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Le créole à l’école : Dix ( plus une ) bonnes raisons Axel Gauvin Avec la collaboration de Laurène Mazier A partir d’extraits De « Oui au créole, oui au français 1 » de Laurence Daleau, Yvette Duchemann, Axel Gauvin, Fabrice Georger Des Mémoires de maîtrise LMD et du Certificat d’Aptitude de Maître Formateur de Laurence Daleau De « Créole et français, deux langues pour un enseignement 2 » de Fabrice Georger 1 Editions Tikouti, Saint-Paul, 2006. 2 Editions Tikouti, Saint-Paul, 2006

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Le créole à l’école :Dix ( plus une ) bonnes

raisonsAxel Gauvin

Avec la collaboration de Laurène Mazier

A partir d’extraits De « Oui au créole, oui au français1 » de Laurence Daleau,

Yvette Duchemann, Axel Gauvin, Fabrice Georger

Des Mémoires de maîtrise LMD et duCertificat d’Aptitude de Maître Formateur de Laurence Daleau

De « Créole et français, deux langues pour un enseignement2»

de Fabrice Georger

1 Editions Tikouti, Saint-Paul, 2006.2 Editions Tikouti, Saint-Paul, 2006

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Avant-proposPar Expédite CerneauTrès simplement : quelques faits, quelques constations, quelques réfl exions : Le créole est la langue maternelle de la majorité des enfants réunionnais. C’est en créole qu’ils découvrent le monde et nouent leurs premières relations avec l’humanité. Pour se connaître, se situer et comprendre leur environnement, il est pri-mordial que ces enfants puissent poursuivre l’acquisition des sa-voirs dans la langue qui est la leur depuis la naissance. Comment en est-on venu à imaginer de priver un enfant de l’étude de sa langue maternelle ? Sous une autre latitude, une telle politique linguistique ne paraîtrait-elle pas absurde ?

Lors d’un bilan de la LCR en 2003, des adolescents du collège des Deux-Canons, à Sainte-Clotilde, ont déclaré à l’ins-pecteur de l’Education nationale que, pour la première fois, ils comprenaient l’enseignement professé à l’école.

L’acquisition scolaire est le meilleur moyen d’arriver à la maîtrise de la langue maternelle. Il est admis en effet que la trans-mission familiale ne saurait remplacer l’étude systématique de la langue qui permet la connaissance des fondements théoriques de cette dernière, la maîtrise de ses structures, le développement de la créativité littéraire, etc.

Ne serait-ce que pour donner aux enfants une meilleure maîtrise de la langue française, tout bon pédagogue devrait com-prendre combien il est primordial pour un élève de différencier créole et français.

Le créole est un savoir. Un savoir vivace et dynamique dans l’univers réunionnais. A ce titre il mérite un apprentissage au même titre que les autres savoirs.

3 Actuellement chargée de mis-sion à la lutte contre l’illettrisme au Conseil Régional, Expédite Cerneaux a été Formatrice à l’ARCA (Association Réunion-naise de Cours pour Adultes) et Formatrice de formateurs au CAFOC Centre Académique de Formation Continue. Elle a réa-lisé en 1992 avec l’Université Paris VIII, un mémoire de maî-trise de sciences de l’éducation intitulé « Les analphabètes et illettrés de la Montagne »

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Hummel V. (2009). Qui a peur du créole à l¹école ?Editions Tikouti,Saint-Paul.

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Le créole est un marqueur identitaire. Il est le véhicule de la culture et du génie d’un peuple. C’est notre langue : il est impératif que nous puissions nous y épanouir pour accéder plus facilement aux langues étrangères.

La politique linguistique appliquée à La Réunion de-puis des décennies a provoqué d’énormes dégâts. Plusieurs au-teurs l’ont démontré4. Ne serait-il pas temps d’arrêter de sacrifi er des générations entières de jeunes Réunionnais ?

4 Voir par exemple tout ce que Daniel LAURET dit du « bilinguisme soustractif » à La Réunion.

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Oui, l’enseignement du créole est possible

1. Le créole réunionnais, langue régionale de FranceDans sa troisième séance du 11 mai 2000, lors de l’examen de la Loi d’Orientation pour l’Outre-mer5, après débat sur l’enseigne-ment des créoles, l’Assemblée Nationale a ainsi légiféré : « Art.18. - Les langues régionales en usage dans les départements d’outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation. Elles bénéfi cient du renforcement des politiques en faveur des lan-gues régionales afi n d’en faciliter l’usage. » La liste des langues régionales a été dressée par un linguiste, Ber-nard Cerquiglini, ancien directeur de la Délégation à la Langue Française et aux Langues de France (DGLF-LF). Le créole réu-nionnais fait partie de ces langues. Depuis la ratifi cation de la modifi cation de l’article 18 de la LOOM6, le créole réunionnais est donc devenu offi ciellement une langue régionale de France au même titre que le breton, le basque, le catalan, l’occitan…

2. Un enseignement légal « L’article L. 312-10 du code de l’Education a réaffi rmé la possibilité de dispenser un enseignement des langues et cultures régionales tout au long de la scolarité dans les régions où celles-ci sont en usage. » (B. O. du 13 sept. 2001).

3.Différents dispositifs pédagogiques Dans l’académie de La Réunion, pour le primaire et le secondaire quatre dispositifs pédagogiques sont possibles7 :Dans le premier degré :

1. La classe bilingue, uniquement en maternelle ;2. L’enseignement de la LVR (Langue vivante réunionnaise) ;3. L’EFMC (Enseignement du Français en Milieu Créolo-phone) ; 4. La sensibilisation à la Langue et à la Culture Réunion-naises (Projets culturels).

5 Extrait de Oui au créole, oui au français.

6 Loi d’Orientation pour l’Outre-Mer.

7 Dans le supérieur : il existe une mineure de créole dans différentes licences, une licence de Langue et Culture Régio-nales, une maîtrise des sciences du langage (option créole), le doctorat.

8 Une option qui était (mais n’est plus) en concurrence avec la LVE (Langue vivante étrangère)

Collectif (2003).Littérature réunionnaise au collège,CRDP Réunion,Saint-Denis ;Océan Editions

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Au collège et lycée : L’enseignement de la LVR (Langue vivante réunionnaise)8 qui est une option, ou qui peut être choisi comme LV2 ou LV3.

4. Des enseignants qualifiés9

Pour le premier degré, une habilitation à enseigner le créole réu-nionnais en primaire existe, et il y a aujourd’hui 110 professeurs pouvant légalement dispenser cet enseignement.Pour le secondaire, un CAPES de créole a été créé pour le recru-tement de professeurs, et tous les ans de jeunes Réunionnaises et Réunionnais deviennent certifiés de créole. En 2009, ces ensei-gnants sont au nombre de 21 : 14 en collège, 5 en lycée, 1 en lycée professionnel et 1 titulaire en zone de remplacement,

Ce qui se fait aujourd’hui dans le primaire et le secondaire10

1. Des classes bilingues créole-français à La RéunionA La Réunion, 9 classes bilingues maternelles ont été créées à la rentrée 2008, et 7 de plus à la rentrée 2009.

2. L’option Langue et Culture Réunionnaises au primaireCette option n’entre plus en concurrence avec l’enseignement des autres langues vivantes. Depuis 2 ans, un jeune peut, à La Réu-nion, faire à la fois de l’anglais et du créole.

3. L ‘option Langue et Culture Réunionnaises au collège, au lycéeAu collège et au lycée, l’enseignement optionnel de langue et culture réunionnaises existe depuis plusieurs années. Le nombre d’élèves est passé de 1206 en 2008 à 2139 en 2009.

Un enseignement facultatifL’enseignement du créole réunionnais, en créole réunionnais est aujourd’hui faculta-tif. Il n’est pas question, pour nous, de réclamer qu’il devienne obligatoire même si : Son apprentissage serait profitable à tous les jeunes Réunionnais ;Pour certains de nos jeunes, il nous semble même indispensable.Nous préférons convaincre plutôt que de réclamer de l’imposer. Par contre, ce qui devrait être obligatoire, c’est de donner à tout élève qui le désire, la possibilité d’apprendre le créole ou de profiter d’une classe bilingue.

9 Pour le supérieur : des chargés de cours, des maîtres de conférence, des professeurs d’université

10 Il est impossible de donner des chiffres pour la sensibilisa-tion et l’Enseignement du Fran-çais en Milieu Créolophone : chaque enseignant peut utiliser ses dispositifs qui, légalement, peuvent être dispensés sans ha-bilitation des enseignants et sans demande spéciale aux parents.

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Le créole à l’école ?Dix bonnes raisons pour.

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1. Augmenter ses compétences en créole réunionnais

Les enseignants de Langue et Culture Réunionnaises constatent qu’un nombre important d’élèves arrivant en classe s’exprime dans un créole chargé d’erreurs. Les structures qu’ils utilisent sont souvent un mélange de français et de créole. A la fin de l’année scolaire, leurs phrases sont bien plus satisfaisantes. Ils savent mar-quer correctement le pluriel, ils disent par exemple « bann zan-fan » et non plus « lé zanfan ».Pour un autre ensemble d’élèves, le problème est ailleurs : ils pos-sèdent déjà un créole correct, mais leur vocabulaire est souvent pauvre et ils ne connaissent qu’implicitement le fonctionnement de leur langue. Il faut donc les amener à enrichir leur vocabulaire, leur apprendre les règles courantes de la grammaire réunionnaise.

Faire vivre le créole réunionnaisContrairement à ce que beaucoup pensent, le créole n’est donc pas inné. La comparaison entre le créole riche et vivant que les anciens utilisaient et celui dont se servent, aujourd’hui, de nom-breux jeunes (et de moins jeunes), impose un constat : la langue réunionnaise disparaît lentement par défaut d’apprentissage. Ce n’est pas une langue qui mourra par décision de ses locuteurs : les Réunionnais l’aiment trop pour cela. Elle ne va pas non plus s’éteindre avec “ le dernier locuteur créole ”. Elle risque fort, en revanche, d’être éliminée par une substitution, élément par élé-ment, qui a lieu en ce moment sous nos yeux. De nombreuses langues sont mortes. Prenons bien garde à la nôtre.

Approfondir son créole,faire vivre le créole1

Kank mi de-boute, son boush lé rouvér ; Kank mi alonz, son boush lé férmé ...

... Baskil.

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Exemples de décréolisation au niveau de la grammaireAujourd’hui on dit de plus en plus :« Zot la di amoin ké zot… » à la place de « Zot la di amoin konmsa zot… »« La maison l’a été emportée par le cyclone » à la place de « Siklone la parti èk la kaz »On peut souvent entendre des phrases comme : « Le cheval qui galope l’est disqua-lifié ». Alors que l’on peut dire : « I diskalifié le sheval i galope »

Exemples de décréolisation au niveau du vocabulaire :Le verbe « sharoy/sharoyé » (transporter) est inconnu de nombreux étudiants en-trant en licence de créole ;Qui connaît encore que le mot créole « kabasse » veut dire « ami » ?Qui sait encore, mis à part des « gramoune » unilingues, que « cela m’étonne » peut être traduit sans aucun problème par « Sa i mèt amoin11 » ?

Mort de créolesOn notera que de nombreuses langues – et des créoles notamment – disparaissent : Le créole de Trinidad en 1978 ne se parlait déjà plus. Le louisianais à l’heure actuelle a à peu près disparu ; on pensera aussi au trinidadien, au créole de St Thomas, au grenadien...

Marie-Christine Hazaël-Massieux12

Mort des languesSelon des données de l’atlas, 200 langues sont mortes au cours des trois der-nières générations … Environ 2.500 des quelques 6.000 langues utilisées sur la planète sont menacées de disparition

Atlas des langues en péril de l’UNESCO

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2. Apprendre le créole

Pourquoi proposer un enseignement de créole à des enfants fran-cophones qui n’en ont apparemment pas besoin ? Et pourquoi ap-prendre une langue qui n’est parlée qu’à La Réunion ?Pour un non créolophone, qu’il soit d’origine réunionnaise, mé-tropolitaine, mahoraise , malgache… l’apprentissage du créole est d’abord une question d’intégration sociale. En effet, s’il apprend à parler la langue majoritaire dans les échanges quotidiens, le petit francophone au départ unilingue n’aura aucun mal à se rapprocher de ses camarades créolophones. Dans un pays comme La Réu-nion, ne pas posséder le créole réunionnais, ne pas le pratiquer dans telle et telle circonstance, c’est vivre en étranger. Pour les enfants venus « de dehors », en apprenant le créole à l’école, ils vont s’ouvrir à une langue et à une culture nouvelle : la culture créole de La Réunion, aussi digne d’intérêt que toutes les autres cultures. Cela leur donnera l’envie de vivre en Réunionnais.

Rob rouz, zipon blan, soulié vérni ...

... Létshi

11 Extrait de l’essai Oui au créole, oui au français12 Professeur à l’Université d’Aix-en-Provence, auteur de nombreux ouvrages sur les créoles.

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A quoi ça sert le créole ? Ce que des élèves en pensent.« Lors d’un cours au début du mois de novembre 2003, le thème de la discussion (en classe de CM2) est l’utilité ou non du créole :La maîtresse : La langue créole ça sert à quoi?Tous (en même temps) : À parler, à communiquer.Guillaume H. : À communiquer avec les gens qui parlent créole »

Laurence Daleau14

Approfondir sa langue« Les petits métropolitains, quand ils arrivent à l’école, parlent français, ils continuent à apprendre leur langue à l’école. Pour le créole c’est la même chose, c’est comme pour n’importe quelle langue : on commence à apprendre à parler créole dans la famille, et ensuite, à l’école, on se perfectionne, on améliore sa façon de parler. Il n’y a pas de différence entre le créole et une autre langue. »

Marie Dupuis13

13 Docteur en sociolinguistique.14 Professeur des Écoles Maître Formateur, habilitée à enseigner la Langue et la Culture Réunionnaises.

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Apprendre le français, progresser en français

3. Se réconcilier avec le français

Dans un passé récent, le créole a été dénigré, pourchassé. Aujourd’hui, dans certains contextes, il continue de l’être. Les ex-terminateurs de langues ont martelé – et pour certains martèlent encore – que le créole est du français déformé, qu’il n’a pas de grammaire, que, non seulement il est sans intérêt, mais aussi qu’il est un obstacle à l’épanouissement des Réunionnais. Le français seul serait notre planche de salut. Dans ces conditions, comment les Réunionnais attachés à leur langue première, leur créole – et ils sont la majorité – peu-vent-il réagir ? Souvent, sans un long et diffi cile travail sur eux-mêmes, ils fi nissent par rejeter le français. Il suffi t pour s’en rendre compte de penser à toutes ces moqueries, en cours de récréation, à l’encontre de ceux qui essaient de s’exprimer dans notre autre langue réunionnaise, le français. Aujourd’hui encore, « tire son fransé » n’est pas toujours bien vu par les camarades de classe. Il arrive même que l’on rencontre des jeunes Réunionnais rejetant carrément la langue de Molière et de… Leconte de Lisle, et on a vu, récemment, un élève prétendant ne pas savoir écrire alors qu’il composait en secret des poèmes en créole.

L’Etat français reconnaît, aujourd’hui, offi ciellement les créoles. Depuis l’an 2000, notre langue première est devenue lan-gue régionale de France au même titre que le breton, le basque, le catalan, l’occitan... Les mesures en faveur des autres langues régionales le sont aussi pour le créole réunionnais. Il faut s’en réjouir, même si ces mesures ne sont pas toujours suffi santes.

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Le créole pour une bonne pédagogie du français aussi« Le créole (…) c’est pour le développement personnel et communautaire d’abord, ensuite pour la bonne pédagogie du français »

Lambert Félix Prudent15

15 Professeur des Universités, directeur du Département de créole à l’université de La Réunion.

Marimoutou F., Davide Fontaine M.C. (1998). Littérature réunion-naise,CRDP Réunion, Saint-Denis.

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Le début de la prise en compte du créole à l’école repré-sente un pas de plus vers sa reconnaissance, avec pour principale conséquence un accord plus profond avec soi-même lorsque l’on s’exprime en français. Nous commençons ainsi à nous diriger vers un bilinguisme équilibré : « Je suis Réunionnais. Je parle créole et français et je choisis de parler l’un ou l’autre, selon la situation, mes besoins, mon envie ». En classe, le « tout toujours » en français continue d’en-traîner des rejets, des refus. Inversement – et les enseignants de Langue et culture réunionnaises peuvent en témoigner – après quelques semaines de cours de créole, les élèves qui refusaient de s’exprimer en français, le font en général beaucoup plus libre-ment, et cela même s’ils sont conscients de leurs limites dans ce domaine. Cette appropriation du français entraîne rapidement des progrès dans les autres matières.

En Langue et Cultures Réunionnaises, les enfants ont pris conscience de ce qu’était une langue régionale et ont ap-pris à faire la distinction entre une langue régionale et la langue nationale :

Maîtresse : Quelle est la différence entre le français et le breton ?Amir : C’est pareil.Maîtresse : Bien sûr, ce sont deux langues. Mais comment appelle-t-on les langues comme les créoles qui ne sont parlées que dans une « zone » donnée?Marion : Régionale.Maîtresse : Oui. Ce sont des langues régionales. Guillaume : Parce qu’elles ne sont pas trop parlées.Marion : Elle sont parlées dans une région.Mathieu : Comme à la Réunion.16 »

Laurence Daleau.

16 Extrait du mémoire de Laurence Daleau « Enseigner la langue et la culture créole à des enfants francophones ».

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4. Progresser en Français

A La Réunion, le français et le créole sont en contact permanent. Or ce sont deux langues à la fois bien différentes par certains aspects, proches par d’autres. De nombreux petits Réu-nionnais, lorsqu’ils se mettent à s’exprimer dans ce qu’ils croient être du français, le font dans un mélange des deux langues. Dans une telle situation, il est primordial que les enfants sachent faire la distinction entre les deux, afi n de progresser dans chacune d’elles et dans les autres matières.

Baissac J.F. (1999). L’apprentissage du français en milieu créo-lophone,Azalées Editions, Sainte-Marie.

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Sur le plan du vocabulaire, l’immense majorité des mots créoles vient du français. Mais bien souvent, ces mots n’ont pas le même sens qu’en français moderne et la liste des faux amis créole (réunionnais)-français est longue. En classe, afi n d’éviter toute confusion, il est nécessaire de mettre en évidence les diffé-rences qui existent entre les deux langues, notamment par le biais d’exercices sur les faux amis. Sur le plan de la grammaire, la différence est encore plus grande : en réunionnais, le nombre (pluriel et singulier) ne s’exprime pas comme en français. Le genre est quasiment inexis-tant. Le temps des verbes se marque souvent par une particule qui se met devant le verbe (en français cela est exceptionnel). Le verbe ne change pas avec la personne (« moin va dansé »/ « nou va dansé » / « zot va dansé »). Des exercices basés sur la comparaison des deux langues sont indispensables pour acquérir les structures du français, ils consolideront en mêmes temps celles du créole. De plus, si les phrases se construisent rarement de la même manière, de nombreuses fonctions de base restent les mêmes en créole, en français et dans d’autres langues. Si l’on en-seigne à des enfants en diffi culté ces fonctions à partir du créole, avec des exemples familiers, cela favorisera une compréhension plus aisée, plus rapide des dites notions. Ils pourront ensuite réin-vestir leurs connaissances dans les autres langues, en particulier en français. Des exercices de traduction adaptés peuvent être in-troduits à certains niveaux. Ils aideront les élèves à mieux com-prendre les différences entre les deux langues et à repérer leurs erreurs en français. D’une manière générale, cette pédagogie de la comparaison doit permettre à ces élèves de mieux posséder l’une et l’autre langue.

Baggioni D. (1990). Dictionnaire Créole Réunionnais/Français, Azalées Editions, Sainte-Marie.

Armand A. (1987).Dictionnaire Kréol Rénioné Français,Océan Editions, Saint-André

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Mot Définition en français Définition en kréol

Aboutir -Abouti(r) Se terminer quelque part, S’infecter donner un résultat

Amuser -Amiz(é) Distraire d’une manière agréable Tarder, s’attarder

Amarrer -Amar(é) Fixer un navire avec des amarres Attaché, ligoter

Barreau-Baro Petite barre Portail

Case-Kaz Habitation très simple Maison, villa

Creux-Kré Vide Profond

Sources : Dictionnaire français – créole Alain Armand et Dictionnaire français – créole Daniel Baggioni.

Quelques faux amis français/créole réunionnais

5. Maîtriser le créole pour éviter le bilinguisme soustractif

La pédagogie moderne se base sur un principe: partir de ce que l’enfant sait, connaît, est. Il faut donc prendre comme point de départ de la langue dans laquelle l’enfant s’exprime. Or, il n’y a pas « un », mais des enfants réunionnais et tous ne sont pas égaux face à nos deux langues, le créole et le français.Certains ne possèdent pas le français, et insuffisamment le créole. Ils se retrouvent, sauf exceptions, écrasés par l’enseignement tra-ditionnellement dispensé à La Réunion (celui qui ne prend pas en compte du créole). En général, ces élèves là ne progressent que très mal en français et leur créole reste élémentaire. Ils sont dans une situation de « bilinguisme soustractif ». Toute leur scolarité en est durement affectée.Le même type d’enseignement entraine les mêmesconséquences pour la majorité de ceux qui parlent un mélange français-créole à forte dominante créole et qui n’arrivent pas à faire la différence entre les deux langues.En général, seuls les enfants francophones au départ s’en sortent bien.

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Un exemple : le traitement de l’absence fautive de prépositions en français.

« Je suis partie d’une forme mélangée exprimée par mes élèves qui étaient essentiellement créolophones : « Sibylla a pris le livre Ryan ». Dans un premier temps les élèves ont reformulé en créole la phrase, puis certains d’entre eux ont pu, grâce à mon aide, la donner correctement en français. L’ensemble a été noté au tableau :

Phrase en créole Sibylla la pran lo liv Ryan17 Phrase mélangée Sibylla a pris le livre Ryan Phrase en français Sibylla a pris le livre de Ryan

Les enfants ont souligné le GN (Groupe Nominal) objet dans la phrase française (« le livre de Ryan ») et dans la phrase créole (« lo liv Ryan »).La mise en évidence de la différence au niveau de la présence/absence de préposition a permis aux élèves de bien comprendre l’origine de l’erreur dans la phrase de départ, et ceci sans dévaloriser leur langue première : le créole.Je leur ai alors proposé plusieurs phrases issues de leur discours, comportant ou non la préposition « de », phrases qu’ils devaient classer : phrases créoles, françaises ou « mélan-gées ». Pour chaque phrase « mélangée », ils reformulaient dans les deux langues. Ils ont ensuite fait émerger une trace écrite que l’on a affichée dans la classe.Pendant toute la semaine qui a suivi, une dizaine de minutes par jour, j’ai fait faire des exer-cices de distinction des codes en proposant des phrases en créole, en français et en mélange créole-français. La semaine suivante, des exercices de systématisation permettant de consoli-der la structure française ont été proposés aux élèves.»

Laurence Daleau17 C’est là la reformulation admise par la majorité des élèves de cette classe.

Cellier, P. (1985).Comparaison syntaxique du Créole réunionnais et du Français,Saint-Denis,Université de La Réunion.

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Atteindre un niveau suffisant en créole

Jim Cummins, docteur en psychologie de l’Education de l’université d’Alberta, a montré que pour développer des compétences en langue seconde en milieu scolaire, l’enfant doit d’abord avoir atteint un certain seuil de compétence dans sa langue maternelle. Si ce seuil n’est pas atteint, l’enfant subira un certain déficit sur le plan du développement cognitif et ne pourra donc pas atteindre ce seuil en langue seconde (L2). En revanche, si l’enfant atteint ce seuil, il pourra développer une langue seconde et progresser avec celle-ci en classe.

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6. Débrider l’intelligence

L’enseignement doit d’abord permettre à l’élève de se structurer, d’augmenter sa capacité de réflexion, de communiquer avec les autres. Ce sont là des acquisitions indispensables pour qu’il continue de progresser. Pour ces différentes acquisitions la langue est fondamentale. Pour les enfants qui sont nés et ont grandi dans un bain linguistique français, ce serait une aberration de prétendre les construire, les faire progresser dans une langue autre que le fran-çais18. Pour ceux qui sont nés et ont grandi dans un bain lin-guistique largement créole, il est tout aussi aberrant de s’imaginer que l’on puisse les faire progresser sans la langue créole, sans sa prise en compte, son acceptation, sa valorisation, son utilisation. Et que l’on ne nous dise pas que le créole ne permet pas à l’indi-vidu de se structurer, de développer son intelligence : nos pères et nos grands-pères se sont — pour l’immense majorité d’entre eux — construits en créole et rien qu’en créole. La finesse de certains vieux créolophones unilingues contredit de manière irréfutable ce genre d’affirmations gratuites, pleines de dédain pour la langue des autres. Le créole peut permettre à tous les petits Réunionnais créolophones d’acquérir les connaissances de base indispensables à la compréhension du monde et de la vie. C’est même la langue la plus appropriée pour commencer19.

Développer l’ intelligence et le langage de l’enfant.3

Bonome , gro panse, tète en flèr ...

... Zanana.

18 Ce qui ne veut pas dire que l’enseignement du créole comme langue seconde ne leur soit pas profitable !

19 Cela ne veut pas dire que le français ne soit pas indispen-sable à tout Réunionnais, que la possession de notre autre langue ne soit pas un des buts prioritaires de l’enseignement à La Réunion, qu’il ne faille pas l’introduire dès le début de la scolarité.

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Valoriser à tout prix la langue maternelle.« Pour son développement langagier, social et cognitif, il est impérieux que l’enfant maîtrise sa langue maternelle, quelle qu’elle soit. Une bonne maîtrise de la langue maternelle aidera l’enfant à acquérir une langue seconde. Le système d’éducation formel doit trouver le moyen de valoriser la langue maternelle avant d’introduire une L2 (langue seconde). »

Josiane Hammers20

S’appuyer sur ce que l’enfant sait et connaît« On nous dit qu’il faut toujours s’appuyer sur ce que l’enfant sait et connaît.Or le petit créolophone connaît et il sait beaucoup de choses dans sa langue. »

Sylvie Wharton21

20 Professeur émérite du Département de Langues, Linguistique et Traduction, de la Faculté des Lettres de l’Université Laval au Québec.21 Professeur émérite du Département de Langues, Linguistique et Traduction, de la Faculté des Lettres de l’Université Laval au Québec.

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7. Profi ter du bilinguisme précoce créole-français

Le bilinguisme précoce : un atout indéniable Un très grand nombre d’études scientifi ques, menées depuis 1960 jusqu’à nos jours, démontrent les bienfaits du bilinguisme pour le développement des enfants : l’éducation bilingue est un puissant facteur de stimulation intellectuelle. L’enfant effectue sans cesse des comparaisons entre les deux langues et prend ainsi spontanément conscience de la structure de ces langues. Le bilinguisme précoce favorise la conceptualisation, la symbolisation, la souplesse intellec-tuelle, la logique, la perception spatiale, la faculté de raisonnement abstrait et la capacité à résoudre les problèmes. De plus, les bilingues précoces ont un avantage sociocul-turel et comportemental important : la double approche linguistique leur permet d’avoir une ouverture d’esprit plus large vers d’autres cultures et d’autres modes de pensée. Des observations faites chez des enfants bilingues au Ca-nada avec diverses combinaisons de langues, montrent que, dans de nombreux cas, ils obtiennent des résultats supérieurs à ceux des mo-nolingues : une meilleure performance à des tests psychométriques traditionnels, à des tâches de raisonnement analytique, à des tâches visuelles-spatiales et à des tâches de classifi cation…

Le bilinguisme créole-français permet-il un bon apprentissage du français et des autres matières ? Oui. Il développe les capacités intellectuelles et améliore les facultés d’expression de l’enfant. Les classes maternelles bilingues qui fonctionnent à La Réunion le prouvent.

En classe : créole d’abord ou français d’abord ? Ni l’un, ni l’autre : les deux simultanément : à la naissance, l’enfant est doté de la capacité d’acquisition de n’importe quelle langue, mais progressivement ces facultés régressent. Et passé 10-11 ans, l’enfant unilingue éprouve relativement plus de diffi cultés à apprendre une autre langue. Il faut donc, dès le départ, favoriser le bilinguisme créole-français. Cela est vrai aussi bien pour les petits créolophones (la majorité) que pour les petits francophones.

Duchemann Yv. (2009). Développer une com-pétence bilingue à La Réunion,Surya Editions, Saint-Denis.

Collectif (2006),Oui au Créole, oui au français,Saint-Paul, Tikouti.

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Un retour à l’enseignement en français se fera-t-il naturelle-ment ? Oui. Le bilinguisme précoce favorise une bonne maîtrise des deux langues, dont le français, et une grande capacité d’adap-tation.

Le bilinguisme français, autre langue nationale est-il possible à La Réunion ? Il est indispensable que les jeunes Réunionnais appren-nent d’autres langues telles que l’anglais, l’espagnol, l’allemand, etc.… Cet apprentissage peut, certes, se faire très tôt, mais en de-hors du contact permanent avec cette autre langue, sans l’appui sur l’environnement et le vécu de l’enfant, il est illusoire de croire que celui-ci accédera à un bilinguisme précoce. Cela n’est pos-sible que pour un nombre restreint d’enfants dont les parents (ou l’un des parents) parlent (parle) d’une façon plus ou moins per-manente une langue étrangère. Aujourd’hui, à La Réunion, les en-fants sont en contact permanent avec nos deux langues, le créole et le français. C’est donc vers ce bilinguisme précoce-là qu’il faut s’orienter. Pour les non créolophones au départ, ces apprenants du créole font la même gymnastique intellectuelle que pour assimiler une langue étrangère. Seule différence : à La Réunion, les élèves peuvent pratiquer cette langue nouvelle, immergés dans un bain linguistique créole. Un enfant réunionnais, s’il est francophone, pourra certes s’initier à l’anglais, l’allemand, ou l’espagnol, mais, pour ces langues, il ne pourra bénéfi cier de la gymnastique bilin-gue qu’en classe. Alors que, pour le créole, il pourra, en plus, le faire en permanence dans la société qui l’entoure. Avec le créole et le français, l’enfant, s’il est très jeune pourra bénéfi cier des avantages du bilinguisme précoce. Cela ne l’empêchera pas d’étudier une ou des langues étrangères. Bien au contraire.

Georger F. (2006). Créole et français : Deux langues pour un enseignement.Editions Tikouti,Saint-Paul.

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Le créole, chemin du plurilinguismeAu-delà de ce fait qui paraîtra sans doute anecdotique à certains, rappelons l’in-térêt qu’il y a à maîtriser plusieurs langues, et bien sûr tout particulièrement sa langue maternelle, voire ses deux langues maternelles. On sait combien les Français sont généralement frileux en matière d’apprentissage linguistique, mais on sait aussi toutes les possibilités intellectuelles qui sont offertes à ceux qui ont le courage de parler deux, puis trois, quatre langues – quelles que soient ces langues car l’apprentissage des langues développe des capacités cérébrales : la Réunion (et les DOM en général, s’ils prennent le tournant à temps) pourraient ainsi, au lieu de craindre que l’apprentissage du créole restreigne les possibilités d’apprentissage du français par les petits Réunionnais, prendre conscience qu’au contraire, c’est par un apprentissage bien mené des deux langues, et leur usage quotidien dans des circonstances diverses que les chemins du plurilinguisme peuvent s’ouvrir à toute une population.

M.C. Hazaël-Massieux

On apprend mieux dans sa langue maternelle« L’éducation est à la fois un outil et un reflet de la diversité culturelle. En outre, les recherches ont montré que l’on apprend mieux dans sa langue maternelle, et que celle-ci prépare et complète l’apprentissage d’une autre langue. »

L’UNESCO22

22 « L’éducation dans une monde multilingue », 2003.

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Former les citoyensde demain

8. Oser s’exprimer – Retrouver l’estime de soi

On décrit souvent le Réunionnais comme un être d’une part trop dis-cret et de l’autre, capable d’une grande violence. Il faut se garder de généraliser, mais il y a du vrai dans cette description. Les difficultés économiques et sociales, ainsi que le poids des dominations passées y sont certes pour beaucoup. Pour autant, il ne faut pas oublier l’as-pect psychologique des négations du créole et de l’importance que la langue représente pour une personne humaine. Comment un individu peut-il réagir – consciemment ou non – quand la seule langue qu’il possède n’a pas droit de cité, quand sa personnalité profonde est de ce fait niée ? Soit il s’enferme dans l’autodénigrement, soit il se rebelle, ou encore il passe d’une réaction à l’autre. Pour l’enfant, cela conduit souvent au blocage, à la stagnation ou pire, à la régression sur le plan scolaire.Inversement, un élève réunionnais créolophone, à qui l’on enseigne le créole, le français et d’autres langues, voit sa langue maternelle et son être, valorisés. Si, en plus, on lui fait comprendre que son discours, lorsqu’il essaie de s’exprimer en français, n’est pas un baragouin, mais un mélange de langues, un état normal, mais qu’il faut dépasser, il se sentira déculpabilisé. Et enfin, si on lui apprend à faire la dif-férence entre ces deux langues, si on l’aide à assimiler leurs règles, leurs structures, leurs vocabulaires respectifs, les freins à son expres-sion spontanée seront levés. Mis en confiance sur le plan linguistique, celui qui, jusqu’à présent, était renfermé sur lui-même n’hésitera plus à répondre à haute voix devant une classe. Que ce soit en créole ou en français, selon ce que les circonstances exigent.

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S’épanouir dans sa langue« Quand on n’a pas confiance en la langue que l’on parle, on ne peut aller vers une autre langue : il y a un frein psycholinguistique. Il faut d’abord s’épanouir dans sa langue et dans sa culture d’origine et quand on est bien là-dedans, on peut aller sereinement vers d’autres apprentissages, d’autres langues, etc. »

Marie Dupuis

La LCR et L’EFMC qui désinhibent « Dans une classe où les petits Réu-nionnais parlant très mal le français étaient nombreux, et mélangeaient créole et français, j’ai axé mon travail sur la distinction des deux langues. J’ai mis en place des séries d’exercices oraux de comparaison entre les deux langues, de repérage et de dépasse-ment de ce mélange. Au départ, ces exercices, faisant intervenir le créole, ont été accueillis par des ricanements. Très vite, ces derniers ont cessé, les inhibitions se sont levées.Et ceux, qui n’osaient pas s’exprimer dans l’une ou l’autre langue, ont ac-cepté de le faire dans les deux. « En dehors de ces heures d’EFMC, dans les plages horaires consacrés à la LCR, les petits francophones réunion-nais ou non, qui ne possédaient qu’une compétence réduite en créole, n’osaient pas prendre la parole en créole. Les séances de LCR leur ont permis de se désinhiber : ils n’ont plus eu de honte à le faire. Même les enfants moins com-pétents s’exprimaient, sans doute dans un créole souvent « fautif », mais avec plaisir, et ils n’hésitaient plus à lever leur doigt pour qu’on les interroge »

Laurence Daleau

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9. Restaurer les liens entre les générations

Nombre de Réunionnais se souviennent de ces soirées où les grands parents racontaient les histoires fantastiques de GranMèr-Kal, de Ti Jean et GranDiab. Ces contes leur venaient de leurs parents à eux, de leurs grands-parents… Ainsi s’opérait la trans-mission orale de la langue et de la culture créoles. Oui mais voi-là… Pendant longtemps, on a voulu sciemment tuer notre langue créole. Ce à quoi il faut ajouter les effets néfastes d’une certaine utilisation de la télévision et d’Internet… Aujourd’hui, l’enseignement de LCR devient le moyen privilégié pour transmettre la culture réunionnaise aux jeunes générations. Pour cela, les enseignants doivent s’appuyer sur des détenteurs de cette culture, en particulier les parents et surtout les grands-parents. Ces derniers se font toujours un plaisir de répondre à leurs petits-enfants lorsque ces derniers les sollicitent. Ils peuvent ainsi transmettre leurs savoirs culturels : traditions créoles, langue créole. Ce lien culturel et linguistique qui a été mis à mal par la pression européocentriste et par la vie moderne, est renoué par l’ensei-gnement de la culture réunionnaise et de la langue créole. Et, fait capital, les générations anciennes auxquelles les nouvelles font appel pour les recherches que demandent les maîtres en sortent valorisées… et déculpabilisées : elles qui, très souvent, n’ont pas voulu transmettre à leurs enfants – par suivisme, par complexe – la tradition de la culture créole (et de la langue créole qui en fait partie), se rachètent, se rattrapent – se font plaisir – avec leurs petits-enfants.

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Le créole : ni grossier, ni vulgaire«Dans cette classe de CM2, au début de leur première année de LCR, la quasi-tota-lité des élèves se représentaient le créole comme grossier et vulgaire, et souvent lié à des situations de disputes ou d’énervement. Mais très vite, ils ont pris conscience que le créole est une langue à part entière, avec des registres de langues (soutenu, courant, etc.), qu’il est avant tout une langue de communication. Ils ont même réa-lisé, que dans leur famille, certaines personnes, qui ne sont pas forcément grossières ou vulgaires, ne parlaient que le créole et, que pour elles, c’était le seul moyen de communiquer. Petit à petit, dans leurs représentations, le créole a pris une place harmonieuse aux côtés du français23.

Laurence Daleau

Augmenter la fierté d’être« L’enfant créolophone à qui l’on enseigne sa langue, s’y sent mieux. Il a conscience qu’il parle et non baragouine. On lui donne des outils pour comprendre comment fonctionne cette langue. On lui apporte la preuve que le créole est une langue et non un patois, un jargon, un charabia. On augmente sa fierté d’être. Les psychologues le disent : quand on est bien dans sa peau, dans sa langue, dans sa culture, on ne peut que s’ouvrir au monde et à d’autres langues24. »

Ginette Ramassamy25

Coopération Grand-père / petit-fils« Les grands-parents d’un enfant, qui s’étaient montrés tout à fait hostiles à l’en-seignement du créole en début d’année, ont, par la suite, directement participé à cet enseignement. Le grand-père, sollicité par son petit-fils, l’a aidé à élaborer un exposé sur le café dont la culture est pratiquée dans leur famille depuis plusieurs générations. Il a appris à l’enfant les noms créoles des maladies soignées par des « tisanes » à base de feuilles de café. Cette coopération grand-père/petit-fils s’est poursuivie tout au long de l’année. Et nous avons vu croître la fierté du petit-fils pour son “ pépé ” qui, grâce à La LCR, devenait “ maître ” lui aussi.

Laurence Daleau.

23Extrait du mémoire de Laurence Daleau24 Entretien accordé aux auteurs de Oui au créole, oui au Français25 Docteur en linguistique.

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10. Ouvrir aux langues et au Monde

Sur le terrain, les enseignants de Langue et Cultures Réunionnaises ont fait prendre conscience à leurs élèves que de nombreuses lan-gues étaient utilisées dans leur environnement immédiat : en plus du français et du créole, le mandarin, le goudjrati, le malgache, le shimahoré. Le plurilinguisme est devenu une réalité dans la classe et autour de la classe. Les enfants ont réalisé que le bilinguisme ou le multilinguisme n’est pas un état exceptionnel et qu’il est même courant. Ils ont ainsi réalisé que c’était là une véritable richesse, et cela les a amenés à davantage de tolérance et de compréhension des autres.

Le respect de toutes les langues « L’ouverture vers les autres langues et cultures s’est approfondie tout au long de l’année. Lors d’un exposé sur Wallis et Futuna fait par une petite Réunionnaise née à Wallis, d’un autre sur Mayotte par une petite Mahoraise, la question qui a été immédiatement posée a été la suivante : “ quelles langues parliez-vous ? ” La classe entière a voulu entendre des mots des langues wallisienne et mahoraise. Les enfants ont aussi découvert qu’il existait d’autres langues régionales, d’autres créoles que le créole réunionnais. Des élèves de la classe (Hafiz et Hasna) arrivant de Marti-nique où ils avaient vécu trois ans, ont parlé, à la demande de leurs camarades, de l’histoire de cette île, de la langue et de la culture martiniquaises : Marion : Hafiz et Hasna, vous connaissez quelques mots de créole martiniquais ? Hasna : Quelques-uns.Hafiz : « Kamashé ».Mathieu : Ça veut dire quoi « kamashé » ?Hasna : « Est ce que ça va ? »

Laurence Daleau

Aller vers d’autres langues « Plus sa langue est valorisée, plus l’enfant s’épanouit dans sa langue, plus il a plai-sir à parler sa langue, et plus il a plaisir à aller vers d’autres langues. Le problème à La Réunion est que les enfants créolophones ne sont pas dans cette perspective, mais dans celle […] « ce que tu parles c’est mal, c’est du petit nègre, c’est du mau-vais français». Ils ne sont jamais valorisés26. »

Marie Dupuis

26 Extrait de l’entretien accordé aux auteurs de Oui au créole, oui au français.

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Onzième raison : pour la culture réunionnaise

La culture réunionnaise se décline dans nos deux langues : le fran-çais et le créole. Dans le passé, aujourd’hui encore, des auteurs de talent (quelques fois de grand talent) ont écrit et composé soit en français (Parny, Leconte de Lisle et bien d’autres) soit en créole (Héry, Célimène, etc.) soit dans les deux (Albany). Notre histoire s’est écrit, et s’écrit, essentiellement en langue française, nos chansons se sont composées, et se composent, avant tout en créole, nos contes populaires rien qu’en créole. Aujourd’hui cette logique culturelle bilingue s’affi rme : de plus en plus on écrit, on compose, on chante, on joue, en français et en créole.Toute cette culture a-t-elle la place qui lui revient dans l’enseigne-ment ? Non !Si l’on excepte le contenu culturel des – encore trop rares – classes bilingues, des – encore trop rares – cours de Langue et Culture Réunionnaises, la logique de « nos-ancêtres-les-Gau-lois » se poursuit – en d’autres termes, il est vrai. Les marronniers sont toujours en fl eur sur la place de la mairie. En maternelle, on continue (dans les heures de classe, pas forcément à la cantine, heureusement !) à ne manger ni kari ni rougay. La culture réu-nionnaise – dont la littérature – sont encore quasi absentes de l’école publique27, même si, aujourd’hui, de bonnes volontés, au sein de « l’institution » aimeraient voir cette tendance s’inverser. Il faudrait saisir toutes les occasions pour observer et analyser, avec les élèves, l’environnement, l’espace, le patrimoine histo-rique et culturel de la Réunion. En Sciences et en Géographie, il est plus que jamais important de partir des réalités naturelles et humaines réunionnaises pour s’ouvrir à celles de l’ensemble de la République Française, à celles de la Région Océan Indien, du Monde. En Histoire, lors de l’étude de la période moderne et contemporaine, on a le droit d’intégrer des pages d’Histoire de l’île (les découvertes de La Réunion, le peuplement, le développe-ment de l’économie de plantation, la traite négrière et l’esclavage, l’engagisme, la départementalisation…). Oui, mais les directives données en ce sens ne sont que faiblement suivies d’effet ! L’esclavage fait partie des programmes, c’est vrai.

27 A notre connaissance, cela ne va guère mieux pour les écoles privées – minoritaires à La Réunion.

Collectif (2004).Anthologie de la Lit-térature réunionnaise, Nathan, Paris.

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A-t-on évalué la place de ce thème dans notre enseignement ? A notre connaissance, non. À nous, elle nous semble bien maigre ! On peut, aujourd’hui, faire toute sa scolarité — nous pouvons donner un nombre significatif d’exemples – sans jamais avoir été sensibilisé à l’histoire (toutes périodes confondues) de La Réu-nion, à la géographie de La Réunion, à l’oraliture réunionnaise, à la littérature écrite réunionnaise…Il est indispensable que cela change. La prise en compte de la culture réunionnaise ne serait que par-tielle si la langue créole de La Réunion en était exclue. De très larges pans de notre culture ne pourrait être traités sans notre créole : nos musiques (polkas, quadrilles, ségas et maloyas), nos sirandanes (Kosa in shoz ?), nos contes, une partie importante de notre littérature écrite.C’est là une raison de plus, importante, pour que le créole réu-nionnais soit admis dans nos classes, aux côtés de la langue fran-çaise – support d’une culture dont nous ne répéterons jamais assez qu’elle nous est, dans sa beauté et son universalité, indispensable.

Kourone dessi mon tète, moin mème la rène ...

... Grenade

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Reconnaître la langue créole de La Réunion comme langue de culture 

« Laurence Daleau a choisi d’enrichir son enseignement de littérature réunionnaise avec des prolongements disciplinaires : biologie, arts plastiques, observation ré-fléchie de la langue, sport… Tout d’abord, ses élèves de CM2 ont tra-vaillé sur les devinettes créoles, les siran-danes. Ces “ jeux de mots ” commencent par une phrase qui plante le décor : “ Kosa in shoz ? ”. Elles ont pour thèmes l’expé-rience quotidienne, les rapports sociaux, la faune et la flore réunionnaises. Elles font partie du patrimoine culturel à trans-mettre à la nouvelle génération. L’essence de cet exercice reste culturelle, et les si-randanes sont un excellent moyen de faire découvrir à l’enfant son milieu, sa réalité. Les objectifs linguistiques et sociolinguis-tiques y sont aussi fondamentaux. Grâce à cet exercice, la maîtresse prouve à ses élèves que le créole n’est pas seulement la langue de la colère et des gros mots mais qu’elle est aussi le support d’une lit-térature orale intéressante. Une autre séquence, «  écrire un poème en créole », vise à montrer aux enfants qu’une création littéraire est possible et qu’une littérature existe en créole …Finalement, les enfants ont écouté, lu, dit des textes créoles et cela avec un très grand plaisir. » Ils reconnaissent la langue créole comme langue de culture.

Laurène Mazier

Kourone dessi mon tète,

zépron dan mon pié, moin minm lo roi ...

... Kok

Anna Classe cp-ce1. PE : Aurélie Técher.Rivière Saint-Louis.

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Table des matières

Oui, l’enseignement du créole est possible 4

1. Le créole réunionnais, langue régionale de France 42. Un enseignement légal 43. Différents dispositifs pédagogiques 44. Des enseignants qualifiés 5

Ce qui se fait aujourd’hui dans le primaire et le secondaire 51. Des classes bilingues créole-français à La Réunion 52. L’option Langue et Culture Réunionnaises au primaire 53. L ‘option Langue et Culture Réunionnaises au collège, au lycée 5

Le créole à l’école ? Dix bonnes raisons pour. 6I. Approfondir son créole, faire vivre le créole 71. Augmenter ses compétences en créole réunionnais 72. Apprendre le créole 9II. Apprendre le français, progresser en français 113. Se réconcilier avec le français 114. Progresser en français 135. Maîtriser le créole pour éviter le bilinguisme soustractif 14III. Développer l’ intelligence et le langage de l’enfant 186. Débrider l’intelligence 187. Profiter du bilinguisme précoce créole-français 20IV. Former les citoyens de demain 248. Oser s’exprimer – Retrouver l’estime de soi 249. Restaurer les liens entre les générations 2610. Ouvrir aux langues et au Monde 28

Onzième raison : pour la culture réunionnaise 30

Crédit photographique :Bijoux H. : p. 26.

Gauvin A. p. 7, p.9 (letchis), p. 31.Hummel V. : quatrième de couverture,

p.3, p.9 (photo de classe bilingue), p.13.Mazier L. : p.18 (ananas isolé), p. 3.

Vaxelaire F. : première de couverture, p. 18(travail dans un champ d’ananas), page 24.

Remerciements :In gran mérsiHugo Bijoux,

Véronique Hummel,Laurène Mazier,

Vaxelaire Frédéricpo le foto zot la donn anoule droi mète dann pti liv-la.

Maquette : Dixit [email protected]

0692 210698

Lofis la Lang Kréol La Rényon - Tikouti4e Trimestre 2009.