvraient à son passage d’unetelle violence qu’elles faillirent sauter hors des gonds, et que la doruredes ornements se détacha par écailles.

Arrivé à sa chambre, il jeta son feutre à terre si rudement que la formeen resta tout aplatie et que la plume ébouriffée se brisa net. Pour donner

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIV

un peu d’air à sa furie, il se dégagea la poitrine sans prendre garde auxboutons de diamant de son pourpoint qui sautaient à droite ou à gauchesur le parquet, comme des pois gris sur un tambour. Les dentelles de sachemise ne furent bientôt plus, sous les crispations de ses doigts nerveux,qu’une charpie effiloquée, et d’un coup de pied il envoya rouler les quatrefers en l’air un fauteuil qu’il avait rencontré dans ses déambulations co-lériques, car il s’en prenait même aux objets inanimés.

« L’impudente créature ! s’écriait-il tout en se promenant avec uneagitation extrême, j’ai bien envie de la faire prendre par les sergents etjeter en un cul de basse fosse d’où elle ne sortirait que rasée et foueéepour aller à l’hôpital ou à quelque couvent de filles repenties. Il ne meserait pas difficile d’obtenir l’ordre ; mais non, sa constance ne ferait ques’affermir de ces persécutions, et son amour pour Sigognac s’augmente-rait de toute la haine qu’elle prendrait à mon endroit. Cela ne vaut rien ;mais que faire ? »

Et il continuait sa promenade forcenée d’un bout à l’autre du cabinetcomme une bête fauve en sa cage, sans fatiguer sa rage impuissante.

Pendant qu’il se démenait ainsi, sans prendre garde à la fuite desheures qui passent toujours d’un pied égal, que nous soyons contents oufurieux, la nuit était venue, et Picard, bien qu’on ne l’eût pas appelé, pritsur lui d’entrer et d’allumer les bougies, ne voulant pas laisser son maîtrese mélancolier dans l’ombre, mère des humeurs noires.

En effet, comme si les lumières des candélabres lui eussent éclaircil’intellect, Vallombreuse, que distrayait son amour pour Isabelle, se res-souvint de sa haine pour Sigognac.

« Mais comment se fait-il que ce gentillâtre de malheur n’ait pas en-core été dépêché, dit-il en s’arrêtant tout à coup, j’avais cependant donnél’ordre formel àMérindol de l’expédier lui-même ou aumoyen de quelquegladiateur plus habile et plus brave que lui s’il ne suffisait à cee besogne !«Morte la bête, mort le venin », quoi qu’en dise Vidalinc. Le Sigognac sup-primé, l’Isabelle reste à ma merci, frémissante de terreur et déliée d’unefidélité désormais sans objet. Sans doute elle ménage ce bélître dans l’i-dée de s’en faire épouser, et c’est pour cela qu’elle se livre à ces simagréesde pudeur hyrcanienne et de vertu inexpugnable, repoussant l’amour desducs les mieux faits comme s’ils fussent gueux de l’Hostière. Seule, j’en

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aurai bientôt raison, et en tout cas, je serai vengé d’un arrogant par tropoutrageux, qui m’a navré au bras et que je trouve toujours comme un obs-tacle entre moi et mon désir. Çà, faisons comparaître Mérindol et sachonsoù en sont les choses. »

Mérindol, appelé par Picard, se présenta devant le duc plus pâle qu’unvoleur qu’on mène pendre, les tempes emperlées de sueur, la gorge sècheet la langue empâtée ; il lui eût été bon en ce moment d’angoisse d’a-voir un caillou dans la bouche comme Démosthènes, orateur athénien,haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la prononcia-tion et délier la faconde, d’autant que la face du jeune seigneur était plustempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblée de peuple à l’Agora.Le malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur ses jarrets titubantscomme s’il fût ivre, encore qu’il n’eût bu depuis le matin de quoi noyerune mouche, tournait son chapeau devant sa poitrine avec un déconte-nancement idiot ; il n’osait lever les yeux vers son maître dont il sentaitle regard tomber sur lui comme une douche alternativement de feu et deglace.

« Eh bien ! animal, dit brusquement Vallombreuse, vas-tu rester long-temps ainsi planté là avec cee mine patibulaire, comme si tu avais déjàau cou la cravate de chanvre que tu mérites encore plus pour ta lâchetéet maladresse que pour tes méfaits ?

— J’aendais les ordres de monseigneur, fit Mérindol en essayant desourire. Monsieur le duc sait que je lui suis dévoué jusqu’à la corde inclu-sivement : je me permets cee plaisanterie à cause de la gracieuse allusionque vient de faire. . .

— C’est bon, c’est bon, interrompit le duc, ne t’avais-je pas chargé deneoyer mon chemin de ce Sigognac maudit qui me gêne et m’obstrue.Tu ne l’as pas fait, car j’ai bien vu à la joie et sérénité d’Isabelle que cemaraud respire encore, et que je n’ai point été obéi. En vérité, c’est bienla peine d’avoir des breeurs à ses gages pour être servi de la sorte ? Nedevriez-vous pas, sans que j’ai besoin de parler, deviner mes sentimentsà l’éclair de mes yeux, aux palpitations de mes cils, et tuer silencieuse-ment quiconque me déplaît ? Mais vous n’êtes bons qu’à vous ruer encuisine, et vous n’avez de cœur que pour égorger des poulets. Si vouscontinuez ainsi, je vous rendrai tous au bourreau qui vous aend, ab-

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jectes canailles que vous êtes, scélérats timides, gauches assassins, rebutet honte du bagne !

— Monsieur le duc, je le vois avec peine, objecta Mérindol d’un tonhumble et pénétré, méconnaît le zèle, et, j’oserai le dire, le talent de sesfidèles serviteur. Mais le Sigognac n’est point un de ces gibiers ordinairesqu’on traque et qu’on abat au bout de quelques minutes de chasse. À unepremière rencontre, peu s’en est fallu qu’il ne me fendît le moule du bon-net jusqu’au menton, et si, n’avait-il qu’une épée de théâtre, émoussée etmornée, dont bienme prit. Une seconde embûche le trouva sur ses gardes,et tellement prêt à bien faire que force me fut, ainsi qu’à mes camarades,de m’éclipser sans risquer un combat inutile où il eût été secouru et quieût fait une esclandre fâcheuse. Maintenant il connaît ma figure, et je nesaurais l’approcher qu’il ne mee incontinent la main à la poignée de sarapière. J’ai donc été obligé d’aller chercher un spadassin de mes amis, lameilleure lame de la ville, qui le guee et le dépêchera, sous prétexte de luitirer la laine, à la première occasion crépusculaire ou nocturne sans quele nom de M. le duc puisse être prononcé en tout cela, comme il n’eût pasmanqué si le coup avait été fait par nous qui appartenons à Sa Seigneurie.

— Le plan n’est pas mauvais, répondit négligemment Vallombreuseradouci, et peut-être vaut-il mieux que les choses se passent de la sorte.Mais tu es sûr du cœur et du bras de ce gladiateur ? Il faut un brave pourdéfaire Sigognac, lequel, je l’avoue, bien que je le haïsse, n’est point lâche,puisqu’il a bien osé se mesurer contre moi-même.

— Oh ! répliqua Mérindol avec importance et certitude, JacqueminLampourde est un héros. . . qui a mal tourné. Il passe en valeur les Achillede la fable et les Alexandre de l’histoire. Il n’est pas sans reproche, maisil est sans peur. »

Picard, qui depuis quelques minutes rôdait par la chambre, voyantl’humeur de Vallombreuse un peu rassérénée, ne feignit pas de lui direqu’un homme d’assez bizarre tournure était là qui demandait instammentà lui parler pour chose d’importance.

« Fais entrer ce drôle, répondit le duc ; mais malheur à lui s’il me dé-range pour des billevesées, je le ferai pelauder si rudement qu’il y laisserason cuir. »

Le valet sortit afin d’introduire le nouveau visiteur, et Mérindol allait

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se retirer discrètement, quand l’entrée d’un étrange personnage lui clouales pieds au plancher. Il y avait en effet de quoi rester stupide d’étonne-ment, car l’homme conduit près de Vallombreuse par Picard n’était autreque l’ami Jacquemin Lampourde, en personne naturelle. Sa présence in-aendue en un tel lieu devait faire supposer quelque événement singulieret hors de toute prévision. Aussi Mérindol était-il fort inquiet en voyantparaître ainsi, sans intermédiaire, devant le maître, cet agent de secondemain, cee machine subalterne dont la besogne devait s’accomplir dansl’ombre.

Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullement déconte-nancé ; dès la porte il avait même fait un petit clin d’œil amical à Mé-rindol, et il se tenait à quelques pas du duc recevant en plein sur la figurela lumière des bougies qui faisaient ressortir les détails de son masque ca-ractéristique. Son front, où la pression habituelle du feutre avait tracé uneraie rougeâtre transversale, pareille à la cicatrice d’une blessure, montraitpar des goues de sueur, qui n’étaient pas séchées encore, que le spadas-sin avait marché vite ou venait de se livrer à un exercice violent ; ses yeux,d’un gris bleuâtre mélangé de reflets métalliques, se fixaient sur ceux dujeune duc avec une impudence tranquille qui donnait le frisson à Mérin-dol. ant à son nez, dont l’ombre lui couvrait toute une joue, commel’ombre de l’Etna couvre une grande partie de la Sicile, ce promontoirede chair découpait grotesquement son profil étrange et monstrueux, dorésur la crête par un vif rayon de clarté qui le faisait reluire. Ses moustaches,poissées d’un cosmétique grossier, ressemblaient à une brochee dont onlui eût traversé la lèvre supérieure, et sa royale se retroussait comme unevirgule mise à l’envers. Tout cela lui composait une physionomie la plushétéroclite du monde, de celles que Jacques Callot aime à croquer de sapointe originale et vive.

Son costume consistait en un pourpoint de buffle, des chausses griseset un manteau écarlate dont les galons d’or paraissaient avoir été récem-ment décousus, comme l’indiquaient des raies de couleur plus fraîche,visibles sur le fond un peu fané de l’étoffe. Une épée à lourde coquilleétait suspendue à un large ceinturon brodé de cuivre, qui cerclait la tailleefflanquée mais robuste du maraud. Un détail inexplicable préoccupaitsingulièrement Mérindol, c’est que le bras de Lampourde, sortant de des-

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sous son manteau comme une torchère à supporter des bougies jaillis-sant d’une paroi de lambris, tenait au poing une bourse dont la panserondelee annonçait une somme respectable. Ce geste d’offrir de l’argentau lieu d’en prendre était tellement en dehors des habitudes physiqueset morales de maître Jacquemin que le breeur s’en acquiait avec unegaucherie emphatique, solennelle et roide, tout à fait risible. Ensuite, ceeidée que Jacquemin Lampourde abordait le duc de Vallombreuse commes’il eût voulu le rémunérer de quelque service était si monstrueusementen dehors de la vraisemblance que Mérindol en écarquillait les yeux et enouvrait la bouche toute ronde, ce qui, au dire des peintres et physiono-mistes, est la propre expression de la surprise à son comble.

« Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu’il eut assez considéré ce falotpersonnage, est-ce que tu veux me faire l’aumône par hasard que tu memets cee bourse sous le nez, avec ton grand bras qu’on prendrait pourun bras d’enseigne ?

— D’abord, monsieur le duc, dit le breeur après avoir imprimé auxlongues rides qui sabraient ses joues et les coins de sa bouche une sortede trépidation nerveuse, n’en déplaise à Votre Grandeur, je ne suis pas unmaroufle. Je m’appelle Jacquemin Lampourde, homme d’épée. Mon étatest honorable ; aucun travail manuel, aucun commerce ou industrie nem’ont jamais dégradé. Je n’ai même point, en mes plus dures infortunes,soufflé le verre, occupation qui n’emporte pas la qualité de gentilhomme,car il y a péril, et les manants n’affrontent pas volontiers la mort. Je tuepour vivre, au risque de ma peau et de mon col, car j’exerce toujoursseul et j’avertis qui j’aaque, ayant horreur de la traîtrise et lâcheté.oide plus noble ? Retirez donc cee épithète de maroufle que je ne sauraisaccepter qu’à titre de plaisanterie amicale ; elle outrage par trop sensible-ment les délicatesses chatouilleuses de mon amour-propre.

— Soit, maître Jacquemin Lampourde, puisque vous y tenez, réponditle duc de Vallombreuse, que les bizarreries formalistes de cet escogriffe sicampé sur la hanche amusaient malgré lui, maintenant expliquez-moi ceque vous venez faire chez moi, une escarcelle au poing et secouant vosécus comme un fou sa maroe ou un ladre sa cliquee. »

Jacquemin, satisfait de cee concession à sa susceptibilité, inclina latête tout en restant le corps droit, et fit exécuter à son feutre plusieurs

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passes qui constituaient, à son idée, un salut mêlant à la mâle liberté dusoldat la souplesse du courtisan.

« Voici la chose, monsieur le duc : j’ai reçu de Mérindol des avancespour expédier un certain Sigognac, dit le capitaine Fracasse. Par des cir-constances indépendantes de ma volonté, je n’ai pu satisfaire à cee com-mande, et comme j’ai de la probité dans mon industrie, je rapporte à quide droit l’argent que je n’ai point gagné. »

En disant ces mots il posa, avec un geste qui ne manquait pas de di-gnité, la bourse sur un coin de la belle table incrustée en pierres dures deFlorence.

« Voilà bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons à figurer dans lescomédies, ces enfonceurs de portes ouvertes, ces soldats d’Hérode dontla valeur se déploie à l’encontre des enfants à la mamelle, et qui s’en-fuient quand la victime leur montre les dents, ânes couverts d’une peauléonine dont le rugissement est un braire. Allons, avoue-le de bonne foi ;le Sigognac t’a fait peur.

— Jacquemin Lampourde n’a jamais eu peur, reprit le spadassin d’unton qui, malgré l’apparence grotesque du personnage, n’était pas dénuéde noblesse, cela soit dit sans rodomontade et vantardise à l’espagnoleou à la gasconne ; dans aucun combat l’adversaire n’a vu la figure demes épaules ; je suis inconnu de dos, et je pourrais être, incognito, bossucomme Esope. Ceux qui m’ont apprécié à l’œuvre savent que les besognesfaciles me dégoûtent. Le péril me plaît et j’y nage comme le poissondans l’eau. J’ai aaqué le Sigognac secundum artem, avec une de mesmeilleures lames de Tolède, un Alonzo de Sahagun le vieux.

— e s’est-il passé, dit le jeune duc, dans ce combat singulier où tune sembles pas avoir eu l’avantage puisque tu viens restituer les sommes ?

— Tant en duels qu’en rencontres et assauts, contre un ou plusieurs,j’ai couché sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas rele-vés ; je néglige les estropiés ou navrés plus ou moins grièvement. Mais leSigognac est enfermé dans sa garde comme dans une tour d’airain. J’aiemployé contre lui toutes les ressources de l’escrime : feintes, surprises,dégagements, retraites, coups inusités, il a parade et riposte à chaque at-taque, et quelle fermeté jointe à quelle vitesse ! quelle audace tempéréede prudence ! quel beau sang-froid ! quelle imperturbable maîtrise ! Ce

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n’est pas un homme, c’est un dieu l’épée à la main. Au risque de me faireembrocher je jouissais de ce jeu si fin, si correct, si supérieur. J’avais enface un partenaire digne de moi ; pourtant comme il fallait en finir, aprèsavoir prolongé la lue autant que possible pour me donner le temps d’ad-mirer cee magnifique méthode, je pris mon temps et je risquai la boesecrète du Napolitain, que je possède seul au monde, puisque Girolamoest mort maintenant et me l’a léguée en héritage. Personne autre que moin’est, d’ailleurs, capable de l’exécuter en toute sa perfection, d’où dépendle succès. Je la portai si bien et si à fond que Girolamo lui-même n’eûtpu mieux faire. Eh bien ! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on lenomme, a paré avec une vitesse éblouissante et d’un revers si ferme qu’ilne m’a laissé au poing qu’un tronçon d’épée dont je m’escrimais commeune vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller à pot. Tenez, voicice qu’il a fait de mon Sahagun. »

Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement du fourreau unbout de rapière portant pour marque un S couronné, et montra au ducla cassure nee et brillante de la lame.

« Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’onpourrait aribuer à la Durandal de Roland, à la Tisona du Cid, ou à laHauteclaire d’Amadis de Gaule ? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessusde mes talents, je l’avoue en toute modestie. La boe que je lui ai portéen’a eu jusqu’à présent que cee parade, la pire de toutes, celle qui se faitavec le corps. iconque l’a essuyée a eu à son pourpoint une bouton-nière de plus par où l’âme s’est enfuie. En outre, comme tous les vaillants,ce capitaine fut généreux : il me tenait au bout de son épée, assez estoma-qué et pantois de ma déconvenue, et il me pouvait mere à la brochee,comme un becfigue, rien qu’en étendant le bras, il ne l’a point fait, ce quiest très délicat de la part d’un gentilhomme assailli à la brune, en pleinPont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soit pas grand-chose vule cas que j’en fais, je lui suis lié de reconnaissance ; je n’entreprendraiplus rien contre lui, et il m’est sacré. D’ailleurs, en eussé-je les moyens,je me ferais scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur, d’autant plusqu’ils se font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires où l’on tient uneépée mme un manche à balai. C’est pourquoi je viens prévenir M. le ducqu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-être pu garder l’argent comme

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dédommagement de mes risques et périls ; mais ma conscience y répugne.— De par tous les diables, reprends ta somme au plus vite, dit Val-

lombreuse d’un ton qui n’admeait pas de réplique, ou je te fais jeter parles fenêtres sans les ouvrir, toi et ta monnaie. Je ne vis jamais coquin siscrupuleux. Ce n’est pas toi, Mérindol, qui serais capable de ce beau traità insérer dans les exemples de la jeunesse. »

Comme il vit que le breeur hésitait, il ajouta : « Je te donne ces pis-toles pour boire à ma santé.

— Cela, monsieur le duc, sera religieusement exécuté, répondit Lam-pourde ; cependant je pense que Sa Seigneurie ne serait pas désobligéesi j’en jouais quelques-unes. » En achevant ces mots, il fit un pas vers latable, étendit son bras osseux, saisit la bourse avec une dextérité d’esca-moteur et la fit disparaître comme par enchantement dans la profondeurde sa poche où elle heurta, en rendant un son métallique, un cornet dedés et un jeu de cartes. Il était aisé de voir que ce geste lui était beaucoupplus naturel que l’autre, tant il y meait d’aisance.

« Je me retire de l’affaire en ce qui concerne Sigognac, dit Lampourde,mais elle sera reprise, s’il convient à Votre Seigneurie, par mon alter ego,le chevalier Malartic, à qui l’on peut confier les entreprises les plus hasar-deuses, tant il est habile homme. Il a la tête qui conçoit et la main qui exé-cute. C’est d’ailleurs l’esprit le plus dégagé de préjugés et de superstitionsqui soit. J’avais ébauché, pour l’enlèvement de la comédienne à laquellevous faites l’honneur de vous intéresser, une sorte de plan qu’il achèveraavec ce fini et cee perfection de détails qui caractérisent sa manière. Oh !plus d’un auteur de comédie applaudi au théâtre en l’arrangement de sespièces devrait consulterMalartic pour la subtilité de ses intrigues, l’inven-tion de ses stratagèmes, le jeu de ses machines. Mérindol, qui le connaît,se portera garant de ses rares qualités. Certes, monsieur le duc ne sauraitmieux choisir, et c’est un véritable cadeau que je lui fais. Mais je ne veuxpas abuser plus longtemps de la patience de Sa Seigneurie. and ellesera décidée, elle n’a qu’à faire tracer par un homme à elle une croix à lacraie sur le pilier gauche du Radis couronné. Malartic comprendra et, dû-ment déguisé, se rendra à l’hôtel Vallombreuse pour prendre les derniersordres et recorder ses flûtes. »

Ce triomphant discours achevé, maître Jacquemin Lampourde fit exé-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIV

cuter à son feutre les mêmes évolutions qu’il avait déjà décrites en saluantle duc au commencement de l’entretien, l’enfonça sur sa tête, rabait lebord sur ses yeux et sortit de la chambre à pas comptés et majestueux, sa-tisfait de son éloquence et de sa bonne tenue devant un si grand seigneur.

Cee apparition bizarre, moins étrange cependant en ce siècle de raf-finés et de breeurs qu’elle ne l’eût été à toute autre époque, avait amuséet intéressé le jeune duc de Vallombreuse. Le caractère original de Jacque-min Lampourde honnête à sa façon, ne lui déplaisait point ; il lui pardon-nait même de n’avoir pas réussi à tuer Sigognac. Puisque le baron avaitrésisté à ce gladiateur de profession, c’est qu’il était réellement invincible,et la honte d’en avoir été blessé lui était moins cuisante à l’amour-propre.Ensuite, quelque forcené que fût Vallombreuse, cee action de faire as-sassiner Sigognac lui paraissait un peu énorme, non par aucune tendresseou susceptibilité de conscience, mais parce que son ennemi était gen-tilhomme ; car il ne se fût fait nul scrupule de meurtrir et trucider unedemi-douzaine de bourgeois qui l’eussent gêné, le sang de telles ribau-dailles n’ayant de valeur à ses yeux non plus que l’eau des fontaines.Il eût préféré dépêcher son rival lui-même, sans la supériorité de Sigo-gnac à l’escrime, supériorité dont son bras, cicatrisé à peine, avait gardéle souvenir, et qui ne lui permeait pas de risquer, avec des chances fa-vorables, un nouveau duel ou une aaque à main armée. Ses pensées setournèrent donc vers l’enlèvement d’Isabelle, qui lui souriait davantagepar les perspectives amoureuses qu’il ouvrait à son imagination. Il ne sedoutait pas que la jeune comédienne, une fois séparée de Sigognac et deses camarades, ne s’humanisât et ne devînt sensible aux charmes d’un ducsi bien fait de sa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames de lacour. La fatuité de Vallombreuse était incorrigible, car jamais il n’en futde mieux fondée. Elle justifiait toutes ses prétentions, et ses plus imperti-nentes vanteries n’étaient que vérités. Aussi, malgré l’échec récemmentsubi près d’Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique, absurde, incroyableet outrageux de n’être point aimé.

«e je la tienne, se disait-il, quelques jours en une retraite d’où ellene puisse m’échapper, et je saurai bien la réduire. Je serai si galant, sipassionné, si persuasif, qu’elle s’étonnera bientôt elle-même de m’avoirsi longtemps tenu rigueur. Je la verrai se troubler, muer de couleur, baisser

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ses longues paupières àmon aspect, et, quand je la tiendrai entremes bras,pencher sa tête sur mon épaule pour y cacher sa pudeur et sa confusion.Dans un baiser, elle me dira qu’elle m’a toujours aimé, et que ses fuitesn’étaient que pour m’enflammer mieux, ou bien encore appréhensions ettimidités de mortelle poursuivie par un dieu, ou autres telles charmantesmignardises que les femmes savent trouver en ces rencontres, même lesplus chastes. Mais quand j’aurai son âme et son corps, ah ! c’est alors queje me vengerai de ses anciennes rebuffades. »

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CHAPITRE XV

Malartic à l’œuvre

S du duc en rentrant chez lui avait été vive, celle du ba-ron ne fut pas moindre en apprenant l’équipée de Vallombreuse àl’encontre d’Isabelle. Il fallut que le tyran et Blazius lui tinssent de

longs raisonnements pour l’empêcher de courir à l’hôtel de ce seigneurdans le but de le provoquer à un combat qu’il eût certainement refusé,car Sigognac n’étant ni le frère, ni le mari, ni le galant avoué de la comé-dienne, il n’avait aucun droit à demander raison d’un acte qui d’ailleurss’excusait de lui-même. En France, il y a toujours eu liberté de faire lacour aux jolies femmes. L’agression du spadassin sur le Pont-Neuf était, àcoup sûr, moins légitime ; mais, bien qu’il fût probable que le coup vînt dela part du duc, comment suivre les ramifications ténébreuses qui reliaientcet homme de sac et de corde à ce magnifique seigneur ? Et, en supposantmême qu’on les eût découvertes, comment les prouver, et à qui demanderjustice de ces lâches aaques ? Aux yeux du monde, Sigognac, cachant saqualité, était un vil histrion, un farceur de bas étage qu’un gentilhomme

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comme Vallombreuse pouvait, à sa fantaisie, faire bâtonner, emprisonnerou tuer, sans que personne y trouvât à redire, s’il le fâchait ou le gênait enquelque chose. Isabelle, pour sa résistance honnête, eût paru une mijau-rée et une bégueule ; la vertu des femmes de théâtre comptant beaucoupde omas incrédules et de Pyrrhons sceptiques. Il n’y avait donc pasmoyen de s’en prendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac,reconnaissant malgré lui la vérité des motifs qu’alléguaient Hérode et lePédant de faire les morts, mais l’œil ouvert et l’oreille au guet ; car cedamné seigneur, beau comme un ange et méchant comme un diable, n’a-bandonnerait certes pas son entreprise, quoiqu’elle eût manqué sur tousles points. Un doux regard d’Isabelle, qui prit entre ses blanches mains lesmains frémissantes de Sigognac, en l’engageant à dompter son couragepour l’amour d’elle, pacifia tout à fait le baron, et les choses reprirent leurtrain habituel.

Les débuts de la troupe avaient obtenu beaucoup de succès. La grâcepudique d’Isabelle, la verve étincelante de la soubree, la coqueerie élé-gante de Sérafine, l’extravagance superbe du capitaine Fracasse, l’em-phase majestueuse du tyran, les dents blanches et les gencives roses deLéandre, la bonhomie grotesque du Pédant, l’esprit madré de Scapin, laperfection comique de la Duègne produisaient le même effet à Paris qu’enprovince ; il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, que l’approba-tion de la cour, où sont les plus gens de goût et les plus fins connaisseurs ;il était question de les appeler même à Saint-Germain, car le roi, sur lebruit qui s’en faisait, les désirait voir ; ce qui réjouissait fort Hérode, chefet caissier de la compagnie. Souvent des personnes de qualité les deman-daient pour donner la comédie en leur hôtel, à l’occasion de quelque fêteou régal, à des dames curieuses de voir ces acteurs qui balançaient ceuxde l’hôtel de Bourgogne et de la troupe du Marais.

Aussi Hérode ne fut-il pas surpris, accoutumé qu’il était à semblablesrequêtes, lorsqu’un beau matin, à l’auberge de la rue Dauphine, se pré-senta une sorte d’intendant ou majordome, d’aspect vénérable commel’ont ces serviteurs vieillis dans la domesticité des grandes maisons, quidemandait à lui parler de la part de son maître, le comte de Pommereuil,pour affaires de théâtre.

Ce majordome, vêtu de velours noir de la tête aux pieds, avait au cou

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une chaîne en or de ducats, des bas de soie et des souliers à larges co-cardes, carrés du bout, un peu amples, comme il convient à un vieillardqui parfois a les goues. Un collet en forme de rabat étalait sa blancheursur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la face basanée par le grand-air de la campagne où ressortaient, comme des touches de neige sur uneantique sculpture, les sourcils, les moustaches et la barbiche. Ses longscheveux tout chenus lui tombaient jusqu’aux épaules et lui donnaient laphysionomie la plus patriarcale et la plus honnête. Ce devait être un de cesintendants dont la race est perdue, qui soignent la fortune de leur maîtreplus âprement que la leur propre, font des remontrances sur les dépensesfolles et, aux époques des revers, apportent leurs minces épargnes poursoutenir la famille qui les a nourris en ses prospérités.

Hérode ne se pouvait lasser d’admirer la bonne mine et prud’homiede cet intendant, qui, l’ayant salué, lui dit avec paroles courtoises :

« Vous êtes bien cet Hérode qui gouverne, d’une main aussi ferme quecelle d’Apollon, la troupe des Muses, cee excellente compagnie dont larenommée se répand par la ville, et en a déjà dépassé l’enceinte ; car elleest venue jusqu’au fond du domaine que mon maître habite.

— C’est moi qui ai cet honneur, répondit Hérode en faisant le salut leplus gracieux que lui permît sa mine rébarbative et tragique.

— Le comte de Pommereuil, reprit le vieillard, désirerait fort, pourdivertir des hôtes d’importance, leur offrir la comédie en son château.Il a pensé que nulle troupe mieux que la vôtre ne remplirait ce but, etil m’envoie vous demander s’il vous serait possible d’aller donner unereprésentation à sa terre, qui n’est distante d’ici que de quelques lieues.Le comte, mon maître, est un seigneur magnifique qui ne regarde pas à ladépense, et à qui rien ne coûtera pour posséder votre illustre compagnie.

— Je ferai tout pour contenter un si galant homme, répondit le tyran,encore qu’il nous soit difficile de quier Paris, fût-ce pour quelques jours,au moment le plus vif de notre vogue.

— Trois journées suffiront bien, dit le majordome : une pour le voyage,l’autre pour la représentation, et la dernière pour le retour. Il y a au châ-teau un théâtre tout machiné où vous n’aurez qu’à poser vos décorations ;de plus, voici cent pistoles que le comte de Pommereuil m’a chargé de re-mere entre vos mains pour les menus frais de déplacement ; vous en re-

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cevrez autant après la comédie, et les actrices auront sans doute quelqueprésent, bagues, épingles ou bracelets, à quoi est toujours sensible la co-queerie féminine. »

Joignant l’action aux paroles, l’intendant du comte de Pommereuiltira de sa poche une longue et pesante bourse, hydropique de monnaie,la pencha et en fit couler sur la table cent beaux écus neufs de l’éclat leplus engageant.

Le tyran regardait ces pièces couchées les unes sur les autres, d’un airde satisfaction, en caressant sa large barbe noire. and il les eut assezcontemplées, il les releva, les mit en pile, puis les jeta dans son goussetavec un geste d’acquiescement.

« Ainsi donc, dit l’intendant, vous acceptez, et je puis dire à monmaître que vous vous rendrez à son appel.

— Je suis à la disposition de Sa Seigneurie avec tous mes camarades,répondit Hérode ; maintenant désignez-moi le jour où doit avoir lieu la re-présentation et la pièce que M. le comte désire, afin que nous emportionsles costumes et les accessoires nécessaires.

— Il serait bon, répondit l’intendant, que ce fût jeudi, car l’impatiencede mon maître est grande ; quant à la pièce, il en laisse le choix à votregoût et commodité.

— L’Illusion comique, dit Hérode, d’un jeune auteur normand qui pro-met beaucoup, est ce qu’il y a de plus nouveau et de plus couru en cemoment.

— Va pour l’Illusion comique : les vers n’en sont point méchants et ily a un rôle de Matamore superbe.

— À présent, il ne reste plus qu’à nous indiquer, d’une façon préciseà ce que nous ne puissions errer, les site et plantation du château avec lechemin à suivre pour y parvenir. »

L’intendant du comte de Pommereuil donna des renseignements siexacts et si détaillés qu’ils eussent suffi à un aveugle tâtant la terre de sonbâton ; mais, craignant sans doute que le comédien une fois en route ne serappelât plus bien neement ces : allez devant vous, puis tournez à droiteet ensuite prenez à gauche, il ajouta : « Ne chargez pas votre mémoire,obstruée des plus beaux vers de nos meilleurs poètes, de si vulgaires etprosaïques notions ; j’enverrai un laquais, lequel vous servira de guide. »

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L’affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec force salutations qu’-Hérode lui rendait, et qu’après la courbee du comédien il réitérait ens’inclinant plus bas. Ils avaient l’air de deux parenthèses prises de la dansede Saint-Guy, et se trémoussant l’une vis-à-vis l’autre. Ne voulant pas êtrevaincu en ce combat de politesse, le tyran descendit l’escalier, traversa lacour et ne s’arrêta que sur le seuil, d’où il adressa au bonhomme un salutsuprême : le dos convexe, la poitrine concave autant que son bedon le luipermeait, les bras ballants et la tête touchant presque la terre.

Si Hérode eût suivi du regard l’intendant du comte de Pommereuiljusqu’au bout de la rue, peut-être eût-il remarqué, chose contraire auxlois de la perspective, que sa taille grandissait en raison inverse de l’é-loignement. Son dos voûté s’était redressé, le tremblement sénile de sesmains avait disparu, et à la vivacité de son allure il ne semblait du tout sigoueux ; mais Hérode était déjà rentré dans la maison et ne vit rien detout cela.

Le mercredi matin, comme des garçons d’auberge chargeaient les dé-corations et paquets sur une charree aelée de deux forts chevaux etlouée par le tyran pour le transport de la troupe, un grand maraud delaquais en livrée fort propre et chevauchant un bidet percheron, se pré-senta faisant claquer son fouet à la porte de l’auberge, afin de hâter ledépart des comédiens et de leur servir de courrier. Les femmes, qui sonttoujours paresseuses au lit et longues à s’aifer, même les comédiennesayant l’habitude de s’habiller et de se déshabiller en un clin d’œil pourles changements de costumes qu’exige le théâtre, descendirent enfin ets’arrangèrent le plus commodément qu’elles purent sur les planches rem-bourrées de paille qu’on avait suspendues aux ridelles de la charree. Lemarmouset de la Samaritaine martelait huit heures sur son timbre quandla lourde machine s’ébranla et se mit en marche. On eut en moins d’unedemi-heure dépassé la porte Saint-Antoine et la Bastille, mirant ses fais-ceaux de tours dans l’eau noire de ses douves. L’on franchit ensuite lefaubourg et ses vagues cultures semées de maisonnees, et l’on cheminaà travers la campagne dans la direction de Vincennes, qui montrait auloin son donjon derrière une légère gaze de vapeur bleuâtre, reste de l’-humidité nocturne se dissipant aux rayons du soleil, comme une fuméed’artillerie que le vent disperse.

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Bientôt, car les chevaux étaient frais et marchaient d’un bon pas, l’onaeignit la vieille forteresse dont les défenses gothiques avaient encorebonne apparence, quoiqu’elles ne fussent plus capables de résister auxcanons et aux bombardes. Les croissants dorés qui surmontaient les mi-narets de la chapelle bâtie par Pierre deMontereau brillaient joyeusementau-dessus des remparts comme s’ils eussent été fiers de se trouver à côtéde la croix, signe de rédemption. Ensuite, après avoir admiré quelques mi-nutes ce monument de l’ancienne splendeur de nos rois, on entra dans lebois, où, parmi les halliers et les baliveaux, s’élevaient majestueusementquelques vieux chênes, contemporains sans doute de celui sous lequelsaint Louis rendait la justice, occupation bien séante à un monarque.

Comme la route n’était guère fréquentée, quelquefois des lapins s’é-baant et se passant la pae sur les moustaches étaient surpris par l’ar-rivée de la charree, qu’ils n’avaient point entendue, car elle roulait àpetit bruit, la terre étant molle et souvent tapissée d’herbe. Ils détalaientgrand-erre et comme s’ils eussent eu les chiens aux trousses ; ce qui di-vertissait les comédiens. Plus loin, un chevreuil traversait la route touteffaré, et l’on pouvait suivre quelque temps de l’œil sa fuite à travers lesarbres dénués de feuillage. Sigognac surtout s’intéressait à ces choses,ayant été élevé et nourri en la campagne. Cela le réjouissait de voir deschamps, des buissons, des bois, des animaux en liberté, spectacle dont ilétait privé depuis qu’il habitait la ville, où l’on ne voit que maisons, ruesboueuses, cheminées qui fument, l’œuvre des hommes, et non l’œuvre deDieu. Il s’y serait fort ennuyé s’il n’avait eu la compagnie de cee doucefemme, dont les yeux contenaient assez d’azur pour remplacer le ciel.

Au sortir du bois une petite côte à monter se présenta. Sigognac dità Isabelle. « Chère âme, pendant que le coche gravira lentement ceepente, ne vous conviendrait-il point de descendre et de mere votre brassur le mien pour faire quelques pas ? Cela vous réchauffera les pieds etdégourdira les jambes. La route est unie, et il fait un joli temps d’hiverclair, frais et piquant, mais non trop froid. »

La jeune comédienne accepta l’offre de Sigognac, et, posant le bout deses doigts sur la main qu’il lui présentait, elle sauta légèrement à terre.C’était un moyen d’accorder à son amant un innocent tête-à-tête que sapudeur lui eût refusé dans la solitude d’une chambre fermée. Ils mar-

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chaient tantôt presque soulevés par leur amour, et rasant le sol comme desoiseaux, tantôt s’arrêtant à chaque pas pour se contempler et jouir d’êtreensemble, côte à côte, les bras enlacés et les regards plongés dans les yeuxl’un de l’autre. Sigognac disait à Isabelle combien il l’aimait ; cee phrase,qu’il avait dite plus de vingt fois, paraissait à la jeune femme nouvelle,comme dut l’être le premier mot d’Adam essayant le Verbe le lendemainde la création. Comme c’était la personne du monde la plus délicate etla plus désintéressée en fait de sentiments, elle tâchait par des fâcherieset des négations caressantes de contenir dans les limites de l’amitié unamour qu’elle ne voulait pas couronner, le jugeant nuisible à l’avenir dubaron.

Mais ces jolis débats et contestations ne faisaient qu’aviver l’amourde Sigognac, qui ne songeait, en ce moment, à la dédaigneuse Yolande deFoix, non plus que si elle n’eût jamais existé.

«oi que vous fassiez, mignonne, disait-il à son aimée, vous ne par-viendrez pas à lasser ma constance. S’il le faut, j’aendrai que vos scru-pules se soient dissipés d’eux-mêmes jusqu’à ce que vos beaux cheveuxd’or se soient mués en cheveux d’argent.

— Oh ! fit Isabelle, alors je serai un vrai remède d’amour et laide àépouvanter le plus fier courage ; j’aurais peur, en la récompensant, depunir votre fidélité.

— Même à soixante ans vous garderez vos charmes comme la bellevieille de Maynard, répondit galamment Sigognac, car votre beauté vientde l’âme, qui est immortelle.

— C’est égal, reprit la jeune femme, vous seriez bien arapé si je vousprenais au mot, et vous promeais ma main pour l’époque où je comp-terai seulement dix lustres d’âge. Mais, continua-t-elle en reprenant sonsérieux, cessons ces badineries ; vous savezma résolution, contentez-vousd’être aimé plus que ne le fut jamais aucun mortel, depuis que des cœurspalpitent sur la terre.

— Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j’en conviens ; mais,comme mon amour est infini, il ne saurait souffrir la moindre barrière.Dieu peut bien dire à la mer : Tu n’iras pas plus loin, et en être obéi. Unepassion telle que la mienne ne connaît pas de rivage et elle monte tou-jours, encore que de votre voix céleste vous lui disiez : « Arrête-toi là. »

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— Sigognac, vous me fâchez par ces discours », dit Isabelle en faisantau baron une petite moue plus gracieuse que le plus charmant sourire ;car, malgré elle, son âme était inondée de joie à ces protestations d’unamour qu’aucune froideur ne rebutait.

Ils firent quelques pas sans se parler ; Sigognac, en insistant davan-tage, craignait de déplaire à celle qu’il aimait plus que sa vie. Tout à coupIsabelle lui quia brusquement la main et courut vers le bord de la routeavec un cri d’enfant et une légèreté de biche.

Elle venait, sur le revers d’un fossé, au pied d’un chêne, parmi lesfeuilles sèches entassées par l’hiver, d’apercevoir une violee, la premièrede l’année à coup sûr, car on n’était encore qu’au mois de février ; elles’agenouilla, écarta délicatement les feuilles mortes et les brins d’herbe,coupa de son ongle la frêle tige et revint avec la fleuree plus contenteque si elle eût trouvé une agrafe de pierreries oubliée dans la mousse parune princesse.

« Voyez, comme elle est mignonne, dit-elle, en lamontrant à Sigognac,avec ses feuilles à peine dépliées à ce premier rayon de soleil.

— Ça n’est pas le soleil, répondit Sigognac, c’est votre regard qui l’afait éclore. Sa fleur a précisément la nuance de vos prunelles.

— Son parfum ne se répand pas, parce qu’elle a froid », reprit Isabelle,en meant dans sa gorgeree la fleur frileuse. Au bout de quelques mi-nutes elle la reprit, la respira longuement, et la tendit à Sigognac, après yavoir mis furtivement un baiser.

« Comme elle fleure bon, maintenant ! la chaleur de mon sein lui faitexhaler sa petite âme de fleur timide et modeste.

— Vous l’avez parfumée, répondit Sigognac, portant la violee à seslèvres pour y prendre le baiser d’Isabelle ; cee délicate et suave odeurn’a rien de terrestre.

— Ah ! le méchant, fit Isabelle, je lui donne à la bonne franquee unefleur à sentir, et le voilà qui aiguise des concei en style marinesque,comme si au lieu d’être sur un grand chemin il coquetait dans la ruellede quelque illustre précieuse. Il n’y a pas moyen d’y tenir ; à toute parole,même la plus simple du monde, il répond par un madrigal ! »

Cependant, en dépit de cee bouderie apparente, la jeune comédiennen’en voulait sans doute pas beaucoup à Sigognac, car elle lui reprit le

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bras, et peut-être même s’y appuya-t-elle un peu plus que ne l’exigeaientsa démarche, ordinairement si légère, et le chemin, uni en cet endroitcomme une allée de jardin. Ce qui prouve que la vertu la plus pure n’estpas insensible à la louange et que la modestie même sait récompenser uneflaerie.

La charree gravissait avec lenteur sur une pente assez roide, au basde laquelle quelques chaumines s’étaient accroupies, comme pour s’é-viter la peine de la monter. Les manants qui les habitaient étaient allésaux champs pour quelques travaux de culture, et l’on ne voyait au borddu chemin qu’un aveugle accompagné d’un jeune garçon, resté là, sansdoute, pour implorer la charité des voyageurs.

Cet aveugle, qui semblait accablé par l’âge, psalmodiait d’un ton na-sillard une espèce de complainte, où il déplorait sa cécité et implorait lacharité des passants, leur promeant ses prières et leur garantissant leparadis en retour de leur aumône. Depuis longtemps déjà sa voix lamen-table parvenait aux oreilles d’Isabelle et de Sigognac, comme un bourdon-nement importun et fâcheux à travers leurs douces causeries d’amour, etmême le baron s’en impatientait ; car, lorsque le rossignol chante près devous, il est ennuyeux d’entendre au loin croasser le corbeau.

and ils arrivèrent près du vieux pauvre, celui-ci, averti par songuide, redoubla de gémissements et de supplications. Pour exciter leur pi-tié aux largesses, d’un mouvement saccadé il secouait une sébile de boisoù tintaient quelques liards, deniers, blancs et autres pièces de menuemonnaie. Une guenille trouée lui entourait la tête, et sur son dos courbécomme une arche de pont était jetée une grosse couverture de laine brunefort rude et fort pesante, plutôt faite pour une bête de somme que pour unchrétien, et qu’il avait sans doute héritée de quelque mulet mort du farcinou de la rogne. Ses yeux retournés ne montraient que le blanc et, sur ceeface brune et ridée, produisaient un effet hideux ; le bas du visage s’en-sevelissait dans une longue barbe grise, digne d’un frère capucin ou d’unermite, qui lui tombait jusqu’au nombril, comme un antipode de cheve-lure. De tout son corps on ne voyait que les mains qui sortaient tremblo-tantes par l’ouverture du manteau pour agiter l’écuelle élémosinaire. Ensigne de piété et de soumission aux décrets de la Providence, l’aveugleétait agenouillé sur quelques brins de paille plus triturés et pourris que

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l’antique fumier de Job. La commisération, devant ce haillon humain, de-vait frissonner de dégoût, et l’aumône lui jetait son obole en détournantla tête.

L’enfant, debout à côté de l’aveugle, avait une mine hagarde et fa-rouche. Son visage était à moitié voilé par les longues mèches de cheveuxnoirs qui lui pleuvaient le long des joues. Un vieux chapeau défoncé beau-coup trop grand pour lui, et ramassé au coin de quelque borne, lui bai-gnait d’ombre le haut du masque, ne laissant en lumière que le menton etla bouche, dont les dents brillaient d’une blancheur sinistre. Une espècede sayon en grosse toile rapiécée formait tout son vêtement et dessinaitun corps maigre et nerveux, non sans élégance malgré toute cee misère.Les pieds délicats et purs rougissaient sans bas ni chaussures sur la terrefroide.

Isabelle se sentit touchée à l’aspect de ce groupe pitoyable où seréunissaient les infortunes de la vieillesse et de l’enfance, et elle s’arrêtadevant l’aveugle, qui débitait ses patenôtres avec une volubilité toujourscroissante accompagné par la voix aiguë de son guide, cherchant danssa pochee une pièce de monnaie blanche pour la donner au mendiant.Mais elle ne trouva pas sa bourse, et, se retournant vers Sigognac, le priade lui prêter un teston ou deux, ce à quoi s’accorda bien volontiers lebaron, quoique cet aveugle, avec ses jérémiades, ne lui plût guère. En ga-lant homme, pour éviter à Isabelle d’approcher cee vermine, il s’avançalui-même et mit la pièce en la sébile.

Alors, au lieu de remercier Sigognac de cee aumône, le mendiant sicourbé tout à l’heure se redressa, au grand effroi d’Isabelle, et ouvrant lesbras, comme un vautour qui, pour prendre l’essor, palpite des ailes, dé-ploya ce grand manteau brun sous lequel il semblait accablé, le ramassasur son épaule et le lança avec un mouvement pareil à celui des pêcheursqui jeent l’épervier dans un étang ou une rivière. La lourde étoffe s’é-tala comme un nuage par-dessus la tête de Sigognac, le coiffa, et retombapesamment le long de son corps, car les bords en étaient plombés commeceux d’un filet, lui ôtant du même coup la vue, la respiration, l’usage desmains et des pieds.

La jeune actrice pétrifiée d’épouvante, voulut crier, fuir, appeler ausecours, mais avant qu’elle eût pu tirer un son de sa gorge, elle se sentit

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enlevée de terre avec une prestesse extrême. Le vieil aveugle devenu, enune minute, jeune et clairvoyant par un miracle plus infernal que céleste,l’avait saisie sous les bras, tandis que le jeune garçon lui soutenait lesjambes. Tous deux gardaient le silence et l’emportaient hors du chemin.Ils s’arrêtèrent derrière la masure où aendait un homme masqué montésur un cheval vigoureux.

Deux autres hommes, également à cheval, masqués, armés jusqu’auxdents, se tenaient derrière un mur qui empêchait qu’on ne les vît de laroute prêts à venir en aide au premier, en cas de besoin.

Isabelle, plus qu’à demi morte de frayeur, fut assise sur l’arçon de laselle, recouvert d’un manteau plié en plusieurs doubles, de façon à formerune espèce de coussin. Le cavalier lui entoura la taille d’une courroie encuir assez lâche pour l’environner lui-même à la hauteur des reins et,les choses ainsi arrangées avec une dextérité rapide prouvant une grandepratique de ces enlèvements hasardeux, il donna de l’éperon à son cheval,qui s’écrasa sous ses jarrets et partit d’un train à prouver que cee doublecharge ne lui pesait guère : il est vrai que la jeune comédienne n’était pasbien lourde.

Tout ceci se passa dans un tempsmoins long que celui nécessaire pourl’écrire. Sigognac se démenait sous le lourd manteau du faux aveugle,comme un rétiaire entortillé par le filet de son adversaire. Il enrageait,pensant à quelque trahison de Vallombreuse, à l’endroit d’Isabelle, et s’é-puisait en efforts. Heureusement cee idée lui vint de tirer sa dague et defendre l’épaisse étoffe qui le chargeait comme ces chapes de plomb queportent les damnés du Dante.

En deux ou trois coups de dague, il ouvrit sa prison, et, comme unfaucon désencapuchonné, parcourant la campagne d’un regard perçantet rapide, il vit les ravisseurs d’Isabelle qui coupaient à travers champs,et semblaient s’efforcer de gagner un petit bouquet de bois non loin delà. ant à l’aveugle et à l’enfant, ils avaient disparu, s’étant cachés enquelque fossé ou sous quelque broussaille. Mais ce n’était point à ce vilgibier qu’en voulait Sigognac. Jetant son manteau, qui l’eût gêné, il selança à la poursuite de ces coquins avec une furie désespérée. Le baronétait alerte, bien découplé, taillé pour la course, et, en sa jeunesse, il avaitsouvent lué de vitesse contre les plus agiles enfants du village. Les ravis-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XV

seurs, en se retournant sur leur selle, voyaient diminuer la distance qui lesséparait du baron, et l’un d’eux lui lâcha même un coup de pistolet pourl’arrêter en sa poursuite. Mais il le manqua, car Sigognac, tout en cou-rant, sautait à droite et à gauche afin de ne pouvoir être ajusté sûrement.Le cavalier qui portait Isabelle essayait de prendre les devants, laissant àson arrière-garde le soin de se débrouiller avec Sigognac, mais la jeunefemme placée sur l’arçon ne lui permeait pas de conduire sa monturecomme il l’eût voulu, car elle se débaait et s’agitait, tâchant de glisser àterre.

Sigognac se rapprochait de plus en plus, le terrain n’étant plus favo-rable aux chevaux. Il avait dégainé, sans ralentir sa course, son épée, qu’ilportait haute ; mais il était à pied, seul, contre trois hommes bien montés,et le vent commençait à lui manquer ; il fit un effort prodigieux, et en deuxou trois bonds joignit les cavaliers qui protégeaient la fuite du ravisseur.Pour ne pas perdre de temps à luer contre eux, il piqua, à deux ou troisreprises, avec la pointe de sa rapière, la croupe de leurs bêtes, comptantqu’aiguillonnées de la sorte elles s’emporteraient. En effet, les chevaux,affolés de douleur, se cabrèrent, lancèrent des ruades et, prenant le morsaux dents, quelques efforts que leurs cavaliers fissent pour les contenir,ils gagnèrent à la main et se mirent à galoper comme si le diable les em-portait, sans souci des fossés ni des obstacles, si bien qu’en un momentils furent hors de vue.

Haletant, la figure baignée de sueur, la bouche aride, croyant à chaqueminute que son cœur allait éclater dans sa poitrine, Sigognac aeignit en-fin l’hommemasqué qui tenait Isabelle en travers sur le garrot de sa mon-ture. La jeune femme criait : « À moi, Sigognac, à moi ! » – « Me voici »,râla le baron d’une voix entrecoupée et sifflante, et de la main gauche ilse suspendit à la courroie qui reliait Isabelle au brigand. Il s’efforçait dele tirer à bas, courant à côté du cheval, comme ces écuyers que les La-tins nommaient desultores. Mais le cavalier serrait les genoux, et il eûtété aussi facile de dévisser le torse d’un centaure que de l’arracher de saselle ; en même temps il cherchait des talons le ventre de sa bête pour l’en-lever, et tâchait de secouer Sigognac qu’il ne pouvait charger, car il avaitles mains occupées à tenir la bride et à contraindre Isabelle. La coursedu cheval ainsi tiraillé et empêché perdait de sa vitesse, ce qui permit à

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Sigognac de reprendre un peu haleine ; même il profita de ce léger tempsd’arrêt pour chercher à percer son adversaire ; mais la crainte de blesserIsabelle en ses mouvements tumultueux fit qu’il assura mal son coup. Lecavalier, lâchant un instant les rênes, prit dans sa veste un couteau dont iltrancha la courroie à laquelle Sigognac s’accrochait désespérément ; puisil enfonça, à en faire jaillir le sang, les molees étoilées de ses éperonsdans les flancs du pauvre animal, qui se porta en avant avec une impétuo-sité irrésistible. La lanière de cuir resta au poing de Sigognac, qui n’ayantplus d’appui et ne s’aendant pas à cee feinte, tomba fort rudement surle dos ; quelque agilité qu’il mît à se relever et à ramasser son épée rouléeà quatre pas de lui, ce court intervalle avait suffi au cavalier pour prendreune avance que le baron ne devait pas espérer faire disparaître, fatiguécomme il l’était par cee lue inégale et cee course furibonde. Cepen-dant, aux cris de plus en plus faibles d’Isabelle, il se lança de nouveau à lapoursuite du ravisseur ; inutile effort d’un grand cœur qui se voit enleverce qu’il aime ! Mais il perdait sensiblement du terrain, et déjà le cavalieravait gagné le bois dont la masse, bien que dénué de feuilles, suffisait parl’enchevêtrement de ses troncs et de ses branches à masquer la directionqu’avait prise le bandit.

oique forcené de rage et outré de douleur, il fallut bien que Sigo-gnac s’arrêtât, laissant son Isabelle si chère aux griffes de ce démon ; caril ne la pouvait secourir même avec l’aide d’Hérode et de Scapin, qui, aubruit de la pistolade, étaient sautés à bas de la charree, bien que le ma-raud de laquais tâchât à les retenir, se doutant de quelque algarade, mésa-venture ou guet-apens. En quelques mots brefs et saccadés, Sigognac lesmit au courant de l’enlèvement d’Isabelle et de tout ce qui s’était passé.

« Il y a du Vallombreuse là-dessous, dit Hérode ; a-t-il eu vent denotre voyage au château de Pommereuil et nous a-t-il dressé cee embus-cade ? ou bien cee comédie pour laquelle j’ai reçu des sommes n’était-elle qu’un stratagème destiné à nous airer hors de la ville où de sem-blables coups sont difficiles et dangereux à faire ? En ce cas, le sacripantqui a joué le majordome vénérable est le plus grand acteur que j’aie ja-mais vu. J’aurais juré que ce drôle était un naïf intendant de bonne mai-son tout pétri de vertus et qualités. Mais, maintenant que nous voilà trois,fouillons en tous sens ce bocage pour trouver au moins quelque indice de

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cee bonne Isabelle que j’aime, tout tyran que je suis, plus que ma fres-sure et mes petits boyaux. Hélas ! j’ai bien peur que cee innocente abeillesoit prise en la toile d’une araignée monstrueuse qui ne la tue avant quenous ne puissions la dépêtrer de ses réseaux trop bien ourdis.

— Je l’écraserai, dit Sigognac en frappant la terre du talon comme s’iltenait l’araignée sous sa boe, je l’écraserai, la bête venimeuse ! »

L’expression terrible de sa physionomie ordinairement si calme et sidouce montrait que ce n’était point là une vaine fanfaronnade et qu’il leferait comme il le disait.

« Çà, dit Hérode, sans perdre plus de temps en paroles, entrons dansle bois et baons-le. Le gibier ne peut pas être encore bien loin. »

En effet, de l’autre côté de la futaie que Sigognac et les comédienstraversèrent, en dépit des broussailles qui leur entravaient les jambes etdes gaulis qui leur foueaient la figure, un carrosse à rideaux fermés dé-talait de toute la vitesse que pouvait donner à quatre chevaux de posteune mousquetade de coups de fouet. Les deux cavaliers dont Sigognacavait piqué les montures, ayant réussi à les calmer, galopaient près desportières, et l’un d’eux tenait en laisse le cheval de l’homme masqué ;car le compagnon était entré dans la voiture sans doute afin d’empêcherqu’Isabelle ne soulevât les mantelets pour appeler au secours, ou mêmen’essayât de sauter à terre au péril de sa vie.

À moins d’avoir les boes de sept lieues que le Petit-Poucet ravit sisubtilement à l’Ogre, il était insensé de courir pédestrement après un car-rosse mené de ce train et si bien accompagné. Tout ce que purent faireSigognac et ses camarades, ce fut d’observer la direction que prenait lecortège, bien faible indice pour retrouver Isabelle. Le baron essaya desuivre les traces des roues, mais le temps était sec et leurs bandes n’a-vaient laissé que de légères marques sur la terre dure ; encore les marquess’embrouillaient-elles bientôt avec les sillons d’autres carrosses et char-rees passés sur la route les jours précédents. Arrivé à un carrefour oùle chemin se divisait en plusieurs branches, le baron perdit tout à fait lapiste et demeura plus embarrassé qu’Hercule entre la Volupté et la Vertu.Force lui fut de retourner sur ses pas, un faux jugement pouvant l’éloi-gner davantage de son but. La petite troupe revint donc piteusement versle chariot, où les autres comédiens aendaient avec assez d’inquiétude et

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d’anxiété l’éclaircissement de tout ce mystère.Dès l’engagement de l’affaire, le laquais conducteur avait pressé la

marche de la charree pour ôter à Sigognac le secours des comédiens,bien qu’ils lui criassent d’arrêter ; et lorsque le tyran et Scapin, au bruit dupistolet, étaient descendus malgré lui, il avait piqué des deux et, franchis-sant le fossé, gagné au large pour rejoindre ses complices, se souciant peu,désormais, que la troupe comique aeignît ou non le château de Pomme-reuil, si toutefois ce château existait : question au moins douteuse, aprèsce qui venait de se passer.

Hérode s’enquit d’une vieille qui cheminait par là, un fagot de bourréesur sa bosse, si l’on était bien loin encore de Pommereuil : à qui la vieillerépondit qu’elle ne connaissait aucune terre, bourg ou château de ce nom,à plusieurs lieues à la ronde, quoiqu’elle eût, en son âge de soixante-dixans, bau depuis son enfance tout le pays d’alentour, son industrie étantde quémander et chercher sa misérable vie par voies et par chemins.

Il devenait de toute évidence que cee histoire de comédie était uncoup monté par des coquins subtils et ténébreux, au profit de quelquegrand, qui ne pouvait être que Vallombreuse, amoureux d’Isabelle, car ilavait fallu beaucoup de monde et d’argent pour faire jouer cee machi-nation compliquée.

Le chariot retourna vers Paris ; mais Sigognac, Hérode et Scapin res-tèrent à l’endroit même, ayant intention de louer, à quelque prochain vil-lage, des chevaux qui leur permissent de se mere plus efficacement à larecherche et poursuite des ravisseurs.

Isabelle, après la chute du baron, avait été portée dans une clairièredu bois, descendue de cheval et mise en carrosse, bien qu’elle se débaîtde son mieux, en moins de trois ou quatre minutes ; puis la voiture s’étaitéloignée dans un tonnerre de roues, comme le char de Capanée sur le pontd’airain. En face d’elle était respectueusement assis l’homme masqué quil’avait emportée sur sa selle.

À un mouvement qu’elle fit pour mere la tête à la portière, l’hommeavança le bras et la retint. Il n’y avait pas moyen de luer contre ceemain de fer. Isabelle se rassit et se mit à crier, espérant être entendue dequelque passant.

« Mademoiselle, calmez-vous, de grâce, dit le ravisseur mystérieux

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avec toutes les formes de la plus exquise politesse. Ne me forcez point àemployer la contrainte matérielle avec une si charmante et si adorablepersonne. On ne vous veut aucun mal, peut-être même vous veut-onbeaucoup de bien. Ne vous obstinez pas à des révoltes inutiles : si vousêtes sage, j’aurai pour vous les plus grands égards, et une reine captive neserait pas mieux traitée ; mais si vous faites le diable, si vous vous déme-nez et criez pour appeler un secours qui ne vous viendra point, j’ai de quoivous réduire. Ceci vous rendra muee et cela vous fera rester tranquille. »

Et l’homme tirait de sa poche un bâillon fort artistement fabriqué etune longue cordelee de soie roulée sur elle-même.

« Ce serait une barbarie, continua-t-il, d’adapter cee espèce demuse-lière ou caveçon à une bouche si fraîche, si rose et si melliflue ; des cerclesde corde iraient très mal aussi, convenez-en, à des poignets mignons etdélicats faits pour porter des bracelets d’or constellés de diamants. »

La jeune comédienne, quelque courroucée et désolée qu’elle fût, serendit à ces raisons qui, en effet, étaient bonnes. La résistance physiquene pouvait servir à rien. Isabelle se réfugia donc dans l’angle du carrosseet demeura silencieuse. Mais des soupirs gonflaient sa poitrine et, de sesbeaux yeux, des larmes roulaient sur ses joues pâles, comme des gouesde pluie sur une rose blanche. Elle pensait aux risques que courait sa vertuet au désespoir de Sigognac.

« À la crise nerveuse, pensa l’homme masqué, succède la crise hu-mide ; les choses suivent leur cours régulier. Tant mieux, cela m’eût en-nuyé d’agir brutalement avec cee aimable fille. »

Tapie dans son coin, Isabelle jetait de temps en temps un regard crain-tif vers son gardien, qui s’en aperçut et lui dit d’une voix qu’il s’efforçaitde rendre douce, quoiqu’elle fût naturellement rauque : « Vous n’avezrien à redouter de moi, mademoiselle, je suis galant homme et n’entre-prendrai rien qui vous déplaise. Si la fortune m’avait plus favorisé de sesbiens, certes, honnête, belle et pleine de talent comme vous l’êtes, je nevous eusse point enlevée au profit d’un autre ; mais les rigueurs du sortobligent parfois la délicatesse à des actions un peu bizarres.

— Vous convenez donc, dit Isabelle, qu’on vous a soudoyé pour meravir, chose infâme, abusive et cruelle !

— Après ce que j’ai fait, répondit l’homme au masque du ton le plus

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tranquille, il serait tout à fait oiseux de le nier. Nous sommes ainsi, sur lepavé de Paris, un certain nombre de philosophes sans passions, qui nousintéressons pour de l’argent à celles des autres et les meons à même deles satisfaire en leur prêtant notre esprit et notre courage, notre cervelleet notre bras ; mais, pour changer d’entretien, que vous étiez charmantedans la dernière comédie ! Vous avez dit la scène de l’aveu avec une grâceà nulle autre seconde. Je vous ai applaudie à tout rompre. Cee paire demains qui sonnaient comme baoirs de lavandières, c’était moi !

— Je vous dirai à mon tour : laissons là ces propos et complimentsdéplacés. Oùmemenez-vous ainsi, malgréma volonté, et en dépit de touteloi et convenance ?

— Je ne saurais vous le dire, et cela d’ailleurs vous serait parfaitementinutile ; nous sommes obligés au secret comme les confesseurs et les mé-decins ; la discrétion la plus absolue est indispensable en ces affaires oc-cultes, périlleuses et fantasques, qui sont conduites par des ombres ano-nymes et masquées. Souvent, pour plus de sûreté, nous ne connaissonspas celui qui nous fait agir et il ne nous connaît pas.

— Ainsi, vous ne savez pas la main qui vous pousse à cet acte ou-trageant et coupable d’enlever sur une grande route une jeune fille à sescompagnons ?

—e je le sache ou que je l’ignore, la chose revient au même puisquela conscience de mes devoirs me clôt le bec. Cherchez parmi vos amou-reux le plus ardent et le plus maltraité. Ce sera sans doute celui-là. »

Voyant qu’elle n’en tirerait rien de plus, Isabelle n’adressa plus la pa-role à son gardien. D’ailleurs, elle ne doutait pas que ce ne fût Vallom-breuse l’auteur du coup. La façon menaçante dont il lui avait jeté, du seuilde la porte, ces mots : « Au revoir, mademoiselle », lors de la visite à la rueDauphine, lui était restée en mémoire, et avec un homme de cee trempe,si furieux en ses désirs, si âpre en ses volontés, cee simple phrase ne pré-sageait rien de bon. Cee conviction redoublait les transes de la pauvrecomédienne, qui pâlissait, en songeant aux assauts qu’allait avoir à subirsa pudicité, de la part de ce seigneur altier, plus blessé d’orgueil encoreque d’amour. Elle espérait que le courage de Sigognac lui viendrait enaide. Mais cet ami fidèle et vaillant parviendrait-il à la découvrir oppor-tunément en la retraite absconse où ses ravisseurs la conduisaient ? « En

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tout cas, se dit-elle, si ce méchant duc me veut affronter, j’ai dans magorge le couteau de Chiquita, et je sacrifierai ma vie à mon honneur. »Cee résolution prise lui rendit un peu de tranquillité.

Le carrosse roulait dumême train depuis deux heures, sans autre arrêtque quelques minutes pour changer de chevaux à un relais disposé d’a-vance. Comme les rideaux baissés empêchaient la vue, Isabelle ne pouvaitdeviner dans quel sens on l’entraînait ainsi. Bien qu’elle ne connût pascee campagne, si elle eût eu la faculté de regarder au dehors, elle se fûtorientée quelque peu d’après le soleil ; mais elle était emportée obscuré-ment vers l’inconnu.

En sonnant sur les poutres ferrées d’un pont-levis, les roues du car-rosse avertirent Isabelle qu’on était arrivé au terme de la course. En effet,la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit et l’homme masqué offrit la mainà la jeune comédienne pour descendre.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle et vit une grande cour carréeformée par quatre corps de logis en briques, dont le temps avait changéla couleur vermeille en une teinte sombre assez lugubre. Des fenêtresétroites et longues perçaient les façades intérieures, et derrière leurs car-reaux verdâtres on apercevait des volets clos, indiquant que les chambresauxquelles elles donnaient du jour étaient inhabitées depuis longtemps.Un cadre de mousse sertissait chaque pavé de la cour, et vers le pied desmurailles quelques herbes avaient poussé. Au bas du perron deux sphinxà l’égyptiaque allongeaient sur un socle leurs griffes émoussées, et desplaques de cee lèpre jaune et grise qui s’aache à la vieille pierre ti-graient leurs croupes arrondies. Bien que frappé de cee tristesse qu’im-prime aux habitations l’absence du maître, le château inconnu avait en-core fort bon air et sentait sa seigneurie. Il était désert, mais non aban-donné et nul symptôme de ruine ne s’y faisait remarquer. Le corps étaitintact, l’âme seule y manquait.

L’homme masqué remit Isabelle aux mains d’une sorte de laquais enlivrée grise. Ce laquais la conduisit, par un vaste escalier dont la rampetrès ouvragée se tordait en ces enroulements et arabesques de serrureriede mode sous l’autre règne, à un appartement qui avait dû jadis semblerle nec plus ultra du luxe, et dont la richesse fanée valait bien les élégancesmodernes. Des boiseries de vieux chêne recouvraient les murailles de la

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première chambre, figurant des architectures avec des pilastres, des cor-niches et des cadres en feuillages sculptés remplis par des verdures deFlandre. Dans la seconde, également boisée de chêne, mais d’une orne-mentation plus recherchée et rehaussée de quelque dorure, des peinturesremplaçaient les tapisseries et représentaient des allégories dont le senseût été assez difficile à découvrir sous les fumées du temps et les couchesde vernis jaune ; les noirs avaient repoussé, et seules les portions claires sedistinguaient encore. Ces figures de divinités, de nymphes et de héros, sedégageant à demi de l’ombre et n’étant saisissables que par leur côté lumi-neux, produisaient un effet singulier et qui, le soir, aux clartés douteusesd’une lampe, pouvait devenir effrayant. Le lit occupait une alcôve pro-fonde et se drapait d’un couvre-pied en tapisserie au petit point, rayé debandes de velours ; le tout fort magnifique, mais amorti de ton.elquesfils d’or et d’argent brillaient parmi les soies et les laines passées, et desécrasements bleuâtres miroitaient la nuance autrefois rouge de l’étoffe.Une toilee admirablement sculptée inclinait un miroir de Venise qui fitvoir à Isabelle la pâleur et l’altération de ses traits. Un grand feu, mon-trant que la jeune comédienne était aendue, brûlait dans la cheminée,vaste monument supporté par des Hermès à gaines et tout chargé de vo-lutes, consoles, guirlandes et ornements d’une richesse un peu lourde,au milieu desquels était enchâssé un portrait d’homme dont l’expressionfrappa beaucoup Isabelle. Cee figure ne lui était pas inconnue ; il luisemblait se la rappeler comme au réveil une de ces formes aperçues enrêve et qui, ne s’évanouissant pas avec le songe, vous suivent longtempsdans la vie. C’était une tête pâle aux yeux noirs, aux lèvres vermeilles, auxcheveux bruns, accusant une quarantaine d’années et d’une fierté pleinede noblesse. Une cuirasse d’acier bruni, rayée de rubans d’or niellés ettraversée d’une écharpe blanche, recouvrait la poitrine. Malgré les pré-occupations et les terreurs bien légitimes que lui inspirait sa situation,Isabelle ne pouvait s’empêcher de regarder ce portrait et d’y reporter sesyeux comme fascinée. Il y avait dans cee figure quelque ressemblanceavec celle de Vallombreuse ; mais l’expression en était si différente que cerapport disparaissait bientôt.

Elle était dans cee rêverie quand le laquais en livrée grise qui s’étaitéloigné quelques instants revint avec deux valets portant une petite table

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à un couvert, et dit à la captive : « Mademoiselle est servie. » Un des va-lets avança silencieusement un fauteuil, l’autre découvrit une soupière envieille argenterie massive, et il s’en éleva un tourbillon de fumée odoranteannonçant un bouillon plein de succulence.

Isabelle, en dépit du chagrin que lui causait son aventure, se sentaitune faim qu’elle se reprochait, comme si jamais la nature perdait sesdroits ; mais l’idée que ces mets renfermaient peut-être quelque narco-tique qui la livrerait sans défense aux entreprises l’arrêta, et elle repoussal’assiee où déjà elle avait plongé sa cuiller.

Le laquais en livrée grise parut deviner cee appréhension, et il fitdevant Isabelle l’essai du vin, de l’eau et de tous lesmets placés sur la table.La prisonnière, un peu rassurée, but une gorgée de bouillon, mangea unebouchée de pain, suça l’aile d’un poulet et, ce léger repas achevé, commeles émotions de la journée lui avaient donné un mouvement de fièvre, elleapprocha son fauteuil du feu et resta ainsi quelque temps, le coude sur lebras de son siège, le menton dans la main, et l’esprit perdu en une vagueet douloureuse rêverie.

Elle se leva ensuite et s’approcha de la fenêtre pour voir quel hori-zon l’on en découvrait. Il n’y avait aucune grille ou barreau, ni rien quirappelât une prison. Mais en se penchant elle vit, au pied de la muraille,l’eau stagnante et verdie d’un fossé profond qui entourait le château. Lepont-levis sur lequel avait passé le carrosse était ramené, et à moins defranchir le fossé à la nage, tout moyen de communication avec l’extérieurétait impossible. Encore eût-il été bien difficile de remonter à pic le revê-tement en pierre de la douve. ant à l’horizon, une sorte de boulevard,formé d’arbres séculaires plantés autour du manoir, l’interceptait com-plètement. Des fenêtres on n’apercevait que leurs branches entrelacéesqui, même dépouillées de feuilles, obstruaient la perspective. Il fallait re-noncer à tout espoir de fuite ou de délivrance, et aendre l’événementavec cee inquiétude nerveuse pire peut-être que la catastrophe la plusterrible.

Aussi la pauvre Isabelle tressaillait-elle au plus léger bruit. Le mur-mure de l’eau, un soupir du vent, un craquement de la boiserie, une crépi-tation du feu lui faisaient perler dans le dos des sueurs froides. À chaqueinstant elle s’aendait à ce qu’une porte s’ouvrît, à ce qu’un panneau

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Le capitaine Fracasse Chapitre XV

se déplaçât, trahissant un corridor secret, et que de ce cadre sombre ilsortît quelqu’un, homme ou fantôme. Peut-être même le spectre l’eût-ilmoins effrayée. Avec le crépuscule qui allait s’assombrissant ses terreursaugmentaient ; un grand laquais entra apportant un flambeau chargé debougies, elle faillit s’évanouir.

Tandis qu’Isabelle tremblait de frayeur dans son appartement soli-taire, ses ravisseurs, en une salle basse, faisaient carousse et chère lie, carils devaient rester au château comme une sorte de garnison, en cas d’at-taque de la part de Sigognac. Ils buvaient tous comme des éponges, maisun d’eux surtout déployait une remarquable puissance d’ingurgitation.C’était l’homme qui avait emporté Isabelle en travers de son cheval, etcomme il avait déposé son masque il était loisible à chacun de contemplersa face blême comme un fromage où flambait un nez chauffé au rouge. Àce nez couleur de guigne, on a reconnu Malartic, l’ami de Lampourde.

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CHAPITRE XVI

Vallombreuse

I, dans cee chambre inconnue où le périlpouvait surgir d’un moment à l’autre sous une forme mysté-rieuse, se sentait le cœur oppressé d’une inexprimable angoisse,

quoique sa vie errante l’eût rendue plus courageuse que ne le sont ordi-nairement les femmes. Le lieu n’avait pourtant rien de sinistre dans sonluxe ancien mais bien conservé. Les flammes dansaient joyeusement surles énormes bûches du foyer ; les bougies jetaient une clarté vive qui, pé-nétrant jusqu’auxmoindres recoins, en chassait avec l’ombre les chimèresde la peur. Une douce chaleur y régnait, et tout y conviait aux noncha-lances du bien-être. Les peintures des panneaux recevaient trop de lu-mière pour prendre des aspects fantastiques, et, dans son cadre d’orne-mentations au-dessus de la cheminée, le portrait d’homme remarqué parIsabelle n’avait pas ce regard fixe et qui cependant semble vous suivre,si effrayant chez certains portraits. Il paraissait plutôt sourire avec unebonté tranquille et protectrice, comme une image de saint qu’on peut in-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVI

voquer à l’heure du danger. Tout cet ensemble de choses calmes, rassu-rantes, hospitalières ne détendait point les nerfs d’Isabelle, frémissantscomme les cordes d’une guitare qu’on vient de pincer ; ses yeux erraientautour d’elle, inquiets et furtifs, voulant voir et craignant de voir, et sessens surexcités démêlaient avec terreur, au milieu du profond repos dela nuit, ces bruits imperceptibles qui sont la voix du silence. Dieu sait lessignifications formidables qu’elle leur aribuait ! Bientôt son malaise de-vint si fort qu’elle se résolut à quier cee chambre si éclairée, si chaudeet si commode pour s’aventurer par les corridors du château, au risquede quelque rencontre fanstasmatique, à la recherche de quelque issue ou-bliée ou de quelque lieu de refuge. Après s’être assurée que les portes desa chambre n’étaient point fermées à double tour, elle prit sur le guéridonla lampe que le laquais y avait laissée pour la nuit, et l’abritant de sa mainelle se mit en marche.

D’abord elle rencontra l’escalier à la rampe de serrurerie compliquéequ’elle avait monté sous l’escorte du domestique ; elle le descendit, pen-sant avec raison qu’aucune sortie favorable à son évasion ne se pouvaittrouver au premier étage. Au bas de l’escalier, sous le vestibule, elle aper-çut une grande porte à deux baants dont elle tourna le bouton, et quis’ouvrit devant elle avec un craquement de bois et un grincement degonds dont le bruit lui parut égal à celui du tonnerre, encore qu’il fûtimpossible de l’entendre à trois pas. La faible clarté de la lampe grésillantdans l’air humide d’un appartement longtemps fermé découvrit ou plu-tôt fit entrevoir à la jeune comédienne une vaste pièce, non pas délabrée,mais ayant ce caractère mort des lieux qu’on n’habite plus ; de grandsbancs de chêne s’adossaient aux murailles revêtues de tapisseries à per-sonnages ; des trophées d’armes, gantelets, épées et boucliers, révélés parde brusques éclairs, y étaient suspendus. Une lourde table à pieds mas-sifs, contre laquelle la jeune femme faillit se heurter, occupait le milieude la pièce ; elle la contourna, mais quelle ne fut pas sa terreur quand, enapprochant de la porte qui faisait face à la porte d’entrée et donnait accèsdans la salle suivante, elle aperçut deux figures armées de pied en cap,qui se tenaient immobiles en sentinelle de chaque côté du chambranle,les gantelets croisés sur la garde de grandes épées ayant la pointe fichéeen terre : les cribles de leurs casques représentaient des faces d’oiseaux

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hideux, dont les trous simulaient les prunelles, et le nasal le bec ; sur lescimiers se hérissaient, comme des ailes irritées et palpitantes, des lamellesde fer ciselées en pennes ; le ventre du plastron frappé d’une paillee lu-mineuse se bombait d’une façon étrange, comme soulevé par une respi-ration profonde ; des genouillères et des cubitières jaillissait une pointed’acier recourbé en façon de serre d’aigle, et le bout des pédieux s’allon-geait en griffe. Aux clartés vacillantes de la lampe qui tremblait à la maind’Isabelle, ces deux fantômes de fer prenaient une apparence vraiment ef-frayante et bien faite pour alarmer les plus fiers courages. Aussi le cœurde la pauvre Isabelle palpitait-il si fort qu’elle en entendait les baementset en sentait les trépidations jusque dans sa gorge. Croyez qu’elle regret-tait alors d’avoir quié sa chambre pour cee aventureuse promenadenocturne. Cependant, comme les guerriers ne bougeaient pas quoiqu’ilseussent dû remarquer sa présence, et qu’ils ne faisaient pas mine de bran-dir leurs épées pour lui barrer le passage, elle s’approcha de l’un d’eux etlui mit la lumière sous le nez. L’homme d’armes ne s’en émut nullementet conserva sa pose avec une insensibilité parfaite. Isabelle enhardie et sedoutant de la vérité, lui leva sa visière, qui, ouverte, ne laissa voir qu’unvide plein d’ombre comme les timbres dont on décore les blasons. Lesdeux sentinelles n’étaient que des panoplies, des armures allemandes cu-rieuses, disposées là sur le squelee d’un mannequin. Mais l’illusion étaitbien permise à une pauvre captive errant la nuit dans un château solitaire,tant ces carapaces métalliques, moulées sur le corps humain comme desstatues de la guerre, en rappellent la forme même lorsqu’elles sont vides,et la rendent plus formidable par les rigueurs de leurs angles et les nodo-sités de leurs articulations. Isabelle, malgré sa tristesse, ne put s’empêcherde sourire en reconnaissant son erreur, et pareille aux héros des romansde chevalerie, lorsqu’au moyen d’un talisman ils ont rompu le charme quidéfendait un palais enchanté, elle entra bravement dans la seconde sallesans plus se soucier désormais des deux gardiens réduits à l’impuissance.

C’était une vaste salle à manger comme en témoignaient de hautsdressoirs en chêne sculpté, où luisaient vaguement des blocs d’orèvrerie :aiguières, salières, boîtes à épices, hanaps, vases à panses renflées, grandsplats d’argent ou de vermeil, semblables à des boucliers ou à des rouesde char, et des verreries de Bohême et de Venise, aux formes grêles et

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capricieuses, qui jetaient, surprises par la lumière, des feux verts, rougeset bleus. Des chaises à dossier carré rangées autour de la table paraissaientaendre des convives qui ne devaient pas venir, et, la nuit, pouvaientservir à faire asseoir un festin d’ombres. Un vieux cuir de Cordoue gaufréd’or et ramagé de fleurs, tendu au-dessus d’un revêtement de chêne à mi-hauteur, s’illuminait par places d’un reflet fauve au passage de la lampe,et donnait à l’obscurité une richesse chaude et sombre. Isabelle, d’un coupd’œil, entrevit ces vieilles magnificences et se hâta de franchir la troisièmeporte.

Cee salle, qui semblait le salon d’honneur, était plus grande que lesautres, déjà fort spacieuses. La petite lumière de la lampe n’en éclairaitpas les profondeurs et son faible rayonnement s’éteignait, à quelques pasd’Isabelle, en filaments jaunâtres comme les rais d’une étoile parmi lebrouillard. Si pâle qu’elle fût, cee clarté suffisait pour rendre l’ombrevisible et donner aux ténèbres des figurations effrayantes et difformes,vagues ébauches que la peur achevait. Des fantômes se drapaient avec lesplis de rideaux ; les bras des fauteuils semblaient envelopper des spectres,et des larves monstrueuses s’accroupissaient dans les coins obscurs, hi-deusement repliées sur elles-mêmes ou accrochées par des ongles dechauve-souris.

Domptant ces terreurs chimériques, Isabelle continua son chemin etvit au fond de la salle un dais seigneurial coiffé de plumes, historié d’ar-moiries dont il eût été difficile de déchiffrer le blason, et surmontant unfauteuil en forme de trône posé sur une estrade recouverte d’un tapis oùl’on accédait par trois marches. Tout cela éteint, confus, baigné d’ombreet trahi seulement par quelque reflet, prenait du mystère une grandeurfarouche et colossale. On eût dit une chaire à présider un sanhédrin d’es-prits, et il n’eût pas fallu un grand effort d’imagination pour y voir unange sombre assis entre ses longues ailes noires.

Isabelle pressa le pas, et, quelque légère que fût sa démarche, les cra-quements de ses chaussures acquéraient à travers ce silence des sonoritésterribles. La quatrième salle était une chambre à coucher occupée en par-tie par un lit énorme dont les rideaux, en damas des Indes, rouge sombre,retombaient pesamment autour de la couchee. Dans la ruelle un prie-Dieu d’ébène faisait miroiter le crucifix d’argent qui le surmontait. Un lit

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fermé a, même le jour, quelque chose d’inquiétant. On se demande ce qu’ily a derrière ces voiles rabaus ; mais la nuit, dans une chambre abandon-née, un lit hermétiquement clos est effrayant. Il peut cacher un dormeurcomme un cadavre oumême encore un vivant qui guee. Isabelle crut en-tendre derrière les rideaux le rythme intermient et profond d’une respi-ration endormie ; était-ce une illusion ou une réalité ? Elle n’osa pas s’enassurer en écartant les plis de l’étoffe rouge et en faisant tomber sur le litle rayon de sa lampe.

La bibliothèque suivait la chambre à coucher ; dans les armoires, sur-montées par des bustes de poètes, de philosophes et d’historiens qui re-gardaient Isabelle de leurs grands yeux blancs, de nombreux volumes as-sez en désordremontraient leurs dos étiquetés de chiffres et de titres, dontl’or se ravivait au passage de la lumière. Là, le bâtiment faisait un retourd’équerre et l’on débouchait dans une longue galerie occupant une autrefaçade de la cour. C’était la galerie où, par ordre chronologique, se suc-cédaient les portraits de famille. Une rangée de fenêtres correspondait àla paroi où ils étaient accrochés dans des cadres de vieil or rougi. Des vo-lets percés dans le haut d’un trou ovale fermaient ces fenêtres, et ceedisposition produisait en ce moment un effet singulier. La lune s’étaitlevée, et par la découpure de ces trous envoyait un rayon qui en repor-tait l’image sur la muraille opposée ; il arrivait parfois que la tache delumière bleuâtre tombât sur le visage d’un portrait et s’y adaptât commeun masque blafard. Sous cee lueur magique, la peinture prenait une viealarmante d’autant plus que, le corps restant dans l’ombre, ces têtes auxpâleurs argentées avec leur relief subit paraissaient jaillir en ronde-bossede leur cadre comme pour voir passer Isabelle. D’autres, que le reflet seulde la lampe aeignait, conservaient sous le jaune vernis leur aitude so-lennellement morte, mais il semblait que par leurs noires prunelles l’âmedes aïeux vînt regarder dans le monde comme à travers des ouverturesménagées exprès, et ce n’était pas les moins sinistres effigies de la collec-tion.

Ce fut pour le courage d’Isabelle une action aussi brave de traversercee galerie bordée de figures fantastiques que pour un soldat de marcherau pas devant un feu de peloton. Une froide sueur d’angoisse mouillait sachemisee entre les épaules, et elle s’imaginait que derrière elle ces fan-

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tômes à cuirasses et à pourpoints ornés d’ordres de chevalerie, ces douai-rières à hautes fraises et à vertugadins démesurés descendaient de leursbordures et se meaient à la suivre en procession funèbre. Elle croyaitmême entendre leurs pas d’ombres frôler imperceptiblement le parquetsur ses talons. Enfin elle aeignit l’extrémité de ce large couloir et ren-contra une porte vitrée qui donnait sur la cour ; elle l’ouvrit non sans semeurtrir les doigts sur la vieille clef rouillée qui eut peine à tourner dansla serrure, et après avoir eu soin d’abriter sa lampe pour la retrouver enrevenant sur ses pas, elle sortit de la galerie, séjour de terreurs et d’illu-sions nocturnes.

À l’aspect du ciel libre où quelques étoiles, que n’éteignait pas tout àfait la lueur blanche de la lune, brillaient avec une scintillation d’argent,Isabelle se sentit une joie délicieuse et profonde comme si elle revenaitde la mort à la vie ; il lui semblait que Dieu la voyait maintenant de sonfirmament, tandis qu’il eût bien pu l’oublier lorsqu’elle était perdue dansces ténèbres intenses, sous ces plafonds opaques, à travers ce dédale dechambres et de couloirs.oique sa situation ne fût en rien améliorée, unpoids immense était enlevé de dessus sa poitrine. Elle continua ses explo-rations, mais la cour était exactement fermée partout comme l’enceinted’une forteresse, à l’exception d’une poterne ou arcade de brique donnantprobablement sur le fossé, car Isabelle, en s’y penchant avec précaution,sentit la fraîcheur humide de l’eau profonde lui monter à la figure commeune bouffée de vent, et elle entendit le faible murmure d’une petite vaguese brisant au pied de la douve. C’était probablement par là qu’on approvi-sionnait les cuisines du château ; mais, pour y arriver ou s’en éloigner, ilfallait une petite barque rangée, sans doute, au bas du rempart, en quelqueremise d’eau hors de la portée d’Isabelle.

L’évasion était donc impossible de ce côté comme des autres. C’est cequi expliquait la liberté relative laissée à la prisonnière. Elle avait sa cageouverte comme ces oiseaux exotiques qu’on transporte sur des navireset qu’on sait bien être forcés de revenir se percher sur la mâture aprèsquelque courte excursion, car la terre la plus prochaine est si éloignéeencore que l’aile s’userait avant d’y arriver. Le fossé autour du châteaufaisait l’office de l’océan autour du navire.

Dans un coin de la cour, une lueur rougeâtre filtrait à travers les volets

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d’une salle basse, et dans le silence de la nuit, une certaine rumeur sedégageait de cet angle baigné d’ombre. La jeune fille se dirigea vers ceelumière et ce bruit, mue d’une curiosité facile à concevoir ; elle appliquason œil à la fente d’un volet moins hermétiquement clos que les autres,et elle put aisément découvrir ce que se passait à l’intérieur de la salle.

Autour d’une table qu’éclairait une lampe à trois becs, suspendue auplafond par une chaîne de cuivre, banquetaient des gaillards de mine fa-rouche et truculente, dans lesquels Isabelle, bien qu’elle ne les eût vus quemasqués, reconnut sans peine les hommes qui avaient concouru à sonenlèvement. C’étaient Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles,dont le physique répondait à ces noms charmants. La lumière tombant duhaut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux dans l’ombre, dessinaitl’arête de leur nez et se raccrochait à leurs moustaches extravagantes, demanière à exagérer encore la sauvagerie de ces têtes qui n’avaient pasbesoin de cela pour paraître effrayantes. Un peu plus loin, au bout de latable, était assis, comme brigand de province ne pouvant aller de pair avecdes spadassins de Paris, Agostin, débarrassé de la perruque et de la faussebarbe qui lui avaient servi à jouer l’aveugle. À la place d’honneur siégeaitMalartic, élu roi du festin à l’unanimité. Sa face était plus blême et sonnez plus rouge qu’à l’ordinaire ; phénomène qui pouvait s’expliquer par lenombre de bouteilles vides rangées sur le buffet comme des corps empor-tés de la bataille, et par le nombre de bouteilles pleines que le sommelierplantait devant lui avec une prestesse infatigable.

De la conversation confuse des buveurs, Isabelle ne démêlait quequelque mots dont le sens lui échappait le plus souvent ; car c’étaient desvocables de tripot, de cabaret et de salle d’armes, quelquefois même dehideux termes d’argot empruntés au dictionnaire de la cour des Miracles,où se parlent les langues d’Egypte et de Bohême ; elle n’y trouvait rienqui l’éclairât sur le sort qu’on lui réservait, et un peu saisie par le froid,elle allait se retirer lorsque Malartic donna sur la table, pour obtenir lesilence, un épouvantable coup de poing qui fit chanceler les bouteillescomme si elles eussent été ivres, et cliqueter les verres les uns contre lesautres avec une sonnerie cristalline donnant en musique ut, mi, sol, si.Les buveurs, quelque abrutis qu’ils fussent, en sautèrent d’un demi-pieden l’air sur leur banc, et toutes les trognes se tournèrent instantanément

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vers Malartic.Profitant de cee trêve dans le vacarme de l’orgie, Malartic se leva

et dit, en élevant son verre dont il fit briller le vin à la lumière commeun chaton de bague : « Amis, écoutez cee chanson que j’ai faite, car jem’aide de la lyre aussi bien que de l’épée, une chanson bachique comme ilconvient à un bon ivrogne. Les poissons, qui boivent de l’eau, sont muets ;s’ils buvaient du vin, ils chanteraient. Donc, montrons que nous sommesdes humains par une beuverie mélodieuse.

— La chanson ! la chanson ! crièrent Bringuenarilles, La Râpée, Tord-gueule et Piedgris, incapables de suivre cee dialectique subtile.

Malartic se neoya le gosier par quelques vigoureux hum ! hum ! et,avec toutes les manières d’un chanteur appelé dans la chambre du roi,il entonna d’une voix qui, bien qu’un peu rauque, ne manquait pas dejustesse, les couplets suivants :

À Bacchus, biberon insigne,Crions : « Masse ! » et chantons en chœur :Vive le pur sang de la vignei sort des grappes qu’on trépigne !Vive ce rubis en liqueur !Nous autres prêtres de la treille,Du vin nous portons les couleurs.Notre fard est dans la bouteillei nous fait la trogne vermeilleEt sur le nez nous met des fleurs.Honte à qui d’eau claire se mouilleAu lieu de boire du vin frais.Devant les brocs qu’il s’agenouille !Ou soit mué d’homme en grenouilleEt barbote dans les marais !La chanson fut accueillie par des cris de joie, et Tordgueule, qui se pi-

quait de poésie, ne craignit point de proclamer Malartic l’émule de Saint-Amant, avis qui prouvait combien l’ivresse faussait la judiciaire du com-pagnon. On décréta un rouge-bord en l’honneur du chansonnier, et quandles verres furent vidés, chacun fit rubis sur l’ongle pour montrer qu’ilavait bu consciencieusement sa rasade. Ce coup acheva les plus faibles

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de la bande ; La Râpée glissa sous la table, où il fit matelas à Bringue-narilles. Piedgris et Tordgueule, plus robustes, laissèrent seulement choirleurs têtes en avant et s’endormirent ayant pour oreiller leurs bras croi-sés.ant à Malartic, il se tenait droit dans sa chaise le gobelet au poing,les yeux écarquillés et le nez enluminé d’un rouge si vif qu’il semblaitjeter des étincelles comme un fer tiré de la forge ; il répétait machinale-ment avec l’hébétude solennelle de l’ivresse contenue, sans que personnefît chorus :

À Bacchus, biberon insigne,Crions : « Masse ! » et chantons en chœur. . .Dégoûtée de ce spectacle, Isabelle quia la fente du volet et poursui-

vit ses investigations, qui l’amenèrent bientôt sous la voûte où pendaientavec leur contrepoids les chaînes du pont-levis ramené vers le château.Il n’y avait aucun espoir de mere en branle cee lourde machine, et,comme il fallait abare le pont pour sortir, la place n’ayant pas d’autreissue, la captive dut renoncer à tout projet d’évasion. Elle alla reprendresa lampe où elle l’avait laissée dans la galerie des portraits, qu’elle par-courut cee fois avec moins de terreur, car elle savait maintenant l’objetde son épouvante, et la peur est faite d’inconnu. Elle traversa rapidementla bibliothèque, la salle d’honneur et toutes les pièces qu’elle avait explo-rées avec une précaution anxieuse. Les armures dont elle s’était si forteffrayée lui parurent presque risibles, et d’un pas délibéré elle monta l’es-calier descendu tout à l’heure en retenant son souffle et sur la pointe dupied, de peur d’éveiller le moindre écho assoupi dans la cage sonore.

Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du seuil de sa chambre elleaperçut une figure étrange assise au coin de sa cheminée. Ce n’était pasun fantôme assurément, car la lumière des bougies et le reflet du foyerl’éclairaient d’une façon trop nee pour qu’on pût s’y méprendre ; c’étaitbien un corps grêle et délicat, il est vrai, mais très vivant ainsi que l’aes-taient deux grands yeux noirs d’un éclat sauvage, et n’ayant nullementle regard atone des spectres, qui se fixaient sur Isabelle, encadrée dans lechambranle de la porte, avec une tranquillité fascinante. De grands che-veux bruns rejetés en arrière permeaient de voir en tous ses détails unefigure d’une teinte olivâtre, aux traits finement sculptés par une maigreurjuvénile et vivace, et dont la bouche entrouverte découvrait une denture

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d’une blancheur éclatante. Les mains tannées au grand air, mais de formemignonne, se croisaient sur la poitrinemontrant des ongles plus pâles queles doigts. Les pieds nus n’aeignaient pas la terre, les jambes étant tropcourtes pour arriver du fauteuil au parquet. Par l’interstice d’une gros-sière chemise de toile brillaient vaguement quelques grains d’un collieren perles.

À ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita. C’était elle eneffet, non pas sous son costume de fille, mais encore travestie en garçon,déguisement qu’elle avait pris pour jouer le conducteur du faux aveugle.Cet habit, composé d’une chemise et de larges braies, ne lui seyait pointmal ; car elle avait cet âge où le sexe est douteux entre la fillee et lejouvenceau.

Dès qu’elle eut reconnu la bizarre créature, Isabelle se remit de l’é-motion que lui avait fait éprouver cee apparition inaendue. Chiquitan’était pas par elle-même bien redoutable, et d’ailleurs elle semblait pro-fesser, à l’endroit de la jeune comédienne, une sorte de reconnaissancedésordonnée et fantasque qu’elle avait prouvée à sa manière dans unepremière rencontre.

Chiquita, tout en regardant Isabelle, murmurait à demi-voix cee es-pèce de chanson en prose qu’elle avait fredonnée avec un accent de folie,le corps engagé dans l’œil-de-bœuf, lors de la première tentative d’enlè-vement aux Armes de France : « Chiquita danse sur la pointe des grilles,Chiquita passe par le trou des serrures. »

« As-tu toujours le couteau, dit cee singulière créature à Isabellelorsqu’elle se fut approchée de la cheminée, le couteau à trois raiesrouges ?

— Oui, Chiquita, répondit la jeune femme, je le porte là, entre machemisee et mon corsage. Mais pourquoi cee question, ma vie est-elledonc en péril ?

— Un couteau, dit la petite dont les yeux brillèrent d’un éclat féroce,un couteau est un ami fidèle ; il ne trahit pas son maître, si son maître lefait boire ; car le couteau a soif.

— Tu me fais peur, mauvaise enfant, reprit Isabelle, que troublaientces paroles sinistrement extravagantes, mais qui, dans la position où ellese trouvait, pouvaient renfermer un avertissement profitable.

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— Aiguise la pointe au marbre de la cheminée, continua Chiquita, re-passe la lame sur le cuir de ta chaussure.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ? fit la comédienne toute pâle.— Pour rien ; qui veut se défendre prépare ses armes, voilà tout. »Ces phrases bizarres et farouches inquiétaient Isabelle, et cependant,

d’un autre côté, la présence de Chiquita dans sa chambre la rassurait. Lapetite semblait lui porter une sorte d’affection qui, pour être basée surun motif futile, n’en était pas moins réelle. « Je ne te couperai jamais lecol », avait dit Chiquita ; et, dans ses idées sauvages, c’était une solennellepromesse, un pacte d’alliance auquel elle ne devait pas manquer. Isabelleétait la seule créature humaine qui, après Agostin, lui eût témoigné dela sympathie. Elle tenait d’elle le premier bijou dont se fût parée sa co-queerie enfantine, et, trop jeune encore pour être jalouse, elle admiraitnaïvement la beauté de la jeune comédienne. Ce doux visage exerçait uneséduction sur elle, qui n’avait vu jusqu’alors que des mines hagardes etféroces exprimant des pensées de rapine, de révolte et de meurtre.

« Comment se fait-il que tu sois ici, lui dit Isabelle après un momentde silence ? As-tu pour charge de me garder ?

— Non, répondit Chiquita ; je suis venue toute seule où la lumière etle feu m’ont guidée. Cela m’ennuyait de rester dans un coin pendant queces hommes buvaient bouteille sur bouteille. Je suis si petite, si jeune et simaigre qu’on ne fait pas plus aention à moi qu’à un chat qui dort sousla table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivée. L’odeur du vin et desviandes me répugne, habituée que je suis au parfum des bruyères et à lasenteur résineuse des pins.

— Et tu n’as pas eu peur à errer sans chandelle, à travers ces longscouloirs obscurs, ces grandes chambres pleines de ténèbres ?

— Chiquita ne connaît pas la peur ; ses yeux voient dans l’ombre,ses pieds y marchent sans trébucher. Si elle rencontre une chouee,la chouee ferme ses prunelles ; la chauve-souris ploie ses membranesquand elle approche. Le fantôme se range pour la laisser passer ou re-tourne en arrière. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun de sesmystères. Chiquita sait le nid du hibou, la cachee du voleur, la fosse del’assassiné, l’endroit que hante le spectre ; mais elle ne l’a jamais dit auJour. »

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En prononçant ces paroles étranges, les yeux de Chiquita brillaientd’un éclat surnaturel. On devinait que son esprit, exalté par la solitude, secroyait une espèce de pouvoir magique. Les scènes de brigandage et demeurtre auxquelles son enfance s’était mêlée avaient dû agir fortementsur son imagination ardente, inculte et fébrile. Sa conviction agissait surIsabelle, qui la regardait avec une appréhension superstitieuse.

« J’aime mieux, continua la petite, rester là, près du feu, à côté de toi.Tu es belle, et cela me plaît de te voir ; tu ressembles à la bonne Vierge quej’ai vue briller sur l’autel ; mais de loin seulement, car on me chassait del’église avec les chiens, sous prétexte que j’étais mal peignée et que monjupon jaune serin aurait fait rire les fidèles. Comme ta main est blanche !la mienne posée dessus a l’air d’une pae de singe. Tes cheveux sont finscomme de la soie ; ma tignasse se hérisse comme une broussaille. Oh ! jesuis bien laide, n’est-ce pas ?

— Non, chère petite, répondit Isabelle, que cee admiration naïve tou-chait malgré elle, tu as ta beauté aussi ; il ne te manque que d’être un peuaccommodée pour valoir les plus jolies filles.

— Tu crois : pour être brave, je volerai de beaux habits, et alors Agostinm’aimera. »

Cee idée illumina d’une lueur rose le visage fauve de l’enfant, et,pendant quelques minutes, elle demeura comme perdue dans une rêveriedélicieuse et profonde.

« Sais-tu où nous sommes, reprit Isabelle, lorsque Chiquita relevases paupières frangées de longs cils noirs qu’elle avait tenues un instantabaissées.

— Dans un château appartenant au seigneur qui a tant d’argent, etqui voulait déjà te faire enlever à Poitiers. Je n’avais qu’à tirer le verrou,c’était fait. Mais tu m’avais donné le collier de perles, et je ne voulais paste causer de la peine.

— Pourtant, cee fois, tu as aidé à m’emporter, dit Isabelle ; tu nem’aimes donc plus, que tu me livres à mes ennemis ?

— Agostin avait commandé ; il fallait obéir. D’ailleurs un autre auraitfait le conducteur de l’aveugle, et je ne serais pas entrée au château avectoi. Ici, je puis te servir peut-être à quelque chose. Je suis courageuse, agileet forte, quoique petite, et je ne veux pas qu’on te fasse mal.

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—Est-ce bien loin de Paris, ce château où l’on me tient prisonnière, ditla jeune femme en airant Chiquita entre ses genoux ; en as-tu entenduprononcer le nom par quelqu’un de ces hommes ?

— Oui, Tordgueule a dit que l’endroit se nommait. . . comment doncdéjà ? fit la petite, en se graant la tête d’un air d’embarras.

— Tâche de t’en souvenir, mon enfant, dit Isabelle en flaant de lamain les joues brunes de Chiquita, qui rougit de plaisir à cee caresse,car jamais personne n’avait eu pareille aention pour elle.

— Je crois que c’est Vallombreuse, répondit Chiquita, syllabe par syl-labe comme si elle écoutait un écho intérieur. Oui, Vallombreuse, j’ensuis sûre maintenant ; le nom même du seigneur que ton ami le capitaineFracasse a blessé en duel. Il aurait mieux fait de le tuer. Ce duc est trèsméchant, quoiqu’il jee l’or à poignées comme un semeur le grain. Tu lehais, n’est-ce pas ? et tu serais bien contente si tu parvenais à lui échapper.

— Oh ! oui ; mais c’est impossible, dit la jeune comédienne ; un fosséprofond entoure le château ; le pont-levis est ramené. Toute évasion estimpraticable.

— Chiquita se rit des grilles, des serrures, des murailles et des douves ;Chiquita peut sortir à son gré de la prison la mieux close et s’envoler dansla lune aux yeux du geôlier ébahi. Si elle veut, avant que le soleil se lève,le Capitaine saura où est cachée celle qu’il cherche. »

Isabelle craignait, en entendant ces phrases incohérentes, que la folien’eût troublé le faible cerveau de Chiquita ; mais la physionomie de l’en-fant était si parfaitement calme, ses yeux avaient un regard si lucide et leson de sa voix un tel accent de conviction que cee supposition n’étaitpas admissible ; cee étrange créature possédait certainement une partiedu pouvoir presque magique qu’elle s’aribuait.

Comme pour convaincre Isabelle qu’elle ne se vantait point, elle luidit : « Je vais sortir d’ici tout à l’heure ; laisse-moi réfléchir un instantpour trouver le moyen ; ne parle pas, retiens ta respiration ; le moindrebruit me distrait ; il faut que j’entende l’Esprit. »

Chiquita pencha la tête, mit la main sur ses yeux afin de s’isoler, restaquelques minutes dans une immobilité morte, puis elle releva le front,ouvrit la fenêtre, monta sur l’appui et plongea dans l’obscurité un regardd’une intensité profonde. Au bas de la muraille clapotait l’eau sombre du

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVI

fossé poussée par la bise nocturne.« Va-t-elle, en effet, prendre son vol comme une chauve-souris », se

disait la jeune actrice, qui suivait d’un œil aentif tous les mouvementsde Chiquita.

En face de la fenêtre, de l’autre côté de la douve, se dressait un grandarbre plusieurs fois centenaire, dont les maîtresses branches s’étendaientpresque horizontalement moitié sur la terre, moitié sur l’eau du fossé ;mais il s’en fallait de huit ou dix pieds que l’extrémité du plus long bran-chage aeignît la muraille. C’était sur cet arbre qu’était basé le projetd’évasion de Chiquita. Elle rentra dans la chambre, elle tira d’une de sespoches une cordelee de crin, très fine, très serrée, mesurant de sept àhuit brasses, la déroula méthodiquement sur le parquet ; tira de son autrepoche une sorte d’hameçon de fer qu’elle accrocha à la corde ; puis elles’approcha de la fenêtre et lança le crochet dans les branches de l’arbre.La première fois l’ongle de fer ne mordit pas et retomba avec la corde ensonnant sur les pierres du mur. À la seconde tentative, la griffe de l’ha-meçon piqua l’écorce et Chiquita tira la corde à elle, en priant Isabelle des’y suspendre de tout son poids. La branche accrochée céda autant que laflexibilité du tronc le permeait, et se rapprocha de la croisée de cinq ousix pieds. Alors Chiquita fixa la cordelee après la serrurerie du balconpar un nœud qui ne pouvait glisser et, soulevant son corps frêle avec uneagilité singulière, elle se pendit des mains au cordage, et par des dépla-cements de poignets eut bientôt gagné la branche qu’elle enfourcha dèsqu’elle la sentit solide.

« Défais maintenant le nœud de la corde que je la retire à moi, dit-elleà la prisonnière d’une voix basse mais distincte, à moins que tu n’aiesenvie de me suivre, mais la peur te serrerait le col, et le vertige te tireraitpar les pieds pour te faire tomber dans l’eau. Adieu ! je vais à Paris et jeserai bientôt de retour. On marche vite au clair de lune. »

Isabelle obéit, et l’arbre, n’étant plus maintenu, reprit sa position ordi-naire, reportant Chiquita à l’autre bord du fossé. En moins d’une minute,s’aidant des genoux et des mains, elle se trouva au bas du tronc, sur laterre ferme, et bientôt la captive la vit s’éloigner d’un pas rapide et seperdre dans les ombres bleuâtres de la nuit.

Tout ce qui venait de se passer semblait un rêve à Isabelle. En proie

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à une sorte de stupeur, elle n’avait pas encore refermé la fenêtre, et elleregardait l’arbre immobile qui dessinait en face d’elle les linéaments noirsde son squelee sur le gris laiteux d’un nuage pénétré d’une lumière dif-fuse par le disque de l’astre qu’il cachait à demi. Elle frémissait en voyantcombien était frêle à son extrémité la branche à laquelle n’avait pas craintde se confier la courageuse et légère Chiquita. Elle s’aendrissait à l’i-dée de l’aachement que lui montrait ce pauvre être misérable et sau-vage dont les yeux étaient si beaux, si lumineux et si passionnés, yeux defemme dans un visage d’enfant, et qui montrait tant de reconnaissancepour un chétif cadeau. Comme la fraîcheur la saisissait et faisait s’entre-choquer avec une crépitation fébrile ses petites dents de perles, elle re-ferma la croisée, rabait les rideaux et s’arrangea dans un fauteuil, aucoin du feu, les pieds sur les boules de cuivre des chenets.

Elle était à peine assise que le majordome entra suivi des deux mêmesvalets qui portaient une petite table couverte d’une riche nappe à frangeouvragée, où était servi un souper non moins fin et délicat que le dîner.elques minutes plus tôt, l’entrée de ces laquais eût déjoué l’évasion deChiquita. Isabelle, tout agitée encore de cee scène émouvante, ne tou-cha point aux mets placés devant elle, et fit signe qu’on les remportât.Mais le majordome fit placer près du lit un en-cas de blancs-mangers etde massepains ; il fit aussi déployer sur un fauteuil une robe, des coiffeset un manteau de nuit tout garni de dentelles et de la bonne faiseuse. D’é-normes bûches furent jetées sur les braises croulantes et l’on renouvelales bougies. Cela fait, le majordome dit à Isabelle que si elle avait besoind’une femme de chambre qui l’accommodât, on allait lui en envoyer une.

La jeune comédienne ayant fait un geste de dénégation, le majordomes’en alla, sur un salut le plus respectueux du monde.

Lorsque le majordome et les laquais furent retirés, Isabelle, ayant jetéle manteau de nuit sur ses épaules, se coucha tout habillée sans se mereentre les draps, pour être promptement debout en cas d’alerte. Elle sortitde son corsage le couteau de Chiquita, l’ouvrit, en tourna la virole et leplaça près d’elle à portée de sa main. Ces précautions prises, elle abaissases longues paupières avec la volonté de dormir, mais le sommeil se faisaitprier. Les événements de la journée avaient agité les nerfs d’Isabelle, et lesappréhensions de la nuit n’étaient guère faites pour les calmer. D’ailleurs,

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ces châteaux anciens qu’on n’habite plus ont, pendant les heures sombres,des physionomies singulières ; il semble qu’on y dérange quelqu’un, etqu’un hôte invisible se retire à votre approche par quelque couloir se-cret caché dans les murs. Toutes sortes de petits bruits inexplicables s’yproduisent inopinément. Un meuble craque, l’horloge de la mort frappeses coups secs contre la boiserie, un rat passe derrière la tenture, unebûche piquée des vers éclate dans le feu comme un marron d’artifice etvous réveille avec transes au moment même où vous alliez vous assoupir.C’est ce qui arrivait à la jeune prisonnière ; elle se dressait, ouvrait desyeux effarés, promenait ses regards autour de la chambre, et, n’y voyantrien que d’ordinaire, elle reposait sa tête sur l’oreiller. Le somme finit ce-pendant par l’envahir, de manière à la séparer du monde réel dont lesrumeurs ne lui parvenaient plus. Vallombreuse, s’il eût été là, aurait eubeau jeu pour ses entreprises téméraires et galantes ; car la fatigue avaitvaincu la pudeur. Heureusement pour Isabelle, le jeune duc n’était pointencore arrivé au château. Ne se souciait-il déjà plus de sa proie la tenantdésormais dans son aire, et la possibilité de satisfaire son caprice l’avait-iléteint ? Nullement ; la volonté était plus tenace chez ce beau et méchantduc, surtout la volonté de mal faire ; car il éprouvait, en dehors de la vo-lupté, un certain plaisir pervers à se jouer de toute loi divine et humaine ;mais, pour détourner les soupçons, le jour même de l’enlèvement, il s’é-tait montré à Saint-Germain, avait fait sa cour au roi, suivi la chasse, et,sans affectation, parlé à plusieurs personnes. Le soir, il avait joué et perduostensiblement des sommes qui eussent été importantes pour quelqu’unde moins riche. Il avait paru de charmante humeur, surtout depuis qu’unaffidé venu à franc étrier s’était incliné en lui remeant un pli. Ce besoind’établir, en cas de recherches, un incontestable alibi, avait sauvegardécee nuit-là la pudicité d’Isabelle.

Après un sommeil traversé de rêves bizarres où tantôt elle voyaitChiquita courir en agitant ses bras comme des ailes devant le capitaineFracasse à cheval, tantôt le duc de Vallombreuse avec des yeux flam-boyants pleins de haine et d’amour, Isabelle s’éveilla et fut surprise dutemps qu’elle avait dormi. Les bougies avaient brûlé jusqu’aux bobèches,les bûches s’étaient consumées, et un gai rayon de soleil pénétrant parl’interstice des rideaux s’émancipait jusqu’à jouer sur son lit encore qu’il

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n’eût pas été présenté. Ce fut pour la jeune femme un grand soulage-ment que le retour de la lumière. Sa position, sans doute, n’en valait guèremieux ; mais le danger n’était plus grossi de ces terreurs fantastiques quela nuit et l’inconnu apportent aux esprits les plus fermes. Pourtant sa joiene fut pas de longue durée, car un grincement de chaînes se fit entendre ;le pont-levis s’abaissa : le roulement d’un carrosse mené d’un grand trainretentit sur le plateau du tablier, gronda sous la voûte comme un tonnerresourd et s’éteignit dans la cour intérieure.

i pouvait entrer de cee façon altière et magistrale si ce n’est le sei-gneur du lieu, le duc de Vallombreuse lui-même ? Isabelle sentit à ce mou-vement qui avertit la colombe de la présence du vautour, bien qu’elle ne levoie pas encore, que c’était bien l’ennemi et non un autre. Ses belles jouesen devinrent pâles comme cire vierge, et son pauvre petit cœur se mit àbare la chamade dans la forteresse de son corsage quoiqu’il n’eût aucuneenvie de se rendre. Mais bientôt faisant effort sur elle-même, cee coura-geuse fille rappela ses esprits et se prépara pour la défense. « Pourvu, sedisait-elle, que Chiquita arrive à temps et m’amène du secours ! » et sesyeux involontairement se tournaient vers le médaillon placé au-dessus dela cheminée : « Ô toi, qui as l’air si noble et si bon, protège-moi contrel’insolence et la perversité de ta race. Ne permets pas que ces lieux oùrayonne ton image soient témoins de mon déshonneur ! »

Au bout d’une heure, que le jeune duc employa à réparer le désordrequ’apporte toujours dans une toilee un voyage rapide, le majordomeentra cérémonieusement chez Isabelle et lui demanda si elle pouvait re-cevoir monsieur le duc de Vallombreuse.

« Je suis prisonnière, répondit la jeune femme avec beaucoup de di-gnité ; ma réponse n’est pas plus libre que ma personne, et cee demande,qui serait polie en situation ordinaire, n’est que dérisoire en l’état où jesuis. Je n’ai aucun moyen d’empêcher monsieur le duc d’entrer dans ceechambre d’où je ne puis sortir. Sa visite, je ne l’accepte point ; je la subis.C’est un cas de force majeure. ’il vienne s’il lui plaît de venir, à ceeheure ou à une autre : ce m’est tout un. Allez lui redire mes paroles. »

Le majordome s’inclina, se retira à reculons vers la porte, car les plusgrands égards lui avaient été recommandés à l’endroit d’Isabelle, et dis-parut pour aller dire à son maître que « mademoiselle » consentait à le

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recevoir.Au bout de quelques instants le majordome reparut, annonçant le duc

de Vallombreuse.Isabelle s’était levée à demi de son fauteuil, où l’émotion la fit re-

tomber couverte d’une mortelle pâleur. Vallombreuse s’avança vers elle,chapeau bas, dans l’aitude du plus profond respect. Comme il la vit tres-saillir à son approche, il s’arrêta au milieu de la chambre, salua la jeunecomédienne, et lui dit de cee voix qu’il savait rendre si douce pour sé-duire :

« Si ma présence est trop odieuse maintenant à la charmante Isabelle,et qu’elle ait besoin de quelque temps pour s’habituer à l’idée de me voir,je me retirerai. Elle est ma prisonnière, mais je n’en suis pas moins sonesclave.

— Cee courtoisie vient tard, répondit Isabelle, après la violence quevous avez exercée contre moi.

— Voilà ce que c’est, reprit le duc, que de pousser les gens à boutpar une vertu trop farouche. N’ayant plus d’espoir, ils se portent auxdernières extrémités, sachant qu’ils ne peuvent empirer leur situation.Si vous aviez bien voulu souffrir que je vous fisse ma cour, et mon-trer quelque complaisance à ma flamme, je serais resté parmi les rangsde vos adorateurs, essayant, à force de galanteries délicates, de magnifi-cences amoureuses, de dévouements chevaleresques, de passion ardenteet contenue, d’aendrir lentement ce cœur rebelle. Je vous aurais inspirésinon de l’amour, du moins cee pitié tendre qui parfois le précède et l’a-mène. À la longue, peut-être, votre froideur se serait trouvée injuste, carrien ne m’eût coûté pour la mere dans son tort.

— Si vous aviez employé ces moyens si honnêtes, dit Isabelle, j’auraisplaint un amour que je n’aurais pu partager, puisque mon cœur ne sedonnera jamais, et, du moins, je n’eusse pas été contrainte de vous haïr,sentiment qui n’est point fait pour mon âme, et qu’il lui est douloureuxd’éprouver.

— Vous me détestez donc bien ? fit le duc de Vallombreuse avec untremblement de dépit dans la voix. Je ne le mérite pas, cependant. Mestorts envers vous, si j’en ai, viennent de ma passion même ; et quellefemme, pour chaste et vertueuse qu’elle soit, en veut sérieusement à un

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galant homme de l’effet que ses charmes ont produit sur lui malgré elle ?— Certes, ce n’est point un motif d’aversion lorsque l’amant se tient

dans les limites du respect et soupire avec une timidité discrète. La plusprude le peut supporter ; mais quand son impatience insolente se livretout d’abord aux derniers excès et procède par le guet-apens, le rapt etla séquestration, comme vous n’avez pas craint de le faire, il n’est pasd’autre sentiment possible qu’une invincible répugnance. Toute âme unpeu haute et fière se révolte quand on la prétend forcer. L’amour, qui estchose divine, ne se commande ni ne s’extorque. Il souffle où il veut.

— Ainsi, une répugnance invincible, voilà tout ce que je puis aendrede vous, répondit Vallombreuse dont les joues étaient devenues pâles etqui s’était mordu plus d’une fois les lèvres pendant qu’Isabelle lui parlaitavec cee fermeté douce qui était le ton naturel de cee jeune personneaussi sage qu’aimable.

— Vous auriez unmoyen de reconquérir mon estime et de gagner monamitié. Rendez-moi noblement la liberté que vous m’avez prise. Faites-moi reconduire par un carrosse à mes compagnons inquiets qui ne saventce que je suis devenue et me cherchent éperdument, avec transes mor-telles. Laissez-moi reprendre mon humble vie de comédienne avant quecee aventure, dont mon honneur pourrait souffrir, ne s’ébruite parmi lepublic étonné de mon absence.

—el malheur, s’écria le duc, que vous me demandiez la seule choseque je ne saurais vous accorder sansme trahir moi-même.e ne désirez-vous un empire, un trône, je vous le donnerais ; une étoile, j’irais vousla chercher en escaladant le ciel. Mais vous voulez que je vous ouvre laporte de cee cage où vous ne rentreriez jamais une fois sortie. C’est im-possible ! Je sais que vous m’aimez si peu que je n’ai d’autre ressourcepour vous voir que de vous enfermer. oi qu’il en coûte à mon orgueil,je l’emploie ; car je ne peux pas plus me passer de votre présence qu’uneplante de la lumière. Ma pensée se tourne vers vous comme vers son so-leil, et il fait nuit pour moi où vous n’êtes point. Si ce que j’ai hasardé estun crime, il faut au moins que j’en profite, car vous ne me le pardonneriezpas, quoique vous le disiez. Ici, du moins, je vous tiens, je vous entoure,j’enveloppe votre haine de mon amour, je souffle sur les glaçons de votrefroideur la chaude haleine de ma passion. Vos prunelles sont forcées de

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refléter mon image, vos oreilles d’entendre le son de ma voix. elquechose de moi s’insinue malgré vous dans votre âme ; j’agis sur vous, nefût-ce que par l’effroi que je vous cause, et le bruit de mon pas dans l’an-tichambre vous fait tressaillir. Et puis, cee captivité vous sépare de celuique vous regreez et que j’abhorre pour avoir détourné ce cœur qui eûtété mien. Ma jalousie satisfaite se résout à ce mince bonheur et ne veutpoint le jouer en vous rendant cee liberté dont vous feriez usage contremoi.

— Et jusques à quand, dit la jeune femme, avez-vous la prétentionde me tenir en chartre privée, non pas comme seigneur chrétien, maiscomme corsaire barbaresque ?

— Jusqu’à ce que vous m’aimiez ou que vous me le disiez, ce qui re-vient au même », répondit le jeune duc avec un sérieux parfait et de l’airle plus convaincu du monde. Puis il fit à Isabelle le salut le plus gracieuxet opéra une sortie pleine d’aisance, comme un véritable homme de courqu’aucune situation n’embarrasse.

Une demi-heure après, un laquais apportait un bouquet, assemblagedes fleurs les plus rares, mêlant leurs couleurs et leurs parfums ; d’ailleurs,toutes étaient rares à cee époque de l’année, et il avait fallu tout le talentdes jardiniers et l’été factice des serres pour déterminer ces charmantesfilles de Flore à s’épanouir si précocement. La queue du bouquet étaitserrée d’un bracelet magnifique et digne d’une reine. Parmi les fleurs unpapier blanc plié en deux airait l’œil. Isabelle le prit, car, dans sa situa-tion, ces menus détails de galanterie n’avaient plus la signifiance qu’ilsauraient eue si elle eût été libre.

Ce papier était un billet de Vallombreuse conçu en ces termes et tracéd’une écriture hardie congruant au caractère du personnage. La prison-nière y reconnut la main qui avait écrit « pour Isabelle » sur la cassee àbijoux dans sa chambre à Poitiers :

« Chère Isabelle,« Je vous envoie ces fleurs quoique je sois certain qu’elles seront mal

accueillies. Venant de moi, leur fraîcheur et nouveauté ne trouveront pasgrâce devant vos rigueurs nonpareilles. Mais, quel que soit leur sort, etne vous occupiez-vous d’elles que pour les jeter par la fenêtre en signe degrand dédain, elles obligeront, par la colèremême, votre pensée à s’arrêter

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un instant, ne fût-ce que pour le maudire, sur celui qui se déclare, en dépitde tout, votre opiniâtre adorateur.

« VALLOMBREUSE. »Ce billet, d’une galanterie précieuse mais qui révélait chez celui qui

l’avait écrit une ténacité formidable, et que rien ne saurait rebuter, produi-sit en partie l’effet que le duc s’en était promis. Isabelle le tenait à la maind’un air morne, et la figure de Vallombreuse se présentait à son esprit sousune apparence diabolique. Les parfums des fleurs, la plupart étrangères,posées près d’elle, sur le guéridon, où le laquais les avait mises, se déve-loppaient à la chaleur de chambre, et leurs aromes exotiques s’épandaientpuissants et vertigineux. Isabelle les prit et les jeta dans l’antichambre,sans retirer le bracelet de diamants qui entourait les queues, craignantqu’elles ne fussent imprégnées de quelque philtre subtil, narcotique ouaphrodisiaque, propre à troubler la raison. Jamais plus belles fleurs nefurent plus maltraitées, et cependant Isabelle les aimait fort ; mais elle eûtcraint, si elle les eût conservées, que la fatuité du duc n’en prît avantage ;et d’ailleurs ces plantes aux formes bizarres, aux couleurs étranges, auxparfums inconnus n’avaient pas le charme modeste des fleurs ordinaires ;leur beauté orgueilleuse rappelait celle de Vallombreuse et lui ressemblaittrop.

Elle avait à peine déposé le bouquet proscrit sur une crédence de lapièce voisine, et s’était remise sur son fauteuil, qu’une fille de chambre seprésenta pour l’accommoder. Cee fille, assez jolie, très pâle, l’air tristeet doux, avait dans son empressement quelque chose d’inerte, et semblaitbrisée par une terreur secrète ou un ascendant terrible. Elle offrit ses ser-vices à Isabelle, sans presque la regarder, et d’une voix atone comme sielle eût craint d’être entendue par l’oreille des murailles. Sur un signeaffirmatif de la jeune femme, elle lui peigna ses cheveux blonds tout endésordre, à la suite des scènes violentes de la veille et des inquiétudes ner-veuses de la nuit, en noua les boucles soyeuses avec des nœuds de velourset s’acquia de sa besogne en coiffeuse qui sait son métier. Elle tira en-suite d’une armoire pratiquée dans le mur plusieurs robes d’une richesseet d’une élégance rares, qui semblaient coupées à la taille d’Isabelle, maisdont la jeune actrice ne voulut point, encore que la sienne fût défraîchieet fripée, car elle eût paru porter ainsi la livrée du duc, et son intention

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bien formelle était de ne rien accepter qui vînt de lui, dût sa captivité seprolonger plus qu’elle ne pensait.

La fille de chambre n’insista point et respecta ce caprice, de mêmequ’on laisse faire aux personnes condamnées ce qu’elles veulent dansl’enceinte de leur prison. On eût dit aussi qu’elle évitait de se lier avecsa maîtresse temporaire, de peur d’y prendre un intérêt inutile. Elle seréduisait autant que possible à l’état d’automate. Isabelle, qui pensait entirer quelque lumière, comprit qu’il était superflu de l’interroger, et s’a-bandonna à ses soins muets non sans une espèce de terreur.

and la fille de chambre se fut retirée, on apporta le dîner, et, malgréla tristesse de sa situation, Isabelle y fit honneur ; la nature réclame im-périeusement ses droits même chez les personnes les plus délicates. Ceeréfection lui donna les forces dont elle avait grand besoin, les siennesétant épuisées par ces émotions et assauts divers. L’esprit un peu plustranquille, la prisonnière se mit à songer au courage de Sigognac, qui s’é-tait si vaillamment conduit, et l’eût arrachée aux ravisseurs, quoique seul,s’il n’eût perdu quelques minutes à se désencapuchonner dumanteau jetépar le traître aveugle. Il devait être prévenu maintenant, et nul doute qu’iln’accourût à la défense de celle qu’il aimait plus que sa vie. À l’idée desdangers auxquels il allait s’exposer en cee entreprise périlleuse, car leduc n’était pas homme à lâcher sa proie sans résistance, le sein d’Isa-belle se gonfla d’un soupir et une larme monta de son cœur à ses yeux ;elle s’en voulait d’être la cause de ces conflits, et maudissait presque sabeauté, origine de tout le mal. Cependant elle était modeste, et par coquet-terie n’avait point cherché à exciter les passions autour d’elle, comme fontbeaucoup de comédiennes et même de grandes dames ou bourgeoises.

Elle en était là de sa rêverie, lorsqu’un petit coup sec vint à sonnercontre la fenêtre dont un carreau s’étoila, comme s’il eût été frappé d’ungrêlon. Isabelle s’approcha de la croisée, et vit dans l’arbre en face Chi-quita, qui lui faisait mystérieusement signe d’ouvrir la fenêtre, et balan-çait la cordelee munie, à son extrémité, d’une griffe de fer. La comé-dienne prisonnière comprit l’intention de l’enfant, obéit à son geste, etle crampon, lancé d’une main sûre, vint mordre l’appui du balcon. Chi-quita noua l’autre bout de la corde à la branche, et s’y suspendit commela veille : mais elle n’était pas à moitié chemin que le nœud se défit, à

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la grande frayeur d’Isabelle, et se détacha de l’arbre. Au lieu de tomberdans l’eau verte du fossé, comme on pouvait le craindre, Chiquita, dontcet accident, si c’en était un, n’avait pas troublé la présence d’esprit, vintdonner avec la corde retenue au balcon par le crampon de fer contre lamuraille du château, au-dessus de la fenêtre, qu’elle eut bientôt gagnéeen s’aidant des mains et des pieds qu’elle appuyait contre la paroi. Puiselle enjamba le balcon et sauta légèrement dans la chambre ; et, voyantIsabelle toute pâle, et presque évanouie, elle lui dit avec un sourire :

« Tu as eu peur et tu as cru que Chiquita allait rejoindre les grenouillesdu fossé. Je n’avais fait à la branche qu’un nœud coulant pour pouvoirramener la corde à moi. Au bout de cee ligne noire je devais avoir l’air,maigre et brune comme je suis, d’une araignée qui remonte après son fil.

— Chère petite, dit Isabelle en baisant Chiquita au front, tu es unebrave et courageuse enfant.

— J’ai vu tes amis, ils t’avaient bien cherchée ; mais, sans Chiquita,ils n’auraient jamais découvert ta retraite. Le Capitaine allait et venaitcomme un lion ; sa tête fumait, ses yeux lançaient des éclairs. Il m’a po-sée sur l’arçon de sa selle, et il est caché dans un petit bois non loin duchâteau avec ses camarades. Il ne faut pas qu’on les voie. Ce soir, dès quel’ombre sera tombée, ils tenteront ta délivrance ; il y aura des coups d’é-pée et de pistolet. Ce sera superbe. Rien n’est beau comme des hommesqui se baent ; mais ne va pas t’effrayer et pousser des cris. Les cris desfemmes dérangent les courages. Si tu veux, je me tiendrai près de toi pourte rassurer.

— Sois tranquille, Chiquita, je ne gênerai pas par de soes frayeursles braves amis qui exposeront leur vie pour me sauver.

— C’est bien, reprit la petite, défends-toi jusqu’à ce soir avec le cou-teau que je t’ai donné. Le coup doit se porter de bas en haut, ne l’oubliepas. Pour moi, comme il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, je vaischercher quelque coin où je puisse dormir. Surtout, ne regarde point parla fenêtre, cela inspirerait des soupçons et montrerait peut-être que tuaends du secours de ce côté. Alors on ferait une baue autour du châ-teau et l’on découvrirait tes amis. Le coup serait manqué et tu resteraisau pouvoir de ce Vallombreuse que tu détestes.

— Je n’approcherai pas de la croisée, répondit Isabelle, je te le promets,

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVI

quelque curiosité qui me pousse. »Rassurée sur ce point important, Chiquita disparut et alla rejoindre

dans la salle basse les spadassins, qui, noyés de boisson, appesantis parun sommeil bestial, ne s’étaient même pas aperçus de son absence. Elles’adossa contre le mur, joignit les mains sur sa poitrine, ce qui était saposition favorite, ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir ; car sespetits pieds de biche avaient fait plus de huit lieues la nuit précédente,entre Vallombreuse et Paris. Le retour à cheval, allure qui ne lui était pashabituelle, l’avait peut-être fatiguée davantage. oique son frêle corpseût la vigueur de l’acier, elle était rompue, et son sommeil était si profondqu’elle semblait morte.

« Comme cela dort, ces enfants ! dit Malartic, qui s’était enfin éveillé ;malgré notre bacchanal, elle n’a fait qu’un somme ! Holà ! vous autres,aimables brutes, tâchez de vous dresser sur vos paes de derrière, et allezdans la cour vous répandre un seau d’eau froide sur la tête. La Circé del’ivresse a fait de vous des pourceaux, redevenez hommes par ce baptême,et ensuite nous irons faire une ronde pour voir s’il ne se trame rien enfaveur de la beauté dont le seigneur Vallombreuse nous a confié la gardeet la défense. »

Les breeurs se soulevèrent pesamment et sortirent non sans dessi-ner quelques crochets de la table à la porte, pour obtempérer aux pres-criptions si sages de leur chef.and ils furent à peu près rentrés en leursang-froid, Malartic prit avec lui Tordgueule, Piedgris et La Râpée, se di-rigea vers la poterne, ouvrit le cadenas qui fermait la chaîne de la barqueamarrée à la porte d’eau de la cuisine, et le batelet, poussé par une percheet déchirant le manteau glauque des lentilles aquatiques, aborda bientôtà un étroit escalier pratiqué dans le revêtement de la douve.

« Toi, dit Malartic à La Râpée, quand ses hommes eurent monté surle revers du talus, tu vas rester là et garder la barque, en cas où l’ennemivoudrait s’en emparer pour pénétrer dans la place. Aussi bien, tu ne paraispas fort solide sur ton socle. Nous autres, nous allons faire la patrouille etbare un peu les buissons, afin d’en faire envoler les oiseaux. »

Malartic, suivi de ses deux acolytes, se promena autour du châteaupendant plus d’une heure, sans rien rencontrer de suspect ; et quand ilrevint à son point de départ, il trouva La Râpée qui dormait debout adossé

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVI

à un arbre.« Si nous étions une troupe régulière, lui dit-il en l’éveillant d’un coup

de poing, je te ferais passer par les armes pour avoir tapé de l’œil enfaction, chose contraire à toute bonne discipline martiale ; mais puisqueje ne puis te faire arquebuser, je te pardonne et te condamne seulement àboire une pinte d’eau.

— J’aimerais mieux, répondit l’ivrogne, deux balles dans la tête qu’unepinte d’eau sur l’estomac.

— Cee réponse est belle, fit Malartic, et digne d’un héros de Plu-tarque. Ta faute t’est remise sans punition, mais ne pèche plus. »

La patrouille rentra, et la barque fut soigneusement raachée et ca-denassée avec les précautions dont on use dans une place forte. Satisfaitde son inspection, Malartic se dit à lui-même : « Si la charmante Isabellesort d’ici, ou si le valeureux capitaine Fracasse y entre, car il faut prévoirles deux cas, que mon nez devienne blanc ou que ma face rougisse. »

Restée seule, Isabelle ouvrit un volume de l’Astrée, par le sieur Honoréd’Urfé, qui traînait oublié sur une console. Elle essaya d’aacher sa penséeà cee lecture. Mais ses yeux seuls suivaient machinalement les lignes.L’esprit s’envolait loin des pages, et ne s’associait pas un instant à cesbergerades déjà surannées. D’ennui, elle jeta le volume et se croisa les brasdans l’aente des événements. À force de faire des conjectures, elle s’enétait lassée, et sans chercher à deviner comment Sigognac la délivrerait,elle comptait sur l’absolu dévouement de ce galant homme.

Le soir était venu. Les laquais allumèrent les bougies, et bientôt le ma-jordome parut annonçant la visite du duc de Vallombreuse. Il entra sur lespas du valet et salua sa captive avec la plus parfaite courtoisie. Il était vrai-ment d’une beauté et d’une élégance suprêmes. Son visage charmant de-vait inspirer l’amour à tout cœur non prévenu. Une veste de satin gris deperle, un haut-de-chausses de velours incarnadin, des boes à entonnoiren cuir blanc remplies de dentelles, une écharpe de brocart d’argent sou-tenant une épée à pommeau de pierreries faisaient merveilleusement res-sortir les avantages de sa personne, et il fallait toute la vertu et constanced’Isabelle pour ne point en être touché.

« Je viens voir, adorable Isabelle, dit-il en s’asseyant dans un fauteuilprès de la jeune femme, si je serai mieux reçu quemon bouquet ; je n’ai pas

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la fatuité de le croire, mais je veux vous habituer à moi. Demain, nouveaubouquet et nouvelle visite.

— Bouquets et visites seront inutiles, répondit Isabelle, il en coûte àma politesse de le dire, mais ma sincérité ne doit vous laisser aucun espoir.

— Eh bien, fit le duc avec un geste d’insouciance hautaine, je me pas-serai de l’espoir et me contenterai de la réalité. Vous ne savez donc pas,pauvre enfant, ce que c’est que Vallombreuse, vous qui essayez de luirésister. Jamais désir inassouvi n’est rentré dans son âme ; il marche àce qu’il veut sans que rien le puisse fléchir ou détourner : ni larmes, nisupplications, ni cris, ni cadavres jetés en travers, ni ruines fumantes ;l’écroulement de l’univers ne l’étonnerait pas, et sur les débris du mondeil accomplirait son caprice. N’augmentez pas sa passion par l’arait del’impossible, imprudente qui faites flairer l’agneau au tigre et le retirez. »

Isabelle fut effrayée du changement de physionomie opéré sur le vi-sage de Vallombreuse pendant qu’il prononçait ces paroles. L’expressiongracieuse en avait disparu. On n’y lisait plus qu’une méchanceté froide etune résolution implacable. Par un mouvement instinctif, Isabelle reculason fauteuil et porta la main à son corsage pour y sentir le couteau deChiquita. Vallombreuse rapprocha son siège sans affectation. Maîtrisantsa colère, il avait déjà fait reprendre à sa figure cet air charmant, enjouéet tendre qui jusque-là avait été irrésistible.

« Faites un effort sur vous-même ; ne vous retournez pas vers une viequi doit être désormais comme un songe oublié. Abandonnez ces obsti-nations de fidélité chimérique à un languissant amour indigne de vous,et songez qu’aux yeux du monde vous m’appartenez dès à présent. Son-gez surtout que je vous adore avec un emportement, une frénésie, un dé-lire qu’aucune femme ne m’a jamais inspirés. N’essayez pas d’échapper àcee flamme qui vous enveloppe, à cee volonté inéluctable que rien nepeut faire dévier. Comme un métal froid jeté dans un creuset où bout déjàdu métal en fusion, votre indifférence jetée dans ma passion y fondra ens’amalgamant avec elle.oi que vous fassiez, vous m’aimerez de gré oude force, parce que je le veux, parce que vous êtes jeune et belle, et queje suis jeune et beau. Vous avez beau vous roidir et vous débare, vousn’ouvrirez pas les bras fermés sur vous. Donc toute résistance aurait mau-vaise grâce, puisqu’elle serait inutile. Résignez-vous en souriant ; est-ce

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donc un si grand malheur, après tout, que d’être éperdument aimée duduc de Vallombreuse ! Ce malheur ferait la félicité de plus d’une. »

Pendant qu’il parlait avec cet entraînement chaleureux qui enivre laraison des femmes et fait céder leurs pudeurs, mais qui n’avait cee foisaucune action, Isabelle, aentive à la moindre rumeur du dehors d’oùlui devait venir la délivrance, croyait entendre un petit bruit presque im-perceptible arrivant de l’autre bord du fossé. Il était sourd et rythmiquecomme le froissement d’un travail régulier dirigé avec précaution contrequelque obstacle. Craignant que Vallombreuse ne le remarquât, la jeunefemme répondit de manière à blesser la fatuité orgueilleuse du jeune duc.Elle l’aimait mieux irrité qu’amoureux, et préférait ses éclats à ses ten-dresses. Elle espérait d’ailleurs, en le querellant, l’empêcher d’entendre.

« Cee félicité serait une honte à laquelle j’échapperais par la mortsi je n’avais pas d’autre moyen. Vous n’aurez jamais de moi que moncadavre. Vous m’étiez indifférent ; je vous hais pour votre conduite ou-trageuse, infâme et violente. Oui, j’aime Sigognac, que vous avez essayéà plusieurs reprises de faire assassiner. »

Le petit bruit continuait toujours, et Isabelle, ne ménageant plus rien,haussait la voix pour le couvrir.

À ces mots audacieux, Vallombreuse pâlit de rage, ses yeux lancèrentdes regards vipérins ; une légère écume moussa aux coins de ses lèvres ;il porta convulsivement la main à la garde de son épée. L’idée de tuerIsabelle lui avait traversé le cerveau comme un éclair ; mais, par un pro-digieux effort de volonté, il se contint et se mit à rire d’un rire strident etnerveux en s’avançant vers la jeune comédienne.

« De par tous les diables, s’écria-t-il, tu me plais ainsi ; quand tum’injuries, tes yeux prennent un lumineux particulier, ton teint un éclatsurnaturel ; tu redoubles de beauté. Tu as bien fait de parler franc. Cescontraintes m’ennuyaient. Ah ! tu aimes Sigognac ! tant mieux ! il ne m’ensera que plus doux de te posséder. el plaisir de baiser ces lèvres quivous disent : « Je t’abhorre ! » Cela a plus de ragoût que cet éternel etfade : « Je t’aime », dont les femmes vous écœurent. »

Effrayée de la résolution de Vallombreuse, Isabelle s’était levée et avaitretiré de son corset le couteau de Chiquita.

« Bon ! fit le duc en voyant la jeune femme armée, déjà le poignard

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au vent ! Si vous n’aviez oublié l’histoire romaine, vous sauriez, ma toutebelle, que madame Lucrèce ne se servit de sa dague qu’après l’aentat deSextus, fils de Tarquin le Superbe. Cet exemple de l’antiquité est bon àsuivre. »

Et, sans plus se soucier du couteau que d’un aiguillon d’abeille, il s’a-vança vers Isabelle, qu’il saisit entre ses bras avant qu’elle eût le temps delever sa lame.

Au même instant, un craquement se fit entendre, suivi bientôt d’unfracas horrible ; la fenêtre, comme si elle eût reçu par dehors le coup degenou d’un géant, tomba avec un tintamarre de carreaux pulvérisés dansla chambre, où pénétrèrent des masses de branches formant une sorte decatapulte chevelue et de pont volant.

C’était la cime de l’arbre qui avait favorisé la sortie et la rentrée deChiquita. Le tronc, scié par Sigognac et ses camarades, cédait aux lois dela pesanteur. Sa chute avait été dirigée de manière à jeter un trait d’unionau-dessus de l’eau de la berge à la fenêtre d’Isabelle.

Vallombreuse, surpris de l’irruption soudaine de cet arbre se mêlantà une scène d’amour, lâcha la jeune actrice et mit l’épée à la main, prêt àrecevoir le premier qui se présenterait à l’assaut.

Chiquita, qui était entrée sur la pointe du pied, légère comme uneombre, tira Isabelle par la manche, et lui dit : « Abrite-toi derrière cemeuble, la danse va commencer. »

La petite disait vrai, deux ou trois coups de feu retentirent dans lesilence de la nuit. La garnison avait éventé l’aaque.

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CHAPITRE XVII

La bague d’améthyste

M quatre à quatre, Malartic, Bringuenarilles,Piedgris et Tordgueule accoururent dans la chambre d’Isa-belle pour soutenir l’assaut et porter aide à Vallombreuse, tan-

dis que La Râpée, Mérindol et les breeurs ordinaires du duc, qu’il avaitamenés avec lui, traversaient le fossé dans la barque afin d’opérer unesortie et de prendre l’ennemi en queue. Stratégie savante et digne d’unbon général d’armée !

La cime de l’arbre obstruait la fenêtre, d’ailleurs assez étroite, et sesbranches s’étendaient presque jusqu’au milieu de la chambre ; on ne pou-vait donc présenter aux assaillants un assez large front de bataille. Ma-lartic se rangea avec Piedgris d’un côté contre la muraille, et fit mere del’autre côté Tordgueule et Bringuenarilles pour qu’ils n’eussent pas à sup-porter la première furie de l’aaque et fussent plus à leur avantage. Avantd’entrer dans la place, il fallait franchir cee haie de gaillards farouchesqui aendaient l’épée d’une main et le pistolet de l’autre. Tous avaient

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repris leurs masques, car nul de ces honnêtes gens ne se souciait d’êtrereconnu au cas où l’affaire tournerait mal, et c’était un spectacle assezeffrayant que ces quatre hommes au visage noir, immobiles et silencieuxcomme des spectres.

« Retirez-vous ou masquez-vous, dit Malartic d’une voix basse à Val-lombreuse, il est inutile qu’on vous voie en cee rencontre.

— e m’importe, répondit le jeune duc, je ne crains personne aumonde, et ceux qui m’auront vu n’iront pas le dire, ajouta-t-il en agitantson épée d’une façon menaçante.

— Emmenez au moins dans une autre pièce Isabelle, l’Hélène de ceeautre guerre de Troie, qu’une pistolade égarée pourrait gâter d’aventure,ce qui serait dommage. »

Le duc, trouvant le conseil judicieux, s’avança vers Isabelle, qui se te-nait abritée avec Chiquita derrière un bahut de chêne, et la prit dans sesbras quoiqu’elle s’accrochât de ses doigts crispés aux saillies des sculp-tures et fît aux efforts de Vallombreuse la résistance la plus vive ; ceevertueuse fille, surmontant les timidités de son sexe, préférait rester surle champ de bataille, exposée à des balles et pointes d’épée qui n’eussenttué que sa vie, à demeurer seule avec Vallombreuse abritée du combat,mais exposée à des entreprises qui eussent tué son honneur.

« Non, non, laissez-moi », s’écriait-elle en se débaant et en se rat-trapant d’un effort désespéré au chambranle de la porte, car elle sentaitque Sigognac ne pouvait être loin.

Enfin le duc parvint à entrouvrir le baant, et il allait entraîner Isa-belle dans l’autre pièce, lorsque la jeune femme se dégagea de ses mains etcourut vers la fenêtre ; mais Vallombreuse la reprit, lui fit quier la terreet l’emporta vers le fond de l’appartement.

« Sauvez-moi, cria-t-elle d’une voix faible, se sentant à bout de force,sauvez-moi, Sigognac ! »

Un bruit de branches froissées se fit entendre, et une forte voix quisemblait venir du ciel jeta dans la chambre ces mots : « Me voici ! » etavec la vitesse de l’éclair, une ombre noire passa entre les quatre bret-teurs, poussée d’un tel élan qu’elle était déjà au milieu de la pièce lorsquequatre détonations de pistolets éclatèrent presque simultanément. Desnuages de fumée se répandirent en épais flocons qui cachèrent quelques

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secondes le résultat de ce feu quadruple ; quand ils furent un peu dissipés,les breeurs virent Sigognac, ou pourmieux dire le capitaine Fracasse, carils ne le connaissaient que sous ce nom, debout, l’épée au poing et sansautre blessure que la plume de son feutre coupée, les baeries à rouet despistolets n’ayant pu partir assez vite pour que les balles l’aeignissent ence passage aussi inaendu que rapide.

Mais Isabelle et Vallombreuse n’étaient plus là. Le duc avait profité dutumulte pour emporter sa proie à moitié évanouie. Une porte solide, unverrou poussé s’interposaient entre la pauvre comédienne et son géné-reux défenseur, déjà bien empêché par cee bande qu’il avait sur les bras.Heureusement, vive et souple comme une couleuvre, Chiquita, dans l’es-pérance d’être utile à Isabelle, s’était glissée par l’entrebâillement de laporte sur les pas du duc, qui, en ce désordre d’une action violente, aumilieu de ces bruits d’armes à feu, ne prit pas garde à elle, d’autant plusqu’elle se dissimula bien vite dans un angle obscur de cee vaste salle,assez faiblement éclairée par une lampe posée sur une crédence.

« Misérables, où est Isabelle ? cria Sigognac en voyant que la jeunecomédienne n’était pas là ; j’ai tout à l’heure ouï sa voix.

— Vous ne nous l’avez pas donnée à garder, répondit Malartic avec leplus beau sang-froid du monde, et nous sommes d’ailleurs d’assez mau-vaises duègnes. »

Et, en disant ces mots, il fondait l’épée haute sur le baron, qui le reçutde la belle manière. Ce n’était pas un adversaire à dédaigner queMalartic ;il passait, après Lampourde, pour le gladiateur le plus adroit de Paris, maisil n’était pas de force à luer longtemps contre Sigognac.

« Veillez à la fenêtre tandis que je m’occupe avec ce compagnon »,dit-il tout en ferraillant à Piedgris, Tordgueule et Bringuenarilles, qui re-chargeaient leurs pistolets en toute hâte.

Au même instant un nouvel assiégeant débusqua dans la chambre enfaisant le saut périlleux. C’était Scapin à qui son ancien métier de bateleuret de soldat donnait des facilités singulières pour ces sortes d’ascensionsobsidionales. D’un coup d’œil rapide, il vit que les mains des breeursétaient occupées à verser de la poudre et des balles dans leurs armes, etqu’ils avaient déposé leurs épées à côté d’eux ; aussi prompt que l’éclair,il profita d’un moment d’incertitude chez l’ennemi étonné de son entrée

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bizarre, ramassa les rapières et les jeta par la fenêtre ; puis il courut surBringuenarilles, le saisit à bras-le-corps et se fit de son ennemi un bou-clier, le poussant devant lui et le tournant de manière à le présenter auxgueules des pistolets braqués sur lui.

« De par tous les diables, ne tirez pas, hurlait Bringuenarilles à demisuffoqué par les bras nerveux de Scapin, ne tirez pas. Vous me casseriezles reins ou la tête, et cela me serait particulièrement dur d’être meurtripar des camarades. »

Pour ne pas donner à Tordgueule et à Piedgris la facilité de le viser parderrière, Scapin s’était prudemment adossé à la muraille, leur opposantBringuenarilles comme rempart ; et, dans le but de changer le point demire, il secouait çà et là le breeur, qui, encore que ses pieds touchassentparfois la terre, ne reprenait pas de nouvelles forces comme Antée.

Ce manège était fort judicieux ; car Piedgris, qui n’aimait pas beau-coup Bringuenarilles et se souciait de la vie d’un homme autant que d’unfétu, cet homme fût-il son compagnon, ajusta la tête de Scapin dont lataille dépassait un peu celle du spadassin ; le coup partit mais le comé-dien s’était baissé haussant Bringuenarilles pour se garantir, et la ballealla trouer la boiserie, emportant l’oreille du pauvre diable qui se prit àhurler : « Je suis mort ! je suis mort ! » avec une vigueur qui prouvait qu’ilétait bien vivant.

Scapin, qui n’était pas d’humeur à aendre un second coup de pistolet,sachant bien que le plomb passerait pour l’aeindre à travers le corps deBringuenarilles, sacrifié par des amis peu délicats, et le pourrait encorenavrer grièvement, se servit du blessé comme d’un projectile et le lançasi rudement contre Tordgueule, qui s’avançait abaissant le canon de sonarme, que le pistolet lui échappa de la main et que le breeur roula pêle-mêle sur le plancher avec son camarade, dont le sang lui jaillissait auvisage et l’aveuglait.

La chute avait été si roide qu’il en resta quelques minutes étourdi etfroissé, ce qui donna le temps à Scapin de repousser du pied le pistoletsous un meuble et de mere sa dague au vent pour recevoir Piedgris, quile chargeait avec furie, un poignard au poing, enragé d’avoir manqué soncoup.

Scapin se baissa, et de sa main gauche saisit au poignet le bras dont

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Piedgris tenait le poignard et le força à rester en l’air, tandis que de l’autremain armée d’une dague il portait à son ennemi un coup qui certainementl’eût tué sans l’épaisseur de son gilet en buffle. La lame traversa pourtantle cuir, ouvrit les chairs, mais glissa sur une côte. oiqu’elle ne fût nimortelle ni même bien dangereuse, la blessure étonna Piedgris et le fitchanceler ; en sorte que le comédien, imprimant au bras qu’il n’avait paslâché une brusque saccade, n’eut pas de peine à renverser son ennemi af-faissé déjà sur un genou. Par surcroît de précaution, il lui martela quelquepeu la tête avec le talon pour le faire tenir tout à fait tranquille.

Pendant que ceci se passait, Sigognac s’escrimait contre Malartic avecla furie froide d’un homme qui peut mere une profonde science au ser-vice d’un grand courage. Il parait toutes les boes du spadassin, et déjàil lui avait effleuré le bras, comme le témoignait une rougeur subite àla manche de Malartic. Celui-ci, sentant que si le combat se prolongeaitil était perdu, résolut de tenter un suprême effort, et il se fendit à fondpour allonger un coup droit à Sigognac. Les deux fers se froissèrent d’unmouvement si rapide et si sec que le choc en fit jaillir des étincelles ; maisl’épée du baron, vissée à un poing de bronze, reconduisit en dehors l’épéegauchie du breeur. La pointe passa sous l’aisselle du capitaine Fracasse,lui égratignant l’étoffe du pourpoint sans en entamer le moule. Malarticse releva ; mais, avant qu’il se fût remis sur la défensive, Sigognac lui fitsauter la rapière de la main, posa le pied dessus, et lui portant la lame àla gorge, lui cria : « Rendez-vous, ou vous êtes mort ! »

À cemoment critique, un grand corps, brisant les menues branches, fitson entrée au milieu de la bataille, et le nouveau venu, avisant la situationperplexe de Malartic, lui dit d’un ton d’autorité : « Tu peux te soumere,sans déshonneur, à ce vaillant ; il a ta vie au bout de son épée. Tu as loya-lement fait ton devoir ; considère-toi comme prisonnier de guerre. »

Puis se tournant vers Sigognac : « Fiez-vous à sa parole, dit-il, c’est ungalant homme à samanière et il n’entreprendra rien sur vous désormais. »

Malartic fit un signe d’acquiescement, et le baron abaissa la pointede sa formidable rapière. ant au breeur, il ramassa son arme d’unair assez piteux, la remit au fourreau, et alla s’asseoir silencieusementsur un fauteuil où il serra de son mouchoir son bras dont la tache rouges’élargissait.

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« Pour ces drôles plus ou moins blessés ou morts, dit Jacquemin Lam-pourde (car c’était lui), il est bon de s’en assurer, et nous allons, s’il vousplaît, leur ficeler les paes comme à des volailles qu’on porte au marchéla tête en bas. Ils pourraient se relever et mordre, ne fût-ce qu’au talon.Ce sont de pures canailles capables de feindre d’être hors de combat, afinde ménager leur peau, qui pourtant ne vaut pas grand-chose. »

Et se penchant vers les corps gisants sur le plancher, il tira de sonhaut-de-chausses des bouts de fine corde dont il lia avec une dextéritémerveilleuse les pieds et les mains de Tordgueule, qui fit mine de résister,de Bringuenarilles, qui semit à pousser des cris de geai plumé vif, et mêmede Piedgris, quoiqu’il ne bougeât non plus qu’un cadavre dont il avait lapâleur livide.

Si l’on s’étonne de voir Lampourde au nombre des assiégeants, nosrépondrons que le breeur s’était pris d’une admiration fanatique à l’en-droit de Sigognac, dont la belle méthode l’avait tant charmé dans sa ren-contre avec lui sur le Pont-Neuf, et qu’il avait mis ses services à la dis-position du Capitaine ; services qui n’étaient pas à dédaigner en ces cir-constances difficiles et périlleuses. Il arrivait d’ailleurs souvent que dansces entreprises hasardeuses des camarades soldés par des intérêts diversse rencontrassent la flamberge ou la dague au vent, mais cela ne faisaitpoint scrupule.

On n’a pas oublié que La Râpée, Agostin, Mérindol, Azolan et La-briche, franchissant le fossé dans la barque dès le commencement del’aaque, étaient sortis du château pour opérer une diversion et tombersur les derrières de l’ennemi. Ils avaient en silence contourné le fossé etétaient arrivés à l’endroit où, détaché de son tronc, le grand arbre tombéen travers de l’eau servait à la fois de pont volant et d’échelle aux libéra-teurs de la jeune comédienne. Le brave Hérode, comme on le pense bien,n’avait pas manqué d’offrir son bras et son courage à Sigognac, qu’il pri-sait fort et qu’il eût suivi jusque dans la propre gueule de l’enfer, quandbien même il ne se fût point agi de la chère Isabelle aimée de toute latroupe et de lui particulièrement. Si on ne l’a pas encore vu figurer auplus fort de la bataille, cela ne tient nullement à sa couardise ; car il avaitdu cœur, bien qu’histrion, autant qu’un capitaine. Il s’était engagé surl’arbre à califourchon, comme les autres, se soulevant des mains et avan-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVII

çant par secousses aux dépens de sa culoe dont le fond s’éraillait auxrugosités de l’écorce. Devant lui chevauchait tant bien que mal le portierde la comédie, déterminé gaillard habitué à jouer des poings et à se dé-bare contre les assauts de la foule. Le portier, arrivé à l’endroit où lesrameaux se bifurquaient, empoigna une grosse branche et continua sonascension ; mais, parvenu au bout du tronc, Hérode, doué d’une corpu-lence de Goliath, très bonne aux rôles de tyran, mal propre aux escalades,sentit le branchage plier sous lui et craquer d’une façon inquiétante. Ilregarda en bas et entrevit dans l’ombre, à une trentaine de pieds de pro-fondeur, l’eau noire du fossé. Cee perspective le fit réfléchir et prendreson assiee sur une portion de bois plus solide, capable de porter soncorps.

« Humph ! dit-il mentalement, il serait aussi sage à un éléphant dedanser sur un fil d’araignée qu’à moi de me risquer sur ces brindelles queferait courber un moineau. Cela est bon à des amoureux, à des Scapins etautres gens agiles forcés d’être maigres par leur emploi. Roi et tyran decomédie plus adonné à la table qu’aux femmes, je n’ai pas de ces légère-tés acrobatiques et funambulesques. Si je fais un pas de plus pour aller ausecours du Capitaine, qui doit en avoir besoin, car je comprends aux dé-tonations des pistolets et au martèlement des épées que l’affaire doit êtrechaude, je tombe dans cee eau stygienne épaisse et noire comme encre,verdie de plantes visqueuses, fourmillante de grenouilles et de crapaudset je m’y enfonce en la vase jusque par-dessus la tête, mort inglorieuse,tombeau fétide, fin du tout misérable et sans profit aucun, car je n’aurainavré nul ennemi. Il n’y a point de vergogne à retourner. Le courage ici nepeut rien. Fussé-je Achille, Roland ou le Cid, je ne saurais m’empêcher depeser deux cent quarante livres et quelques onces sur une branche grossecomme le petit doigt. Ce n’est plus affaire d’héroïsme mais de statique.Donc, volte-face ; je trouverai bien quelque moyen subreptice de péné-trer en la forteresse et d’être utile à ce brave baron, qui doit présentementdouter de mon amitié, s’il a le temps de penser à quelqu’un ou à quelquechose. »

Ce monologue achevé, avec la rapidité de la parole intérieure plusprompte cent fois que l’autre, à laquelle cependant le bon Homérus donnel’épithète d’ailée, Hérode fit un brusque tête-à-queue sur son cheval de

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bois, c’est-à-dire sur le tronc de l’arbre, et commença prudemment sa des-cente. Tout à coup il s’arrêta. Un léger bruit comme d’un froement degenoux contre l’écorce, et d’une haleine d’homme s’efforçant pour gra-vir parvenait à son oreille, et quoique la nuit fût obscure et rendue plusopaque encore que l’ombre du château, il lui semblait démêler une vagueforme faisant une gibbosité à la ligne droite de l’arbre. Pour n’être pointaperçu il se pencha, s’aplatit autant que lui permeait son bedon majes-tueux, et laissa venir, immobile et retenant son haleine. Il releva un peu latête au bout de deux minutes, et voyant l’adversaire tout près de lui, il seredressa soudainement présentant sa large face au traître qui le pensaitsurprendre et frapper dans le dos. Pour ne se point gêner les mains oc-cupées à l’escalade, Mérindol, le chef d’aaque, portait son couteau entreles dents, ce qui à travers l’ombre lui donnait l’air d’avoir de prodigieusesmoustaches. Hérode avec sa forte main lui saisit le col, et lui serra la gorgede telle sorte que Mérindol, étranglé comme s’il eût la tête passée dans lenœud de la hart, ouvrit le bec afin de reprendre son vent et laissa choirson couteau, qui tomba au fossé. Comme la pression à la gorge continuait,ses genoux se desserrèrent, ses bras floants firent quelques mouvementsconvulsifs ; et bientôt le bruit d’une lourde chute résonna dans l’ombre,et l’eau du fossé rejaillit en goues jusque sous les pieds d’Hérode.

« Et d’un, se dit le tyran ; s’il n’est pas étouffé, il sera noyé. Ceealternative m’est douce. Mais poursuivons cee descente périlleuse. »

Il avança encore de quelques pieds. Une petite étincelle bleuâtre trem-blotait à une petite distance de lui, trahissant une mèche de pistolet ; ledéclic du rouet joua avec un bruit sec, une lueur traversa l’obscurité, unedétonation se fit entendre et une balle passa à deux ou trois pouces au-dessus d’Hérode, qui s’était baissé dès qu’il avait vu le point brillant etavait rentré la tête en ses épaules comme une tortue en sa carapace, dontbien lui prit.

« Triple corne de cocu ! grogna une voix rauque, qui n’était autre quecelle de La Râpée, j’ai manqué mon coup.

— Un peu, mon petit, répondit Hérode, je suis pourtant assez gros ; ilfaut que tu sois diantrement maladroit ; mais toi, pare celle-là. »

Et le tyran leva un gourdin aaché à son poignet par un cordon decuir, arme peu noble, mais qu’il maniait avec une dextérité admirable,

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ayant longtemps, en ses tournées, pratiqué les bâtonnistes de Rouen. Legourdin rencontra l’épée que le spadassin avait tirée de son fourreau,après avoir remis le pistolet inutile dans sa ceinture, et la fit voler enéclats comme verre, de sorte qu’il n’en demeura que le tronçon au poingde La Râpée. Le bout du gourdin lui aeignit même l’épaule et lui fit unecontusion assez légère à la vérité, la force du coup ayant été rompue.

Les deux ennemis se trouvant face à face, car l’un descendait tou-jours et l’autre s’efforçait de monter, s’empoignèrent à bras-le-corps ettâchèrent de se précipiter dans le gouffre du fossé noir et béant sous eux.oique La Râpée fût unmaraud plein de vigueur et d’adresse, une massecomme celle du tyran n’était pas facile à ébranler. Autant eût valu essayerde déraciner une tour. Hérode avait entrelacé ses pieds sous le tronc del’arbre, et il y tenait comme avec des crampons rivés. La Râpée, serré entreses bras non moins musculeux que ceux d’Hercule, suait et soufflait d’a-han. Presque aplati sur le large buste du tyran, il lui appuyait les mains surles épaules, pour tâcher de se soustraire à cee formidable étreinte. Parune feinte habile, Hérode desserra un peu l’étau et le spadassin se haussaaspirant une large et profonde gorgée d’air, puis Hérode, le lâchant toutà coup, le reprit plus bas au défaut des flancs, et, l’élevant en l’air, luifit quier son point d’appui. Maintenant il suffisait au tyran d’ouvrir lesmains pour envoyer La Râpée faire un trou aux lentilles d’eau du fossé.Il ouvrit les mains toutes grandes et le breeur tomba ; mais c’était ungaillard leste et robuste, comme nous l’avons dit, et de ses doigts crispés,il se retint à l’arbre, faisant osciller son corps suspendu sur l’abîme, pourtâcher de raraper le tronc avec les pieds ou les jambes. Il n’y réussit paset resta allongé comme un I majuscule, le bras horriblement tenaillé parle poids du reste. Les doigts, ne voulant pas lâcher prise, s’enfonçaientdans l’écorce comme des griffes de fer, et les nerfs se tendaient sur lamain près de se rompre, ainsi que les cordes d’un violon dont on tournetrop les chevilles. S’il eût fait clair, on eût pu voir le sang jaillir des onglesbleuis.

La position n’était pas gaie. Accroché par un seul bras qu’étirait af-freusement le poids de son corps, La Râpée, outre la souffrance physique,éprouvait la vertigineuse horreur de la chute mêlée d’airance qu’inspirela suspension au-dessus d’un gouffre. Ses yeux dilatés regardaient fixe-

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ment la profondeur sombre ; ses oreilles bourdonnaient ; des sifflementstraversaient ses tempes comme des flèches ; il avait des envies de se pré-cipiter que réfrénait l’instinct toujours vivace de la conservation : il nesavait pas nager, et pour lui, ce fossé c’était le tombeau.

Malgré son air farouche et ses sourcils charbonnés, au fond Hérodeétait assez bonasse. Il eut pitié de ce pauvre diable qui pendillait dans levide depuis quelques minutes longues comme l’éternité, et dont l’ago-nie se prolongeait avec des angoisses atroces. Se penchant sur le troncd’arbre, il dit à La Râpée :

« Coquin, si tu me promets sur ta vie en l’autre monde, car en celui-cielle m’appartient, de rester neutre dans le combat, je vais te déclouer dugibet d’où tu pends comme le mauvais larron.

— Je le jure, râla d’une voix sourde La Râpée à bout de forces ; maisfaites vite, par pitié, je tombe. »

De sa poigne herculéenne, Hérode saisit le bras dumaraud et remonta,grâce à sa vigueur prodigieuse, le corps jusque sur l’arbre où il le mit àcheval en face de lui, le maniant avec autant d’aisance qu’une poupée dechiffon.

oique La Râpée ne fût pas une petite-maîtresse sujee aux pâmoi-sons, il était presque évanoui lorsque le brave comédien le retira de l’a-bîme, où, sans la large main qui le soutenait, il serait retombé comme unemasse inerte.

« Je n’ai pas de sels à te faire respirer ni de plumes à te brûler sousle nez, lui dit le tyran, en fouillant à sa poche ; mais voici un cordial quite remera, c’est de la pure eau-de-vie d’Hendayes, de la quintessencesolaire. »

Et il appliqua le goulot de la bouteille aux lèvres du breeur défaillant.« Allons, tète-moi ce petit-lait ; deux ou trois gorgées encore, et tu

seras vif comme un émerillon qu’on décapuchonne. »Le généreux breuvage agit bientôt sur le spadassin, qui remercia Hé-

rode de la main et agita son bras engourdi pour lui faire reprendre sasouplesse.

« Maintenant, dit Hérode, sans plus nous amuser à la moutarde, des-cendons de ce perchoir où je n’ai pas toute mes aises, sur le sacro-saint

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plancher des vaches qui sied mieux à ma corpulence. Va devant », ajouta-t-il, en retournant La Râpée et le meant à califourchon dans l’autre sens.

La Râpée se laissa glisser et le tyran le suivit. Arrivé au bas de l’arbre,ayant Hérode derrière lui, le spadassin discerna sur le bord du fossé ungroupe en sentinelle composé d’Agostin, d’Azolan et de Basque. « Ami »,leur cria-t-il à haute voix, et tournant la tête, il dit à voix basse au comé-dien : « Ne sonnez mot et marchez sur mes talons. »

and ils eurent pris pied, La Râpée s’approcha d’Azolan et lui soufflale mot d’ordre à l’oreille. Puis il ajouta : « Ce compagnon et moi noussommes blessés et nous allons nous retirer un peu à l’écart pour lavernos plaies et les bander. »

Azolan fit un signe d’acquiescement. Rien n’était plus naturel quecee fable. La Râpée et le tyran s’éloignèrent. and ils furent engagéssous le couvert des arbres qui, bien que dénués de feuilles, suffisaient àles cacher, la nuit aidant, le spadassin dit à Hérode : « Vous m’avez gé-néreusement octroyé la vie. Je viens de vous sauver de la mort, car cestrois gaillards vous eussent assommé. J’ai payé ma dee, mais je ne meregarde point comme quie ; si vous avez jamais besoin de moi, vous metrouverez. Maintenant allez à vos affaires. Je tourne par ici, tournez parlà. »

Hérode, resté seul, continua à suivre l’allée, regardant, à travers lesarbres, le maudit château où il n’avait pu pénétrer à son grand regret.Aucune lumière ne brillait aux fenêtres, excepté du côté de l’aaque, etle reste du manoir était enseveli dans l’ombre et le silence. Cependant,sur la façade en retour, la lune qui se levait commençait à répandre sesmolles lueurs et glaçait d’argent les ardoises violees du toit. Sa clarténaissante permeait de voir un homme en faction promenant son ombresur une petite esplanade au bord du fossé. C’était Labriche, qui gardaitla barque au moyen de laquelle Mérindol, La Râpée, Azolan et Agostinavaient traversé le fossé.

Cee vue fit réfléchir Hérode. «e diable peut faire cet homme toutseul à cet endroit désert pendant que ses camarades jouent des couteaux ?Sans doute de peur de surprise ou pour assurer la retraite, il garde quelquepassage secret, quelque poterne masquée par où, peut-être, en l’étourdis-sant d’un coup de gourdin sur la tête, je parviendrai à m’introduire en ce

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damné manoir et montrer à Sigognac que je ne l’oublie pas. »En ratiocinant de la sorte, Hérode, suspendant ses pas et ne faisant

non plus de bruit que si ses semelles eussent été doublées de feutre, s’ap-prochait de la sentinelle avec cee lenteur moelleuse et féline dont sontdoués les gros hommes.and il fut à portée, il lui assena sur le crâne uncoup suffisant pour mere hors de combat, mais non pour tuer celui quile recevait. Comme on l’a pu voir, Hérode n’était point autrement cruelet ne désirait point la mort du pécheur.

Aussi surpris que si la foudre fût tombée sur sa tête par un temps se-rein, Labriche roula les quatre fers en l’air et ne bougea plus ; car la forcedu choc l’avait étourdi et fait se pâmer. Hérode s’avança jusqu’au parapetdu fossé et vit qu’à une étroite coupure du garde-fou aboutissait un esca-lier diagonal taillé dans le revêtement de la douve, et qui menait au fonddu fossé ou du moins jusqu’au niveau de l’eau clapotant sur ses dernièresmarches. Le tyran descendit les degrés avec précaution et se sentant lepied mouillé s’arrêta, tâchant de percer l’obscurité du regard. Il démêlabientôt la forme de la barque, rangée à l’ombre du mur, et l’aira par lachaîne qui l’amarrait au bas de l’escalier. Rompre la chaîne ne fut qu’unjeu pour le robuste tragédien, et il entra dans le bateau que son poidspensa faire tourner. and les oscillations se furent apaisées et que l’é-quilibre se fut rétabli, Hérode fit jouer doucement l’aviron unique placéen la poupe pour servir à la fois de rame et de gouvernail. La barque,cédant à l’impulsion, sortit bientôt de la tranche d’ombre pour entrerdans la tranche de lumière, où sur l’eau huileuse tremblotaient commedes écailles d’ablee les paillons de la lune. La clarté pâle de l’astre décou-vrit à Hérode, dans le soubassement du château, un petit escalier pratiquésous une arcade de brique. Il y aborda, et suivant la voûte, il parvint sansencombre à la cour intérieure, complètement déserte en ce moment.

« Me voici donc au cœur de la place, se dit Hérode en se froant lesmains ; mon courage a meilleure assiee sur les larges dalles bien cimen-tées que sur ce bâton à perroquet d’où je descends. Çà, orientons-nous etallons rejoindre les compagnons. »

Il avisa le perron gardé par les deux sphinx de pierre et jugea fortsainement que cee entrée architecturale conduisait aux plus riches sallesdu logis, où sans doute Vallombreuse avait mis la jeune comédienne et

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où devait s’agiter la bataille en l’honneur de cee Hélène sans Ménélaset vertueuse surtout pour Pâris. Les sphinx ne firent pas mine de lever lagriffe pour l’arrêter au passage.

La victoire semblait restée aux assaillants, Bringuenarilles, Tord-gueule et Piedgris gisaient sur le plancher comme veaux sur la paille.Malartic, le chef de la bande, avait été désarmé. Mais en réalité les vain-queurs étaient captifs. La porte de la chambre, fermée en dehors, s’inter-posait entre eux et l’objet de leur recherche, et cee porte, d’un chêneépais, historiée d’élégantes ferrures en acier poli, pouvait devenir un obs-tacle infranchissable à des gens qui ne possédaient ni haches ni pincespour l’enfoncer. Sigognac, Lampourde et Scapin appuyant l’épaule contreles baants s’efforçaient de la faire céder, mais elle tenait bon et leurs vi-gueurs réunies y mollissaient.

« Si nous y meions le feu, dit Sigognac, qui se désespérait, il y a desbûches enflammées dans l’âtre.

— Ce serait bien long, répondit Lampourde ; le cœur de chêne brûlemalaisément ; prenons plutôt ce bahut et nous en faisons une sorte decatapulte ou bélier propre à effondrer cee barrière trop importune. »

Ce qui fut dit fut fait, et le curieux meuble ouvragé de délicates sculp-tures, empoigné brutalement et lancé avec force, alla heurter les solidesparois, sans autre succès que d’en rayer le poli et d’y perdre une jolie têted’ange ou d’amour mignonnement taillée qui formait un de ses angles.Le baron enrageait, car il savait que Vallombreuse avait quié la chambreemportant Isabelle, malgré la résistance désespérée de la jeune fille.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre. Les branchages qui obs-truaient la fenêtre avaient disparu et l’arbre tombait dans l’eau du fosséavec un fracas auquel se mêlaient des cris humains, ceux du portier decomédie qui s’était arrêté dans son ascension, la branche étant devenuetrop faible pour le supporter. Azolan, Agostin et Basque avaient eu ceetriomphante idée de pousser l’arbre à l’eau afin de couper la retraite auxassiégeants.

« Si nous ne jetons bas cee porte, dit Lampourde, nous sommes priscomme rats au piège. Au diable soient les ouvriers du temps jadis qui tra-vaillaient de façon si durable ! Je vais essayer de découper le bois autourde la serrure avec mon poignard pour la faire sauter, puisqu’elle tient si

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fort. Il faut sortir d’ici à tout prix ; nous n’avons plus la ressource de nousaccrocher à notre arbre comme les ours à leur tronc dans les fossés deBerne en Suisse. »

Lampourde allait se mere à l’œuvre, quand un léger grincement pa-reil à celui d’une clef qui tourne résonna dans la serrure, et la porte inuti-lement aaquée s’ouvrit d’elle-même.

« el est le bon ange, s’écria Sigognac, qui vient de la sorte à notresecours ! et par quel miracle cee porte cède-t-elle toute seule après avoirtant résisté ?

— Il n’y a ni ange ni miracle, répondit Chiquita en sortant de derrièrela porte et fixant sur le baron son regard mystérieux et tranquille.

— Où est Isabelle ? » cria Sigognac, parcourant de l’œil la salle faible-ment éclairée par la lueur vacillante d’une petite lampe.

Il ne l’aperçut point d’abord. Le duc de Vallombreuse, surpris par labrusque ouverture des baants, s’était acculé dans un angle, plaçant der-rière lui la jeune comédienne à demi pâmée d’épouvante et de fatigue ;elle s’était affaissée sur ses genoux, la tête appuyée à la muraille, les che-veux dénoués et floants, les vêtements en désordre, les ferrets de soncorsage brisés tant elle s’était désespérément tordue entre les bras de sonravisseur, qui, sentant sa proie lui échapper, avait essayé vainement delui dérober quelques baisers lascifs, comme un faune poursuivi entraînantune jeune vierge au fond des bois.

« Elle est ici, dit Chiquita, dans ce coin, derrière le seigneur Vallom-breuse ; mais, pour avoir la femme, il faut tuer l’homme.

— ’à cela ne tienne, je le tuerai, fit Sigognac en s’avançant l’épéedroite vers le jeune duc déjà tombé en garde.

— C’est ce que nous verrons, monsieur le capitaine Fracasse, chevalierde bohémiennes », répondit le jeune duc d’un air de parfait dédain.

Les fers étaient engagés et se suivaient en tournant autour l’un etl’autre avec cee lenteur prudente qu’apportent aux lues qui doiventêtre mortelles les habiles de l’escrime. Vallombreuse n’était pas d’uneforce égale à celle de Sigognac ; mais il avait, comme il convenait à unhomme de sa qualité, fréquenté longtemps les académies, mouillé plusd’une chemise aux salles d’armes, et travaillé sous les meilleurs maîtres.Il ne tenait donc pas son épée comme un balai, suivant la dédaigneuse ex-

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pression de Lampourde à l’adresse des ferrailleurs maladroits qui, selonlui, déshonoraient le métier. Sachant combien son adversaire était redou-table, le jeune duc se renfermait dans la défensive, parait les coups et n’enportait point. Il espérait lasser Sigognac déjà fatigué par l’aaque du châ-teau et son duel avec Malartic, car il avait entendu le bruit des épées àtravers la porte. Cependant, tout en déjouant le fer du baron, de sa maingauche il cherchait sur sa poitrine un petit sifflet d’argent suspendu à unechaînee. and il l’eut trouvé, il le porta à ses lèvres et en tira un sonaigu et prolongé. Ce mouvement pensa lui coûter cher ; l’épée du baronfaillit lui clouer la main sur la bouche ; mais la pointe, relevée par uneriposte un peu tardive, ne fit que lui égratigner le pouce. Vallombreusereprit sa garde. Ses yeux lançaient des regards fauves pareils à ceux desjeatores et des basilics, qui ont la vertu de tuer ; un sourire d’une mé-chanceté diabolique crispait les coins de sa bouche, il rayonnait de férocitésatisfaite, et sans se découvrir il avançait sur Sigognac, lui poussant desboes toujours parées.

Malartic, Lampourde et Scapin regardaient avec admiration cee lued’un intérêt si vif d’où dépendait le sort de la bataille, les chefs des deuxpartis opposés étant en présence et combaant corps à corps. Même Sca-pin avait apporté les flambeaux de l’autre chambre pour que les rivaux yvissent plus clair. Aention touchante !

« Le petit duc ne va pas mal, dit Lampourde appréciateur impartial dumérite, je ne l’aurais pas cru capable d’une telle défense ; mais s’il se fend,il est perdu. Le capitaine Fracasse a le bras plus long que lui. Ah ! diable,cee parade de demi-cercle est trop large. ’est-ce que je vous disais ?voilà l’épée de l’adversaire qui passe par l’ouverture. Vallombreuse esttouché ; non, il a fait une retraite fort à propos. »

Au même instant un bruit tumultueux de pas qui approchaient se fitentendre. Un panneau de la boiserie s’ouvrit avec fracas, et cinq ou sixlaquais armés se précipitèrent impétueusement dans la salle.

« Emportez cee femme, leur cria Vallombreuse, et chargez-moi cesdrôles. Je fais mon affaire du Capitaine » ; et il courut sur lui l’épée haute.

L’irruption de ces marauds surprit Sigognac. Il serra un peu moinssa garde ; car il suivait des yeux Isabelle tout à fait évanouie que deuxlaquais, protégés par le duc, entraînaient vers l’escalier, et l’épée de Val-

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lombreuse lui effleura le poignet. Rappelé au sentiment de la situation parcee éraflure, il porta au duc une boe à fond qui l’aeignit au-dessus dela clavicule et le fit chanceler.

Cependant Lampourde et Scapin recevaient les laquais de la belle ma-nière ; Lampourde les lardait de sa longue rapière comme des rats, et Sca-pin leur martelait la tête avec la crosse d’un pistolet qu’il avait ramassé.Voyant leur maître blessé qui s’adossait au mur et s’appuyait sur la gardede son épée, la figure couverte d’une pâleur blafarde, ces misérables ca-nailles, lâches d’âme et de courage, abandonnèrent la partie et gagnèrentau pied. Il est vrai que Vallombreuse n’était point aimé de ses domes-tiques, qu’il traitait en tyran plutôt qu’en maître, et brutalisait avec uneférocité fantasque.

« Àmoi, coquins ! à moi, soupira-t-il, d’une voix faible. Laisserez-vousainsi votre duc sans aide et sans secours ? »

Pendant que ces incidents se passaient, comme nous l’avons dit, Hé-rode montait d’un pas aussi leste que sa corpulence le permeait, legrand escalier, éclairé, depuis l’arrivée de Vallombreuse au château, d’unegrande lanterne fort ouvragée et suspendue à un câble de soie. Il arrivaau palier du premier étage, au moment même où Isabelle, échevelée, pâle,sans mouvement, était emportée comme une morte par les laquais. Il crutque pour sa résistance vertueuse le jeune duc l’avait tuée ou fait tuer, et,sa furie s’exaspérant à cee idée, il tomba à grands coups d’épée sur lesmarauds, qui, surpris de cee agression subite dont ils ne pouvaient sedéfendre, ayant les mains empêchées, lâchèrent leur proie et détalèrentcomme s’ils eussent eu le diable à leurs trousses. Hérode, se penchant,releva Isabelle, lui appuya la tête sur son genou, lui posa la main sur lecœur et s’assura qu’il baait encore. Il vit qu’elle ne paraissait avoir au-cune blessure et commençait à soupirer faiblement comme une personneà qui revient peu à peu le sentiment de l’existence.

En cee posture, il fut bientôt rejoint par Sigognac, qui s’était débar-rassé de Vallombreuse, en lui allongeant ce furieux coup de pointe fortadmiré de Lampourde. Le baron s’agenouilla près de son amie, lui pritles mains et, d’une voix qu’Isabelle entendait vaguement comme du fondd’un rêve, il lui dit : « Revenez à vous, chère âme, et n’ayez plus de crainte.Vous êtes entre les bras de vos amis, et personne maintenant ne vous sau-

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rait nuire. »oiqu’elle n’eût point encore ouvert les yeux, un languissant sourire

se dessina sur les lèvres décolorées d’Isabelle, et ses doigts pâles, moitesdes froides sueurs de la pâmoison, serrèrent imperceptiblement la mainde Sigognac.

Lampourde considérait d’un air aendri ce groupe touchant, car lesgalanteries l’intéressaient, et il prétendait se connaître mieux que pas unaux choses du cœur.

Tout à coup, une impérieuse sonnerie de cor éclata dans le silencequi avait succédé au tumulte de la bataille. Au bout de quelques minuteselle se répéta avec une fureur stridente et prolongée. C’était un appelde maître auquel il fallait obéir. Des froissements de chaînes se firententendre. Un bruit sourd indiqua l’abaissement du pont-levis ; un tour-billonnement de roues tonna sous la voûte, et aux fenêtres de l’escalierflamboyèrent subitement les lueurs rouges de torches disséminées dansla cour. La porte du vestibule retomba bruyamment sur elle-même, et despas hâtifs retentirent dans la cage sonore de l’escalier.

Bientôt parurent quatre laquais à grande livrée, portant des cires allu-mées avec cet air impassible et cet empressement muet qu’ont les valetsde noble maison. Derrière eux, montait un homme de haute mine, vêtude la tête aux pieds d’un velours noir passementé de jayet. Un ordre, deceux que se réservent les rois et les princes, ou qu’ils n’accordent qu’auxplus illustres personnages, brillait à sa poitrine sur le fond sombre de l’é-toffe. Arrivés au palier, les laquais se rangèrent contre le mur, commedes statues portant au poing des torches, sans qu’aucune palpitation depaupière, sans qu’un tressaillement de muscles indiquât en aucune façonqu’ils aperçussent le spectacle assez singulier pourtant qu’ils avaient sousles yeux. Le maître n’ayant point encore parlé, ils ne devaient pas avoird’opinion.

Le seigneur vêtu de noir s’arrêta sur le palier. Bien que l’âge eût misdes rides à son front et à ses joues, jauni son teint et blanchi son poil,on pouvait encore reconnaître en lui l’original du portrait qui avait airéles regards d’Isabelle en sa détresse, et qu’elle avait imploré comme unefigure amie. C’était le prince père de Vallombreuse. Le fils portait le nomd’un duché, en aendant que l’ordre naturel des successions le rendît à

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVII

son tour chef de famille.À l’aspect d’Isabelle, que soutenaient Hérode et Sigognac, et à qui sa

pâleur exsangue donnait l’air d’une morte, le prince leva les bras au cielen poussant un soupir. « Je suis arrivé trop tard, dit-il, quelque diligenceque j’aie faite », et il se baissa vers la jeune comédienne, dont il prit lamain inerte.

À cee main blanche comme si elle eût été sculptée dans l’albâtrebrillait au doigt annulaire une bague dont une améthyste assez grosseformait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vuede cee bague. Il la tira du doigt d’Isabelle avec un tremblement convulsif,fit signe à un des laquais porteurs de torche de s’approcher, et à la lueurplus vive de la cire déchiffra le blason gravé sur la pierre, meant l’anneautout près de la clarté et l’éloignant ensuite pour en mieux saisir les détailsavec sa vue de vieillard.

Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusement les gesteségarés du prince, et ses changements de physionomie à la vue de ce bi-jou qu’il paraissait bien connaître, et qu’il tournait et retournait entre sesmains, comme ne pouvant se décider à admere une idée pénible.

« Où est Vallombreuse, s’écria-t-il enfin d’une voix tonnante, où estce monstre indigne de ma race ? »

Il avait reconnu, à n’en pouvoir douter, dans cee bague, l’anneauorné d’un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu’ilécrivait à Cornélia mère d’Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il audoigt de cee jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le tenait-elle ? « Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne ?Cee profession de comédienne qu’elle exerce, son âge, sa figure où seretrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le fairecroire. Alors, c’est sa sœur que poursuivait ce damné libertin ; cet amourest un inceste ; oh ! je suis cruellement puni d’une faute ancienne. »

Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra leprince tenant la bague qu’il lui avait ôtée du doigt. Il lui sembla avoir déjàvu cee figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni barbe grise.On eût dit la copie vieillie du portrait placé au-dessus de la cheminée.Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspect le cœur d’I-sabelle. Elle vit aussi près d’elle le brave Sigognac et le bon Hérode, tous

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deux sains et saufs, et aux transes de la lue succéda la sécurité de la dé-livrance. Elle n’avait plus rien à craindre ni pour ses amis ni pour elle. Sesoulevant à demi, elle inclina la tête devant le prince, qui la contemplaitavec une aention passionnée, et paraissait chercher dans les traits de lajeune fille une ressemblance à un type autrefois chéri.

« De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle cer-tains souvenirs ; l’avez-vous depuis longtemps en votre possession ? ditle vieux seigneur d’une voix émue.

— Je le possède depuis mon enfance, et c’est l’unique héritage que j’aierecueilli de ma mère, répondit Isabelle.

— Et qui était votre mère, que faisait-elle ? dit le prince avec un re-doublement d’intérêt.

— Elle s’appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle, et c’étaitune pauvre comédienne de province qui jouait les reines et les princessestragiques dans la troupe dont je fais partie encore.

— Cornélia ! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c’est bien elle ;mais, dominant son émotion, il reprit un air majestueux et calme, et dit àIsabelle : Permeez-moi de garder cet anneau. Je vous le remerai quandil faudra.

— Il est bien entre les mains de Votre Seigneurie, répondit la jeunecomédienne, en qui, à travers les brumeux souvenirs de l’enfance, s’ébau-chait le souvenir d’une figure que, toute petite, elle avait vue se penchervers son berceau.

— Messieurs, dit le prince, fixant son regard ferme et clair sur Sigo-gnac et ses compagnons, en toute autre circonstance je pourrais trouverétrange votre présence armée dans mon château ; mais je sais le motifqui vous a fait envahir cee demeure jusqu’à présent sacrée. La violenceappelle la violence, et la justifie. Je fermerai le yeux sur ce qui vient d’ar-river. Mais où est le duc de Vallombreuse, ce fils dégénéré qui déshonorema vieillesse ? »

Comme s’il eût répondu à l’appel de son père, Vallombreuse, au mêmeinstant, parut sur le seuil de la salle, soutenu par Malartic ; il était affreu-sement pâle, et sa main crispée serrait un mouchoir contre sa poitrine. Ilmarchait cependant, mais commemarchent les spectres, sans soulever lespieds. Une volonté terrible, dont l’effort donnait à ses traits l’immobilité

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d’un masque en marbre, le tenait seule debout. Il avait entendu la voixde son père, que, tout dépravé qu’il fût, il redoutait encore, et il espéraitlui cacher sa blessure. Il mordait ses lèvres pour ne pas crier, et ravalaitl’écume sanglante qui lui montait aux coins de la bouche ; il ôta mêmeson chapeau, malgré la douleur atroce que lui causait le mouvement delever le bras, et resta ainsi découvert et silencieux.

« Monsieur, dit le prince, vos équipées dépassent les bornes, et vosdéportements sont tels que je serai forcé d’implorer du roi, pour vous,la faveur d’un cachot ou d’un exil perpétuels. Le rapt, la séquestration,le viol ne sont plus de la galanterie et, si je peux passer quelque choseaux égarements d’une jeunesse licencieuse, je n’excuserai jamais le crimefroidement médité. Savez-vous, monstre, continua-t-il en s’approchantde Vallombreuse et lui parlant à l’oreille de façon à n’être entendu depersonne, savez-vous quelle est cee jeune fille, cee Isabelle que vousavez enlevée en dépit de sa vertueuse résistance ? – votre sœur !

— Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre, répondit Val-lombreuse, pris d’une défaillance qui fit apparaître sur son visage livideles sueurs de l’agonie ; mais je ne suis pas coupable comme vous le pen-sez. Isabelle est pure, je l’aeste sur le Dieu devant qui je vais paraître.La mort n’a pas l’habitude de mentir, et l’on peut croire à la parole d’ungentilhomme expirant. »

Cee phrase fut prononcée d’une voix assez haute pour être entenduede tous. Isabelle tourna ses beaux yeux humides de larmes vers Sigognac,et vit sur la figure de ce parfait amant qu’il n’avait pas aendu, pour croireà la vertu de celle qu’il aimait, l’aestation in extremis de Vallombreuse.

« Mais qu’avez-vous donc ? dit le prince en étendant la main vers lejeune duc, qui chancelait malgré le soutien de Malartic.

— Rien, mon père, répondit Vallombreuse d’une voix à peine articu-lée. . . rien. . . Je meurs ; et il tomba tout d’une pièce sur les dalles du paliersans que Malartic pût le retenir.

— Il n’est pas tombé sur le nez, dit sentencieusement Jacquemin Lam-pourde, ce n’est qu’une pâmoison ; il en peut réchapper encore. Nousconnaissons ces choses-là, nous autres hommes d’épée, mieux que leshommes de lancee et les apothicaires.

— Un médecin ! un médecin ! s’écria le prince, oubliant son ressenti-

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ment à ce spectacle ; peut-être y a-t-il encore quelque espoir. Une fortuneà qui sauvera mon fils, le dernier rejeton d’une noble race ! Mais allezdonc ! que faites-vous là ? courez, précipitez-vous ! »

Deux des laquais impassibles qui avaient éclairé cee scène de leurstorches sans faire même un clignement d’œil se détachèrent de la murailleet se hâtèrent pour exécuter les ordres de leur maître.

D’autres domestiques, avec toutes les précautions imaginables, sou-levèrent le corps de Vallombreuse, et, sur l’ordre de son père, le transpor-tèrent à son appartement, où ils le déposèrent sur son lit.

Le vieux seigneur suivit d’un regard où la douleur éteignait déjà lacolère ce cortège lamentable. Il voyait sa race finie avec ce fils aimé etdétesté à la fois, mais dont il oubliait en ce moment les vices pour ne sesouvenir que de ses qualités brillantes. Une mélancolie profonde l’enva-hissait, et il resta quelques minutes plongé dans un silence que tout lemonde respecta.

Isabelle, tout à fait remise de son évanouissement, se tenait debout, lesyeux baissés, près de Sigognac et d’Hérode, rajustant d’une main pudiquele désordre de ses habits. Lampourde et Scapin, un peu en arrière, s’effa-çaient comme des figures de second plan, et dans le cadre de la porte onentrevoyait les têtes curieuses des breeurs qui avaient pris part à lue etn’étaient pas sans inquiétude sur leur sort, craignant qu’on ne les envoyâtaux galères ou au gibet pour avoir aidé Vallombreuse en ses méchantesentreprises.

Enfin le prince rompit ce silence embarrassant et dit : « iez cechâteau à l’instant, vous tous qui avez mis vos épées au service des mau-vaises passions de mon fils. Je suis trop gentilhomme pour faire l’officedes archers et du bourreau ; fuyez, disparaissez, rentrez dans vos repaires.La justice saura bien vous y retrouver. »

Le compliment n’était pas fort gracieux ; mais il eût été hors de pro-pos de montrer une susceptibilité trop farouche. Les breeurs, que Lam-pourde avait déliés dès le commencement de cee scène, s’éloignèrentsans demander leur reste, avec Malartic leur chef.

and ils se furent retirés, le père de Vallombreuse prit Isabelle parla main et, la détachant du groupe où elle se trouvait, la fit ranger prèsde lui et lui dit : « Restez là, mademoiselle ; votre place est désormais à

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mes côtés. C’est bien le moins que vous me rendiez une fille puisque vousm’ôtez un fils. » Et il essuya une larme qui, malgré lui, débordait de sa pau-pière. Puis se retournant vers Sigognac avec un geste d’une incomparablenoblesse : « Monsieur, vous pouvez vous en aller avec vos compagnons.Isabelle n’a rien à redouter près de son père, et ce château sera dès à pré-sent sa demeure. Maintenant que sa naissance est connue, il ne convientpas que ma fille retourne à Paris. Je la paye assez cher pour la garder. Jevous remercie, quoiqu’il m’en coûte l’espoir d’une race perpétuée, d’avoirépargné à mon fils une action honteuse, que dis-je, un crime abominable !Sur mon blason je préère une tache de sang à une tâche de boue. PuisqueVallombreuse était infâme, vous avez bien fait de le tuer ; vous avez agi envrai gentilhomme, et l’on m’assure que vous l’êtes, en protégeant la fai-blesse, l’innocence et la vertu. C’était votre droit. L’honneur de ma fillesauvé rachète la mort de son frère. Voilà ce que la raison me dit ; maismon cœur paternel en murmure et d’injustes idées de vengeance pour-raient me prendre dont je ne serais pas maître. Disparaissez, je ne feraaucune poursuite, et je tâcherai d’oublier qu’une nécessité rigoureuse adirigé votre fer sur le sein de mon fils !

—Monseigneur, répondit Sigognac sur le ton du plus profond respect,je fais à la douleur d’un père une part si grande que j’eusse sans sonnermot accepté les injures les plus sanglantes et les plus amères, bien qu’en cedésastreux conflit ma loyauté ne me fasse aucun reproche. Je ne voudraisrien dire, pour me justifier à vos yeux, qui accusât cet infortuné duc deVallombreuse ; mais croyez que je ne l’ai point cherché, qu’il s’est jetéde lui-même sur ma route et que j’ai tout fait, en plus d’une rencontre,pour l’épargner. Ici même, c’est sa fureur aveugle qui l’a précipité surmonépée. Je laisse en vos mains Isabelle, qui m’est plus chère que la vie, et meretire à jamais désolé de cee triste victoire pour moi véritable défaite,puisqu’elle détruit mon bonheur ! Ah ! que mieux eût valu que je fussetué et victime au lieu de meurtrier ! »

Là-dessus, Sigognac fit au prince un salut, et lançant à Isabelle un longregard chargé d’amour et de regret, descendit les marches de l’escalier,suivi de Scapin et de Lampourde, non sans retourner plus d’une fois latête, ce qui lui permit de voir la jeune fille appuyée contre la rampe depeur de défaillir, et portant son mouchoir à ses yeux pleins de larmes.

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Etait-ce la mort de son frère ou le départ de Sigognac qu’elle pleurait ?Nous pensons que c’était le départ de Sigognac, l’aversion que lui inspiraitVallombreuse n’ayant point encore eu le temps de se changer chez elle entendresse à cee révélation de parenté subite. Du moins le baron, quelquemodeste qu’il fût, en jugea ainsi, et, chose étrange que le cœur humain,s’éloigna consolé par les larmes de celle qu’il aimait.

Sigognac et sa troupe sortirent par le pont-levis et, tout en longeantle fossé pour aller reprendre leurs chevaux dans le petit bois où ils lesavaient laissés, ils entendirent une voix plaintive s’élever du fossé à l’en-droit même que comblait l’arbre renversé. C’était le portier de la comédie,qui n’avait pu se dégager de l’enchevêtrement des branches, et criait pi-teusement à l’aide, n’ayant que la tête hors de l’eau, et risquant d’avalerce fade liquide qu’il haïssait plus que médecine noire, toutes les fois qu’ilouvrait le bec pour appeler au secours. Scapin, qui était fort agile et déliéde son corps, se risqua sur l’arbre et eut bientôt repêché le portier toutruisselant d’eau et d’herbes aquatiques.

Les chevaux n’avaient point bougé de leur couvert et, bientôt enfour-chés par leurs cavaliers, ils reprirent allégrement la route de Paris.

« e vous semble, monsieur le baron, de tous ces événements ? di-sait Hérode à Sigognac, qui cheminait boe à boe avec lui. Cela s’arrangecomme une fin de tragi-comédie. i se fût aendu au milieu de l’alga-rade à l’entrée seigneuriale de ce père précédé de flambeaux, et venantmere le holà aux fredaines un peu trop fortes de monsieur son fils ? Etcee reconnaissance d’Isabelle aumoyen d’une bague à cachet blasonné ?ne l’a-t-on pas déjà vue au théâtre ? Après tout, puisque le théâtre est l’i-mage de la vie, la vie lui doit ressembler comme un original à son por-trait. J’avais toujours entendu dire dans la troupe qu’Isabelle était de noblenaissance. Blazius et Léonarde se souvenaient même d’avoir vu le prince,qui n’était encore que duc, lorsqu’il faisait sa cour à Cornélia. Léonardeplus d’une fois avait engagé la jeune fille à rechercher son père ; maiscelle-ci, douce et modeste de nature, n’en avait rien fait, ne voulant pass’imposer à une famille qui l’eût rejetée peut-être, et s’était contentée deson modeste sort.

— Oui, je savais cela, répondit Sigognac ; sans aacher autrementd’importance à cee illustre origine, Isabelle m’avait conté l’histoire de

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sa mère et parlé de la bague. On voyait bien d’ailleurs à la délicatesse desentiment que professait cee aimable fille qu’il y avait du sang illustredans ses veines. Je l’aurais deviné quand même elle ne me l’eût pas dit.Sa beauté chaste, fine et pure révélait sa race. Aussi mon amour pour ellea-t-il toujours été mêlé de timidité et de respect, quoique volontiers lagalanterie s’émancipe avec les comédiennes. Mais quelle fatalité que cedamné Vallombreuse se trouve précisément son frère ! Il y a maintenantun cadavre entre nous deux ; un ruisseau de sang nous sépare, et pourtantje ne pouvais sauver son honneur que par cee mort. Malheureux que jesuis ! j’ai moi-même créé l’obstacle où doit se briser mon amour, et tuémon espérance avec l’épée qui défendait mon bien. Pour garder ce quej’aime, je me l’ôte à jamais. De quel front irai-je me présenter les mainsrouges de sang, à Isabelle en deuil ? Hélas, ce sang, je l’ai versé pour sapropre défense, mais c’était le sang fraternel ! and bien même elle mepardonnerait et me verrait sans horreur, le prince, qui maintenant a surelle des droits de père, repoussera, en le maudissant, le meurtrier de sonfils. Oh ! je suis né sous une étoile enragée.

— Tout cela sans doute est fort lamentable, répondit Hérode, mais lesaffaires du Cid et de Chimène étaient encore bien autrement embrouilléescomme on le voit en la pièce deM. Pierre de Corneille, et cependant, aprèsbien des combats entre l’amour et le devoir, elles finirent par s’arranger àl’amiable, non sans quelques antithèses et agudezas un peu forcées dansle goût espagnol, mais d’un bon effet au théâtre. Vallombreuse n’est qued’un côté frère d’Isabelle. Ils n’ont point puisé le jour au même sein, et nese sont connus comme parents que pendant quelques minutes, ce qui di-minue fort le ressentiment. Et d’ailleurs notre jeune amie haïssait commepeste ce forcené gentilhomme, qui la poursuivait de ses galanteries vio-lentes et scandaleuses. Le prince lui-même n’était guère content de sonfils, lequel était féroce commeNéron, dissolu commeHéliogabale, perverscomme Satan, et qui eût été déjà vingt fois pendu, n’était sa qualité de duc.Ne vous désespérez donc point ainsi. Les choses prendront peut-être unemeilleure tournure que vous ne pensez.

— Dieu le veuille, mon bon Hérode, répondit Sigognac, mais naturel-lement je n’ai point de bonheur. Le guignon et les méchantes fées bossuesprésidèrent àma nativité. Il eût été vraiment plus heureux pourmoi d’être

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tué, puisque, par l’arrivée de son père, la vertu d’Isabelle était sauve sansla mort de Vallombreuse, et puis, il faut tout vous dire, je ne sais quellehorreur secrète a pénétré avec un froid de glace jusqu’à la moelle de mesos, lorsque j’ai vu ce beau jeune homme si plein de vie, de feu et de pas-sion, tomber tout d’une pièce, roide, froid et pâle devant mes pieds. Hé-rode, c’est une chose grave que la mort d’un homme, et quoique je n’aiepoint de remords n’ayant pas commis de crime, je vois là Vallombreuseétendu, les cheveux épars sur le marbre de l’escalier et une tache rouge àla poitrine.

— Chimères que tout cela, dit Hérode, vous l’avez tué dans les règles.Votre conscience peut être tranquille. Un temps de galop dissipera cesscrupules qui viennent d’un mouvement fiévreux et du frisson de la nuit.Ce à quoi il faut aviser promptement, c’est à quier Paris et à gagnerquelque retraite où l’on vous oublie. La mort de Vallombreuse fera dubruit à la cour et à la ville, quelque soin qu’on prenne de la celer. Et,encore qu’il ne soit guère aimé, on pourrait vous chercher noise. Or çà,sans plus discourir, donnons de l’éperon à nos montures et dévorons ceruban de queue qui s’étend devant nous, ennuyeux et grisâtre, entre deuxrangées de manches à balai, sous la lueur froide de la lune. »

Les chevaux, sollicités du talon, prirent une allure plus vive ; mais pen-dant qu’ils cheminent, retournons au château, aussi calme maintenantqu’il était bruyant tout à l’heure, et entrons dans la chambre où les do-mestiques ont déposé Vallombreuse. Un chandelier à plusieurs branches,posé sur un guéridon, l’éclairait d’une lumière dont les rayons tombaientsur le lit du jeune duc, immobile comme un cadavre, et qui semblait en-core plus pâle sur le fond cramoisi des rideaux et aux reflets rouges de lasoie. Une boiserie d’ébène, incrustée de filets en cuivre, montait à hauteurd’homme et servait de soubassement à une tapisserie de haute lice repré-sentant l’histoire de Médée et de Jason, toute remplie de meurtres et demagies sinistres. Ici, l’on voyait Médée couper en morceaux Pélias, sousprétexte de le rajeunir comme Eson. Là, femme jalouse et mère dénaturée,elle égorgeait ses enfants. Sur un autre panneau, elle s’enfuyait, ivre devengeance, dans son char traîné par des dragons vomissant le feu. Certes,la tenture était belle et de prix, et de main d’ouvrier ; mais ces mytholo-gies féroces avaient je ne sais quoi de lugubre et de cruel qui trahissait un

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naturel farouche chez celui qui les avait choisies. Dans le fond du lit, lesrideaux relevés laissaient voir Jason combaant les monstrueux taureauxd’airain, défenseurs de la Toison d’or, et on eût dit que Vallombreuse, gi-sant inanimé au-dessous d’eux, fût une de leurs victimes.

Des habits de la plus somptueuse élégance, essayés et dédaignés en-suite, étaient jetés çà et là sur les chaises, et dans un grand cornet duJapon, chamarré de dessins bleus et rouges, posé sur une table en ébènecomme tous les meubles de la chambre, trempait un magnifique bouquetformé des fleurs les plus rares et destiné à remplacer celui qu’avait refuséIsabelle, mais qui n’était pas arrivé à destination à cause de l’aaque in-opinée du château. Ces fleurs épanouies et superbes, témoignage encorefrais d’une préoccupation galante, faisaient un contraste étrange avec cecorps étendu sans mouvement, et un moraliste aurait trouvé là de quoiphilosopher tout le saoul.

Le prince, assis dans un fauteuil auprès du lit, regardait d’un œilmorne ce visage aussi blanc que l’oreiller de dentelles qui ballonnait au-tour de lui. Cee pâleur même en rendait encore les traits plus délicatset plus purs. Tout ce que la vie peut imprimer de vulgaire à une figurehumaine y disparaissait dans une sérénité de marbre, et jamais Vallom-breuse n’avait été plus beau. Aucun souffle ne semblait sortir de ses lèvresentrouvertes, dont les grenades avaient fait place aux violees de la mort.En contemplant cee forme charmante qui bientôt allait se dissoudre, leprince oubliait que l’âme d’un démon venait d’en sortir, et il songeait tris-tement à ce grand nom que les siècles passés s’étaient respectueusementlégué et qui n’arriverait pas aux siècles futurs. C’était plus que la mort deson fils qu’il déplorait, c’était la mort de sa maison : une douleur inconnueaux bourgeois et aux manants. Il tenait la main glacée de Vallombreuseentre les siennes, et y sentant un peu de chaleur, il ne réfléchissait pasqu’elle venait de lui et se laissait aller à un espoir chimérique.

Isabelle était debout au pied du lit, les mains jointes et priant Dieuavec toute la ferveur de son âme pour ce frère dont elle causait innocem-ment la mort, et qui payait de sa vie le crime d’avoir trop aimé, crime queles femmes pardonnent volontiers, surtout lorsqu’elles en sont l’objet.

« Et ce médecin qui ne vient pas ! fit le prince avec impatience, il y apeut-être encore quelque remède. »

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Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit et le chirurgien parut, ac-compagné d’un élève qui lui portait sa trousse d’instruments. Après unléger salut, sans dire un parole, il alla droit à la couche où gisait le jeuneduc, lui tâta le pouls, lui mit la main sur le cœur et fit un signe découragé.Cependant, pour donner à son arrêt une certitude scientifique, il tira desa poche un petit miroir d’acier poli et l’approcha des lèvres de Vallom-breuse, puis il examina aentivement le miroir ; un léger nuage s’étaitformé à la surface du métal et le ternissait. Le médecin étonné réitéra sonexpérience. Un nouveau brouillard couvrit l’acier. Isabelle et le prince sui-vaient anxieusement les gestes du chirurgien, dont le visage s’était un peudéridé.

« La vie n’est pas complètement éteinte, dit-il enfin en se tournantvers le prince et en essuyant son miroir ; le blessé respire encore et, tantque lamort n’a pasmis son doigt sur unmalade, il y a de l’espérance.Mais,pourtant, ne vous livrez pas à une joie prématurée qui rendrait ensuitevotre douleur plus amère : j’ai dit que M. le duc de Vallombreuse n’avaitpoint exhalé le dernier soupir ; voilà tout. De là à le ramener en santé, ily a loin. Maintenant je vais examiner sa blessure, laquelle peut-être n’estpoint mortelle puisqu’elle ne l’a point tué sur-le-champ.

— Ne restez pas là, Isabelle, fit le père de Vallombreuse, de tels spec-tacles sont trop tragiques et navrants pour une jeune fille. On vous in-formera de la sentence que portera le docteur quand il aura terminé sonexamen. »

La jeune fille se retira, conduite par un laquais qui la mena à un autreappartement, celui qu’elle occupait étant encore tout en désordre et sac-cagé par la lue qui s’y était passée.

Aidé de son élève, le chirurgien défit le pourpoint de Vallombreuse,déchira la chemise et découvrit une poitrine aussi blanche que l’ivoire oùse dessinait une plaie étroite et triangulaire, emperlée de quelques gout-telees de sang. La plaie avait peu saigné. L’épanchement s’était fait endedans ; le suppôt d’Esculape débrida les lèvres de la blessure et la sonda.Un léger tressaillement contracta la face du patient dont les yeux res-taient toujours fermés, et qui ne bougeait non plus qu’une statue sur untombeau, dans une chapelle de famille.

« Bon cela, fit le chirurgien en observant cee contraction doulou-

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reuse ; il souffre, donc il vit. Cee sensibilité est de favorable augure.— N’est-ce pas qu’il vivra, fit le prince ; si vous le sauvez, je vous fe-

rai riche, je réaliserai tous vos souhaits ; ce que vous demanderez, vousl’obtiendrez.

— Oh ! n’allons pas si vite, dit le médecin, je ne réponds de rien en-core ; l’épée a traversé le haut du poumon droit. Le cas est grave, trèsgrave. Cependant, comme le sujet est jeune, sain, vigoureux, bâti, sanscee maudite blessure, pour vivre cent ans, il se peut qu’il en réchappe,à moins de complications imprévues : il y a pour de tels cas des exemplesde guérison. La nature chez les jeunes gens a tant de ressources ! La sèvede la vie encore ascendante répare si vite les pertes et rajuste si bien lesdégâts ! Avec des ventouses et des scarifications, je vais tâcher de dégagerla poitrine du sang qui s’est répandu à l’intérieur et finirait par étoufferM. le duc, s’il n’était heureusement tombé entre les mains d’un homme descience, cas rare en ces villages et châteaux loin de Paris. Allons, bélître,continua-t-il en s’adressant à son élève, au lieu de me regarder comme uncadran d’horloge avec tes grands yeux ronds, roule les bandes et ploie lescompresses, que je pose le premier appareil. »

L’opération terminée, le chirurgien dit au prince : « Ordonnez, s’ilvous plaît, monseigneur, qu’on nous tende un lit de camp dans un coinde cee chambre et qu’on nous serve une légère collation, car moi et monélève nous veillerons tour à tourM. le duc de Vallombreuse. Il importe queje sois là, épiant chaque symptôme, le combaant s’il est défavorable, l’ai-dant s’il est heureux. Ayez confiance en moi, monseigneur, et croyez quetout ce que la science humaine peut risquer pour sauver une vie sera faitavec audace et prudence. Rentrez dans vos appartements, je vous répondsde la vie de M. votre fils. . . jusqu’à demain. »

Un peu calmé par cee assurance, le père de Vallombreuse se retirachez lui, où toutes les heures un laquais lui venait apporter des bulletinsde l’état du jeune duc.

Isabelle trouva dans le nouveau logis qu’on lui avait assigné ceemême femme de chambre, morne et farouche, qui l’aendait pour la dé-faire ; seulement l’expression de sa physionomie était totalement chan-gée. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier, et le rayonnement de la hainesatisfaite illuminait sa figure pâle. La vengeance arrivée enfin d’un ou-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVII

trage inconnu et dévoré silencieusement dans la rage froide de l’impuis-sance faisait du spectremuet une femme vivante. Elle arrangeait les beauxcheveux d’Isabelle avec une allégresse mal dissimulée, lui passait com-plaisamment les bras dans les manches de sa robe de nuit, s’agenouillaitpour la déchausser, et paraissait aussi caressante qu’elle s’était montréerevêche. Ses lèvres, si bien scellées naguère, pétillaient d’interrogations.

Mais Isabelle, préoccupée des tumultueux événements de la soirée,n’y prit pas garde autrement, et ne remarqua pas non plus la contractionde sourcils et l’air irrité de cee fille lorsqu’un domestique vint dire quetout espoir n’était pas perdu pour M. le duc.

À cee nouvelle, la joie disparut de son masque sombre, éclairé uninstant, et elle reprit son aitude morne jusqu’au moment où sa maîtressela congédia d’un geste bienveillant.

Couchée dans un lit moelleux, bien fait pour servir d’autel à Morphée,et que pourtant le sommeil ne se hâtait pas de visiter, Isabelle cherchait àse rendre compte des sentiments que lui inspirait ce revirement subit dedestinée. Hier encore elle n’était qu’une pauvre comédienne, sans autrenom que le nom de guerre par lequel la désignait l’affiche aux coins descarrefours. Aujourd’hui, un grand la reconnaissait pour sa fille ; elle segreffait, humble fleur, sur un des rameaux de ce puissant arbre généalo-gique dont les racines plongeaient si avant dans le passé, et qui portait àchaque branche un illustre, un héros ! Ce prince si vénérable, et qui n’a-vait de supérieur que les têtes couronnées, était son père. Ce terrible ducde Vallombreuse, si beau malgré sa perversité, se changeait d’amant enfrère, et s’il survivait, sa passion, sans doute, s’éteindrait en une amitiépure et calme. Ce château, naguère sa prison, était devenu sa demeure ;elle y était chez elle, et les domestiques lui obéissaient avec un respectqui n’avait plus rien de contraint ni de simulé. Tous les rêves qu’eût pufaire l’ambition la plus désordonnée, le sort s’était chargé de les accom-plir pour elle et sans sa participation. De ce qui semblait devoir être saperte sa fortune avait surgi radieuse, invraisemblable, au-dessus de touteaente.

Si comblée de bonheurs, Isabelle s’étonnait de ne pas éprouver uneplus grande joie ; son âme avait besoin de s’accoutumer à cet ordre d’idéessi nouveau. Peut-être même, sans bien s’en rendre compte, regreait-elle

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sa vie de théâtre ; mais ce qui dominait tout, c’était l’idée de Sigognac.Ce changement dans sa position l’éloignait-il ou la rapprochait-il de cetamant si parfait, si dévoué, si courageux ? Pauvre, elle l’avait refusé pourépoux de peur d’entraver sa fortune ; riche, c’était pour elle un devoirbien cher de lui offrir sa main. La fille reconnue d’un prince pouvait biendevenir la baronne de Sigognac. Mais le baron était le meurtrier de Val-lombreuse. Leurs mains ne sauraient se rejoindre par-dessus une tombe.Si le jeune duc ne succombait pas, peut-être garderait-il de sa blessure etde sa défaite surtout, car il avait l’orgueil plus sensible que la chair, untrop durable ressentiment. Le prince, de son côté, était capable, quelquebon et généreux qu’il fût, de ne pas voir de bon œil celui qui avait failli lepriver d’un fils ; il pouvait aussi désirer pour Isabelle une autre alliance ;mais, intérieurement, la jeune fille se promit d’être fidèle à ses amours decomédienne et d’entrer plutôt en religion que d’accepter un duc, un mar-quis, un comte, le prétendant fût-il beau comme le jour et doué commeun prince des contes de fées.

Satisfaite de cee résolution elle allait s’endormir, lorsqu’un bruit lé-ger lui fit rouvrir les yeux, et elle aperçut Chiquita, debout au pied de sonlit, qui la regardait en silence et d’un air méditatif.

« e veux-tu, ma chère enfant ? lui dit Isabelle de sa voix la plusdouce, tu n’es donc pas partie avec les autres ; si tu désires rester près demoi, je te garderai, car tu m’as rendu bien des services.

— Je t’aime beaucoup, répondit Chiquita ; mais je ne puis rester avectoi tant qu’Agostin vivra. Les lames d’Albacète disent : « Soy de undueño, » ce qui signifie : « Je n’ai qu’un maître », une belle parole dignede l’acier fidèle. Pourtant j’ai un désir. Si tu trouves que j’ai payé le col-lier de perles, embrasse-moi. Je n’ai jamais été embrassée. Cela doit êtresi bon !

— Oh ! de tout mon cœur ! fit Isabelle en prenant la tête de l’enfant eten baisant ses joues brunes, qui se couvrirent de rougeur tant son émotionétait forte.

— Maintenant, adieu ! » dit Chiquita, qui avait repris son calme habi-tuel.

Elle allait se retirer comme elle était venue, lorsqu’elle avisa sur latable le couteau dont elle avait enseigné le maniement à la jeune comé-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVII

dienne pour se défendre contre les entreprises de Vallombreuse, et elledit à Isabelle :

« Rends-moi mon couteau, tu n’en as plus besoin. » Et elle disparut.

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CHAPITRE XVIII

En famille

L répondu jusqu’au lendemain de la vie deVallombreuse. Sa promesse s’était réalisée. Le jour, en péné-trant dans la chambre en désordre, où traînaient sur les tables

des linges ensanglantés, avait retrouvé le jeune malade respirant encore.Ses paupières même s’entrouvraient, laissant errer un regard atone etvitreux chargé des vagues épouvantes de l’anéantissement. À travers lebrouillard des pâmoisons, le masque décharné de la mort lui était apparu,et par instant, ses yeux, s’arrêtant sur un point fixe, semblaient discernerun objet effrayant invisible pour d’autres. Pour échapper à cee halluci-nation, il abaissait ses longs cils dont les franges noires faisaient ressortirla pâleur de ses joues envahies par des tons de cire, et il les tenait obsti-nément fermés ; puis la vision s’évanouissait. Son visage reprenait alorsune expression moins alarmée, et sa vue de nouveau se meait à floerautour de lui. Lentement son âme revenait des limbes, et son cœur, à petitbruit, sous l’oreille appliquée du médecin, recommençait à bare : faibles

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pulsations, témoignages sourds de la vie, que la science seule pouvait en-tendre. Les lèvres entrouvertes découvraient la blancheur des dents, etsimulaient un languissant sourire, plus triste que les contractions de lasouffrance ; car c’était celui que dessine sur les bouches humaines l’ap-proche du repos éternel : cependant quelques légères nuances vermeillesse mêlaient aux teintes violees et montraient que le sang reprenait peuà peu son cours.

Debout au chevet du blessé, maître Laurent le chirurgien observaitces symptômes, si malaisément appréciables, avec une aention profondeet perspicace. C’était un homme instruit que maître Laurent, et à qui,pour être connu comme il méritait de l’être, il n’avait manqué jusque-là que des occasions illustres. Son talent ne s’était exercé encore que inanimâ vili, et il avait guéri obscurément des manants, de petits bourgeois,des soldats, des greffiers, des procureurs et autres bas officiers de justice,dont la vie ou la mort ne signifiait rien. Il aachait donc à la cure dujeune duc une importance énorme. Son amour-propre et son ambitionétaient en jeu également dans ce duel qu’il soutenait contre la Mort. Pourse garder entière la gloire du triomphe, il avait dit au prince, qui voulaitfaire venir de Paris les plus célèbres médecins, que lui seul suffirait à ceebesogne, et que rien n’était plus grave qu’un changement de méthodedans le traitement d’une telle blessure.

« Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinant le jeune duc ;il n’a pas la face hippocratique, ses membres gardent de la souplesse, etil a bien supporté cee angoisse du matin qui redouble les maladies etdétermine les crises funestes. D’ailleurs, il faut qu’il vive, son salut estma fortune ; je l’arracherai des paes osseuses de la camarde, ce beaujeune homme héritier d’une noble race ! Les sculpteurs aendront encorelongtemps pour tailler son marbre. C’est lui qui me tirera de ce village oùje végète. Tâchons d’abord, au risque de déterminer la fièvre, de lui rendreun peu de force par quelque cordial énergique. »

Ouvrant lui-même sa boîte demédicaments, car son famulus, qui avaitveillé une partie de la nuit, dormait sur le lit de camp improvisé, il en tiraplusieurs petits flacons contenant des essences teintes diversement, lesunes rouges comme le rubis, les autres vertes comme l’émeraude, celles-ci d’un jaune d’or, celles-là d’une transparence diamantée. Des étiquees

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latines abréviées et semblables, pour l’ignorant, à des formules cabalis-tiques, étaient collées sur le cristal des flacons. Maître Laurent, bien qu’ilfût sûr de lui-même, lut à plusieurs reprises le titre des fioles qu’il avaitmises à part, enmira le contenu à la lumière, profitant d’un rayon du soleillevant qui filtrait à travers les rideaux, pesa les quantités qu’il emprun-tait à chaque bouteille dans une éprouvee d’argent dont il connaissaitle poids, et composa du tout une potion d’après une recee dont il faisaitmystère.

Le mélange préparé, il réveilla son famulus et lui ordonna de hausserun peu la tête de Vallombreuse, puis il desserra, au moyen d’une mincespatule, les dents du blessé, et parvint à introduire entre leur double ran-gée de perles le mince goulot du flacon. elques goues du liquide pé-nétrèrent dans le palais du jeune duc, et leur saveur âcre et puissante fitse contracter légèrement ses traits immobiles. Une gorgée descendit dansla poitrine, bientôt suivie d’une autre, et la dose entière, au grand conten-tement du médecin, fut absorbée sans trop de peine. À mesure que Val-lombreuse buvait, une imperceptible rougeur montait à ses pommees ;une lueur chaude brillantait ses yeux, et sa main inerte, allongée sur ledrap, cherchait à se déplacer. Il poussa un soupir et promena autour delui, comme quelqu’un qui se réveille d’un rêve, un regard où revenait l’in-telligence.

« Je jouais gros jeu, fit maître Laurent en lui-même, ce médicamentest un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il a ressuscité ! Esculape, Hygieet Hippocrate soient bénis ! »

En ce moment, une main écarta avec précaution la tapisserie de laportière, et sous le pli relevé apparut la tête vénérable du prince, fatiguéeet plus vieillie par l’angoisse de cee nuit terrible que par dix années. « Ehbien ! maître Laurent ? » murmura-t-il d’une voix anxieuse. Le chirurgienposa son doigt sur sa bouche, et de l’autre main lui montra Vallombreuse,un peu soulevé sur l’oreiller, et n’ayant plus l’aspect cadavérique ; car lapotion le brûlait et le ranimait par sa flamme.

Maître Laurent, de ce pas léger habituel aux personnes qui soignentles malades, vint trouver le prince sur le seuil de la porte et, le tirant unpeu à part, il lui dit : « Vous voyez, monseigneur, que l’état de monsieurvotre fils, loin d’avoir empiré, s’améliore sensiblement. Sans doute, il n’est

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point sauvé encore ; mais, à moins d’une complication imprévue que jefais tous mes efforts pour prévenir, je pense qu’il s’en tirera et pourracontinuer ses destinées glorieuses comme s’il n’eût point été blessé. »

Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure du prince ; et,comme il s’avançait vers la chambre pour embrasser son fils, maîtreLaurent lui posa respectueusement la main sur la manche et l’arrêta :« Permeez-moi, prince, de m’opposer à l’accomplissement de ce désir sinaturel ; les docteurs sont fâcheux souvent, et la médecine a des rigueursà nulle autre pareilles. De grâce, n’entrez pas chez le duc. Votre présencechérie et redoutée pourrait, en l’affaiblissement où il se trouve, provoquerune crise dangereuse. Toute émotion lui serait fatale, et capable de briserle fil bien frêle dont je l’ai raaché à la vie. Dans quelques jours, sa plaieétant en voie de cicatrisation, et ses forces revenues peu à peu, vous aureztout à votre aise et sans péril cee douceur de le voir. »

Le prince, rassuré et se rendant aux justes raisons du chirurgien, seretira dans son appartement, où il s’occupa de lectures pieuses jusqu’aucoup de midi, heure à laquelle le majordome le vint avertir « que le dînerde monseigneur était servi sur table ».

«’on prévienne la comtesse Isabelle de Lineuil ma fille, – tel est letitre qu’elle portera désormais, – de vouloir bien descendre dîner », dit leprince au majordome, qui s’empressa d’obéir à cet ordre.

Isabelle traversa cee antichambre aux armures, cause de ses terreursnocturnes, et ne la trouva du tout si lugubre aux vives clartés du jour. Unelumière pure tombait des hautes fenêtres que n’aveuglaient plus les voletsfermés. L’air avait été renouvelé. Des fagots de genévrier et de bois odo-rant, brûlés à grande flamme dans les cheminées, avaient chassé l’odeurde relent et de moisissure. Par la présence du maître, la vie était revenueà ce logis mort.

La salle à manger ne se ressemblait plus, et cee table qui la veille pa-raissait dressée pour un festin de spectres, recouverte d’une riche nappeoù la cassure des plis dessinait des carrés symétriques, prenait tout à faitbon air avec sa vieille vaisselle plate chargée de ciselures et blasonnéed’armoiries, ses flacons en cristal de Bohême mouchetés d’or, ses verresde Venise aux pieds en spirale, ses drageoirs à épices et ses mets d’oùmontaient des fumées odorantes.

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D’énormes bûches jetées sur des chenets formés de grosses boulesde métal poli superposées envoyaient le long d’une plaque au blason duprince de larges tourbillons de flammemêlés de joyeuses crépitations d’é-tincelles, et répandaient une douce chaleur dans la vaste pièce. Les orè-vreries des dressoirs, les vernis d’or et d’argent de la tenture en cuir deCordoue prenaient à ce foyer, malgré la clarté du jour, des reflets et despaillees rouges.

and Isabelle entra, le prince était déjà en sa chaise dont le hautdossier figurait une sorte de dais. Derrière lui se tenaient deux laquais engrande livrée. La jeune fille adressa à son père une révérence modeste quine sentait pas son théâtre, et que toute grande dame eût approuvée. Undomestique lui avança un siège, et, sans trop d’embarras, elle prit placeen face du prince à l’endroit qu’il lui désignait de la main.

Les potages servis, l’écuyer-tranchant découpa sur une crédence lesviandes que lui portait de la table un officier de bouche, et que les valetsy reportaient disséquées.

Un laquais versait à boire à Isabelle, qui n’usait de vin que fort trempé,en personne réservée et sobre qu’elle était. Tout émue des événementsde la journée et de la nuit précédentes, tout éblouie et troublée par lebrusque changement de sa fortune, inquiète de son frère si grièvementnavré, perplexe sur le sort de son bien-aimé Sigognac, elle ne touchaitnon plus aux mets placés devant elle que du bout des dents.

« Vous ne mangez ni ne buvez, comtesse, lui dit le prince ; acceptezdonc cee aile de perdrix. »

À ce titre de comtesse prononcé d’une voix amicale et pourtant sé-rieuse, Isabelle tourna vers le prince ses beaux yeux bleus étonnés avecun regard timidement interrogatif.

« Oui, comtesse de Lineuil ; c’est le titre d’une terre que je vous donne,car ce nom d’Isabelle, tout charmant qu’il soit, ne saurait convenir à mafille, sans être quelque peu accompagné. »

Isabelle, cédant à un impétueux mouvement de cœur, se leva, passade l’autre côté de la table et, s’agenouillant près du prince, lui prit la mainet la baisa en reconnaissance de cee délicatesse.

« Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d’un air aendri, et reprenezvotre place. Ce que je fais est juste. La destinée seule m’empêcha de le

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faire plus tôt, et cee terrible rencontre qui nous a tous réunis a quelquechose où je vois le doigt du ciel. Votre vertu a empêché qu’un grand crimefût commis, et je vous aime pour cee honnêteté, dût-elle me coûter la viede mon fils. Mais Dieu le sauvera, pour qu’il se repente d’avoir outragéla plus pure innocence. Maître Laurent m’a donné bon espoir, et du seuild’où je le contemplais en son lit, Vallombreuse ne m’a point paru avoirsur le front ce cachet de la mort que nous autres gens de guerre savonsbien reconnaître. »

On donna à laver dans une magnifique aiguière de vermeil, et leprince, jetant sa serviee, se dirigea vers le salon, où, sur un signe, Isa-belle le suivit. Le vieux seigneur s’assit près de la cheminée, monumentsculptural qui s’élevait jusqu’au plafond, et sa fille prit place à côté delui sur un pliant. Comme les laquais s’étaient retirés, le prince prit ten-drement la main d’Isabelle entre les siennes, et contempla quelque tempsen silence cee fille si étrangement retrouvée. Ses yeux exprimaient unejoie mêlée de tristesse. Car, malgré les assurances du médecin, la vie deVallombreuse pendait encore à un fil. Heureux d’une part, il était malheu-reux de l’autre ; mais le charmant visage d’Isabelle dissipa bientôt ceeimpression pénible, et le prince tint ce discours à la nouvelle comtesse :

« Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nous réunit d’unefaçon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensée doit vous être ve-nue que, pendant tout ce temps écoulé depuis votre enfance jusqu’à cejour, je ne vous ai point cherché, et que le hasard seul a remis l’enfantperdu au père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments, et vousavez l’âme si bonne que cee idée a dû être bientôt abandonnée par vous.Votre mère Cornélia, vous ne l’ignorez pas, était d’humeur arrogante etfière ; elle prenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsque dehautes convenances, je dirai presque des raisons d’État, me forcèrent àme séparer d’elle, bien malgré moi, pour un mariage ordonné par un deces désirs suprêmes qui sont des ordres auxquels nul ne résiste, outrée dedépit et de colère, elle refusa obstinément tout ce qui pouvait adoucir sasituation et assurer la vôtre à l’avenir. Terres, châteaux, contrats de rente,argent, bijoux, elle me renvoya tout avec un outrageux dédain. Ce désin-téressement que j’admirais ne me trouva pas moins entêté, et je laissaichez une personne de confiance les sommes et les titres renvoyés pour

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qu’elle les pût prendre. . . au cas où son caprice changerait. Mais elle per-sista dans ses refus et, changeant de nom, passa à une autre troupe aveclaquelle elle se mit à courir en province, évitant Paris et les endroits où jeme trouvais. Je perdis bientôt sa trace, d’autant plus que le roi monmaîtreme chargea d’ambassades et missions délicates qui me tinrent longtempsà l’étranger. and je revins, par des affidés aussi sûrs qu’intelligents,lesquels avaient questionné et fait jaser des comédiens de divers théâtres,j’appris que Cornélia était morte depuis quelques mois déjà.ant à l’en-fant on n’en avait point entendu parler, et l’on ne savait pas ce qu’il étaitdevenu. Le voyage perpétuel de ces compagnies comiques, les noms deguerre qu’adoptent les acteurs qui les composent, et dont ils changentsouvent par nécessité ou caprice, rendent fort difficiles ces recherches àqui ne peut les faire lui-même. Le frêle indice qui guiderait l’intéresséne suffit pas à l’agent qu’anime seulement un motif cupide. On me si-gnala bien quelques petites filles parmi ces troupes ; mais le détail de leurnaissance ne se rapportait point à la vôtre. Même quelquefois des suppo-sitions furent hasardées par des mères peu soucieuses de conserver leurfruit, et je dus me tenir en garde contre ces ruses. On n’avait point touchéaux sommes déposées. Évidemment la rancunière Cornélia avait voulume dérober sa fille et se venger ainsi. Je dus croire à votre mort, et ce-pendant un instinct secret me disait que vous existiez. Je me rappelaiscombien vous étiez gentille et mignonne en votre berceau, et comme devos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noire alors, quand jeme penchais pour vous baiser. La naissance de mon fils avait ravivé cesouvenir au lieu de l’éteindre. Je pensais, en le voyant grandir au seindu luxe, couvert de rubans et de dentelles comme un enfant royal, ayantpour hochets des joyaux qui eussent été la fortune d’honnêtes familles,que peut-être, en ce moment, vêtue à peine de quelque oripeau fané dethéâtre, vous souffriez du froid et de la faim sur une charree ou dans unegrange ouverte à tous les vents. Si elle vit, me disais-je, quelque directeurde troupe lamalmène et la bat. Suspendue à un fil d’archal, elle fait, à demimorte de peur, les amours et les petits génies dans les vols des pièces àmachines. Ses larmes mal contenues coulent sillonnant le fard grossierdont on a barbouillé ses joues pâles, ou bien, tremblante d’émotion, ellebalbutie à la fumée des chandelles un petit bout de rôle enfantin qui lui

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a valu déjà bien des soufflets. Et je me repentais de n’avoir pas, dès lejour de sa naissance, enlevé l’enfant à sa mère ; mais alors je croyais cesamours éternelles. Plus tard, ce furent d’autres tourments. En cee vieerrante et dissolue, belle comme elle promeait de l’être, que d’aaquessa pudicité n’a-t-elle point à souffrir de la part de ces libertins qui volentaux comédiennes comme papillons aux lumières, et le rouge me montaità la figure à l’idée que mon sang qui coule dans vos veines subissait cesoutrages. Bien des fois, affectant plus de goût que je n’en avais pour lacomédie, je me rendais aux théâtres, cherchant à découvrir parmi les in-génues quelque jeune personne de l’âge que vous eussiez dû avoir et de labeauté que je vous supposais. Mais je ne vis que mines affétées et fardées,et qu’effronterie de courtisane sous des grimaces d’innocente. Aucune deces péronnelles ne pouvait être vous.

J’avais donc tristement renoncé à l’espoir de retrouver cee fille dontla présence eût égayé ma vieillesse ; la princesse ma femme, morte aprèstrois ans d’union, ne m’avait donné d’autre enfant que Vallombreuse, qui,par son caractère effréné, me causait bien des peines. Il y a quelques jours,étant à Saint-Germain auprès du roi, pour devoirs de ma charge, j’enten-dis des courtisans parler avec faveur de la troupe d’Hérode, et ce qu’ilsen dirent me fit naître l’envie d’assister à une représentation de ces co-médiens, les meilleurs qui fussent venus depuis longtemps de province àParis. On louait surtout une certaine Isabelle pour son jeu correct, décent,naturel et tout plein d’une grâce naïve. Ce rôle d’ingénue qu’elle ren-dait si bien au théâtre, elle le soutenait, assurait-on, à la ville, et les plusméchantes langues se taisaient devant sa vertu. Agité d’un secret pres-sentiment, je me rendis à la salle où récitaient ces acteurs, et je vous visjouer à l’applaudissement général. Votre air de jeune personne honnête,vos façons timides et modestes, le son de votre voix si frais et si argen-tin, tout cela me troublait l’âme d’étrange sorte. Il est impossible mêmeà l’œil d’un père de reconnaître dans la belle fille de vingt ans l’enfantqu’il n’a pas vue depuis le berceau, et surtout à la lueur des chandelles, àtravers l’éblouissement du théâtre ; mais il me semblait que si un capricede la fortune poussait sur les planches une fille de qualité, elle aurait ceemine réservée et discrète tenant à distance les autres comédiens, cee dis-tinction qui fait dire à tout le monde : « Comment se trouve-t-elle là ? »

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVIII

Dans la même pièce figurait un pédant dont la trogne avinée ne m’étaitpoint inconnue. Les années n’avaient en rien altéré sa laideur grotesque,et je me souvins que déjà il faisait les Pantalons et les vieillards ridiculesdans la compagnie où jouait Cornélia. Je ne sais pourquoi mon imagina-tion établissait un rapport entre vous et ce pédant jadis camarade de votremère. La raison avait beau alléguer que cet acteur pouvait bien avoir prisde l’emploi en cee troupe, sans que pour cela vous y fussiez ; il me sem-blait qu’il tenait entre ses mains le bout du fil mystérieux à l’aide duquelje me guiderais dans ce dédale d’événements obscurs. Aussi formai-je larésolution de l’interroger, et l’aurais-je fait si, quand j’envoyai à l’aubergede la rue Dauphine, on ne m’eût dit que les comédiens d’Hérode étaientpartis pour donner une représentation dans un château aux environs deParis. Je me serais tenu tranquille jusqu’au retour des acteurs, si un braveserviteur ne me fût venu prévenir, craignant quelque rencontre fâcheuse,que le duc de Vallombreuse, amoureux à la folie d’une comédienne nom-mée Isabelle qui lui résistait avec la plus ferme vertu, avait fait le projetde l’enlever pendant cee expédition supposée, au moyen d’une escouadede spadassins à gages, action par trop énorme et violente, capable de maltourner, la jeune fille étant accompagnée d’amis qui n’allaient pas sansarmes. Le soupçon que j’avais de votre naissance me jeta, à cet avertis-sement, dans une perturbation d’âme étrange à concevoir. Je frémis à l’i-dée de cet amour criminel qui se changeait en amour monstrueux, si mespressentiments ne me trompaient point, puisque vous étiez, aux cas qu’ilsfussent vrais, la propre sœur de Vallombreuse. J’appris que les ravisseursdevaient vous transporter en ce château, et je m’y rendis en toute dili-gence. Vous étiez déjà délivrée sans que votre honneur eût souffert, etla bague d’améthyste a confirmé ce que me disait à votre vue la voix dusang.

— Croyez, monseigneur et père, répondit Isabelle, que je ne vous aijamais accusé. Habituée d’enfance à cee vie ambulante de comédienne,j’avais facilement accepté mon sort, n’en connaissant et n’en rêvant pasd’autre. Le peu que je savais du monde me faisait comprendre que j’auraismauvaise grâce à vouloir entrer dans une famille illustre, que des raisonspuissantes forçaient sans doute à me laisser dans l’obscurité et l’oubli.Le souvenir confus de ma naissance m’inspirait parfois de l’orgueil, et je

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Le capitaine Fracasse Chapitre XVIII

me disais, en voyant l’air dédaigneux que prennent les grandes damesà l’endroit des comédiennes : « Moi aussi je suis de noble race ! » Maisces légères fumées se dissipaient bientôt, et je ne gardais que l’invinciblerespect de moi-même. Pour rien au monde je n’aurais souillé le pur sangqui coulait dans mes veines. Les licences des coulisses, et les poursuitesdont sont l’objet les actrices, même lorsqu’elles manquent de beauté, nem’inspiraient que du dégoût. J’ai vécu au théâtre presque comme en uncouvent, car on peut être sage partout, quand on le veut. Le Pédant étaitpourmoi comme un père, et certes Hérode eût brisé les os à quiconque eûtosé me toucher du doigt, ou seulement me dire une parole libre.oiquecomédiens, ce sont de très braves gens, et je vous les recommande s’ilsse trouvent jamais en quelque nécessité. Je leur dois en grande partie depouvoir présenter sans rougir mon front à vos lèvres, et me dire haute-ment votre fille. Mon seul regret est d’avoir été la cause bien innocentedu malheur arrivé à M. le duc votre fils, et j’aurais souhaité entrer dansvotre famille sous de meilleurs auspices.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, ma chère fille, vous ne pou-viez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours decirconstances qu’on trouverait romanesques si on les rencontrait en unlivre, et ma joie de vous revoir aussi digne de moi que si vous n’eussiezpas vécu à travers les hasards d’une vie errante, et d’une profession peurigoureuse d’ordinaire, efface bien la douleur où m’a jeté la fâcheuse bles-sure de mon fils.’il survive ou succombe, je ne saurais vous en vouloir.En tout cas, votre vertu l’a sauvé d’un crime. Ainsi, ne parlons plus decela. Mais, parmi vos libérateurs, quel était ce jeune homme qui semblaitdiriger l’aaque, et qui a blessé Vallombreuse ? Un comédien, sans doute,quoiqu’il m’ait paru de bien grand air et de hardi courage.

— Oui, mon père, répondit Isabelle dont les joues se couvrirent d’unefaible et pudique rougeur, un comédien. Mais s’il m’est permis de trahirun secret qui n’en est plus un déjà pour monsieur le duc, je vous dirai quece prétendu capitaine Fracasse (tel est son emploi dans la troupe) cachesous son masque un noble visage, et sous son nom de théâtre un nom derace illustre.

— En effet, répondit le prince, je crois avoir entendu parler de cela. Ileût été étonnant qu’un comédien se risquât à cet acte téméraire de contre-

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carrer un duc de Vallombreuse, et d’entrer en lue avec lui. Il faut unsang généreux pour de telles audaces. Un gentilhomme seul peut vaincreun gentilhomme, de même qu’un diamant n’est rayé que par un autrediamant. »

L’orgueil nobiliaire du prince éprouvait quelque consolation à penserque son fils n’avait point été navré par quelqu’un de bas lieu. Les chosesreprenaient ainsi une situation régulière. Ce combat devenait une sorte deduel entre gens de condition égale, et lemotif en était avouable ; l’élégancen’avait rien à souffrir de cee rencontre.

« Et comment se nomme ce valeureux champion, reprit le prince, cepreux chevalier défenseur de l’innocence ?

— Le baron de Sigognac, répondit Isabelle d’une voix légèrementtremblante, je livre son nom sans crainte à votre générosité. Vous êtestrop juste pour poursuivre en lui le malheur d’une victoire qu’il déplore.

— Sigognac, dit le prince, je pensais cee race éteinte. N’est-ce pasune famille de Gascogne ?

— Oui, mon père, son castel se trouve aux environs de Dax.— C’est bien cela. Les Sigognac ont des armes parlantes ; ils portent

d’azur à trois cigognes d’or, deux et une. Leur noblesse est fort ancienne.Palamède de Sigognac figurait glorieusement à la première croisade. UnRaimbaud de Sigognac, le père de celui-ci, sans doute, était fort ami etcompagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le suivit point à la cour ;car ses affaires, dit-on, étaient fort dérangées, et l’on ne gagnait guère quedes coups sur les talons du Béarnais.

— Si dérangées, que notre troupe, forcée par une nuit pluvieuse à cher-cher un asile, trouva le fils dans une tourelle à hiboux toute en ruine, oùse consumait sa jeunesse, et que nous l’arrachâmes à ce château de la mi-sère, craignant qu’il n’y mourût de faim par fierté et mélancolie ; je n’aijamais vu infortune plus vaillamment supportée.

— Pauvreté n’est pas forfaiture, dit le prince, et toute noble maisonqui n’a point failli à l’honneur peut se relever. Pourquoi, en son désastre,le baron de Sigognac ne s’est-il pas adressé à quelqu’un des anciens com-pagnons d’armes de son père, ou même au roi, le protecteur né de tousles gentilshommes ?

— Le malheur rend timide, quelque brave qu’on soit, répondit Isa-

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belle, et l’amour-propre retient le courage. En venant avec nous, le baroncomptait rencontrer à Paris une occasion favorable qui ne s’est point pré-sentée ; pour n’être point à notre charge, il a voulu remplacer un de noscamarades mort en route, et comme cet emploi se joue sous le masque, iln’y pensait pas compromere sa dignité.

— Sous ce déguisement comique, sans être sorcier, je devine bien unpetit brin d’amouree, dit le prince en souriant avec une maligne bonté ;mais ce ne sont point là mes affaires ; je connais assez votre vertu, et jene m’alarme point de quelques soupirs discrets poussés à votre intention.Il n’y a pas assez longtemps d’ailleurs que je suis votre père pour mepermere de vous sermonner. »

Pendant qu’il s’exprimait ainsi, Isabelle fixait sur le prince ses grandsyeux bleus, où brillaient la plus pure innocence et la plus parfaite loyauté.La nuance rose dont le nom de Sigognac avait coloré son beau visage s’é-tait dissipée ; sa physionomie n’offrait aucun signe de honte ou d’embar-ras. Dans son cœur le regard d’un père, le regard de Dieu même, n’eûtrien trouvé de répréhensible.

L’entretien en était là quand l’élève de maître Laurent se fit annoncer ;il apportait un bulletin favorable de la santé de Vallombreuse. L’état dublessé était aussi satisfaisant que possible ; après la potion, une crise heu-reuse avait eu lieu, et le médecin répondait désormais de la vie du jeuneduc. Sa guérison n’était plus qu’une affaire de temps.

À quelques jours de là, Vallombreuse, soutenu par deux ou troisoreillers, paré d’une chemise à collet en point de Venise, les cheveux sé-parés et remis en ordre, recevait dans son lit la visite de son fidèle amile chevalier de Vidalinc, qu’on ne lui avait pas encore permis de voir. Leprince était assis dans la ruelle, regardant avec une profonde joie pater-nelle le visage pâle et amaigri de son fils, mais qui n’offrait plus aucunsymptôme alarmant. La couleur était revenue aux lèvres, et l’étincelle dela vie brillait dans les yeux. Isabelle était debout près du chevet. Le jeuneduc lui tenait la main entre ses doigts fluets, et d’un blanc bleuâtre commeceux des malades abrités du grand air et du soleil depuis quelque temps.Comme il lui était défendu de parler encore autrement que par monosyl-labes, il témoignait ainsi sa sympathie à celle qui était la cause involon-taire de sa blessure, et lui faisait comprendre combien il lui pardonnait

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de grand cœur. Le frère avait chez lui remplacé l’amant, et la maladie, encalmant sa fougue, n’avait pas peu contribué à cee transition difficile.Isabelle était bien réellement pour lui la comtesse de Lineuil, et non plusla comédienne de la troupe d’Hérode. Il fit un signe de tête amical à Vida-linc, et dégagea un moment sa main de celle de sa sœur pour la lui tendre.C’était tout ce que le médecin autorisait pour cee fois.

Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse, fortifié par de légersaliments, put passer quelques heures sur une chaise longue et suppor-ter l’air d’une fenêtre ouverte, par où entraient les souffles balsamiquesdu printemps. Isabelle souvent lui tenait compagnie et lui faisait la lec-ture, fonction à laquelle son ancien métier de comédienne la rendait mer-veilleusement propre, par l’habitude de soutenir la voix et de varier àpropos les intonations.

Un jour qu’ayant achevé un chapitre elle allait en recommencer unautre dont elle avait déjà lu l’argument, le duc de Vallombreuse lui fitsigne de poser le livre, et lui dit :

« Chère sœur, ces aventures sont les plus divertissantes du monde,et l’auteur peut se compter parmi les plus gens d’esprit de la cour et dela ville ; il n’est bruit que de son livre dans les ruelles, mais j’avoue queje préère à cee lecture votre conversation charmante. Je n’aurais pascru tant gagner en perdant tout espoir. Le frère est auprès de vous enmeilleure posture que l’amant ; autant vous étiez rigoureuse à l’un, autantvous êtes douce à l’autre. Je trouve à ce sentiment paisible des charmesdont je ne me doutais point. Vous me révélez tout un côté inconnu de lafemme. Emporté par des passions ardentes, poursuivant le plaisir que mepromeait la beauté, m’exaltant et m’irritant aux obstacles, j’étais commece féroce chasseur de la légende que rien n’arrête ; je ne voyais qu’uneproie dans l’objet aimé. L’idée d’une résistance me semblait impossible.Le mot de vertu me faisait hausser les épaules, et je puis dire sans fatuitéà la seule qui ne m’ait point cédé, que j’avais bien des raisons de n’y pascroire. Ma mère était morte quand je ne comptais encore que trois ans ;vous n’étiez pas retrouvée, et j’ignorais tout ce qu’il y a de pur, de tendre,de délicat dans l’âme féminine. Je vous vis ; une irrésistible sympathie,où la voix secrète du sang était sans doute pour quelque chose, m’en-traîna vers vous, et pour la première fois un sentiment d’estime se mêla

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dans mon cœur à l’amour. Votre caractère, tout en me désespérant, meplaisait. J’approuvais cee fermeté modeste et polie avec laquelle vousrepoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvaisdigne de moi. La colère et l’admiration se succédaient en moi, et quelque-fois y régnaient ensemble. Même en mes plus violentes fureurs, je vous aitoujours respectée. Je pressentais l’ange à travers la femme, et je subissaisl’ascendant d’une pureté céleste. Maintenant je suis heureux, car j’ai devous précisément ce que je désirais de vous sans le savoir, cee affectiondégagée de tout alliage terrestre, inaltérable, éternelle ; je possède enfinune âme.

— Oui, cher frère, répondit Isabelle, vous la possédez, et ce m’est unbien grand bonheur que de pouvoir vous le dire. Vous avez en moi unesœur dévouée qui vous aimera double pour le temps perdu, surtout si,comme vous l’avez promis, vousmodérez ces fougues dont s’alarme notrepère, et ne laissez paraître que ce qu’il y a d’excellent en vous.

— Voyez la jolie prêcheuse, dit Vallombreuse en souriant ; il est vraique je suis un bien grand monstre, mais je m’amenderai sinon par amourde la vertu, du moins pour ne pas voir ma grande sœur prendre son airsévère à quelque nouvelle escapade. Pourtant je crains d’être toujours lafolie, comme vous serez toujours la raison.

— Si vous me complimentez ainsi, fit Isabelle avec un petit air de me-nace, je vais reprendre mon livre, et il vous faudra ouïr tout au long l’his-toire qu’allait raconter, dans la cabine de sa galère, le corsaire barbaresqueà l’incomparable princesse Aménaïde, sa captive, assise sur des carreauxde brocart d’or.

— Je n’ai pas mérité une si dure punition. Dussé-je paraître bavard, j’aienvie de parler. Ce damné médecin m’a posé si longtemps sur les lèvresle cachet du silence et fait ressembler à une statue d’Harpocrate !

— Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer ? Votre blessure est ci-catrisée à peine. Maître Laurent m’a tant recommandé de vous faire lalecture, afin qu’en écoutant vous ménagiez votre poitrine.

—Maître Laurent ne sait ce qu’il dit, et veut prolonger son importance.Mes poumons aspirent et rendent l’air avec la même facilité qu’aupara-vant. Je me sens tout à fait bien, et j’ai des envies de monter à cheval pourfaire une promenade dans la forêt.

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— Il vaut mieux encore faire la conversation ; le danger, certes, seramoindre.

— D’ici à peu je serai remis sur pied, ma sœur, et je vous présenteraidans le monde où votre rang vous appelle, et où votre beauté si parfaite nemanquera pas d’amener à vos pieds nombre d’adorateurs, parmi lesquelsla comtesse de Lineuil pourra se choisir un époux.

— Je n’ai aucune envie de me marier, et croyez que ce ne sont point làpropos de jeune fille qui serait bien fâchée d’être prise au mot. J’ai assezdonné ma main à la fin des pièces où je jouais pour n’être pas si presséede le faire dans la vie réelle. Je ne rêve pas d’existence plus douce que derester près du prince et de vous.

— Un père et un frère ne suffisent pas toujours, même à la personnela plus détachée du monde. Ces tendresses-là ne remplissent pas tout lecœur.

— Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles me manquaientun jour, j’entrerais en religion.

— Ce serait vraiment pousser l’austérité trop loin. Est-ce que le che-valier de Vidalinc ne vous paraît pas avoir tout ce qu’il faut pour faire unmari parfait ?

— Sans doute. La femme qu’il épousera pourra se dire heureuse ; mais,quelque charmant que soit votre ami, mon cher Vallombreuse, je ne seraijamais cee femme.

— Le chevalier de Vidalinc est un peu rousseau, et peut-être êtes-vouscomme notre roi Louis XIII, qui n’aime pas cee couleur, fort prisée despeintres cependant. Mais ne parlons plus de Vidalinc. e vous sembledu marquis de l’Estang, qui vint l’autre jour savoir de mes nouvelles etne vous quia pas des yeux tant que dura sa visite ? Il était si émerveilléde votre grâce, si ébloui de votre beauté nonpareille qu’il s’empêtrait enses compliments et ne faisait que balbutier. Cee timidité à part, qui doittrouver excuse à vos yeux puisque vous en étiez cause, c’est un cavalieraccompli. Il est beau, jeune, d’une grande naissance et d’une grande for-tune. Il vous conviendrait fort.

— Depuis que j’ai l’honneur d’appartenir à votre illustre famille, ré-pondit Isabelle un peu impatientée de ce badinage, trop d’humilité ne mesiérait pas. Je ne dirai donc point que je me regarde comme indigne d’une

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pareille union ; mais le marquis de l’Estang demanderait ma main à monpère, que je refuserais. Je vous l’ai déjà dit, mon frère, je ne veux pointme marier, et vous le savez bien, vous qui me tourmentez de la sorte.

— Oh ! quelle humeur virginale et farouche vous avez, ma sœur !Diane n’est pas plus sauvage en ses forêts et vallées de l’Hémus. Encore,s’il faut en croire les mauvaises langues mythologiques, le seigneur En-dymion trouva-t-il grâce à ses yeux. Vous vous fâchez parce que je vouspropose, en causant, quelques partis sortables ; si ceux-là vous déplaisent,nous vous en découvrirons d’autres.

— Je ne me fâche pas, mon frère ; mais décidément vous parlez troppour un malade, et je vous ferai gronder par maître Laurent. Vous n’aurezpas, à souper, votre aile de poulet.

— S’il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec un air de soumis-sion, mais croyez que vous ne serez mariée que de ma main. »

Pour se venger de la moquerie opiniâtre de son frère, Isabelle com-mença l’histoire du corsaire barbaresque d’une voix haute et vibrante quicouvrait celle de Vallombreuse.

« Mon père, le duc de Fossombrone, se promenait avec ma mère, l’unedes plus belles femmes, sinon la plus belle du duché de Gênes, sur le ri-vage de la Méditerranée où descendait l’escalier d’une superbe villa qu’ilhabitait l’été, quand les pirates d’Alger, cachés derrière des roches, s’é-lancèrent sur lui, triomphèrent par le nombre de sa résistance désespé-rée, le laissèrent pour mort sur la place et emportèrent la duchesse, alorsenceinte de moi, malgré ses cris, jusqu’à leur barque, qui s’éloigna rapide-ment en faisant force de rames, et rejoignit la galère capitane abritée dansune crique. Présentée au dey, ma mère lui plut et devint sa favorite. . . »

Vallombreuse, pour déjouer la malice d’Isabelle, ferma les yeux et surce passage plein d’intérêt feignit de s’endormir.

Le sommeil que Vallombreuse avait d’abord feint devint bientôt véri-table, et la jeune fille, voyant son frère endormi, se retira sur la pointe dupied.

Cee conversation, où le duc semblait avoir voulu mere une in-tention malicieuse, troublait Isabelle quoi qu’elle en eût. Vallombreuse,conservant une rancune secrète à l’endroit de Sigognac, bien qu’il n’eneût pas encore prononcé le nom depuis l’aaque du château, cherchait-il

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à élever par un mariage un obstacle insurmontable entre le baron et sasœur ? ou désirait-il simplement savoir si la comédienne transformée encomtesse n’avait pas changé de sentiment comme de fortune ? Isabelle nepouvait répondre à ces deux points d’interrogation que se posait alterna-tivement sa rêverie. Puisqu’elle était la sœur de Vallombreuse, la rivalitéde Sigognac et du jeune duc tombait d’elle-même ; mais, d’un autre côté, ilétait difficile de supposer qu’un caractère si altier, si orgueilleux et si vin-dicatif eût oublié la honte d’une première défaite, et surtout celle d’uneseconde. oique les positions fussent changées, Vallombreuse, en soncœur, devait toujours haïr Sigognac. Eût-il assez de grandeur d’âme pourlui pardonner, la générosité n’exigeait pas qu’il l’aimât et l’admît danssa famille. Il fallait renoncer à l’espoir d’une réconciliation. Le prince,d’ailleurs, ne verrait jamais avec plaisir celui qui avait mis en péril lesjours de son fils. Ces réflexions jetaient Isabelle en une mélancolie qu’elleessayait vainement de secouer. Tant qu’elle s’était considérée dans sonétat de comédienne comme un obstacle à la fortune de Sigognac, elle avaitrepoussé toute idée d’union avec lui ; mais, maintenant qu’un coup in-opiné du sort la comblait de tous les biens qu’on souhaite, elle eût aiméà récompenser par le don de sa main celui qui la lui avait demandéequand elle était méprisée et pauvre. Elle trouvait une sorte de bassesseà ne point faire partager sa prospérité au compagnon de sa misère. Maistout ce qu’elle pouvait faire, c’était de lui garder une inaltérable fidélité,car elle n’osait parler en sa faveur ni au prince ni à Vallombreuse.

Bientôt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dîner à table avecson père et sa sœur ; il déployait à ces repas une déférence respectueuseenvers le prince, une tendresse ingénieuse et délicate à l’endroit d’Isabelle,et montrait qu’il avait, malgré sa frivolité apparente, l’esprit orné plusqu’on n’eût pu le supposer chez un jeune homme adonné aux femmes, auxduels et à toutes sortes de dissipations. Isabelle se mêlait modestement àces conversations, et le peu qu’elle disait était si juste, si fin et si à proposque le prince en était émerveillé, d’autant plus que la jeune fille avec untact parfait, évitait préciosité et pédanterie.

Vallombreuse, tout à fait rétabli, proposa à sa sœur une promenade àcheval dans le parc, et les deux jeunes gens suivirent au pas une longueallée, dont les arbres centenaires se rejoignaient en voûte et formaient un

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couvert impénétrable aux rayons du soleil ; le duc avait repris toute sabeauté, Isabelle était charmante, et jamais couple plus gracieux ne che-vaucha côte à côte. Seulement la physionomie du jeune homme exprimaitla gaieté et celle de la jeune fille la mélancolie. Parfois les saillies de Val-lombreuse lui arrachaient un vague et faible sourire, puis elle retombaitdans sa languissante rêverie ; mais son frère ne paraissait pas s’aperce-voir de cee tristesse, et il redoublait de verve. « Oh ! la bonne chose quede vivre, disait-il ; on ne se doute pas du plaisir qu’il y a dans cet actesi simple : respirer ! Jamais les arbres ne m’ont semblé si verts, le ciel sibleu, les fleurs si parfumées ! C’est comme si j’étais né d’hier et que jevisse la création pour la première fois. and je songe que je pourraisêtre allongé sous un marbre et que je me promène avec ma chère sœur,je ne me sens pas d’aise ! ma blessure ne me fait plus souffrir du tout, etje crois que nous pouvons risquer un petit temps de galop pour retournerau château où le prince s’ennuie à nous aendre. »

Malgré les observations d’Isabelle, toujours craintive, Vallombreusechercha les flancs de sa monture, et les deux chevaux partirent d’un trainassez vif. Au bas du perron, en enlevant sa sœur de dessus la selle, lejeune duc lui dit : « Maintenant me voilà un grand garçon, et j’obtiendraila permission de sortir seul.

— Eh quoi ! vous voulez donc nous quier à peine guéri, méchant quevous êtes ?

— Oui, j’ai besoin de faire un voyage de quelques jours, répondit né-gligemment Vallombreuse. »

En effet, le lendemain il partit après avoir pris congé du prince, quine s’opposa point à son départ, et dit à Isabelle d’un ton énigmatique etbizarre : « Au revoir, petite sœur, vous serez contente de moi ! »

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CHAPITRE XIX

Orties et toiles d’araignée

L ’H était sage, et Sigognac se résolut à le suivre ;aucun arait d’ailleurs, Isabelle devenue de comédienne grandedame, ne le raachait plus à la troupe. Il fallait disparaître

quelque temps, se plonger dans l’oubli, jusqu’à ce que le ressentimentcausé par la mort probable de Vallombreuse se fût apaisé. Aussi aprèsavoir fait, non sans émotion, ses adieux à ces braves acteurs qui s’étaientmontrés si bons camarades pour lui, Sigognac s’éloigna de Paris, montésur un vigoureux bidet, les poches assez convenablement garnies de pis-toles, produit de sa part sur les recees. À petites journées, il se dirigeaitvers sa gentilhommière délabrée ; car, après l’orage, l’oiseau retourne tou-jours à son nid, ne fût-il que de bûchees et de vieille paille. C’était le seulgîte où il pût se réfugier, et dans ses désespérances il éprouvait une sortede plaisir à retourner au pauvre manoir de ses pères, qu’il eût peut-êtremieux fait de ne pas quier. En effet, sa fortune ne s’était guère améliorée,et cee dernière aventure ne pouvait que lui nuire. « Allons, se disait-il

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIX

tout en cheminant, j’étais prédestiné à mourir de faim et d’ennui entreces murailles lézardées, sous ce toit qui laisse passer la pluie comme uncrible. Nul n’évite son sort et j’accomplirai le mien : je serai le dernier desSigognac. »

Il est inutile de décrire tout au long ce voyage qui dura une vingtainede jours et ne fut égayé d’aucune rencontre curieuse. Il suffira de direqu’un beau soir Sigognac aperçut de loin les deux tourelles de son châ-teau, illuminées par le couchant et se détachant en clair du fond violet del’horizon. Un caprice de la lumière les faisait paraître plus rapprochéesqu’elles ne l’étaient réellement, et dans un des rares carreaux de la fa-çade, le soleil encadrait une scintillation rouge du plus vif éclat. On eûtdit une monstrueuse escarboucle.

Cee vue causa au baron un aendrissement bizarre ; certes, il avaitbien souffert dans ce castel en ruine, et cependant il éprouvait à le re-trouver l’émotion que procure au retour un ancien ami dont l’absence afait oublier les défauts. Sa vie s’était écoulée là pauvre, obscure, solitaire,mais non sans quelques secrètes douceurs ; car la jeunesse ne peut êtretout à fait malheureuse. La plus découragée a encore ses rêves et ses espé-rances. L’habitude d’une peine finit par avoir son charme, et l’on regreecertaines tristesses plus que certaines joies.

Sigognac donna de l’éperon à son cheval pour lui faire hâter l’allureet arriver avant la nuit. Le soleil ayant baissé et ne laissant plus voir au-dessus de la ligne brune tracée par la lande sur le ciel qu’un mince seg-ment de son disque échancré, la lueur rouge de la vitre s’était éteinte, etle manoir ne formait plus qu’une tache grise se confondant presque avecl’ombre ; mais Sigognac connaissait bien la route, et bientôt il s’engageadans le chemin fréquenté jadis, désert maintenant, qui conduisait au châ-teau. Les branches gourmandes de la haie lui foueaient les boes, et,devant les pas de son cheval, les rainees peureuses sautelaient à traversl’herbe humide de rosée ; un faible et lointain aboi de chien, quêtant toutseul comme pour se désennuyer, se faisait entendre dans le silence pro-fond de la campagne. Sigognac arrêta sa monture pour mieux écouter.Il avait cru reconnaître la voix enrouée de Miraut. Bientôt l’aboi se rap-procha et se changea en un jappement réitéré et joyeux, entrecoupé parune course haletante ; Miraut avait éventé son maître, et il accourait de

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toute la vitesse de ses vieilles paes. Le baron siffla d’une certaine façon,et au bout de quelques minutes, le bon et brave chien déboucha impé-tueusement par une brèche de la haie, hurlant, sanglotant, poussant descris presque humains.oique essoufflé et pantelant, il sautait au nez ducheval, tâchait d’escalader la selle pour parvenir jusqu’à son maître, etdonnait les plus extravagants témoignages de joie canine que jamais ani-mal de son espèce ait manifestés. Argus lui-même reconnaissant Ulyssechez Eumée n’était pas si content que Miraut. Sigognac se baissa et luiflaa la tête de la main pour calmer cee furie sympathique.

Satisfait de cet accueil, et voulant porter la bonne nouvelle aux habi-tants du château, c’est-à-dire à Pierre, à Bayard et à Béelzébuth, Mirautpartit comme un trait et se mit à aboyer de telle sorte devant le vieux ser-viteur assis dans la cuisine que celui-ci comprit qu’il se passait quelquechose d’extraordinaire.

« Est-ce que le jeune maître reviendrait ? » se dit Pierre en se levantet en marchant à la suite de Miraut, qui le tirait par le pan de son sayon.Comme la nuit s’était faite, Pierre avait allumé au foyer où cuisait sonfrugal souper un éclat de bois résineux, dont, à l’entrée du chemin, lafumée rougeâtre illumina tout à coup Sigognac et son cheval.

« C’est vous, monsieur le baron, s’écria joyeusement le brave Pierre àla vue de sonmaître ; Miraut me l’avait déjà dit en son honnête langage dechien ; car nous sommes si seuls ici que bêtes et gens, ne parlant qu’entreeux, finissent par se comprendre. Cependant n’ayant point été averti devotre retour, je craignais de me tromper. Aendu ou non, soyez le bien-venu dans votre domaine ; on tâchera de vous fêter le mieux possible.

— Oui, c’est bien moi, mon bon Pierre, Miraut ne t’a pas menti ; moi,sinon plus riche, du moins sain et sauf ; allons, marche devant avec tatorche et rentrons au logis. »

Pierre, non sans effort, ouvrit les baants de la vieille porte, et le baronde Sigognac passa sous le portail éclairé d’une manière fantastique parles reflets de la torche. À cee lueur les trois cigognes sculptées sur leblason à la voûte parurent s’animer et palpiter des ailes comme si elleseussent voulu saluer le retour du dernier rejeton de la famille qu’ellesavaient symbolisée pendant tant de siècles. Un hennissement prolongésemblable à un clairon se fit entendre. C’était Bayard qui du fond de son

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écurie sentait sonmaître et tirait de ses vieux poumons asthmatiques ceefanfare éclatante !

« Bien, bien, je t’entends, mon pauvre Bayard, dit Sigognac en descen-dant de cheval et en jetant les rênes à Pierre ; je vais t’aller dire bonjour. »Et il se dirigeait du côté de l’écurie lorsqu’il faillit choir : une masse noi-râtre s’enchevêtrait dans ses jambes miaulant, ronronnant, faisant le grosdos. C’était Béelzébuth qui exprimait sa joie avec tous les moyens que lanature a donnés à la race féline ; Sigognac le prit entre ses bras et l’élevaà la hauteur de son visage. Le matou était au comble du bonheur ; sesyeux ronds s’illuminaient de lueurs phosphoriques ; des frémissementsnerveux lui faisaient ouvrir et fermer ses paes aux ongles rétractiles. Ils’étranglait à force de filer vite son rouet et poussait avec une passionéperdue son nez, noir et grenu comme une truffe, contre la moustache deSigognac. Après l’avoir bien caressé, car il ne dédaignait pas ces témoi-gnages d’affection d’humbles amis, le baron remit délicatement Béelzé-buth à terre, et ce fut le tour de Bayard, qu’il flaa, à plusieurs reprises, enlui frappant du plat de la main le col et la croupe. Le bon animal meaitsa tête sur l’épaule de son maître, graait le sol de son pied et de l’arrière-train essayait une courbee fringante. Il accueillit poliment le bidet qu’oninstalla près de lui, se sentant sûr de l’affection de Sigognac et peut-êtresatisfait d’entrer en relation avec un animal de son espèce, ce qui ne luiétait pas arrivé depuis longtemps.

« Maintenant que j’ai répondu aux civilités de mes bêtes, dit Sigognacà Pierre, il ne serait peut-être pas mal à propos d’aller voir à la cuisine ceque contient ton garde-manger ; j’ai mal déjeuné ce matin, mais je n’aipas dîné du tout, car je voulais arriver au but de mon voyage devant qu’ilfît nuit. À Paris, j’ai un peu perdu mes habitudes de sobriété, et je ne seraipas fâché de souper, ne fût-ce que d’un rogaton.

— Maître, il y a un reste de miasson, un peu de lard et du fromagede chèvre. Ce sont des mets sauvages et rustiques que vous ne trouverezpeut-être plus mangeables depuis que vous avez tâté de la grande cuisine.S’ils ne flaent pas le palais, ils empêchent du moins de mourir de faim.

— C’est tout ce qu’un homme peut demander à la nourriture, réponditSigognac, et je ne suis point ingrat, comme tu sembles le penser, enversles aliments simples qui ont soutenu ma jeunesse et m’ont fait sain, alerte

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et vigoureux ; sers ton miasson, ton lard et ton fromage avec la fierté d’unmaître d’hôtel qui apporterait sur un plat d’or un paon faisant la roue.

Rassuré sur sa cuisine, Pierre couvrit en hâte la table où d’habitudeSigognac prenait son maigre repas, d’une nappe bise mais propre ; il plaçad’un côté le gobelet, de l’autre le pot de grès plein d’une piquee acidepour faire symétrie au bloc de miasson et se tint debout derrière sonmaître comme un majordome servant un prince. Selon l’antique cérémo-nial, Miraut, assis à sa droite sur son derrière, et Béelzébuth, accroupià gauche, regardaient avec extase le baron de Sigognac et suivaient lesvoyages que sa main faisait du plat à sa bouche et de sa bouche au platdans l’aente de quelque morceau qu’il leur jetait impartialement.

Ce tableau bizarre était éclairé par l’éclat de bois résineux que Pierreavait planté sur une fiche en fer, à l’intérieur de la cheminée, pour quela fumée ne se répandît pas dans la chambre. Il répétait si exactement lascène décrite au commencement de cee histoire que le baron, frappé decee ressemblance, s’imaginait avoir fait un rêve et n’être jamais sorti deson château.

Le temps, qui, à Paris, avait coulé si vite et si chargé d’événements,semblait s’être arrêté au château de Sigognac. Les heures endormies nes’étaient pas donné la peine de retourner leur sablier plein de poussière.Tout était à la même place. Les araignées sommeillaient toujours auxencoignures dans leur hamac grisâtre, aendant la venue de quelquemouche improbable. elques-unes même s’étaient découragées et n’a-vaient point raccommodé leurs toiles, n’ayant plus assez de substancepour tirer du fil de leur ventre ; sur la cendre blanche de l’âtre un charbonqui paraissait ne pas avoir brûlé depuis le départ du baron dégageait unepetite fumée grêle comme celle d’une pipe près de s’éteindre ; seulementles orties et les ciguës avaient grandi dans la cour, l’herbe qui encadraitles pavés était plus haute ; une branche d’arbre, n’arrivant jadis qu’à lafenêtre de la cuisine, y poussait maintenant un jet feuillu par la mailled’un carreau cassé. C’était tout ce qu’il y avait de nouveau.

Malgré lui, Sigognac se sentait repris par cemilieu. Ses anciennes pen-sées lui revenaient en foule ; et il se perdait en des rêveries silencieusesque respectait Pierre et que n’osaient troubler Miraut et Béelzébuth pardes caresses intempestives. Tout ce qui s’était passé ne lui faisait plus

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l’effet que d’aventures qu’il aurait lues dans un livre et dont le souvenirlui serait vaguement resté. Le capitaine Fracasse, déjà effacé à demi, nelui apparaissait plus dans le lointain que comme un pâle spectre émanéet détaché à tout jamais de lui-même. Son combat avec Vallombreuse nese dessinait en sa mémoire que sous forme d’une gesticulation bizarre àlaquelle sa volonté était demeurée étrangère. Aucune des actions accom-plies pendant cee période ne lui semblait tenir à lui, et son retour auchâteau avait rompu les fils qui les raachaient à sa vie. Seul son amourpour Isabelle ne s’était pas envolé, et il le retrouvait toujours vivace enson cœur, mais plutôt encore comme une aspiration de l’âme que commeune passion réelle, puisque celle qui en était l’objet ne pouvait plus lui ap-partenir. Il comprenait que la roue de son char un moment lancé sur uneautre route était retombée dans son ornière fatale, et il s’y résignait avecun accablement tranquille. Seulement il se blâmait d’avoir eu quelquesminutes d’espérance et d’illusion. Pourquoi diable aussi les malheureuxveulent-ils être heureux ?elle soise !

Cependant il parvint à secouer cee torpeur, et comme il voyait dansles yeux de Pierre pointer de timides interrogations, il narra brièvementà ce digne serviteur les faits principaux qui pouvaient l’intéresser danscee histoire ; au récit des deux duels de son élève avec Vallombreuse, lebonhomme, fier d’avoir formé un tel disciple, rayonnait d’aise et simu-lait contre la muraille, au moyen d’un bâton, les coups que lui décrivaitSigognac.

« Hélas ! mon brave Pierre, dit le baron en soupirant, tu m’as trop bienmontré tous ces secrets d’escrime que personne ne possède comme toi.Cee victoire m’a perdu et renvoyé pour longtemps, sinon pour toujours,en ce pauvre et tristemanoir. J’ai cee chance particulière que le triomphem’abat et ruine mes affaires au lieu de les accommoder. Il eût mieux valuque je fusse blessé ou même tué en cee rencontre fâcheuse.

— Les Sigognac, fit sentencieusement le vieux serviteur, ne sauraientêtre baus.oi qu’il arrive, maître, je suis content que vous ayez tué ceVallombreuse. La chose a dû être faite dans les règles, j’en suis sûr, et c’esttout ce qu’il faut.e peut objecter un homme qui meurt d’un beau coupd’épée, étant en garde ?

— Rien, certainement, répondit Sigognac, que la philosophie prévôtale

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du vieux maître d’armes faisait sourire ; mais je me sens un peu fatigué.Allume la lampe et conduis-moi à ma chambre. »

Pierre obéit. Le baron, précédé de son domestique et suivi de son chienet de son chat, monta lentement le vieil escalier aux fresques éteintes etpassées de ton. Les Hercules à gaines de plus en plus pâles faisaient desefforts pour soutenir la feinte corniche dont le poids semblait les écra-ser. Ils gonflaient désespérément leurs muscles appauvris, et cependantn’avaient pu empêcher que quelques plaques de crépi ne se détachassentdu mur. Les empereurs romains ne valaient guère mieux, et quoiqu’ils af-fectassent en leurs niches des mines de rodomonts et de triomphateurs,ils avaient perdu qui leur couronne, qui leur sceptre, qui leur pourpre. Letreillage peint de la voûte s’était défoncé en maint endroit, et les pluiesd’hiver, filtrant par les lézardes, avaient géographié des Amériques nou-velles à côté des vieux continents et des îles déjà tracées.

Ce délabrement auquel Sigognac, avant d’être sorti de sa gentilhom-mière, n’était pas autrement sensible le frappa et le jeta, tandis qu’il mon-tait, en des mélancolies profondes. Il y voyait l’inévitable et fatale déca-dence de sa race et se disait : « Si cee voûte avait quelque sentiment depitié pour la famille qu’elle a jusqu’ici abritée, elle devrait bien s’écrou-ler et m’écraser sur place ! » Arrivé à la porte des appartements, il prit lalampe des mains de Pierre, qu’il remercia et renvoya, ne voulant pas luilaisser voir son émotion.

Sigognac traversa lentement la première salle où avait eu lieu, il y aquelques mois, le souper des comédiens. Le souvenir de ce joyeux tableaula rendait plus lugubre encore. Troublé un instant, le silence semblait s’yêtre réinstallé à tout jamais, plus morne, plus profond, plus formidable.Dans ce tombeau, un grignotement de rat usant ses incisives prenait desrésonances étranges. Éclairés par le faible jour de la lampe, les portraits,accoudés sur leurs cadres d’or fané comme à des balcons, devenaient in-quiétants. On eût dit qu’ils voulaient s’arracher de leur fond d’ombre etvenir saluer leur malheureux rejeton. Une vie spectrale animait ces an-tiques effigies : leurs lèvres peintes remuaient, murmurant des parolesque l’âme entendait à défaut de l’oreille ; leurs yeux se levaient tristementau plafond et, sur leurs joues vernies, la sueur de l’humidité se condensaiten grosses goues que la lumière faisait briller comme des larmes. Les es-

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prits des aïeux erraient, certes, autour de ces images qui représentaientla forme terrestre qu’ils avaient animée autrefois, et Sigognac sentait leurprésence invisible dans l’horreur secrète de cee demi-obscurité. Toutesces figures à cuirasses ou à vertugadins avaient l’air lamentable et désolé.Seul, le dernier portrait, celui de la mère de Sigognac, semblait sourire. Lalumière tombait précisément dessus, et, soit que la peinture plus récenteet d’une meilleure main fît illusion, soit qu’en effet l’âme vînt un instantvivifier cee apparence, le portrait avait un air de tendresse confiante etgaie dont Sigognac s’étonna et qu’il prit pour un favorable présage, carl’expression de cee tête lui avait toujours paru mélancolique.

Enfin Sigognac entra dans sa chambre et posa la lampe sur la petitetable où gisait encore le volume de Ronsard qu’il lisait lorsque les comé-diens vinrent frapper nuitamment à la porte dumanoir. Le papier, couturéde ratures, brouillon d’un sonnet inachevé, était toujours à la même place.Le lit, qu’on n’avait pas refait, gardait moulée l’empreinte des dernièrespersonnes qui s’y étaient reposées. Isabelle avait dormi là. Sa jolie têtes’était appuyée à cet oreiller, confident de bien des rêves !

À cee pensée, Sigognac se sentit le cœur voluptueusement torturépar une agréable douleur, si l’on peut joindre ensemble ces mots enne-mis de nature. Son imagination se représentait avec vivacité les appas decee adorable fille ; sa raison, d’une voix importune et chagrine, lui di-sait qu’Isabelle était à jamais perdue pour lui, et pourtant il lui semblaitvoir par l’effet d’une fantasmagorie amoureuse ce pur et charmant visageentre les plis des rideaux entrouverts comme celui d’une chaste épousequi aend le retour de l’époux.

Pour en finir avec ces visions qui lui amollissaient le courage, il sedéshabilla et se coucha, baisant la place autrefois occupée par Isabelle ;mais, malgré la fatigue, le sommeil fut long à venir, et ses yeux errèrentplus d’une heure autour de la chambre délabrée, tantôt suivant quelquebizarre reflet de lune sur les vitres dépolies, tantôt regardant avec unefixité inconsciente le chasseur de halbrans dans la forêt d’arbres bleus etjaunes, sujet de la vieille tapisserie.

Si le maître veillait, l’animal dormait. Béelzébuth, roulé en boule auxpieds de Sigognac, ronflait comme le chat de Mahomet sur la manche duprophète. La profonde quiétude de la bête finit par gagner l’homme, et le

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jeune baron partit pour le pays des rêves.and vint l’aurore, Sigognac fut plus frappé qu’il ne l’avait été la

veille de l’état de dévastation où se trouvait son manoir. Le jour n’a pas decompassion pour les ruines et les vieilleries ; il en montre cruellement lespauvretés, les rides, les taches, les décolorations, les poussières, les moi-sissures ; la nuit, plus miséricordieuse, adoucit tout de ses ombres amies,et du pan de son voile essuie les larmes des choses. Les chambres, si vastesjadis, lui paraissaient petites, et il s’étonnait de les avoir gardées tellementgrandes en son souvenir ; mais bientôt il reprit la mesure de son manoiret rentra dans sa vie ancienne comme dans un vieil habit qu’on a quelquetemps quié pour en mere un neuf ; il se sentait à l’aise dans ce vête-ment usé dont ses habitudes avaient formé les plis. Sa journée s’arran-geait ainsi. Il allait faire une courte prière dans la chapelle en ruine oùreposaient ses aïeux, arrachait quelque ronce d’une tombe brisée, dépê-chait son frugal repas, tirait des armes avec Pierre, montait Bayard ou lebidet qu’il avait conservé et, après une longue excursion, revenait au lo-gis, silencieux et morne comme autrefois, puis il soupait entre Béelzébuthet Miraut et se couchait en feuilletant, pour s’endormir, un des volumesdépareillés et déjà cent fois lus de sa bibliothèque dévastée par les ratsfaméliques. Comme on voit, il ne survivait rien du brillant capitaine Fra-casse, du hardi rival de Vallombreuse ; Sigognac était bien redevenu lechâtelain du château de la Misère.

Un jour, il descendit au jardin où il avait conduit les deux jeunes co-médiennes. Le jardin était plus inculte, plus désordonné et plus touffu enmauvaises herbes que jamais ; cependant, l’églantier, qui avait fourni unerose pour Isabelle et un bouton pour Sérafine, afin qu’il ne fût pas ditque deux dames sortissent d’un parterre sans être quelque peu fleuries,semblait cee fois, comme l’autre, s’être piqué d’honneur.

Sur la même branche s’épanouissaient deux charmantes petites roses,aux frêles pétales, ouvertes le matin et gardant encore dans leur cœurdeux ou trois perles de rosée.

Cee vue aendrit singulièrement Sigognac par le souvenir qu’elleéveillait en lui. Il se rappela cee phrase d’Isabelle : « Dans cee pro-menade au jardin où vous écartiez les ronces devant moi, vous m’avezcueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous puissiez me faire ;

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j’y ai laissé tomber une larme avant de la mere dans mon sein, et silen-cieusement je vous ai donné mon âme en échange. »

Il prit la rose, en aspira passionnément l’odeur et mit ses lèvres sur lesfeuilles, croyant que ce fussent les lèvres de son amie non moins douces,vermeilles et parfumées. Depuis qu’il était séparé d’Isabelle, il ne faisaitqu’y penser, et il comprenait combien elle était indispensable à sa vie.Pendant les premiers jours, l’étourdissement de toutes ces aventures ac-cumulées, la stupeur de ces revirements de fortune, la distraction forcéedu voyage l’avaient empêché de se rendre compte du véritable état de sonâme. Mais, rentré dans la solitude, le calme et le silence, il retrouvait Isa-belle au bout de toutes ses rêveries. Elle remplissait sa tête et son cœur.L’image même d’Yolande s’était effacée comme une vapeur légère. Il ne sedemandait même pas s’il l’avait jamais aimée, cee beauté orgueilleuse :il n’y songeait plus. « Et pourtant Isabelle m’aime », se disait-il, aprèsavoir récapitulé pour la centième fois tous les obstacles qui s’opposaientà son bonheur.

Deux ou trois mois se passèrent ainsi, et Sigognac était en sa chambrecherchant la pointe finale d’un sonnet à la louange de son aimée, lorsquePierre vint annoncer à son maître qu’un gentilhomme était là qui deman-dait à lui parler.

« Un gentilhomme qui veut me parler, fit Sigognac, tu rêves ou il setrompe ! Personne au monde n’a rien à me dire ; cependant, pour la raretédu fait, introduis ce mortel singulier. el est son nom, du moins ?

— Il n’a pas voulu le décliner, prétendant que ce nom ne vous appren-drait rien », répondit Pierre en ouvrant la porte à deux baants.

Sur le seuil apparut un beau jeune homme, vêtu d’un élégant costumede cheval en drap couleur noisee, agrémenté de vert, chaussé de boesen feutre gris aux éperons d’argent, et tenant enmain un chapeau à largesbords orné d’une longue plume verte, ce qui permeait de voir en pleinelumière sa tête fière, délicate et charmante dont plus d’une femme eûtjalousé les traits corrects dignes d’une statue antique.

Ce cavalier accompli ne parut pas faire sur Sigognac une impressionagréable, car il pâlit légèrement, et d’un bond courut à son épée suspendueau chevet du lit, la tira du fourreau et se mit en garde.

« Pardieu !monsieur le duc, je croyais vous avoir bien tué ! Est-ce vous

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ou votre ombre qui m’apparaissez ainsi ?— C’est moi-même Hannibal de Vallombreuse, répondit le jeune duc,

moi-même en chair et en os, aussi peu décédé que possible ; mais rengai-nez au plus tôt cee rapière. Nous nous sommes déjà baus deux fois.C’est assez. Le proverbe dit que les choses répétées plaisent, mais qu’àla troisième redite elles deviennent fastidieuses. Je ne viens pas en en-nemi. Si j’ai quelques petites peccadilles à me reprocher à votre endroit,vous avez bien pris votre revanche. Partant nous sommes quies. Pourvous prouver mes bonnes intentions, voilà un brevet signé du roi quivous donne un régiment. Mon père et moi avons fait souvenir Sa Ma-jesté de l’aachement des Sigognac aux rois ses aïeux. J’ai voulu vousapporter en personne cee nouvelle favorable ; et maintenant, car je suisvotre hôte, faites tordre le col à n’importe quoi, meez à la broche quivous voudrez ; mais, pour Dieu, donnez-moi à manger. Les auberges decee route sont désastreuses, et mes fourgons, ensablés à quelque dis-tance d’ici, contiennent mes provisions de bouche.

— J’ai bien peur, monsieur le duc, que mon dîner ne vous paraisse unevengeance, répondit Sigognac avec une courtoisie enjouée ; mais n’ari-buez pas à la rancune la pauvre chère que vous ferez. Vos procédés francset cordiaux me touchent au plus tendre de l’âme, et vous n’aurez pas dé-sormais d’ami plus dévoué que moi. Bien que vous n’ayez guère besoin demes services, ils vous sont tout acquis. Holà ! Pierre, trouve des poulets,des œufs, de la viande, et tâche à régaler de ton mieux ce seigneur quimeurt de faim et n’en a pas l’habitude comme nous. »

Pierre mit en poche quelques-unes des pistoles envoyées par sonmaître et qu’il n’avait pas touchés encore, enfourcha le bidet et courutbride abaue au village le plus proche, en quête de provisions. Il trouvaquelques poulets, un jambon, une fiasque de vin vieux, et chez le curé del’endroit, qu’il détermina non sans peine à le lui céder, un pâté de foies decanard, friandise digne de figurer sur la table d’un évêque ou d’un prince.

Au bout d’une heure il fut de retour, confia le soin de tourner la brocheà une grande fille hâve et déguenillée qu’il avait rencontrée sur la routeet envoyée au château, et mit le couvert dans la salle aux portraits, enchoisissant parmi les faïences des dressoirs celles qui n’avaient qu’uneécornure ou qu’une étoile, car il ne fallait point penser à l’argenterie, la

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dernière pièce ayant été depuis longtemps fondue. Cela fait, il vint an-noncer à son maître « que ces messieurs étaient servis ».

Vallombreuse et Sigognac s’assirent en face l’un de l’autre sur lesmoins boiteuses des six chaises, et le jeune duc, que cee situation nou-velle pour lui égayait, aaqua les mets réunis à grand-peine par Pierre,avec une amusante férocité d’appétit. Ses belles dents blanches, aprèsavoir dévoré un poulet tout entier, lequel, il est vrai, semblait mort d’é-tisie, s’enfonçaient joyeusement dans la tranche rose d’un jambon deBayonne, et faisaient, comme on dit, sauter les miees au plafond. Il pro-clama les foies de canard une nourriture délicate, exquise, ambroisienne,et trouva que ce petit fromage de chèvre, jaspé et persillé de vert, était unexcellent éperon à boire. Il loua aussi le vin, lequel était vieux et de boncru, et dont la belle couleur rougissait comme pourpre dans les anciensverres de Venise. Une fois même, tant il était de bonne humeur, il faillitéclater de rire, à l’air effaré de Pierre, surpris d’avoir entendu son maîtreappeler « M. le duc de Vallombreuse » ce vivant réputé pour mort. Touten tenant tête du mieux qu’il pouvait au jeune duc, Sigognac s’étonnaitde voir chez lui, familièrement accoudé à sa table, cet élégant et fier sei-gneur, jadis son rival d’amour, qu’il avait tenu deux fois au bout de sonépée, et qui avait essayé à plusieurs reprises de le faire dépêcher par desspadassins.

Le duc de Vallombreuse comprit la pensée du baron sans que celui-cil’exprimât, et quand le vieux serviteur se fut retiré, posant sur la tableun flacon de vin généreux et deux verres plus petits que les autres, pourhumer la précieuse liqueur, il fila entre ses doigts le bout de sa fine mous-tache, et dit au baron avec une amicale franchise :

« Je vois bien, mon cher Sigognac, malgré toute votre politesse, quema démarche vous semble un peu étrange et subite. Vous vous dites :« Comment se fait-il que ce Vallombreuse, si hautain, si arrogant, si impé-rieux, soit devenu, de tigre qu’il était, agneau qu’une bergeree conduiraitau bout d’un ruban ? » Pendant les six semaines que je suis resté clouéau lit, j’ai fait quelques réflexions comme le plus brave en peut se per-mere en face de l’éternité ; car la mort n’est rien pour nous autres, gen-tilshommes, qui prodiguons notre vie avec une élégance que les bourgeoisn’imiteront jamais. J’ai senti la frivolité de bien des choses, et me suis pro-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XIX

mis, si j’en revenais, de me conduire autrement. L’amour que m’inspiraitIsabelle changé en pure et sainte amitié, je n’avais plus de raisons de voushaïr. Vous n’étiez plus mon rival. Un frère ne saurait être jaloux de sasœur ; je vous sus gré de la tendresse respectueuse que vous n’aviez cesséde lui témoigner quand elle se trouvait encore dans une condition qui au-torise les licences. Vous avez le premier deviné cee âme charmante sousson déguisement de comédienne. Pauvre, vous avez offert à la femme mé-prisée la plus grande richesse que puisse posséder un noble, le nom de sesaïeux. Elle vous appartient donc, maintenant qu’elle est illustre et riche.L’amant d’Isabelle doit être le mari de la comtesse de Lineuil.

— Mais, répondit Sigognac, elle m’a toujours obstinément refusé lors-qu’elle pouvait croire à mon absolu désintéressement.

— Délicatesse suprême, susceptibilité angélique, pur esprit de sacri-fice, elle craignait d’entraver votre sort et de nuire à votre fortune ; maiscee reconnaissance a renversé la situation.

— Oui, c’est moi qui maintenant serais un obstacle à sa haute position.Ai-je le droit d’être moins dévoué qu’elle ?

— Aimez-vous toujours ma sœur ? dit le duc de Vallombreuse d’unton grave ; j’ai, comme frère, le droit de vous adresser cee question.

— De toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon sang, réponditSigognac ; autant et plus que jamais homme ait aimé une femme sur ceeterre, où rien n’est parfait, sinon Isabelle.

— En ce cas, monsieur le capitaine de mousquetaires, bientôt gouver-neur de province, faites seller votre cheval et venez avec moi à Vallom-breuse pour que je vous présente dans les formes au prince mon père età la comtesse de Lineuil ma sœur. Isabelle a refusé pour époux le cheva-lier de Vidalinc, le marquis de l’Estang, deux fort beaux jeunes gens, mafoi ; mais je crois que, sans se faire trop prier, elle acceptera le baron deSigognac. »

Le lendemain, le duc et le baron cheminaient boe à boe sur la routede Paris.

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CHAPITRE XX

Déclaration d’amour deChiquita

U garnissait la place de Grève, malgré l’heureassezmatinale encore quemarquait le cadran de l’hôtel de ville.Les grands toits de Dominique Bocador se profilaient en gris

violâtre sur un ciel d’un blanc laiteux. Leur ombre froide s’allongeait jus-qu’au milieu de la place et enveloppait une charpente sinistre, dépas-sant d’un ou deux pieds le niveau des fronts, et barbouillée d’un rougesanguinolent. Aux fenêtres des maisons quelques têtes paraissaient, quirentraient aussitôt, voyant que le spectacle n’était pas commencé. Unevieille femme montra même sa face ridée à une lucarne de la tourelle si-tuée à l’angle de la place d’où la tradition veut quemadameMarguerite aitcontemplé le supplice de la Môle et de Coconnas : changement désastreuxd’une belle reine en laide sorcière ! À la croix de pierre plantée au bordde la déclivité qui descend au fleuve, un enfant, se hissant à grand-peine,

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Le capitaine Fracasse Chapitre XX

s’était suspendu, et il s’y tenait les bras passés au-dessus de la traverse,les genoux et les jambes enserrant la tige, dans une pose aussi pénibleque celle du mauvais larron, mais qu’il n’eût pas quiée pour une fouaceou un chausson aux pommes. De là, il découvrait le détail intéressant del’échafaud, la roue pour tourner le patient, les cordelees pour l’aacher,la barre pour lui briser les os ; toutes choses dignes d’être examinées.

Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu’un se fût avisé d’étudierd’un œil plus aentif cet enfant ainsi perché, il eût démêlé dans l’expres-sion de son visage un autre sentiment que celui d’une curiosité vulgaire.Ce n’était point le féroce appât d’un supplice qui avait amené là ce jeuneêtre au teint bistré, aux grands yeux cernés de brun, aux dents brillantes,aux longs cheveux noirs, dont les mains gantées de hâle se crispaient surles croisillons de pierre. La délicatesse de ses traits semblait même indi-quer un autre sexe que celui qu’accusaient ses vêtements ; mais personnene regardait de ce côté, et toutes les têtes se tournaient instinctivementvers l’échafaud ou vers le quai par lequel devait déboucher le condamné.

Parmi les groupes apparaissaient quelques figures de connaissance ;un nez rouge au milieu d’une face pâle désignait Malartic, et il passaitassez du profil busqué de Jacquemin Lampourde par-dessus le pli d’unmanteau jeté sur l’épaule à l’espagnole pour qu’on ne pût douter de sonidentité. Bien qu’il portât son chapeau enfoncé jusqu’au sourcil, afin decacher l’absence de son oreille coupée par la balle de Piedgris, il était aiséde retrouver Bringuenarilles dans ce grand maraud assis sur une borneet fumant une longue pipe de Hollande pour passer le temps. Piedgrislui-même causait avec Tordgueule, et sur les marches de l’Hôtel de Villese promenaient d’une façon péripatétique, causant de choses et d’autres,plusieurs habitués du Radis couronné. La place de Grève, où, tôt ou tard,ils doivent fatalement aboutir, exerce sur les meurtriers, les spadassins etles filous une fascination singulière. Cet endroit sinistre, au lieu de les re-pousser, les aire. Ils tournent autour traçant d’abord des cercles larges,ensuite plus étroits, jusqu’à ce qu’ils y tombent ; ils aiment à regarderle gibet où ils seront branchés ; ils en contemplent avidement la confi-guration horrible, et ils apprennent dans les grimaces des patients à sefamiliariser avec la mort ; effet bien contraire à l’idée de la justice, qui estd’effrayer les scélérats par l’aspect des tourments.

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Le capitaine Fracasse Chapitre XX

Ce qui explique en outre l’affluence de telles ribaudailles aux joursd’exécution, c’est que le protagoniste de la tragédie est toujours un pa-rent, une connaissance, souvent un complice. On va voir pendre son cou-sin, rouer son ami de cœur, bouillir ce galant homme dont on passaitla fausse monnaie. Manquer à cee fête serait une impolitesse. Pour uncondamné, il est agréable d’avoir autour de son échafaud un public defigures connues. Cela soutient et ranime l’énergie. On ne veut pas êtrelâche devant des appréciateurs du vrai mérite, et l’orgueil vient au se-cours de la souffrance. Tel, ainsi entouré, meurt en Romain qui ferait lafemmelee s’il était dépêché incognito au fond d’une cave.

Sept heures sonnèrent. L’exécution devait avoir lieu à huit heuresseulement. Aussi Jacquemin Lampourde, en entendant tinter l’horloge,dit-il à Malartic : « Tu vois bien que nous aurions eu le temps de boireencore une bouteille ; mais tu es toujours impatient et nerveux. Si nousretournions au Radis couronné ? je m’ennuie de faire le pied de grue et decroquer le marmot. Voir rouer un pauvre diable, cela vaut-il une si longueaente ? ce supplice est fade, bourgeois et commun. Si c’était quelque belécartèlement à quatre chevaux montés chacun par un archer de la pré-vôté, quelque tenaillement avec pinces de fer rouge, quelque applicationde poix bouillante et de plomb fondu, quelque chose d’ingénieusementtortionnaire et de férocement douloureux, faisant honneur à l’imagina-tion du juge ou à l’habileté du bourreau ; oh ! alors, je ne dis pas. Paramour de l’art, je resterais ; mais, pour si peu, fi donc !

— Je te trouve injuste à l’endroit de la roue, répondit sentencieusementMalartic en froant son nez plus cramoisi que jamais ; la roue a du bon.

— On ne peut pas disputer des goûts. Chacun est entraîné par sa vo-lupté particulière, comme dit un auteur latin fort célèbre dont j’ai oubliéle nom, ma mémoire ne retenant volontiers que ceux des grands capi-taines. La roue te plaît ; je ne te contrarierai pas là-dessus, et je te tiendraicompagnie jusqu’à la fin. Conviens, cependant, qu’une décollation faiteavec une lame damasquinée, ayant dans le dos une rainure remplie devif-argent pour lui donner du poids, exige du coup d’œil, de la vigueur,de la dextérité, et présente un spectacle aussi noble qu’arayant.

— Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n’est qu’un éclair ;et puis la décapitation est réservée aux gentilshommes. Le billot est un

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de leurs privilèges. Parmi les supplices roturiers, la roue me paraît l’em-porter sur la vulgaire pendaison, bonne tout au plus pour les malfaiteurssubalternes. Agostin est plus qu’un simple voleur. Il mérite mieux que lacorde, et la justice a eu pour lui les égards qui lui sont dus.

— Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans doute à cause deChiquita, dont la bizarrerie agaçait ton œil libertin ; je ne partage pas tonadmiration à l’endroit de ce bandit, plus fait pour travailler sur les grandschemins et dans les gorges de montagne, comme un salteador, que pouropérer avec la délicatesse convenable au sein d’une ville civilisée. Il ignoreles raffinements de l’art. Sa manière est bourrue, hagarde et provinciale.Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvage-ment. Trancher le nœud gordien n’est pas le dénouer, quoi qu’en diseAlexandre. En outre, il n’emploie pas l’épée ; ce qui manque de noblesse.

— La spécialité d’Agostin est la navaja, l’outil de son pays ; il n’a pointcomme nous ébranlé, pendant des années, le carreau des salles d’armes.Mais son genre a de l’imprévu, de la hardiesse, de l’originalité. Son couplancé réunit l’agrément de la balistique à la sûreté discrète de l’armeblanche. Le sujet est aeint, à vingt pas, sans bruit. Je regree fort que sacarrière soit interrompue sitôt. Il allait bien ; c’était un courage de lion.

— Moi, répondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la méthode aca-démique. Sans les formes, tout se perd. Toutes les fois que j’aaque, jetouche mon homme sur l’épaule et lui laisse le temps de se mere engarde ; il se défend s’il veut. C’est un duel, et ce n’est plus un meurtre. Jesuis un spadassin, non un assassin. Il est vrai que ma profonde science del’escrime m’assure des chances, et que mon épée est presque infaillible ;mais, savoir bien le jeu, ce n’est pas tricher. Je ramasse la bourse, lamontre, les bijoux et le manteau du mort ; d’autres le feraient à ma place.Puisque j’ai eu la peine, il convient que j’aie le profit. oi que tu pré-tendes, ce travail au couteau me répugne ; cela est bon à la campagne, etavec des gens de bas lieu.

— Oh ! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferré sur les principes ; on net’en ferait pas démordre ; cependant, un peu de fantaisie ne messied pasen art.

— J’admerais une fantaisie savante, compliquée et délicate ; maiscee brutalité emportée et farouche me déplaît. D’ailleurs, Agostin se

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laisse griser par le sang, et, dans son ivresse rouge, il frappe au hasard.C’est une faiblesse : quand on boit à la coupe vertigineuse du meurtre, ilfaut avoir la tête forte. Ainsi dans cee maison où il s’est introduit der-nièrement pour y voler des sommes, il a tué le mari, qui s’était éveillé, etla femme, qui dormait ; meurtre superflu, par trop cruel et peu galant. Ilne faut tuer les femmes que quand elles crient, encore vaut-il mieux lesbâillonner ; car, si l’on est pris, ces carnages aendrissent les juges et lepopulaire, et l’on a l’air d’un monstre.

— Tu parles comme saint Jean Bouche d’or, répondit Malartic, d’unefaçon si magistrale et si péremptoire que je ne trouve rien à objecter ; maisque deviendra cee pauvre Chiquita ? »

Jacquemin Lampourde et Malartic philosophaient de la sorte quandun carrosse venant du quai déboucha sur la place et produisit sur la fouledes ondulations et des remous. Les chevaux piaffaient sans pouvoir avan-cer, et parfois leurs sabots retombaient sur des boes, ce qui amenait entreles malandrins et les laquais des dialogues hargneux et mêlés d’injures.

Les piétons ainsi foulés eussent volontiers assailli le carrosse si lesarmes ducales blasonnées sur le panneau de la portière ne leur eussentinspiré une sorte de terreur, bien que ce fussent gens à ne pas respec-ter grand-chose. Bientôt les groupes devinrent si drus que l’équipage futforcé de s’arrêter au milieu de la place, où de loin le cocher, immobile surson siège, semblait assis sur des têtes. Pour s’ouvrir un chemin et passeroutre, il eût fallu écraser trop de canaille, et cee canaille, qui, à la Grèveétait chez elle, ne se serait peut-être pas laissé faire.

« Ces drôles aendent quelque exécution et ne laisseront le champlibre que lorsque le patient sera expédié, dit un beau jeune homme ma-gnifiquement vêtu à un ami de très belle mine aussi, mais en costume plusmodeste, placé à côté de lui dans le fond du carrosse. Au diable l’imbécilequi va se faire rouer précisément à l’heure où nous traversons la place deGrève. Ne pouvait-il pas remere la chose à demain ?

— Croyez, répondit l’ami, qu’il ne demanderait pas mieux, et que l’in-cident est encore plus fâcheux pour lui que pour nous.

— Ce que nous avons de mieux à faire, mon cher Sigognac, c’est denous résigner à tourner la tête de l’autre côté si le spectacle nous dégoûte,chose difficile pourtant, lorsqu’il se passe près de soi quelque chose de

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Le capitaine Fracasse Chapitre XX

terrible ; témoin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque, quoi-qu’il se fût bien promis de les tenir fermés, à un grand cri que poussa lepopulaire.

— En tout cas, nous n’avons pas longtemps à aendre, répondit Sigo-gnac, voyez là-bas, Vallombreuse ; la foule se sépare devant la charreedu condamné. »

En effet, une charree, traînée par une rosse que réclamait Montfau-con, s’avançait, entourée de quelques archers à cheval, avec un bruit devieilles ferrailles, et traversait les groupes de curieux, se dirigeant vers l’é-chafaud. Sur une planche jetée en travers des ridelles était assis Agostin,auprès d’un capucin à barbe blanche qui lui présentait aux lèvres un cru-cifix de cuivre jaune poli par les baisers d’agonisants en bonne santé. Lebandit avait les cheveux entourés d’un mouchoir dont les bouts noués luipendaient derrière la nuque. Une chemise de grosse toile et des grèguesde vieille serge composaient tout son costume.

Il était en toilee d’échafaud ; toilee succincte. Le bourreau s’étaitdéjà emparé de la défroque du condamné, comme c’était son droit, et nelui avait laissé que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Un systèmede cordelees, dont le bout était tenu par l’exécuteur des hautes œuvres,placé à l’arrière de la charree, afin que le patient ne le vît pas, maintenaitAgostin, tout en lui laissant une liberté apparente. Un valet de bourreau,assis de côté sur un des brancards de la charree, tenait les guides etfoueait à tour de bras la maigre rosse.

« Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c’est le bandit qui m’a au-trefois arrêté sur la grand-route en tête d’une troupe de mannequins ; jevous ai conté cee histoire pendant notre voyage à l’endroit où elle s’étaitpassée.

— Je m’en souviens, fit Vallombreuse, et j’en ai ri de bon cœur ; mais,depuis, il paraît que le drôle s’est livré à des exploits plus sérieux. L’am-bition l’a perdu ; il fait d’ailleurs assez bonne contenance. »

Agostin, un peu pâli sous son teint naturellement hâlé, promenait surla foule un regard préoccupé et qui semblait chercher quelqu’un. En pas-sant auprès de la croix de pierre, il aperçut le jeune enfant perché dont ila été question au commencement de ce chapitre et qui n’avait pas quiésa place.

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À cee vue un éclair de joie brilla dans ses yeux, un faible sourireentrouvrit ses lèvres ; il fit de la tête un signe imperceptible, adieu et tes-tament à la fois, et dit à mi-voix : « Chiquita ! »

«Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer, fit le capucin en agitantson crucifix ; cela sonne comme un nom de femme : quelque Egyptiennesans doute ou quelque fille folle de son corps. Pensez plutôt à votre salut ;vous avez le pied sur le seuil de l’éternité.

— Oui, mon père, et quoique j’aie les cheveux noirs, vous êtes plusjeune que moi avec votre barbe blanche. Chaque tour de roue vers ceecharpente me vieillit de dix ans.

— Pour un brigand de province, que cela devrait intimider de mourirdevant des Parisiens, dit Jacquemin Lampourde, qui s’était rapproché del’échafaud en jouant des coudes à travers les badauds et les commères, cetAgostin se comporte assez bien ; il n’est point trop défait et n’a pas paranticipation, comme d’aucuns, la mine cadavéreuse des suppliciés. Sa têtene ballote pas ; il la tient haute et droite ; signe de courage, il a regardéfixement la machine. Si mon expérience ne me trompe, il fera une fincorrecte et décente, sans geindre, sans se débare, sans demander à fairedes aveux pour gagner du temps.

— Oh ! pour cela, il n’y a pas de danger, dit Malartic ; à la torture,il s’est laissé enfoncer huit coins plutôt que de desserrer les dents et detrahir un camarade. »

La charree, pendant ces courts dialogues, était arrivée au pied del’échafaud, dont Agostin monta lentement les degrés, précédé du valet,soutenu du capucin et suivi du bourreau. En moins d’une minute il futétalé et lié solidement sur la roue par les aides de l’exécuteur. Le bourreau,ayant jeté son manteau rouge brodé à l’épaule d’une échelle en galonblanc, avait tourné sa manche en bourrelet autour de son bras, pour êtreplus libre et dégagé, et se baissait pour prendre la barre fatale.

C’était l’instant suprême. Une curiosité anxieuse opprimait les poi-trines des spectateurs. Lampourde et Malartic étaient devenus sérieux ;Bringuenarilles lui-même n’aspirait plus la fumée de sa pipe, qu’il avaitôtée de ses lèvres. Tordgueule, sentant qu’une aventure semblable lui pen-dait à l’oreille, prenait un air mélancolique et rêveur. Tout à coup un cer-tain frémissement eut lieu parmi la foule. L’enfant hissé sur la croix s’était

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laissé couler à terre, et, se faufilant comme une couleuvre à travers lesgroupes, avait aeint l’échafaud, dont en deux bonds elle escaladait lesmarches, présentant au bourreau étonné, qui levait déjà sa masse, une fi-gure pâle, étincelante, sublime, illuminée d’une telle résolution qu’il s’ar-rêta malgré lui et retint le coup prêt à descendre.

« Ote-toi de là, môme, s’écria le bourreau, ou ma barre va te briser latête. »

Mais Chiquita ne l’écoutait point. Il lui était bien égal d’être tuée. Sepenchant sur Agostin, elle le baisa au front et lui dit : « Je t’aime », puis,d’un mouvement plus prompt que l’éclair, elle lui plongea dans le cœurla navaja qu’elle avait reprise à Isabelle. Le coup était porté d’une mainsi ferme que la mort fut presque instantanée ; à peine Agostin eut-il letemps de dire : « Merci. »

— Cuando esta vivora pica,No hay remedio en la botica,murmura l’enfant avec un éclat de rire sauvage et fou, en se précipi-

tant à bas de l’échafaud, où l’exécuteur, stupéfait de l’aventure, abaissaitsa barre inutile, incertain s’il devait briser les os d’un cadavre.

« Bien, Chiquita, très bien ! » ne put s’empêcher de crier Malartic, quil’avait reconnue sous ses habits de garçon.

Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et les amis du Radiscouronné, émerveillés de cee action, s’arrangèrent en haie compacte, defaçon à empêcher les soldats de courir après Chiquita. Les disputes et lespoussées, mêlées de horions, que fit naître cet embarras factice donnèrentle temps à la petite de gagner le carrosse de Vallombreuse, arrêté au coinde la place. Elle grimpa sur le marchepied, et, s’accrochant des mains àla portière, elle reconnut Sigognac et lui dit d’une voix haletante : « J’aisauvé Isabelle, sauve-moi. »

Vallombreuse, que cee scène bizarre avait fort intéressé, cria au co-cher : « À fond de train et passe, s’il le faut, sur le ventre de cee canaille. »Mais le cocher n’eut besoin d’écraser personne. La foule s’ouvrait avecempressement devant le carrosse et se refermait aussitôt pour arrêter lamolle poursuite des soudards. En quelques minutes, le carrosse eut at-teint la porte Saint-Antoine, et, comme le bruit d’une aventure si récentene pouvait être parvenu jusque-là, Vallombreuse ordonna au cocher de

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Le capitaine Fracasse Chapitre XX

modérer son allure, d’autant qu’un équipage, fuyant de cee vitesse, eûtsemblé, à bon droit, suspect. Le faubourg dépassé, il fit entrer Chiquitadans la voiture. Elle s’assit, sans mot dire, sur un carreau, en face de Sigo-gnac. Sous l’apparence la plus calme, elle était en proie à une exaltationextrême. Aucun muscle de sa figure ne bougeait, mais un flot de sangempourprait ses joues, ordinairement si pâles, et donnait à ses grandsyeux fixes, qui regardaient sans voir, un éclat surnaturel. Une sorte detransfiguration s’était opérée dans Chiquita. Cet effort violent avait dé-chiré la chrysalide enfantine où dormait la jeune fille. En plongeant soncouteau dans le cœur d’Agostin, elle avait du même coup ouvert le sien.Son amour était né de ce meurtre ; l’être bizarre, presque insexuel, moitiéenfant, moitié lutin, qu’elle avait été jusque-là, n’existait plus. Elle étaitfemme désormais, et sa passion éclose en uneminute devait être éternelle.Un baiser, un coup de couteau, c’était bien l’amour de Chiquita.

La voiture roulait toujours, et l’on voyait déjà poindre derrière lesarbres les grands toits ardoisés du château. Vallombreuse dit à Sigognac :« Vous viendrez dansmon appartement, et vous y ferez un bout de toileeavant que je vous présente à ma sœur, qui ignore mon voyage et votrearrivée ; j’ai ménagé ce coup de théâtre dont j’espère le meilleur effet.Abaissez le mantelet de votre côté pour qu’on ne vous voie pas, que lasurprise soit complète ; mais qu’allons-nous faire de ce petit démon ?

— Ordonnez, dit Chiquita, qui, à travers sa rêverie profonde, avait en-tendu la phrase de Vallombreuse, ordonnez qu’on me conduise à madameIsabelle ; qu’elle soit l’arbitre de mon sort. »

Rideaux baissés, le carrosse entra dans la cour d’honneur : Vallom-breuse prit Sigognac sous le bras et l’emmena dans son appartement,après avoir dit à un laquais de conduire Chiquita chez la comtesse deLineuil.

À la vue de Chiquita, Isabelle posa le livre qu’elle était en train de lireet arrêta sur la jeune fille un regard plein d’interrogations.

Chiquita resta immobile et silencieuse jusqu’à ce que le laquais fûtretiré. Alors, avec une sorte de solennité singulière, elle s’avança versIsabelle, lui prit la main et dit :

« Le couteau est dans le cœur d’Agostin ; je n’ai plus de maître, et jesens le besoin de me dévouer à quelqu’un. Après lui, qui est mort, c’est

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Le capitaine Fracasse Chapitre XX

toi que j’aime le plus au monde ; tu m’as donné le collier de perles et tum’as embrassée. Veux-tu de moi pour esclave, pour chien, pour gnome ?Fais-moi donner un haillon noir pour porter le deuil de mon amour ; jecoucherai en travers sur le seuil de ta porte ; cela ne te gênera pas du tout.and tu me voudras, tu siffleras ainsi – et elle siffla – et je paraîtrai toutde suite ; veux-tu ? »

Isabelle, pour toute réponse, aira Chiquita sur son cœur, lui effleurale front des lèvres et accepta simplement cee âme qui se donnait à elle.

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CHAPITRE XXI

Hymen, ô Hyménée !

I, façons énigmatiques et bizarres de Chi-quita, ne l’avait point interrogée, se réservant de lui demander desexplications quand cee étrange fille serait plus calme. Elle en-

trevoyait bien quelque histoire terrible à travers tout cela ; mais la pauvreenfant lui avait rendu de tels services qu’il fallait l’accueillir sans enquêteen cee situation évidemment désespérée.

Après l’avoir confiée à une femme de chambre, elle reprit sa lectureinterrompue, bien que le livre ne l’intéressât guère ; au bout de quelquespages, son esprit ne suivant plus les lignes, elle mit le signet entre lespages et reposa le volume sur la table parmi des ouvrages d’aiguille com-mencés. La tête appuyée sur la main, le regard perdu dans l’espace, elle selaissa aller à la pente habituelle de sa rêverie : «’est devenu Sigognac,disait-elle, pense-t-il encore à moi, m’aime-t-il toujours ? Sans doute, ilest retourné dans son pauvre château, et, croyant mon frère mort, il n’osedonner signe de vie. Cet obstacle chimérique l’arrête. Autrement, il eût es-

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Le capitaine Fracasse Chapitre XXI

sayé de me revoir ; il m’eût écrit tout au moins. Peut-être l’idée que je suismaintenant un riche parti retient-elle son courage. S’il m’avait oubliée !Oh ! non ; c’est impossible. J’aurais dû lui faire savoir que Vallombreuseétait guéri de sa blessure ; mais il n’est pas séant à une jeune personnebien née de provoquer ainsi un amant éloigné à reparaître : cela blesse-rait toutes les délicatesses féminines. Souvent jeme demande s’il n’eût pasmieux valu pour moi rester l’humble comédienne que j’étais. Je pouvaisdu moins le voir tous les jours et, sûre de ma vertu comme de son respect,savourer en paix la douceur d’être aimée. Malgré l’affection touchante demon père, je me sens triste et seule dans ce château magnifique ; encoresi Vallombreuse était là, sa compagnie distrairait ; mais son absence seprolonge, et je cherche en vain le sens de cee phrase qu’il m’a jetée audépart avec un sourire : « Au revoir, petite sœur, vous serez contente demoi. » Parfois, il me semble comprendre, mais je ne veux pas m’arrêter àune telle pensée ; la déception serait trop douloureuse. Si c’était vrai, ah !j’en deviendrais folle de joie ! »

La comtesse de Lineuil, car il est peut-être un peu bien familier d’ap-peler Isabelle tout court la fille légitimée d’un prince, en était là de sonmonologue intérieur lorsqu’un grand laquais vint demander si madamela comtesse pouvait recevoir M. le duc de Vallombreuse, qui arrivait devoyage et demandait à la saluer.

«’il vienne tout de suite, répondit la comtesse, sa visite me fera leplus grand plaisir. »

Cinq ou six minutes s’étaient à peine écoulées que le jeune duc entraitdans le salon le teint brillant, l’œil vif, la démarche assurée et légère, aveccet air de gloire qu’il avait avant sa blessure ; il jeta son feutre à plumesur un fauteuil et prit la main de sa sœur, qu’il porta à ses lèvres d’unefaçon aussi respectueuse que tendre.

« Chère Isabelle, je suis resté plus longtemps que je ne l’aurais voulu,car ce m’est une grande privation de ne pas vous voir, tant j’ai vite pris ladouce habitude de votre présence ; mais je me suis bien occupé de vouspendant mon voyage et l’espoir de vous faire plaisir me dédommageaitun peu.

— Le plus grand plaisir que vous eussiez pume faire, répondit Isabelle,c’eût été de demeurer au château près de votre père et de moi, et de ne

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Le capitaine Fracasse Chapitre XXI

pas vous mere en route, votre blessure à peine fermée, pour je ne saisquelle fantaisie.

— Est-ce que j’ai été blessé ? dit en riant Vallombreuse ; ma foi, s’ilm’en souvient, il ne m’en souvient guère. Je ne me suis jamais mieuxporté, et cee petite excursion m’a fait beaucoup de bien. La selle mevaut mieux que la chaise longue. Mais vous, bonne sœur, je vous trouveun peu maigrie et pâlie ; vous seriez-vous ennuyée ? Ce manoir n’est pasgai et la solitude ne convient pas aux jeunes filles. La lecture et la broderiesont des passe-temps mélancoliques à la longue, et il y a des instants oùla plus sage, lasse de regarder par la fenêtre l’eau verte du fossé, aimeraità voir le visage d’un beau cavalier.

—evous êtes fâcheusement badin, mon frère, et comme vous aimezà taquiner ma tristesse par vos folies ! N’avais-je pas la compagnie duprince, si aimablement paternel et abondant en paroles instructives etsages ?

— Sans doute, notre digne père est un gentilhomme accompli, prudentau conseil, hardi à l’action, parfait courtisan chez le roi, grand seigneurchez lui, docte et disert en toutes sortes de sciences ; mais le genre d’a-musement qu’il procure est un amusement grave, et je ne veux pas quema chère sœur consume sa jeunesse d’une façon solennelle et maussade.Puisque vous n’avez pas voulu du chevalier de Vidalinc ni du marquis del’Estang, je me suis mis en quête, et, dans mes voyages, j’ai trouvé votreaffaire : un mari charmant, parfait, idéal, dont vous raffolerez, j’en suissûr.

— C’est une cruauté, Vallombreuse, de me persécuter de ces plaisante-ries. Vous n’ignorez pas, méchant frère, que je ne veux point me marier ;je ne saurais donner ma main sans mon cœur, et mon cœur n’est plus àmoi.

— Vous changerez de langage quand je vous présenterai l’époux queje vous ai choisi.

— Jamais, jamais, répondit Isabelle d’une voix altérée par l’émotion ; jeserai fidèle à un souvenir bien cher, car je ne pense pas que votre intentionsoit de forcer ma volonté.

— Oh ! non, je ne suis pas tyrannique à ce point ; je vous demandeseulement de ne pas repousser mon protégé avant de l’avoir vu. »

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Le capitaine Fracasse Chapitre XXI

Sans aendre le consentement de sa sœur, Vallombreuse se leva etpassa dans le salon voisin. Il en revint aussitôt amenant Sigognac, à quile cœur baait bien fort. Les deux jeunes gens, se tenant par la main,restèrent quelque temps arrêtés sur le seuil, espérant qu’Isabelle tourne-rait les yeux de leur côté, mais elle les baissait modestement, regardant lapointe de son corsage et pensant à cet ami qu’elle ne soupçonnait pas siprès d’elle.

Vallombreuse, voyant qu’elle ne prenait point garde à eux et retombaitdans sa rêverie, avança de quelques pas vers sa sœur, conduisant le baronpar le bout des doigts comme on mène une dame à la danse, et fit un salutcérémonieux que répéta Sigognac. Seulement Vallombreuse souriait etSigognac pâlissait. Brave avec les hommes, il était timide avec les femmes,comme tous les cœurs généreux.

« Comtesse de Lineuil, dit Vallombreuse d’un ton légèrement empha-tique et comme outrant à dessein l’étiquee, permeez-moi de vous pré-senter un de mes bons amis que vous accueillerez favorablement, je l’es-père : le baron de Sigognac. »

À ce nom, qu’elle prit d’abord pour une raillerie de son frère, Isabelletressaillit pourtant et jeta un coup d’œil rapide au nouveau venu. Recon-naissant que Vallombreuse ne la trompait point, elle ressentit une émo-tion extraordinaire. D’abord elle devint toute blanche, le sang affluant aucœur ; puis, la réaction se faisant, une rougeur aimable lui couvrit commeun nuage rose le front, les joues, et ce qu’on entrevoyait de son sein sous lagorgeree. Sans dire un mot, elle se leva et se jeta au col de Vallombreuse,cachant sa tête contre l’épaule du jeune duc. Deux ou trois sanglots agi-tèrent le gracieux corps de la jeune fille, et quelques larmes mouillèrentle velours du pourpoint à la place où elle appuyait la tête. Par ce joli mou-vement, si pudique et si féminin, Isabelle montrait toute la délicatessede son âme. Elle remerciait Vallombreuse, dont elle avait compris l’ingé-nieuse bonté, et, ne pouvant embrasser son amant, elle embrassait sonfrère.

and il pensa qu’elle avait eu le temps de se calmer, Vallombreuse sedégagea doucement de l’étreinte d’Isabelle, et, lui écartant les mains dontelle se voilait le visage pour cacher ses pleurs, il lui dit : « Chère sœur,laissez-nous un peu voir votre figure charmante, ou mon protégé croira

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que vous avez pour lui une insurmontable horreur. »Isabelle obéit et tourna vers Sigognac ses beaux yeux éclairés d’une

joie céleste, malgré les perles brillantes qui tremblaient encore à ses longscils : elle lui tendit sa belle main, sur laquelle le baron, s’inclinant, appuyale baiser le plus tendre. La sensation en monta jusqu’au cœur de la jeunefille, qui manqua défaillir ; mais on se remet vite de ces émotions déli-cieuses.

« Eh bien, n’avais-je pas raison, dit Vallombreuse, de soutenir quevous recevriez bien le prétendu de mon choix. Cela est bon quelquefoisde s’opiniâtrer en sa fantaisie. Si je ne m’étais montré aussi entêté quevous étiez résolue, le cher Sigognac serait reparti pour sa gentilhommièresans vous avoir vue, et c’eût été dommage ; convenez-en.

— J’en conviens, cher frère ; vous avez été en tout cela d’une bontéadorable. Vous seul pouviez, en cee circonstance, opérer la réconcilia-tion, puisque vous seul aviez souffert.

— Oui, dit Sigognac, M. le duc de Vallombreuse a fait preuve à monendroit d’une âme grande et généreuse ; il a mis de côté des ressentimentsqui pouvaient sembler légitimes, et il est venu à moi la main ouverte etle cœur sur la main. Du mal que je lui ai fait, il se venge noblement enm’imposant une reconnaissance éternelle, fardeau léger, et que je porteraiavec joie jusqu’à la mort.

—Ne parlez pas de cela, mon cher baron, répondit Vallombreuse ; vousen eussiez fait tout autant à ma place. Deux vaillants finissent toujourspar s’entendre ; les épées liées lient les âmes, et nous devions former tôtou tard une paire d’amis, comme ésée et Pirithoüs, comme Nisus etEuryale, comme Pythias et Damon ; mais ne vous occupez pas de moi.Dites plutôt à ma sœur combien vous la regreiez et pensiez à elle en cemanoir de Sigognac, où j’ai pourtant fait un des meilleurs repas de mavie, quoique vous prétendiez que la règle est d’y mourir de faim.

— J’y ai aussi très bien soupé, dit Isabelle en souriant, et j’en garde unagréable souvenir.

— Vous verrez, répliqua Sigognac, que tout le monde aura fait desfestins de Balthazar dans cee tour de la famine ; mais je ne rougis pas del’heureuse pauvreté qui m’a valu d’intéresser votre âme, chère Isabelle ;je la bénis ; je lui dois tout.

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— M’est avis, dit Vallombreuse, que je ferai bien d’aller saluer monpère et de le prévenir de votre arrivée, à laquelle il s’aend un peu, jel’avoue. Ah çà, comtesse, il est bien sûr que vous acceptez le baron deSigognac pour époux ? je ne voudrais pas faire un pas de clerc. Vous l’ac-ceptez ? c’est bien. Alors je puisme retirer : des fiancés ont parfois à se diredes choses très innocentes, mais que gênerait la présence d’un frère ; jevous laisse l’un à l’autre, certain que vous me remercierez, et puis, le mé-tier de duègne n’est pas mon affaire. Adieu ; je reviendrai bientôt prendreSigognac pour le mener au prince. »

Après avoir jeté ces mots d’un air dégagé, le jeune duc se coiffa deson feutre et sortit en laissant ces parfaits amants à eux-mêmes.elqueagréable que fût sa compagnie, son absence l’était encore davantage.

Sigognac se rapprocha d’Isabelle et lui prit la main qu’elle ne retirapoint. Pendant quelques minutes le jeune couple se regarda avec des yeuxravis. De tels silences sont plus éloquents que des paroles ; privés si long-temps du plaisir de se voir, Isabelle et Sigognac ne pouvaient se rassasierl’un de l’autre ; enfin le baron dit à sa jeune maîtresse :

« J’ose à peine croire à tant de félicité. Oh ! la bizarre étoile que lamienne ! vous m’avez aimé parce que j’étais pauvre et malheureux, et cequi devait consommer ma perte est cause de ma fortune. Une troupe decomédiensme réservait un ange de beauté et de vertu ; une aaque àmainarméem’a donné un ami, et votre enlèvement vous a fait reconnaître d’unpère qui vous cherchait en vain ; tout cela parce qu’un chariot s’est égarédans les landes par une nuit obscure.

— Nous devions nous aimer, c’était écrit là-haut. Les âmes sœurs fi-nissent par se trouver quand elles savent s’aendre. J’ai bien senti, auchâteau de Sigognac, que ma destinée s’accomplissait ; à votre vue, moncœur, qu’aucune galanterie n’avait su toucher, éprouva une commotion.Votre timidité fit plus que toutes les audaces, et dès ce moment je résolusde n’appartenir jamais qu’à vous ou à Dieu.

— Et pourtant, méchante, vous m’avez refusé votre main quand je lademandais à genoux : je sais bien que c’était par générosité ; mais c’étaitune générosité cruelle.

— Je la réparerai de mon mieux, cher baron, et la voici, cee main,avec mon cœur que vous possédiez déjà. La comtesse de Lineuil n’est pas

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obligée aux mêmes scrupules que la pauvre Isabelle. Je n’avais qu’unepeur, c’est que vous ne voulussiez plus de moi, par fierté. Mais, bien vrai,en renonçant à moi, vous n’auriez pas épousé une autre femme ? Vousme seriez resté fidèle, même sans espérance ? Ma pensée occupait la vôtrelorsque Vallombreuse est allé vous relancer dans votre manoir ?

— Chère Isabelle, le jour, je n’avais pas une idée qui ne volât vers vous,et le soir, en posant ma tête sur l’oreiller effleuré une fois par votre frontpur, je suppliais les divinités du rêve de me représenter votre charmanteimage dans leur miroir fantastique.

— Et ces bonnes divinités vous exauçaient-elles souvent ?— Elles n’ont pas trompé une fois mon aente, et le matin seul vous

faisait disparaître par la porte d’ivoire. Oh ! la journée me paraissait bienlongue, et j’aurais voulu toujours dormir.

— Je vous ai vu aussi bien des nuits de suite. Nos âmes amoureusesse donnaient rendez-vous dans le même songe. Mais, Dieu soit loué, nousvoici réunis pour longtemps, pour toujours, je l’espère. Le prince, avec quiVallombreuse doit être d’accord, car mon frère ne vous aurait pas légère-ment engagé dans cee démarche, accueillera, sans nul doute, votre de-mande avec faveur. À plusieurs reprises, il m’a parlé de vous en fort bonstermes, tout en me jetant un regard singulier qui me troublait extrême-ment, et dont je n’osais alors comprendre la signification, Vallombreusen’ayant point dit encore qu’il renonçât à sa haine contre vous. »

En ce moment le jeune duc revint et dit à Sigognac que le prince l’at-tendait.

Sigognac se leva, salua Isabelle et suivit Vallombreuse à travers plu-sieurs appartements au bout desquels se trouvait la chambre du prince.Le vieux seigneur, vêtu de noir, décoré de ses ordres, était assis près dela fenêtre dans un grand fauteuil, derrière une table recouverte d’un ta-pis de Turquie et chargée de papiers et de livres. Sa pose, malgré son airaffable, était un peu composée comme celle d’un homme qui aend unevisite solennelle. La lumière, glissant sur son front en luisants satinés,y faisait briller comme des fils d’argent quelques cheveux détachés desboucles que le peigne du valet de chambre avait disposées au long de sestempes. Son regard était doux, ferme et clair, et le temps, qui avait laissésur cee noble physionomie des traces de son passage, lui rendait en ma-

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jesté ce qu’il lui dérobait en beauté. À l’aspect du prince, même eût-il étédénué des insignes de son rang, il était impossible de ne pas éprouver unsentiment de vénération. Le manant le plus inculte et le plus faroucheeût reconnu en lui un vrai grand seigneur. Le prince se souleva de sonfauteuil pour répondre au salut de Sigognac et lui fit signe de s’asseoir.

« Monsieur mon père, dit Vallombreuse, je vous présente le baron deSigognac, autrefois mon rival, maintenantmon ami, mon parent bientôt sivous y consentez. Je lui dois d’être sage. Ce n’est pas unemince obligation.Le baron vient respectueusement vous faire une requête qu’il me seraitbien doux de vous voir lui accorder. »

Le prince fit un geste d’acquiescement comme pour engager Sigognacà parler.

Encouragé de la sorte, le baron se leva, s’inclina et dit : « Prince, jevous demande la main de madame la comtesse Isabelle de Lineuil, votrefille. »

Comme pour se donner le temps de la réflexion, le vieux seigneurgarda quelques instants le silence, puis il répondit : « baron de Sigognac,j’accueille votre demande et consens à ce mariage en tant que ma volontépaternelle s’accordera avec le bon plaisir de ma fille, que je ne prétendsforcer en rien. Je ne veux point user de tyrannie, et c’est à la comtesse deLineuil qu’il appartient de décider sur ce point en dernier ressort. Il la fautconsulter. Les fantaisies des jeunes personnes sont parfois bizarres. » Leprince dit ces mots avec la fine malice et le sourire spirituel du courtisancomme s’il ne savait pas dès longtemps qu’Isabelle aimait Sigognac ; maisil était de sa dignité de père de paraître l’ignorer, tout en laissant entrevoirqu’il n’en doutait aucunement.

Il reprit après une pause : « Vallombreuse, allez chercher votre sœur,car sans elle, vraiment, je ne puis répondre au baron de Sigognac. »

Vallombreuse disparut et revint bientôt avec Isabelle plus morte quevive. Malgré les assurances de son frère, elle ne pouvait croire encore àtant de bonheur, son sein palpitant soulevait son corsage, les couleursavaient quié ses joues, et ses genoux se dérobaient sous elle. Le princel’aira près de lui, et elle fut obligée, tant elle tremblait, de s’appuyer aubras du fauteuil pour ne pas choir tout de son long à terre.

« Ma fille, dit le prince, voici un gentilhomme qui vous fait l’honneur

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de me demander votre main. Je verrais cee union avec joie ; car il estde race ancienne, de réputation sans tache, et il me semble réunir toutesles conditions désirables. Il me convient ; mais a-t-il su vous plaire ? lestêtes blondes ne jugent pas toujours comme les têtes grises. Sondez votrecœur, examinez votre âme, et dites si vous acceptez monsieur le baronde Sigognac pour mari. Prenez votre temps ; en chose si grave, il ne fautpoint de hâte. »

Le sourire bienveillant et cordial du prince faisait bien voir qu’il ba-dinait. Aussi Isabelle enhardie mit ses bras autour du col de son père etlui dit d’une voix adorablement câline : « Il n’est pas nécessaire de tantréfléchir. Puisque le baron de Sigognac vous agrée, mon seigneur et père,j’avouerai avec une libre et honnête franchise que je l’aime depuis queje l’ai vu et je n’ai jamais désiré d’autre époux. Vous obéir sera mon plusgrand bonheur.

— Eh bien, donnez-vous la main et embrassez-vous en signe de fian-çailles, dit gaiement le duc de Vallombreuse. Le roman se termine mieuxqu’on ne l’aurait pu croire d’après ses commencements embrouillés. Àquand la noce ?

— Il faut bien, dit le prince, une huitaine de jours aux tailleurs pourcouper et assembler les étoffes, autant aux carrossiers pour mere en étatles équipages ; en aendant, Isabelle, voici votre dot : le comté de Lineuildont vous portez le titre et qui rend cinquante mille écus de rente avecses bois, prés, étangs et terres labourables (et il lui tendit une liasse de pa-piers). ant à vous, Sigognac, prenez cee ordonnance royale qui vousnomme gouverneur d’une province. Nul mieux que vous ne convient àcee place. »

Sur la fin de cee scène Vallombreuse s’était eclipsé, mais il reparutbientôt suivi d’un laquais qui portait une boîte enveloppée d’une chemiseen velours rouge.

« Ma petite sœur, dit-il à la jeune fiancée, voici mon présent denoces », et il lui présenta la boîte. Sur le couvercle on lisait : « Pour Isa-belle. » C’était l’écrin qu’il avait jadis offert à la comédienne et qu’elleavait vertueusement refusé. « Vous l’accepterez cee fois, ajouta-t-il avecun charmant sourire, empêchez ces diamants d’une eau magnifique et cesperles d’un orient parfait de faire une mauvaise fin. ’ils restent aussi

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purs que vous ! »Isabelle, en souriant, prit un collier et le passa à son col, pour prouver à

ces belles pierres qu’elle ne leur gardait pas rancune. Ensuite elle arrangeaautour de son bras nacré un triple rang de perles, puis elle suspendit à sesoreilles de riches pendeloques.

’ajouter à cela ? les huit jours passés, le chapelain de Vallombreuseunit Isabelle et Sigognac, à qui le marquis de Bruyères servait de témoin,dans la chapelle du château toute fleurie de bouquets, tout étincelante decierges. Des musiciens amenés par le jeune duc chantèrent avec une voixqui semblait venir du ciel et y remonter un motet de Palestrina. Sigognacétait radieux, Isabelle adorable sous ses longs voiles blancs, et jamais, àmoins de le savoir, on n’eût pu soupçonner que cee belle personne sinoble et si modeste à la fois, qui ressemblait à une princesse du sang, avaitparu en des comédies, devant des chandelles. Sigognac, gouverneur deprovince, capitaine de mousquetaires, vêtu superbement, n’avait aucunrapport avec le malheureux gentillâtre dont la misère a été décrite aucommencement de cee histoire.

Après un repas splendide où figuraient le prince, Vallombreuse, lemarquis de Bruyères, le chevalier de Vidalinc, le comte de l’Estang etquelques vertueuses dames amies de la famille, les deux mariés dispa-rurent ; mais il nous faut les abandonner sur le seuil de la chambre nup-tiale en chantant à mi-voix : « Hymen, ô Hyménée ! » à la façon antique.Les mystères du bonheur doivent être respectés, et d’ailleurs Isabelle estsi pudique qu’elle mourrait de honte si l’on ôtait secrètement une épingleà son corsage.

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CHAPITRE XXII

Le château du bonheurÉpilogue

O que la bonne Isabelle, devenue baronne de Sigognac,n’avait pas oublié dans les grandeurs ses braves camarade de latroupe d’Hérode. Ne pouvant les inviter à sa noce à cause de

leur condition qui ne congruait plus à la sienne, elle leur avait fait à tousdes cadeaux offerts avec une grâce si charmante qu’elle en doublait lavaleur. Même, jusqu’au départ de la compagnie, elle alla souvent les voirjouer, les applaudissant à propos, comme quelqu’un qui s’y connaissait.Car la nouvelle baronne ne celait point qu’elle eût été comédienne, ex-cellent moyen d’ôter aux mauvaises langues l’envie de le dire, commeelles n’y auraient pas manqué, si elle en eût fait mystère. Du reste, lesang illustre dont elle était imposait silence à tous, et sa modestie lui eutbientôt conquis les cœurs, même ceux des femmes, qui s’accordèrent àla trouver aussi grande dame que pas une à la cour. Le roi Louis XIII,

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ayant entendu parler des aventures d’Isabelle, la loua fort de sa sagesseet témoigna une particulière estime à Sigognac pour sa retenue, n’aimantpas, en chaste monarque qu’il était, les jeunesses audacieuses et débor-dées. Vallombreuse s’était notoirement amendé à la fréquentation de sonbeau-frère, et le prince en ressentait beaucoup de joie. Les jeunes épouxmenaient donc une charmante vie, toujours plus amoureux l’un de l’autreet n’éprouvant pas cee satiété du bonheur qui gâte les plus belles exis-tences. Cependant, depuis quelque temps, Isabelle semblait animée d’uneactivité mystérieuse. Elle avait des conférences secrètes avec son inten-dant ; un architecte venait la voir qui lui soumeait des plans ; des sculp-teurs et des peintres avaient reçu d’elle des ordres et étaient partis pourune destination inconnue. Tout cela se faisait en cachee de Sigognac, decomplicité avec Vallombreuse, qui paraissait savoir le mot de l’énigme.

Un beau matin, après quelques mois écoulés nécessaires sans douteà l’accomplissement de son projet, Isabelle dit à Sigognac, comme si uneidée subite lui eût traversé la fantaisie : « Mon cher seigneur, ne pensez-vous jamais à votre pauvre castel de Sigognac, et n’avez-vous pas enviede revoir le berceau de nos amours ?

— Je ne suis pas si ingrat, et j’y ai plus d’une fois songé ; mais je n’aipoint osé vous engager à ce voyage, ne sachant pas s’il serait de votregoût. Je ne me serais pas permis de vous arracher aux délices de la courdont vous êtes l’ornement pour vous conduire à ce château lézardé, séjourdes rats et des hiboux, lequel je préère pourtant aux plus riches palais,comme étant la séculaire habitation de mes ancêtres et le lieu où je vousvis pour la première fois, place à jamais sacrée que volontiers je marque-rais d’un autel.

— Pour moi, reprit Isabelle, je me suis demandé bien souvent si l’é-glantier du jardin avait encore des roses.

— Il en a, dit Sigognac, j’en jurerais ; ces arbustes agrestes sont vivaces,et d’ailleurs, ayant été touché par vous, il doit toujours produire des fleurs,même pour la solitude.

— À l’encontre des époux ordinaires, répondit en riant la baronne deSigognac, vous êtes plus galant après le mariage qu’avant, et vous poussezdes madrigaux à votre femme comme à unemaîtresse. Puisque votre désirs’accorde avec mon caprice, vous plairait-il de partir cee semaine ? La

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Le capitaine Fracasse Chapitre XXII

saison est belle, les fortes chaleurs sont passées, et nous ferons agréable-ment le voyage. Vallombreuse viendra avec nous et j’emmènerai Chiquita,à qui cela fera plaisir de revoir son pays. »

Les préparatifs furent bientôt faits. On se mit en route. Le voyage futrapide et charmant ; Vallombreuse ayant fait disposer d’avance des relaisde chevaux, au bout de quelques jours on arriva à cet endroit où s’em-branchait, sur le grand chemin, l’allée conduisant au manoir de Sigognac.Il pouvait être deux heures de l’après-midi, et le ciel brillait d’une vivelumière.

Au moment où le carrosse tourna pour entrer dans l’allée et où laperspective du château se découvrit tout d’un coup, Sigognac eut commeun éblouissement ; il ne reconnaissait plus ces lieux si familiers pourtant àsa mémoire. La route aplanie n’offrait plus d’ornières. Les haies élaguéeslaissaient passer le voyageur sans l’égratigner de leurs griffes. Les arbres,taillés avec art, jetaient une ombre correcte, et leur arcade encadrait unevue tout à fait nouvelle.

Au lieu de la triste masure dont on se rappelle la description lamen-table, s’élevait, sous un gai rayon de soleil, un château tout neuf, res-semblant à l’ancien comme un fils ressemble à son père. Cependant rienn’avait été changé dans sa forme. Il présentait toujours la même disposi-tion architecturale ; seulement, en quelques mois, il avait rajeuni de plu-sieurs siècles. Les pierres tombées s’étaient remises en place. Les tourellessveltes et blanches, coiffées d’un joli toit d’ardoises dessinant des symé-tries, se tenaient fièrement, comme des gardiennes féodales, aux quatrecoins du castel, dressant dans l’azur leurs girouees dorées. Un combleorné d’une élégante crête enmétal avait fait disparaître le vieux toit effon-dré de tuiles lépreuses et moussues. Aux fenêtres, désobstruées de leursfermetures en planches, brillaient des vitres neuves encadrées de plomb,formant des ronds et des losanges ; aucune lézarde ne bâillait sur la fa-çade complètement restaurée. Une superbe porte en chêne, soutenue deriches ferrures, fermait le poche qu’autrefois laissaient ouvert deux vieuxbaants vermoulus à la peinture délavée. Sur le claveau de l’arcade, aumilieu de ses lambrequins refouillés par un ciseau intelligent, rayonnaientles armoiries des Sigognac : trois cigognes sur champ d’azur, avec ceenoble devise, naguère effacée, maintenant parfaitement lisible, en leres

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d’or : Alta petunt.Sigognac garda quelques minutes le silence, contemplant ce spectacle

merveilleux, puis il se tourna vers Isabelle et lui dit : « C’est à vous, gra-cieuse fée, que je dois cee transformation de mon manoir. Il vous a suffide le toucher de votre baguee pour lui rendre la splendeur, la beauté etla jeunesse. Je vous sais un gré infini de cee surprise ; elle est charmanteet délicieuse comme tout ce qui vient de vous. Sans que j’ai rien dit, vousavez deviné le vœu secret de mon âme.

— Remerciez aussi, répondit Isabelle, un certain enchanteur qui m’abeaucoup aidée en tout ceci », et elle montrait Vallombreuse assis dansun coin du carrosse.

Le baron serra la main du jeune duc.Pendant cee conversation, le carrosse était parvenu sur une place

régulière ménagée devant le château dont les cheminées de briques ver-meilles envoyaient au ciel de larges tourbillons de fumée blanche, prou-vant qu’on aendait des hôtes d’importance.

Pierre, en belle livrée neuve, était debout sur le seuil de la porte, dontil poussa les baants à l’approche de la voiture, qui déposa le baron, labaronne et le duc au bas de l’escalier. Huit ou dix laquais, rangés en haiesur les marches, saluèrent profondément ces nouveaux maîtres qu’ils neconnaissaient pas encore.

Des peintres habiles avaient redonné aux fresques des murailles leurfraîcheur disparue. Les Hercules à gaine soutenaient la fausse cornicheavec un air d’aisance dû à leurs muscles ronflants à la florentine. Les em-pereurs romains se prélassaient dans leur pourpre d’un ton vif. Les infil-trations de pluies ne géographiaient plus la voûte de leurs taches, et letreillage simulé laissait voir un ciel exempt de nuages.

Une métamorphose semblable s’était opérée partout. Les boiseries etles parquets avaient été refaits. Des meubles neufs, d’une forme pareille,remplaçaient les anciens. Le souvenir se trouvait rajeuni et non dépaysé.La verdure de Flandres avec le chasseur de halbrans tapissait encore lachambre de Sigognac, mais un lavage savant en avait ravivé les couleurs.Le lit était le même, seulement un patient sculpteur sur bois avait bouchéles piqûres de tarets, ajusté aux figurines de la frise les nez et les doigts quimanquaient, continué les feuillages interrompus, rendu leurs arêtes aux

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Le capitaine Fracasse Chapitre XXII

ornements frustes et remis le vieuxmeuble en son intégrité primitive. Unebrocatelle verte et blanche du même dessin que l’autre se plissait entre lesspirales des colonnes torses, bien cirées et bien froées.

La délicate Isabelle n’avait pas voulu se livrer à un luxe intempestif,toujours facile quand on dispose de grosses sommes ; mais elle avait penséà charmer l’âme d’un mari tendrement aimé, en lui rendant ses impres-sions d’enfance dépouillées de leur misère et de leur tristesse. Tout sem-blait gai dans ce manoir naguère si mélancolique. Les portraits même desaïeux, débarbouillés de leur crasse, restaurés et vernis, souriaient, dansleur cadres d’or, avec un air juvénile. Les douairières revêches, les cha-noinesses prudes ne faisaient plus, comme autrefois, la moue à Isabelle, decomédienne devenue baronne ; elles l’accueillaient comme de la famille.

Il n’y avait plus dans la cour ni orties, ni ciguës, ni aucune de cesmauvaises herbes que favorisent l’humidité, la solitude et l’incurie. Lespavés, sertis de ciment, ne présentaient plus cee bordure verte indice desmaisons abandonnées. Par leurs vitres claires, les fenêtres des chambresdont les portes étaient jadis condamnées laissaient voir des rideaux deriche étoffe qui montraient qu’elles étaient prêtes à recevoir des hôtes.

On descendit au jardin par un perron dont les marches, raffermies etdégagées de mousses, ne vacillaient plus sous le pied trop confiant. Aubas de la rampe s’épanouissait, précieusement conservé, l’églantier sau-vage qui avait offert sa rose à la jeune comédienne, le matin du départ deSigognac. Il en portait encore une qu’Isabelle cueillit et mit dans son sein,voyant là un présage heureux pour la durée de ses amours. Le jardiniern’avait pas moins travaillé que l’architecte ; grâce à ses ciseaux, l’ordres’était remis dans cee forêt vierge. Plus de branches gourmandes bar-rant le chemin, plus de broussailles aux ongles acérés ; on y pouvait pas-ser sans laisser sa robe aux épines. Les arbres avaient repris l’habitudedu berceau et de la charmille. Les buis retaillés encadraient dans leurscompartiments toutes les fleurs que peut verser la corbeille de Flore. Aufond du jardin, la Pomone, guérie de sa lèpre, étalait sa blanche nuditéde déesse. Un nez de marbre adroitement soudé lui restituait son profilà la grecque. Il y avait en son panier des fruits sculptés et non plus deschampignons vénéneux. Le mufle de lion vomissait dans sa vasque uneeau abondante et pure. Des plantes grimpantes, balançant des clochees

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de toutes couleurs et accrochant leurs vrilles à un treillage solide peint envert, cachaient pioresquement la muraille de clôture et donnaient un airagréablement rustique au cabinet de rocailles servant de niche à la statue.Jamais, même en leurs beaux jours, le château ni le jardin n’avaient étéaccommodés avec tant de richesse et de goût. La splendeur de Sigognac,si longtemps éclipsée, brillait de tout son éclat !

Sigognac, étonné et ravi comme s’il marchait dans un rêve, serraitcontre son cœur le bras d’Isabelle et laissait couler sans honte, sur sesjoues, deux larmes d’aendrissement.

« Maintenant, dit Isabelle, que nous avons tout bien vu, il faut visiterles domaines que j’ai rachetés sous main, pour reconstituer, telle qu’elleétait ou peu s’en faut, l’antique baronnie de Sigognac. Permeez-moi d’al-ler mere un habit de cheval. Je ne serai pas longue, ayant par mon pre-mier métier l’habitude de changer prestement de costume. Pendant cetemps, choisissez vos montures et faites-les seller. »

Vallombreuse emmena Sigognac, qui vit dans l’écurie, naguère dé-serte, dit beaux chevaux séparés par des stalles de chêne, et piétinantune litière naée. Leurs croupes fermes et polies brillaient d’une lueursatinée et, entendant des visiteurs, les nobles bêtes tournèrent vers euxleurs yeux intelligents. Un hennissement éclata soudain ; c’était l’honnêteBayard qui reconnaissait son maître et le saluait à sa façon ; ce vieux ser-viteur, qu’Isabelle n’avait eu garde de renvoyer, occupait au bout de lafile la place la plus chaude et la plus commode. Sa mangeoire était pleined’avoine moulue pour que ses longues dents n’eussent pas la peine de latriturer ; entre ses jambes dormait son camaradeMiraut, qui se leva et vintlécher la main du baron.ant à Béelzébuth, s’il n’avait pas paru encore,il n’en faut pas accuser son bon petit cœur de chat, mais les habitudesprudentes de sa race, que tout ce remue-ménage en un lieu jadis si tran-quille effarouchait singulièrement. Caché dans un grenier, il aendait lanuit pour se produire et rendre ses devoirs à son maître bien-aimé.

Le baron, après avoir flaé Bayard de la main, choisit un bel alezan,qu’on sortit aussitôt de l’écurie ; le duc prit un genet d’Espagne à têtebusquée, digne de porter un infant, et l’on mit pour la baronne, sur undélicieux palefroi blanc dont le pelage semblait argenté, une riche sellede velours vert.

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Bientôt Isabelle parut habillée d’un costume d’amazone le plus ga-lant du monde, qui faisait valoir les avantages de sa taille faite au tour.C’était une veste de velours bleu relevée de boutons, de brandebourgset de soutaches d’argent, avec des basques tombant sur une longue jupeen satin gris de perle. Sa coiffure consistait en un chapeau d’homme, defeutre blanc, ombragé d’une plume bleue frisée, s’allongeant par derrièrejusque sur le col. Pour que la rapidité de la course ne les dérangeât point,les blonds cheveux de la jeune femme étaient serrés dans un réseau d’azurà petites perles d’argent d’une coqueerie charmante.

Ajustée ainsi, Isabelle était adorable et, devant elle, les beautés les plusaltières de la cour eussent été forcées d’amener pavillon. Cet habit cava-lier faisait ressortir, dans la grâce ordinairement si modeste de la baronne,un côté fier qui sentait son origine illustre. C’était bien toujours Isabelle,mais c’était aussi la fille d’un prince, la sœur d’un duc, la femme d’ungentilhomme dont la noblesse datait d’avant les croisades. Vallombreusele remarqua et ne put s’empêcher de dire : « Ma sœur, que vous avez au-jourd’hui grande mine ! Hippolyte, reine des Amazones, n’était certes pasplus superbe et plus triomphante ! »

Isabelle, à qui Sigognac tint le pied, se mit légèrement en selle ; le ducet le baron enfourchèrent leurs montures, et la cavalcade déboucha surla place du château, où elle rencontra le marquis de Bruyères et quelquesgentilshommes du voisinage, qui venaient complimenter les nouveauxépoux. On voulait rentrer, comme la politesse l’exigeait, mais les visi-teurs prétendirent qu’ils ne seraient pas fâcheux jusqu’à interrompre unepromenade commencée, et firent tourner tête à leurs chevaux, pour ac-compagner le jeune couple et le duc de Vallombreuse.

La chevauchée, grossie de cinq ou six personnes en habit de gala, carles hobereaux s’étaient faits les plus braves qu’ils avaient pu, prenait unair cérémonieux et magnifique. C’était un vrai cortège de princesse. Onparcourut, en suivant un chemin bien entretenu, des prés verdoyants, desterres auxquelles la culture avait rendu la fertilité, des métairies en pleinrapport, des bois savamment aménagés.

Tout cela appartenait à Sigognac. La lande, avec les bruyères violees,semblait s’être reculée du château.

Comme on passait dans un bois de sapins, sur la limite de la baron-

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nie, des abois de chiens se firent entendre, et bientôt parut Yolande deFoix, suivie de son oncle le commandeur et d’un ou deux galants. Le che-min était étroit et les deux troupes se frôlèrent en sens inverse, bien quechacune tâchât de faire place à l’autre. Yolande, dont le cheval piaffaitet se cabrait, effleura de sa jupe la jupe d’Isabelle. Le dépit empourpraitses joues, et sa colère cherchait quelque insulte, mais Isabelle avait uneâme au-dessus des vanités féminines ; l’idée de se venger du regard dé-daigneux qu’Yolande avait autrefois laissé tomber sur elle avec ce mot :« bohémienne », presque à cee même place ne lui vint seulement pasà l’esprit ; elle pensa que ce triomphe d’une rivale pouvait blesser, sinonle cœur, du moins l’orgueil d’Yolande, et d’un air digne, modeste et gra-cieux, elle salua mademoiselle de Foix, qui fut bien forcée, ce dont ellemanqua enrager, de répondre par une légère inclination de tête. Le baronde Sigognac lui fit, d’un air détaché et tranquille, un salut parfaitementrespectueux, et Yolande ne surprit pas dans les yeux de son ex-adorateurune étincelle de l’ancienne flamme. Elle cravacha son cheval et partit augalop entraînant sa petite troupe.

« Par les Vénus et les Cupidons, dit gaiement Vallombreuse au mar-quis de Bruyères, près duquel il chevauchait, voici une belle fille, maiselle a l’air diablement revêche et farouche ! els regards elle lançait àma sœur ! C’était autant de coups de stylet.

— and on a été la reine d’un pays, répondit le marquis, on n’estpas bien aise d’être détrônée, et la victoire reste décidément à madame labaronne de Sigognac. »

La cavalcade rentra au château. Un somptueux repas, servi dans lasalle où jadis le pauvre baron avait fait souper les comédiens avec leurspropres provisions, n’ayant rien en son garde-manger, aendait les hôtes,qui furent charmés de sa belle ordonnance. Une riche argenterie auxarmes de Sigognac étincelait sur une nappe damassée, dont la tramemon-trait, parmi ses ornements, des cigognes héraldiques. Les quelques piècesde l’ancien service qui n’étaient pas tout à fait hors d’usage avaient étéreligieusement conservées et mêlées aux pièces modernes pour que celuxe n’eût pas l’air trop récent, et que l’ancien Sigognac contribuât unpeu aux splendeurs du nouveau. On se mit à table. La place d’Isabelleétait la même qu’elle occupait dans cee fameuse nuit qui avait changé le

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destin du baron ; elle y pensait, Sigognac aussi, car les époux échangèrentun sourire d’amants, aendri de souvenir et lumineux d’espérance.

Près de la crédence sur laquelle l’écuyer-tranchant découpait lesviandes, se tenait debout un homme de taille athlétique, à large face pâleentourée d’une épaisse barbe brune, vêtu de velours noir et portant aucou une chaîne d’argent, qui, de temps à autre, donnait des ordres aux la-quais d’un air majestueux. Près d’un buffet chargé de bouteilles, les unespansues, les autres effilées, quelques-unes naées de sparterie, selon lesprovenances, se trémoussait avec beaucoup d’activité, malgré son trem-blement sénile, une figure falote, au nez rabelaisien tout fleuronné de bu-belees, aux joues fardées de purée septembrale, aux petits yeux vaironspleins de malice et surmontés d’un sourcil circonflexe. Sigognac, regar-dant par hasard de ce côté, reconnut dans le premier le tragique Hérode,dans le second le grotesque Blazius. Isabelle, voyant qu’il s’était aperçude leur présence, lui dit à l’oreille que, pour mere désormais ces bravesgens à l’abri des misères de la vie théâtrale, elle avait fait l’un intendantet l’autre sommelier de Sigognac, conditions fort douces et n’exigeant pasgrand travail ; de quoi le baron tomba d’accord et approuva sa femme.

Le repas allait son train, et les flacons, activement remplacés par Bla-zius, se succédaient sans interruption, lorsque Sigognac sentit une têtes’appuyer sur un de ses genoux, et sur l’autre des griffes acérées jouerun air de guitare bien connu. C’étaient Miraut et Béelzébuth qui profitantd’une porte entrouverte, s’étaient glissés dans la salle, et, malgré la peurque leur inspirait cee splendide et nombreuse compagnie, venaient ré-clamer de leur maître leur part du festin. Sigognac opulent n’avait gardede repousser ces humbles amis de sa misère ; il flaa Miraut de la main,graa le crâne essorillé de Béelzébuth, et leur fit à tous deux une abon-dante distribution de bons morceaux. Les miees consistaient cee foisen lardons de pâté, en reliefs de perdrix, en filets de poisson et autresmets succulents. Béelzébuth ne se sentait pas d’aise et, de sa pae griffue,il réclamait toujours quelque nouveau rogaton, sans lasser l’inaltérablepatience de Sigognac, que cee voracité amusait. Enfin, gonflé commeune outre, marchant à pas écarquillés, pouvant à peine filer son rouet, levieux chat noir se retira dans la chambre tapissée en verdure de Flandre,et se roula en boule à sa place accoutumée pour digérer cee copieuse

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réfection.Vallombreuse tenait tête au marquis de Bruyères, et les hobereaux ne

se laissaient pas de porter la santé des époux avec des rouges-bords, àquoi Sigognac, sobre de nature et d’habitude, répondait en trempant lebout de ses lèvres dans son verre toujours plein, car il ne le vidait jamais.Enfin les hobereaux, la tête pleine de fumées, se levèrent de table chan-celants, et gagnèrent, un peu aidés des laquais, les appartements qu’onavait préparés pour eux.

Isabelle, sous prétexte de fatigue, s’était retirée au dessert. Chiquita,promue à la dignité de femme de chambre, l’avait défaite et accommodéede nuit, avec cee activité silencieuse qui caractérisait son service. C’é-tait maintenant une belle fille que Chiquita. Son teint, que ne tannaientplus les intempéries des saisons, s’était éclairci, tout en gardant cee pâ-leur vivace et passionnée que les peintres admirent fort. Ses cheveux, quiavaient fait connaissance avec le peigne, étaient proprement retenus parun ruban rouge dont les bouts floaient sur sa nuque brune ; à son col,on voyait toujours le fil de perles donné par Isabelle, et qui, pour la bi-zarre jeune fille, était le signe visible de son servage volontaire, une sorted’emprise que la mort seule pouvait rompre. Sa robe était noire et por-tait le deuil d’un amour unique. Sa maîtresse ne l’avait pas contrariée encee fantaisie. Chiquita, n’ayant plus rien à faire dans la chambre, se re-tira après avoir baisé la main d’Isabelle, comme elle n’y manquait jamaischaque soir.

Lorsque Sigognac rentra dans cee chambre où il avait passé tant denuits solitaires et tristes, écoutant les minutes longues comme des heurestomber goue à goue, et le vent gémir lamentablement derrière la vieilletapisserie, il aperçut, à la lueur d’une lanterne de Chine suspendue au pla-fond, entre les rideaux de brocatelle verte et blanche, la joie tête d’Isabellequi se penchait vers lui avec un chaste et délicieux sourire.

C’était la réalisation complète de son rêve, alors que, n’ayant plusd’espoir et se croyant à jamais séparé d’Isabelle, il regardait le lit vide avecune mélancolie profonde. Décidément, le destin faisait bien les choses !

Vers le matin, Béelzébuth, en proie à une agitation étrange, quia lefauteuil où il avait passé la nuit et grimpa péniblement sur le lit. Arrivélà, il heurta de son nez la main de son maître endormi encore, et il essaya

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un ronron qui ressemblait à un râle. Sigognac s’éveilla et vit Béelzébuthle regardant comme s’il implorait un secours humain, et dilatant outremesure ses grands yeux verts vitrés déjà et à demi éteints. Son poil avaitperdu son brillant lustré et se collait comme mouillé par les sueurs del’agonie ; il tremblait et faisait pour se tenir sur ses paes des efforts ex-trêmes. Toute son aitude annonçait la vision d’une chose terrible. Enfinil tomba sur le flanc, fut agité de quelques mouvements convulsifs, poussaun sanglot semblable au cri d’un enfant égorgé, et se roidit comme si desmains invisibles lui distendaient les membres. Il était mort. Ce hurlementfunèbre interrompit le sommeil de la jeune femme.

« Pauvre Béelzébuth, dit-elle en voyant le cadavre du chat, il a sup-porté la misère de Sigognac, il n’en connaîtra pas la prospérité ! »

Béelzébuth, il faut l’avouer, mourait victime de son intempérance. Uneindigestion l’avait étouffé. Son estomac famélique n’était pas habitué à detelles frairies.

Cee mort toucha Sigognac plus qu’on ne saurait dire. Il ne pensaitpoint que les animaux fussent de pures machines, et il accordait aux bêtesune âme de nature inférieure à l’âme des hommes, mais capable cepen-dant d’intelligence et de sentiment. Cee opinion, d’ailleurs, est celle detous ceux qui, ayant vécu longtemps dans la solitude en compagnie dequelque chien, chat, ou tout autre animal, ont eu le loisir de l’observer etd’établir avec lui des rapports suivis. Aussi, l’œil humide et le cœur péné-tré de tristesse, enveloppa-t-il soigneusement le pauvre Béelzébuth dansun lambeau d’étoffe, pour l’enterrer le soir, action qui eût peut-être paruridicule et sacrilège au vulgaire.

and la nuit fut tombée, Sigognac prit une bêche, une lanterne, etle corps de Béelzébuth, roide dans son linceul de soie. Il descendit au jar-din, et commença à creuser la terre au pied de l’églantier, à la lueur de lalanterne dont les rayons éveillaient les insectes, et airaient les phalènesqui venaient en bare la corne de leurs ailes poussiéreuses. Le temps étaitnoir. À peine un coin de lune se devinait-il à travers les crevasses d’unnuage couleur d’encre, et la scène avait plus de solennité que n’en méri-taient les funérailles d’un chat. Sigognac bêchait toujours, car il voulaitenfouir Béelzébuth assez profondément pour que les bêtes de proie nevinssent pas le déterrer. Tout à coup le fer de sa bêche fit feu comme s’il

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eût rencontré un silex. Le baron pensa que c’était une pierre, et redoublases coups ; mais les coups sonnaient bizarrement et n’avançaient pas letravail. Alors Sigognac approcha la lanterne pour reconnaître l’obstacle etvit, non sans surprise, le couvercle d’une espèce de coffre en chêne, toutbardé d’épaisses lames de fer rouillé, mais très solides encore ; il dégageala boîte en creusant la terre alentour, et, se servant de sa bêche commed’un levier, il parvint à hisser, malgré son poids considérable, le coffretmystérieux jusqu’au bord du trou, et le fit glisser sur la terre ferme. Puisil mit Béelzébuth dans le vide laissé par la boîte, et combla la fosse.

Cee besogne terminée, il essaya d’emporter sa trouvaille au château,mais la charge était trop forte pour un seul homme, même vigoureux,et Sigognac alla chercher le fidèle Pierre, pour qu’il lui vînt en aide. Levalet et le maître prirent chacun une poignée du coffre et l’emportèrentau château, pliant sous le faix.

Avec une hache, Pierre rompit la serrure, et le couvercle en sautantdécouvrit une masse considérable de pièces d’or : onces, quadruples, se-quins, génovines, portugaises, ducats, cruzades, angelots et autres mon-naies de différents titres et pays, mais dont aucune n’était moderne. D’an-ciens bijoux enrichis de pierres précieuses étaient mêlés à ces pièces d’or.Au fond du coffre vidé, Sigognac trouva un parchemin scellé aux armesde Sigognac, mais l’humidité en avait effacé l’écriture. Le seing était seulencore un peu visible, et, lere à lere, le baron déchiffra ces mots : « Ray-mond de Sigognac. » Ce nom était celui d’un de ses ancêtres, parti pourune guerre d’où il n’était jamais revenu, laissant le mystère de sa mort oude sa disparition inexpliqué. Il n’avait qu’un fils en bas âge et, au momentde s’embarquer dans une expédition dangereuse, il avait enfoui son trésor,n’en confiant le secret qu’à un homme sûr, surpris sans doute par la mortavant de pouvoir révéler la cachee à l’héritier légitime. À dater de ceRaymond commençait la décadence de la maison de Sigognac, autrefoisriche et puissante. Tel fut, du moins, le roman très probable qu’imaginale baron d’après ces faibles indices ; mais ce qui n’était pas douteux, c’estque ce trésor lui appartînt. Il fit venir Isabelle et lui montra tout cet orétalé.

« Décidément, dit le baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac.En mourant, il me fait riche, et s’en va quand arrive l’ange. Il n’avait plus

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rien à faire puisque vous m’apportez le bonheur. »

n

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Table des matières

I Le château de la misère 1

II Le chariot de espis 21

III L’auberge du Soleil bleu 53

IV Brigands pour les oiseaux 69

V Chez monsieur le marquis 85

VI Effet de neige 131

VII Où le roman justifie son titre 154

VIII Les choses se compliquent 179

IX Coups d’épée, coups de bâton et autres aventures 212

X Une tête dans une lucarne 244

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XI Le Pont-Neuf 273

XII Le radis couronné 306

XIII Double attaque 322

XIV Les délicatesses de Lampourde 338

XV Malartic à l’œuvre 349

XVI Vallombreuse 370

XVII La bague d’améthyste 398

XVIII En famille 429

XIX Orties et toiles d’araignée 447

XX Déclaration d’amour de Chiquita 460

XXI Hymen, ô Hyménée ! 470

XXII Le château du bonheurÉpilogue 480

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Achevé d’imprimer en France le 15 mai 2014.