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LE DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE ENTRAÎNE-T-IL LE BONHEUR DE L’HUMANITÉ ? Concours Philosopher Collection L’ŒIL OBLIQUE, numéro 2 Cégep du Vieux Montréal Mars 2002 Essais de Jonathan Livernois, Isabelle Ouimet et Anca Seculin

LE DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE ENTRAÎNE-T-IL LE … · présent, et non point quand elle affaiblit le présent, quand elle déracine les germes vivaces de l’avenir .» ( ibid.,

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LE DÉVELOPPEMENTTECHNOLOGIQUEENTRAÎNE-T-ILLE BONHEURDE L’HUMANITÉ?

Concours Philosopher

Collection L’ŒIL OBLIQUE, numéro 2Cégep du Vieux MontréalMars 2002

Essais de Jonathan Livernois,Isabelle Ouimet et Anca Seculin

Illustration de couverture: Émilie Gosselin (détail tiré de l’affiche du concours).

Créé en 1988 lors du lancement de la Décennie du développement culturel1988-1997 de l’UNESCO, le Concours Philosopher s’adresse aux élèves desétablissements de niveau collégial. Coordonnée par le cégep de Saint-Jérôme,l’équipe responsable de l’édition 2000-2001 a reçu les textes de 132 participants,en provenance de 30 collèges. Le concours bénéficie du soutien de nombreuxpartenaires dont le ministère de l’Éducation et le quotidien Le Devoir .

L’ŒIL OBLIQUEnuméro 2

LE DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUEENTRAÎNE-T-IL LE BONHEUR

DE L’HUMANITÉ ?

Textes des étudiantsdu cégep du Vieux Montréal

primés auConcours Philosopher (2001)

Philosopher, n’est-ce pas cette activité réflexive qui vise à insérer sonpropre regard dans la trame de l’Histoire qui se fait, afin d’en baliser lessens, d’en infléchir un tant soi peu les cours par une critique lucide etcourageuse, guidé en cela par des valeurs librement consentie s? Ledéveloppement technologique entraîne-t-il le bonheur de l’humanité ?Question éthique qui nous interpelle dans ce siècle où Prométhée sembles’être déchaîné. La nature est-elle malléable à souhait? Et l’humain n’est-il qu’un matériau à modeler selon les impératifs de l’idéologie technicistedes sociétés néolibérales? Le passé de l’humanité, devoir de mémoire,n’est-il pas lui aussi nivelé, banalisé, vidé de ses substances symboliquespar les nouvelles technologies de l’information pour lesquelles l’immé-diateté de l’événement tient lieu de certitude et de vérité historique?Que nous réservent ces nouvelles puissances que sont les technologie s?Bonheur ou malheur pour l’humanité? Voyez comment, dans les textesqui suivent, selon le vœu de E. Kant, trois de nos étudiants, lauréats duConcours Philosopher édition 2001, ont «osé penser par eux-mêmes» àcette problématique du sens de la technologie au tournant du XXIe siècleen regard de sa finalité. Partout, toujours, là où il y a des humains, le sensde la Vie, de leur vie, apparaît comme une énigme à déchiffrer, à dévoiler.D’où le désir de transmettre, par le biais de cette publication, cet héritagequ’est la philosophie afin d’alimenter cette passion de philosopher.

Victor SheitoyanProfesseur de philosophie

Jonathan Livernois a étudié au cégep du Vieux Montréalentre 1999 et 2001. Diplômé du programme Histoire etcivilisation, il est présentement étudiant au départementde Philosophie et d’études françaises de l’Université deMontréal. Dans ce texte, qui s’est mérité le deuxièmeprix au Concours Philosopher, Jonathan Livernois tentede comprendre le rapport subreptice qui unit la mémoirehumaine et les technologies informationnelles.

La techno-science et le travail de mémoire :jugement à l’aune d’une captation?

Thémistocle (v. 525-460 av. J.-C.), homme politiqueathénien remarquable pour son éloquence, se plaignaitsouvent d’une chose: «Je retiens même ce que ne jeveux pas retenir, et je ne peux pas oublier ce que je veuxoublier.» (Todorov, 2000, p.133) Étrange singularité quela mémoire, à la fois tributaire de nos existences maisaussi terriblement indépendante dans ses oublis, dansses réminiscences. L’oubli et le souvenir constituent uncouple indissociable, deux opérations qui ne peuvents’effectuer l’une sans l’autre: c’est parce qu’on oublieun fait qu’on se souvient d’un autre. Pourtant, de plusen plus, on remarque que le «travail de mémoire», selonl’expression de Paul Ricœur (né en 1913), ne s’effectueplus au niveau de la mémoire strictement humaine, maisbien davantage par le biais d’opérations s’effectuant dansle giron de la techno-science du vingtième siècle.

Le développement technologique vient changer la donne:certaines nouvelles technologies, et plus particulièrementles communications de masse, opèrent un travail demémoire qui leur est propre et qui vient imprégner unemémoire figée sur celle des êtres humains. Une mémoirequi devient, en somme, garante d’un supposé bonheurpour une collectivité en quête de repères ancestraux.Mais est-ce bien là un véritable avancement, un authen-tique continuum vers le bonheur ? En portant une attentionparticulière au développement des communications,posons-nous la question suivante : le développementtechnologique entraîne-t-il le bonheur de l’humanité ?Mais avant d’aller vers le futur, de concevoir les consé-quences de cette techno-science sur demain, nousreviendrons d’abord sur hier. Quelle est l’incidence du

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développement technologique sur notre capacité de noussouvenir ? Est-ce que le partage effectué entre oubli etsouvenir est juste et, surtout, entraîne-t-il le bonheur ? Enpartant de ces questionnements et en interrogeant entreautres la pensée de Friedrich Nietzsche (1844-1900) etcelle de Hans Jonas (1903-1993), nous travaillerons enquelque sorte à rebours, dégageant les assises tempo-relles sur lesquelles repose la vie collective, la «raisoncommune» de Fernand Dumont. Il nous sera par la suiteplus aisé d’entrevoir ce futur.

Nul doute que ce siècle est celui des communications.Par «communications», entendons bien sûr l’ensemblede ces technologies (radiodiffusion, télédiffusion, infor-matique, etc.) rendant possible la diffusion de messagesécrits et audiovisuels ayant pour finalité l’audience d’unpublic visé. En aucun cas dans l’histoire, une époquen’a été confrontée à tant d’informations dans de tellesconditions spatio-temporelles. Il n’est d’ailleurs passurprenant de constater que plusieurs parlent d’une révo-lution «informationnelle» (Michel Cartier in Dumais,2001, p B-1), aussi importante que la révolution indus-trielle du XIXe siècle. Devant l’éclectisme des genres,devant la multiplicité déconcertante des informations,les points de repère sont fluides, glissants: ils ne sontplus les assises de la vie sociale, ils font long feu etdisparaissent pour faire place à de nouveaux repères toutaussi éphémères, une situation venant confirmer cette«ère du vide» (cf. Lipovetsky, 1983), époque paradoxa-lement vidée par un trop-plein d’informations. Mais quedoit-on transmettre à nos enfants? (Cf. Ferro et Jeammet,2000) Que doit-on oublier ? Quels souvenirs doit-on leurléguer ? Il devient difficile de faire la part des choses aumoment même où nous sommes bombardés d’informa-tions: des chaînes télévisées spécialisées diffusent «sans

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distinction des fictions historiques et des documentaires»(Godbout, 2000, p. 122), les médias mettent l’emphasesur certains aspects de l’histoire alors que plusieursautres pans sont occultés1, on multiplie à satiété les com-mémorations, etc. Une situation qui n’est pas sans in-terrogation pour Paul Ricœur : «(…) je reste troublé parl’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoireici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’in-fluence des commémorations et des abus de mémoire –et d’oubli.» (Ricœur, 2000, p.1) Force est ici de constaterque ce travail de mémoire, cet anamnésis au sens grec,est effectué en très grande partie par ces techniquesinformationnelles venant imprégner leur message sur lamémoire, sur la mnémè2 de Thémistocle. Ce partage entreoubli et souvenir, désormais «mécanisé» et «automatisé»,est-il un ferment de progrès, de bonheur pour l’humanité?

Avant toute chose, quelle acception doit-on donner auterme «bonheur » ici utilisé? La volonté de concep-tualiser ce simple mot relève bien souvent de la viveaporie entre philosophes. Vouloir participer à ce débatserait non-avenu dans cette dissertation: l’espace et letemps nous manqueraient. Alain (1868-1951) avait cettebrillante intuition par rapport au bonheur : «Le bonheurn’est pas comme cet objet de vitrine, que vous pouvezchoisir, payer, emporter (...). En somme on ne peut niraisonner ni prévoir au sujet du bonheur; il faut l’avoirmaintenant.» (Alain, 1928, p. 218) Mais le posséder

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¹ Notons particulièrement la surabondance des documentaires sur laSeconde Guerre mondiale, présentés en primauté sur certaineschaînes spécialisées.

² Dans la langue grecque, le mot «mémoire» a une double-acception:1) mnémè, qui signifie «j’ai un souvenir» et 2) anamnésis , quisignifie «je cherche un souvenir». Cf. Ewald, 2000, p. 24.

signifie nécessairement un choix, une capacité d’appro-priation. C’est pourquoi Alain rappelle que «toutbonheur est de volonté et de gouvernement.» (ibid., p. 233)Alain rejoint cette notion cartésienne de «libre décretde l’âme», c’est-à-dire cette libre action de la volonté.En somme, pour posséder le bonheur, il faut de lavolonté, donc être libre. Est-ce que les conditionsactuelles du travail de mémoire, effectué par la techno-science, rendent libres? Astreignons-nous à puisercertains éléments de réponse à cette question dans lesécrits de Friedrich Nietzsche et de Hans Jonas.

À une époque où la rivalité franco-allemande atteint sonparoxysme et que toute l’Allemagne est engluée dansun Volksgeis3 belliciste et extrémiste (cf. Finkielkraut,1987, p. 53-62), Nietzsche s’insurge contre l’utilisationde l’histoire comme outil de galvanisation d’un peupleen proie aux pires tourments de la supériorité raciale.Dans sa Seconde considération intempestive, écrite en1874 et intitulée De l’utilité et de l’inconvénient del’histoire du point de vue de la vie, le jeune Nietzscheélabore déjà les thèmes qui forgeront ses écrits subsé-quents. Celui-ci conçoit que l’histoire ne doit pas devenirsimple instrument de domination, de légitimation. Elledoit éviter, en outre, de tenir le rôle de voile rationnelpour des émotions vives et voraces. Pourtant, selonNietzsche, ce sont ces pièges qui deviennent caractéris-tiques du travail actuel de mémoire, inexorablementdirigé et figé.

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³ Le terme allemand Volksgeist apparaît pour la première fois dansUne autre philosophie de l’histoire (1744) de Johann Gottfried Herder(1744-1803). Il se traduit en français par le terme «génie national»ou «esprit du peuple», qui sous-tend une certaine prépondérancedu particularisme racial et national. Cf. Finkielkraut, 1987, p.14.

On sait de quoi est capable l’histoire, quand onlui donne une certaine prépondérance, on ne saitque trop! Elle extirpe les instincts les plus vio-lents de la jeunesse, la fougue, l’esprit d’indé-pendance, l’oubli de soi, la passion; elle étouffeou elle refoule le désir d’arriver lentement à lamaturité par le désir contraire d’être bientôt prêt,d’être bientôt utile, d’être bientôt fécond; elle cor-rode, par le poison du doute, la sincérité etl’audace du sentiment. (Nietzsche, 2000, p. 102)

Pour Nietzsche, l’histoire devient un autre élément dela morale se jouxtant à des notions comme le Bien et leMal. Cette morale ne peut être pour lui que figée etmortifère. Ces concepts factices hypostasient la vie, alorsqu’ils ne sont que simples inventions de l’être humain,qu’un reflet simpliste de la réalité. La vie, c’est plutôtcette propension à créer, à faire triompher nos forcescréatrices; non pas à obéir aux impératifs de notionsfigées comme le Bien et le Mal pour que le comporte-ment humain demeure dans l’enceinte d’une quelconquemorale. Il y a un carcan, un déterminisme certain quibrime la créativité de l’Homme. Le même phénomènes’effectue en histoire, alors que Nietzsche considère que«la connaissance du passé, dans tous les temps, n’estsouhaitable que lorsqu’elle est au service du passé et duprésent, et non point quand elle affaiblit le présent, quandelle déracine les germes vivaces de l’avenir.» (ibid., p. 68)Le travail de mémoire ne doit pas être imposé, répon-dant au diktat d’une morale ou d’une idéologie, maisdoit résulter d’une opération strictement personnelle,libre. La société allemande du XIXe siècle, embourbéedans une morale qui brime les forces créatrices de l’êtrehumain, n’est pas libre. La mémoire, dans ces condi-tions, n’est pas émancipatrice, mais bien captatrice.

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Captatrice, la mémoire? L’est-elle toujours au XXIe

siècle? Au-delà des discontinuités de surface, des oscil-lations brusques, on ne peut que noter une incroyablecontinuité en ce qui a trait au travail de mémoire. TzvetanTodorov (né en 1939) disait à ce propos, décrivant lestotalitarismes du XXe siècle: «Ayant compris que laconquête des terres et des hommes passe par celle del’information et de la communication, les tyrannies duXXe siècle ont systématisé leur mainmise sur la mémoireet tenté de la contrôler dans ses recoins les plus secrets.»(Todorov, 2000, p. 127) Le travail de mémoire ne répondplus au même impératif, mais il est toujours captif. LeVolksgeist allemand a été relayé par cette techno-scienceomnipotente, opérant par le truchement des médias demasse et des technologies communicationnelles. Lamémoire, unidimensionnelle, devient un autre instru-ment de ce vaste programme d’aliénation de la techno-science, tant dénoncé par les bonzes de l’École deFrancfort.

Le plus grand péril de cet aplanissement mnémoniqueattend les générations futures. Avons-nous une responsa-bilité collective envers ces Autres encore à venir ? Pourparaphraser Hans Jonas, demandons-nous si nous agissonsde sorte que les effets de nos actions soient compatiblesavec la permanence d’une vie authentiquement humainesur terre. (Jonas, 1990, p. 30) Laissons-nous la possibilitéà ces générations futures d’être libres, c’est-à-dire dechoisir ? Détruisons-nous l’ontologie de l’être, qui n’estautre, pour Jonas, que cette tendance à persister dansson être? Notre mainmise sur la mémoire et notre actionsur celle-ci ouvrent-t-elles les horizons à nos descen-dants où ne sont-elles qu’un obstacle à la liberté, donc àun certain choix de bonheur ?

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À la lumière de ces interrogations, il nous faut dégagercertaines pistes de solution. Si Jonas considère qu’il fautlaisser la liberté de choisir aux générations futures, ilfaut aussi leur en donner les éléments nécessaires. Nousne devons pas nous contenter d’offrir passivement laliberté, il faut y adjoindre non pas ce qui déterminera lechoix (nous retomberions dans le déterminisme tantdénoncé par Nietzsche), mais bien ce qui viendra l’accom-pagner, comme autant d’éléments pris en considérationpar le juge futur. C’est ainsi qu’il faut combler lesvacuités de l’histoire, véritable outil de l’anamnésis, etnon ressasser les mêmes discours sans y amener denouvelles dimensions. Une intuition que l’on retrouvedéjà chez Jules Michelet (1798-1874):«(...) il fautentendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrentau fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont); il fautfaire parler les silences de l’histoire, ces terribles pointsd’orgue où elle ne dit plus rien, et qui sont justementses accents les plus tragiques.» (Michelet in Barthes,1954, p. 92) L’histoire doit suppléer aux vicissitudes dela mémoire. Si Clio couplée à la mémoire offre unpanorama plus complet, de meilleures conditions dechoix pour ces êtres à venir, cette première piste nerépond toujours pas à la question du partage: que devons-nous oublier, que devons-nous nous rappeler ? C’est iciqu’intervient une seconde piste, celle dégagée par PaulRicœur qui parle d’une «politique de la juste mémoire.»Les nouvelles technologies ne sont pas des finalités :elles ne sont qu’instruments entre les mains d’êtreshumains, qui peuvent les utiliser à plus ou moins bonescient. Revêtant le masque de l’apprenti sorcier, cesderniers semblent se voir dépassés par les pouvoirs decette techno-science. Cette dernière peut certes répondreau souhait cartésien de dominer la nature, mais peut aussichanger singulièrement la donne. Par le biais des nou-

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velles technologies et des médias de masse, on doiteffectuer un travail de mémoire qui aura un seul souci:la justice. Pour Ricœur, le devoir de mémoire est ledevoir de rendre justice à un autre que soi. C’est untravail de mémoire ayant pour objectif et finalité l’Autrede Lévinas. Ce devoir ne s’appuiera pas sur des notionsstériles comme le Bien et le Mal, mais bien sur la bonté,ce fond humanitaire «universel» qui réside en touthomme et qui n’est pas dépendant d’une morale«préfabriquée» et imposée.Dans de telles conditions, la vérité ne serait plusostracisée aux limites d’une techno-science, péjorative-ment positiviste, mais bien par un retour vers l’intériorité,ce que Saint-Augustin aurait appelé cette vérité qui résideà l’intérieur de l’homme. Couplée avec cette notion dutravail de mémoire objectivant les silences de l’histoire,la mémoire serait juste et libre. Développant une capa-cité inhérente d’autocritique la ramenant inexorablementsur le terrain humaniste, la techno-science viendrait nonseulement accompagner ce processus, mais aussi le con-firmer, combler ses interstices. Plutôt que de saper lacréativité de l’homme, comme le dénonçaient Nietzscheet Jonas, les technologies n’endigueraient plus la libertéet lui offriraient plutôt toutes les conditions de son épa-nouissement. La techno-science ne revêtirait non plusle masque du démiurge, mais celui du sage, catalyseurd’un travail de mémoire juste et, surtout, libre. Dansces conditions, la liberté ne pourrait être autre choseque le ferment de la volonté du bonheur.

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BIBLIOGRAPHIE

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TODOROV, Tvzetan. Mémoire du mal, tentation du bien: essai surle siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, 355 p.

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Diplômée du programme Histoire et civilisation, IsabelleOuimet s’est découvert une véritable passion pour lejournalisme au sein du Phoros, le journal des étudiants duCVM. Cette expérience la conduite au baccalauréat enCommunications et journalisme à l’UQÀM, où elle songedéjà à entreprendre une maîtrise. Le texte qu’elle aprésenté au Concours Philosopher lui a valu un 4e prix.

Les natures de l’homme

Préface

Désireux de renouer avec les sources profondes de latradition dialectique, c’est sous le modèle du Menon,de Platon, que je décidai de construire mon texte.Charmé par ce langage lyrique et cette franche argumen-tation, ce fut pour moi un véritable plaisir que d’imaginerce que serait un tel dialogue dans notre société contem-poraine. Cependant, loin de moi l’idée qu’il me seraitpossible d’en produire un tout aussi grandiose quel’original. Aussi, c’est pour leur rendre hommage quej’ai emprunté leur phrasé aux maîtres grecs de la penséephilosophique. Humblement, saluant bien bas ce cherSocrate, je vous invite à prendre place sur les marchesde l’Agora des temps modernes...

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Sous un ciel de grisaille, la bête urbaine s’active. Lesusines, par centaines et par milliers, vomissent d’épaisnuages noir. Dans les rues, échangeurs et autoroutes,fourmillent véhicules et passants, mouvant sans cesse àvive allure. Du haut de leur tour, d’où ils s’affairent àleur besogne, trois hommes jettent regard par la fenêtre,subjugués par l’imposant portrait de béton. Alors quelui sont visibles les vapeurs de pétrole et le brouillardenfumé, l’un d’eux, perplexe, questionne...

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OBSERVATEUR – Sauriez-vous me dire, chers comparses,de par ses effets sur la nature, si en fin de compte ledéveloppement technologique est indispensable, ou n’estpas indispensable, ni ne contribue, mais constitue unemenace au bonheur de l’humanité?

ENTREPRENEUR – Afin d’être sûr de pouvoir bien terépondre, Observateur, dis-moi, qu’entends-tu donc parnature et par développement technologique?

OBSERVATEUR – Entrepreneur, si tu observes autourde toi, tu t’apercevras qu’il existe, parmi les êtres, deschoses dont on dit qu’elles sont par nature et d’autresdont on dit qu’elles sont par action de l’homme. Lespremières ont, en elles-mêmes, un principe causal, lanature, qui les définit quant à leur mouvement et leurrepos et qui réside en elles par essence et non par acci-dent; celles-là, et celle-là seules, sont dites naturelles.

ÉCOLOGISTE – Ainsi, sont choses naturelles, si je tecomprends bien, les êtres vivants et leurs éléments...(L’Observateur acquiesce) Mais dites-nous, Observateur,qu’advient-il donc des secondes, des choses dites tech-nologiques ou encore techniques?

OBSERVATEUR – Celles-là, chers amis, ne sont pointnaturelles. Elles ne doivent être en aucune façon, ni enaucun cas, considérées comme produits de la nature, maisbien comme fabrications de l’homme, choses artificielles.

ENTREPRENEUR – Je t’arrête. Les objets techniquesdont tu parles, Observateur, ne sont-ils pas eux-mêmesfaits d’objets naturels?

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OBSERVATEUR – Tout à fait, Entrepreneur, et c’estd’ailleurs de ce fait que la technique doit être consi-dérée comme activité seconde, qui suppose la nature.La nature est cause première de ce qui existe, créatricede ce qui est; elle est autonome. La technique, quant àelle, n’est que cause seconde; elle puise ressources enla nature. Aussi, le développement technologique ne peutévoluer sans l’intervention de l’homme puisqu’il lui estabsolument dépendant.

ENTREPRENEUR – J’en déduis, Observateur, que defaçon générale, la nature n’est pas l’univers matériel.

ÉCOLOGISTE – Et j’ajouterais, Entrepreneur, que cequi est naturel est premier, originel, et que ce qui esttechnique est second. Le naturel est autonome alors quele technologique est dépendant.

ENTREPRENEUR – Si ces observations sont justes, etje crois qu’elles le sont, je suis maintenant prêt à répondreà ton interrogation. Ne m’as-tu pas demandé, Observateur,si le développement technologique, tandis qu’il détruitla nature, était indispensable, contribuait ou constituaitune menace au bonheur de l’humanité?

OBSERVATEUR – Je crois qu’il en fut bien ainsi...

ÉCOLOGISTE – Poursuis...

ENTREPRENEUR – D’abord Observateur, je me permetsde te ramener à l’ordre sur un point. Tu me sembles ou-blier que nature et technique sont de même composition.

OBSERVATEUR – Que veux-tu dire par mêmecomposition?

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ENTREPRENEUR – Tu seras d’accord avec moi si jete dis que l’objet technique issu du développement tech-nologique, une scie par exemple, n’est autre que celluleset matière. Or, ne dois-tu pas admettre que la chosenaturelle, l’épinette supposons, n’est en réalité, elleaussi, que cellules et matière? De ce fait, je ne puis merésoudre à employer le verbe détruire puisque techniquen’est que transformation de naturel; l’un engendrel’autre indéfiniment. Je remplacerai donc, pour répondreà ta question, le terme détruire par le terme exploiter.

OBSERVATEUR – Si cela peut te plaire...

ENTREPRENEUR – Tout est, dans la nature, celluleset matière. L’homme, quant à lui, est seul doté de raison.Cette raison pure, qui lui permet de réfléchir et de penser,cette même raison pure fait de lui le seul «existant» dela planète. De ce caractère unique, l’homme s’élève au-dessus de toutes sphères non-humaines; il se trouve, parle fait même, autorisé à devenir maître et possesseur dela nature. Ainsi donc, selon moi, rien ne nous interditde traiter la nature, ses divers éléments, comme bon noussemble. En plus, Observateur, je te rappelle que celamême, la Genèse nous l’enseigne. Pourquoi l’ego cogitose serait-il retrouvé seul en tant qu’être rationnel, aubeau milieu d’une nature qui ne sait que produireautomates et objets inanimés, si ce n’est que pour userde cette dernière, dépourvue de raison, dans le but derencontrer ses fins? La nature n’a-t-elle pas pour uniquefonction, selon les écrits Saints, de servir l’humanité?Le développement technologique ne se révèle-t-il pointêtre un moyen efficace d’exploiter la nature? De per-mettre à l’homme de progresser, d’évoluer et, parconséquent, de vivre heureux? Somme toute, je ne puisque répondre à ton interrogation en disant que, selon

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moi, le développement technologique est indispensableau bonheur de l’humanité; qu’il ne doit pas avoir delimites puisqu’il permet d’exploiter la nature, geste toutà fait légitime et justifié à l’homme. Il est la clé del’évolution de l’humanité et, de là même, de son pleinépanouissement, de son bonheur.

ÉCOLOGISTE – Je dois avouer, Entrepreneur, que tonpropos m’apparaît foncièrement incorrect. La nature,telle que je la conçois, et telle qu’elle devrait être conçue,se définit comme étant l’ensemble des êtres vivants, leprincipe même de vie. Cette vie et par le fait même cettenature, étant condition première à l’existence de l’homme,est, selon moi, chose sacrée. Bien que je sois d’accord,moi aussi, à l’idée de concevoir l’objet technique commeun amas de cellules et de matière, je ne peux consentir àce qu’il en soit de même pour un être vivant. Il me paraîtinsensé que de se comporter, face à la nature, de la mêmefaçon que l’on se comporte face à un objet. Du fait quela nature ne soit pas un objet comme les autres, puis-qu’elle vit, ne se veut-elle pas, pareil à l’homme, unêtre de droit? De plus, Entrepreneur, il me semble quetu ne tiennes nullement compte du fait, plus tôtmentionné, que la nature soit un ordre préalable à l’hommeet que, s’il en est ainsi, c’est qu’il doit y avoir une raisonvalable. La nature est un ordre existant. Tous les êtresnaturels se fondent, se tiennent, de telle sorte qu’endéplacer ou en modifier un seul, signifie sans contreditbouleverser cet ordre préconçu, le dégrader, le détruire.N’est-il pas nuisible, pour l’homme comme pour labiosphère, de perturber cet ordre? L’humanité n’est-ellepas indissociable de son lieu? La dévastation de ce lieune suppose-t-elle pas, à long terme, l’extinction mêmede la race humaine? En ce sens, et pour répondre à votreinterrogation Observateur, le développement technolo-

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gique, puisqu’il contribue à la transformation de lanature, à la désagrégation de l’ordre originel et à lapossible mort de ce milieu, ne peut, selon moi, qu’êtreune menace au bonheur de l’humanité.

OBSERVATEUR – Je dois admettre, chers compères,que vous me laissez perplexe. Sans vouloir vous offenser,reconnaissant inéluctablement l’intelligence et l’éloquencede vos dires, je crains fort qu’il me soit indispensable,pour amener réponse satisfaisante à mon interrogation,de trouver un juste milieu, ou du moins un compromisraisonnable, entre votre foi, Entrepreneur, en l’actiondespotique dévastatrice qu’est le développement techno-logique illimité comme source de bonheur pourl’humanité, et votre plaidoyer, Écologiste, élucidantl’indifférence ontologique absolue et donc la passivitéde l’homme envers la nature comme condition à l’entre-tien du bonheur de la race humaine. D’abord, selon moi,il va de soi que la nature, en tant qu’instance irration-nelle, ne peut avoir de droits acquis. Cependant, cettedernière étant tout de même une force, vie qui se déploieimprévisiblement vers la finalité qu’est la survie, il mesemble aussi essentiel que l’humanité soit investie dequelques devoirs à son égard. En ce sens, très chersconfrères, ne serait-il pas fondé que d’envisager la viecomme analogon de la liberté humaine? N’est-il pasjustifié que d’y voir un point de rencontre entre hommeet nature, ce qui, à tout le moins, devrait commander lerespect du second envers le premie r ? De cette manière,si l’homme s’impose un jour le devoir moral du respectde la vie, non simplement parce qu’il est libre de le faire,mais aussi par qu’il consent à ce que cela lui soitbienfaisant voire essentiel à long terme; comme pourtémoigner de son humanité, chacun y trouvera soncompte. Aussi dès lors, il sera possible de reconnaître

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le développement technologique comme source debonheur pour l’humanité, d’une part parce que qu’ilcontribuera à l’évolution de la race humaine, à laréalisation des fins de l’homme, et d’autre part parcequ’il se fera soucieux de protéger l’environnement ausein duquel évolue l’humanité, afin que celle-ci puissepoursuivre encore longtemps sa quête de l’éternité.

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PLATON. Des essaim d’aretai, Menon, 3e tétralogie: Le procès deSocrate, Dialogue introductif, 70a1-73c5, traduction par SuzanneBernard, 2000.

RÉFÉRENCES

ARISTOTE. Nature et Technique.

Bible (La), La Genèse, Écrits Saints .

COWIES-HAMAR, David. The Animal Rights Manuel 1.

DESCARTES. L’Humanisme.

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Anca Seculin, à l’instar de Jonathan Livernois etd’Isabelle Ouimet, est diplômée du programme Histoireet civilisation où elle dit avoir passé «deux merveilleusesannées ». Elle poursuit en ce moment des études enSciences de la santé au collège de Maisonneuve. Ancas’est méritée un 5e prix pour sa participation au ConcoursPhilosopher.

Le développement technologiqueentraîne-t-il le bonheur de l’humanité ?

Avant de répondre à la question, nous devrionscommencer par nous demander ce que le bonheur del’humanité représente, au juste. Si nous parlons del’humanité, il faut bien saisir qu’il s’agit de tous les êtreshumains qui existent présentement mais aussi desgénérations futures. Cependant, pouvons-nous savoiravec exactitude ce que représente le bonheur pourchaque individu? Chaque culture a ses propres valeursqui, parfois, sont très différente s : pour un moinebouddhiste, par exemple, le bonheur est intérieur etspirituel, tandis que pour un occidental, ce bonheur estsouvent associé au statut social, à la famille, aux biensmatériels, bref, à des choses extérieures à lui. De plus,les humains, en fonction de leur appartenance ethnique,leur religion ou leur classe sociale, ont des intérêtsparfois contraires. Ce qui est bien pour certains peut êtremal pour d’autres. Il s’agit ici d’un bonheur individuelqui vient souligner l’unicité de chacun d’entre nous.Cependant, le bonheur de l’humanité entière est supé-rieur au bonheur individuel, en ce sens qu’il englobe cequi est commun à tous les êtres humains.

Qu’est-ce que l’essence humaine ? Nous touchonsmaintenant à une question fort délicate sans laquellel’humanité n’existerait pas. Nous ne prétendons pas con-naître la réponse, mais nous pouvons détacher au moinsquelques caractéristiques de l’être humain qui doiventêtre préservées. Pour reprendre l’idée de John Rawls, larationalité est propre à tous les humains. Cette rationalités’accompagne, selon lui, du respect envers soi-même etdu désir d’avoir le plus de droits et d’avantages possible.

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Ceci est certainement vrai, mais il y a un autre aspectimportant de l’homme qu’il ne faut pas négliger : le senti-ment de bonté envers ses congénères. L’humain est un êtresocial qui a besoin d’une communauté à laquelle appar-tenir, d’où découle le désir d’entretenir des relations decoopération avec les autres. Tout un système fondamentalde droits, de devoirs et de libertés est nécessaire pourassurer une telle dynamique. En conséquence, il ne doitpas y avoir de distinction arbitraire entre les individus.Il faut respecter la dignité humaine. Si nous parlons dubonheur de l’humanité, ce bonheur doit se baser sur lajustice pour tous et chacun. Nous ne pouvons pas parlerde Bien sans parler de Justice. Nous ne devons pas seule-ment chercher le bonheur mais aussi la justice.

Dans un autre ordre d’idées, il faut saisir le sens dudéveloppement technologique. Avant tout, étudions leconcept de développement. Le développement comporteen soi l’idée de progrès. Le progrès signifie le passaged’une étape inférieure à une étape supérieure. Malheu-reusement, beaucoup d’entre nous associent ce qui estsupérieur à quelque chose de meilleur. Dans le contextedu développement technologique, cela signifierait quele progrès des technologies est nécessairement une bonnechose.

Comme de nos jours les technologies représentent unsujet très large, nous allons parler, dans ce texte, desbiotechnologies. Ces dernières se développent à un rythmefulgurant et leur influence sur le monde ne cesse d’ac-croître au point de le modifier. Les biotechnologies ontle pouvoir de modifier la nature et les êtres humains.Un nouveau champ de savoir s’ouvre: tandis que le XXe

siècle était celui de la physique, le nouveau siècle seracelui des biotechnologies, comme Jeremy Rifkin nous

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l’annonce. Les biotechnologies sont les applications desdécouvertes scientifiques en biologie et surtout engénétique. Ceci veut dire que nous sommes désormaiscapables de remodeler la vie sur terre. Nous sommes enpossession d’un pouvoir immense et notre responsabilitéest plus grande que jamais.

Dans un tel contexte, nous voulons savoir si le progrèsdes biotechnologies et l’augmentation future de notrepouvoir sur la nature et sur l’homme assure le bonheurde l’humanité. Ce bonheur, comme nous l’avons vu plushaut, doit être basé sur l’équité et la justice. Les biotech-nologies devront être acceptées par tous et répartiesavantageusement pour tous. La dignité humaine devraêtre respectée ainsi que les droits fondamentaux de tousles humains. De plus, les biotechnologies ne devrontpas amener une distinction arbitraire entre les individus.

Les biotechnologies offrent beaucoup d’avantages. Parexemple, certaines entreprises de biotechnologiesétudient la production de tissus cellulaires et la fabri-cation d’organes humains. Les hôpitaux utilisent déjàde la peau artificielle. Nous pouvons imaginer que ledéveloppement des biotechnologies permettra la fabri-cation d’autres organes humains ou même le clonage deses propres organes, ce qui éliminera le risque de rejetassocié aux greffes d’organes. Un autre exemple seraitla fécondation in vitro, pratique très répandue aujourd’hui.Éventuellement, le progrès du savoir biotechnologiquenous permettra le développement du fœtus humain, horsl’utérus, dans des matrices artificielles. Nous savons quele seul obstacle important quant à la réalisation de tellesmatrices est lié au développement du systèmerespiratoire du fœtus. Cependant, nous pouvons imaginerque, dans quelques années, cet obstacle sera franchi.

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De plus, le dépistage prénatal, de plus en plus exact,nous permettra de dépister toutes les maladies auxquellesl’enfant à naître est exposé. Cependant, certaines de cesmaladies peuvent ne jamais se développer ou se déve-lopper seulement à l’âge adulte. Que feront les parentsdevant une telle possibilité? La définition du rôle de lamaternité et de la paternité sera ainsi remise en question.

Malgré les nombreux avantages des biotechnologiespour l’être humain, des problèmes éthiques et de surviese posent. De plus en plus, les généticiens cherchentdes fondements génétiques qui expliqueraient les com-portements sociaux. Nous sommes en train d’expliquerles problèmes sociaux grâce à l’hérédité. Si les pro-blèmes sociaux sont dus à la constitution génétique deshumains, la société se voit épargnée de toute respon-sabilité. Il n’y aurait aucun lien entre le comportementd’une personne et son milieu social. Affirmer que leshommes naissent avec des droits fondamentaux deliberté et d’égalité n’a plus de sens. Leurs droits devien-dront ceux que leurs gènes leur laissent et la possibilitéde faire des distinctions arbitraires entre les individussera très grande. Nous venons de toucher à l’essencemême de l’homme. En conséquence, dans ce cas, le déve-loppement des technologies n’entraîne pas la justice etdonc, elle ne peut pas assurer le bonheur de tous.

Le risque d’une société eugénique future est très élevé.Jeremy Rifkin, dans son livre Le siècle biotech, donnecomme exemple le fait que certaines entreprises privéesont eu des brevets sur la commercialisation du chromo-some de croissance. De plus, une forte campagnepublicitaire associait la petite taille à la maladie. Uneugénisme basé sur des intérêts mercantiles venait devoir le jour.

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Une autre question épineuse est soulevée par les brevetssur certains gènes ou virus humains. Dans quelquesannées, tout le patrimoine génétique de l’humanité serarépertorié. De nombreuses compagnies se voient accorderdes brevets sur des gènes de différents peuples qui possè-dent des caractéristiques génétiques rares. Nous assistonsprésentement à une course aux gènes qui a comme moteurles intérêts financiers. Nous sommes en train de réduirel’homme à une information génétique qui serait lapropriété intellectuelle de certaines entreprises privées.Comme Jeremy Rifkin disait, nous ne pouvons pas viderles êtres vivants de leur substance en les réduisant à unsimple code à déchiffrer. De plus, comme les brevets sonten majeure partie accordés à des institutions occiden-tales, cela entraîne que les Occidentaux seuls auront unpouvoir immense sur la vie, tandis que les autres peuplesseront exclus du jeu. Pour avoir accès à certains gènes,nous devrons payer une certaine somme à ces insti-tutions. En conséquence, les biotechnologies ne pourrontpas être profitables pour tous les êtres humains. Ellesne seront pas réparties avantageusement et, encore unefois, la justice se verra menacée.

La question serait peut-être plus simple si les biotechnologiestouchaient seulement l’homme. Cependant, elles ont unegrande influence sur toute la nature. Les animaux et lesplantes sont transformés génétiquement pour être plusproductifs. Nous sommes désormais capables de com-biner des gènes venant d’espèces différentes pour donnerdes caractéristiques nouvelles à certains animaux ouplantes. Bref, nous pouvons changer complètement lepaysage écologique. Les risques associés à une tellepratique sont énormes puisque nous pouvons dérangertout l’écosystème. Il ne faut pas oublier que nous faisonspartie de cet écosystème sans lequel nous ne pouvons

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pas exister. Une autre question d’éthique est soulevéepar notre capacité de créer de nouvelles espèces animaleset végétales. Nous ne pouvons pas uniformiser lescaractères génétiques des êtres vivants puisque nousavons besoin de la diversité du patrimoine génétique.Notre vie en dépend.

Notre responsabilité en tant qu’individu est très grandepuisque nos actes peuvent avoir des répercussions gravessur l’avenir de l’humanité et du monde. Selon HansJonas, nous avons l’obligation morale de connaître etde prévoir les conséquences de nos actes. Notre connais-sance biotechnologique est encore incomplète. Le dangerdans lequel nous mettons la nature et l’homme, et la peurqui en découle, doivent nous mener vers la prudence.

Nos actions ont des répercussions irréversibles etcumulatives sur la nature et l’humanité. Cependant, nousne connaissons pas avec exactitude les conséquencesde nos actes. L’homme est désormais responsable de lanature. L’éthique ne peut plus se limiter à l’être humain.Une éthique ontologique voit le jour, car l’action humainedépasse l’individu et peut mettre en péril même la nature.Jusqu’à maintenant, l’éthique se référait au contexteimmédiat de l’homme. Aujourd’hui, nous devons construireune éthique à long terme.

Pour Jonas, l’humanité doit exister à tout prix. Nousavons la capacité de détruire tout ce qui existe sur Terreet, dans ce sens, le néant est plus proche que jamais.Cependant, l’humanité a le devoir d’exister, de préserverson être, elle a donc la responsabilité d’exister. Cettenouvelle responsabilité orientée vers le futur donne uncontenu à la morale. Pour revenir à notre question dedépart, il ne peut y avoir bonheur de l’humanité, sans

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l’existence de celle-ci. Les biotechnologies peuventmenacer l’existence de l’humanité, donc son bonheur.

Dans un premier temps, nous pouvons nous demanderdans quelle mesure les biotechnologies diffèrent du combatmené par l’homme pour maîtriser la nature. Effective-ment, l’homme a toujours essayé de domestiquer lesforces de la nature pour se faire une place. Cependant,jusqu’à maintenant, ses actes n’influençaient que sonmilieu proche et ne mettait pas en question la survie dela nature. Les nouveaux moyens de recombinaison géné-tique, nous dit Rifkin, sont radicalement différents destechniques traditionnelles. Avec celles-ci, seul le croise-ment des espèces biologiques voisines était possible.Aujourd’hui, nous avons fait tomber cette barrière.

Dans un deuxième temps, nous pouvons nous questionnersur la responsabilité collective que les biotechnologiesdonnent à l’humanité entière. Un individu est-il respon-sable de quelque chose qu’il n’a pas commis? Est-ilresponsable de ce que sa communauté a fait sans sonconsentement? Dans le contexte des biotechnologies,nous pensons que cette responsabilité individuelle enversles générations futures, auxquelles il faut laisser la libertéde choisir, existe réellement. Si nous changions généti-quement l’homme, nous entrerions dans un processusirréversible dont nous ne connaissons pas les consé-quences. Malheureusement, elles peuvent être catastro-phiques pour l’espèce humaine. Ainsi, nous décidonsmaintenant de l’avenir de l’humanité. Cependant, mêmesi la décision de poursuivre le chemin que lesbiotechnologies ont emprunté présentement est prise parles gouvernements et les spécialistes, chaque individuest responsable. Cette responsabilité est liée à l’acte deconsommer. Les entreprises chimiques, biotechnolo-

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giques, pharmaceutiques ou agroalimentaires, celles quiutilisent le génie génétique dans le but de faire desprofits, ont intérêt à vendre leurs produits. Dans cesconditions, chacun d’entre nous a le choix d’acheter ounon ces produits. Comme toute la production se fait enfonction de la demande des consommateurs, noussommes responsables de ce qui se produit et de lamanière dont cette production se fait.

En conclusion, nous avons parlé des biotechnologies qui,malgré les avantages qu’elles apportent, pourront dé-truire le monde. Un pouvoir immense est entre nosmains. Cependant, les biotechnologies ne sont que lesapplications des découvertes scientifiques dans les do-maines de la biologie et de la génétique. En conséquence,le problème ne se situe pas au niveau de la science, maisau niveau de ses applications. Il reste à savoir quel usagenous ferons de ces technologies. Seront-elles utiliséesprudemment? Viseront-elles le bonheur de l’humanitéou les intérêts économiques de quelques entreprises?Nous pensons que le développement des technologiespeut servir l’humanité, mais ce n’est qu’une possibilité.Elles peuvent aussi bien entraîner sa perte. Ce qui estcertain, c’est que si nous ne modifions pas la forme quece développement a pris jusqu’à maintenant, nous nousdirigerons vers la fin de l’humanité que nous connais-sons aujourd’hui.

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© Tous droits réservés Jonathan Livernois,Isabelle Ouimet, Anca Seculin et le CANIF,le Centre d’animation de français du cégepdu Vieux Montréal. Mars 2002.

Renseignements : (514) 982-3437, poste 2164

Dépôt légal: mars 2002Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

Infographie et impression :Centre de production de l’écrit, C.V.M.(3076)

Cégep du Vieux Montréal255, rue Ontario EstMontréal (Québec)H2X 1X6

L’ŒIL OBLIQUE privilégie une position, un lieu – qui s’écarte de la ligne droite– à partir duquel se porte le regard, l’œil, qui voit, observe, considère le mondeautour de lui. Ainsi, la collection L’ŒIL OBLIQUE est créée afin de permettrela publication de courts essais, toutes catégories confondues, d’étudiants du VieuxMontréal.