Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    1/28

    Revue franaise de sociologie

    Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicidePhilippe Besnard

    Citer ce document Cite this document :

    Besnard Philippe. Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide. In: Revue franaise de sociologie, 1983, 24-4. pp. 605-

    629.

    http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976

    Document gnr le 23/09/2015

    http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_391http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976http://www.persee.fr/author/auteur_rfsoc_391http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_4_6976http://www.persee.fr/collection/rfsochttp://www.persee.fr/
  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    2/28

    Resumen

    Philippe Besnard : El destino de la anomia en la sociologie del suicido.

    Este estudio sobre la difusin de la anomia en la sociologa despus de Durkheim propende, en primer

    lugar, a recopilar y a discutir las diversas traducciones empiricas y experimentaciones de la nocion de

    anomia en ese sector de la investigacin que se desarroll esencialmente en los Estados Unidos. La

    hiptesis de la anomia fu utilizada en estudios que buscaron a medir la influencia en el numero de

    suicidios de los ciclos econmicos, de la mobilidad social y del estatuto social. No se difund la

    anomia sino tarde en la sociologia del suicidio y su carrera no traspas los quince aos. El fracaso de

    la institucionalizacin del paradigma de la anomia en ese sector de investigacin parece procder

    juntamente de un factor interno del campo cientfico, la vulgarizacin de la anomia, y de un factor

    externo, la transformacin de la distribucin social del suicidio en los Estados Unidos.

    Zusammenfassung

    Philippe Besnard : Die Laufbahn der Anomie in der Soziologie des Selbstmordes.

    Diese Untersuchung ber die Verbreitung der Anomie in der Soziologie des Selbstmordes nach dem

    Verschwinden von Durkheim, zielt hauptschlich darauf, die verschiedenen empirischen Umsetzungen

    und Prfungen des Begriffes der Anomie zusammenzustellen und zu diskutieren, in einem

    Forschungsgebiet, das sich hauptschl ich in den Vereinigten Staaten entwickelte. Die

    Anomiehypothese wurde in Untersuchungen verwendet, in denen es darum ging, den Einfluss der

    wirtschaftlichen Zyklen, der sozialen Mobilitt und des sozialen Status auf die Selbstmordrate zu

    messen. Die Anomie breitete sich erst spat in der Soziologie des Selbstmordes aus, und ihre Karriere

    ging nicht ber funfzehn Jahre hinaus. Das Scheitern der Institutionalisierung des Paradigmas der

    Anomie auf diesem Forschungsgebiet, scheint sowohl von einem internen Faktor des Wissensgebietes

    auszugehen, der Vulgarisation der Anomie, als auch von einem externen Faktor, der Vernderung der

    sozialen Verteilung des Selbstmordes in den Vereinigten Staaten.

    Abstract

    Philippe Besnard : The destiny of anomie in the sociology of suicide.

    This study deals with the dissemination of anomie in the sociology of suicide following Durkheim and

    aims first to point out and discuss the different empirical translation of the notion of anomie and their

    varying fortunes in this area of research which developped mainly in the United States. The hypothesis

    concerning anomie was used in research which sought to measure the influence of economic cycles,

    social mobility and social status on the suicide rate. Anomie was a late-comer in the sociology of

    suicide and it did not last more than fifteen years. The inability to institutionalize the paradigm of

    anomie in this field of research seems to be due to two factors, an internal one relating to the scientificfield, the vulgarization of anomie, and an external one, the transformation of the social distribution of

    suicide in the United States.

    Rsum

    Philippe Besnard : Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide.

    Cette tude sur la diffusion de l'anomie dans la sociologie du suicide aprs Durkheim vise en premier

    lieu rpertorier et discuter les diverses traductions empiriques et mises l'preuve de la notion

    d'anomie dans ce secteur de la recherche qui se dveloppa essentiellement aux Etats-Unis.

    L'hypothse de l'anomie fut utilise dans des tudes cherchant mesurer l'influence sur le taux de

    suicide des cycles conomiques, de la mobilit sociale et du statut social. L'anomie ne se diffusa quetardivement dans la sociologie du suicide et sa carrire ne dpasse pas quinze ans. L'chec de

    l'institutionnalisation du paradigme de l'anomie dans ce secteur de recherche semble procder la fois

    d'un facteur interne au champ scientifique, la vulgarisation de l'anomie, et d'un facteur externe, la

    transformation de la distribution sociale du suicide aux Etats-Unis.

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    3/28

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    4/28

    R.

    franc,

    sociol. XXIV,

    1983,

    605-629

    Philippe

    BESNARD

    Le destin de l anom ie

    dans

    la

    sociologie

    du

    suicide

    Le titre de cet article en dessine

    assez

    les limites : il tudie

    la

    diffusion du mot

    et du concept d'anomie dans

    la

    littrature sociologique sur le suicide (littrature qui

    est

    essentiellement

    amricaine depuis un demi-sicle).

    Morceau

    d'une investigation

    plus

    vaste sur le destin du concept d'anomie, il se prte

    une prsentation

    spare

    dans

    la mesure

    o,

    comme

    on le

    verra,

    la

    sociologie

    du

    suicide a t

    le

    terrain d'une

    tradition

    d'usage

    de

    l'anomie

    peu

    prs

    autonome

    et

    directement

    lie

    l'hritage

    durkheimien. Cependant, sur quelques points, notre

    expos comportera

    des

    affirmations

    ou

    allusions

    qui ne

    peuvent tre tayes dans le cadre

    de cet article :

    par

    exemple l'exclusion de l'anomie dans la sociologie

    franaise

    aprs

    Durkheim,

    les conditions de sa

    naturalisation

    amricaine.

    Et

    nous serons totalement silencieux

    sur Durkheim

    lui-mme

    et l'interprtation que l'on peut

    donner de

    sa thorie

    de

    l'anomie.

    Cette enqute

    sur

    la diffusion (et

    la

    non-diffusion) de l'anomie dans

    la

    sociologie

    du suicide est guide

    par

    une double proccupation. Elle vise d'abord

    rpertorier, confronter, discuter les

    diverses applications et mises

    l'preuve,

    propos des donnes sur le suicide, de

    l'hypothse anomique

    telle

    que la concevait

    Durkheim.

    Mais

    elle voudrait

    aussi

    tre

    une

    contribution

    la sociologie

    de

    la

    connaissance

    sociologique

    en

    cherchant

    expliquer pourquoi le paradigme de

    l'anomie n'a

    pu

    vritablement se normaliser dans ce secteur de la recherche. Cet

    chec peut tre

    rapport

    certaines transformations sociales, mais aussi un

    processus de mode

    interne

    au champ scientifique.

    En

    cela l'anomie constitue un

    assez bel

    exemple

    de l'autonomie de

    la

    production et de l'usage des concepts

    sociologiques par rapport

    aux phnomnes

    sociaux dont ils sont

    supposs

    rendre

    compte.

    Le

    Suicide

    au

    purgatoire

    Quand l'anomie disparat

    dans

    l'uvre de Durkheim, elle

    est du mme

    coup

    limine du

    vocabulaire

    de la sociologie

    pour une

    bonne trentaine

    d'annes.

    Cette

    exclusion fut lie une vritable occultation

    du

    Suicide

    dans

    l'hritage

    durkheimien, particulirement frappante chez les collaborateurs ou disciples de

    Durkheim.

    On ne peut dans le cadre de cet article

    tayer

    ce double constat tabli en analysant,

    Je remercie F.

    Chazel,

    P. Favre

    et J.-R.

    de

    leurs utiles remarques et

    suggestions.

    Tranton de

    leur

    lecture attentive de ce texte et

    605

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    5/28

    Revue

    franaise de sociologie

    notamment, les

    prsentations qui

    furent donnes

    par

    les durkheimiens (Davy, 191 1

    ;

    Halbwachs, 1918)*

    de

    l'uvre de leur

    matre, ainsi

    que

    les

    nombreux

    manuels de

    sociologie qui fleurirent dans les annes

    1920.

    L'examen

    de

    la

    littrature

    sur

    le

    suicide

    postrieure

    Durkheim

    est

    galement

    rvlateur

    du faible impact de

    son

    livre, et de l'oubli de la thorie de l'anomie.

    Considrons,

    par

    exemple, le livre publi en 1908

    par

    un auteur belge,

    Camille

    Jacquart,

    Essais

    de statistique morale, I.

    Le

    Suicide. On s'attend y trouver une

    discussion srieuse du

    livre

    publi en France onze ans

    plus

    tt. Et, il est

    vrai,

    Jacquart

    utilise

    l'tude

    de son prdcesseur comme une de ses sources

    pour

    les

    donnes franaises

    et s'y rfre propos de

    l'influence

    de la famille (p. 96), des

    facteurs

    cosmiques (p. 99) et de la religion (p. 84). Mais

    la

    diffrence des autres

    sources comme

    Morselli

    ou Krose

    Durkheim

    est

    toujours trait de manire

    critique

    et narquoise et il est

    accus

    d'avoir chafaud

    une

    thorie

    sociologique

    sur des mtaphores (p. 85). En outre,

    Jacquart

    ne souffle mot de l'anomie ou du

    suicide

    anomique,

    ce

    qui

    est

    assez

    surprenant

    quand

    on

    le voit

    tudier

    l'influence

    sur le

    taux

    de suicide des crises industrielles et des

    mouvements

    de production de

    la

    fonte

    (p. 48-50) et quand on considre

    une

    des conclusions

    gnrales

    de son

    livre

    :

    un changement brusque

    dans

    l'activit conomique d'une socit produit

    une excitation extraordinaire en mme

    temps

    que des

    besoins

    exagrs et des

    ambitions dmesures, qui, non satisfaits

    par

    la

    suite, sont gnrateurs de suicide

    (p. 105).

    Il est vrai

    que Jacquart ne

    se

    rfre

    gure

    Durkheim

    que pour

    le

    critiquer

    et n'prouve donc pas

    le besoin

    de

    le

    citer quand il

    le

    pille. Signalant

    ce

    livre dans

    le volume 11 de

    Y

    Anne sociologique (1910

    :

    515), Durkheim mentionnera

    simplement

    :

    N'ajoute

    rien

    aux

    faits connus. Rattache

    les progrs du

    suicide

    aux

    progrs de

    l'industrialisme

    et

    la

    surexcitation

    d'apptits qui en rsulte

    .

    On

    ne

    trouve

    pas

    davantage de discussion de

    la

    thorie

    durkheimienne

    du

    suicide dans

    Le

    suicide et la morale (1922) d'Albert Bayet que l'on peut

    considrer

    comme un durkheimien tardif puisqu'il

    collaborera

    la nouvelle srie

    de YAnne

    sociologique en 1925. Par contraste,

    on

    notera que

    le psychologue Charles Blondel,

    dans

    Le suicide

    (1933), consacre un

    chapitre

    une prsentation

    de la thorie de

    Durkheim,

    mentionne l'anomie et mme l'anomie

    conjugale (p.

    69), mme s'il

    n'en

    restitue

    pas correctement le fondement empirique.

    Mais

    il est

    au moins un livre qui parat contredire

    l'ide

    d'un oubli de

    la

    thorie

    durkheimienne du suicide chez les durkheimiens

    :

    c'est videmment celui de

    Halbwachs,

    Les causes

    du suicide.

    Cet ouvrage

    est publi

    en

    1930,

    en

    mme temps

    que la

    rdition

    du

    livre

    de

    Durkheim

    et

    avec

    une prface

    de

    Mauss.

    Tout

    est

    fait

    pour accrditer

    l'ide que c'est

    une

    tradition de recherche qui se perptue. Mais

    cette ide ne peut rsister

    un examen

    du livre.

    Certes

    Halbwachs vrifie, corrige,

    voire rfute

    sur

    certains points des gnralisations empiriques que

    l'on

    trouve chez

    Durkheim. Mais

    ces

    gnralisations empiriques

    n'taient

    autres que celles qui

    taient

    issues

    de

    la statistique morale

    et que

    Durkheim avait reprises,

    prcises et

    surtout

    utilises pour construire une

    thorie.

    Or

    Halbwachs

    ne semble avoir que

    faire de cette thorie : il

    la

    discute peine,

    prfrant

    gnralement l'ignorer; et cela

    est particulirement net s'agissant de l'anomie.

    Voir

    les rfrences

    bibliographiques

    en

    fin

    d article.

    606

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    6/28

    Philippe Besnard

    Si

    l'on considre

    d'abord les

    facteurs

    de variation du

    taux

    de suicide,

    on

    voit

    que Halbwachs privilgie

    ceux qui

    pourraient ressortir une thorie de

    l intgration. Le

    fait le

    plus

    notable cet

    gard

    est qu'il ne souffle

    mot

    de l'anomie

    conjugale et de ses fondements

    empiriques

    dans

    le

    long chapitre sur

    le

    suicide et

    la

    famille.

    Seul

    le

    chapitre

    sur

    l'influence

    des

    crises

    conomiques

    pourrait relever

    du suicide anomique encore que le mot n'y

    apparaisse

    pas. Mais, comme

    par

    hasard, ce

    chapitre

    est le

    plus

    destructeur des

    thses durkheimiennes.

    Halbwachs

    rfute d'abord l'ide que

    les

    crises de

    prosprit

    pourraient

    accrotre le

    taux

    de

    suicide; en

    ce

    qui concerne

    les

    crises au sens habituel

    du

    terme,

    il

    conclut que

    ce

    n'est pas la crise comme

    telle

    (passage brusque des hauts

    prix

    des

    prix plus

    bas),

    c'est la priode de dpression qui suit la crise, qui dtermine

    une augmentation

    des

    morts volontaires (p. 374).

    Est

    donc ici

    rejet

    un des fondements de

    la

    thorie de

    l'anomie (thorie que Halbwachs ne discute mme pas

    cette

    tape du livre)

    :

    alors

    que Durkheim reliait la hausse du

    taux

    du suicide la perturbation de

    l'ordre

    collectif, Halbwachs

    la

    fait dpendre de

    la

    diminution de l'activit

    gnrale

    caractristique

    de

    la

    priode

    de

    dpression

    qui

    suit

    la crise.

    C'est

    mme

    le

    principal

    point

    de dsaccord

    avec

    Durkheim qu'il met

    en avant dans

    son introduction (p.

    15).

    Et

    voici l'interprtation de Halbwachs

    qui

    contraste

    singulirement

    et

    par son

    orientation et par sa platitude avec l'intuition

    durkheimienne : l'attention

    des

    individus n'tant plus

    tourne

    vers

    le

    dehors

    se tourne davantage non

    seulement

    sur

    leur dtresse ou mdiocrit matrielle, mais

    sur

    tous

    les

    motifs individuels qu'ils

    peuvent avoir de dsirer

    la

    mort (p. 374). En bref, alors que sur

    bien

    des points,

    Halbwachs confirme

    les

    rsultats de Durkheim

    (influence

    protectrice de la famille,

    des

    crises politiques,

    des guerres)

    pour tout

    ce qui relve

    de l'anomie, c'est

    la

    rfutation ou le silence.

    Cette

    mme

    combinaison

    de

    rejet

    et

    d'occultation

    se retrouve

    quand

    il

    s'agit

    du

    cadre thorique

    propos

    par

    Durkheim. On

    le voit

    ds

    la

    page 7

    quand Halbwachs,

    pour prsenter l'explication

    du

    suicide par Durkheim,

    se

    borne citer

    la

    phrase

    rsumant

    la thorie du

    suicide

    goste

    :

    le

    suicide

    varie en raison

    inverse

    du degr

    d'intgration

    [...]

    .

    Il

    n'est

    donc pas

    tonnant que le

    mot

    mme d'anomie ne soit

    pratiquement jamais

    utilis. L'expression

    suicide anomique n'apparat

    qu propos

    de sa diffrence ventuelle avec le suicide goste. Mais, prcisment, Halbwachs

    rejette implicitement

    cette

    distinction des

    deux

    types, qualifie

    de

    psychologique et qui, si

    elle

    est peut-tre

    fonde

    , est en

    tout

    cas invrifiable (p. 312).

    Ainsi

    est

    rcus en quelques lignes

    ce

    point

    central

    de

    la

    thorie durkheimienne.

    C'est

    dans

    la

    conclusion

    du

    livre que le mot anomie fait son entre, en deux

    endroits

    (p.

    497

    et

    p.

    501)

    (1). Halbwachs

    y

    discute

    en

    effet

    la

    thse de

    Durkheim

    (en fait celle de l'anomie conomique) et, l encore, son jugement est ngatif. Rien

    ne

    permet d'affirmer,

    selon lui, qu'il y ait,

    relativement,

    plus d'anomie

    maintenant qu'autrefois . D abord parce qu on aurait tort de croire que chacun tait

    (1)

    Le mot

    anomie apparatra

    encore sous la

    (anomie)

    qui rsulte de l affaiblissement

    des

    plume de Halbwachs dans le

    rsum

    qu il donne

    liens

    traditionnels ? N est-ce pas plutt la com-

    de son

    propre

    ouvrage

    dans

    les Annales sociolo- plication plus grande de la

    vie sociale [...]

    ?

    giques. En voici le

    contexte

    : Quelle est

    donc

    (Halbwachs, 1935 :

    179). On

    voit l

    encore une

    la

    raison

    de

    cette

    surprenante augmentation des prudence

    voire

    une rpugnance

    dans

    suicides qui s est poursuivie

    depuis

    un demi- l usage du terme et une certaine distorsion du

    sicle ? Est-ce

    seulement,

    comme le croyait

    concept.

    Durkheim,

    l tat de dsordre

    et

    de drglement

    607

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    7/28

    Revue

    franaise de sociologie

    satisfait de

    son

    sort

    dans

    les socits anciennes.

    Ensuite

    parce

    qu'il

    n'est

    pas

    non

    plus vident que dans nos

    socits

    modernes l'activit conomique et

    la vie

    sociale

    soient

    entirement dsordonnes

    . La

    vie

    sociale

    dans

    nos civilisations

    modernes

    comporte

    une

    sorte de discipline spontane [...]. Il

    n'en

    est

    pas

    qui

    limine

    plus

    impitoyablement

    les

    originalits

    dont

    elle

    ne

    s'accommode

    pas,

    qui

    rglemente

    plus tyranniquement

    les gestes, les

    manires

    de

    penser et

    de sentir

    des

    hommes,

    qui mousse et coule davantage dans un

    mme

    moule leurs passions

    (p.

    500-501).

    On ne saurait imaginer

    refus

    plus

    catgorique de

    l'intuition durkheimienne,

    quelque peu

    biaise

    il

    est

    vrai, puisque

    l'anomie n'est ici considre que comme

    facteur ventuel de l'augmentation du

    suicide dans

    les socits

    industrielles. Ce

    refus du cadre thorique

    durkheimien,

    s'il est

    particulirement

    net

    pour

    la thorie

    de

    la

    rgulation, concerne aussi

    la

    thorie de l'intgration :

    cette

    dLernire

    est

    d'abord tronque, puisque Halbwachs ne

    retient

    pas le suicide altruiste, et en fin

    de

    compte

    abandonne

    au

    profit

    d'une

    interprtation

    gnrale bien

    diffrente.

    C'est

    la

    complication

    de

    la vie

    qui

    est,

    selon

    Halbwachs, le

    facteur dterminant

    du

    taux de suicide et de ses variations. La multiplication des contacts entre les

    hommes,

    propre aux

    socits

    urbaines

    modernes,

    rendrait

    plus

    frquentes les

    occasions de suicide.

    En somme

    on

    peut

    presque soutenir

    que

    Halbwachs

    aurait

    pu concevoir ce

    livre sans modification substantielle

    si

    Durkheim

    n'avait

    pas crit

    sur le

    mme

    sujet.

    Il

    est

    donc

    difficile

    de

    suivre

    Mauss quand, dans

    sa prface, il prsente

    ces deux

    livres

    comme deux moments d'une mme

    recherche

    (p. viii) ou quand

    il donne

    ailleurs

    cette prtendue

    filiation

    comme exemple de la

    manire dont

    doit

    progresser

    une

    science (1933 : 40). Au contraire, on

    saisit

    ici

    l'chec de

    la

    constitution

    d'une

    tradition de recherche,

    la

    non-normalisation d'un paradigme

    dans le groupe durkheimien qui

    reprsente pourtant

    ce qui s'est le

    plus

    approch

    d'une

    cole

    dans l'histoire de la

    sociologie. Les raisons

    de ce phnomne paradoxal

    ne sont gure

    faciles

    cerner. On peut

    certes

    en invoquer

    quelques-unes

    qui

    expliqueraient en partie le faible succs du Suicide : d'abord sa difficult

    mthodologique, le

    caractre

    rebutant des

    tableaux

    statistiques;

    ensuite,

    la

    diffrence de

    la

    religion, le suicide n'tait sans doute ni un

    thme

    de dbat

    idologique

    brlant,

    ni un thme de dbat

    thorique

    important.

    Mais cela ne suffit

    pas expliquer que

    l'occultation

    du Suicide et de son cadre

    thorique

    soit

    particulirement forte

    chez les

    auteurs durkheimiens; ajoutons que Halbwachs

    n'tait srement pas

    rebut

    par

    les

    dmonstrations

    statistiques.

    Il

    y a donc dans

    ce

    processus

    de

    refoulement

    quelque

    chose qui

    nous

    chappe.

    Mais

    ce

    qu'il

    faut

    retenir pour notre

    propos,

    c'est

    que

    tout

    se passe

    comme

    si l'anomie avait t

    perue

    parmi les disciples et continuateurs de Durkheim comme une lubie

    passagre du matre qu'il valait mieux passer sous silence sous

    peine,

    peut-tre,

    de

    discrditer son

    hritage

    et jusqu l'image de la

    sociologie.

    Le faible succs

    du

    Suicide

    ne

    fut

    pas

    un phnomne

    seulement

    franais et

    l'anomie fut longtemps absente de

    la

    sociologie

    amricaine du suicide.

    C'est une

    illusion rtrospective qui fait crire Merton, en 1964, que l'anomie trouva dans

    la

    sociologie

    amricaine

    son

    premier

    champ d'application dans les travaux sur

    le

    suicide (1964 : 214).

    Il

    est

    vrai qu cette

    date

    l'anomie est devenue une

    rfrence

    608

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    8/28

    Philippe Besnard

    oblige

    dans la littrature

    sociologique

    sur le suicide.

    Il

    est vrai

    aussi que

    l'on

    peut

    reprer dans

    cette

    littrature

    une

    Filiation

    directe

    avec

    Durkheim, c'est--dire un

    usage

    de l'anomie qui fait gnralement l'impasse sur

    les intermdiaires

    tels que

    Merton prcisment. Mais ces rfrences

    Durkheim

    et l'anomie ne furent pas

    immdiates,

    ce

    qu'expliquent

    assez

    la

    rception

    tardive de

    Durkheim

    en

    Amrique

    et le fait que le Suicide ne fut traduit qu'en 1951.

    Il

    est frappant,

    par

    exemple, de constater que Ruth Cavan (1928) dans son

    tude

    des suicides Chicago ne mentionne

    qu'une

    fois le

    livre

    de Durkheim propos de

    la relation entre alcoolisme et

    suicide.

    L'ouvrage de

    Cavan n'est

    d'ailleurs que

    l'exemple le

    plus

    clbre de la littrature sociologique amricaine de l'entre-deux-

    guerres relative au suicide, caractrise

    par

    deux

    traits

    : quant

    la

    mthode, le

    recours des

    corrlations

    cologiques; quant la thmatique, l'insistance sur la

    dsorganisation sociale et

    la

    dsorganisation

    personnelle

    dans

    l'tiologie du

    suicide.

    Cette double orientation rend d'autant

    plus

    trange l'absence de Durkheim

    et

    de

    l'anomie

    dont

    il

    serait

    facile

    de multiplier les

    exemples.

    Ne

    retenons

    que

    le

    travail de

    Mowrer (1939)

    particulirement significatif,

    notamment

    parce

    qu'il

    est

    publi

    dans

    American

    sociological

    review un an aprs

    l'article

    de Merton. Alors que

    son propos

    est

    d'tudier

    l'effet

    des perturbations de l'quilibre social (en fait

    la

    dpression conomique) sur la dsorganisation personnelle (dont l'indicateur est le

    taux

    de suicide),

    Mowrer

    ne

    mentionne

    ni

    Durkheim

    ni

    l'anomie.

    Dans

    les annes

    1940, on

    ne trouve dans la littrature sociologique sur le suicide

    que deux

    auteurs

    qui

    se

    rfrent Durkheim.

    Il

    s'agit

    de Lunden (1947),

    pour la

    simple raison qu'il tudie

    les

    suicides en

    France

    de 1910

    1940,

    et de Potterfield

    (1949)

    qui, propos de

    la

    relation

    entre

    suicide et homicide,

    cite

    quelques

    rsultats

    du

    Suicide

    parmi

    d'autres

    sources. Notons d'ailleurs que le mme

    auteur

    ne fera

    aucune allusion

    cet

    ouvrage

    dans

    un

    article

    ultrieur

    o

    il

    voque

    pourtant

    la

    notion

    de

    dsorganisation sociale (Potterfield, 1952).

    En

    somme

    la

    littrature sociologique amricaine sur le suicide ne fit,

    avant

    la

    traduction

    du

    Suicide

    en

    anglais, aucun usage de

    la

    notion d'anomie et ne

    comporta

    que de trs rares

    allusions

    Durkheim. L'anomie a bien t rinvente et

    diffuse

    par des

    thoriciens,

    des gnralistes et

    non

    pas par des spcialistes travaillant

    sur

    un

    problme

    social

    et qui auraient pu chercher en Durkheim

    une source

    d inspiration thorique. Le

    processus d'innovation et

    de diffusion de

    l'innovation

    s'est

    conform au

    modle

    classique :

    il est venu

    d'auteurs en voie de pleine

    lgitimation

    et

    qui

    devenaient des

    figures

    centrales de la

    discipline,

    et non

    d'un

    secteur

    particulier

    relevant de

    la

    sociologie

    applique.

    C'tait

    l, sans doute, une

    condition

    du succs

    de l'anomie.

    Cela explique aussi que l'anomie ne

    s'impose

    pas dans la littrature sur le

    suicide

    aussitt aprs

    la traduction du

    livre

    de

    Durkheim.

    Sans doute la plupart des

    tudes

    se rfrent-elles

    dsormais Durkheim (Strauss et Strauss, 1953; Henry et

    Short, 1954; Gibbs et

    Martin,

    1958; Powell 1958), en mme

    temps

    que

    le

    Suicide

    est l'objet de nouvelles

    lectures sur

    le plan thorique (Dohrenwend, 1959) comme

    sur le

    plan

    mthodologique (Selvin, 1958). Mais

    l'anomie

    ne

    supplanta

    pas

    d'emble

    la

    notion

    de dsorganisation sociale. On le voit

    bien

    dans

    l'tude

    cologique

    du suicide Londres mene

    par

    Sainsbury (1955) qui s'inscrit tout fait

    dans

    la

    ligne de l'cole de Chicago. Il

    est vrai

    qu'il s'agit d'un sociologue anglais,

    609

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    9/28

    Revue

    franaise de sociologie

    ce qui pourrait expliquer un certain dcalage. Cependant

    l'lment

    nouveau

    est

    que

    Sainsbury non seulement se rfre cinq reprises au Suicide mais

    reconnat

    que son

    travail

    doit beaucoup

    aux tudes

    pionnires de

    Durkheim (p. 89). On

    voit mme

    apparatre les

    expressions suicide anomique et anomie

    (lawlesness)

    l'occasion

    d'un

    petit

    rsum

    de

    la

    thse

    de

    Durkheim.

    La

    notion

    n'est

    pas pour

    autant

    exploite

    par Sainsbury,

    mme quand il

    conclut

    que ce n'est pas la

    pauvret mais

    la dsorganisation

    sociale

    qui est un facteur

    du suicide.

    Cette dsorganisation

    sociale

    est ici mesure

    par

    les

    taux

    de

    divorce

    et de naissances illgitimes

    (tous

    deux

    en

    forte corrlation

    cologique avec le suicide)

    ainsi que par

    la

    dlinquance

    juvnile qui, elle,

    n'est

    pas lie au

    suicide. De la mme

    manire, lorsque Sainsbury

    observe que la forte relation entre

    divorce

    et

    suicide

    ne peut s'expliquer

    par

    la

    seule

    frquence du

    suicide

    chez

    les

    divorcs, il ne se

    rfre

    pas la thorie durkhei-

    mienne

    de l'anomie conjugale

    toujours

    la

    grande oublie

    qui

    aurait pourtant

    rendu compte de ce rsultat. Ainsi, mme quand le

    livre

    de

    Durkheim

    est

    connu,

    mme quand

    on

    proclame sa

    dette

    envers lui,

    on

    ne

    retient

    pas son cadre

    thorique

    et

    on

    a

    quelque

    rpugnance

    parler

    d'anomie.

    La

    lenteur

    de la pntration de l'anomie

    dans le

    march anglo-saxon de la

    sociologie

    du

    suicide tient aussi un autre

    facteur,

    savoir un privilge accord

    la thorie

    durkheimienne

    de

    l'intgration. Cette

    prfrence

    procde d'une

    lecture

    slective ou

    rductrice du

    Suicide frquente

    chez les

    sociologues amricains

    et

    que

    l'on

    trouve chez un des plus

    influents

    spcialistes du suicide, Jack P. Gibbs qui,

    plusieurs

    reprises,

    rcuse la distinction suicide

    anomique

    suicide

    goste et

    rejette

    l'anomie

    considre

    comme une notion

    nbuleuse (Gibbs,

    1961 :

    254,

    1966 :

    324; Gibbs et

    Martin,

    1964 :

    6, 7,

    9). Il n'est pas tonnant que cet auteur,

    mme

    quand

    il

    traite de sujets qui appelleraient

    la

    notion d'anomie, n'emploie pas le mot,

    n'voque

    pas

    le

    thme

    et

    ne se rfre

    pas

    Durkheim

    :

    c'est

    le

    cas

    de ses

    tudes

    sur

    l'influence

    de la mobilit

    sociale

    sur le

    suicide (Potterfield et Gibbs, 1960) ou

    du statut

    matrimonial

    sur le

    suicide

    (Gibbs,

    1969).

    Ce

    privilge accord l'intgration

    en

    fait au suicide goste puisque

    le

    suicide

    altruiste est

    galement limin

    est

    particulirement visible dans

    le

    livre

    que Gibbs publie avec Martin en 1964. Toute

    l'tude

    a

    pour

    but d'tablir

    l'influence,

    sur la

    frquence

    du

    suicide,

    du degr d'intgration du status, Le. la

    compatibilit,

    la cohrence des positions sociales.

    Cette

    intgration du status est

    suppose

    traduire

    empiriquement

    la

    notion durkheimienne d'intgration. Il

    n'est

    pas

    utile

    ici de s'tendre sur les problmes que pose cette traduction empirique ou

    sur les rsultats

    prsents dans

    l'ouvrage.

    Il

    convient

    en revanche de

    souligner

    l'impact

    qu a

    eu

    cette

    tude

    sur

    la

    sociologie

    du

    suicide,

    aisment

    mesurable par

    le

    nombre

    de commentaires, de critiques, de prolongements qu'elle a suscits. Or

    Gibbs et

    Martin prsentaient

    leur

    travail

    comme s'inscrivant dans

    la

    ligne

    directe

    du

    livre

    de Durkheim

    auquel

    ils

    rendaient un

    hommage appuy (1964

    :

    v,

    12). En

    se

    posant et en

    tant

    reconnus comme

    les

    principaux mdiateurs entre Durkheim

    et la recherche empirique contemporaine, Gibbs et Martin contriburent limiter

    la

    diffusion

    de la

    notion

    d'anomie dans la

    sociologie

    du suicide. L'anomie avait

    pourtant

    trouv dj quelque assise ds les annes

    1950

    dans

    deux directions de

    recherche; d'une part la relation

    entre

    cycle conomique et suicide avec le livre de

    Henry et Short (1954),

    d'autre part

    l'influence du status

    socio-conomique

    et de la

    mobilit sur le suicide.

    610

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    10/28

    Philippe

    Besnard

    Cycle

    conomique et suicide

    S'il

    est

    une

    question

    particulirement pertinente par rapport

    la

    notion

    durkheimienne d'anomie et que

    l'on

    peut isoler dans la littrature sur

    le

    suicide,

    c'est

    bien

    celle de la sensibilit du taux de suicide

    aux

    fluctuations de la

    conjoncture

    conomique. L

    encore, les auteurs

    qui abordrent

    ce sujet dans

    l'entre-deux-guerres

    le firent

    sans aucune

    rfrence

    Durkheim.

    De plus,

    leurs

    conclusions furent largement ngatives par rapport l'hypothse anomique.

    On a

    dj

    vu ce

    qu'il

    en tait

    pour

    Halbwachs (1930). W.F. Ogburn et Dorothy

    Thomas

    (1922)

    trouvent

    une

    forte

    corrlation

    ngative entre

    un

    indice composite

    de

    conjoncture

    conomique et

    le

    taux de suicide d'une centaine de

    villes aux

    Etats-Unis,

    entre

    1900

    et

    1920.

    Thomas

    (1927)

    aboutit

    au

    mme rsultat

    dans

    une

    autre

    tude

    sur les consquences sociales des fluctuations

    conomiques

    en

    Grande-Bretagne entre 1859 et

    1913,

    la

    corrlation

    ngative se maintenant si on

    dcale

    d'un

    an

    les

    deux variables en supposant un retard des taux de suicide.

    L'tude sur

    le

    suicide de Louis Dublin et

    Bessie

    Bunzel (1933) rapportait galement

    une relation

    ngative entre les

    fluctuations de

    la conjoncture

    conomique et

    le taux

    de

    suicide

    aux

    Etats-Unis,

    mme si les auteurs

    relevaient qu'une

    crise n'est pas

    toujours suivie par une hausse

    du

    taux de suicide et que la gravit

    de la crise n'est

    pas proportionnelle

    l'augmentation

    des suicides (pp. 65-66).

    Hurlburt (1932),

    tudiant la relation entre le cycle de la

    conjoncture conomique

    et les

    taux

    de

    suicide

    des

    villes

    amricaines de

    plus

    de 100 000 habitants sur la priode 1902-1925,

    observait

    quant

    lui

    que la

    plus

    forte

    augmentation

    des suicides concidait

    avec

    les

    annes

    de crise

    conomique aigu, alors que leur plus forte

    diminution

    correspondait

    la priode

    d'anormale

    prosprit

    de 1916 1920

    (cet

    auteur

    oubliait

    l'impact de la

    guerre sur la

    baisse

    du taux

    de

    suicide). Enfin, Mowrer

    (1939)

    mettait l'augmentation des suicides Chicago dans les annes 1929-1935 sur

    le

    compte

    de la dpression

    conomique.

    Mais la recherche de loin la

    plus approfondie

    sur cette question

    fut celle, plus

    tardive,

    de

    Andrew

    Henry et

    James

    Short (1954),

    d'autant

    plus intressante

    pour

    notre propos

    qu'elle

    s'inscrivait dlibrment dans le cadre des hypothses de

    Durkheim.

    Ces

    auteurs tudiaient

    la

    relation

    entre le

    cycle de l'activit conomique

    (mesure par

    l'indice

    Ayres

    de

    la

    production industrielle)

    et

    les

    fluctuations des

    taux de suicide annuels (ainsi que des

    taux d'homicides)

    de

    23

    catgories de la

    population amricaine

    distingues selon

    le

    sexe, l'ge

    et la

    race. La

    recherche

    portait

    sur les

    annes 1900-1941,

    l'exclusion des

    annes de

    guerre, et utilisait

    pour

    mesurer

    la

    co-variation

    la

    technique de Burns et

    Mitchell.

    Le rsultat le plus

    gnral

    de

    cette tude

    confirme les travaux antrieurs

    :

    toutes les sries du suicide

    sont en corrlation ngative avec

    les

    fluctuations de la conjoncture conomique.

    Les taux de suicide

    augmentent

    en

    priode

    de

    dpression

    et diminuent en

    priode

    de prosprit. Toutefois, notent les auteurs,

    la

    corrlation

    positive

    (ils

    crivent

    tort

    ngative)

    du

    suicide

    avec la dpression est

    plus forte

    que la

    corrlation

    ngative

    avec la

    prosprit (1954 :

    25). De plus, il

    y a un certain dcalage

    entre les

    deux

    611

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    11/28

    Revue

    franaise

    de sociologie

    phnomnes.

    Le maximum

    du

    suicide concide,

    en

    gnral,

    avec le minimum du

    cycle

    conomique;

    en revanche,

    dans

    plus

    de la

    moiti

    des cas, la courbe du

    suicide

    est

    son

    point

    le

    plus bas un

    an

    ou deux

    ans

    avant que

    le cycle

    conomique

    atteigne

    son

    sommet.

    Voil qui pourrait conforter l'hypothse durkheimienne de

    l'anomie

    progressive.

    Mais

    Henry

    et

    Short

    notent

    deux

    faits

    contre

    cette

    hypothse.

    D abord ce phnomne de dcalage est

    encore plus

    marqu chez

    les

    femmes que

    chez

    les

    hommes. En

    second

    lieu, s'il

    est vrai

    que

    le

    suicide peut

    s'accrotre

    en

    mme temps que l'activit conomique, ce paralllisme ne s'observe qu la fin de

    la

    phase

    d'expansion, au moment o

    la

    croissance est faible.

    Au

    contraire, le

    suicide

    diminue

    au

    dbut

    de

    la

    phase de

    prosprit

    au

    moment

    o

    la croissance

    conomique

    est

    trs

    forte.

    Henry et

    Short

    considrent donc que l'hypothse

    durkheimienne selon laquelle

    le

    suicide augmenterait pendant les

    priodes

    spculatives

    de prosprit en raison de l'affaiblissement des contrles sociaux sur

    le comportement et de l'intensit

    des

    passions

    n'est

    pas confirme (p. 42).

    Ce

    qui

    intresse

    surtout

    nos

    auteurs

    est

    de

    montrer

    que

    le

    suicide

    des catgories

    status

    lev est

    plus

    sensible aux

    fluctuations de

    la

    conjoncture

    conomique.

    Ils

    pensent

    tablir

    ce

    rsultat quoiqu'ils

    se fondent sur des

    mesures bien

    indirectes.

    Ils

    montrent que le suicide des

    hommes

    est

    plus li

    au cycle

    conomique

    que celui des

    femmes; le mme cart se retrouve si l'on compare les

    Blancs

    aux Noirs, les moins

    de 65

    ans aux

    plus de 65 ans,

    les

    catgories revenu lev

    aux

    catgories bas

    revenu

    (sur

    ce

    dernier

    point

    il

    n'y a pas de donnes disponibles et les auteurs

    s'appuient sur des corrlations cologiques concernant les zones de loyer lev et

    les

    zones

    de loyer bas

    Chicago). Ce sont

    ces

    rsultats

    qui

    justifient, aux

    yeux de

    Henry et

    Short, la

    notion durkheimienne d'anomie qui s'appliquerait au

    type

    de

    suicide li au

    cycle

    conomique. L'articulation, qui n'apparat pas trs clairement,

    entre

    la

    thorie

    durkheimienne

    et

    leur

    propre

    thorie

    du

    suicide

    pourrait

    tre

    formule ainsi :

    le

    suicide

    varie

    inversement avec la force des contraintes

    externes

    sur

    l'individu (l'inverse tant

    vrai

    de l'homicide). L'affranchissement des

    contr intes que subissent

    les positions sociales

    subordonnes

    ouvre la voie

    l'exposition

    au suicide anomique (p.

    41), ce

    suicide

    tant

    donc propre

    aux

    positions

    sociales

    privilgies. Mais la contrainte peut galement tre

    affaiblie par

    une intgration

    sociale

    insuffisante : c'est

    le

    suicide goste

    qui rend

    compte

    de la

    frquence

    du

    suicide

    chez les personnes

    ges

    et dans les

    quartiers

    du centre des villes

    o

    rgnent

    la mobilit rsidentielle et

    la

    dsorganisation sociale.

    On peut dire

    que Henry et Short accordent trop

    et

    trop

    peu l'anomie :

    trop

    en

    la

    voyant l'uvre

    derrire les diffrences

    de

    sensibilit du

    suicide au

    cycle

    conomique;

    trop

    peu

    en

    rejetant

    l'hypothse

    d'une anomie

    de prosprit.

    Un

    des

    apports les

    plus

    intressants de leur

    tude

    est en effet de montrer que la relation

    entre cycle

    conomique

    et

    fluctuations

    du

    suicide

    est moins

    simple

    que les

    tudes

    antrieures ne le suggraient, et que le sens commun ne le voudrait. Trois

    rsultats

    en fait lis les uns aux autres

    manifestent l'influence d'un

    facteur

    de

    perturbation

    :

    1) le suicide

    diminue

    moins dans les phases d'expansion qu'il

    n'augmente

    dans

    les

    phases de rcession; 2)

    le

    suicide progresse dans

    la

    deuxime

    moiti des phases

    d'expansion; 3)

    les creux de la courbe des suicides tendent

    prcder

    au

    lieu

    de suivre

    les

    sommets

    du

    cycle conomique.

    Cela signifie

    que la courbe

    du

    suicide s'inverse, en s'orientant la hausse, pendant

    la

    phase

    d'expansion. L'lment perturbateur pourrait

    bien n'tre

    autre que l'anomie

    612

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    12/28

    Philippe Besnard

    progressive. Henry et Short,

    on

    l a vu,

    rejettent

    cette hypothse; mais leur principal

    argument est peu fond.

    Ils

    raisonnent

    comme

    s'il ne devait pas y avoir de

    dcalage

    temporel entre deux variables

    activit

    conomique et suicide

    que de

    nombreuses mdiations

    sparent :

    perception des modifications de

    la

    situation

    conomique,

    lvation

    du

    niveau

    d'aspiration

    jusqu au

    point

    o

    les

    attentes

    excdent

    les

    possibilits

    relles, frustration.

    S'agissant

    de cycles

    conomiques

    courte

    priode

    (de 3 5 ans), il n'y aurait rien d'tonnant

    ce

    que la croissance

    rapide

    de l'activit conomique, au dbut de la phase d'expansion, n'affecte la

    courbe du

    taux

    de suicide qu

    la

    fin de cette mme phase, c'est--dire un moment

    o

    la croissance se

    ralentit.

    A cet gard,

    la

    procdure d'analyse adopte par Henry et Short parat manquer

    de

    finesse

    et, comme

    ils

    ne

    fournissent

    pratiquement

    pas

    de donnes

    brutes, on est

    contraint de

    les

    croire

    sur parole

    sans possibilit

    de vrifier les

    co-variations

    gnrales qui sont dcrites. Peut-tre est-ce une des

    raisons pour

    lesquelles cette

    intressante

    recherche

    n'eut

    pas

    les

    prolongements

    qu'elle

    mritait.

    On

    trouve

    dansune

    thse

    indite de Ginsberg

    (1966)

    une

    tentative

    pour proposer une interprtation

    de

    la

    relation

    entre cycle

    conomique et suicide intermdiaire

    entre la

    thorie

    durkheimienne

    de l'anomie et les rsultats noncs

    par

    Henry et Short. Mais, en

    ne tenant aucun

    compte

    du dcalage

    temporel

    probable entre la conjoncture et le

    taux de suicide, cet auteur formule des hypothses

    sur la

    relation

    entre

    cycle

    conomique et aspirations qui sont la fois gratuites et non conformes, quoi qu'il

    en ait,

    aux rsultats d'Henry

    et Short. On peut galement mentionner un article de

    Gold (1958) qui ne

    s'intresse

    cependant qu l'aspect

    psychosociologique

    du

    livre

    de

    Henry et

    Short portant sur les facteurs

    de l'alternative

    suicide-homicide.

    La

    postrit de Henry et Short sur la

    relation

    entre

    cycle conomique et suicide

    se

    rsume

    une

    seule

    tude,

    due

    Albert

    Pierce

    (1967).

    Cet auteur

    s'attache

    valider,

    contre

    Henry et Short, l'hypothse durkheimienne en la

    formulant

    ainsi :

    le

    taux

    de

    suicide augmente

    quand

    il

    y a

    changement conomique rapide, quel

    que

    soit le

    sens de

    ce

    changement. Pierce reproche d'abord

    Henry et Short

    un

    traitement statistique inadquat des sries qui ne tient pas compte des perturbations

    auto-corrles. En appliquant le test de Durbin-Watson l'indice

    Ayres

    de la

    production

    industrielle, il montre que la

    corrlation

    avec le

    taux

    de suicide n'est

    pas significative; et

    il

    en va de

    mme

    pour d'autres indices conomiques.

    Pierce

    prfre retenir l'indice de

    la bourse

    des valeurs mobilires considr comme

    refltant la perception publique de la

    situation conomique. Il

    tudie sa

    relation

    avec les

    taux de suicide

    des

    Amricains

    blancs et

    de sexe masculin

    sur la priode

    1919-1940 (pour

    viter

    les

    priodes

    de

    guerre),

    et

    avec

    un

    dcalage

    d'un an

    entre

    l'indice de la

    bourse

    et le

    taux

    de

    suicide.

    Les valeurs absolues des variations

    annuelles de cet

    indice

    sont effectivement en

    corrlation

    avec le

    taux

    de

    suicide

    annuel. Et cette liaison

    est beaucoup moins

    nette

    si l'on

    considre,

    non les

    diffrences absolues,

    mais

    les diffrences

    positives ou ngatives. Pierce

    en

    conclut

    que le

    taux de suicide

    varie directement avec

    l'ampleur

    du

    changement

    dans la

    perception publique

    de la

    conjoncture

    conomique,

    quelle que

    soit la direction de

    ce

    changement,

    ce

    qui confirmerait l'hypothse durkheimienne de l'anomie. Un

    climat gnral

    d'incertitude, propre l'anomie, se reflterait aussi

    bien

    dans les

    comportements boursiers

    que dans les

    taux

    de suicide.

    613

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    13/28

    Revue

    franaise de sociologie

    Cette intressante

    tude

    caractrise la fois

    par

    une lecture

    assez

    fine et fidle

    de

    Durkheim et par un

    effort

    pour

    mettre

    l'preuve

    son hypothse

    n'eut

    gure

    d'cho

    dans la

    littrature sociologique (2) et elle ne permit pas de relancer cette

    direction de recherche sur la relation

    entre

    la conjoncture conomique et le suicide.

    C'est qu'elle

    arrivait un

    peu

    tard,

    un

    moment

    o

    l'attention des

    suicidologues

    commenait

    se

    dtourner de l'anomie.

    Topographie sociale du

    suicide

    Une autre tradition

    de rfrence l'anomie dans les travaux sociologiques sur

    le

    suicide fut

    l'tude

    de

    la

    distribution

    sociale

    du suicide.

    Esquisse dj par Henry

    et Short (1954), elle fut inaugure

    par

    Edwin

    H. Powell dans un

    article

    publi dans

    Y

    American

    sociological

    review

    en

    1958

    (date

    du centenaire

    de

    la naissance

    de

    Durkheim)

    et ct

    d'un

    article de Gibbs et

    Martin (1958), premire

    bauche de

    leur futur livre

    sur le suicide.

    L'importance de

    l'tude

    de Powell, en dpit de ses

    faiblesses,

    tient ce qu'elle fut la

    premire

    relier

    la notion d'anomie des

    donnes

    sur la rpartition

    sociale

    du suicide. De plus,

    elle

    se proposait de

    donner

    une nouvelle dfinition de l'anomie tout en se situant dans la tradition durkhei-

    mienne, mme si Powell se rfrait aussi d'autres utilisateurs du terme comme De

    Grazia et Merton.

    La dfinition prliminaire de l'anomie que propose Powell

    (1958

    :

    132) est celle

    d'absence de signification.

    L'anomie, dont la source

    est le

    systme

    conceptuel , est considre ici comme

    l'lment mdiateur

    entre la

    profession,

    lment

    essentiel du

    status

    social,

    et

    le

    taux

    de

    suicide, variable

    dpendante. L'tude

    porte

    sur les 426

    suicides

    accomplis

    par

    des

    personnes

    de quinze ans

    et plus

    dans la ville

    de Tulsa (Oklahoma) entre 1937 et 1956. En regroupant en cinq catgories les

    professions des suicids,

    on

    observe

    une relation curvilinaire entre le

    taux

    de

    suicide et la position socio-professionnelle :

    le

    suicide est particulirement frquent

    chez

    les

    ouvriers sans qualification aussi bien que chez

    les cadres

    suprieurs et

    professions librales. Les premiers, nous dit

    Powell,

    n'ont pas intrioris l'idologie

    de la russite et

    n'ont

    pas non

    plus

    de

    sous-culture propre

    qui les oriente :

    c'est

    l'anomie comme dissociation. A

    l'inverse,

    c'est l'anomie comme enveloppement qui

    prvaut au

    sommet

    de l'chelle socio-professionnelle :

    le moi est

    tellement

    envelopp par la culture et l'idologie

    de

    la russite que

    l'individu

    n'a plus de

    cohrence

    intrieure.

    L'anomie

    ne vient

    pas

    de ce

    que

    les

    buts

    chappent

    indfiniment, mais de l'incapacit qu a l'individu de reconstruire des fins qui lui soient

    propres par une slection

    critique des

    matriaux

    fournis

    par

    la culture.

    C'est une

    anomie

    institutionnalise puisque l'absence de signification provient de

    la

    rgulation elle-mme.

    Telle est,

    semble-t-il, la nouvelle

    anomie, assez proche de l'alination

    culturelle,

    que croit

    dcouvrir Powell. Alors qu'il renvoie

    Durkheim

    pour l'anomie comme

    dissociation,

    il

    ne s'y rfre plus

    quand il dcrit

    l'anomie comme enveloppement,

    (2) Elle

    a

    t rcemment

    l objet

    d une critique par Marshall et Hodge (1981).

    614

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    14/28

    Philippe Besnard

    propre

    aux

    couches

    suprieures, sinon pour noter que cette forme d'anomie voque

    sous certains rapports l'altruisme. En ralit, l'anomie comme dissociation rsultant

    d'une

    faible intgration du

    groupe

    et

    de l'absence de

    participation aux

    valeurs

    dominantes

    de

    la

    socit n'a rien

    voir avec

    l'anomie durkheimienne qui serait

    plus proche

    certains

    gards

    de

    la

    seconde

    forme

    d'anomie.

    En

    cela

    on

    ne

    peut

    souscrire

    la

    critique

    adresse

    Powell par Isabel Cary-Lundberg

    (1959)

    selon qui

    l'anomie institutionnalise

    serait

    une notion

    contradictoire en

    elle-mme

    et

    compltement

    trangre

    la

    thmatique durkheimienne. En revanche, cet auteur a

    raison de

    rappeler

    que l'anomie

    n'est

    pour Durkheim

    qu'un facteur parmi d'autres

    du suicide.

    Reprenant

    en fait la suggestion de Powell, Cary-Lundberg considre

    que le

    suicide

    des cadres et dirigeants

    d'entreprise, hommes

    de l'organisation,

    relve du

    suicide altruiste. A

    quoi

    Powell

    rpond que l'gosme et

    l'altruisme

    ne

    peuvent tre

    suicidognes

    que s'ils aboutissent l'anomie

    conue

    comme absence

    de signification (1959

    :

    253).

    Cette controverse

    tmoignait,

    sinon

    d'une

    comprhension

    trs

    exacte

    de

    Durkheim,

    du moins d'un rel

    intrt pour

    la

    notion d'anomie

    telle

    qu'il

    l'avait

    dveloppe dans

    le

    Suicide. Cependant

    l'article

    de Powell

    n'eut gure

    de

    postrit,

    contrairement celui de Gibbs et Martin (1958) publi dans le mme

    numro

    de

    Y

    American sociological review.

    Les mmes

    Gibbs et

    Martin (1959) s'empressrent

    d'interprter

    les

    donnes produites par Powell dans

    le cadre

    de leur

    thorie de

    l'intgration du status en

    rcusant

    l'interprtation

    par

    l'anomie considre comme

    intuitive

    et impossible

    oprationnaliser

    (critique reprise par Douglas, 1967 : 94).

    Quant Powell lui-mme, il

    se

    tourna vers d'autres

    sujets,

    comme

    l'urbanisation,

    la guerre,

    tout

    en

    devenant

    un important

    consommateur

    d'anomie qu'il ne chercha

    plus

    du

    tout

    dfinir.

    Le mot

    anomie apparat

    dans

    le titre des essais quelque peu

    impressionnistes

    qu'il

    publie

    sous

    forme

    d'articles dans

    des revues

    de

    plus

    en

    plus

    marginales

    (1962, 1963, 1967,

    1969) puis

    d'un

    livre

    (1970).

    Evoquant

    quelque chose

    comme

    le

    dsordre, l'anomie n'a plus d'autre

    fonction

    que dcorative.

    L'tude de Powell de 1958 tait la premire utiliser la

    notion

    d'anomie

    propos de la rpartition

    sociale

    du

    suicide;

    par les

    donnes qu'elle

    fournissait sur

    la

    frquence

    du

    suicide dans

    les

    positions

    socio-professionnelles

    leves, elle

    pouvait alimenter une discussion sur

    la

    notion

    durkheimienne

    d'anomie.

    Pourtant

    les travaux

    sur

    ce

    point

    furent rares et tardifs. Cela tient ce que les sociologues

    amricains

    taient

    dans

    l'impossibilit pratique

    sauf

    enqute

    spciale et donc

    trs partielle

    de connatre

    les

    taux de suicide par catgorie

    socio-professionnelle.

    On

    le voit

    bien dans

    les

    deux

    livres

    les plus importants de

    l'poque

    sur

    la

    sociologie

    du

    suicide.

    Henry

    et

    Short

    (1954)

    ont

    recours,

    on

    s'en

    souvient,

    des

    corrlations

    cologiques pour apprcier l'effet

    du revenu sur la sensibilit de la courbe du

    suicide

    aux

    fluctuations

    conomiques,

    ou tout simplement

    sur la

    frquence

    du

    suicide.

    Cette lacune est encore

    plus

    gnante dans les travaux de Gibbs et Martin

    (1964) puisque

    la profession est

    videmment

    un lment majeur du status. Faute

    de

    donnes

    individuelles,

    Gibbs

    et Martin utilisent des

    corrlations

    collectives

    et

    leur mesure de l'impact de l'intgration

    du

    status sur

    la

    frquence

    du

    suicide peut

    paratre

    bien

    indirecte.

    En l'absence

    d'informations prcises, la

    croyance

    la

    plus

    rpandue tait celle

    d'une relation curvilinaire

    entre le status

    social et

    le

    suicide qui serait plus

    615

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    15/28

    Revue

    franaise de sociologie

    frquent en bas et en haut de

    la

    hirarchie sociale (par

    exemple Gibbs,

    1961). Cette

    vision trouvait appui

    sur

    des donnes

    anciennes

    provenant

    d'autres pays,

    notamment l'Angleterre

    (Dublin

    et Bunzel, 1933). Et de fait la configuration typique, au

    dbut du sicle,

    dans

    les

    pays

    pour

    lesquels

    ces

    donnes

    existaient, avait

    bien

    l'allure d'une

    courbe en

    U avec globalement

    une prdominance

    du

    suicide dans

    les

    classes aises et cultives

    (pour

    des exemples,

    voir Chesnais,

    1981 : 238-244).

    Des

    indications

    indirectes, fondes

    sur les tudes cologiques du

    suicide (Cavan, 1928;

    Sainsbury,

    1955),

    allaient dans

    le mme

    sens.

    L'tude

    de Powell

    venait

    point

    nomm ractualiser cette vision de la distribution sociale

    du

    suicide, mme si elle

    ne

    portait que

    sur

    un petit nombre de

    cas

    observs

    dans

    une seule

    ville

    d'Okla-

    homa.

    Ce

    n'est qu'en

    1963 que furent

    publies

    des donnes statistiques permettant

    de

    calculer

    le

    taux de suicide des

    diffrentes

    professions

    aux

    Etats-Unis pour l'anne

    1950

    (Mortality by occupation and

    cause

    of death

    publi par

    le National Vital

    Statistics

    Division). Les

    exploitations

    de

    cette

    statistique

    pour

    le

    suicide

    furent

    peu

    nombreuses,

    tardives

    et

    de

    surcrot contradictoires.

    Ainsi

    Lalli et

    Turner

    (1968),

    regroupant en six catgories les

    professions

    de 9 709 suicids de 1950

    gs

    de 20

    24 ans et de sexe masculin, trouvent une relation ngative entre la position

    socio-professionnelle et le

    taux

    de suicide.

    Le suicide

    est le

    plus

    frquent chez les

    ouvriers sans qualification et

    les

    salaris

    agricoles

    et

    le

    plus rare chez

    les

    professionnels . Labovitz et Hagedorn (1971) n'aboutissent pas au mmes

    rsultat que Lalli

    et Turner dont

    ils ne paraissent

    d'ailleurs

    pas

    connatre l'tude.

    Il

    est vrai que

    leur

    dmarche est diffrente. Rcusant les

    regroupements

    trop

    grossiers

    de professions et leur

    hirarchisation intuitive, ils utilisent

    l'chelle de

    prestige des professions tablie en 1947 et cherchent

    voir

    s'il y a une

    corrlation

    entre

    le

    prestige de 36

    professions

    (choisies

    pour

    des

    raisons pratiques)

    et

    leur

    taux

    de suicide en 1950.

    Le

    rsultat est

    une

    relation positive trs faible,

    pratiquement

    nulle; il n'y

    a

    pas davantage

    de relation

    curvilinaire. Face

    ce rsultat

    ngatif,

    les

    auteurs

    estiment que, d'aprs les

    donnes,

    deux

    types de

    professions

    sont plus

    sujettes

    au

    suicide

    :

    celles qui dpendent d'une clientle et celles dont le status est

    incohrent.

    Notons

    en

    outre

    que leur tude indique que

    le

    taux de suicide des

    professions

    est

    en

    faible

    relation positive

    avec

    leur revenu

    mdian

    et en

    faible

    relation ngative avec leur

    niveau

    d'instruction mdian. Les mmes

    donnes

    de

    1950 ont t aussi

    exploites

    dans une

    tude

    de Rushing (1968), sur laquelle nous

    reviendrons; mais, portant sur des agrgats

    de professions

    et

    s'intressant

    l'interaction

    revenu

    et taux de chmage des professions, elle ne traite

    pas

    directement

    de

    la

    distribution

    sociale

    du suicide.

    Face

    ces

    rsultats ambigus, on peut se reporter aux quelques

    tudes

    amricaines,

    postrieures

    celle de

    Powell, o

    sont

    produites

    des donnes, limites et

    locales,

    sur la

    ventilation des taux de suicide par catgories sociales. Qu'il s'agisse

    de celle de Breed (1963)

    portant sur

    des suicides

    accomplis

    en 1954 et 1955

    la

    Nouvelle-Orlans,

    de celle de Maris

    (1967,

    1969)

    concernant les

    2 153 suicides

    enregistrs

    entre

    1959 et 1965

    dans la

    rgion de Chicago, ou de celle de

    Nelson

    (1969) sur les

    suicides

    accomplis entre

    1960 et 1968

    dans l'Etat du

    Wyoming,

    toutes

    montrent

    une

    relation ngative entre hirarchie

    socio-professionnelle

    et

    taux

    de

    suicide. Nelson

    (1969

    :

    205)

    comme

    Maris (1967

    :

    255)

    considrent

    d'ailleurs que

    616

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    16/28

    Philippe Besnard

    c'est le rsultat

    principal,

    ou le plus dramatique , de leur travail.

    C'est

    que les

    trois auteurs que

    nous avons cits

    ont aussi en commun de

    se rfrer

    Durkheim

    et au suicide anomique; cette liaison ngative

    entre

    frquence

    du

    suicide et

    status

    social leur parat contraire l'hypothse durkheimienne.

    Elle

    contredit en tout cas

    la

    vision ancienne

    aussi

    bien

    que

    l'tude

    de

    Powell

    qui

    portait

    sur

    les

    annes

    1930

    1950.

    Cette convergence des tudes utilisant des

    donnes

    postrieures

    1950 ne doit

    pas

    tre

    dpourvue de signification. On peut avancer

    l'hypothse

    que

    la

    distribution sociale du suicide a

    connu aux

    Etats-Unis la mme transformation

    profonde

    que

    dans

    d'autres pays

    industriels. Il

    y a

    eu,

    en

    effet, depuis le

    xixe

    sicle

    une

    mtamorphose

    long

    terme

    de la relation

    entre

    hirarchie sociale et hirarchie

    des

    taux de

    suicide. Dans presque

    tous les

    pays

    o les

    statistiques

    existent, la

    configuration

    initiale est la mme

    :

    globalement les classes aises

    ont une plus forte

    tendance

    au suicide que

    les classes

    pauvres;

    la sursuicidit des

    professions

    intellectuelles

    est

    particulirement

    nette

    alors

    que

    les

    paysans

    se

    suicident peu, sauf

    en Angleterre

    dj

    frappe

    par l'exode

    rural. On peut aussi discerner deux ples

    de la suicidit selon l'expression de Chesnais (1981 : 244) avec les bourgeois

    intellectuels d'une part

    et le

    sous-proltariat de

    l'autre. Un sicle

    plus

    tard, la

    configuration

    est toute

    diffrente dans les

    pays

    europens, le suicide variant, et

    dans de

    fortes

    proportions, inversement avec le status social. Cela est vrai en

    France, comme en

    Finlande,

    comme en Hongrie (Chesnais 1981 : 245-252). Seule

    l'Angleterre garde

    la

    particularit d'une

    tendance

    curvilinaire :

    on le voit dans

    une

    tude de

    Adelstein

    et Mardon

    (1975), non cite

    par Chesnais, mais cette fois

    le

    suicide prdomine au bas de

    la

    hirarchie

    sociale, comme dans les autres

    pays

    (3).

    Il

    est

    vraisemblable

    que la

    topographie sociale

    du

    suicide a

    connu aux

    Etats-Unis

    la

    mme transformation

    sculaire.

    Se

    refltant

    dans l'orientation

    de

    la

    sociologie du suicide,

    cette

    transformation a affect le destin de l'anomie. Dans les

    annes soixante, en pleine

    priode

    de diffusion de l'anomie

    dans la littrature

    sociologique, voici que

    les

    faits contredisaient une

    version possible

    quelque peu

    littrale,

    il est vrai

    de l'hypothse durkheimienne qui pouvait rendre compte de

    la

    frquence

    du

    suicide dans les classes suprieures.

    Car

    les travaux de Breed,

    Maris,

    Nelson

    se voulaient explicitement une mise l'preuve empirique de la

    thse durkheimienne, alors que chez Powell

    la rfrence tait

    plus lche.

    L hypothse anomique n'a acquis une visibilit

    dans la littrature

    sociologique

    amricaine

    sur le

    suicide qu au moment mme o les donnes

    empiriques

    commenaient

    l'infirmer.

    On comprend que cette tradition d'usage

    l'anomie comme facteur

    explicatif

    de

    la

    frquence

    du

    suicide dans

    les

    couches

    suprieures

    tourna

    court,

    la

    recherche s'orientant dans d'autres

    directions :

    l'impact de la mobilit

    sociale

    sur

    le suicide d'une part, la

    redcouverte

    du suicide fataliste de l'autre.

    (3)

    On

    peut faire valoir

    aussi

    que le schma suicide

    dans

    les couches

    moyennes

    et

    suprieu-

    ancien

    se retrouve

    dans

    des pays moins dve- res

    que dans

    les

    couches

    populaires

    (Rodriguez

    lopps. Une tude

    sur les

    suicides accomplis Sala de Gomezgil, 1969). L auteur de

    cette

    tude

    dans

    l agglomration de Mexico entre 1955 et interprte ce rsultat en termes d'anomie.

    1965

    montre

    une bien plus grande frquence du

    617

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    17/28

    Revue

    franaise de sociologie

    Mobilit et

    suicide

    II

    tait

    tout fait lgitime que la notion durkheimienne d'anomie ft mise

    l'preuve

    par

    l'tude

    de

    la

    relation

    entre mobilit et suicide. Plusieurs

    travaux

    avaient

    suggr

    l'incidence

    probable

    de

    la mobilit

    individuelle descendante

    (dclassement

    ou

    chmage) sur la tendance

    au suicide (par exemple, Sainsbury,

    1955). Cependant la premire

    tude

    spcifique sur le sujet (Potterfield et Gibbs,

    1960)

    fut

    conduite hors de toute rfrence l'anomie et mme

    Durkheim.

    Cette

    recherche se fonde sur des informations

    recueillies

    sur les

    biographies de

    523

    hommes de plus de 35

    ans s'tant

    suicids en Nouvelle-Zlande dans

    la priode

    1946-1951.

    Les professions

    des suicids

    au

    moment de leur mort et celles de leur

    pre

    sont

    regroupes

    en

    trois

    niveaux.

    Sur

    ces

    523

    cas

    de

    suicide,

    104

    taient

    en

    ascension

    sociale par

    rapport leur

    pre

    et 149 en rgression sociale.

    Il

    y a

    une

    forte

    surreprsentation parmi

    les suicids de

    mobilit descendante,

    mais aussi

    de

    mobilit

    ascendante

    (intergnrationnelle). Les

    premiers seraient victimes de

    frustration, les seconds de diverses tensions comme la crainte de perdre leur status

    ou l'affaiblissement de leurs relations sociales.

    Les

    auteurs notent

    encore

    la

    frquence des crises prsuicidaires chez

    les

    suicids mobiles et, fait

    particulirement

    intressant,

    que les suicids en mobilit

    ascendante

    ont

    connu

    plus

    souvent

    que

    les

    autres une perte de leur status conomique. En somme,

    bien

    des rsultats

    de cette

    tude

    auraient pu illustrer des analyses durkheimiennes, notamment la

    notion

    d'un

    revers de

    fortune

    survenant

    sur

    un

    fond de

    mobilit

    ascendante. Mais,

    comme

    on

    l a

    dj

    not

    plus

    haut,

    Gibbs

    a

    constamment

    refus

    de prendre

    en

    compt

    la

    notion

    durkheimienne

    d'anomie, ce qui

    explique

    son absence dans cet

    article.

    En

    revanche,

    Breed (1963) n'a pas un tel prjug et part clairement de

    l'hypothse de Durkheim

    sur le dclassement

    comme facteur de suicide dans une

    tude

    qui s'appuie sur des informations recueillies sur les 103 suicids de sexe

    masculin, de

    race

    blanche et

    gs

    de

    20

    60

    ans dont les dcs ont t enregistrs

    en

    1954

    et 1955 la Nouvelle-Orlans.

    La comparaison

    de

    ces

    informations et de

    celles

    analogues concernant un groupe tmoin met

    en vidence

    l'importance de

    la

    mobilit

    descendante dans

    l'tiologie du suicide. Par

    rapport au groupe tmoin,

    les

    suicids

    ont

    connu plus souvent

    une

    mobilit

    descendante, individuelle

    surtout,

    mais

    aussi

    intergnrationnelle,

    ainsi

    qu'une baisse

    de leur revenu

    dans

    les

    deux

    annes

    qui

    ont

    prcd le

    suicide.

    Si l'on regroupe

    ces

    trois

    indicateurs,

    on voit que

    75 des suicids ont subi au moins une forme de dclassement. En parlant

    d'anomie

    propos de ce

    dclassement

    professionnel, Breed restreint

    considrablement

    la porte de la

    notion

    qui renvoyait plutt chez

    Durkheim

    une mobilit

    collective ascendante qu

    une

    mobilit

    individuelle

    descendante. D'ailleurs

    certains

    rsultats

    de son travail viennent

    nuancer

    sa

    conclusion gnrale. Breed

    distingue trois strates professionnelles parmi les suicids. On voit alors que, dans

    la strate

    suprieure

    (les

    cols

    blancs),

    il

    y a autant de mobilit individuelle

    ascendante que descendante et davantage d'ascension que de rgression

    intergn-

    618

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    18/28

    Philippe

    Besnard

    rationnelle. Breed a

    beau

    invoquer des circonstances individuelles qui

    expliqueraient ces

    anomalies, il

    reste que cela

    vient

    nuancer

    sa conception du dclassement

    socio-professionnel comme dterminant essentiel

    du suicide.

    En

    confrontant

    ces

    deux

    tudes

    sur

    la relation entre mobilit et suicide,

    on

    voit

    que

    l'hypothse

    anomique

    est

    absente

    de

    la premire

    qui

    pouvait

    pourtant

    l'tayer

    et

    est prsente

    dans

    la seconde

    qui, par son orientation gnrale,

    la rduit

    son

    aspect rgressif

    peu conforme l'intuition durkheimienne. Les

    rsultats

    de

    l'tude

    de Breed, paralllement

    la

    mise en

    vidence

    de

    la distribution

    sociale

    du

    suicide,

    appelaient

    un autre

    cadre

    d'interprtation

    qui

    va

    surgir quelques annes

    plus tard

    dans la littrature

    sociologique

    sur le suicide.

    De ranomie

    au fatalisme

    Les

    nouvelles

    lueurs

    sur

    la

    frquence

    du

    suicide dans

    les

    couches

    sociales

    dfavorises comme le

    nouvel

    accent mis sur le rle du dclassement

    ou

    du

    chmage

    dans Ptiologie

    sociale

    du

    suicide

    eurent

    pour contrepoint thorique

    dans

    les

    annes

    soixante la

    dcouverte

    du

    suicide fataliste.

    Ce

    fut un article

    de

    Dohrenwend (1959) qui le premier attira

    l'attention

    sur ce type de suicide

    mconnu

    dans

    la

    construction durkheimienne (voir

    Besnard, 1973). Cet article eut un impact

    certain

    sur la

    sociologie

    amricaine du

    suicide, mais

    il y eut

    un certain dcalage

    entre cette

    nouvelle

    lecture

    du

    Suicide et

    sa

    mise en pratique

    par

    les sociologues.

    L'closion

    du

    fatalisme eut lieu trs prcisment en 1967, l'anne mme o

    parat le

    livre

    de Douglas qui voit dans

    la

    thorie de

    Durkheim,

    grce

    la

    prise

    en compte de ce quatrime type de suicide, un modle d'quilibre entre deux

    couples

    de

    forces

    opposes,

    et

    l'article

    de

    Allardt

    qui

    rapproche

    le

    fatalisme

    de

    la

    division

    du

    travail contrainte (4). C'est cette date que Maris (1967)

    se tourne

    vers

    le fatalisme

    pour

    expliquer

    la

    plus grande frquence

    du

    suicide chez les

    personnes

    de status

    social infrieur. Il va

    mme

    plus loin

    en

    considrant

    que toute

    situation

    suicidogne implique le fatalisme, combin l'anomie ou l'gosme.

    La mme

    anne,

    Hitchcock

    (1967)

    interprte

    comme un suicide fataliste

    le

    suicide des jeunes

    femmes

    dans la

    caste des

    Nauthars

    au Npal. Tout en se rfrant

    abondamment

    Dohrenwend, il modifie

    sa

    conception

    du

    fatalisme puisque, dans le cas qu'il

    tudie,

    l'autorit excessive

    semble

    provenir de

    l'intrieur

    mme du

    groupe

    social.

    C'est galement en 1967 que

    Breed,

    qui ne

    soufflait mot du

    fatalisme en

    1963,

    rdige

    un

    nouvel

    article

    consacr

    ce

    type

    de

    suicide (l'article

    est

    publi

    en

    1970,

    mais

    Maris cite

    une

    version dactylographie datant de 1967). A partir

    d informations

    recueillies

    auprs de l'entourage des

    Noirs

    de sexe masculin s'tant suicids

    la

    Nouvelle-Orlans

    entre

    1954

    et 1963, compares avec les

    mmes donnes

    sur

    les

    suicids blancs,

    Breed

    observe que

    la

    grande majorit des suicids noirs ont

    eu

    des

    dmls

    avec les

    autorits. Ces individus, nous dit Breed, ont subi

    le

    double

    fardeau d'une rgulation excessive

    :

    non seulement ils sont sujets aux impratifs de

    leur communaut mais, ds

    qu'une

    difficult dpasse la sphre de la communaut

    (4) Cette rinvention du fatalisme en 1967 du

    suicide

    mais pas

    exclusivement.

    Voir, par

    se manifesta

    essentiellement dans

    la

    sociologie exemple,

    Bertrand,

    Jenkins

    et

    Walker (1967).

    619

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    19/28

    Revue

    franaise de sociologie

    noire, ils se trouvent face

    une autorit

    ressentie

    comme

    extrieure,

    celle des

    Blancs. Rapprochant

    cette

    situation de cas de suicide chez

    les

    Blancs

    o

    l'un des

    conjoints est domin

    par

    l'autre,

    ou encore

    des suicides

    d'adolescents soumis

    une

    autorit parentale

    excessive,

    l'auteur en vient

    souligner l'importance

    du

    suicide

    fataliste,

    mconnu par

    Durkheim,

    et,

    plus

    gnralement, des

    relations

    coercitives

    comme source de

    tension.

    Ainsi

    voit-on

    la fin des

    annes 60

    le

    fatalisme concurrencer

    srieusement

    l'anomie dans

    la

    sociologie

    du suicide.

    Cette concurrence

    est

    particulirement

    visible

    dans

    une tude de Rushing (1968) qui pose

    la question

    de l'anomie et

    du

    fatalisme

    en terme

    d'alternative.

    Il

    s'intresse

    l'effet

    combin de

    deux variables

    le

    revenu

    et

    l'emploi (ou

    le chmage) sur le

    taux

    de suicide.

    Plus

    prcisment

    il

    tudie la relation entre le revenu mdian et le

    taux

    de chmage des diverses

    professions et leur taux de suicide

    (

    partir des donnes amricaines de 1950

    mentionnes plus haut). En

    ce

    qui concerne

    l'orientation

    thorique, Rushing

    voit

    dans

    la

    privation

    relative la

    notion centrale

    de

    la

    thorie

    de

    l'anomie

    chez

    Durkheim

    comme

    chez Merton.

    Quant

    au

    fatalisme

    durkheimien, il

    l'identifie

    au

    retrait

    mertonien.

    Fort

    de

    cette double perspective, Rushing formule deux systmes

    d'hypothses

    concurrents

    propos

    de

    l'interaction des variables

    revenu

    et chmage

    sur le

    taux de

    suicide.

    Considrons d'abord la relation, suppose

    ngative,

    entre

    revenu et suicide :

    selon

    l'hypothse

    fataliste, cette

    relation

    ngative

    sera plus

    marque

    pour

    les gens

    qui

    sont au

    chmage

    que

    pour ceux

    qui

    ont un emploi; selon

    l'hypothse anomique, cette relation sera au contraire plus forte pour ceux qui

    travaillent puisque

    ceux qui

    n'ont pas d'emploi, ayant un

    niveau

    d'aspiration

    modeste,

    prouveront moins de frustration du fait d'un

    revenu

    faible. En ce qui

    concerne la relation, suppose positive, entre

    taux

    de chmage et

    taux

    de suicide,

    elle sera

    plus

    forte

    pour

    les

    groupes

    bas

    revenu

    que

    pour

    les

    groupes

    revenu

    lev selon

    l'hypothse

    fataliste, l'inverse tant vrai

    selon l'hypothse anomique.

    Les

    rsultats

    de l'tude penchent globalement en faveur de

    l'hypothse

    fataliste.

    Ainsi

    l'effet du chmage sur le suicide

    (relation

    positive) est

    bien plus marqu pour

    les

    professions bas

    revenu. On

    constate

    mme

    pour

    les

    professions dont le

    revenu

    est le plus

    lev une forte relation

    ngative,

    inattendue, entre taux de chmage et

    taux de suicide. S'agissant de

    la

    relation

    revenu/suicide

    contrle

    par

    le

    taux de

    chmage, les

    rsultats

    sont moins tranchs.

    Certes

    il y

    a,

    conformment

    l'hypothse fataliste, une

    corrlation

    ngative entre le

    revenu

    et le

    taux

    de suicide

    des

    professions fort chmage;

    mais,

    dans

    les

    professions o

    le

    chmage

    est

    rare,

    les effets du revenu sur

    le suicide sont

    positifs,

    et cet effet augmente quand

    le

    chmage

    diminue

    :

    cela

    ne

    correspond

    ni

    l'hypothse

    fataliste

    ni

    l'hypothse

    anomique. En somme, l'tude de Rushing suggre

    que l'impact

    de

    la position

    sociale ou

    du

    revenu

    sur la

    frquence

    du

    suicide peut

    dpendre

    de diffrentes

    conditions (ici le chmage). Mais elle est limite

    par

    la nature mme des

    donnes

    employes, donnes agrges

    par

    professions, peu propices la mise

    l'preuve

    d'hypothses

    sur les

    processus

    psycho-sociaux

    pouvant

    conduire

    au

    suicide.

    L'auteur en

    convient d'ailleurs, de

    mme

    qu'il n'exclut

    pas

    un

    lien possible entre

    anomie et suicide sous le

    prtexte

    que

    l'hypothse

    anomique,

    telle

    qu'il

    l'a

    formule, ne parat pas vrifie.

    Car

    les rsultats inattendus

    liaison ngative

    entre

    chmage et suicide

    aux

    niveaux de

    revenu

    levs, liaison positive

    entre revenu

    et suicide quand le chmage est rare pourraient tre le signe d'une anomie

    620

  • 7/23/2019 Le destin de l'anomie dans la sociologie du suicide Philippe Besnard

    20/28

    Philippe

    Besnard

    propre

    aux

    groupes professionnels suprieurs qui serait

    proche

    de

    la

    conception

    durkheimienne.

    Il

    reste que l'tude de Rushing apportait une

    nouvelle

    pierre

    la

    transformation de l'hritage durkheimien dans

    la

    sociologie amricaine du suicide

    et la

    substitution

    du

    fatalisme

    l'anomie comme cadre

    d'interprtation.

    En

    opposant

    le

    fatalisme

    l'anomie, Rushing

    s'efforait

    de clarifier les

    hypothses

    pour

    pouvoir

    les

    mettre

    l'preuve.

    Mais la tendance

    dominante fut

    plutt d'essayer de

    combiner

    les deux notions dans Ftiologie du suicide.

    Ce

    modle

    de

    combinaison des types durkheimiens

    de suicide

    est

    particulirement

    visible

    chez Maris

    (1967,

    1969).

    Dans

    son article de 1967

    Maris plaide dj, on l a

    not, pour cette

    combinaison

    des

    types, mme

    s'il

    voit dans le

    fatalisme l'lment

    ncessaire la situation suicidogne. Mais il n'est pas

    suffisant

    :

    ainsi

    les employs

    de bureau se

    suicident

    peu, bien

    qu'ils soient

    soumis

    une

    forte rgulation sociale;

    c'est qu'ils participent

    des associations, ce

    qui

    les prserve de l'gosme.

    Les

    travailleurs

    manuels

    de status

    infrieur

    ont une faible participation

    la vie

    sociale

    (gosme)

    et

    n'ont

    pas la

    possibilit

    de

    raliser

    les

    objectifs

    sociaux

    communment

    admis (c'est l'anomie

    avec ici

    une

    connotation

    mertonienne).

    Dans

    un tel

    contexte,

    un lment fataliste pourra engendrer une situation

    suicidogne.

    Mais

    c'est surtout

    dans son livre de

    1969, Social

    forces in urban

    suicide,

    que

    Maris

    dveloppe

    ce modle combinatoire des types de suicide

    dans

    sa discussion

    de

    la thorie

    durkheimienne. Reconstituant

    la

    typologie

    des formes individuelles

    du

    suicide en y incluant le fatalisme, il aboutit logiquement six

    formes

    mixtes

    parmi lesquelles

    la

    combinaison anomie/fatalisme. Maris

    illustre

    cette

    combinaison qui

    pourrait

    sembler contradictoire par

    le cas

    des jeunes

    dlinquants.

    Ils sont

    soumis

    une trs forte rgulation de

    la

    part de

    la

    sous-culture juvnile en

    mme

    temps qu'ils s'opposent

    aux

    valeurs gnrales de la socit. La sous-culture

    dlinquante

    devient une

    contre-culture

    et

    conduit

    l'anomie

    dans