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Le caractère législatif de l’adage Interpretatio cessat in claris en droit français des contrats Céline DRAND Maître de conférences en Histoire du droit Centre de droit privé fondamental, Université de Strasbourg Résumé : Interpretatio cessat in claris constitue actuellement en droit français le fondement du contrôle de dénaturation des contrats mis en œuvre par la Cour de cassation. Cette maxime juridique n’est mentionnée dans aucune disposition du Code civil. Elle ne saurait, néanmoins, être considérée comme un adage supra legem. En effet, à la lecture des travaux préparatoires du Code civil et à la lumière des œuvres de Domat, Pothier et du droit intermédiaire, il apparaît que cette limitation au pouvoir d’interprétation était déjà présente dans l’esprit du législateur de 1804. Les rédacteurs du Code civil ont entendu réserver l’interprétation aux seuls actes ambigus. A contrario, la clarté du contrat doit donc être considérée comme un obstacle à l’appréciation du juge. Ainsi, Interpretatio cessat in claris peut être analysé en droit français des contrats, comme un adage intra legem, in intellectu selon une interprétation a contrario de l’article 1156 du Code civil. Summary : Interpretatio cessat in Claris is the basis of the control of denaturation of contracts applied by the Cour de cassation in French law nowadays. Citer cet article : Céline Drand, "Le caractère législatif de l’adage Interpretatio cessat in claris en droit français des contrats", Scientia Juris n°2 (2013) Publié in : Revue générale du droit on line, 2013 (http://www.revuegeneraledudroit.eu) Scientia Juris n° 2

Le caractère législatif de l’adage Interpretatio cessat in ... · systèmes juridiques de type continental à travers la théorie de l’acte ... Lexique juridique, Expressions

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Le caractère législatif de l’adage Interpretatio cessat in claris en droit français des contrats

Céline DRAND

Maître de conférences en Histoire du droit Centre de droit privé fondamental, Université de Strasbourg Résumé : Interpretatio cessat in claris constitue actuellement en droit

français le fondement du contrôle de dénaturation des contrats mis en œuvre par la Cour de cassation. Cette maxime juridique n’est mentionnée dans aucune disposition du Code civil. Elle ne saurait, néanmoins, être considérée comme un adage supra legem. En effet, à la lecture des travaux préparatoires du Code civil et à la lumière des œuvres de Domat, Pothier et du droit intermédiaire, il apparaît que cette limitation au pouvoir d’interprétation était déjà présente dans l’esprit du législateur de 1804.

Les rédacteurs du Code civil ont entendu réserver l’interprétation aux seuls actes ambigus. A contrario, la clarté du contrat doit donc être considérée comme un obstacle à l’appréciation du juge. Ainsi, Interpretatio cessat in claris peut être analysé en droit français des contrats, comme un adage intra legem, in intellectu selon une interprétation a contrario de l’article 1156 du Code civil.

Summary :

Interpretatio cessat in Claris is the basis of the control of

denaturation of contracts applied by the Cour de cassation in

French law nowadays.

Citer cet article : Céline Drand, "Le caractère législatif de l’adage Interpretatio cessat in claris en droit français des contrats", Scientia Juris n°2 (2013) Publié in : Revue générale du droit on line, 2013 (http://www.revuegeneraledudroit.eu)

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This legal maxim is not mentioned in any provision of the

Code civil. It should nevertheless not be considered like a supra legem

saying. On reading the preparatory works of the Code civil, and in the

light of the works of Domat, Pothier and the intermediate law, it

appears that this limitation on the power of interpretation was already

present in the legislator’s mind in 1804. The writers of the Code civil

wanted to restrict interpretation to the ambiguous legal transactions

only. Conversely, the clarity of the contract should be considered an

obstacle to the judge’s comment. Thus, Interpretatio cessat in claris

can be analysed in French law of contract like as an intra legem, in

intellectu saying according to a converse interpretation of article 1156

of the Code civil.

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Introduction : L’adage Interpretatio cessat in claris trouve son origine dans le

droit romain1. Il connaît, comme d’autres maximes juridiques, plusieurs déclinaisons dans sa formulation : clara non sunt interpretanda ; in claris non sit interpretatio ou encore quum in verbis nulla ambiguitas est, non debet admitti voluntatis quaestio2.

Quelle que soit l’expression retenue, cet adage pose une limite au pouvoir de l’interprète : là où la clarté existe, il est interdit de donner à un acte écrit un sens autre que celui que ses termes clairs révèlent. La règle juridique posée par cet adage se retrouve aussi bien dans les systèmes juridiques de type continental à travers la théorie de l’acte clair que dans les systèmes influencés par la common law à travers la plain meaning rule3. En droit français, la maxime juridique Interpretatio cessat in claris constitue le fondement du contrôle de dénaturation des contrats effectué par la Cour de cassation4. En effet,

1 Saverio Masuelli, « In claris non sit interpretatio – Alle Origini del Brocardo », Riv. Dir. Romano, 2002, II, pp. 401- 424. 2 Henri Roland, Lexique juridique, Expressions latines, Paris, LexisNexis Litec, collection « Objectif droit », 5ème édition, 2010. 3 Jacques Herbots, « La lettre et l’esprit du contrat dans une perspective de droit comparé : ne point prouver contre ou outre l’écrit », Mélanges offerts à Marcel Fontaine, Bruxelles, éditions Larcier, p. 396 : « La plain meaning rule veut dire que si un écrit, ou un terme, apparaît comme clair et non ambigu à première vue, sa signification doit être déduite de l’écrit, « from the four corners of the instrument », sans aucunement faire appel à des preuves extrinsèques ». 4 Philippe Malaurie, Laurent Aynès, Philippe Stoffel-Munck, Les obligations, Paris, Defrénois, Lextenso éditions, 5ème édition, 2011, p. 391, n° 773 : « depuis 1872, la Cour de cassation censure les juges du fond lorsqu’ils dénaturent le contrat, c’est-à-dire lorsqu’ils interprètent un contrat clair (ils commettent alors une grossière méconnaissance du contrat : interpretatio cessat in claris), ou, lorsqu’ils le refont sous prétexte d’équité ; la Cour de cassation doit alors nécessairement prendre parti sur le point de savoir si le contrat était clair, donc insusceptible d’interprétation, ou au contraire obscur ou ambigu, ce qui justifiait une interprétation sur le sens de laquelle les juges du fond sont souverains ». - Jacques Boré, La cassation en matière civile, Paris, Dalloz, 4ème édition, 2008, p. 463, n° 79.161 : « La Cour de cassation contrôle la qualification de la clarté ou de l’ambiguïté de l’acte, c’est-à-dire le point de savoir si l’écrit autorisait ou non une interprétation ».

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en France, la cassation d’un arrêt peut être prononcée dès lors qu’une juridiction du fonds a méconnu les termes clairs et précis d’un contrat. La Cour de cassation estime, dans ce cas, que le juge en interprétant le contrat a porté atteinte au principe de la force obligatoire des conventions posé par l’article 1134 du Code civil5. Par contre, si le contrat présente une quelconque ambiguïté, il est considéré comme un acte à interpréter. Il relève alors de l’appréciation souveraine des juges du fonds6.

La théorie de l’acte clair, en tant que critère de compétence de la Cour de cassation, a été mise en œuvre, en 1872, à travers l’arrêt Foucauld et Coulombe rendu par la Chambre civile7. Auparavant, la Cour de cassation refusait de contrôler les décisions rendues par les

5 Alain Bénabent, Droit civil, les obligations, Paris, Montchrestien, 13ème édition, 2012, p. 216, n° 274 : « lorsqu’une clause est « claire et précise », c’est-à-dire susceptible d’un seul sens et dépourvue de la moindre ambiguïté, les juges ne peuvent lui donner un autre sens « sous prétexte de rechercher l’intention des parties » : ce serait en effet directement violer la force obligatoire du contrat et déjouer la sécurité juridique qui doit permettre aux parties de compter sur l’effet obligatoire d’une disposition non équivoque. Même si elle leur paraît injuste, la clause claire et précise doit être appliquée par les tribunaux car c’est alors l’article 1134 lui-même qui est en cause ». 6 Philippe Malaurie, « L’interprétation des contrats : hier et aujourd’hui », La Semaine Juridique, Edition générale, n° 51, 19 décembre 2011, 1402 : « Malgré le caractère fragmenté, évolutif, incertain et relatif de l’interprétation des contrats que relève la doctrine, la Cour de cassation a posé deux règles constantes, claires et multiséculaires, enracinées dans notre culture : il y a peu de jurisprudence aussi stable et aussi ferme. Elle se résume dans les deux grands arrêts fondateurs. L’un, l’arrêt Lubert des sections réunies de la Cour de cassation (la formation ancienne des chambres réunies de l’Assemblée plénière) du 2 février 1808 (Cass. sect. Réun., 2 févr. 1808 : Dalloz, jurispr. gén., V° Société, n° 1097) : donc vieux de plus de deux cent ans ; l’autre, l’arrêt Foucauld et Coulombe du 15 avril 1872, dont l’attendu de principe résume l’économie du système (Cass. civ., 15 avril 1872 : Bull. civ. 1872, n° 72 ; DP 1872, jurispr. p. 176 ; S. 1872, jurispr. p. 232), « il n’est pas permis aux juges, lorsque les termes de ces conventions sont clairs et précis de dénaturer les obligations qui en résultent et de modifier les stipulations qu’elles renferment ». La règle est archi connue : si la clause est claire et précise, elle doit être appliquée : interpretatio cessat in claris, à peine de cassation de l’arrêt pour dénaturation du contrat ; si elle ne l’est pas, elle doit être interprétée ». 7 Henri Capitant, François Terré, Yves Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 2, Obligations, Contrats spéciaux, Sûretés, Paris, Dalloz, 12ème édition, 2008, p. 156, n° 161.

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juges du fonds en matière d’interprétation des contrats. Depuis l’arrêt Lubert de 18088, la juridiction judiciaire suprême estimait, en effet, que la détermination du sens des actes juridiques constituait une question de fait qui ne relevait pas de sa compétence9. La théorie de l’acte clair était alors mise en œuvre par les juridictions d’appel10.

Aucune disposition du Code civil de 1804 ne fait référence à cette règle juridique. Néanmoins, Interpretatio cessat in claris ne saurait être considéré comme un adage supra legem11. En effet, il apparaît que la théorie de l’acte clair, sans être formelle, est présente dans la législation de 1804. L’adage Interpretatio cessat in claris peut être considéré en droit français des contrats comme un adage intra legem, in intellectu selon un raisonnement a contrario12.

À travers l’analyse des travaux préparatoires du Code civil, il apparaît en effet que les rédacteurs du Code civil ont bien entendu réservé l’interprétation aux seuls actes ambigus. A contrario, ils ont donc considéré la clarté comme un critère de limitation du champ de l’interprétation (I). Le silence qu’observe le législateur sur la théorie

8 Henri Capitant, François Terré, Yves Lequette, op. cit., p. 153, n° 160. 9 Sur l’évolution de la jurisprudence de la juridiction de cassation, cf. Jacques Boré, Un centenaire : le contrôle par la Cour de cassation de la dénaturation des actes, RTD civ., 1972, pp. 249-306. 10 Désiré Dalloz, Jurisprudence générale. Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence en matière de droit civil, commercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public, Paris, 1860, tome 33, article « Obligations », p. 212 rapporte un exemple de cette application à travers l’arrêt « Allaire contre Allaire » rendu par la Cour d’appel de Caen le 28 janvier 1827. 11 Conformément à la définition qu’en donnent Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, Paris, LITEC, 4ème édition, 1999, p. XVI : « ils présentent cette caractéristique commune de ne prendre appui sur aucun texte et d’avoir néanmoins, ce pouvoir singulier de dominer l’application des règles de droit positif ». 12 Henri Roland et Laurent Boyer, op. cit., p. XV : « Adages intra legem . Plus des trois quarts des adages qui ont vigueur en droit positif sont inscrits dans la loi ; mais on ne le décèle pas toujours à première vue parce que tous ne s’y trouvent pas in scriptura et que bon nombre n’y apparaissent qu’in extensione ou in intellectu »- p. XVI : « In intellectu. Ici, l’adage paraît plus éloigné encore du texte de la loi, car il procède par conceptualisation à partir de l’ensemble des règles gouvernant une institution, un mécanisme, une notion juridiques. L’idée qu’il exprime s’obtient par le raisonnement ».

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de l’acte clair semble s’expliquer par l’état du droit antérieur à la rédaction du Code civil (II). I. La présence implicite de l’adage Interpretatio cessat in claris parmi les dispositions du Code civil de 1804 relatives à l’interprétation

La prise en considération de la théorie de l’acte clair en matière

de contrats n’apparaît pas de manière évidente à la lecture des travaux préparatoires des dispositions du Code civil relatives à l’interprétation. Néanmoins, plusieurs éléments démontrent la volonté du législateur de limiter l’interprétation au domaine de l’ambiguïté et d’inclure dans le droit des contrats l’adage Interpretatio cessat in claris.

Tout d’abord, bien qu’elle n’ait pas été reçue, la demande de l’insertion de la théorie de l’acte clair parmi les dispositions du Code civil est formulée par des juridictions d’appel lors de leur examen du projet de Code (A).

Ensuite, la prise en compte de la théorie de l’acte clair dans le Code semble avoir été sollicitée par Defermon devant le Conseil d’Etat (B).

Bigot de Préameneu qui répond à cette demande, semble confirmer par ses propos, la présence implicite de l’adage Interpretatio cessat in claris parmi les dispositions relatives à l’interprétation (C). A) La mise en avant de la théorie de l’acte clair lors de l’examen du projet de Code par les tribunaux d’appel

En 1801, le projet de Code civil présenté par la commission du

gouvernement comporte huit articles relatifs à l’interprétation des conventions. Ce sont les articles 52 à 59 du Titre II, « Des contrats, ou des obligations conventionnelles en général », du livre III « Des différentes manières dont on acquiert la propriété »13.

Le projet de Code civil est, tout d’abord, soumis à l’examen du Tribunal de cassation et des juridictions d’appel14. La juridiction suprême ne fait aucune allusion à la théorie de l’acte clair dans ses

13 Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux du Code civil, Paris, Videcoq, 1836, tome 2, pp. 167-168. 14 Sur les différentes étapes de discussion et d’adoption du Code civil de 1804, cf. notamment l’ouvrage de Jean- Louis Halpérin, L’impossible Code civil, Paris, P.U.F., collection « Histoires », 1992, pp. 272 à 275.

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remarques à propos de l’interprétation des conventions15. La question de la limitation du pouvoir de l’interprète en cas de clarté de l’acte est, par contre, soulevée par les tribunaux d’appel de Lyon et de Grenoble. Les deux juridictions remettent en cause la formulation trop générale de l’article 52 qui deviendra l’article 1156 du Code civil. Cet article est relatif à la primauté de la volonté sur la lettre de la convention. Il dispose que l’« on doit, dans les conventions, rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plus que le sens grammatical des termes. ».

Pour le Tribunal d’appel de Grenoble, il convient d’insérer formellement dans cet article la réserve de la théorie de l’acte clair. Une phrase au sens clair, selon cette juridiction, ne doit pas pouvoir être interprétée. Les juges grenoblois invoquent comme fondement à cette limitation l’adage latin Cum in verbis nulla est ambiguitas, non debet admitti voluntatis intentio 16.

La même restriction est mise en avant par le Tribunal d’appel de Lyon. Cette juridiction propose cependant une solution différente de celle du Tribunal d’appel de Grenoble. Pour les juges lyonnais, la théorie de l’acte clair doit se révéler a contrario des dispositions du Code civil. Ils proposent de préciser dans l’article 52 le caractère obscur et douteux de la convention à interpréter. L’interprétation ne doit être considérée comme pouvant être mise en œuvre qu’à l’égard des actes ambigus. Ainsi, a contrario, les clauses claires échappent au pouvoir d’appréciation du juge17. La modification proposée par la

15 La seule modification effectuée concerne l’article 59 du projet : « Lorsque dans un contrat, on a exprimé un cas pour le doute qu’il aurait dû faire naître sur le point de savoir si l’obligation s’y étendait, on n’est pas censé avoir voulu par là restreindre l’étendue que l’engagement reçoit de droit aux cas non exprimés ». « La commission a trouvé dans l’article du projet quelque chose d’obscur, qu’elle a cherché à rendre plus clair dans une rédaction qu’elle suppose être dans le même sens », cf. Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 2, observations du Tribunal de cassation, p. 587. 16 Pierre - Antoine Fenet, op. cit., tome 3, p. 560 : « Il conviendrait d’ajouter à cet article : “Cependant, lorsque le sens d’une phrase est clair, on ne doit pas l’interpréter” Cum in verbis nulla est ambiguitas, non debet admitti voluntatis intentio ». 17 Pierre - Antoine Fenet, op. cit., tome 4, p. 134 : « On ne peut interpréter que dans le cas où le sens grammatical présente quelque chose d’obscur et de douteux; on propose de rayer et de substituer : « On doit, dans les conventions, rechercher quelle a été la commune intention des parties

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juridiction d’appel lyonnaise montre le caractère implicite que peut revêtir la théorie de l’acte clair pour les juristes de l’époque.

Les remarques émises par ces juridictions d’appel ne sont cependant pas décisives quant à la prise en compte de la théorie de l’acte clair. En effet, aucune des modifications de l’article 52 proposées par ces tribunaux n’est finalement retenue. Cependant, le débat autour de l’article 52 n’est pas clos. Les termes utilisés dans cette disposition font encore l’objet d’un certain nombre de critiques devant le Conseil d’Etat. B) La primauté de la volonté clairement exprimée selon le conseiller d’Etat Jacques Defermon

Conformément à la Constitution de l’an VIII, le projet de Code civil est ensuite soumis à l’examen du Conseil d’Etat. Cette étape a été cruciale. Elle a duré près de trois années18.

Les débats sur les règles d’interprétation des conventions, qui ont lieu le 3 novembre 1803, sont limités. Seul l’article 52 est discuté. Les autres dispositions sont adoptées sans difficulté19. À propos de l’article 52, Defermon remet en cause l’emploi des termes « sens grammatical ». Pour le conseiller d’Etat, ce sens « ne présentant que des idées claires doit être préféré à une simple présomption d’intention. ». Il ajoute qu’« en mettant en question une volonté clairement exprimée, on parviendrait souvent à éluder l’intention des parties, sous prétexte de la mieux saisir. »20.

Dans ses « Etudes sur l’interprétation des conventions », parues en 1947, Edouard de Callataÿ avançe que, par ces propos, Defermon n’a pas entendu mettre en avant la théorie de l’acte clair. Pour cet auteur, Defermon aurait seulement souligné la nécessité que la volonté présente un caractère suffisamment clair pour pouvoir être retenue comme critère d’interprétation. A travers cette remarque, Defermon a,

contractantes, pour interpréter ce que le sens grammatical peut présenter d’obscur et de douteux ». 18 Cf. Jean-Louis Halpérin, op. cit., p. 273 : « L’étape suivante fut l’examen du projet au sein du Conseil d’Etat à partir de messidor an IX. Sur bien des points, cette discussion, qui s’étala sur presque trois ans et 107 séances, dont 55 présidées par Bonaparte, fut déterminante ». 19 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, discussion du Conseil d’Etat, procès-verbal de la séance du 11 brumaire an XII, du 3 novembre 1803, p. 67 : « Les articles 53, 54, 55, 56, 57, 58 et 59 sont adoptés ». 20 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67.

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selon Callataÿ, voulu préciser qu’il ne faut pas renoncer au sens grammatical des termes de la convention pour lui préférer une simple volonté présumée. Par contre, si la volonté présente un caractère suffisamment clair, elle doit prévaloir sur la lettre de la convention même en cas de clarté de l’acte21. Le caractère nécessairement clair aurait ainsi porté sur la volonté des contractants et non pas sur leur expression.

Cette analyse des propos de Defermon ne semble pas devoir être retenue22. En effet, Maleville, témoin direct des propos de Defermon, précise dans ses écrits, que l’intervention du conseiller d’Etat est bien relative à la théorie de l’acte clair. Il fait, en effet, référence à propos de la remarque de Defermon à l’adage Ubi verba sunt clara, non debet admitti voluntatis quaestio23.

Il reste à déterminer si l’objection de Defermon a fait l’objet d’un accueil favorable de la part des rédacteurs du Code civil. La réponse qu’apporte Bigot-Préameneu aux propos de Defermon semble indiquer que les auteurs du Code ont inclus de manière implicite cet adage dans le Code civil.

21 Edouard de Callataÿ, Etudes sur l’interprétation des conventions, Bruxelles, Bruylant, Paris, Sirey, 1947, Première étude, IV, n°27, p. 63 : « Peut-on déduire de ceci, comme beaucoup ont cru pouvoir le faire, que M. Defermon s’oppose à l’interprétation d’un texte clair ? Ce qu’il dit dans la première phrase est catégorique et d’ailleurs incontestable. Quant à la seconde, si on la considère séparément, on doit admettre que son auteur y soulève bien plus un point de droit qu’il ne le résout ; en outre, répétons qu’une volonté clairement exprimée n’est pas synonyme d’un texte clair, puisqu’elle suppose précisément une expression conforme à la volonté ! Si cette seconde phrase n’est qu’un développement de la première, cet argument de texte perd de sa valeur, mais alors il apparaît d’autant plus nettement que c’est seulement de la présomption d’intention que se défie l’orateur, et c’est d’ailleurs sur ce point que se poursuivit la discussion ». 22 Hervé Trofimoff, « Les sources doctrinales de l’ordre de présentation des articles 1156 à 1164 du Code civil sur l’interprétation des contrats », R.H.D., 1994, p. 208. 23 Jacques de Maleville, Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’Etat, Paris, 1822, p. 38 : « Ce qu’il y a d’intéressant, c’est l’objection que l’on fit, que lorsque les termes sont clairs, il n’y a pas lieu à interprétation : ubi verba sunt clara, non debet admitti voluntatis quaestio ».

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C) La réponse de Bigot-Préameneu quant à la présence implicite de l’adage « Interpretatio cessat in claris » dans le Code civil de 1804

La réaction de Bigot-Préameneu vis-à-vis des propos de Defermon est essentielle. En effet, selon Treilhard et Maleville, Bigot de Préameneu « a exactement expliqué l’esprit de l’article »24. À l’objection de Defermon, Bigot Préameneu répond que l’article 52 du Code civil est « fait pour les cas où les termes expriment mal l’intention des parties qui se trouve d’ailleurs manifestée »25.

Cette réponse a donné lieu, elle aussi, à des controverses. En effet, pour Callataÿ, Bigot Préameneu, par ces propos, n’a pas voulu mettre en avant la théorie de l’acte clair. Le terme de « mal » ne ferait pas ici référence à l’expression contractuelle ambiguë, qui empêcherait de connaître clairement la volonté des contractants. Il serait relatif à une volonté non conforme aux termes éventuellement clairs de la convention26. Ainsi, l’article 52 et la règle de la primauté de la volonté sur la lettre n’auraient pas un champ d’application limité aux seuls actes ambigus. Ils s’appliqueraient également en cas de clarté de l’acte. Selon Callataÿ, les propos de Bigot-Préameneu auraient uniquement pour objectif de rassurer Defermon quant à la connaissance de la volonté des parties. En affirmant que seule une volonté « manifestée » peut être considérée comme un critère d’interprétation, il aurait rejeté les craintes du conseiller d’Etat quant à la prise en considération d’une volonté seulement présumée. Ainsi, le pouvoir d’interprétation du juge serait limité par le caractère évident que doit revêtir la volonté et non pas par la clarté de l’acte27.

24 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67. 25 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67. 26 Edouard de Callataÿ, op. cit., p. 63 : « Il dit, remarquons-le bien, « pour les cas où les termes expriment mal l’intention » et non « pour les cas où les termes sont douteux », ce qui n’est pas du tout la même chose, car des termes expriment mal l’intention des parties, non seulement quand ils sont obscurs ou ambigus, mais aussi quand ils sont, bien que clairs et précis, contraires à cette intention ». 27 Edouard de Callataÿ, op. cit., p. 62 : « Un examen attentif des travaux préparatoires démontre que, si manifestement le législateur s’est préoccupé des abus que pourrait engendrer le pouvoir d’interprétation d’un juge, il a entendu y remédier, non en y soustrayant les textes clairs, comme le demandaient les tribunaux de Grenoble et de Lyon, mais en exigeant une intention évidente pour prévaloir sur eux ».

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Cette analyse du débat semble être confirmée par les propos de Tronchet. En effet, à la suite de Bigot-Préameneu, Tronchet précise que l’intention doit revêtir un caractère suffisamment clair pour autoriser le juge à se détacher de la lettre de la convention28. La discussion du 3 novembre 1803 porte donc bien selon Callataÿ uniquement sur la connaissance de la volonté et non pas sur son rejet en cas de clarté de l’acte29. Là encore, cette analyse ne semble pas devoir être retenue. La remarque de Defermon, qui selon Maleville a bien trait à la théorie de l’acte clair, est prise en considération. La rédaction de l’article 52 est modifiée à l’issue de la séance du 3 novembre 1803. Les termes « sens grammatical », synonyme de « sens clair » pour Defermon, sont remplacés par ceux « d’expressions grammaticales »30. Cette correction n’est cependant pas retenue dans la version définitive du Code civil de 1804. En effet, l’article 1156 dispose : « On doit, dans les conventions, rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes ».

Ces modifications ont été apportées à la demande de la section de législation du Tribunat31. Elles tendent à confirmer l’admission de la théorie de l’acte clair par les rédacteurs du Code civil.

28 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67 : « M. Tronchet dit que cet article ne peut jamais devenir un moyen de dénaturer l’intention des parties; car ce ne sera pas sur de simples allégations qu’on s’écartera des termes de l’acte, ce sera d’après les indices les plus clairs qu’il n’exprime point la volonté des contractants ». 29 Edouard de Callataÿ, op. cit., p. 64 : « Les indices les plus clairs sont nécessaires ; voilà le point sur lequel insiste Tronchet pour calmer les appréhensions de M. Defermon ; il emploie le mot clair mais c’est pour exiger, dans la prédominance de l’intention sur l’expression, une intention claire, et nullement pour soustraire les termes clairs à cette prédominance. De même, ce qu’il songe à éviter, c’est que l’on puisse dénaturer, non pas les termes d’une convention, mais bien l’intention des parties contractantes ». 30 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67 : « M. Defermon demande qu’on substitute les mots expressions grammaticales aux mots sens grammatical ». 31 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, Communication officieuse à la section de législation du Tribunat, p. 143 : « On dit bien rechercher l’intention, mais non pas rechercher l’expression. La section est d’avis qu’au lieu de ces mots, plus que l’expression grammaticale, il sera mieux de dire plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes ».

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Tout d’abord, les termes d’ « expressions grammaticales » sont abandonnés. Ces termes avaient pour inconvénient de convenir plutôt à une lecture globale de l’acte. Ils pouvaient donc correspondre à un acte qui se révélait clair. En leur préférant « le sens littéral des termes », les rédacteurs du Code civil mettent l’accent sur les significations potentielles des mots. Ceux-ci peuvent être susceptibles d’un sens littéral, c’est-à-dire d’un sens propre, mais aussi d’une signification impropre. Dans ce cas, la convention revêt bien un caractère ambigu et est susceptible d’être interprétée. Tel est le sens que semble toujours avoir revêtu l’article 52. En effet, il est précisé dans les travaux préparatoires que cette correction n’a pas modifié le fonds de cette disposition32. Ainsi, la remarque de Bigot-Préameneu aurait eu pour objectif de rassurer Defermon sur la connaissance de la volonté mais également sur le caractère ambigu de l’acte à interpréter. Il semble que le rédacteur ait voulu mettre fin à la confusion qu’effectuait Defermon entre le sens grammatical des termes et le sens clair de l’acte dans sa globalité.

Ensuite, la pluralité des sens de la convention à interpréter apparaît également à travers l’emploi des termes « plutôt que de s’arrêter. ». Cette expression fait apparaître l’idée d’un choix entre deux sens possibles et donc l’idée d’une ambiguïté. A contrario, l’interprétation ne saurait avoir lieu en cas de clarté.

Il reste, maintenant, à déterminer les raisons pour lesquelles le législateur de 1804 n’a pas formellement intégré la réserve de l’acte clair parmi les dispositions du Code civil. Ce choix effectué par les rédacteurs semble pouvoir s’expliquer par l’état du droit antérieur au Code civil de 1804.

32 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, Rédaction définitive du Conseil d’Etat, p. 171 : « Le Tribunat n’a proposé de changement au fond que sur l’article 112…Les autres articles n’ont subi que des changements de rédaction ». - Jacques de Maleville, op. cit., p. 38 souligne le caractère formel de ces changements : « on avait d’abord dit sens grammatical ; dans la discussion, on préféra les termes expressions grammaticales ; enfin on y a substitué sens littéral ».

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II. Un silence justifié par l’état du droit antérieur au Code civil de 1804

La prise en considération implicite de l’adage Interpretatio

cessat in claris semble correspondre à une certaine tradition juridique française. En effet, cette position adoptée par les rédacteurs du Code civil apparaît conforme aux écrits de Domat et de Pothier (A). Le silence des auteurs du Code civil sur cette limitation correspond, de plus, au droit intermédiaire (B). A) La théorie de l’acte clair dans les écrits de Domat et de Pothier

L’influence qu’ont exercée les œuvres de Domat et de Pothier sur les rédacteurs du Code civil est bien connue33. Elle semble avoir été particulièrement importante pour la rédaction de la partie du Code relative aux contrats ou obligations conventionnelles en général. En effet, il est souligné dans les travaux préparatoires que le législateur s’est inspiré des écrits des deux grands jurisconsultes pour la rédaction de ce titre34.

Cette inspiration est particulièrement nette en ce qui concerne la section V, chapitre III, titre III, livre III du Code civil. En effet, ces dispositions du Code relatives à l’interprétation des conventions sont, à peu de mots près, recopiées du « Traité des obligations » de Pothier35. Cette filiation rédactionnelle est d’ailleurs formellement

33 Edouard de Callataÿ, op. cit., p. 62 et 63 : « Il ne faut pas perdre de vue que l’article 1156, comme bien d’autres articles du Code civil, est un aboutissement, le législateur n’émet pas une idée nouvelle, mais travaille sur un texte de Pothier, et, peut-on dire, sous le signe de Domat ; il a voulu ce que ceux-ci avaient voulu ». 34 Cf. notamment Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 312-313 : « Mais dans la partie qui traite des contrats et des obligations conventionnelles, le législateur se trouve dans l’heureuse impuissance de proclamer une volonté particulière : tout ce qu’il dit doit être l’expression des éternelles vérités sur lesquelles repose la morale de tous les peuples…Les Romains ont écrit ces vérités dans leurs lois. Elles ont été recueillies par le savant Domat, et Pothier en fit un traité qui seul aurait fait sa gloire. C’est dans les ouvrages de ceux grands hommes que le projet de loi dont je vais vous entretenir a été puisé ». 35 Robert-Joseph Pothier, Traité des obligations, Paris, 1821, réédition 2011, Dalloz, Paris, tome 1, Première partie, chapitre premier, section première, article VI, Règles pour l’interprétation des conventions, pp. 43 à 48.

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soulignée par le consul Cambacérès à l’occasion du débat du 3 novembre 180336. Il y a donc tout lieu de penser que les rédacteurs du Code civil se sont inscrits dans la continuité des idées mises en avant par ces auteurs en ce qui concerne la théorie de l’acte clair.

En ce qui concerne, tout d’abord, l’œuvre de Domat, il apparaît que « Les loix civiles dans leur ordre naturel » comportent deux sections relatives à l’interprétation des actes juridiques. L’une est relative à l’interprétation des testaments37 et l’autre à celle des conventions38. Domat semble admettre la clarté de l’acte comme une limite générale au pouvoir d’interprétation du juge. Il fait explicitement référence à la théorie de l’acte clair dans la section des « Loix civiles dans leur ordre naturel » relative à l’interprétation des testaments. Le juge doit, selon lui, s’en tenir à l’expression écrite lorsque son sens apparaît évident39. Domat fonde notamment cette restriction sur l’extrait du Digeste qui dispose : « Cum in verbis nulla ambiguitas est, non est admitti voluntatis quaestio »40.

36 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, p. 67 : “Le Consul Cambacérès dit que l’article est textuellement copié du Traité des Obligations de Pothier.” 37 Jean Domat, Les loix civiles dans leur ordre naturel, 2ème édition, Paris, chez Coignard, 1695, tome III, Partie II, livre III, titre I, section VI : « Des règles de l’interprétation des obscurités, ambiguïtés et autres défauts d’expression dans les testaments ». 38 Jean Domat, op. cit., tome I, Partie I, livre I, titre I, section II : « Des principes qui suivent de la nature des conventions. Et des règles pour les interpréter ». 39 Jean Domat, op. cit., tome III, Partie II, livre III, titre I, section VI, p. 418 : « Il faut distinguer trois sortes d’expressions dans les testaments. La première de celles qui sont parfaitement claires : la seconde de celles qui sont si obscures qu’il est impossible d’y donner un sens : et la troisième de celles où il se trouve quelque obscurité, quelque ambiguïté, ou quelque autre défaut qui peut en rendre le sens incertain. Et chacune de ces sortes d’expressions a ses règles propres qui seront expliquées dans cette section. Les expressions claires ne souffrent point d’interprétation pour en faire connaître le sens, puisque leur clarté le rend évident. Et si la disposition du testateur s’y trouve expliquée bien nettement et précisément, il faut s’en tenir au sens qui paraît par l’expression.» 40 Jean Domat, op. cit., tome III, Partie II, livre III, titre I, section VI, p. 418, note b : « Cum in verbis nulla ambiguitas est, non est admitti voluntatis quaestio l. 25 §I ff de leg. 3 Cum enim manifestissimus est sensus testatoris, verborum interpretatio nusquam tantum valeat, ut melior sensu existat l. 3 in f. C. de lib. Praetor. Vel exhered. V. l’article 15 et l’article dernier ».

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La théorie de l’acte clair, selon Domat, ne semble pas devoir se limiter aux seuls actes de dernière volonté. En effet, Domat qualifie cette limitation de « générale » et souligne qu’elle doit être appliquée « en toute interprétation »41. De plus, Domat dans l’article 5 de cette même section évoque la différence qui existe entre l’interprétation des actes de dernière volonté et celle des contrats42. Les articles antérieurs peuvent donc être considérés comme s’appliquant à ces deux catégories d’actes juridiques. Ainsi, même si Domat n’exprime pas formellement la théorie de l’acte clair en ce qui concerne l’interprétation des contrats, elle doit y être considérée comme sous-entendue. La première règle que Domat énonce à propos de l’interprétation des conventions semble confirmer cette adhésion implicite. En effet, Domat semble y indiquer que l’intention des contractants ne devra être prise en considération qu’à défaut de clarté de l’acte et dans le but d’en lever les obscurités et les doutes43.

Pothier semble s’inscrire dans la continuité de Domat en ce qui concerne la théorie de l’acte clair. Pothier fait plusieurs fois mention

41 Jean Domat, op. cit., tome III, partie II, livre III, titre I, section VI, article XIX, p. 432 : « Il résulte des règles expliquées dans les articles précédents, que dans tous les cas où il s’agit de l’interprétation des expressions d’un testateur, c’est par les preuves ou présomptions qui peuvent faire connaître son intention qu’il faut en juger ; ce qui dépend des différentes circonstances qui peuvent avoir quelque rapport à la difficulté qui est à régler…Mais les égards à toutes ces vues, n’ont leur usage que sous deux autres générales qui doivent être les premières en toute interprétation. L’une de ne pas exposer une expression claire à des interprétations contraires au sens naturel ». 42 Jean Domat, op. cit., tome III, partie II, livre III, titre I, section VI, article V, p. 419 : « V, p. 419 : « Il y a cette différence entre les conventions et les testaments, pour ce qui regarde les manières de les interpréter, que dans les conventions il faut différemment considérer ou la volonté commune de ceux qui traitent ensemble, ou la volonté seule de l’un des deux sans égard à celle de l’autre selon les principes qu’on a expliqués dans la section 2 des conventions ». 43 Jean Domat, op. cit., tome I, Partie I, livre I, titre I, section II, p. 76 : « 1ère règle : les obscurités et les doutes s’interprètent par l’intention commune des contractants ». Cf. également tome I, Partie I, livre I, titre I, section II, p. 79, VIII : « Les conventions devant être formées par le consentement mutuel de ceux qui traitent ensemble, chacun doit y expliquer sincèrement, et clairement ce qu’il promet et ce qu’il prétend. Et c’est par leur intention commune, qu’on explique ce que la convention peut avoir d’obscur ou de douteux ».

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de la théorie de l’acte clair en ce qui concerne l’interprétation des actes de dernière volonté. Tout d’abord, dans l’un de ses premiers ouvrages, les « Pandectae Justinianeae in novum ordinem digestae », Pothier évoque à propos de l’interprétation des « legs, fidéicommis et autres actes de dernière volonté » l’adage juridique issu de D.32, 25§144. Ensuite, dans son « Traité des donations testamentaires », Pothier évoque la clarté de l’acte et ses effets sur les pouvoirs de l’interprète. Dans la cinquième règle qu’il énonce pour l’interprétation des legs, il précise que le recours aux circonstances pour connaître la volonté du testateur ne peut intervenir que « lorsqu’il ne paraît pas bien clairement par les termes dont le testateur s’est servi, ce qu’il a voulu léguer. »45. De plus, il souligne que la prise en considération du motif du legs ne peut intervenir qu’en cas d’ambiguïté, et non lorsque le sens de la disposition est clair46. Pothier semble donc favorable, tout comme Domat, à l’application de la théorie de l’acte clair dans le domaine de l’interprétation des actes de dernières volontés.

Pothier semble également adhérer à la théorie de l’acte clair en matière de contrats. En effet, dans les « Pandectae Justinianeae in novum ordinem digestae », Pothier formule un certain nombre de règles relatives à l’interprétation des conventions en général47. La première d’entre elles précise que : « Lorsqu’il y a ambiguïté dans les termes d’une convention, il faut les interpréter par ce que les parties

44 Robert-Joseph Pothier, Pandectae Justinianeae in novum ordinem digestae, Paris, chez Antoine Bavoux, 1825, tome III, lib. XXX, XXXI, XXXII Pandectarum, tit. I, II, III De legatis et fideicommissis., Secunda pars, De interpretatione legatorum, fideicommissorum, et omnium ultimarum voluntatum, p. 46, secunda regula : « Et quum in verbis nulla ambiguitas est, non debet admitti voluntatis quaestio, l. 25 § I ff de Legatis 3° ». 45 Robert-Joseph Pothier, Traité des donations testamentaires in Œuvres complètes, Paris, Thomine et Fortic, 1821-1824, tome 22, chapitre VII, De l’interprétation des legs, section première, règles générales sur l’interprétation des legs, p. 300 : « Lorsqu’il ne paraît pas bien clairement par les termes dont le testateur s’est servi, ce qu’il a voulu léguer, on doit faire usage de toutes les circonstances qui peuvent servir à découvrir la volonté du testateur ». 46 Robert-Joseph Pothier, op.cit., p. 301 : « Ce que le testateur a exprimé du motif de son legs, peut aussi entrer en considération pour juger du sens de la disposition, lorsqu’il est ambigu, l. 41, ff de leg. 3°. Mais quand il d’ailleurs clair, on ne doit point s’attacher à ce qu’a pu dire le testateur sur le motif de son legs, l. 4, ff de alim. leg ». 47 Robert-Joseph Pothier, Pandectae Justinianeae, op. cit., tome I, De conventionum interpretatione, pp. 115 à 117.

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ont voulu »48. Dans le commentaire qu’il fait de cette règle, Pothier précise que tous les autres principes d’interprétation qu’il énonce ne servent qu’à expliquer « l’esprit de celle-ci »49. Ainsi, les règles d’interprétation ne semblent devoir être mises en œuvre qu’en cas d’ambiguïté de l’acte. A contrario, elles n’auront pas à être mises en application en cas de clarté des termes de la convention. Dans son « Traité des obligations », qui paraît quelques années plus tard, Pothier ne reprend pas cette première règle d’interprétation. Il y énonce comme premier principe la primauté de la volonté sur la lettre50 qui constitue la deuxième règle d’interprétation dans les « Pandectae »51.

En précisant le caractère douteux de la convention à interpréter, Pothier, comme Domat, énoncent de manière implicite la théorie de l’acte clair en matière de conventions. Il est vraisemblable que les rédacteurs du Code civil aient suivi leur exemple et aient eux-mêmes sous-entendu que le juge n’est pas autorisé à s’écarter de l’expression écrite en cas de clarté des termes du contrat. Le caractère implicite de la théorie de l’acte clair dans le Code civil peut également s’expliquer par le droit intermédiaire. B) La limitation du pouvoir de l’interprète dans le droit intermédiaire

À l’époque révolutionnaire, la théorie de l’acte clair est, tout d’abord, mise en avant par la jurisprudence. En effet, jusqu’en 1808, le Tribunal de cassation puis la Cour de cassation se considèrent compétents pour effectuer un contrôle des décisions rendues en

48 Robert-Joseph Pothier, Pandectae Justinianeae, op. cit., tome I, De conventionum interpretatione, LXVII, p. 115, Prima regula « ubi est verborum ambiguitas, valet quod acti est… ». 49 Robert-Joseph Pothier, Pandectae Justinianeae op. cit., tome I, De conventionum interpretatione, LXVII, p. 115, Prima regula, note 3 : « Haec primae regulae sententia declaratur in omnibus regulis sequentibus ». 50 Robert-Joseph Pothier, Traité des obligations, op. cit., p. 43, Première règle : « On doit, dans les conventions, rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plus que le sens grammatical des termes ». 51 Robert-Joseph Pothier, Pandectae Justinianeae, op. cit., De conventionum interpretatione, LXVII, p. 115, Secunda regula : « In conventiones contrahentium voluntatem potius quam verba spectari placuit ».

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matière d’interprétation52. La méconnaissance du sens clair d’un acte juridique constitue l’un des cas d’ouverture à cassation. La mise en œuvre de la théorie de l’acte clair par le Tribunal de cassation peut notamment être illustrée par l’arrêt « Ferrussac contre la Bastide » du 5 germinal an XII (26 mars 1804)53.

Cette affaire porte sur l’interprétation de deux conventions conclues entre les héritiers du sieur Léonard-Martin de la Bastide de Verthamont. En 1789, le sieur Verthamont avait institué, par testament, comme héritier universel son neveu Jean-Baptiste Martin la Bastide. Il avait légué par le même acte une somme de 12000 francs à la dame Ferrussac, au cas où celle-ci serait déclarée être sa fille légitime. Au décès de Verthamont, un conflit s’élève entre la Bastide et Ferrussac à propos de la validité du testament. Ce litige prend fin par la conclusion de deux conventions de pacification. L’une, en date du 5 décembre 1791, est qualifiée de traité de famille. L’autre, en date du 25 décembre de la même année, en est l’acte explicatif. Par le premier acte, les parties prévoient de « partager par moitié entre elles tous les biens meubles et immeubles de la succession » ainsi que « toutes les dettes et charges de ladite hérédité »54. L’acte du 25

52 Cf. Jacques Boré, op.cit., p. 252, n° 3 : « Au lendemain de sa création par la loi du 27 novembre 1790, le Tribunal de cassation – devenu Cour de cassation par sénatus-consulte du 28 floréal an XII – s’était sans hésitation reconnu le pouvoir de contrôler l’interprétation des actes par les juges du fond ». 53 Arrêt de référence rapporté au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation rendus en matière civile, Paris, 1804, n° 78, p. 205, Alexandre-Auguste Ledru-Rollin, Journal du Palais, Paris, 1841-1877, tome 3, p. 676, Désiré Dalloz, op. cit., 1860, tome 33, article « Obligations », p. 211 et cité dans Adrien Carpentier, Georges Frèrejouan du Saint, Répertoire général alphabétique du droit français, Paris, 1896, tome 24, article « interprétation des conventions », n° 21, p. 668. 54 Désiré Dalloz, op. cit., 1860, tome 33, article « Obligations », p. 212, note 1 : « La Cour ; -Vu l’acte passé entre les parties, en forme de traité de famille, le 5 décembre 1791, portant que : « Sans vouloir entrer plus avant dans la discussion de leurs moyens (énoncés dans le préambule de cet acte), et autres qu’elles pourraient employer pour la nullité ou la validité du testament du sieur Martin Verthamont, sur quoi elles s’imposent un silence éternel, ainsi que sur le procès qui avait eu lieu entre les père et mère de la dame de Ferrussac, icelles parties demeurent d’accord de partager par moitié entre elles tous les biens meubles et immeubles de la succession dudit sieur de Verthamont… ; et qu’en suivant les dispositions ci-dessus, toutes les

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décembre rappelle les termes du partage et précise que si la femme du défunt « réclame et prétend avoir quelques reprises sur ladite succession, la dame Ferrussac et le sieur la Bastide, après lui avoir porté en compensation, jusqu’à due concurrence, ce qu’elle doit, supporteront ou partageront par moitié le déficit ou l’excédent qui pourra résulter de cette opération ». En l’an VI, le sieur Dufour forme une action pour obtenir le solde du paiement des pensions de la dame Ferrussac, qui n’avait pas été acquitté par ses père et mère. Deux jugements du tribunal civil de la Haute-Vienne du 14 Floréal an VII et du tribunal civil de la Corrèze du 14 Nivôse an VIII condamnent la Bastide à participer au paiement de cette dette conformément aux termes des conventions. La Bastide refuse de s’acquitter de cette somme d’argent et obtient satisfaction du Tribunal d’appel de Limoges par un jugement rendu le 8 pluviôse an X. La dame Ferrussac forme alors un pourvoi en cassation. Elle met, notamment, en avant, à l’appui de sa demande, le non-respect des conventions conclues entre les héritiers55. Le Tribunal de cassation accueille les prétentions de la dame Ferrussac et casse l’arrêt rendu par la juridiction d’appel.

Dans sa décision, la juridiction suprême fait référence à la théorie de l’acte clair. Le Tribunal de cassation souligne, en effet, que la clarté est un obstacle à l’interprétation. Le juge du fond doit s’en tenir au « sens naturel » des termes des conventions qui « manifeste la double volonté des parties contractantes »56. La théorie de l’acte clair

dettes et charges de ladite hérédité seront supportées par moitié entre les parties ». 55 Bulletin des arrêts de la Cour de cassation rendus en matière civile, op. cit., p. 209 : « La demande en cassation de ce jugement, et la défense du citoyen la Bastide à cette demande, ont reproduit tous les moyens et tous les raisonnements qui avaient été présentés en première instance et sur l’appel : il s’est agi de savoir…2°. Si le tribunal d’appel avait contrevenu à la loi conventionnelle des parties, consignée dans les deux actes de décembre 1791, et aux lois 23 ff de regulis juris, et 20, au Code, de transactionibus, qui prescrivent l’exécution des contrats ». 56 Désiré Dalloz, op. cit., 1860, tome 33, article « Obligations », p. 212, note 1 : « Considérant que ces clauses des deux actes corrélatifs des 5 et 25 décembre 1791 sont d’une clarté qui ne saurait fournir raisonnablement matière à interprétation, que le sens naturel des termes dans lesquels elles sont conçues manifeste la double volonté des parties contractantes de supporter par moitié entre elles toutes les dettes et charges de l’hérédité de M.

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a été appliquée dans d’autres arrêts rendus par la juridiction suprême57.

Les fondements juridiques invoqués à l’appui des cassations en matière d’interprétation des contrats sont des textes relatifs à la force obligatoire des conventions. Les moyens de cassation sont issus principalement du droit romain58 et de la législation royale59. Parmi les moyens issus du droit romain, se trouve notamment le D.50, 17, 23 qui qualifie le contrat de loi60. Selon le Tribunal de cassation, il est

Verthamont, et de n’excepter de la généralité de cette convention que le cas où il y aurait une action en réclamation de quelques reprises de la dame Trompaudou du Repaire-Verthamont sur ladite hérédité ». 57 Cf. notamment l’arrêt du 1er Ventôse an X (Les créanciers et héritiers Megret de Sérilly C. Fénis de Saint-Victour), rapporté par Désiré Dalloz, op. cit., 1859, tome 40, article « Société », p. 487. Le Tribunal de cassation évoque ce qui « aurait été dit expressément dans le contrat de société » et l’arrêt du 26 pluviôse an XI (Chenevière C. Lacaze), rapporté par Désiré Dalloz, op.cit., 1847, tome 7, article « Cassation », pp. 377 et 378. La juridiction suprême y souligne « une violation formelle de la convention des parties ». 58 Le droit romain est considéré comme fondement de la cassation dans l’arrêt du 1er Ventôse an X (Les créanciers et héritiers Megret de Sérilly C. Fénis de Saint-Victour), Désiré Dalloz, op. cit., 1859, tome 40, article « Société », p. 487, dans l’arrêt du 26 pluviôse an XI (Cheneviève C. Lacaze), Désiré Dalloz, op. cit., 1847, tome 7, article « Cassation », pp. 377 et 378 et dans l’arrêt du 5 germinal an XII (Ferrusac C. la Bastide), op. cit., cf. note 53. 59 Il s’agit principalement de l’article 46 de l’Ordonnance de 1510, de l’article 30 du chapitre 8 de l’Ordonnance de 1535 et de l’article 134 de l’Ordonnance de 1539. Ces textes reconnaissent la force obligatoire du contrat en encadrant l’action en rescision. Ils sont notamment cités dans l’arrêt du 30 prairial an XIII (Curtel C. Collot et autres), cité dans Désiré Dalloz, Jurisprudence générale du Royaume, en matière civile, commerciale et criminelle, ou Journal des audiences, Paris, 1825, tome 2, article « Cassation », pp. 332 et 333, dans lequel le Tribunal de cassation procède à une interprétation du contrat. 60 Cet extrait du Digeste est notamment cité dans l’arrêt du 5 germinal an XII (Ferrussac C. la Bastide), op. cit., Désiré Dalloz, Jurisprudence générale, Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, en matière de droit civil, commercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public, Paris, 1860, tome 33, article « Obligations », p. 212, note 1 : « Attendu que les contrats font la loi des parties contractantes ; que cela résulte, tant de la loi 23, ff., De regulis juris,

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donc interdit au juge de méconnaître le sens clair des conventions, car celles-ci constituent des lois non seulement entre les parties mais également à l’égard du juge.

Ce fondement juridique semble nécessaire à un double titre. Tout d’abord, l’assimilation du contrat à la loi permet au Tribunal de cassation de justifier sa compétence. La juridiction de cassation est le juge du droit uniquement. En revêtant la qualité de loi, le contrat devient un acte qui peut être soumis sans difficulté au contrôle de la juridiction suprême. Ensuite, si le contrat est considéré comme équivalent à la loi générale, le Tribunal de cassation peut non seulement en condamner les violations en cas de clarté mais également en revoir les mauvaises interprétations en cas d’ambiguïté61. Le principe de la force obligatoire des contrats est un moyen de cassation qui permet un contrôle plus large que celui de la seule théorie de l’acte clair.

Compte tenu de cette jurisprudence, il n’est pas surprenant que le Tribunal de cassation n’ait pas sollicité l’insertion de la théorie de l’acte clair parmi les dispositions du Code civil. En effet, la juridiction suprême trouve dans l’article 32 du titre II, livre III du projet de Code, qui deviendra l’article 1134, le fondement juridique indispensable et suffisant pour justifier son contrôle en matière d’interprétation des conventions62. Le tribun Favart dans son rapport sur le Code souligne, d’ailleurs, que les rédacteurs sont favorables à la compétence de la juridiction de cassation pour contrôler le respect du principe de la force obligatoire des contrats63. Bigot de Préameneu a, auparavant devant le Corps législatif, souligné que ce principe a notamment des

qui porte, Legem contractus dedit, que de la loi 20, Cod., De transactionibus, qui a une semblable disposition ». 61 Cf. Arrêt du 30 Prairial an XIII (Curtel c. Collot et autres), Désiré Dalloz, op. cit., 1825, tome 2, article « Cassation », pp. 332 et 333. 62 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 2, p. 163 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». 63 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, Communication officielle au Tribunat, rapport fait par le tribun Favart, le 13 pluviôse an XII, (3 février 1804), p. 319 : « Ainsi, toutes les fois qu’une convention aura été légalement formée, et dont les causes seront avouées par la loi, cette convention sera elle-même une loi, et le jugement qui la violera sera soumis à la censure du tribunal chargé par la constitution de les conserver toutes, et de les garantir de l’entreprise de l’arbitraire ».

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implications dans le domaine de l’interprétation des contrats64. Ces propos tendent à montrer la volonté des rédacteurs du Code de poser une limitation à l’interprétation des contrats dont le Tribunal de cassation est le gardien.

La règle selon laquelle l’interprétation n’a pas lieu en cas de clarté de l’acte n’est pas, à cette époque, seulement présente dans la jurisprudence du Tribunal de Cassation. En effet, cette limitation de l’interprétation semble avoir été prise en considération par Cambacérès dans le troisième projet de Code civil qu’il élabore en 1796. Dans son discours préliminaire devant le Conseil des cinq cent, Cambacérès souligne en effet que les règles d’interprétation ne sont utiles que lorsque l’intention des contractants n’a pas été « clairement rendue »65. A contrario, ces règles n’ont donc pas à être appliquées en cas de clarté de l’acte. La prise en considération implicite de l’adage Interpretatio cessat in claris est ainsi une solution que ne feront que reprendre les rédacteurs du Code civil en 1804.

* **

64 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 13, Présentation au Corps législatif et exposé des motifs par Bigot-Préameneu, le 7 pluviôse an XII (28 janvier 1804), p. 229-230 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites…Il n’est aucune espèce d’obligations, soit de donner, soit de faire ou de ne pas faire, qui ne repose sur ces règles fondamentales : c’est à ces règles qu’on a recours pour les interpréter, pour les exécuter, pour en déterminer tous les effets ». 65 Pierre-Antoine Fenet, op. cit., tome 1, Discours préliminaire prononcé par Cambacérès au Conseil des Cinq Cents, lors de la présentation du 3ème projet de Code civil, p. 171 : « Si les contractants exprimaient toujours leurs pensées, si leur intention était facilement saisie et clairement rendue, il serait sans doute inutile de tracer des règles pour l’interprétation des conventions ».

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Conclusion La nature juridique d’Interpretatio cessat in claris connaîtra,

peut-être, prochainement une évolution pour devenir un adage intra legem, in scriptura66. En effet, le projet Catala, de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, comporte une disposition, l’article 1138, relative à la théorie de l’acte clair67. Cette disposition fait apparaître une volonté de prendre en considération l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation depuis le début du XIXème siècle. Cet article apparaît, également, comme la révélation, deux siècles plus tard, de l’intention initiale du législateur de limiter l’interprétation aux seuls actes ambigus.

66 Henri Roland et Laurent Boyer, op. cit., p. XV : « In scriptura. Le législateur s’est parfois approprié un adage sans y changer un seul mot comme l’atteste l’article 2279 du Code civil : "En fait de meubles, la possession vaut titre" ». 67 Avant-Projet de réforme du droit des obligations (articles 1101 à 1386 du Code civil) et du droit de la prescription (articles 2234 à 2281 du Code civil), article 1138 : « Les clauses claires et précises ne sont pas sujettes à interprétation, à peine de dénaturation de l’acte ».

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