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Textyles Revue des lettres belges de langue française 9 | 1992 Romancières Le Congo revisité. Une décennie de bandes dessinées "belges" (1982-1992) Pierre Halen Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/textyles/2047 DOI : 10.4000/textyles.2047 ISSN : 2295-2667 Éditeur Le Cri Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 1992 Pagination : 365-380 ISSN : 0776-0116 Référence électronique Pierre Halen, « Le Congo revisité. Une décennie de bandes dessinées "belges" (1982-1992) », Textyles [En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 20 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/textyles/2047 ; DOI : 10.4000/textyles.2047 Tous droits réservés

Le Congo revisité. Une décennie de bandes dessinées

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TextylesRevue des lettres belges de langue française

9 | 1992Romancières

Le Congo revisité. Une décennie de bandesdessinées "belges" (1982-1992)

Pierre Halen

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/textyles/2047DOI : 10.4000/textyles.2047ISSN : 2295-2667

ÉditeurLe Cri

Édition impriméeDate de publication : 15 novembre 1992Pagination : 365-380ISSN : 0776-0116

Référence électroniquePierre Halen, « Le Congo revisité. Une décennie de bandes dessinées "belges" (1982-1992) », Textyles[En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/textyles/2047 ; DOI : 10.4000/textyles.2047

Tous droits réservés

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LE CONGO REVISITÉ

UNE DÉCENNIE DE BANDES DESSINÉES «BELGES»(1982-1992)

Pierre HALEN- Universitiit Bayreuth

ENTRELABELGIQUEETLECONGO,une vieille histoire d'images s'est nouée, quia débuté, dans le dernier quart du XIXes., avec les gravures composées d'après les

croquis des explorateurs. Elle s'est poursuivie dans les arts plastiques, elle s'estrépandue dans les actualités cinématographiques et les atfiches, elle s'est affirmée

dans les manuels scolaires. Rêveries coloniales et exotiques ont cherché dans lematériau iconique le moyen d'élaborer une image de Soi et de l'Autre qui a fluc-

tué au fil de l'Histoire et en fonction des besoins identitaires autant que politiques.

Permanencedu «(scénariohumanitaire»

La bande dessinéen'a pas été en reste, depuis laBananera chantée du jeuneHergé, et diverses publications ont déjà balisé le terrain 1. Un scénario de base seretrouve dans une majorité de ces récits en images: le héros blanc vient en

Attique protéger son frère noir contre des entreprises cupides d'origine étrangèreou contre un pouvoir africain situé en position secondaire (non le Roi, mais lemauvais Conseiller du Roi; avec le temps, le feticheur obscurantiste devient le

ministre corrompu sans que change leur rôle narratif) ; ces deux opposants sont,

du reste, souvent censés agir la main dans la main. De ce scénario «humanitaire»,sur lequel reposaient'déjà les poèmes d'Émile Banning (1856) et de P.C. Thérèse

(1877), Mitacq se sert encore après 1960 pour sa Patrouille des Castors 2 : ni lacolonisation ni la décolonisation ne l'ont modifié. C'est que le discours euro-péen sur le Tiers-Monde, s'il proclame sa rupture par rapport à l'impérialisme,

n'en prend pas moins le relais d'une tradition qui remonte à l'antiesclavagisme etqui avait également connu de beaux jours pendant la période coloniale.

On aurait pu imaginer cependant qu'après les Indépendances, le héros blanc

serait moins triomphant, voire qu'il s'effacerait devant des héros africains prenant

en charge les destinées collectives du Continent. De fait, une certaine place est

progressivement laissée à des Noirs sympathiques, mais c'est généralement uneplace secondaire: du personnagede Coco dansTintinau Congo(1930)à celuid'Adabou dansLesDémonsdela nuit (1966)en passantpar CiragedansLe Nègre

blanc(1951),la considérations'accroitpour l'auxiliairenoir sansqu'à celui-cisoitaccordée une véritable initiative. Promu adjoint, il reste le destinataire d'une

action désintéressée, à laquelle il ne lui arrive de s'opposer qu'en raison d'un mal-

entendu passager.Ce scénario «humanitaire» n'a rien perdu de son attrait aujourd'hui, à l'heure

du «devoir (et donc du droit) d'ingérence» devant des situations qu'on peut, il est

vrai, juger critiques. Dues à cette actualité médiatisée, à la permanence d'une

conception narcissique du Chevalier occidental ou simplement au poids de la

TEXTYLES N° 9 . 1992. R~~DITION

292 LE CONGO REVISITÉ

tradition dans ce secteur, l'offi:e et la demande d'albums illustrant cette concep-tion se renouvellent avec constance. Dans le domaine «belge»3en particulier, des

titres sont régulièrement réimprimés, qui relèvent d'une sensibilité dépassée;c'Est le cas deTintin au Congo,de SpirouchezlesPygméesou desAventuresdeBlondin et Cirage,dont Le Nègreblanca encore été réédité en 1984 et en 1991 4 ;c'est le cas aussi des biographies de Stanley et de Baden-Powell, rééditées en

19865 ; ce sont là des «classiques»,dira-t-on, ce qui suppose qu'on attribue à ces

ouvrages plus que la valeur d'un document historique: une qualité de facture,une autorité réferentielle.

Cependant, on ne peut s'arrêter à la raison purement esthétique par laquelleon voudrait justifier ces rééditions: d'abord, l'intérêt pour les «valeurs sûres» ne

peut être isolé du contexte historique où il se déclare; en ce cas comme en ce qui

concerne les créations dont nous parlerons, ce contexte parait marqué par uneinquiétude relative à l'identité de l'Européen dans son Histoire. D'autre part, pour

que de tels ouvrages soient considérés comme de respectables «classiques»,il fallait

que lesreprésentationsidéologiquesqu'ilsvéhiculentnefassentpasounefassentplusobstacle.Certes, il est courantque lesproductionsdu champparalittéraireconnais-sent une diffusion plus longue dans la durée; d'autre part, on les sait générale-ment liées à des valeurs plus conservatrices que progressistes.Mais autre chose estl'intégration progressive de tels ouvrages dans l'ensemble des productions légiti-

mées. À cet égard et pour la cautionner, on invoquera le fait que nous serions à cepoint prévenus contre ces univers idéologiques que le danger d'y souscrire est

devenu à peu près nul. Voire. Sous le seul angle du racisme et de la xénophobie,l'actualité immédiate illustre assez l'optimisme excessif d'une telle justification.

Enfin et surtout, ces rééditions arrivent sur le marché à la même époque qu'unnombre appréciable de créations et de semi-créations qui ne peuvent forcément

revendiquer le titre de «classiques»mais dont beaucoup relèvent de la même sensi-bilité.

Parmi lessemi-créations,lesAventuresdeTigerJoeavaientfait lesbeauxjoursde LA LibreJunior à partir de 1950 ; ellesont attendu presque quaranteans avantde connaitre une parution originale en couleurs 6. De même,LA Pistedesélé-phants,une aventurede Bob Morane publiéedansFemmesd'aujourd'huien 1962-63, est aujourd'hui rediffusée en album 7. Ce dernier récit, comme ceux de

Mitacq, tient un certain compte de l'indépendance du pays QaTanzanie), mais leschéma reste celui du scénario humanitaire: victimes et auxiliaires africains assis-

tent à leur libération par le héros blanc et tout leur travail consiste à comprendrequi est leur véritable allié occidental.

Les créations proprement dites retiendront l'essentiel de notre attention.

Certaines concernent le Congo Belge, d'autres le Congo et le Zaïre indépen-dants. Toutes, en définitive, rouvrent la porte à une inspiration africaine qu'on

auraitpu croire tarie par le «Sensde l'Histoire».Maisellesne remettent plussim-plementen scène le scénario humanitaire,qui supposaitun Sujet confiant; unauto-questionnement identitaire s'y ajoute, comme le suggère, dans la plupartd'entre elles, une référence explicite à la Belgique ou à sa Colonie.

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Les dates de 1982 et de 1992 sont de simples points de repère. La dernière

décennie fait certes globalement contraste avec les vingt années antérieures par le

renouvellement quantitatif et qualitatif de cette inspiration africaine; mais ellen'est pas homogène pour autant et connait une évolution. De même queTintin

auCongoentretient avecson époque (et plusprécisémentavecle milieuoù évo-luait Hergé) des rapports indéniables, les albums récentsportent la marquedemutations et d'inquiétudes contemporaines. Ceci ne signifie pas qu'ils puissent yêtre réduits, encore moins qu'ils «reflètent» exactement un état des mentalités:leurs approches sont diverses et s'inscrivent par ailleurs dans les contraintes d'un

matériau singulièrement codé. Cet article n'en donilera qu'une vue panora-

mique, à même de suggérer néanmoins un certain nombre d'hypothèses.

Récits dont l'action se situe avant 1960

La production dessinée de ces dix derlÙères années semble loger à l'enseigne

d'une ambivalenceque nous proposons d'analysercomme un effet debalanceidéologique.Qu'entendre par là ? La notion suppose,par hypothèse,un schémahistorique: après une longue période pendant laquelle la doctrine cololÙale avait

occupé une position dominante, les Indépendances et le mouvement tiers-mon-diste des Sixties avaient fait régner, à l'inverse, une valorisation a priori des natio-

nalismes africains 8. Entre ces deux positions abstraites, le fossé était trop évidentpour qu'on se risquât à des accommodements dans l'immédiat. Les années 1980seraient dès lors le moment où de tels accommodements sont tentés, ce qui ne

signifie pas que l'opération soit aisée IÙtoujours réussie. Ni qu'elle conduise à un

résultat ulÙvoque : les plateaux de la balance pourront pencher tantôt d'un côtétantôt de l'autre.

Trace et vecteur narratif privilégiéde cette opération,l'enquêteà propos dupassé cololÙal est un élément récurrent dans ces albums 9. Une enquête senti-

mentale, qui passe par l'instruction d'un procès en révision au moins partielle,

celui du «cololÙal.).Certes, pour beaucoup de ces récits, la condamnation du«colorùaliste» est une chose entendue et, pour complaire à une opinion domi-

nante ou par conviction sincère, on noircit sa statue en lui prêtant les traits sté-

réotypés de l'être brutal, impérialiste et méprisant. Toutefois, il ne s'agit souvent

que d'une concession: contre un tel jugement s'échange en effet la valorisationd'un bon cololÙal, présenté comme un être humain de l'espèce commune, c'est-à-dire de bonne volonté.

Le plateau de l'anticololÙalisme semble à première vue le mieux fourlÙ dans

deux récits: Couleur café, de Berthet et Andrieu, etCongo40, de WarnautsetRaives 1°. L'action du premier se déroule vers 1928 ; l'enquête débouche sur ladécouverte d'un trafic d'armes- des fusils «SN»- entre la région liégeoise etdes chefScoutumiers préoccupés de guerres tribales; dans le trafic sont impliqués

une entreprise d'importation de cafe ainsi que la puissante «Société Nationale» et

le Gouverneur Général en personne. Si la vraisemblance d'un tel trafic est nulle,en revanche le schéma des responsabilités rencontre exactement la doxa selon

294 LE CONGO REVISITÉ

laquelle,à l'abri d'un discourscivilisateur,les coloniesétaientenfait le champd'action incontrôlé du capitalisme. Pour compléter ce tableau, les rares Afi:icains

qui apparaissent dans l'image ne sont guère que le prétexte qui permet au scéna-riste de faire tenir au «colonialiste»des propos infamants à leur égard. La balance

idéologique semble donc pencher ici en faveur de l'anti-colonialisme. Toutefois,l'absence relative des Afi:icains et la sauvagerie implicitement prêtée aux chefS

ethniques renouent avec le scénario humanitaire: si une disqualification moraletouche les coloniaux, une disqualification pratique touche les colonisés. Quant

au trio de «vrais»Européens11venusredresserla situation,il est métropolitain :c'est encore d'Europe que vient le bien.

Congo40,cinq ansplus tard, estplus clairementdestinéà un public adulte etnourrit des ambitions esthétiques marquées, lorgnant en direction du roman

auquel il emprunte le découpage en chapitres. Il n'est pas étonnant que l'ouvragesoit aussi celui qui se rapproche le plus des représentations dominantes dans le

milieu intellectuel.L'imagedu colonialdansCongo40est celled'un être dépravéet intéressé; celle du milieu, «réalistement» décrit, est tout en intrigues, qu'il

s'agisse d'argent ou de sexualité. Mais, cela étant posé et pour faire bonne mesu-

re idéologiquement tout en progressant, si l'on peut dire, dans l'horreur, le récitévolue vers l'indépendance congolaise et ne trouve pour la dépeindre que lemeurtre d'un Européen et le viol de sa compagne africaine par les soldats congo-lais débridés. En dehors de toute considération esthétique, ces actes symbolisent

évidemment le renversement du pouvoir, l'expulsion de l'ancien maitre et la

réappropriation de l'Afi:ique par l'Afi:icain. Mais les modalités de cette réappro-priation ne sont guère valorisantes ni rassurantes, l'indépendance n'étant que leretour ambigu à la sauvagerie et le nationalisme ne s'exprimant que comme leretour à des formes ancestrales, «donc»jugées brutales, du pouvoir. Comme quoi

le fait de peindre négativement coloniaux et colonialistes ne conduit pas néces-sairement à valoriser la (~eune nation» moderne et démocratique dont P.

Lumumba avait incarné si brillarrunent le projet, aux yeux des consciences pro-gressistes de 1960-61. Au contraire, dans la jouissance ambigüe du sexe et du

sang représentés, l'album prolonge la tradition de l'«exotisme critique» (beautéluxuriante du paysage équatorial, médiocrité ou sauvagerie de ses habitantsblancset noirs) 12.Il n'a que faire du scénario humanitaire.

De facture différente, ces deux albums ne présentent guère les coloniaux àleur avantage; mais; en cela, ils semblent moins souscrire au nationalisme afri-

cain qu'à la vieille tradition métropolitaine de méfiance à l'égard de l'Afi:ique etde ceux qui s'y rendent en dehors du scénario humanitaire. Dans les deux cas

également, une esthétisation à la fois du décor et de la planche elle-même pro-

voque un effet de mise à distance, comme s'il fallait dédouaner par le travail gra-phique l'évocation de ces sociétés ou comme si l'esthétisation autorisait, voirerequérait,une moindreéthisation.

Le gout rétro,qui a invité le dessinateurdeCouleur caféà s'inspirerdu graphis-me «ArtNouveau»,s'afficheaussidansLANuit du léopard13, dont l'enquête poli-cièresedérouledansle Léopoldvilledesannées '50. La chargeanti-colonialistey

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semble, de prime abord, tout aussi vive: le régime est représenté par le

Commissaire Peeters, une sorte de guignol prétentieux que guident des préju-gés : selon lui, puisqu'un Blanc a été assassiné,c'est donc un Noir, qui se prome-

nait dans les parages, qui devrait être le coupable. On se doute que, classique-

ment, le héros enquêteur va en remontrer au Commissaire: le Noir est innocen-té. Mais, d'un autre côté, la suite de l'enquête s'orientera selon une axiologie

typiquement coloniale: le coupable sera un Blanc étranger, agissant au nom

d'une puissance (de l'Est) dont le complot est dévoilé. Le schéma des responsabi-

lités est exactement celui deTIntin au Congo:la piste exotique de la «sectesecrè-te» s'avère une fausse piste destinée à égarer les soupçons vers l'atavisme «primi-

tif» des AfIicains ; l'enquêteur dé-masque littéralement la figure sauvage et ladécouVre manipulée par les «Puissances étrangères»14.D'autre part, le thème del'homme-léopard exploite une longue tradition dans les représentations colo-niales 15. Enfin et surtout, le scénario de Richelle oppose au Commissaire

Peeters une autre marionnette, plus délirante que stupide, celle-là: celle d'un

anthropologue nommé Bertin, qui voit dans le meurtre d'un Européen le signeannonciateur de 1:irévolte qu'il attend impatiemment et à laquelle il croit déri-soirement participer en profanant du signe du léopard la tombe du photographe

assassiné.Ce personnage d'aliéné et de «négrophile», qui joue à la fois sur la valo-

risation des traditions ancestrales et sur le messianisme politique, comment ne pas

y lire une caricature de l'intelligentsia progressiste qui, en empruntant ses argu-ments à l'ethnologie de l'époque, poussait alors à l'indépendance?

Certes, Donnington, par son errance quelque peu rnaltésienne et par son allo-

généité, n'est pas plus un colonial que Doyd ; littérateur anglophone, il n'est for-cément pas belge. De même, la nature rétro du dessin renforce la mise à distance.Mais tout cela n'empêche pas que le héros agit ici, comme Doyd, au service de

l'ordre colonial, à la fois pratiquement (par le résultat d'une quête qui renoue avecle scénario humanitaire) et symboliquement (par le ridicule jeté sur Bertin, à quoi

s'ajoute la relative inexistence des AfIicains). La balance idéologique, en ce cas,

s'équilibre, une caricature étant posée sur chacun de sesplateaux.Dans d'autres créations récentes, elle penche avec un certain aplomb du côté

colonial, au point qu'on y feint l'ignorance à propos du «crime colonialiste». Luau premier degré,La Mine de l'étoile,album dû à Goffin et Rivière 16,ne proposeà ses jeunes lecteurs qu'une aventure familiale dans le milieu katangais en 1940.La tradition narrative est explicitement celle de Hergé 17et la ligne est d'autant

plus claire que l'enquête parait n'avoir qu'une portée domestique. Pourtant, cecrime ancien qui a entaché le passé familial, n'est-ce pas aussi une euphérnisationsournoise du passé collectif? Ce n'est que le crime d'un blanc contre un autreblanc, à la suite d'une lamentable affaire d'argent, ce n'est qu'une histoire déjà

ancienne, il n'y aurait donc pas là de quoi porter plus longtemps le poids d'unpassé honteux et occulté.

Comme Lloyd et Donnington, le jeune Thierry Laudacieux ne va pasjusqu'à

en être lui-même, de ces coloniaux d'avant-guerre: c'est dela Métropole queviennent le salut et la vérité. Les auteursd'Alice etUopold 18, quant à eux et plus

296 LE CONGO REVISlTÉ

récenunent, ont fait le grand saut jusqu'à rejoindre un point de vue colonial :tout se passe à la colonie en 1922 et, si quelque chose vient d'Europe, c'est unemenace sur la tranquillité de la plantation familiale et du village indigène avec

lequel on vit en bonne entente. Le prénom de Léopold fait inévitablement son-

ger au Roi-fondateur, tandis que celui d'Alice renvoie à quelquePaysdesmer-veilles; leur association ouvre tout un progranune d'évocations bon-enfant, à

l'enseigne de l'ingénuité 19. Les deux héros sont d'ailleurs des enfants; c'estautant que possible par leurs yeux que le récit est focalisé et par leur calligraphiemalhabile qu'il est énoncé. Si une réserve apparait à l'endroit de la société colo-niale de la brousse, elle ne tient qu'à cette ambuigüité de l'énonciation et du

point de vue, à l'abri desquels les auteurs en reviennent à la «pax belgica», cetteutopie d'un pays prospère et sans affrontements. Quant à l'imagerie, elle s'appa-rente à celledes émissionsInéditsde la RTBF qui lui sont contemporaineset quiévoquaient le Congo d'un point de vue familial et privé.

Mais, puisqu'il y a récit, le Mal qui est nié dans une telle situation initiale

revient nécessairement pour déclencher l'action. Ici aussi, il est euphémisé,notamment par un procédé original de dispersion et de retard. Contentons-nous

d'évoquer une séquence significative: un «capita» (chef d'équipe) a été embau-

ché à la plantation sur la recommandation des missionnaires; l'une de ses mainsest amputée, ce qui fait inévitablement songer aux scandales du «caoutchoucrouge» de l'époque léopoldienne. L'explication de cette mutilation, reportée de

page en page, devrait être révélée par le troisième volume, à paraitre ; il est peu

probable qu'elle conforte les accusations reprises naguère par D. VanGroenweghe 2°. Probablement ce mal-là aura-t-il été provoqué, comme les

autres, par quelque aventurier blanc, étranger et cupide de préference, venu auCongo comme un cheveu dans la soupe.

Récits dont l'action se situe après 1960

À l'étal des libraires, ces évocations du passé colonial 21 voisinent avec des

albums consacrés au contexte ultérieur dans ce qui apparait bien, au-delà destoponymesfictifS,comme le Congo/Zaïre: les cinq volumesparusdesAventures

deJimmy Tousseul22 et Missié Vandisandi23, imaginé par Hermann dans uneoptique très différente.

La série desJimmy Tousseulest, quant à l'action, profuseet réclameraità elleseule une analyse détaillée. Nous y retrouvons le point de vue enfantin comme

le gout rétro (ici pour les Sixties) avec les ambigüités qu'ils installent. Nous yretrouvons aussi une enquête «familiale» susceptible d'être lue pour son enjeu

collectif: le jeune Jinuny rêve, à Bruxelles, d'une Mique dont il est double-

ment orphelin puisqu'il a été privé à la fois du Continent et de ses parents, les-quels auraient été assassinésau Congo dans les années 1950. Au fil des albums,le héros reprend pied en Mique centrale; surtout, il finit par retrouver son

père vivant et il le délivre de la bande de comploteurs occidentaux qui le rete-naient prisonnier.

PIERRE HALEN 297

L'enquête sur le passé colonial ne se cache pas d'être ici une véritable quêtedu Père. En l'occurrence, il s'agit du «bon colonial», par contraste avec le groupe

de «sales colonialistes» qui s'avère responsable du meurtre de la mère et de ladétention du père, de la ségrégation avant l'Indépendance et, après celle-ci, d'un

complot visant à attribuer le pouvoir à un fantoche qu'ils manipulent. Ce que lerécit (dé)montre donc en premier lieu, c'est que le «bon colonial» et le «bon

nationaliste africain» font cause commune avant et après 1960. Pour compensercet écart par rapport à l'anti-colonialisme, on a jeté sur l'autre plateau de la

balance une caricature du Méchant: le néo-colonialiste reçoit les traits de

Léopold II et tient un discours conforme à ce qui a été, dans l'historiographietiers-mondiste, le «complot» de l'Union Minière au moment de la «Sécession

katangaise» et de l'assassinatde Patrice Lumumba.

Faute de pouvoir ici entrer dans le détail d'épisodes aussinombreux que rocam-bolesques, un élément permettra d'illustrer d'une autre façon cette pondération: le

jeu des stéréotypes et des anti-stéréotypes 24 qu'on trouve déployés à propos de

Napoléon M'boula, le compagnon de Jimmy, et de son père, le Ministre M'boula,le «bon nationaliste» africain. D'un côté, ceux-ci tendent à démentir les idées

reçues à propos du «Nom et du «sous-développé» «:fi' illustration). D'un autre

côté, en s'appuyant sous prétexte de valorisation sur les discours de la «difference»

et de l'«authenticité» africaines, ils confortent ces mêmes clichés: Napoléon en

jeune footballeur surdoué, son père en «roi nègre» qui fait préparer les repas sur un

feu de bois allumé à même le parquet du château où il est reçu.Un dernier élément imaginaire,apparudansle cinquièmealbum,Le Royaume

du léopard,doit être noté. Une nouvelle quête s'y ouvre, qui ne doit plus rien,quant à elle, au scénario humanitaire: pour une raison mystérieuse, le père deJirnmy retourne en Europe, tandis que le parc naturel que Jirnmy gère avec l'ex-aventurier Schatzenbaum est attaqué par des hommes-léopards; finalement, ondécouvre que ceux-ci sont conduits par un inattendu demi-fi:ère de Jirnmy, un

métis issu de la liaison du père avec une Afi:icaine,à l'époque où, sa femme ayant

été tuée, celui-ci était prisonnier de la bande des comploteurs.Ce demi-fi:ère voue à Jirnmy une haine jalouse qui, pour être compréhen-

sible, n'est pas justifiée, le jeune héros n'ayant rien à se reprocher personnelle-ment 25.Telle est la forme dramatiqued'unmalentenduqu'on rapprocherasanspeine du contexte de la «crise belgo-congolaise» et de la discussion autour du«contentieux». Reliquat occulté et involontaire du colonialisme, ce métis a une

fonction axiologique ambivalente, liée au phénomène de balancier dont nousavons parlé. D'une part, il incarne un tort subi par l'Afi:ique, tort qui doit être

reconnu et réparé par la jeune génération. Mais, d'autre part, ce tort n'est pasdans la relation avec l'Afi:icaine, mais dans la dissimulation de celle-ci et de

l'enfant. C'est la gêne, voire la honte, qui est ainsi reléguée dans les mentalités

dépassées, non undésird'Afrique que la nécessité de la réparation vient ainsiréveiller et légitimer. De la sorte, la concession quant à la faute est au service

d'un constat et d'une obligation: nous sommes liés à eux, que nous le voulions

ou non; elle n'invite pas à une rupture mais à des retrouvailles. Justificationpar

298LE CONGO REVISlTÉ

rapport aux réticences métropolitaines et par rapport aux nationalismes africains :on fait donc coup double. Quant à la demande d'amour qui s'adresse pathéti-

quement au «métis oublié», elle n'est pas reçue ou, plutôt, n'est pas encore reçue,car l'espérance demeure d'un rétablissement des liens; en attendant, le demi-&ère européen n'a qu'à essuyer patiemment les rebuffades, confiant dans soninnocence et sa sincérité.

.Voilà le père colonial réhabilité et son désir d'Afrique, qu'il est néanmoinscontraint de céder à son fils, légitimé. N'était le malentendu à éclaircir avec ledemi-&ère, tout semble de nouveau possible, à commencer par l'exercice d'une

petite royauté africaine, limitée à la réserve naturelle mais formellement encoura-gée par le Ministre M'boula 26.Celui-ci ayant été assassinépar la suite, on ne sait

trop qui le remplacera à la tête de l'État a&icain, mais ceci semble avoir moinspréoccupé les auteurs.

Ce n'est pas le cas de Hermann, dont leMissié Vandisandis'adresse à un public

plus âgé et sensibilisé à l'évolution politique récente. La facture de l'album estplus réaliste, ce qui évite à son auteur de succomber aussi visiblement queDesorgller et Desberg à la tentation des clichés. Pourtant, une parenté lie ces

deux fictions, qui se marque d'abord par l'explicitation des réferents identitaires :un Bruxelles reconnaissable, des patronymes «flamands» identifiables. L'histoiresentimentale de l'ex-Métropole est bien l'enjeu de ces récits.

Le héros de Hermann n'en est plus un, c'est un retraité qui ne cherche pas àrefaire le monde et qui ne retourne au Congo/Zaïre que pour une raison bien

mince et privée: il accepte la proposition qu'un pseudo-éditeur lui fait de pour-

suivre, pour les publier, des recherches sur les arts a&icains entamées jadis, tandis

qu'il exerçait son métier d'agronome. Hélas, le Musée a été pillé: il ne reste plusrien des richesses africaines constituées autrefois. Cet état de chose, du reste, n'a

pu être révélé à Vandesande que grâce à la complicité du gardien, Séraphin, qui

n'est autre que son ancien «boy.).Un Blanc et un Noir de l'ancienne générationcoloniale se retrouvent ici aussi du même côté du sentiment, et tous deux pour

déplorer une dévastation. Implicitement du moins car, si le silence est une carac-téristique générale des albums de Hermann, il reçoit dans celui-ci une importan-

ce particulière. C'est dans ce silence que résonne le caractère lamentable, voiretragique, des situations, c'est encore ce silence qui exprime le mieux les incerti-tudes axiologiques d'une classe intellectuelle que l'évolution des pays ex-coloni-sés a fait vieillir et qUi, malgré ses fortes lunettes de myope, cherche à voir clair.

Ce mutisme contraint, de la part de l'énonciateur, peut être rapproché desambigüitésénonciativesdansAliceet Uopold, qu'on retrouved'ailleursaussidansJimmy Tousseul: il n'est paslà seulementpour complaireà l'esthétique contem-poraine (à moins d'envisager qu'il pourrait y avoir un rapport entre cette moder-

nité et le processus historique de la décolonisation).Toujoursest-ilque l'amateurd'qfricanase retrouveprisdansune histoiredeve-

nue complètement étrangère, comme n'importe quel héros de polar con-temporain. Ballotté par les évènements, Vandesande ne parvient pas à éclaircir la

situation, ni a fortiori à la modifier. On en saura assez cependant pour circons-

PIERRE HALEN 299

crire, face à une population innocente à laquelle l'ancien colonial lie à nouveau,

sinon mieux qu'auparavant, son destin, un milieu corrompu.où A&icains etEuropéens post-coloniaux s'adonnent au pillage du continent. Plainte contre X

est donc déposée, mais tacitement seulement, ce héros-là n'étant plus en étatd'imaginer aucun scénario (chumanitaire)).Tant pis pour Séraphin, qui est assassi-

né, tant pis aussi pour Blanche, la jeune Africaine qui, reprenant le rôle deTintin, de Donnington ou de Lloyd, était chargée d'enquêter sur les trafics. Elleest arrêtée. Le Musée brûle. Vandesande rentre en Belgique.

On notera, ici comme dansJimmy Tousseul,la séquencerécurrente du malen-tendu à dissiper, chaque fois ouverte par un discours, ressenti par le Belgecomme injustement agressif, de la part d'un Atticain, et chaque fois clôturée parune affection au moins attendue ou espérée.

Hypothèses

Dans ce creux idéologique et à la faveur du désarroi représenté par Hermann,

les auteurs de la jeune génération se sont glissés, réveillant des nostalgies et plai-

dant avec plus ou moins d'habileté et de &anchise pour des causes qu'on aurait

pu croire entendues. Dans aucun de ces albums, il n'est en tout cas question dereconstruire la fiction à partir d'une conception tiers-mondiste ou nationaliste

a&icaine de l'Histoire 27; certes, des concessions sont ménagées à cette dernièreet il n'est, d'autre part, aucunement question d'approuver quelque revenez-ycolonialiste. L'effort porte sur d'autres éléments.

D'abord sur la récupération d'une figure de bon colonial, moyennant la

concession d'une figure récurrente de Méchant occidental; pour une part, cetterécupérations'explique sans doute par le besoin qu'éprouvent les individus aussi

bien que les collectivités de se donner une Histoire au moins en partie accep-table. .

Au-delà se profile undésirdu Pèrerévélantl'appétence d'un pôle identitairequi ne soit pas la Statue du Commandeur mais qui dispose néanmoins du mini-

mum de force nécessaire pour agir et s'orienter dans l'agir. fi suffit de songer àces pères déclassés, démissionnaires, impuissants et muets que sont Vandesandeou le père deJimmyTousseul((l'homme brisé)) ; à l'opposé,le père d'Aliceet deLéopold, ou encore Schatzenbaum.Quaerensquemadoret...C'est sur ce terrain,

plus que par le décor atticain, que ces récit rejoignent en profondeur l'imaginairecolonial, au sein duquel les fictions en appelaient de manière récurrente à la figu-re du «vraichev)28. .

On sait que l'entreprise coloniale &ançaise s'est développée en partie à la

faveur de la défaite de 187029 et que, d'une manière générale, l'imaginaire colo-

nial s'est érigé en réaction contre le sentiment d'une décadence nationale

qu'avaient contribué à répandre, à la fin du siècle dernier, les productions philo-sophiques, littéraires et artistiques métropolitaines. Or, les années 1980 ont à leurtour ramené dans certains discours politiques le thème de la décadence/régéné-rescence nationale ou occidentale tandis que, d'autre part, s'essouffiaient les idéo'-

LE CONGO REVlSlTÉ300

. " , l " ti qui s'était constituée10 .es dites de la «mort du sujet», secretees par a genera, on . .dan

gI1 il1 e de Sartre etqui fut aussicelle de la decolomsatlonet de cetteses ag d' ., ul'

«haine de soi» dont P. Bruckner a dénoncé, au début de la ece~e eco . ee,certaines aberrations 30. Ce contexte général, ici brossé à grands tralts, explique

sans doute le procès en révision partielle que ces récits déclarent ouvert, comme

il pourrait rendre compte, par ailleurs, du retour au classicismegraphique et~-ratif ainsi que du gout «rétro» qu'on observe dans l'ensemble de la productlondessinée récente.

Le contexte belge a ceci d'intéressant qu'il est difficile de mettre en rapportcette réhabilitation partielle du colonial avec un «réveil du nationalisme», mêmesi l'ancienne conception unitaire de l'identité semble avoir gardé, enCommunuté fiançaise, plus de poids que d'aucuns le souhaitent. La plupart destitres dont nous avons parlé, parus en fiançais et en néerlandais, ont déjà été tra-duits en d'autres langues européennes et nous ferions volontiers l'hypothèse quela sensibilité dont ils témoignent, bien qu'elle se signale par Un lieu marqué

comme «belge»,révèle plus undésirde nationinternationalementrépandu qu'iln'exhibe une poblérnatique nostalgie pour la Belgique d'antan.

Quelques données biographiques éclairent en partie le problème. Hermann,né à Bévercé en 1938, est rainé du groupe; il n'ajarnais été en Attique centrale,

mais son «Missié Vandisandi))'a été inspiré, dixit son créateur, par son beau-fière,

qui y vécut. Le personnage et son modèle appartiennent comme Hermann à lagénération qui a assisté à la décolonisation et qui, longtemps après, fait sescomptes. Les autres auteurs font partie de la génération suivante; Desberg(1954-), Berthet (1956-), Lapière (1958-), Wozniak (1960-), Warnauts (1960-),Raives (1961-), Delitte (1963-) et Richelle (1964-) sont tous nés à l'époque des

Indépendances, Desorgher étant le plus âgé (1948-). Trois d'entre eux au moinssont issus de milieux coloniaux ou «afi:icanisants»(Desorgher est né à Kisantu,Delitte est né à Namur dans une famille d'anciens coloniaux, Richelle est né à

Liège, de parents qui ont vécu plusieurs années en Attique, le père étant ethno-logue).

Dans le domaine français, une production semblable peut être observée;

contentons-nous d'évoquer les albums signés par Ferrandez (né à Alger en1954): Carnetsd'Orient (Casterman,1987),L'Annéedefeu (1989)et LesFils duSud (1992).La même balance idéologique s'y exprime, qui condamne le «salecolonialiste» tout en récupérant, via la focalisation candide et donc innocente de

l'enfant, la figure d'un colonial «de bonne volonté» en la personne du Père. On adonc affaire à ce qu'on pourrait appeler un «effet de génération» dépassant lecontexte belge et coïncidant avec un changement de génération intellectuelle.

Par ailleurs, si l'ombre plane d'une nostalgie au sujet de ce qui aurait pu être,le regret ne porte pas explicitement sur l'appartenance de tel territoire àl'«Empire»; il témoignesurtout, de manièredirecte(UlndisandQou par contrasteavec la situation contemporaine connue du lecteur(Alice et Uopold), d'uneinquiétude concernant l'état des sociétés ex-colonisées, où intervient, sinonl'aveu d'une culpabilité ancienne, du moins le sentiment d'une responsabilité

PIERRE HALEN 301

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actuelle. À cet égard, on peut émettre l'hypothèse que seul le caractère devenuirrécusable du marasme zaïrois autorisait de tels récits dont l'énonciation comme

la lecture ne peuvent s'opérer que compte tenu de cette séquence finale peuambigüe ; ne fallait-il pas la connaitre avant d'être sûr de pouvoir raconter

l'Histoire? La décennie 1982-1992 est celle d'une dégradation continue, ce quiexplique aussi peut-être que, deCouleurcaftà Alice et Léopold,le point de vue

«colonial» ait pu reprendre un tel avantage sur les représentations tiers-mondistes.Quant aux causes d'un «mal-développement» qui fait le menu quotidien des

journaux télévisés et des reportages, ces albums les situent avec moins de clarté:comme Tintin, Bob Morane ou Tiger Joe, les Jimmy Tousseul et autres

Donnington, Alice et Léopold ou Vandesande se contentent en chœur de luttercontre destrtifics,tous imputablesà la cupiditéd'individusou de groupesisolés.Capitalistes, néo-colonialistes, espions étrangers et fonctionnaires corrompus for-ment un groupe qui a à peine évolué depuis que Jijé, contrairement à Hergé,

imaginait qu'il puisse y avoir une responsabilité en partie africaine au désordre.

Les Méchants sont néanmoins majoritairement «Blancs», ce qui cautionne laconception tiers-mondiste (et métropolitaine) de l'Histoire, mais ils sont de pré-

ference «étrangers», ce qui, en rejoignant l'accusation contre le «cosmopolite»,récurrente dans la paralittérature, rejoint aussi le schéma explicatif le plus répandudans la littérature coloniale belge.

Par contraste, les héros blancs sont tous désintéressés: le chasseur de fauves est

devenu, écologie aidant, chasseur d'images; l'aventurier Schatzenbaum renonceaux expédients douteux pour la gestion d'un parc naturel; Jimmy Tousseul n'a

en tête que son rêve d'Afrique et Vandesande ne songe qu'à l'art nègre, tandisque les parents d'Alice et de Léopold, planteurs de cafe débonnaires, se distin-

guent des prospecteurs miniers par qui vient le désordre; Donnington est le plusdésœuvré et donc a priori le plus innocent de la série, en dehors des enfants.Leur bonne volontéà tous est manifeste, comme le fait qu'ils n'agissent que sous

la contrainte d'évènements qu'ils n'ont pas souhaités. Enfin, leur action et sonrésultat,ou, dansLe Royaumedu léopardet MissiéVandisandi,la non actionjusti-fient assez, en définitive, leur présence en Afrique.

Mais le miroir complaisant que l'Occidental se tend ainsià lui-même estembué, comme l'indique la récurrence,dansJimmy Tousseulet dansVandisandiaumoins, de la scène dumalentendu.En intégrant de cette manière quelque chosed'une résistance dans le processus de communication, le récit s'attarde aussi autableau d'une soufiÏance sentimentale, dont la scène des retrouvailles postposées

avec le demi-fière est la représentation mythique. La récupération nuancée du Père

étant acquise, la demande d'amour adressée au Frère se donne libre cours, appelaussi bien moral (la réconciliation) que relativement narcissique encore, tant il est

vrai qu'il se présente aussi comme un appel au bon sens, la dissidence de l'autre ne

procédant que d'un sentiment compréhensible mais appelé à se résorber.À l'intersection de deux champs de production, les bandes dessinées récentes

jouent souvent sur deux tableaux pour assurer leur légitimatio~. Le premier,e~~eune véritable action au service d'un Bien, entreprise par un heros blanc: d ouda

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LE CONGO REVISlTÉ302

permanence d'un scénario humanitaire qui a d'autant plus fa~e~ent ,~tégr~ ~condamnation du «colonialiste) que la production antérieure 1av;ut deJa operee

(di: Gibbons dans Tintinau Congo).Le second, au contraire, sensible aux muta-tions idéologiques issues de la décolonisation mais sans radicaliser nécessairementla «haine de soi», empêche la reconduction pure et simple de ce scénario et hésiteau seuil d'une enquête qui conduirait au-delà d'une acquisition de savoir ou dutravail de remodelage identitaire. Jimmy Tousseul, dans le cinquième album, ne

sauve plus le pays, il s'interroge, aussi déconcerté que «Missié Vandisandi), aussicirconspect que les auteursd'Alice et Léopold,connue si tous reportaient à plustard, à quelque éclaircie axiomatique, l'hypothèse d'une action dans l'Histoire.

D'un horizon inquiet

Ces albums ne peuvent être entièrement dissociés d'un autre horizon encore:

l'immigration à l'intérieur des nations ouest-européennes. Une œuvre paruecette année, en particulier, permet de faire la jonction entre ces fictions et la

question à la fois éthique, sociale et politique de l'«intégratiom, rendue problé-

matique par l'ambigu principe du «respect des différences». En témoigne à samanière LeBar du «(VieuxFrançais»,album dû à Stassen et Lapière (celui-ci déjàco-auteur d'Alice et Léopold)31.

Un orphelin africain, maltraité par son oncle au village, fuit vers la ville, enl'occurrence vers le Nord. Perdu dans le désert, il est recueilli par un missionnai-

re avant de poursuivre le voyage et d'aboutir, quelque part dans le Maghreb, dans

un bar perdu, tenu par un «Vieux Français», rescapé de l'Histoire. En mêmetemps, Lena, étouffant dans son milieu immigré «arabe» en Europe, fuit vers leSud. Connue on s'y attend, les deux se rencontrent à mi-chemin, dans le Bar où

se raconte leur histoire et où reprend corps l'espérance du Vieux, sûr qu'ils vonttous les deux y revenir ensemble. Étrange conte, qui trouve son point de départdans un double refus des milieux traditionalistes et qui a fait son deuil des doc-

trines de l'«authenticité culturelle). Si le trajet de Célestin vers le Nord symbolise

son désir de modernité, celui de Lena est évidennuent plus curieux. Qu'elle aillevers le Sud, une contradiction interne du discours tiers-mondiste Qa modernité

s'appuyant sur la tradition non-occidentale) pourrait en rendre compte. Quant àleur point de rencontre, il est moins géographique qu'historique: c'est dans le

passé, et dans le passé colonial, qu'ils peuvent trouver les mots de leur propre his-toire connue, peut-être, le sens de leur trajet l'un vers l'autre, ces deux représen-

tants d'un tiers-monde qui ne peut prendre de réalité; bloqués par un refus à lafois de l'Occident et de leurs traditions conservatrices respectives, ils s'abritentsous l'aile d'un «Vieux Français) fort peu métropolitain.

Ici aussi, la sympathie avec les personnages africain et arabe est évidente; cette

fois, toute la place leur a même été laissée dans le récit. Mais on attend la suiteavec impatience, tant il vrai que la situation apparait décidément arrêtée dans un

lieu hors-lieu, connue s'il n'était pas encore possible pour ce couple d'accepterde s'établir dans un territoire et d'en prévoir les modalités.

PIERRE HALEN 303

Figure poétique d'un rêve transnational, le «Vieux Français» n'est donc pasmort et, si son bar est délabré,c'est là pourtant queseretrouvela jeune généra-tion. Elle n'est pas venue y chercher des valeurs impériales, plutôt un rêve de

transculturalitéqui fait écho à l'essairécent de Roger Curel: Élogedela colonie32.

Ici comme dans les deux albums précédemment cités, on a abandonné le «scéna-

rio humanitaire». Ce n'est pourtant pas de gaieté de cœur, semble-t-il, qu'onrenonce ainsi à l'Histoire.

Notes

~i~~

t~ikê

1 Voir e.a. G. CRAENHALS,Les Préjugéset stéréotypesraciauxet nationauxdanslesprindpalesbandes

dessinéesbelges.Mémoire, U.c.L., 1970, pp.70-94; Zaïre 1885-1985. Cent ansderegardsbelges.

Bruxelles, C.E.C., 1985, 191 p. ;Ramtl/e. Continentobscur.Clie/lés,stéréotypes,phantastl/esà pro-

pos des noirs dans le Royautl/e de Belgique. Bruxelles, asbl Le Noir du Blanc - CEC, 1991,215 p.

2 MrrACQ,Le SeuetdesMonts Tabou(1959-1), dansPar tl/ontsetpar l'aux, Dupuis, 1991; LePaysde la tl/ort et Les Déliionsde la nuit (1966-1), dansDam lagueuledu loup,Dupuis, 1992.

3 Par «belge», nous entendons: due à des scénaristes et dessinateurs de nationalité belge ou rési-

dant en Belgique.

4 JIJÉ, Les Aveutures de Blondin et Cirage. Le Nègre blanc. Publication dansSpirou, 1951-1 ;

Marcinelle , Dupuis, 1952,46 p. ;Idetll, 1984, coll. Péchés de jeunesse;Idetll, dans ToutJijé.

S.l., Dupuis, 1991, 160 p.

5 O. JOLY et V. HualNON, Stanley.Dupuis, 1986, 2 vol.- JIJÉ, Badeu-Polvell.Dupuis, 1986,2

vol. Ces biographiesavaientparu dansle magazineSpirouau cours desannées 1950.6 J.-M. CHARLIERet V. HualNON, TigerJoe.Bruxelles, Lefrancq et Dargaud, 1988-1990,3 vol. ;

l'originale en noir et blanc avait paru chez Deligne en 1977.

7 H. VERNESet G. FORTON,La Pistedesélépllants.Bruxelles,Lefrancq,1991.8 Sans que cela se répercute en profondeur, du reste, dans les bandes dessinées qui, telles l'es séries

Spirouet Rob et Bobette,continuent sur leur lancée; certainesd'entre elles(Mie/leiVaillant,LaPatrouilledesCastors)laissent une place à des personnages afi'Ïcains.

9 Le phénomène s'observe aussi dans la littérature générale, et par exemple dansMon oncledu

Congo, de Lieve Joris (Actes Sud, 1990), ou dansL'HerbenaïlJede France Bastia (Duculot,

1990).

10 BERTHET et ANDRIEU, Uoyd. Couleur Ci/fi. Paris-Bruxelles, Dupuis, 1983, 48 pl. ; rééd. en

1986 ; rééd. en 1990, coll. Repérages no3. - WARNAUTS et RAIVES,Congo 40. Tournai,

Casterrnan,1988,85p. .

11 Uoyd, l'honune d'action distingué; Lupa, une jeune fenune qui, conune membre de l'admi-

nistration des douanes, représente l'État belge; Pierre, le chauffeur issu du peuple.

12 Le même phénomène s'observe, par exemple, dans le romanKlifa, de Henri Cornélus (1954),

réputé anticolonia1iste et néanmoins véhiculant, plus que bon nombre de récits coloniaux, des

images stéréotypées et malencontreusement racistes de l'Afiicain(e). C'est que l'Occident joue

ici deux autres pièces, dont l'Afiique centrale n'est que le décor: la salutaire «haine de soi-

(A: Reszler, P. Bruckner) et la rêverie régressive hors d'une Histoire dont il s'est fuit l'acteur

principal en même temps que la conscience malheureuse (M. Michel).13 DELITTEet RICHELLE,La Nuit du léopard.Bruxelles-Paris,Lombard, 1989.

14 Voir aussi: P. HALEN,«KitauJalade L. Debertry. Un échantillondu roman colonialbelge., dans

Le Rotl/ancolonial(Sui/e).Paris,L'Harmattan, 1990,pp.71-79.

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304LE CONGO REVISlTÉ

15 Cft P. HALEN, .Une figure coloniale de l'Autre: l'honune-Iéopard», dansActesdu 2e colloque

desParalittératuresdeC/Jaudjorltaine - 1988,1èrepartie. Liège,CLPCF, 1990,pp.129-148,Cahiers des Paralittératures no2.

16 GOfFlN et RIVIERE,La Mine del'Etoile, Castennan, 1984.

17 Le héros, dans le train qui l'enunène au Congo Belge, lit d'ailleursTintinau Congo.Le ftontÎs-pice deCouleurrafty faitégalementréference.

18 O. WOZN1AKet D. WIERE,Aliceet Uopold. Dupuis, 1991-1992,2 albumsparus. Un troisiè-me est annoncé.

19 Un album d'images assezrépandu dans l'entre-deux-guerres s'intitulaitLes Merveillesdu Congo

Belge(Bruxelles,Renaissancedu Livre,1934).

20 Voir Du sangsur leslianes.Bruxelles,Didier Hatier, 1986,315 p.21 Signalons aussi: DEVILLEet STRENG,Les Esdavesde la torpeur.Dargaud Bénélux, 1988-89, 2

vol. L'action, qui se déroule dans un Congo Belge banalisé, semble avoir été conçue pour

échapper aux problématiques ici évoquées, ce qui est en soi significatif; néanmoins, le phéno-

mène de balance idéologique s'y observe aussi.

22 DESORGHER et DESBERG,Les Aventures deJillllllY Tousseul. Dupuis, 1989-1992.23 HERMANN,MissiéVandisandi.Dupuis, 1991.

24 Cft G. CRAENHALS,op.cil.

25 On retrouve ce mythe familial dans un roman encore inédit, mais composé à la même époque:

Le Métis oublié,de l'ex-katangaise Ariane François-Demeester (rus dact., 1990).

26 Sur ce point conune en ce qui concerne leurs amours non mixtes, Jirnmy et Schatzenbaum

témoignent d'une identité «afucate» marquée (voirP. HALEN, "Le Petit Belge avait vu grand".

Lecturesdu récitcolonial.Bruxelles,Labor, à paraître 1992) ;Jinuny doit notanunent jeter le ridi-cule le plus complet sur son rival européen: contrairementà Couleur"!fé,le point de vue s'affi-

lie nettement ici à la tradition coloniale, et non métropolitaine, à propos de l'Afuque. Nous ne

sonunes pas loin non plus du discours «katangais» (voir P. HALEN,«La première revueJeune-

Afrique, ou les ambivalences d'un projet culturel néo-colonial au Congo belge (1947-1960»>,

dans A. VIGH (éd.),L'Identité culturelle dans les littératures de languefranfaise. Paris,ACCT / Pécs,

Pro Un. de Pécs, 1989, pp.203-216).

27 Telle qu'on la trouve par exemple dans : S. SAINT-MICHELet B. LE SOURD,Le Ventdes

savanes. Créer-la-Chapelle, La Pibole, 1979 ; ou PLESSIXet DIETER,Ne2kibo. S.\., Guy

Delcoun, 1990, coU.Julien Boisven n°1.

28 Cft "Le Petit Belge avait vu grand", op.cit., Lecture6.

29 Cft e.a. H.-J. LüsEBRINK, «Die Niederlage aISTrauma- L'Elllpire colonial aIs Kompensation»,

dansMédiations/Verlllittlungen.Berne, Lang, 1992,pp.357-370.30 P. BRUCKNER,Le Sanglotdel'/wlllllle blanc.Paris, Seuil, 1983.

31 STASSEN& WIERE, LeBardu "VIeuxFrallfais".S.1.,Dupuis, 1992,56 pl.

32 Élogedela colollie.VII usueldela destrudion.Paris,Julliard, 1992.

ficJANA!- ïOi F"OR'i'!-"roi ~lJ\lER 1'10/1-,I1E:RCi-ME:PClL.MOl,,:n:>N E!I-

""",,\lE!..

J.-M. CharIier, V. Hubinon,

Le Mystèredeshommesléopards,«Tiger Joe», Claude LefTancq Éditeur,Bruxelles, 1990, p. 16.

J.-M. CharIier, V. Hubinon,Le Cimetièredeséléphatl/s,

«Tiger Joe», Claude LefTancq Éditeur,Bruxelles, 1989, p. 7.

D. Desorgher, S. Desberg,Le Crépusmleblanc,«Les Aventures de Jimmy Tousseul»,Éd. Dupuis, 1990, p. 46.

D. Desorgher, S. Desberg,Le Serpentd'Ebène,

«LesAventures de Jimmy Tousseul»,Éd. Dupuis, 1989,p. 22;idemp.26.

D. Desorgher, S. Desberg,Le Royaumedu léopard,«LesAventures de Jimmy Tousseul»,Éd. Dupuis, 1991, p. 47 J

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Hennann,MissiéVandisandi,Dupuis,coll.Aire libre,1991, p. 9;idem, p.16.

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