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Le devenir « Devenir » indique la transition d’un état à un autre, ou d’une phase quelconque à une nouvelle. On est d’avis qu’entre ce qui demeure et ce qui devient, l’opposition serait diamétrale. ; elle est même de l’ordre de l’irrécusable, du vécu cf. cantique protestant qui rend compte de l’expérience universelle d’une telle alternative : « Reste avec nous, Seigneur Le jour décline, la nuit s’approche » Mais appréhender le devenir dans son rapport exclusif avec l’être (sous la forme d’une antinomie) reviendrait à frapper l’un et l’autre de déficience, de la même déficience. Ce qui est en devenir n’est certes pas ce qui sera. Le devenir serait alors le nom pour désigner tantôt la continuelle alternance de la naissance et de la disparition, alternance associée au temps de la nature qui défait au fur et à mesure qu’elle se régénère, qui conduit tout à sa perte ; tantôt le changement lui-même (le passage) dans son inconsistance et, alors, le devenir ne serait plus le flux, mais renvoie à l’évanescence, devenir identifié à une succession discontinue des apparences contradictoires. Le devenir conduirait du néant au néant ; l’être lui se définissant par contraste comme ce qui ne devient pas apparaît comme la plus haute des abstractions, inaccessible à notre savoir lui aussi soumis au devenir, à moins de se présenter à son tour comme une simple apparence. Après tout, dans la langue grecque, l’identification de l’être avec le simple advenir est inscrite : gignesthai se substitue couramment à einai et, comme ce dernier n’a pas d’aoriste ni de parfait, on emploie pour ces cas-là gignesthai. L’être dont parle la langue grecque est un être qui ne fait qu’advenir à un moment du temps et donc qui finit par périr. Mais quand le devenir est substantivé, il s’avère tout aussi vide que « l’être » : il s’apparente à un cours uniforme qui ne serait que le seul étalement, la seule distension de l’être dans un temps homogène. Lorsqu’on les oppose l’un à l’autre, leurs caractères s’échangent : l’être se charge de l’inconsistance du devenir, le devenir de l’abstraction de l’être. Tous deux s’équivalent dans leur indétermination, dans leur altérité réciproque par rapport au quelque chose qui, lui, à la fois est et devient. Il convient prioritairement de sortir d’une telle antinomie de 1

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« Devenir » indique la transition d’un état à un autre, ou d’une phase quelconque à une nouvelle. On est d’avis qu’entre ce qui demeure et ce qui devient, l’opposition serait diamétrale. ; elle est même de l’ordre de l’irrécusable, du vécu cf. cantique protestant qui rend compte de l’expérience universelle d’une telle alternative :

« Reste avec nous, SeigneurLe jour décline, la nuit s’approche »

Mais appréhender le devenir dans son rapport exclusif avec l’être (sous la forme d’une antinomie) reviendrait à frapper l’un et l’autre de déficience, de la même déficience. Ce qui est en devenir n’est certes pas ce qui sera. Le devenir serait alors le nom pour désigner tantôt la continuelle alternance de la naissance et de la disparition, alternance associée au temps de la nature qui défait au fur et à mesure qu’elle se régénère, qui conduit tout à sa perte ; tantôt le changement lui-même (le passage) dans son inconsistance et, alors, le devenir ne serait plus le flux, mais renvoie à l’évanescence, devenir identifié à une succession discontinue des apparences contradictoires. Le devenir conduirait du néant au néant ; l’être lui se définissant par contraste comme ce qui ne devient pas apparaît comme la plus haute des abstractions, inaccessible à notre savoir lui aussi soumis au devenir, à moins de se présenter à son tour comme une simple apparence.

Après tout, dans la langue grecque, l’identification de l’être avec le simple advenir est inscrite : gignesthai se substitue couramment à einai et, comme ce dernier n’a pas d’aoriste ni de parfait, on emploie pour ces cas-là gignesthai. L’être dont parle la langue grecque est un être qui ne fait qu’advenir à un moment du temps et donc qui finit par périr. Mais quand le devenir est substantivé, il s’avère tout aussi vide que « l’être » : il s’apparente à un cours uniforme qui ne serait que le seul étalement, la seule distension de l’être dans un temps homogène. Lorsqu’on les oppose l’un à l’autre, leurs caractères s’échangent : l’être se charge de l’inconsistance du devenir, le devenir de l’abstraction de l’être. Tous deux s’équivalent dans leur indétermination, dans leur altérité réciproque par rapport au quelque chose qui, lui, à la fois est et devient. Il convient prioritairement de sortir d’une telle antinomie de manière à appréhender l’être du devenir sans pour autant le figer ni dissoudre l’être dans le devenir.

Mais est-ce possible sans une réforme de nos catégories habituelles ? Que le devenir soit, une telle priorité s’impose sans quoi nous n’aurions rien à en dire. Or, notre perception des choses, notre grammaire (propositionnelle), notre logique régie par le principe d’identité (non-contradiction), notre intelligence qui recherche le stable et l’essentiel, tous actes vont à ce qui est. A ce titre, il ne peut nous faire que ce qui devient. Une fois conjurée l’illusion d’une coïncidence naturelle entre discours et réalité, il est indéniable que notre discours induit des manières de penser sous forme de dualités et qui font obstacle à la saisie conceptuelle du devenir et qui condamnent cette saisie à être fausse, partielle ou déformante. (I) Il semblerait alors que pour retrouver les conditions d’une pensée du devenir, il faille en passer par un examen critique du langage de l’être, seule condition pour dépasser les antinomies ordinaires qui justement se conjoignent dans le devenir. Un tel projet de refonte de notre langage conceptuel se heurte à d’évidentes limites et n peut se solder que par une fragmentation du discours lui-même, discours qui devrait laisser place à une éthique silencieuse du devenir.

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(II) Aussi faudra-t-il, si l’on veut appréhender le devenir en son être, au lieu de le viser dans l’intuition de sa totalité, essayer de le saisir intellectuellement à même ce qui est en devenir, i.e. s’en tenir à des coupes (plus des discontinuités que des instantanés) dans le devenir. On remarque que ce qui devient s’analyse en trois phases :

1) ce à partir de quoi il y a devenir (la provenance)2) ce que devient le devenant (le devenu)3) l’acte même de devenir (la genèse) qui présente à son tour différents aspects (passage,

mouvement, changement, transformation, développement, etc.)Il faudrait penser l’unité des trois termes du devenir. Pq ? Afin de mettre au jour le DYNAMISME qui caractérise l’être du devenir (Aristote – Platon).

(III) Mais pour rendre pleinement justice de ce dynamisme, il faut aller jusqu’à s’affranchir du cadre substantialiste (aristotélicien) qui en a permis l’approximation afin de se replacer au sein même du PROCESSUS qui, sans considération de fin ni d’origine, serait tout entier présent dans chacun de ces moments, et cela par une démarche d’ontogenèse comme si en définitive il était impossible de penser le devenir sans faire de la pensée elle-même une sous-espèce du devenir. Le devenir apparaîtrait alors dans son absoluité, dont c’est la question même de la VÉRITÉ qu’il conviendrait de reposer à nouveaux frais.

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I. L’intuition du devenir

Par intuition, nous entendons la mise en présence immédiate du savoir à son objet ; savoir qui se rapportant immédiatement à son objet en est la saisie inaltérée et, de ce fait, coïncide avec lui. Elle est proprement un acte qui engage l’agent tout entier ; à la fois modalité de la pensée et modalité de l’être qui pense. Alors, saisir le devenir, c’est comprendre comment il nous modifie, d’où une éthique du devenir.

a)Concept de devenir n’est pas d’emblée disponible. D’abord ce concept ne serait qu’une manière de parler s’il devait rassembler en traits fixes ce qui a pour principal caractère de s’écouler sans cesse. Parler du devenir ainsi, c’est toujours parler d’autre chose, parler d’une cristallisation du devenir en une réalité identique à elle-même. Mais l’expérience du devenir est la plus originaire qui soit, plus primitive que celle du temps, laquelle comporte ordre, découpage, cohésion, repères. Le devenir est passage qu’on ne choisit pas de connaître ni même de ressentir. On le fait toujours dans ce qui passe et se passe en nous comme hors de nous. En revanche, la temporalité qui unit l’avant et l’après en les maintenant dans leur tension est déjà une sortie du devenir, une 2ème maîtrise du devenir car elle est synthèse. Ex. la musique célèbre dans chaque morceau l’émergence du temps à partir du devenir, émergence réglée qui n’est pas séparation avec le devenir, mais surélévation qui contient le devenir au titre de matière. La musique n’efface pas le devenir, mais le porte à une forme. La mise en forme temporelle du devenir permet, en découpant des unités dans ce qui s’évanouit sans cesse, de nous sentir devenant, de nous maintenir alors que nous nous abandonnons à ce qui nous emporte.

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A défaut du concept, il reste l’image non pas dans sa fonction symbolique, mais pour sa puissance expressive et quasi organique. Ainsi, au vers où Goethe disait : « Tout ce qui est périssable est image seulement », le Zarathoustra de Nietzsche répond : « Tout ce qui est impérissable – cela n’est seulement qu’une image ! Et les poètes mentent trop. Mais c’est du temps et du devenir que doivent parler les images les meilleures : elles doivent être louange et justification de tout ce qui est périssable. »Par delà le renversement parodique, Niet trace la frontière entre deux régimes de l’image selon que celle-ci se condense en une figure de ce qui est, et alors elle n’est que image, donc mensongère, ou selon qu’elle se dilate en parole de ce qui devient, et alors elle est « meilleure ». Pour mieux tracer la frontière, on peut s’aider de l’interprétation de Niet de la pensée inaugurale de Parménide (in La Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque). Niet part de l’opposition Héraclite/Parménide. Tandis qu’Héraclite « a levé le rideau sur un spectacle sublime en ayant contemplé la présence de la loi du devenir et du jeu dans la nécessité », Parménide est « son pendant et son contraire ; lui aussi un prophète de la vérité, mais qui semble de glace et non de feu et qui répand autour de lui une lumière froide et cuisante. »*** 3 éditions du poème de Parménide :

- Conche, PUF- Version heideggérienne de Beauffret- Cassin, Seuil

Dans le poème, l’être s’affirme dans un discours de vérité moyennant le recours à un principe de contradiction absolue (les contraires s’excluent). L’être ne peut logiquement avoir un commencement dans le temps, il est donc inengendré, ni une fin dans le temps, il est donc incorruptible. Pour la même raison, il ne peut ni se mouvoir, ni changer : il est immobile et immuable. Il est un et entier (cf. fragment 8 Cassin). L’être est construit par un ensemble de prédicats qui sont les négations des prédicats contraires. L’affirmation que l’étant est repose sur une impossibilité première : l’impossibilité que le non-être soit. L’être est nécessairement parce que son contraire est impossible. Selon le principe de contradiction absolue, le contraire de l’impossible (le non-impossible) n’est pas le possible, mais le nécessaire. D’où fragment 3 « Le même en effet est à la fois penser et être ». Quand il y a concordance entre penser et être, là on a du même, de l’identifiable. Tel serait le discours de vérité qui conduit sur la voie du c’est (esti) et rejette dans l’erreur l’égarement, le monde saisie par la doxa où les choses naissent et périssent, où elles sont crues être quand elles apparaissent. Le devenir n’est que dans l’esprit de ceux que Parménide appelle « les mortels à deux têtes » incapables de comprendre que les deux voix s’excluent, mortels qui parlent un langage où tout n’est que mouvement. Les égarés ignorent de l’être que « jamais il n’était ni ne sera puisqu’il est maintenant tout ensemble. »2 thèses :

- l’être est et ne devient pas- l’être est parce qu’il ne devient pas

Retour à Nietzsche Etablissement d’une relation chronologique entre les deux parties du poème : 1/ Vérité 2/ Opinion. Ce qui pour nous st la 2ème partie aurait en fait précédé la 1ère. Parménide aurait commencé par penser le devenir en lui donnant une loi : Aphrodite, i.e. le désir, l’attraction des contraires. Mais, alors qu’il examinait comment les deux contraires (l’être et le non-être) agissaient de concert dans le devenir au rythme de l’amour et de la haine de manière à constituer le monde en devenir, alors « soudain il s’arrêta, plein de méfiance ». Comment ce qui n’est pas pourrait-il être une qualité, pourrait-il être tout court ? « La seule forme de connaissance qui nous inspire immédiatement une confiance absolue et qu’on ne puisse

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contester à moins d’aberration mentale, c’est la tautologie a = a. » Au départ, Parménide pense le devenir comme l’interaction de l’être et du non-être. Pb : le non-être ne peut pas être. Faute logique de Parménide (selon Nietzsche). Le devenir contredit perpétuellement cette identité. « Il sentir peser sur sa vie une monstrueuse faute de logique » et il choisit de se réfugier « dans la paix cadavérique du concept le plus froid, le moins expressif de tous », celui de l’être qui n’est qu’être. Cette fuite est étonnante face à l’énergie débordante du devenir, fuite vers l’effort de la certitude. Elan redoutable par ses conséquences car il résulte de l’invention d’un instrument de connaissance : le noein qui donnerait accès direct à l’être (intuition donc). Opposition de l’acte intellectuel de penser à la saisie sensitive : cet acte est lui-même englobé dans l’être ; cet acte est donc sans mouvement, puisqu’il est, ni devenir ; il n’est rien d’autre qu’une « masse inerte et morte de par en par où tous les concepts se fondent en un seul », l’être. Toutes les perceptions sensibles ne produisent que des illusions et la vérité résidera désormais que dans les généralités les plus abstraites. L’être est le plus exsangue de tous les mots car, puisque les mots ne sont que des symboles pour les relations entre les choses, le mot « être » ne désigne que « la relation générale qui relie toutes les choses entre elles » et de même le mot « non-être ». Aussi l’énoncé parménidien censé formuler la vérité incontestable « ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas » ne s’applique-t-il à strictement rien puisqu’aucune réalité ne se conforme à ce dilemme. En outre, si on creuse davantage, son étymologie révèlerait l’origine empirique la plus misérable de ce concept tenu pour absolument premier, car esse signifie « respirer » : « si l’on emploie ce mot en parlant de toutes choses, c’est que par métaphore, i.e. par un procédé illogique, l’homme transpose la conviction qu’il respire et qu’il vit à toutes les autres choses dont il conçoit l’existence comme une respiration analogue à la sienne. »« Etre » est la métaphore dévitalisée du vide. Le seul contenu que les philosophes, s’ils ne mentaient plus encore que les poètes, pourraient donner au mot « être », ce serait vivre ; mais justement ce ne peut pas être leur intention, puisque vivre implique évoluer et, donc, devenir. Donner à l’être cette signification serait contredire son concept dans son intention à une universalité indifférente comme dans la permanence et la consistance que le concept d’être affirme indépendante de tous les accidents du devenir. A cet égard, l’être ainsi que tous les prédicats qui lui sont associés, à savoir immuable, impérissable, éternel, un, identique, essentiel, etc. est le prototype de la mauvaise image. Mais, parce qu’il est image, on peut s’en déprendre en en faisant la généalogie, en montrant que l’origine de cet être immuable n’est que la généralisation d’un mode particulier du devenir qu’est le vivre et qu’un contraire peut naître de son contraire. Il faut mettre à l’abri de cette condamnation « la scène du devenir et du changement, haletante, bariolée et riche en formes diverses. » La séquence sur Parménide se termine sur la déclaration à valeur programmatique : « Il devient nécessaire de caractériser ce monde de la mobilité et du changement comme une source de réalités qui ont véritablement l’être et qui existeront côte à côte pour toute l’éternité. La pluralité à un être moi, le mouvement d’eux-mêmes, et de tous les mouvements de ce monde, fussent-ils séparés par des millénaires, il faudrait dire que tous les êtres vrais qui y sont contenus existent tous à la fois, dans la somme et dans le détail, inchangés, intacts, sans augmentation ni diminution (…) Si néanmoins le monde semble absolument différent, ce n’est pas par illusion, ce n’est pas une pure apparence, c’est la conséquence du mouvement éternel. »Le devenir n’est pas un flux continuel car, identifié à lui-même, il pourrait être alors subsumé sous un concept qui lui ôterait sa richesse. « Le devenir » doit donc se mettre au pluriel, « Les devenirs », et sa pluralité est telle qu’elle fait éclater toute unité conceptuelle, sans pour autant rester impensable.

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b) Ce récit de la pensée ontologique montre que ce qu’on a pu appeler la « métaphorique » de Nietzsche a d’emblée partie liée avec la réactualisation de l’antinomie archaïque entre l’être et le devenir. C’est le foyer de l’écriture nietzschéenne. Cette antinomie doit être surmontée, s’il est vrai que l’être ne serait qu’une image du devenir. Or, si l’être est une image du devenir, le devenir lui aussi n’est accessible que comme image, mais d’une autre manière, comme image vive, non pas parce que les expériences du devenir se sédimentent dans des clichés, mais surtout parce que le devenir pousse à imager, il éveille notre faculté plastique qui ne fait qu’une avec notre instinct vital. Les images qui en résultent sont créatrices, séminales. Nietzsche a les a condensé en un nom propre : Dionysos. La Naissance de la tragédie entreprend de retracer la genèse de la tragédie attique à travers l’antagonisme entre Apollon et Dionysos jusqu’à leur alliance fraternelle.§21 « Dionysos parlant la langue d’Apollon, mais Apollon finissant par parler le langage de Dionysos, le but suprême de la tragédie et de l’art en général se trouvant alors atteint »Le spectacle tragique, sur fond musical, est la représentation apollinienne dont l’unique objet est l’effondrement de toute représentation. Défaite inéluctable du héros = transposition dramatique, dans l’ordre du paraître, de l’inconsistance même de tout ce qui est phénoménal. La tragédie attique donne à voir ce qui ne se laisse encadrer dans aucune figure. Le génie des tragiques grecs aura été d’affirmer la toute-puissance du devenir, sans le figer ni s’y perdre, et de trouver dans la dissonance du conflit l’expression supérieure d’une consonance, d’un accord. D’où dualité initiale : Apollon, dieu des arts plastiques et du savoir, de la limite, de tout ce qui est déterminé et déterminant (forme, harmonie, mesure, visibilité, etc.) trouve son équivalent esthétique dans notre instinct onirique ; Dionysos, patron de la musique et le dieu du devenir dans ce qu’il a d’excessif dans le refus de toute forme, dieu du chaos, du fond indifférencié, trouve son équivalent dans notre instinct de l’ivresse, i.e. de l’état ek-statique où nous avons le sentiment intensifié de sortir de nous-mêmes.

Une telle symétrie ne doit pas être comprise comme antithèse. Dans la pensée nietzschéenne, les contraires sont très rarement des opposés. Ils doivent composer ensemble, non pas sur le mode d’une conciliation dialectique, mais sur le mode du polémos d’Héraclite, d’un conflit qui est en même temps harmonie, jonction des forces qui s’opposent. Héraclite parle du conflit comme de « la lyre qui ne résonne qu’en vibrant ». Fragment 51 : « Ils (les insensés) ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même. Il est l’harmonie contre-tendue comme pour l’arc et pour la lyre. »

La Naissance de la tragédie n’est pas seulement un essai d’esthétique. Il s’agissait pour lui d’aborder le pb du savoir, étant entendu que celui « ne peut pas s’élucider sur le terrain du savoir ». Dans son avant-propos, « le problème auquel s’est attaqué pour la première fois ce livre audacieux : examiner la science à la lumière de l’art, mais aussi l’art à la lumière de la vie. »

Le couple Apollon-Dionysos ravive le débat archaïque entre peiras et apeiron, entre la forme limitative de l’étant et l’indéfinité du devenir, mais Nietzsche rouvre le débat en les termes de Schopenhauer. Schopenhauer plaçait une dualité stricte entre la représentation (le monde des phénomènes tels qu’ils apparaissent à notre conscience dans l’espace, dans le temps et comme étant soumis au principe de causalité. Ce monde n’est qu’un monde-objet pour un sujet, monde dont l’être en soi échappe à la représentation et resterait à jamais soustrait, si nous ne percevions du dedans la volonté qui ne fait qu’un avec notre corps et qui est le centre de la réalité. Cf. Le Monde comme vouloir et comme représentation (MVR), XVIII.

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En face de ce monde, il y a le vouloir qui est l’absolu lui-même, le fond inconditionné du tout ce qui existe, vouloir auquel nous avons accès non pas intellectuellement mais par l’expérience même de notre chair ; et c’est ce vouloir sans origine, but, terme, auquel notre connaissance est le plus souvent subordonné, qui s’objective depuis l’impulsion inconsciente des forces de la nature jusques à l’action consciente de l’homme. Cf. La Volonté de la natureA notre échelle, ce vouloir est plus particulièrement vouloir-vivre qui s’éprouve comme manque, comme « désir lancé dans l’infini » qui ne s’arrête que lorsqu’il rencontre un obstacle insurmontable, perpétuellement torturé. Le vouloir est essentiellement souffrance. La souffrance est synonyme d’un pâtir irrémédiable, d’une exposition à tout ce qui nous échappe, en sorte que « souffrance » est le nom qu’il donne pour le manque devant le retrait du Bien – le monde ne renvoie à aucun principe – ou devant l’abandon de toute chose à l’être qui se défait sans cesse. 2 remèdes :

o momentané : connaissance libérée de l’acharnement insensé du vouloir-vivre, connaissance grâce à laquelle nous ne considérerions plus les choses sous l’angle du où, du quand et du comment, mais connaissance par contemplation de formes pures auxquelles Schopenhauer donne le nom d’« Idée qui sont toute la chose en soi, avec la seule réserve qu’elles restent soumises à la forme de la représentation » (XXXII)Cette connaissance de l’intelligible nous soulage pour un instant de la souffrance du vouloir-vivre. Mais est-elle possible ? Oui, car l’art nous en donne l’exemple, art qu’il qualifie de « grand sédatif de la volonté ». L’essence platonicienne retrouve droit de cité uniquement dans les Beaux-Arts.

o négation de la volonté par elle-même, i.e. renoncement ascétique dont la sainteté nous offre l’exemple. Seul ce renoncement garantit le salut par la pitié qui dépasse le souci exclusif de son propre soi et l’abstention de la sexualité, qui va mener à l’extinction de l’espèce. Négation de la vie, d’où disparition du monde de la représentation. Pour celui qui n’a pas renoncé au vouloir-vivre, la disparition de ce monde serait le néant, mais « pour ceux qui ont converti et aboli la volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ces soleils et toutes ces voies lactées, qui est le néant. » En se niant, la volonté ne fait que reconduire au néant un monde qui n’avait de réel que l’apparence et les souffrances que nous infligent son illusion. Il y a bien une unité originaire de toutes choses : le vouloir aveugle non-soumis au principe de raison, sans fondement, tandis que le monde de la représentation, avec toutes ses raisons, y compris dans ce que ce monde comporte de formes pures, est une fiction. Cf. Nietzsche, Le Gai Savoir, §357 : grand mérite de Scho d’avoir posé la question « L’existence a-t-elle un sens ? » ; réponse de Scho « aucun sens ». Métaphysique schopenhauerienne du vouloir ne démystifie pas seulement l’illusion de la causalité, mais aussi l’illusion du devenir. Dans Le Monde…, le devenir apparaît comme un cercle éternellement refermé sur lui-même. D’où le thème de l’ennui qui se définit par le retour du temps, par un temps qui ne passe pas et qui ramène toujours au point de départ. Le temps fait advenir le passé. Schopenhauer renvoie à Kohelet : « Ce qui a été, c’est ce qui sera ; et ce qui se fait, c’est ce qui se fera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil  ». L’ennui renvoie à l’illusion du temps que l’on croyait vivant et qui se révèle immobile depuis toujours ; le temps est à l’image d’une « source gelée » dont

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le mouvement ne serait que l’illusion due au reflet du soleil sur la glace. Ce temps qui ne passe pas n’est rien d’autre que le vouloir originaire qui ne fait que répéter indéfiniment son propre dessein, à savoir sa propre absence de dessein, à travers toute croyance et toute vieillesse ; en sorte que le cours apparent du temps n’est rien d’autre que la répétition perpétuelle de tendances qui restent identiques à elles-mêmes, et c’est cette identité qui constitue l’illusion du devenir. Sur fond de non-devenir, l’existence est radicalement dépourvue de sens.

c)La Naissance de la tragédie parle encore la langue de Schopenhauer. Le concept de Dionysos s’élabore à travers la reprise critique de ce qui Schopenhauer avait nommé « volonté » pour désigner l’unité originaire de tous les vivants. Cf. La Naissance…, IV : « éternelle douleur originelle qui est le fond unique de l’univers »L’expérience dionysiaque = insupportable sensation de soi. Lorsque notre chair se ressent elle-même sans distance prise dans le flux du monde, alors elle est sur le point de ne plus rien sentir du tout. Mais ce qui chez Schopenhauer annonçait la disposition ascétique à l’auto-négation trouve chez Nietzsche une toute autre issue. La Naissance…, VII : « L’Hellène méditatif, plus sensible que tout autre homme aux formes les plus subtils et les plus graves de la souffrance, (…) cet homme est en danger d’aspirer à l’anéantissement bouddhique du vouloir. L’art le sauve, mais par l’art, c’est la vie qui le sauve à son profit. »« C’est alors en ce péril extrême que l’art s’approche de la volonté menacée. Lui seul peut transformer ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre. »Ici s’accomplit le dépassement de Schopenhauer. Au lieu d’opposer la vie et la représentation, Nietzsche affirme que vie et représentation sont les conditions de possibilité l’une de l’autre. La vie, si elle veut continuer à être vécu, doit se mettre à distance d’elle-même. Sans Apollon, l’expérience dionysiaque ne pourrait ni durer ni s’éprouver et, réciproquement, la nécessité des formes ne se comprend qu’en relation au fond illimité de la vie qui les déborde. Pour que la figure reste vivante, il faut qu’elle soit liée à l’excès du faux duquel elle se détache. Au vouloir-vivre de Schopenhauer, se substitue un devoir-vivre. C’est pourquoi l’affect tragique est moins la souffrance qu’une profonde volupté. Dans l’art dionysiaque, s’exprime « la toute-puissance du vouloir par delà le principe d’individuation ; la vie dure éternellement par delà tous les phénomènes et en dépit de toute destruction. La joie métaphysique produite par l’art tragique traduit dans la langue des images la sagesse dionysiaque instinctive et inconsciente » (XVI).L’affect tragique = joie (≠ souffrance pour Schopenhauer) = accroissement d’être. Dans le spectacle tragique et dans l’action tragique, joie célèbre le dépassement de soi, de la souffrance comme obstacle. Souffrance = ingrédient de la vie. On passe du monde comme vouloir et comme représentation à monde comme volonté de puissance.

Est-ce que le devoir-vivre revient alors à se tromper volontairement ? Cela revient-il à se représenter sa propre vie ?

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Continuité sans fin des générations (aiôn) que Héraclite assimilerait à « enfant royal qui joue à déplacer les pièces » nous fait ressentir l’afflux du trop, l’excès, la poussée de Dionysos ; mais cet excès ne peut être vécu directement sans les limites de la figure symbolisée par Apollon. « Une chose est nécessaire : le devenir en face de l’être et de l’art plastique. Là, pétrification du moment – ici, réalité effective »La tragédie donne à pressentir l’excès continu de l’aiôn sur le temps discontinu de la figure, cela sans dissoudre toutes les formes dans un fond indifférencié. Le tragique ≠ dans l’immersion du fond de la vie, ms dans le destin de la figure et de la limite au contact du fond. Ce qui s’impose à Niet, c’est le pb du devenir compris entre le temps fini de la délimitation (temps fini du phénomène) et temps continu du toujours. D’où :

1 ère conséquence Ce à quoi Niet s’oppose, en insistant sur le fond dionysiaque d’Apollon, c’est à une conception classique de l’art défendu par Hegel. En effet, Hegel aussi avait repéré l’opposition du dionysiaque et de l’apollinien. Mais, tandis que Apollon figure l’esprit comme conscience lumineuse de soi, Dio incarne la naturalité résistante. Dans l’historique proposé par Hegel, la perfection de l’art grec, en part. dans la statuaire, tiendrait au dépassement du dionysiaque et à la calme adéquation à soi-même qui ignore tout des profondeurs dans la chair. Ainsi, les belles proportions du corps sont la beauté de l’âme elle-même au sens de sa conscience de soi, d’une conscience qui se montre telle qu’elle se sait. Mais cette perfection esthétique est aussi limite (et en un sens, la limite de tout art) comme « présentation sensible de l’absolu » (Hegel). Car ce qui manque à l’art plastique d’Apo, c’est l’intériorité de la chair qui vit et souffre, c’est la passion.« L’art classique et sa religion de la beauté ne satisfont pas les profondeurs de l’esprit. C’est l’intériorité qui se sait infinie qui manque à l’idéal plastique. » (Hegel, Esthétique)Pour Hegel, le critère de l’insuffisance de la beauté consiste dans la coïncidence pleine entre la surface et la profondeur. ≠ Niet : le secret de la clarté apollinienne (de l’apparence), c’est précisément la distance entre surface et fond : « Ceux qui se contentent de célébrer la transparence, la clarté, la netteté et l’harmonie de l’art grec, dans la croyance que l’on pourrait, sous la protection du modèle grec, se tenir quitte des horreurs de l’existence, se comportent comme devant une eau claire, traversée de soleil, lorsqu’on s’imagine que le fond du lac est tout proche, à portée de main. L’art grec nous a appris qu’il n’y a pas de surface vraiment belle sans une profondeur effroyable. »Hegel : statute du dieu grec marquait du regardNiet : sujet apollinien a plongé son regarde dans l’effroyable et le regard d’Apo n’est pas celui, solaire, du partage serein entre sujet et objet, mais d’abord celui d’un vivant « blessé par la nuit ». Pas de projection, de présentation dans l’apparence de la visibilité, si le sujet apollinien ne s’éprouvait pas lui-même charnellement. Niet soutient que la surface apollinienne révèle son fond dionysiaque, fond avec lequel, bien loin d’être en adéquation, elle diffère dans la plus grande distance sans en être séparée. C’est en différant du fond qu la surface s’y rapporte. S’il faut Apo, i.e. s’il faut mettre à distance la vie dans l’apparence, c’est que la profondeur dionysiaque insondable et invivable est immédiatement une souffrance inépuisable. La beauté résulte de cette nécessité d’Apo. A l’adéquation idéale de l’esthétique classique, Niet substitue la non-coïncidence de la surface et du fond, non-coïncidence qui précisément produit du sens et qui redonne chair aux figures d’Apo.

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Ce n’est pas seulement une thèse ponctuelle dans l’histoire de l’esthétique puisqu’elle correspond à la vision tragique de l’existence pour Nietzsche. C’est cette non-coïncidence qui est une des clés de l’écriture de Niet, écriture confrontée à l’impossibilité de dire immédiatement l’expérience du devenir. Son écriture ne peut être que difractée par le recours aux images : « Tout ce qui est profond aime le masque : les choses les + profondes de toutes ont même en haine le symbole. La contradiction seule ne serait-elle pas le véritable déguisement sous lequel s’annoncerait la pudeur d’un dieu ? (…) Tout esprit profond a besoin d’un masque : plus encore, un masque pousse continuellement autour de tout esprit profond, du fait de l’interprétation constamment fausse, à savoir plate de toute parole, de tout signe émanent de lui. » (Par delà le bien et le mal, §40)Cette non-coïncidence est aussi la clé de l’herméneutique de l’œuvre de Niet, pour qui tout sens qu’est qu’un effet de surface. Enfin, cette non-coïncidence = une des raisons de son attitude duplice face à la vérité. Le Gai Savoir, §107 : « Si nous n’avions pas donné notre approbation aux arts et inventé cette espèce de culte du non-vrai, la compréhension de l’universalité du non-vrai, du mensonge que nous offre à présent les sciences, la compréhension de l’illusion comme condition même de l’existence connaissante et percevante, nous seraient totalement insupportables. La probité entraînerait le dégoût et le suicide. Mais aujourd’hui, notre probité possède une contre-puissance qui nous aide à élucider de telles conséquences : l’art entendu comme la bonne disposition, le consentement envers l’apparence. »

d)2 ème conséquence Dualité Apo-Dio est un conflit intrinsèque et ne saurait figurer la séparation entre deux plans, ainsi que la grille de Scho (monde comme vouloir et comme représentation) le laissait augurer. Ecce Homo : « Les deux innovations décisives sont d’une part l’intelligence du phénomène dionysiaque chez les Grecs : on en donne pour la première fois une explication psychologique : on y voit la racine unique de tout l’art grec. En second lieu, l’intelligence du socratisme : Socrate démasqué pour la première fois comme l’instrument de la décomposition grecque, le type même du décadent. La rationalité contre l’instinct. La rationalité à tout prix, force dangereuse qui sape la vie. » (Démesure entre l’instinct de vie et l’instinct de vérité).L’opposition ne se situe plus entre Apo et Dio, mais entre le tragique dionysiaque et le théorique socratique, entre un devoir-vivre et la volonté socratique de vérité. Mais ce n’est pas une reconstitution après-coup : c’est une explicitation. Si dans La Naissance…, Apo symbolise la splendeur de la forme, Dio l’exubérance du devenir, l’ouvrage montre qu’on ne peut ni doit s’en tenir à l’opp forme illusoire/force réelle. La force veut la forme et, réciproquement, toute forme délimitée n’est jamais que l’organisation d’une force. C’est pq Apo n’est pas un autre dieu qui surgirait aux côtés de Dio, mais plutôt l’incarnation privilégiée de Dio ; et celui-ci est moins le symbole du devenir amorphe que d’un devenir protéiforme. Fragment « posthume » 245 : « Le devenir, senti et interprété du dedans, serait la création continu d’un être inapaisé, débordant de richesses, infiniment tendu et poussé en avant, d’un dieu qui ne triompherait du tourment de l’existence qu’à force de métamorphoses et de perpétuels changements ; l’apparence serait pour lui une rédemption temporaire atteinte à chaque instant ; le monde, une succession de visions divines et de rédemption opérées grâce à l’apparence. »Le devenir est indissociable du jaillissement des apparences et si l’on parle encore d’apparence, ce n’est pas au regard d’une réalité en soi, mais pour marquer la pluralité

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primitive, fragmentaire sous laquelle le devenir s’offre d’emblée. Du devenir, il ne peut logiquement aussi bien qu’esthétiquement n’y avoir que des figures, y compris la figure de l’être. Mais ces figures ne sont pas plus vraies ou fausses les unes que les autres et doivent se traiter plutôt comme des symptômes. C’est ce que le §370 « qu’est-ce que le romantisme ? » de Le Gai Savoir illustre. Ni l’être ni le devenir ne sont conceptualisable, l’un par défaut de contenu, l’autre par excès. Mais cela n’empêche pas ces mots de constituer des pôles de désir. Il faut voir quels sont les instincts contradictoires qui conduisent à poser cette antinomie, ou à la transformer. Niet propose d’interpréter à partir de l’opposition réelle l’indigence de la force et sa surabondance. Lorsqu’on la rapporte à son origine, l’antinomie être/devenir se dédouble, car le désir de l’être comme celui du devenir peuvent chacun procéder de deux états contradictoires : richesse ou épuisement de la force créatrice. C’est cette distinction 1ère qui impose à chaque désir une double forme. Le désir du devenir = désir de destruction qui peut être :

- soit la manifestation d’un excès de force créatrice (ce terme se rapproche de ce que peut être la volonté de puissance ; lorsqu’on parle de volonté de puissance, la puissance n’est pas l’objet de la volonté, mais la nature de la volonté qui tend à s’accroître), grosse d’avenir, force qui transgresse tout ce qui se fige

- soit manifestation d’une haine anarchiste de détruire tout état existant pour la seule et unique raison que c’est

Le désir d’être peut traduire :- soit un sentiment de reconnaissance, s’exprimant dans le dithyrambe, être une volonté

d’éternisation- soit provenir d’une souffrance telle qu’elle semble constituer la loi universelle de ce

qui est, comme c’est le cas avec le pessimisme de Schopenhauer et Wagner ; le premier moteur de la croyance en l’étant est le refus de croire au devenir

Le type d’homme qui réfléchit de la sorte est une « espèce fatiguée de vivre » pour qui la contradiction est cause de douleur. L’impuissance (volonté qui se fait défaut à elle-même) maintient l’antinomie. Le désir du devenir, lorsqu’il est narcotique, naît de la haine de l’être et l’affirmation désespérée de l’être entraîne la négation de la réalité du devenir. Mais, quand la puissance se manifeste dans un désir de destruction (qui est volonté d’avenir et non pas refus de ce qui est), ce désir est indissociable d’une volonté d’éterniser le devenir. C’est pourquoi l’antinomie est dépassée. Ce que Niet appelle surabondance de force s’oppose tout autant à la volonté qui voudrait le changement pour le changement qu’à la volonté romantique de ne voir dans l’être que souffrance, et de ne reconnaître d’éternité que celle de la souffrance. C’est de la quantité et de la qualité de force créatrice, de souffrance et de joie, que dépend le maintient ou le dépassement de l’antinomie. Ainsi, l’opposition être/devenir n’a rien d’ontologique. Si on considère à part chaque terme de l’alternative, le 1er ne serait possible que parce qu’il est abstraction vide, le 2ème est certes une réalité pleine mais, pour cette même raison, il est impensable conceptuellement et même invivable. D’où : 1/ être et devenir sont constamment mélangés, sur le même plan d’immanence (Deleuze), mais un plan différemment étagé, soit parce que l’être est l’apparence discontinue du devenir, soit parce que le devenir serait la manifestation continuelle de l’être2/ sens devient éthique, i.e. affaire de volonté : comment pouvoir affirmer l’un et l’autre, l’être dans le devenir, le devenir qui est, sans avoir à nier l’un ou l’autre, i.e. sans avoir à les fuir en se réfugiant dans un arrière-monde ?

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e) Cette volonté, Niet l’a essayé à travers la doctrine de l’Eternel Retour. Ecce Homo : « Je veux raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, la pensée de l’Eternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qu’on puisse concevoir, date du mois d’août 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription ‘A six mille pieds par delà l’homme et le temps’. Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silva Plana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surleï, je fis halte. C’est là que cette idée m’est venue. »Une telle présentation n’a rien d’accessoire : cette pensée n’est pas une théorie, mais d’abord un événement, uniquement une expérience en deux sens :

- de ce qui doit être incorporé, inventé- de ce qui peut être tenté, essayé comme une traversée aventureuse et qui requiert à ce

titre le plus grand courageL’essai que constitue ER demande non pas d’être appris, mais d’être effectué. Ce qui est à effectuer, par définition, peut être raté (et alors la pensée de ER reste impensée).

Caractéristique formelle la plus constante des exposés de Niet sur l’ER : insistance sur AMBIVALENCE de cette doctrine sous plusieurs aspects :

- 1ère occurrence in Le Gai Savoir, IV, §341, « Le poids le plus lourd » où Er s’énonce sous la forme d’une possibilité qui, selon la manière dont elle serait entendue, serait attribuée à un démon ou à un dieu, serait accablante ou libératrice. Qui voudrait revivre tel quel, et ce plusieurs fois, chaque moment de son existence ? L’éternité a deux faces :

o vouloir vivre sur le mode du toujourso ne pas désirer une autre vie, une nouvelle vie, une meilleure vie (parce qu’il

n’y en a pas)Si c’est la même qui est éternellement la même, QUI est capable d’en supporter l’éventualité ? Comment faut-il être pour pouvoir le vouloir ?

- 2ème occurrence : Ainsi parlait…Ambivalence est d’un autre ordre, d’ordre acoustique. Juste après avoir été évoqué par parabole, pensée de ER aussitôt reprise sous forme d’une grimace par le nain. Dans le passage « Le convalescent », après avoir été terrassé 7 jours par sa « pensée d’abîme », Zara entend ses fidèles animaux chanter allègrement « Tout passe et tout revient, éternellement tourne la roue de l’être. » ; réponse de Zara « Vous en avez déjà fait une ritournelle »Dans les deux cas, l’insouciance des compagnons fait écho au sarcasme du nain. Echo unilatéral de la pensée de l’ER, écho qui occulte toute la signification de cette pensée.

- 3ème occurrence in Volonté de puissance, tome II, III, §3 : « Représentons-nous cette pensée sous sa forme la plus redoutable : l’existence telle qu’elle est n’ayant ni sens ni fin, mais revenant inéluctablement, sans aboutir au néant : le Retour Eternel. C’est la forme outrancière du nihilisme : le néant (l’absurde éternel). » Si tout a déjà été et doit revenir à l’identique, est-ce que cela n’implique pas que tout est EGAL ? cf. Schopenhauer : le prix qu’on en met est fonction de l’illusion qu’on en a. Or, l’ER semble surenchérir sur le pessimisme de Scho (ce nihilisme devient ek-statique) : même le rien auquel on pouvait quand même aspirer reste quelque chose (dans l’hypothèse de ER) qui se répètera sans fin dans le néant. Il n’y a plus aucune échappatoire. Cette pensée consacre le découplage entre cette vie et la possibilité d’un

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accès à l’au-delà. Elle entérinerait le règne sans partage du néant de signification, u compris la signification ultime du néant. ER = élimination la plus radicale de toute forme de finalisme. Non seulement le devenir ne trouve pas dans un au-delà un point de rédemption, mais il n’a même pas de fin, fin dont la perspective pouvait nous consoler. Cette pensée nous bloque dans l’immanence intégrale du devenir. C’est pourquoi elle constitue la pierre de touche du nihilisme en même temps qu’une forme extrême. Volonté de puissance, §113 : « L’absurdité du devenir : cette croyance résulte de ce qu’on a reconnu la fausseté des interprétations antérieures, elle généralise le découragement et la faiblesse ; elle n’est pas une croyance nécessaire. Présomption de l’homme : où il n’aperçoit pas de sens, il en nie la présence. »Le nihilisme accompli est celui qui est revenu de toutes les illusions, sans être pleinement lucide (car la lucidité est affaire de volonté, pas d’intelligence). Il continue de croire qu’il devrait y avoir un sens dont il ne constate l’absence que parce qu’il en nie la présence. Sa volonté du rien (cf. Le Monde…, IV) = symptôme de son impuissance à affirmer quoi que ce soit (cf. Le Gai Savoir, §341). C’est pourquoi, même s’il n’y a plus pour lui d’idéal supérieur qui dévaloriserait le devenir, il continue à le condamner. Incapable d’accepter le devenir comme « jeu divin ». Aussi, pour lui, l’hypothèse de ER est-elle la plus insupportable des pensées. D’où Niet fait de ER une épreuve (un « marteau » qui teste et détruit) suprême qu’il qualifie de « pensée sélective ». Volonté de puissance, IV, §225 : « Nous avons besoin d’une doctrine assez forte pour exercer une action sélective : fortifiant l’effort et brisant ceux qui sont lus »§233 : « Les deux plus grandes vues philosophiques unies par moi de façon décisive a) celle du devenir b) celle de la valeur de l’existence (mais il faudra d’abord vaincre a forme pitoyable du pessimisme allemand). Tout devient et tout revient – pas d’échappatoire possible ! – A supposer que nous puissions juger de la valeur, qu’en résulterait-il ? La pensée du retour comme principe de sélection au service de la force (ambivalence) et de la barbarie ! L’humanité est-elle mûre pour une telle pensée ? »Importance de la pensée éducative de ER. Indéniable que la portée sensément civilisatrice de cette doctrine permet de raccorder cette pensée aux deux autres doctrines : la volonté de puissance et le surhomme. Il est clair que Niet se voulait dès le départ « médecin de la civilisation » ; mais, de là à en être l’éducateur, on peut émettre quelques réserves. Il y a cette possibilité que sa pensée rentre dans l’histoire, mais il fait sur le mode prophétique. « Du moment où cette pensée est présente, tout prend une autre couleur, et c’est une autre histoire qui commence. »Quelle que soit l’interprétation (civilisatrice ou éthique), ER dit moins ce qui est qu’il ne vise à transformer. Mais comment ? Quel est exactement son contenu spéculatif ?

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f)Repartir de Ainsi parlait… Avant d’être exposé sous double forme d’une énigme et d’une vision, pensée annoncé à fin du 2ème chapitre « De la rédemption » (dont il faut entendre le titre par antiphrase, puisqu’il est surtout question dans l’ouvrage de ce qui rend captif le vouloir, ce vouloir qui est lui-même une délivrance !) : « Le vouloir ne peut rien sur ce qui est derrière lui. Ne pouvoir détruire le temps ni l’avidité dévorante du temps, telle est la détresse la plus solitaire du vouloir. »Comment la volonté peut-elle appréhender le temps autrement que comme passage, comme devenant non-être où se projette au fond sa propre volonté de disparaître (volonté de rien). Or, cette impossibilité manifeste sur ce qui est derrière alimente « l’esprit de vengeance », i.e. le ressentiment contre le devenir, ressentiment qui se traduit par conviction que le devenir est fautif. Cette idée a pu revêtir plusieurs formes ou folies :

- celle qui a voulu que la loi du temps oblige à dévorer ses propres enfants- la première parole philosophique proférée par Anaximandre « Ce dont la génération

procède pour les choses qui sont est aussi ce vers quoi elle retourne sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles (les choses) se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps »Le devenir n’est qu’un châtiment dont la corruption de tout ce qui est serait la peine capitale.

- la folie chrétienne selon laquelle l’existence ne serait qu’une série éternelle d’actes et de fautes, jusqu’à la délivrance unique pour le vouloir enchâssé dans le devenir, délivrance qui consisterait dans le non-vouloir

Comment rendre au devenir – contre cette longue tradition – son innocence ? « Tout ce qui fut n’est que fragment, énigme et horrible hasard jusqu’au jour où le vouloir créateur déclara : mais, moi, je l’ai voulu ainsi. »Au moment de la question, Zara s’arrête net, incapable de prononcer une parole. Ainsi parlait…, III, « La vision et l’énigme » (cf. poly) : Zara vogue sur mer ouverte et s’adresse aux chercheurs. Il leur raconte l’histoire d’un nain juché sur sn épaule, qui lui prédit que plus on monte haut, plus l’abîme s’approfondit. On ne peut surmonter l’infini, c’est pourquoi on retombera toujours. Contre cet esprit de lourdeur, seul le courage peut vaincre, car il tue la douleur, il vient à bout de la mort en disant « Etait-ce cela la vie ? Soit. Recommençons. »En effet, la vie est souffrance, en part. la vie humaine qui a le malheur supplémentaire de savoir qu’elle est condamnée à souffrir. N’y aurait-il rien de meilleur que s’offrir à la compassion ? Telle est la tentation, pourtant. Le courage résiste à cette tentation : « A nous deux, toi ou moi. », i.e. le pessimisme (le plus jamais cela) OU l’ER (encore une fois). Zara est momentanément soulagé du pessimisme, même si le nain s’assied à côté de lui, et entame un dialogue sur le devenir. Soit une rue et un portique où viennent buter deux routes, en avant et en arrière, qui durent une éternité : « Le nom de la poterne est inscrite au fronton : ce nom, c’est l’Instant. »Est-ce que ces deux infinités se contredisent ? Il faut comprendre de quelle éternité on parle ici. Fragment posthume de 1888 : « C’est seulement si je commettais la faute d’assimiler cette idée incorrecte d’un regressus in infinitum à l’idée tout à fait inapplicable d’un progressus in infinitum jusqu’à maintenant, si je posais la direction comme logiquement indifférente, que je pourrais prendre la tête pour la queue. »Eternité d’une aptitude à courir indéfiniment sur chacune des deux routes. Pour que la route en arrière soit poursuivie à l’infini, il faut la parcourir à partir de l’instant où on est. De fait, on ne peut pas penser une progression infinie du passé (puisque le passé bute

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sur chaque instant présent) ; le passé = infini, que dans la mesure où sa régression ne connaît pas de terme, pas d’instant originel de la création ! Or, si le passé et l’avenir sont éternels, ils ne se contredisent plus. L’éternité ne peut laisser aucun temps en dehors d’elle. Passé et avenir doivent chacun contenir tous les contenus temporels possibles, donc ils se confondent. Pour le nain, l’éternité n’est que ce qui fait tourner indéfiniment la roue du temps (cf. le verdict de Kohelet). Dans l’interprétation aplatissante, le temps perd son orientation indéfiniment linéaire remplacée par orientation circulaire qui nous accable. Cette circularité ne permet pas de surmonter la détresse de la volonté qui consiste à ne pas pouvoir vouloir en arrière. Or, délivrer la volonté de son ressentiment envers un passé irrévocable, c’est transformer le c’était en je le veux et le voudrai ainsi, c’est promouvoir un vouloir qui s’étende dans les trois dimensions temporelles.D’où Zara demande au nain de regarder le portique nommé Instant : c’est lui qui fait passer, qui entraîne toute chose à venir derrière lui. Ce n’est pas l’instant que le temps fait passer. C’est à partir de l’instant que les deux routes du temps se déterminent comme infinies et, par là, équivalentes. Le courage de Zara consiste à ne plus éterniser le temps sous son double aspect irrévocable et d’avenir qui nous échappe, puisque l’éternité de l’un passe dans l’éternité de l’autre, MAIS à éterniser l’instant. S’il en est ainsi, « tout ce qui peut arriver, entre toutes les choses, ne doit-il pas pas déjà être accompli, être passé ? Et si tout ce qui est a déjà été, que penses-tu de cet instant, nain ? Cette poterne ne doit-elle pas aussi déjà avoir été ? »Mais pour être déchiffrée, cette énigme requiert que les conditions d’application soient aussi déchiffrées. D’où suite de la parabole : un chien se met à hurler. Ce hurlement replonge Zarathoustra dans sa propre enfance pitié. ENFANCE = époque où il partageait le pessimisme de Scho et Wagner (cf. Gai Savoir, §370). Le chien ne hurle pas seulement à la souffrance de la vie, mais à l’absence totale de sens de cette détresse ; il hurle à l’homme « seul, isolé sous le clair de lune le plus isolé qui fût ». Zara se voit tel quel sous la figure d’un jeune pâtre, un serpent noir lui pendant de la bouche qu’on ne peut se contenter de repousser, mais qu’il faut tuer : « Mords-le ! Mords-le ! ». De cette morsure qui triomphe du nihilisme peut naître le rire qui libère de la compassion pour la douleur humaine, peut naître le gai savoir. C’est un rire dionysiaque, i.e. le rire de l’affirmation, du oui à ce qui devient. L’énigme et la vision se répondent rigoureusement. Dire que tout revient peut aussi signifier :

- soit l’indifférence, l’équivalence nihiliste de toutes choses (que tout revient au même, en vain)

- soit, puisque chaque instant étant en soi infini et semblable à nul autre, que tout revient pour de bon, i.e. dans sa singularité et non pas dans sa similitude à tout le reste

Entre les deux lectures, la frontière est mince, quasi inexistante, pour qui se tient à l’extérieur de la doctrine. La pensée de l’ER = ligne de crête. L’instant qui fait passer est toujours à la fois l’instant de la décision qui tranche ou qui faillit à le faire.

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g)Deux interprétations (parmi d’autres) de ER :

- Nietzsche de Heidegger : consacre l’essentiel de son commentaire à ER et parle de « l’ER du même ». Expression va s’imposer en France alors même qu’on ne la retrouve que dans quelques fragments de Nietzsche. Avec cette doctrine, Niet réaliserait l’achèvement et l’accomplissement de la métaphysique. Loin de la renverser, il resterait résolument dans son orbe : « Niet veut certainement le devenir et le devenant en tant que caractère fondamental de l’étant dans sa totalité ; mais c’est précisément et avant tout le devenir qu’il veut en tant que ce qui demeure – en tant que l’étant proprement dit : et l’étant notamment dans le sens exactement des penseurs grecs. »La pensée de l’ER = transfert de la présence de l’être au devenir, en cela que la volonté de puissance réclamerait la stabilisation du devenir afin de s’assurer de soi comme loi de l’être. Alors, Niet reste prisonnier du platonisme puisqu’il procède à simple substitution de l’en-deçà sensible à l’au-delà intelligible, mais en gardant la même grille catégoriale. Il continuerait d’interpréter l’être comme puissance (mais ce n’est plus l’être qui demeure : c’est le devenir, ce qui revient au même). En ce sens, ce serait la pensée la plus métaphysique qui soit, pour Heidegger.

- Deleuze, Différence et répétition / Nietzsche et la philosophieIl adopte non pas une démarche ontologique, mais généalogique : la pensée ER fait éclater les dualités traditionnelles de l’un et du multiple, du même et du différent, etc. Mais ER = épreuve SÉLECTIVE ; ER = certain vouloirAlors les formes de vie capables de résister à la question « peux-tu revenir éternellement ? » = formes ACTIVES, AFFIRMATIVES ≠ formes REACTIVES, NEGATRICES succombant nécessairement à l’épreuve. ER signifie non pas que l’être = ce qui demeure, mais être = SÉLECTION. Seul peut revenir ce qui affirme ou est affirmé : « L’éternel retour est la reproduction du devenir, mais la reproduction du devenir est aussi la production d’un devenir actif (…) L’enseignement spéculatif de Niet est le suivant : le devenir, le multiple, le hasard, ne contiennent aucune négation ; la différence est l’affirmation pure ; revenir est l’être de la différence excluant tout négatif. »

L’antagonisme entre les deux interprétations amène à une question : mais de quoi l’ER est-il le retour ? 1/ Le temps ? Or, il est notable que jamais Niet ne mentionne (presque jamais, en fait, car mention dans la bouche de l’esprit de pesanteur). Le temps enveloppe l’idée d’ordre et d’homogénéité. Affirmer la circularité du temps ne change rien. ER ne consiste pas à poser que toutes les choses deviennent et reviennent telles quelles DANS le cours du temps, car alors ce cours du temps n’est qu’une projection, qu’une construction de l’intellect : « L’absence de temps et la succession temporelle se concilient dès que l’intellect a disparu. »cf. Physique, IV, 11 : « Le temps est le NOMBRE du mouvement selon l’avant et l’après »Sans intellect, il n’y a rien, aucune différence entre l’atemporel et la succession. De même en ce qui concerne l’ordre du temps : si cet ordre renvoie à la relation de causalité : « Cause et effet : probablement n’existe-t-il jamais une telle dualité. En vérité, nous sommes face à un continuum dont nous isolons quelques éléments. » (Gai Savoir, §112)

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Si l’ordre du temps résulte d’une humanisation du devenir, pareillement la représentation du temps comme cours irréversible procède d’une interprétation par un certain type de volonté. Le temps irréversible ne fait peser sur toute action le poids de l’irrémédiable que dans une optique pessimiste du christianisme. Ce que Niet suggère, c’est que sans être posés, devenir et temps doivent être distingués ; et c’est cette distinction qui est l’un des apports spéculatifs de la pensée de l’ER. En effet, ER nous libère de l’emprise du temps sans nous projeter de l’atemporalité. C’est une telle alternative dans le temps/hors du temps que l’ER récuse : cette pensé invite à se tenir, dans un équilibre, sur la bordure entre le temps et hors du temps. Tel serait le devenir dans sa plénitude. Le Gai Savoir, §341 : lorsque le démon ou le dieu demande si tu veux ceci encore une fois, il ne faut pas l’entendre comme une répétition, comme si l’éternité du retour devait se représenter sous la forme d’un étalement d’un nombre infini de fois dans un temps infini. Cf. Physique, III, 6 : l’infini se prend selon plusieurs acceptions ; ou bien l’infini est un mouvement qui peut toujours continuer sans rencontrer de limite et, donc, l’infini se caractérise comme « ce à quoi il manque toujours qqc », c’est un presqu’être, c’est l’interminé ; ou bien l’infini est enveloppé dans le mouvement, il est la « puissance ».L’infinité du retour ≠ répétition interminable, mais est déjà contenue dans la première fois comme intensité de puissance. Alors, l’éternité de ER ≠ quantitative, mais qualitative. L’espèce d’éternité qui approfondit l’affirmation est présente en chaque instant cf. fragment de 1881-1882 : « Vous croyez disposer d’un long repos jusqu’à la renaissance – mais détrompez-vous. Entre le dernier instant de la conscience et la première lueur de la nouvelle vie, il n’y a point de temps – cet intervalle aura passé comme l’éclair, encore que des créatures vivantes le mesurent d’après des billions d’années, et ne sauraient le mesurer. L’absence de temps et la succession temporelle se concilient dès que l’intellect a disparu. »C’est pourquoi dire oui à la vie une fois, c’est dire encore une fois et toujours. Le oui s’approfondit de l’éternité et l’affirmation est sans réserve qu’à cette condition.

Mais il convient aussitôt de lever une équivoque. On ne peut s’empêcher de repenser au pacte que Faust contracte avec Méphistophélès, qui se définit comme « l’esprit qui nie ».« Si je dis à l’instant qui passe ‘Attends-moi, tu es si beau’,Alors tu peux me charger de chaînes,Alors je consens volontiers à périr (…)Que l’horloge s’arrête, que l’aiguille tombe – que le temps pour moi soit révolu. »Faust convaincu que son aspiration infinie au savoir ne pourrait être assouvie met au défi le démon de l’en détourner par une seule jouissance passagère. Il dit vrai et se trompe. Faust ne se laissera jamais prendre aux séductions, mais en même temps, ce qu’énonce Faust est un blasphème contre l’existence, puisqu’il se caractérise lui-même comme celui qui ne se plaira jamais à lui-même. Le protocole de Le Gai Savoir s’apparente de très près à celui de Faust, mais en le retournant pièce par pièce : 1/ ce n’est pas à un instant magnifique qu’il faut s’abandonner2/ ce n’est pas au devenir qu’il faut soustraire cet instant en lui demandant de s’attarderC’est l’instant de l’acquiescement à ce que « l’éternel sablier de l’existence soit sans cesse renversé et toi avec ».VP, tome II, §633 : « Car rien n’existe par soi seul, ni en nous, ni dans les choses ; et si notre âme en une seule fois a vibré et résonné comme une corde de joie, toutes les éternités ont collaboré à déterminer ce seul fait – et dans cet unique instant d’affirmation, toute l’éternité se trouve approuvée, rachetée, justifiée, affirmée. »

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Dans un instant éprouvé comme nécessaire jusque dans sa plus extrême contingence, se révèle la NÉCESSITÉ (non-causale) qui le relie à tous les instants. Quand il est affirmé pleinement, l’instant ne peut plus exister sans impliquer tous les autres. Ainsi parlait…, IV, « Chant d’ivresse » : « Avez-vous jamais dit oui à une joie ? Ô mes amis, alors vous avez dit oui à toutes douleurs. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, liées par l’amour (…) Et même au mal vous dites : Passe – mais reviens. Car la joie vaut l’éternité. »Ce qui revient : le TOUT coordonné à l’instant. Mais ce tout est le tout en tant qu’il passe, en tant qu’il est parce qu’ il passe .

h)Cette pensée d’abîme cristallise l’intuition du devenir comme TOTALITÉ. Affirmation de ER // innocence du devenir, i.e. avec l’abolition de la croyance en un au-delà suprasensible, en une finalité cosmique. ER peut apparaître comme la forme la + extrême du nihilisme, mais aussi comme ce qui nous en libère (nihilisme ek-statique) : « S’il est vrai que ‘tout est vain’, s’il n’y a ni but ni fin, la durée devient la plus paralysante qui soit. »Le Retour ≠ accomplissement d’une intention, mais la pérennisation de l’aspect radicalement in-intentionnel du devenir. ER = expression de la totale positivité de ce qui advient, il marque la référence complète de l’être au devenir par delà toutes fins, causes, intentions, il est la pensée de l’immanence absolue. D’où aucune catégorie de l’entendement en saurait s’ajuster au devenir adéquatement : « La raison et la déraison ne sont pas des prédicats convenables au tout » (VP, I, §325)ER sanctifie le hasard (comme n’étant nullement la négation de la nécessité). Hasard et nécessité sont les deux faces d’un même principe, deux traductions de l’absence de toute direction finaliste/finalisée, rationnelle, à l’intérieur du devenir. Ils disent tous deux qu’advient tout ce qui peut être sans qu’il y ait la moindre concession pour un choix quelconque. VP, I, §374 : « Le chaos universel qui exclut toutes activités à finalité n’est pas contradictoire avec l’idée de cycle : celui-ci n’est justement qu’une nécessité irrationnelle, sans aucune arrière pensée formelle, éthique ou esthétique. »Le devenir comme cycle : la signification de la nécessité ≠ résultat d’une intention d’un esprit transcendant, de la rationalité du logos, mais le hasard pris comme symbole du devenir irréductibles à toutes les valeurs ou perspectives ou catégories trop humaines. D’où parabole de la danse par laquelle Zara donne l’équivalent de cette intuition cf. Ainsi parlait…, IIIème partie, « Avant l’aurore » : « Par hasard – c’est la plus vieille noblesse du monde, je l’ai restituée à toutes choses, je les ai libérées de la servitude à la finalité // Comme une cloche d’azur, j’ai posé sur toutes choses cette liberté, cette sérénité céleste, le jour où j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles et par elles il n’y a pas de vouloir éternel qui agisse (…) Il peut y avoir un peu de sagesse, c’est vrai, mais voici la certitude divine que j’ai trouvée en toutes choses ; c’est sur les jambes du hasard qu’elle préfère – danser . »Le hasard s’oppose non pas à la nécessité, mais bien à la finalité. Certains fragments montrent que Niet recourt aux sciences physiques pour corroborer sa pensée : cette utilisation de la cosmologie moderne a toujours un caractère polémique. A chaque fois, Niet veut montrer que la reconnaissance de la réalité actuelle comme devenir exclut absolument la croyance en une téléologie dans la nature et dans l’histoire. Si le monde poursuivait une fin, un état d’équilibre devrait nécessairement s’être déjà instauré. Si le monde était capable de permanence et de fixité, mieux s’il y avait dans tout son cours un seul instant d’être, il ne pourrait plus y avoir de devenir. Cet argument fallacieux (car la fin ≠ telos) montre en quoi le devenir s’assimile à l’absence d’équilibre, même si cette absence n’est pas une défaillance. Le devenir n’a jamais non plus

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commencé, il n’est pas devenu. D’où éternité ≠ en dehors de lui, ni au-dessus, mais ce qui est intérieur au devenir. Tout en annulant l’opposition majeure entre être et devenir, la pensée de l’ER conserve l’un et l’autre des deux termes, mais comme des points de vue possibles. Le cercle demeure ce qui dans le devenir est toujours permanent. ER apparaît comme une interprétation du devenir suivant la perspective de l’être, dans sa perspective, i.e. selon le point de vue fictif qui tout au long de l’histoire l’avait pourtant dévalué. Mais cette interprétation est aussi l’expression suprême d’une volonté qui s’assure de soi, qui se dépasse en s’affirmant dans la certitude de surmonter indéfiniment le retour même du négatif.« Imprimer au devenir la marque de l’être : telle est la forme suprême de la volonté de puissance (…) Dire que tout revient, c’est rapprocher au maximum un monde du devenir de celui de l’être. »Il ne s’agit pas de savoir si cette pensée est vraie ou fausse ; cette passé n’est en aucune manière une théorie, mais l’expression d’une intuition. En revanche, jusqu’où cette pensée est-elle vraiment pensable, endurable ? Plusieurs options :

1/ Estimer que cette pensée éprouvée jusqu’au bout conduit à l’échec, y compris de la pensée, i.e. qu’elle conduit jusqu’au seuil de la déraison. Indéniable que la pensée philosophique, dans la mesure où elle se veut radicale, est l’expérience des limites de la pensée et du pensable. Nul mieux que Niet n’a perçu le danger intrinsèque, puisque pour lui la sagesse est bien une affaire de mesure et consiste à tracer des limites, y compris et surtout au savoir.§ de 1882 « Le philosophe de la connaissance tragique » : « L’instinct de la connaissance, parvenu à ses limites, se retourne contre lui-même pour en venir à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie la meilleure. On doit vouloir même l’illusion – c’est là que réside le tragique. »On peut se demander si la pensée de l’ER ne transgresse pas ces limites en effaçant toutes les différences sur lesquelles se fondent le langage, la pensée et le temps, si elle n’en vient pas à détruire toutes les identités partielles, toutes les formes qui sont les conditions de la vie, et en particulier l’identité ferme du moi opposée à l’identité stable du monde, dans la mesure où elle débouche sur l’assimilation du moi et du monde, assimilation que résume amor fati. Le Gai Savoir, IV, §341 : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour. »Connexion avec l’ER ; § de 1888 : « Une philosophie expérimentale telle que celle que je vis anticipe, à titre d’essai, sur les possibilités du nihilisme radical : ce qui ne veut pas dire qu’elle en reste à un non, à une négation, à une volonté de nier. Bien au contraire elle veut parvenir à l’inverse – à un acquiescement dionysiaque au monde tel qu’il est, sans rien en ôter, en excepter, en sélectionner – elle veut le cycle éternel – les mêmes choses, la même logique et non-logique des nœuds. Etat le plus haut qu’un philosophe puisse atteindre : avoir envers l’existence une attitude dionysiaque : ma formule pour cela est amor fati. »Mais le risque pleinement assumé reste la dissolution du moi dans la réversibilité du devenir. Dès l’instant où j’ai la conviction que chaque volition est une des figures éternelles du destin, qu’elle forge un chainon du grand anneau, que tout acte qui émane du moi acquiert une valeur absolue tout en perdant l’assignation à une identité stable, alors je suis moi-même la fatalité (ego fatum) cf. § de 1888 : « Je suis moi-même le futur, et depuis des éternités, c’est moi qui détermine l’existence. »On glisse insensiblement de l’amor fati à l’ego fatum ; c’est ce glissement qui fait écrire à Niet dans sa toute dernière lettre : « ce qui est désagréable et embarrassant pour ma modestie, c’est qu’au fond je suis chaque nom de l’histoire. » (in Dernière lettre, PAYOT)

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La perte du nom propre montre à sa manière que dans l’affirmation sans mesure du devenir, toute identité se ramène ) un masque interchangeable lié au jeu universel de l’aiôn, jeu qui n’est que la perpétuelle alternance des apparences. Cette explosion ultime n’est pas seulement le saut dans la folie de l’homme-Niet, mais aussi et surtout le moment ultime où l’abolition des antithèses, dont se nourrit le langage de l’être, réduit le philosophe au silence, le renvoie à la force dissociée et dissociante, inexprimable, du chaos.

2/ Faire de la pensée de ER une fiction heuristique, un principe critique de discrimination sur le modèle de l’impératif catégorique. ER n’est pas, il fonctionne   : c’est une pensée opératrice. Pour Kant, il faut agir comme si chacune de nos actions pouvait supporter l’épreuve d’être érigée en principe de législation universelle ; de même, la pensée de ER nous soumet à l’épreuve d’un jugement : pouvons-nous vivre selon des valeurs qui supporteraient l’idée qu’elles reviennent sans cesse ? À l’épreuve de ce « marteau », certaines valeurs montrent alors leur perpétuité factice, car elles sont réactives ; d’autres résistant parce que, expressions d’une surabondance de vie, elles appellent au contraire le Retour et ne s’évanouissent pas. L’actualité des valeurs actives ne disparaît pas avec le temps ; leur intensité n’a pas à se maintenir ni à passer, puisqu’elles sont hors du temps, si par temps on appelle ce qui se scinde en trois phases (passé, présent, avenir). VP, I, §242 : « Si dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ?, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide. »// avec impératif catégorique est (trop) frappant, comme si ER = réplique de impératif catégorique dans le devenir. Mais il faut atténuer ce // :

- chez Kant, la loi morale commande d’une manière absolue, sans tenir compte des répercussions que l’obéissance à la loi entraîne sur les penchants sensibles ; au contraire, chez Niet, la pensée de ER se nourrit de nos affects les plus intimes. Elle exige un élan qui mobilise toutes les impulsions de notre personnalité. Nous désirons le Retour de la vie qui comble le mieux nos aspirations

- ER n’a pas la valeur d’un impératif moral (parce qu’il nous situe par delà le bien et le mal), mais préside à la métamorphose du « je veux » en « je suis » ; à ce titre, ce principe qui, tenant à notre être même, ne peut pas s’identifier à un nouveau devoir-être, libère le devenir de manière à nous le faire apparaître comme le champ d’expérience le plus ouvert qui se puisse

3/ Critère vital, créateur   : formulation d’un désir, mieux ER = désir Critère du caractère authentiquement affirmatif de l’affirmation qui est au-dessus du temps, car au-dessus de toutes les représentations. Distinction des deux routes n’existe que pour celui qui laisse passer l’instant, juché sur le portique comme un stylite, soit parce qu’il le subit, soit parce qu’il l’objective. Mais celui qui se tient dans l’instant, qui s’y tient, surmonte la fausse éternité du temps. S’y tenir, c’est l’affirmer. Et ce qui s’affirme ne peut être que la puissance de la vie. On ne supporte cette affirmation qu’à la condition d’affirmer la double, égale et perpétuelle nécessité de la douleur et de la joie. Mais affirmer cette nécessité = désirer son éternité ! D’où on comprend le lien étroit entre ER et amor fati qui n’ont de sens que rapportés au devenir. Le 1er affirme l’éternité, puisqu’aimer l’éternité, c’est vouloir que le devenir revienne, c’est ne plus voir dans le devenir ce flux irréversible qui dégrade toutes choses ; l’amor fati élimine du devenir toute idée d’accident ; c’est la nécessité parfaite du devenir à chaque instant qui est affirmée. Mais si le devenir est nécessaire à chaque instant, aucun instant ne prédétermine l’autre. D’où tout est possible à chaque instant, « je veux » est ce possible sans possibilité antérieure. Ce qui adviendra ne trouve pas sa condition dans ce qui est advenu. D’où ce qui advient est à

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la fois absolument nécessaire et absolument contingent. Pensée du destin : pensée pour laquelle ce qui advient est sans cause, raison, finalité et pourtant absolument nécessaire, parce qu’il advient. Le fatum = pensée exaltante pour celui qui comprend qu’il en fait partie, tout comme l’ER l’est pour celui qui l’affirme. C’est bien à l’existence comme devenir que ER dit oui et, réciproquement, c’est ce oui qui affirme que l’existence est devenir. De la même manière, l’amor fati ≠ amour de l’existence, mais amour pour ce qui transforme cette espèce de devenir qu’est la vie en un destin. C’est cet amour qui transforme la vie. Il n’y alors rien qui précède le dire-oui, il n’y a rien à aimer qui précèderait l’amour. L’affirmation et l’amour sont le retour et le destin. Affirmer le devenir comme ER, l’aimer comme destin = jouir de la volupté dionysiaque à toutes les contradictions qui en font la richesse. Cf. « La chanson ivre » (p.17) : « La douleur est joie aussi, la malédiction est bénédiction, la nuit est un soleil aussi. Allez-vous en, ou apprenez qu’un sage est aussi un fou. »

4/ Pensée de ER = «   parole de vérité   » (au sens de dévoilement) En prétendant rapprocher le plus que l’on peut le monde le monde du devenir de celui de l’être, ET nous inviterait à dégager le devenir de la forme essentiellement perspectiviste de la temporalité humaine, terrestre en général. « L’amour de la vie est tout près d’être le contraire de l’amour d’une longue vie. Tout amour passe à l’instant et à l’éternité – mais jamais à la longueur. »ER affirme la fulguration de l’instant et l’émiettement de l’éternité. Ce qui indique que le devenir est affirmé dans le retour, est essentiellement discontinu. D’où, dans la vision « panique » que l’on peut avoir du Retour, rien n’est réellement passé, rien non plus n’est de l’avenir, mais chaque moment est actuel. DEVENIR = à un moment présent peut succéder un autre moment présent par l’effet d’une brisure (qui n’est pas temporelle). Même si Nietzsche reprend l’image héraclitéenne du fleuve, vouloir que revienne le devenir = vouloir le devenir d’un monde désintégré. Ce n’est pas vouloir que revienne ce qui est (l’être-stable), mais que le devenir soit, et pour cela il doit être délivré de ce que nous souvenirs et attentes projettent sur lui, projections qui aboutissent à le temporaliser. Lorsque délivré, alors il n’est plus que la succession atemporelle et contemporaine dans tout ce qui advient, dans sa plénitude. Cette plénitude, voilà l’être même du devenir.

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II. Allez de l’être du devenir à comment le rendre intelligible : si le devenir a un être en propre, comment le dire ?

a)Fin du Cratyle : 3 hypothèses ontologiques en relation avec hypothèses épistémologiques. Dialogue ne porte pas tant sur langage en général que sur un pb particulier : pb de la rectitude des mots (onoma) formulé selon les termes sophistiques d’une alternative entre la nature et la loi qui se présentent chacune comme antithèse de l’autre. Confrontation entre deux thèses figées qui ne sont qu’en apparence antinomiques :

- Cratyle : dénomination juste par nature - Hermogène : dénomination juste est convention devenue coutumière

Platon ne prend pas parti, mais s’emploie à reformuler philosophiquement la question disputée en demandant ce qui est en jeu quand on s’interroge sur la nature des mots :

- est-ce leur origine arbitraire ou naturelle (faux pb)- est-ce leur fonction, i.e. référence ou, plus exactement, leur référentialité, i.e. aptitude

à renvoyer à qqc en dehors de ce avec quoi les mots seraient en relation   ? Deux opinions rivales ne s’opposent qu’en apparence car aboutissent à conclusion identique :

- Cratyle défend l’idée d’une concordance naturelle, voire physique, entre le mot et la chose(338a) rectitude originelle de la dénomination fait partie de la nature de chaque réalité, si bien que tous les mots sont justes et (429c-d) « il est impossible de dire faux puisque pour autant qu’on dit qqc, on dit toujours ce que l’on dit »

- thèse conventionnaliste, bien que s’opposant terme à terme à la précédente, la rejoint sur ce constat ; la rectitude du mot repose sur sa valeur d’emploi, d’usage, après convention ; un mot n’est pas un mot s’il est juste, mais c’est parce qu’il est conventionnellement utilisé qu’il est juste (384d), d’où la pluralité des langues ; relativité des mots par rapport au locuteur singulier ; un locuteur peut même ne plus dénommer « homme » un homme (385a) ; dans cette optique aussi, sauf à se tromper de mot, on dit toujours ce que l’on dit

Malgré la divergence apparente, les deux thèses en viennent à absolutiser le mot et à relativiser, voire à abolir, la vérité en posant chacune à sa manière l’identité du nom et de ce qui est dénommé. Refus de l’écart et de la distance qui font la signification, l’une en vertu d’une coïncidence naturelle, l’autre en vertu d’une convention. D’où ce que l’on dit de la chose, c’est :

- soit la chose même- soit ce qu’on a convenu d’entendre par ce mot

Si tout ce qui est dit est ipso facto juste, alors la csq principale = langage sans relation avec son autre, soit parce qu’il n’en aurait aucun, soit qu’il serait totalement hétérogène à son autre. Contre cette conséquence, Platon sollicite tour à tour un paradigme artisanal (contre la thèse conventionnaliste) et un paradigme pictural (contre la thèse naturaliste). Il s’agit de faire reconnaître à Hermogène que, même s’il y a convention des mots, dans la mesure où cette institution repose sur une activité, comme toute activité elle doit se régler sur la nature de l’ouvrage qu’on réalise : « être un instrument qui sert à enseigner et à discriminer la réalité » (388b-c). Telle serait la puissance du mot, qui n’a rien d’arbitraire. Reste alors à préciser comment cette puissance s’exerce. Socrate se tourne vers Cratyle et avance une deuxième définition : (430a) « imitation de l’objet » (mimèma tou pragmata). Mise en place d’un deuxième modèle, celui de la peinture, qui permet d’éclairer en quoi consiste l’imitation propre à une image et il apparaît qu’une image imite non pas en redoublant ni en dupliquant (car elle serait imparfaite), mais à faire reconnaître. Ce n’est pas du tout la ressemblance qui est le propre de la bonne image, mais la CONFORMITÉ entre ce

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qu’il y a dans le modèle et dans l’image. Cette conformité ne se donne pas dans l’image, elle n’est pas visible. Si comme chose l’image est de part en part visible, ce grâce à quoi elle est image de (son iconicité ) n’est pas visible. Une image ne peut pas représenter ce qui lui permet d’être à l’image de son modèle. Le mot juste est celui qui dit le caractère distinctif (tupos) de la chose dont on parle. Reste que, de la même manière que le rapport de conformité ne se trouve pas dans l’image, de même ce n’est pas dan le mot que la chose se trouve. Plus exactement, la relation à la chose que le mot a pour vertu de manifester n’est pas elle-même verbale, n’est pas une partie du mot. Le mot se rapporte à la chose en la signifiant. Cette relation de signification n’est pas sensible. Même si impasse à la fin du dialogue, il faut se demander quelles sont les choses que les par les mots nous signifions ? Thèse linguistique de rectitude des mots se révèle avoir une condition épistémologique qui à son tour a pour condition la détermination ontologique des objets de la connaissance. Cette question est abordée dans l’épilogue.

Socrate feint de se rallier à évidence que réalité immédiatement perçue change. Plusieurs hypo : 1/ Si tout change et que rien ne demeure, alors aucune chose, en étant dans un même état, ne peut donc être quelque chose. En outre, au devenir propre à chaque chose s’ajouterait l’altération que lui ferait subir le sujet connaissant en en prenant connaissance. Altération du connaissant et du connu. On admet toutefois que la connaissance garde néanmoins sa forme de connaissance. D’où « la connaissance demeure et il y a connaissance ». Lorsqu’on affirme que tout change, cela semble valoir aussi pour la connaissance. Dans sa version radicale, l’hyp du mobilisme s’autodétruit.En effet, il ne serait même plus possible de savoir que tout change. Cette difficulté d’affirmer que tout change, c’est le pb d’Héraclite.Fragment 2 : « De ce discours, qui est toujours vrai, les hommes restent sans intelligence, avant de l’écouter comme du jour qu’ils l’ont écouté. Car, bien que tout arrive conformément à ce discours, c’est à des inexperts qu’ils ressemblent s’essayant à des paroles et à des actes tels que moi je les expose, divisant chaque chose selon sa nature et expliquant comment elle est. Quant aux autres hommes, ce qu’ils font éveillés leur échappe, tout comme leur échappe ce qu’ils oublient en dormant. »Héraclite pose un logos qui est toujours, logos conformément auquel tout ce qui devient devient. Le logos est, mais ce qui se conforme à lui naît et disparaît. De ce logos qui est, seule l’intelligence peut le saisir ; la plupart des hommes dans leur sommeil croit que les choses sont et sont soit cela, soit le contraire, alors que les contraires ne peuvent être dissociés. En revanche, on ne peut s’accorder au logos qu’en s’accordant à la loi qui domine le devenir (polemos, qui fait exister en opposant). De la lutte des contraires provient tout ce qui existe, toute génération et celle lutte est la structure de tout devenant. Si la lutte est la loi du devenir, ce qui nous semble durer n’exprime qu’une suprématie momentanée et n’arrête en aucune manière le combat qui révèle la justice éternelle. Fragment 128 : « Il faut savoir que la guerre est universelle, et la joute justice, et que, engendrées, toutes choses le sont par la joute, et par elle nécessitées. »Or, cette guerre est sans injustice ni démesure. Cette nécessité n’est rien d’autre que le principe de l’aiôn cf. Fragment 130 : « L’aiôn est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant. » L’aiôn est force vitale, vie en tant qu’elle implique la mort, la durée de vie impartie à toutes choses et au monde lui-même. Le jeu dont il est question est un jeu où l’un doit l’emporter sur l’autre. Aiôn joue contre tout ce qui devient, contre ces pions qu’il déplace pour les retirer plus ou moins rapidement de la partie. N’importe quelle qualité peut plus ou moins bien jouer contre lui. Sa défaite n’implique aucune faute. Tous les

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coups sont indépendants, pas de cause et d’effet. Alors la loi du devenir n’est pas seulement d’exclure l’identité à soi de chaque existant, mais aussi la négation du temps orienté. En effet, tout apparaît et disparaît sans ordre, et pourtant tout reste soumis à une inflexible nécessité. L’affirmation de l’écoulement universel suppose au moins une exception, le logos de la connaissance, sinon tout pourrait changer sans cesse, mais nous pâtirions de ce changement sans pouvoir nous en dégager. L’hypothèse du mobilisme universel implique que celui qui la formule se place dans un mobilisme restreint. Mais une autre possibilité est selon Platon possible : si le connaissant existe sans changer de forme, alors il est possible que la connaissance n’ait pas pour seul contenu ce que lui offre le devenir, mais aussi des êtres stables (hypo des Formes intelligibles). Participation des sensibles aux Formes comme étants stables imposerait au devenir le sceau des êtres véritables et lui permettrait de prendre figure. Parti sur l’examen du type de réalité que peuvent signifier les mots, deux possibilités :

- mobilisme universel auquel la connaissance ferait exception- l’existence de Formes permanentes distinctes des objets sensibles, parce qu’elles

seraient les objets appropriés à la connaissancePas d’alternative biaisée : Platon continue d’explorer les chances et les difficultés des deux positions :

- mobilisme, difficulté de pouvoir parler correctement du devenir (Théétète)- idéalisme, difficulté de participation des choses qui deviennent aux Formes dont on

parle (Parménide)

b)1ère hypothèse du Théétète : « le savoir est la sensation » ; au préalable, démo sur puissances irrationnelles. Attention, se méfier de traduction de aisthesis par sensation car verbe correspondant aisthanomai signifie avoir un rapport immédiat avec son objet. Aisthesis : prise instantanée, contact sans distance avec du réel à état brut et, à ce titre, infaillible. Traduire plutôt par « percevoir ». Platon se garde bien d’invoquer les prétendues erreurs des sens ; au contraire, il prend cette hyp au sérieux. Il ne s’agira pas d’examiner la lus ou moins grande vérité de la sensation, mais de déterminer si la sensation peut être ce par quoi se révèle/s’appréhende l’être de ce qui est. En sorte que Platon ne préjuge pas de ce que c’est que sentir. Qu’est-ce que sentir et que sentons-nous s’il st vrai que savoir = sentir et que l’être = être senti (alors qu’on nie toute différence entre eux) ? Confrontation avec savoir immédiat. Si elle aboutit à montrer que ce savoir immédiat ne l’est pas vraiment (qu’il est déjà médiatisé), il n’en reste pas moins que Platon en accepte la forte présomption, i.e. que le savoir doit être immédiat. Alors, quoi de plus évident que la sensation ?

Si Théé répond ainsi, c’est parce qu’il a introduit d’emblée le sujet qui sait.(151e) « Celui qui sait sent ce qu’il sait » ; il entend le savoir ainsi : comment sait-il ce qu’il sait ? Unilatéralement, du côté du sujet du savoir, la question du savoir se ramène à celle de la relation du sujet à ce qu’il sait. Théé suppose que, pour savoir, le contenu du savoir doit être immédiatement adhérent : il faut le sentir. Ipso facto, relativité de ce qui est sur à celui qui sait. Tout objet n’auait de réalité que pour autant qu’il est su, i.e. senti. Aussi, juste après cette 1ère réponse, pb du savoir se traduit-il en terme de « phantasia » (152c) qu’on peut traduire par « apparence ». Platon reconstruit tout un corps de sagesse ramenant l’énoncé de Théé à d’autres énoncés plus prestigieux. Il le ramène à une anthropologie (Protagoras) puis à une physique et une ontologie (car la thèse de Protagoras s’appuie présuppose celle d’Héraclite selon laquelle tout coule).

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Amener au jour / élucider la pensée propre de Théé, lui donner à penser ce qu’il a dit.1ère connexion : « L’homme est la mesure de toutes choses (pana chremata), pour celles qui sont mesures de leur être (ôs estin), pour celles qui sont mesures de leur non-être. »1/ De quel homme s’agit-il   ? Protagoras désigne chacun des hommes. La thèse protagorienne se place sous le signe d’une multiplicité de sujets humains. Entre chaque homme, la différence est à la fois absolue, puisque chacun est unique, et inassignable, puisque chacun est mesure. Il n’y aurait pas de mesure extérieure qui permettrait d’évaluer la différence entre chacun. Cet individualisme perceptif dans « l’apologie de Protagoras » sera convertie en humanisme sociologique : l’homme est à construire.

2/ Comment mesure-t-il ce qu’il est   ? Chacun mesure autant qu’il rapporte à soi (unité de référence). En grec, le texte est saturé par le datif éthique qui désigne une chose par rapport à ce qu’elle apporte au point de vue de celui qui l’envisage.

3/ Qu’en va-t-il de l’être mesuré   ? L’être de ce qui est mesuré, rapporté à chacun, se confond avec l’apparaître à (phainetai). Dans un premier temps, le savoir = sentir envelopperait la réduction/l’adéquation de l’être aux phénomènes, et du phénomène à l’être perçu. Alors, si être = apparaître, peut-on encore parler d’être ? En effet, Théétète disait en (152c) : « Il n’y a jamais de sensation que de ce qui est ». Cette affirmation est à la fois indiscutable et énigmatique, car en quoi peut consister l’être du phénomène   ? D’où recours à thèse secrète de Protagoras qui s’appuie sur doctrine exotérique : si rien n’est un en soi et par soi, comment expliquer néanmoins qu’il y ait de l’apparaître et qu’à chaque fois cet apparaître ait de la consistance   ? Le phénoménisme perceptif qui est la philosophie spontanée de la perception réclame une physique appropriée : la physique selon laquelle (152e) « Jamais rien n’est, toujours ça devient » Cette thèse est introduite avec le problème de la dénomination : affirmer l’apparaître de l’étant dont l’être consiste à ne pas être tel plutôt que non tel, c’est dire que l’étant devient et par là poser le mouvement comme principe de l’être. Ce qui est intéressant, c’est le réseau mis en place en 5 termes : sensation, apparaître, altération, devenir, mouvement, qui correspond à des degrés d’approfondissement de la réalité, à des degrés d’intelligibilité, et cela sans faire appel aux objets de l’intelligence.Cette affirmation de la primauté du mouvement n’est pas fondée par voie démonstrative, mais s’autorise de l’emperia au sens de l’épreuve lucide de la réalité, de la recollection de semeia. C’est bien le mouvement qui engendre feu et chaleur, qui sont les principes de vie, qui préservent la santé du corps, de l’âme, du cosmos. Ces êtres touchent à notre insertion dans un monde harmonieux dans lequel les mortels et les dieux sont soumis à une même nécessité. C’est de cela, de ce mouvement qui préserve toutes choses, que nous parlent les sages, les poètes auxquels Platon fait appel. En outre, une telle primauté/principialité (voire principiélité) n’est pas seulement d’ordre physique, mais aussi éthique. Le mouvement, c’est le Bien cf. République, VI : « De la même manière que le soleil est hélioïde, l’âme est agathoïde. », et l’autre (le non-mouvement), c’est la mort. Il n’y a rien de destructeur dans ce devenir qui a pour principe le mouvement ; ce devenir se présente alors non pas comme contraire de l’être, mais contraire du non-être.

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Est-ce que Platon rejette cette sagesse par la sensation ? Phédon, 79c : « Quand l’âme a recours au corps pour examiner quelque chose, utilisant soit la vue, soit l’ouïe, soit n’importe quel autre sens (…) alors elle est trainée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne reste même que soi, et la voilà en proie à l’errance, aux troubles, aux vertiges, comme si elle était ivre, tout cela parce que c’est avec ce genre de choses qu’elle est en contact. »Reste que, même à reprendre la version simpliste du privilège de la stabilité sur le mouvement, Platon ne nie jamais que ce que nous appelons réalité concrète que nous livre l’expérience sensible soit en perpétuel mouvement. Le mouvement n’est pas seulement la loi du sensible, c’est aussi un principe ontologique. Le Sophiste (248e-249b) : enquête sur la réalité du non-être ; il faut savoir ce qu’est l’être, donc il faut se tourner vers ceux qui savent. Retour à gigantomachie entre les «  amis de la terre » et les « amis des Formes ». Aux « amis des Formes », « nous laisserions-nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée n’ont réellement pas de place au sein de l’Être universel, qu’il ne vit, ni ne pense et que solennel et sacré, vide d’intellect, il reste là planté sans pouvoir bouger ? 

- L’effrayante doctrine que nous accepterions là !- Mais admettrons-nous qu’il ait l’intellect, mais pas la vie ? - Comment serait-ce possible ? - Et de l’un et de l’autre, affirmant là la présence, nierons-nous pourtant que ce

soit dans l’âme qu’il les a ? (…) Il aurait donc l’intellect, et la vie, et l’âme, et bien qu’animé, il resterait là planté sans aucunement se mouvoir ? »

Le mouvement appartient aux cinq genres suprêmes. Phèdre : la définition réelle de l’âme est « mouvement qui se meut soi-même ». Il y a donc du mouvement intelligible. Ce qu’il incrimine dans la doctrine mobiliste, c’est de rendre incompréhensible le mouvement, ou encore le tort du mobilisme, c’est qu’en posant le mouvement comme principe de l’être, on ne peut plus rendre compte de ce dont il est principe, à savoir le devenir lui-même. Question de l’universalité du mouvement, de sa valeur comme principe unique. Il s’agit de savoir si c’est bien tout qui provient du flux et du mouvement. Il faut éprouver jusqu’au bout les csq d’une telle assertion.La couleur ne serait pas quelque chose de séparé, mais le résultat ponctuel d’une rencontre de celle entre le sentant et le senti. Elle n’est pas une en soi et par soi, mais devient, i.e. naît d’une mise en rapport, d’une relation elle-même mouvante. Ainsi, le double changement du sujet percevant et de l’objet perçu serait donc le principe d’un apparaître à chaque fois original et nouveau (Théétète, 154a). Ce n’est pas la même blancheur qui sera pour Théétète et un autre individu, ni même pour Théétète lui-même car il change. Chaque qualité est à la fois singulière et unique, et elle n’est pas en dehors de la rencontre. On pourrait alors soutenir que la mesure de leur être (des qualités), mesure de leur être devenant, est le à-qui-elles-apparaissent. Le changement étant au principe d’une continuelle altération fonderait donc bien la relativité de l’être-phénomène à l’être percevant, et fonderait le savoir qu’a l’être percevant de la réalité.

Mais à rester à cette conception du mouvement, surgissent quelques difficultés. En l’absence manifeste de changement, soit du côté du perçu, soit du côté du percevant, il ne se produirait aucune altération. Soit 6 osselets. Sans que l’on en retranche ou ajoute, ils sont, i.e. apparaissent, simultanément plus petits que 12 et plus grands que 4. Tout en étant les mêmes, ils sont autres.

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(155b) Socrate sans que sa taille diminue reste le même, mais il sera ultérieurement plus petit, puisque Théétète aura grandi. Il sera devenu autre sans être devenu, parce qu’il n’aura pas changé. Les paradoxes de la double relation (attribuer simultanément deux prédicats contraires à une même chose) confinent à l’éristique. On sent bien que la difficulté n’est que verbale, que c’est un pb de logique élémentaire et non physique. Mais on est dans l’embarras pour les résoudre, alors que la perception sensible n’offre rien de contradictoire. Dans d’autres dialogues, ces paradoxes sont très féconds :

- Phédon, 74a ; 75c ; 102b-d- République, 523b

La double relation = contradiction qui donne à penser précisément l’homme entre l’apparaître et les formes. Il faut penser que la chose égale n’est pas égale en soi, n’est pas elle-même l’égalité. Il faut penser la différence entre le visible et l’intelligible. C’est bien le fait de porter la relation au langage qui est décisif, car les sensations elles-mêmes ne se contredisent pas. Mais le logos = point de départ d’une intellection, d’une compréhension, plus précisément de l’intellection d’une différence essentielle, de l’essence comme différence. Si une même chose peut apparaître même, mais en deux rapports contraires, ce n’est pas parce qu’elle réunit en elle des déterminations contradictoires, mais parce que cette même chose est distincte des prédicats qu’on lui attribue. Ce que signifie que l’ousia est différente de l’apparaître, sans que cette différence ne soit en aucune manière visible. Le Théétète développe l’argument exactement symétrique car il ne s’agit pas de sauver les qualités, les identités mais de sauver le devenir, de faire jusqu’au bout l’économie de l’ousia, des Formes. Il s’agit de renoncer à référer le phénomène à autre chose qu’à son apparaître. Pour cela, il convient de raffiner la thèse du mobilisme.

c)Théétète, 156a-157cDanger sous-jacent à tout discours : réification des prédicats. Si cela n’était qu’un danger sous-jacent au discours, il y aurait une parade. Mais c’est là une pensée/tentation qui heurte la perception sensible elle-même, selon laquelle derrière les apparences qu’elle saisit il y aurait des choses qui changent, des qualités elles-mêmes fixes qui pourraient s’attribuer non pas successivement, mais en même temps à ces choses. On ne perçoit pas les choses telles qu’elles sont (devenues), c’est pourquoi sans être devenues elles seraient à la fois mêmes et autres. Cf. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, 2ème section « La perception et la chose »Pour résister à cette illusion véhiculée par l’expérience sensible, il ne faut plus se contenter de formule rapide « tout devient » - puisqu’elle laisse prise à l’idée que tout est en mouvement, i.e. qu’il entraîne des réalités qui en elles-mêmes seraient qqc (distincte de ce mouvement). Alors tout est en mouvement et rien d’autre que mouvement (156a). En termes heideggériens, ne plus appréhender le mouvement sur le plan ontique (des étants), mais sur plan ontologique qui caractérise la manière d’être des étants. Les initiés savent comment le mouvement se meut de manière à produire ce qui nous apparaît comme devenir. Mouvement = multiplicité de genèse chaque fois simultanées de deux mouvements corrélatifs, l’un ayant puissance d’agir, l’autre de pâtir. Ce qu’on appelle le devenir n’est que cette multiplicité illimitée (apeiron) de genèses de vitesse variable, innommables. Platon propose une « métaphysique du devenir » car il s’agit de remonter en-deçà de ce qui apparaît pour en rendre raison. A cet effet, il pastiche le langage des généalogies conférant à cette présentation de la nature le mystère qui convienne à l’autorité d’une révélation. Le devenir est décrit sous la forme d’une incessante génération, gestation résultant ainsi d’un universel accouplement.

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1/ Pour désigner la rencontre entre deux mouvements, Platon emploie le terme d’homilia qui signifie « relation conjugale ». Le sensible et la sensation sont dits être des races et chaque sensible et sensation des rejetons. Tout le lexique qui tourne autour de la racine *- qui indique la prégnance du modèle séminal qui convient le mieux à ce qui traite de la , i.e. ce à partir de quoi pousse et croit tout ce qui est et tout ce qui vient à éclore.

2/ Récit écrit à l’aoriste. Ce « temps » exprime soit une action passée soit se traduit par un présent dans la mesure où il n’indique pas le moment, mais l’aspect. Présent : action dans son développement, parfait : résultat d’une action achevée, aoriste : action pure et simple sans contrainte de durée. Cf. Problèmes de linguistique de E. Benveniste, tome I, p.241 (Gallimard Tel) : « L’aoriste est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur. »Il désigne donc un événement détaché d’un contexte temporel lié à un sujet d’énonciation. Procès instantané, sans épaisseur temporelle, où chaque phénomène résultant d’une rencontre et du mouvement est présenté comme de l’événement, comme une pure incidence. Chaque sensible et chaque sensation sont des événements ponctuels, sans intériorité, en sorte qu’il semblerait que le devenir se comprenne comme succession et comme éparpillement d’instants qui ne sont pas liés les uns aux autres. Cette doctrine requiert un temps sans temporalité. Ce qui arrive, c’est une rencontre qui se rend par . Ce qui arrive à chaque fois, ce sont des accidents sans substance. La rencontre se produit entre deux mouvements, elle détermine immédiatement une corrélation entre deux termes conjoints l’un à l’autre. Tout ce qui se produit le fait par paire (156b).

3/ D’où l’abondance de termes formés sur le préfixe - qui dit la simultanéité de ce qui est engendré et la relation indissoluble entre les deux termes. Sentant et senti adviennent en même temps et l’un pour l’autre. Rien ne précède la relation comme telle. C’est à partir de cette relation qu’il y a agent et patient. Le sujet perd dans le devenir ainsi expliqué tous privilèges, car la relativité n’est plus la relativité des qualités à quelqu’un, mais une relativité absolue. Il n’y a que des relations entre un agir et un pâtir, chaque terme étant interchangeable. La doctrine du devenir (savoir=senti) poussée à l’extrême s’exacerbe en doctrine de l’universelle relativité.

Just après, Socrate évoque l’objection des songes, des maladies, de la folie qui attesteraient une abération possible de la perception sensible. Or, Socrate en tire argument pour corroborer la dépendance de la thèse de Théétète au mobilisme universel. Puisque tout est devenir, puisqu’il n’y a que des relations ponctuelles entre agent et patient, alors (160c) « Vraie m’est ma sensation, car elle est toujours de mon être à moi »Dans cette hypothèse, l’opinion est seulement la profération de la sensation ; alors le vrai serait à chaque fois mon opinion. En toute rigueur, « autre agent fait autre sensation, modifie et rend autre le sentant. » ; il n’y a alors aucun rapport vrai entre Socrate malade et Socrate bien portant, d’où ces objections permettent un point d’ordre : « L’être du senti est le mien, c’est la nécessité qui les lie, mais ne les lie à rien d’étranger et pas davantage à nous-mêmes. L’un et l’autre liés, voilà donc l’unique liaison qui nous reste. »

Il faut admettre que la subjectivité prétendue de la sensation est sans la moindre antériorité ni sans extériorité. D’où c’est à cette occasion qu’est soulevé le problème du critère de la réalité. A en rester sur le plan de la perception, il n’y aucun critère que ce qui est actuellement ressenti, et ceci est toujours indifféremment quelque chose ; il n’y a donc aucun critère, i.e. qu’il n’y a aucune frontière entre la veille et le rêve (d’où le scepticisme).

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On peut voir ici la preuve que le critère de la réalité ne peut logique pas lui-même être empirique. On ne pourra trouver ni dans ma représentation ni dans la réalité sensible l’indice suffisant qui permette de démarquer le réel de l’apparent. Alors si savoir est seulement sentir et si le devenir sensible est l’unique être, ce qu’on appellera la conscience n’est-elle même qu’un flux d’accident, qu’un phénomène sans sujet et la réalité (cf. avant dernière hypothèse du Parménide ) n’est qu’une succession de simulacres qui ne diffèrent entre eux que par des fantômes de différences.Que tout devienne ne signifie pas que du même s’altère, mais qu’il n’y a d’aucune façon du même, de l’identique à soi, i.e. de l’Un. Alors toutes choses ne sot que des amas d’amas, que des agrégats et il n’y a pas de l’être-autre à la fois semblable et dissemblable. (157a) « Tout ne fait que devenir, et devenir pour un autre. »Mais on voit que notre langage ne peut que trahir cette vérité. Parler d’être, l’employer comme copule revient à figer la nature, à répartir arbitrairement la nature en chose et qualité subsistantes par elles-mêmes. Toutes ces expressions ne sont imposées que par l’usage et marque le savoir. Or, renoncer – même en pensée – à l’emploi copulatif (attributif) du mot « être », n’est-ce pas en même temps se priver de l’emploi existentiel ? Que peut-il rester du logos d’Héraclite selon lequel «   Tout est Un   » (frag. 1 Conche), sauf à poser (frag. 63) «   De tout ceux dont j’ai entendu les discours, aucun ne parvient à ce point   : connaître que la sagesse est séparée de tout.   »   ? Le Discours Vrai ne se totalise pas avec l’ensemble des êtres, puisque tout aspect du réel ne fait qu’un avec son contraire, puisque dans le réel rien n’est le même. Ce qui est de l’Un-Tout est d’une autre nature que ce au sujet de quoi il s’énonce. Nul avant le sage ne s’est rendu compte qu’on ne connaissait pas vraiment le réel tant qu’on ne connaissait pas la nature de la connaissance, i.e. d’être séparée du Tout. Mais on voit que la sagesse ne peut s’exprimer dans le langage commun que sur un mode énigmatique, i.e. qu’en défaisant le langage à la manière de l’oracle de Delphes (frag. 39) « qui ne dit ni ne cache, mais seulement donne des signes. » En sorte que l’inintelligibilité du devenir est sa loi même !

Deux conséquences :1/ Le langage est incapable de manifester la vérité, mais même de s’en approcherDès qu’on parle, on parle d’autre chose que de ce qui est, i.e. de rien (Théétète, 156a-157c). Toutes nos structures grammaticales sont en cause, il ne faut donc employer aucun substantif. Restent-ils les verbes ? (183a-b) Le recours au participe présent (en train de devenir) sera proscrit tout comme l’affirmation ou la négation. Il resterait alors la négation indéfini (le pas même ainsi), jusqu’à en arriver à l’aphasie. Si le devenir sensible est toute la réalité, alors le langage ne peut pas être un instrument de connaissance. Dans le Cratyle, on attendrait de la parole qu’elle montre la réalité, qu’elle la donne à comprendre sur le mode du voir. Tant qu’on interprète le dire à partir du montrer (de l’ostension), le langage ne peut être qu’un pis-aller à la désignation gestuelle, toujours défaillant par rapport à ce qui serait une mise en présence directe (le logos n’a pas à montrer, il ne montre pas, il signifie ; et c’est seulement en tant qu’il signifie qu’il rend manifeste quelque chose. Mais s’il en est ainsi, c’est parce qu’il ne signifie pas comme la réalité apparaît. Par là, s’il signifie, il signifie autre chose que la réalité apparaissante. La vérité du logos exige l’élaboration d’une ontologie qui ne réduise pas tout à son apparaître, réduction qui à son tour implique l’universalité du devenir et son infinie inintelligibilité). Ce qui est montré dans Théétète 156a-157c, c’est que le relativisme physique entraîne le mutisme, DONC on ne peut pas parler conformément à la nature.

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2/ Le langage ne porte pas sur le réel, alors il est de part en part conventionnelIl n’a précisément pas pour tâche de manifester la vérité de ce qui est. Le langage n’est qu’usage et n’a donc de valeur que par et pour ceux qui s’en servent, de valeur que pour les « hommes ». Dans toute la ligne du mobilisme héraclitéen, traité de Gorgias (résumé par Sextus Empiricus) : Sur le non-être ou sur la nature. Dans ce traité, thèse en 3 points :

1) rien n’est2) même s’il y avait de l’être, il serait inconnaissable3) et même s’il était connaissable, il serait incommunicable

Dans ce traité, la valeur de la communication est indépendante d’une référence à l’être. Mieux, il y a communication précisément parce que ce n’est pas l’être qu’on communique. « Ce que nous signifions, c’est le discours, et le discours n’est pas les choses sous-jacentes. Nous ne communiquons donc pas les choses à autrui, mais seulement le discours, lequel est autre que les choses sous-jacentes. »L’objet du discours, c’est lui-même. Même si un discours est élaboré à partir de ce qui est procuré par la perception, celle-ci reste idiotique, singulière. La perception initiale reste personnelle et adventice : elle ne passe pas comme chose de l’orateur à l’auditeur, mais seul compte ce qui est produit par le discours et ses effets. Alors, l’art de la parole peut se constituer de façon autonome et revendiquer le rang de bien hulaine, dès lors qu’on l’affranchit de la tutelle de la science du réel. La parole qui ne dit rien de ce qui est vaut non par son aptitude à manifester ce qui est, mais par sa fonction politique, par son aptitude à aménager au sein du devenir inintelligible un îlot de réalité (fictive, mais relativement stable, quoique nécessairement changeante) ; fictive, car on ne peut la dire illusoire faute d’un référent extérieur). A l’intérieur de cet îlot, l’homme est souverainement mesure non de ce qui est, mais de ce qui importe pour lui. On voit que la toute puissance de la parole rhétorique va strictement de pare avec une physique du devenir universel qui, en effet, a pour contrecoup de frapper de vanité l’usage spéculatif du logos.

d)On ne peut éliminer l’opacité du devenir. C’est une nécessité brute (dépourvue d’intelligence), facticité de ce qui devient, étrangère à notre intelligence qui s’aveugle lorsqu’elle cherche à la comprendre. Timée : description du cosmos1/ Le monde est à l’image d’un modèle éternel et il est ordonné, transparent à l’intelligence2/ Platon reprend la description en intégrant ce qu’il appelle la « cause errante », i.e. le fait du devenir qui introduit nécessairement des facteurs de désordre, d’inintelligibilité. Mais notre intelligence est-elle condamnée à rester sans prise sur le D ? 1/ soit repli sur le monde factif, i.e. des activités humaines2/ soit détournement du devenir au risque de se complaire dans la contemplation d’une pure abstraction. Pour échapper à cette alternative, il faut modifier la question : non pas « le devenir est-il intelligible ? », mais « quel ASPECT du devenir est intelligible ? », ce qui du devenir peut être signifié de lui.Puisque livré à lui-même, il nous échappe, il s’agirait de le penser par rapport à autre chose, par rapport à ce qui ne devient pas. Présentée de la sorte, une telle exigence s’apparente fort à un postulat et nous allons voir qu’elle débouche sur une difficulté d’un autre genre, ce qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce qui de devenir même ne devient pas, tout en lui étant essentiel.

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Parménide : le plus erratique des dialogues justifié en plein milieu lorsque Platon fait dire à Zénon que, faute d’avoir erré en tous sens, il est impossible de trouver la vérité. Dialogue supposé être l’introduction d’une tétralogie (Parmédie, Théétète, Le Sophiste, Le Politique) ; il fait pendant au Théétète (qu’est-ce que savoir ?), puisque Parménide envisage ce qui est objet du savoir. Ce dialogue est un chantier d’hypothèses ontologiques. 1ère partie s’ouvre sur Zénon et jeune Socrate. Pour renforcer la thèse de son maître, Zénon a écrit un traité démontrant l’inexistance de la pluralité. S’il existait une pluralité de choses, comme le devenir semble l’attester, alors les mêmes choses pourraient être à la fois une et multiple, semblable et dissemblable, etc. On pourrait attribuer aux êtres tous les prédicats contraires et donc tenir à leur propos un discours contradictoire. Zénon pose le dilemme : ou la pluralité existe et alors elle serait la négation du principe de contradiction, i.e. qu’elle est inconcevable, ou elle n’est pas et il n’y aurait qu’un être à dire. Zénon aurait raison s’il parlait des réalités sensibles ; mais la présence en elles de caractères opposés ne permet pas de conclure à l’identité de ces opposés pris en eux-mêmes. Si ces propriétés opposées sont des Formes distinctes des choses qui en participent, si ces Formes sont séparées de ces mêmes choses pour ne pas avoir à être affectées en même temps qu’elles, alors étonnant que l’on puisse montrer que des Formes contraires sont capables de se mélanger. S’il existe une Forme de la Ressemblance, elle ne pourra jamais être dissemblable. Il n’y a d’identité (au sens de propriété caractéristique qui énonce le ti esti d’une chose, i.e. sa détermination) qu’intelligible. La distinction ontologique entre des Formes participées et des Formes participantes permet à Socrate de lancer un défi à Zénon : il ne pourra affirmer que toute multiplicité transgresse le principe de non-contradiction qu’à une condition, montrer que cela vaut également pour les Formes intelligibles (Le Sophiste montrera au contraire que c’est bien la multiplicité des étants qui est la condition de la pensée, tandis que le Théétète avait suggéré que la multiplicité des apparences dans le devenir n’en était pas vraiment une). Parménide relève le défi (130b) juste après avoir admiré l’élan qui pousse Socrate à poser des Formes ; il lui demande de quoi ces Formes sont séparées. Elles sont séparées des multiples choses qui en participent, mais aussi des propriétés qu’elles confèrent à ces choses, i.e. que la Forme de l’Egalité est séparée de l’égalité qui est en nous. Socrate admet l’existence séparée « du Beau, du Bien, de toutes les valeurs », mais il est plus embarrassé pour poser la Forme (de l’homme, de l’eau, du feu) quand elle n’a pas de contraire. Forme du cheveu, de la boue ? Absurde pour Socrate car des choses sans valeur ne peuvent être que sensibles. « Mais de quoi y’a-t-il Forme ? » : la question est-elle bien posée ? Juste après, Parménide précise « Te semble-t-il qu’il y ait des Formes dont, parce qu’elles y participent, les autres choses, celles ici-bas, reçoivent le nom qui est le leur ? » (130e)La question suppose une double priorité, celui de l’expérience censée fournir des objets dont il pourrait y avoir Forme, et de la langue commune. S’il est indéniable que souvent dans les dialogues la position des Formes est solidaire de la nomination, c’est toujours à l’occasion d’un questionnement sur la rectitude de la dénomination, car cette solidarité s’impose au cours d’une enquête définitionnelle inséparable de la recherche dialectique. Ici est seulement envisagée cette question : que sont les Formes sans la dialectique ? Lorsque le Socrate du Phédon dit s’être réfugié dans les logoi pour sentir la vérité des choses au lieu de se laisser aveugler par leur apparence, ce n’est certainement pas pour prendre son point de départ dans les mots (cf. fin Cratyle). Le logos dont il s’agit est plutôt un acte de conférer une dénomination correcte. Dans le Phédon, il n’est question que de ça (théorie des Formes) ; que faut-il pour qu’un nom soit correctement attribué à une chose ? L’eidos est ce qui répond à la question de savoir à quoi une chose doit être rapportée pour être elle-même et, par là, pour recevoir légitimement tel nom. Participer, c’est d’abord pouvoir être correctement prédiqué.

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Mais quelle est la cause de la génération et de la corruption ? Pour le prédiquer, il faut commencer par régler la contrariété, i.e. parler du devenir dans langage tel qu’aucune réalité ne puisse simplement être dite posséder une propriété et son contraire ? Or, il est de la nature du devenir d’engendre perpétuellement les contraires et donc de rendre toutes dénominations falsifiantes. Dans Phédon, position des Formes permet de nommer autrement car la Grandeur ne saurait devenir petite, ne saurait même devenir ; mais il en va de même pour la Grandeur en nous. Rien n’interdit à une chose de posséder des propriétés contraires : tout ce qui devient se divise, s’oppose à soi-même, entre en relation, s’altère, mais la participation a justement pour effet non pas de soustraire les choses au devenir, mais d’encadrer ce changement qui n’est pas « sans cause, en tous points et de toutes façons. » La position des Formes empêche d’abord que la contrariété sensible conduise le discours à la contradiction ; elle rend intelligible la contradiction elle-même, elle la fait paraître en montrant qu’elle n’a pas de fondement réel. En posant la Forme du courage, la plupart des hommes sont dits courageux parce qu’ils ont peur, tempérants par intempérance, etc. S’il n’y avait pas de Forme, il n’y aurait pas de sens à distinguer l’être apparent de l’être réel. Sans Forme, que des fantômes de différences. Manière d’être pour une Forme : être identique à soi, et cette manière d’être s’oppose à celles des choses qui deviennent. Mais cette opposition suppose toujours leur articulation préalable. Cette opposition ne s’impose qu’à celui qui est désireux de penser leur différence car il cherche à penser ce qui est. Mais, en examinant le problème de la participation à partir de la séparation préalable des Formes et à partir de l’évidence du donné, on s’engage fatalement dans une voie sans issue, puisqu’on inverse la relation entre le sensible et l’intelligible (on cherche à procéder du réel tel qu’il nous apparaît vers l’essentiel, au lieu de concevoir ce réel à la lumière de l’intelligible). En procédant ainsi, on s’interdit de comprendre vraiment la différence car la séparation présumée est une différence qui n’est que spatiale. Or, cette différence spatiale a des termes qui sont presque indifférents, elle implique que les termes séparés se spatialisent à leur tour (cf. la in Timée : « C’est le lieu que nous apercevons, commeen un rêve, quand nous affirmons que tout être est forcément quelque part, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre ni quelque part dans le ciel n’est rien du tout. »)Aporie qu’il y aurait à penser quelque chose en dehors du devenir duquel il participerait.

5 critiques :1/ Impossibilité de concevoir la participation en termes de rapport entre partie et totalitéSi chaque participant participe à la totalité de la Forme, celle-ci sera toute entière présente à chacun de ces participants. Mais du coup, elle sera démultipliée en autant d’unités distinctes qu’il y a de participants. Cette conséquence peut être évitée si la présence de la Forme est analogue à celle du jour présent en de multiples lieux sans perdre son unité. Parménide substitue à l’image du jour celle du voile. Quand un voile s’étend sur une multiplicité d’objets, c’est seulement une partie qui recouvre chacun d’eux. Si participer = prendre une partie de la Forme, c’est par une partie de la Grandeur que chaque chose sera grande. Comme la partie est inférieur au tout, cette partie sera à la fois grande et petite. En partageant la Forme, la participation la rend même et autre. Soit la Forme se scinde en unité de la Forme d’une part et en Forme multipliée, soit la Forme se relativise en ne conférant que des propriétés comparatives.

La Forme ≠ totalité, ≠ individu

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2/ La Forme n’est pas une abstraction (comme le montre la deuxième difficulté reprise par Aristote à travers l’argument du « 3ème homme »). Lorsque de multiples choses paraissent grandes, c’est une seule et même propriété que l’on appréhende étendue sur toutes, ce qui porte à penser que la grandeur elle-même est une. Ce caractère est commun à la multiplicité des choses, et c’est lui qui est posé comme étant Forme. Or, si un regard de l’âme envisage le Grand posé comme distinct des choses et immanent à ces choses, alors apparaît une nouvelle unité selon laquelle ces deux ensembles pourront être considérés comme grand et ainsi de suite. La Forme participée et les choses participantes possédant la même propriété, il faudrait trouver une raison de cette commune propriété, et chaque Forme se démultipliera en une

pluralité illimitée.

3/ Chaque Forme serait un objet de pensée et ne serait nulle part ailleurs que dans les âmesA ce titre, les Formes ne subissent pas directement de leur participation par les choses et ne sauraient donc avoir les mêmes propriétés que ces choses. Or, toute pensée étant pensée de quelque chose, le se dédouble en activité pensante et en contenu de pensée. En sorte que si c’est à la Forme entendue comme activité pensante que les choses participent, alors toutes les choses penseront ; si c’est à la Forme entendue comme contenu de pensée, toutes les choses seraient des pensées.

4/ Les Formes seraient des auxquels les choses ressemblent et dont elles seraient les images. La participation se ferait sur le mode de la similitude. Or, Parménide oppose un principe de réciprocité : si les choses ressemblent aux Formes, il faut bien que par au moins un de leurs aspects, les Formes leur ressemblent ; mais on peut se demander en quoi les images pourraient ressembler à des Formes en ce qu’elles deviendraient semblables à elles, i.e. intelligibles. Il faudrait qu’une Forme et ses participants participent à une contre-Forme qui leur confère cette similitude, ad infinitum.

5/ La cinquième difficulté tiendrait à la séparation entre les Formes et les choses sensibles. Poser l’en-soi comme mode d’être des Formes, c’est nécessairement poser un pour-nous. De la séparation radicale, il résulterait que les Formes n’entretiendraient que des relations mutuelles. Le Maître en soi ne pourrait être dit maître que relativement à l’Esclave en soi. Plus grave, la Forme de la science ne serait connaissance que de réalités en soi, tandis que notre science ne serait connaissance que des réalités pour nous. CSQ : parce que nous n’aurions pas part à ce que serait la science idéale, absolue, toutes les Formes seraient pour nous inconnaissables ; mais réciproquement celui qui aura part à cette science absolue ne connaîtrait pas tout car il n’aurait aucun accès aux réalités pour nous. L’hypothèse d’une césure entre deux mondes, en coupant la science idéale de la science de

chez nous, aboutirait à détruire la notion même de connaissance.

Toutes ces difficultés montrent l’ABSURDITÉ qui découle de la réification des Formes. Parménide le fait explicitement en appliquant aux Formes un langage physique : participer, c’est prendre part ; être présent à, c’est être dans, s’étendre sur ; argument du 3ème homme repose sur l’identification d’une Forme à un caractère commun, mais hypostasié. A chaque fois, un terme garderait le même sens quand on l’applique à une Forme et aux choses sensibles. Quel présupposé   ? Les Formes pourraient être appréhendées par la manière même dont nous percevons les choses sensibles.

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On cherche à se représenter les Formes indépendamment de ce qu’elles sont pensées. Que seraient-elles si on ne les pensait pas ? RIEN. Souvent, dans les critiques des Formes, on cherche à s’en faire une opinion vraie, non pas que les Formes n’existent que et dans la pensée, mais elles ne s’imposent dans leur EVIDENCE que lorsque l’âme ne se contente plus d’opiner, même droitement. La différence qui constitue le savoir renvoie à la différence entre les Formes et les choses sensibles. Timée, 51b-d : « Existe-t-il quelque feu absolu et en soi, et généralement tous les êtres dont nous disons qu’ils existent absolument et en soi, ont-ils une réalité ? Ou bien au contraire, tous les objets que nous pouvons voir et que nous percevons grâce à notre corps, sont-ils les seuls qui présentent une telle vérité ? (…) Si l’intelligence et l’opinion vraie sont deux genres distincts, ces êtres invisibles alors existent en soi : ce sont des Formes que nous ne pouvons percevoir par les sens, mais seulement par l’intelligence. Mais si au contraire l’opinion vraie ne diffère en rien de l’intelligence, nous devons admettre que tout ce que nous pouvons percevoir par l’intermédiaire du corps est ce qu’il y a de plus certain. »En somme, poser comme Parménide des Formes séparées, ce n’est pas seulement les poser coupées du devenir sensible des choses, c’est surtout les poser séparées de la pensée dans une distance que plus aucune puissance ne peut réduire. D’où :1/ les Formes seraient d’autres choses qui doublent les seules choses que nous connaissons2/ même si elles étaient, elles seraient destinées à rester inconnaissablesDans les deux cas, on fait exactement le contraire de ce que Platon nous dit d’elles. Ces formes sont des INTELLIGIBLES. De fait, la réalité de la Forme est d’être un objet POUR l’intelligence, i.e. de ne pas se dérober à la pensée qui la questionne et qui lui offre (à cette pensée) la résistance du « ce que c’est vraiment ». L’existence d’une forme est son ESSENCE. Alors, la Forme de la beauté ≠ la Forme qui aurait la beauté pour contenu, c’est la Beauté même   ! ( )Tout ce qu’on peut affirme de vrai de cette Forme, on l’affirme de ce qu’est la Beauté. Alors l’erreur principale est de s’interroger sur les Formes en général comme si une Forme était le membre d’une population de Formes avec des prédicats communs aux autres Formes. SI L’EXISTENCE D’UNE FORME = ESSENCE, à partir d’une multiplicité essentiellement différente, comment pourrait-on abstraire un genre commun ? Ce que chaque Forme communique aux réalités sensibles, c’est l’intelligibilité particulière qui est liée à la nature de la réalité sensible. Chercher à se représenter le mode d’existence des Formes en général, c’est vouloir se représenter de l’intérieur ce qui donne son sens à un effort toujours déterminé de compréhension. Ainsi, il n’y a pas plus de Formes en général qu’il n’y a de pensées en général. Quand c’est la pensée qui pense, elle s’oriente vers une essence ; aussi ce que le philosophe recherche n’est-il pas la Forme de la Forme, mais la compréhension de l’essence distincte qu’elle est. D’où l’examen critique de Parménide ne s’arrête pas là (134e-135c) : « On n’aura plus alors où tourner sa pensée, puisqu’on n’a pas voulu que la Forme spécifique de chaque être garde une identité permanente, et ce sera là anéantir la vertu () de la dialectique. »Si l’unité de la Forme n’est pas, alors les autres que la Forme eux-mêmes ne sont pas. Ils se pulvérisent en une quantité indéfinie. De même que c’est la transcendance de l’Un qui fait être ce qui est, du moins ce qui est autre chose que de l’inconnaissable, que cette nécessité de l’Un ne s’impose que négativement, i.e. lorsqu’on nie l’Un, de même pour les Formes lorsqu’on entreprend de déterminer positivement leurs relations sensibles, on se heurte à des objections insurmontables. Et pourtant, leur présence est nécessaire pour que la multiplicité sensible soit.

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Que la nécessité des Formes soit négativement formulée ne la rend pas moins inconditionnelle. Mais qu’est-ce qui dans la réalité relie les choses sensibles aux Formes, puisque par ailleurs le moindre de nos jugements, pour être vrai, suppose effective cette participation, i.e. élève de lui-même le sensible à l’intelligible   ? Parménide reste sans réponse à cette question ; pas de réponse dans toute l’œuvre de Platon.

III. La dynamique du devenir

a)Que retenir de ce détour par l’essentiel ? Résultat mince : que ce n’est pas en rapportant le devenir à autre chose qui ne devient pas qu’on pourra en rendre intelligible quelque aspect. La relation que les étants en devenir entretiendraient avec de telles Formes soustraites au changement ne se laisse pas appréhender, ou alors au prix d’une contamination sensible des Formes ou de la relégation des Formes dans l’inconnaissable. Reste à chercher dans le devenir lui-même ce qui ne devient pas. Pour cela, solliciter Parménide dans sa deuxième partie. Après le fiasco de la discussion sur la participation, Parménide invite Socrate (135d) « à s’exercer à fond dans ses exercices qui n’ont l’air de servir à rien et que le vulgaire appelle bavardage, faute de quoi la vérité se dérobera à tes prises. » Ces exercices ne sont rien d’autre que la DIALECTIQUE telle que Platon la définissait en République, VII, 533c-d : « La méthode dialectique est la seule qui s’avance en détruisant dans sa marche les hypothèses, jusqu’au principe même. », jusqu’à l’anhypothétique. Le géomètre se sert d’hypothèses comme des PRINCIPES pour redescendre à partir d’eux vers les conséquences (les théorèmes). La connaissance dianoétique n’interroge pas l’hypothèse pour elle-même, ce que, en revanche, le dialecticien fait. Le mathématicien fait un usage non-hypothétique de l’hypothèse, il en fait un usage thétique. A cet égard, il reste captif de l’évidence dont le dialecticien se libère en bousculant les hypothèses, en ne les prenant pas pour des principes indiscutables, en ne les prenant pas pour des principes conventionnellement admis. Un dialecticien n’hésite pas à envisager des hypothèses négatives : « Qu’en est-il de x s’il n’existe pas ? » (République, VIII-IX). Puisque le « vrai » Parménide avait dans son poème affirmé l’unicité d’un être inengendré, l’exercice consistera à poser dans chaque cas l’existence de l’objet en question (l’Un), mais aussi son inexistence, et à examiner les conséquences qui en résultant pour lui et pour les autres (le Multiple) dans leur relation avec lui et entre eux. A supposer que l’Un existe, qu’en est-il de son être   ? de l’être même   ? de la multiplicité des phénomènes   ? Mais, si l’un n’existe pas, qu’en est-il de l’être, et peut-on parler encore d’une multiplicité des phénomènes   ?

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8 (ou 9 hypothèses) émises par Parménide :1/ (137c-142a) Si l’Un est Un (affirmation de l’unicité de l’Un), qu’en résulte-t-il pour lui   ? Si nous pouvons affirmer son unité, alors l’Un n’est absolument pas déterminé, n’entre dans aucune relation et à ce titre est innommable, indéfinissable.

2/ (142b-155e) Si l’Un est, i.e. si nous affirmons la réalité de l’Un, qu’en résulte-t-il pour lui   ? Il possède alors toutes les déterminations, entre dans toutes les relations, souffre toutes les contradictions.

3/ (157b-159b) Si l’Un est, qu’en résulte-t-il pour les autres choses   ? Chaque chose entre dans toutes les déterminations possibles.

4/ (159b-160b) Si l’Un est Un, qu’en résulte-t-il pour les autres chose   ? Chaque chose serait indéterminée.

5/ (160b-163b) Si nous nions l’être de l’Un, qu’en résulte-t-il pour lui   ? On peut lui attribuer toutes sortes de déterminations imaginaires.

6/ (163b-164b) Si l’Un n’est pas Un, qu’en résulte-t-il pour lui   ? L’Un n’est absolument pas, il est l’abîme du rien.

7/ (164b-165e) Si nous nions l’être de l’Un, qu’en résulte-t-il pour les autres   ? Les autres n’ont pour existence que leur altérité mutuelle (hypothèse du devenir pur) et il n’y a plus que des simulacres de différences entre eux.

8/ (165e-166c) Si l’Un n’est pas Un, qu’en résulte-t-il pour les autres   ? Rien n’est.

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Le fait que Platon ne s’arrête à aucune des hypothèses, l’aspect résolument aporétique de cette errance a pu conduire certains à « lire un système parfait du scepticisme » (Hegel), à combler le silence de Platon (en choisissant les « bonnes » hypothèses), enfin à ne considérer ces hypothèses que comme un entraînement d’école purement formel sans réelle conséquence philosophique. Pour Horvilleur, c’est un réservoir inépuisable d’hypothèses philosophiques. C’est dans le cadre d’une hénologie () – discours sur l’Un – que Platon a énoncé ses thèses les plus significatives sur le devenir et sur l’être dans le temps. Cette hénologie est à la fois la reprise de la problématique essentielle de Parménide et son dépassement. En effet, en excluant le devenir de l’être, Parménide soutenait que l’étant ne pouvait en aucune manière être pensé ni dit ne pas être. Si l’étant est Un, il ne peut avoir été ni devoir être, et comme il est sans rapport avec le non-être, il est sans rapport avec le temps. Mais dans le dialogue du Parménide, retournement de la thèse historique car Platon part de l’Un lui-même et les premières hypothèses montrent à la fois que si l’étant doit être Un pour être, l’Un comme tel transcende toutes les déterminations ontologiques, ce qui établit vis-à-vis de l’étance un rapport paradoxal au temps. L’Un ne devenant pas, plus exactement l’Un n’étant pas dans le temps, il se retrouve sous la forme étrange d’un (insituable), de ce qui est hors du temps, soustrait à l’alternative du changement et de l’immobilité et qui, sous la figure du soudain, de l’instantané, rend possible tout changement intra-temporel.

La 1ère hypothèse affirme l’unité de l’Un et elle se veut radicale. Elle aboutit à la conclusion de l’indétermination absolue de l’Un. L’impossibilité de la moindre multiplicité entraine une autre impossibilité : celle d’avoir des parties, i.e. d’être pour l’Un un Tout, i.e. d’être identique à soi-même ou encore d’être différent de soi-même ou des autres. Si l’Un ne signifie pas être un Tout, ce qui est Un ne saurait avoir de limite ni figure ni localisation et ne peut donc être en mouvement ni en repos. Si le fait d’être Un exclut l’identité à, ainsi que la différence d, il ne lui est pas possible non plus d’être semblable ou dissemblable. Aucun des prédicats qui convient à un étant fini ne peut convenir à l’Un. Alors l’Un n’existe pas ici ou là, ne participe à aucune des trois dimensions du temps, d’où aucune participation à l’ (ici, existence) car la seule manière de participer à l’existence, c’est de devenir. Le temps apparaît comme pouvoir de liaison reliant une chose à elle-même ou à une autre sur le triple point de vue du plus vieux, plus jeune et du même âge. Or, puisque l’Un exclut toutes relations (il est absolu) qui impliqueraient une quelconque partition/division, alors il ne pourra pas non plus être dans le temps. Il ne participera pas à l’existence, en sorte que l’Un n’est pas tel qu’il puisse être, si être signifie être quelque chose. Or, s’il n’est pas (qqc), il n’y aura de lui ni nom ni définition ni science ni opinion ni sensation. L’un serait inaccessible à toutes formes de connaissable ; telle serait l’unité de l’Un, unité que l’on voudrait si parfaitement simple qu’elle serait irrémédiablement séparée de l’être. Cette hypothèse est le texte de base du néo-platonisme (II-IIIème siècles ap.) puis de toute hénologie, voire même de la théologie négative, théologie apophatique ( : négation), celle qui réclame et conserve la transcendance du premier principe (D-ieu) en lui refusant toutes les propriétés qui s’appliquent à ce qui est ; en sorte que le premier principe, parce qu’il transcende, ne peut être appréhendé que par la négation ou le dépouillement de ses propriétés. Si l’Un est au-delà de toutes les choses, il est aussi au-delà de l’être et de la connaissance. Et n’étant rien de déterminé, il n’est pas stricto sensu .

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Cf. Ennéades, Plotin, en part. la 9ème (ou 6ème) : « Ce qui précède, ce qu’il y a de plus précieux parmi les êtres (les Formes intelligibles), cette chose merveilleuse qui est avant l’intellect, c’est l’Un qui n’est pas un être. Ne disons pas Un, pour éviter de donner l’un comme attribut à un sujet autre que lui. En vérité, aucun nom ne lui convient (…) Pour cette raison il est difficile de le connaître, et il est plutôt connu à partir de ce qu’il engendre, à savoir la réalité (…) Et sa nature est telle qu’il est la source des choses les meilleures, la puissance qui engendre les choses qui sont, tout en restant en lui-même, sans être diminué et sans se trouver parmi les choses qui émanent de lui. »Retour à Platon : dans sa version radicale, l’affirmation de l’unité de l’Un a pour seul contenu l’impossibilité d’en parler.

2ème hypothèse : Parménide suppose l’être de l’Un, être qui ne serait pas identique à l’Un. On pose l’Un qui est : c’est alors une totalité qui a comme première partie l’Un et l’Être. Or, toutes les relations qui avaient été exclues dans la 1ère hypothèse sont alors possibles. Introduire la dualité dans l’Un, c’est être entraîné dans une chaîne de conséquence aussi intenable que dans la 1ère hypothèse. Car l’un se morcelle alors autant de fois qu’il sera affirmé être. En effet, affirmer la réalité de l’Un revient à dire que seul l’étant est Un. Mais puisque chaque étant est à la fois Un et étant, l’Un se distribue sur tous les étants. Il y aura autant d’Un que de réalités qui sont, et alors l’Un sera fractionné et donc une multiplicité. Il reçoit des propriétés, mais aussi toutes les propriétés contraires ; et recevant toutes les propriétés, il se situe dans l’espace et le temps ; ayant limite et figure, il est quelque part, n’ayant de cesse de devenir plus vieux, plus jeune. De lui, il y aura non seulement science, mais aussi opinion et sensation. L’Un se posant comme réel, alors il exige tous les degrés de l’être et tous les degrés de cognoscibilité.

b)Dans la 1ère hypothèse, il est établi que, puisque l’Un ne participe à aucune forme du temps, il ne peut pas être. Dans la 2ème hypothèse, puisqu’il est, il a de toutes les manières possibles part au temps. La question du temps n’a rien de secondaire puisque l’être dans le temps apparaît soit comme la médiation nécessaire de la participation à l’être tout court, soit comme la conséquence nécessaire de cette participation. Alors que signifie « être dans le temps » ? Dans la 1ère hypothèse, cela signifie purement devenir ; mais on parle d’un devenir qui n’aboutit jamais à un état. Par exemple, vieillir, c’est être dans le temps sans que cela aboutisse à un état « être vieux ». Être vieux, cela a bien une mesure. Mais s’il n’y a pas d’être, devenir plus vieux n’a pas une mesure fixe ; dans ce cas, devenir plus vieux a pour seul référence devenir plus jeune (141a-c) : « Être dans le temps, n’est-ce pas forcément devenir toujours plus vieux que soi-même ? (…) Ce qui devient plus vieux que soi doit donc nécessairement et dans le même temps devenir plus jeune que soi. »Un processus, quand on ne considère que lui, est orienté en deux sens opposés. En devenant plus vieux, on devient plus jeune relativement à ce plus vieux. Ex. en devenant plus savant, on devient toujours plus ignorant, car plus on apprend, plus corrélativement grandit l’ignorance de ce qu’on ne savait pas. cf. Deleuze, Logique du sens : « Quand je dis ‘Alice grandit’, je veux dire qu’elle devient plus grande qu’elle n’était. Mais par là même aussi, elle devient plus petite qu’elle n’est maintenant. Bien sûr, ce n’est pas en même temps qu’elle est plus grande et plus petite. Mais c’est en même temps qu’elle le devient. Elle est plus grande maintenant, elle était plus petite auparavant. Mais c’est en même temps, du même coup, qu’on devient plus grand qu’on n’était, et qu’on se fait plus petit qu’on ne devient. Telle est la simultanéité d’un devenir dont le propre est d’esquiver le présent. » = « devenir fou »

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L’attention au phénomène du devenir impose dans ce contexte l’adoption de ce qui est ailleurs un sophisme (cf. Aristote, Physique, IV, 10-11, sur l’instant) pour rendre compte de la réalité, celle d’un changement orienté. Mais en quel sens ? Plus loin, Platon écrit que le temps s’avance « cheminant de l’avant à l’ensuite ». L’un qui serait en lui vieillit, devient plus vieux que lui-même, mais dans le même temps il devient plus jeune que soit vieillissant. Cet Un qui devient, on peut l’appeler le « maintenant » (qui n’est jamais au présent). Il n’est jamais relatif qu’à lui-même et est toujours même et autre  ; on peut dire qu’il s’avance, donc devient plus vieux. Mais de ce même maintenant, on peut aussi dire qu’il rajeunit si on pense le temps comme s’écoulant de l’avenir vers le passé (de ce qui vient vers nous vers ce qui ne sera plus) ; car du point de vue du devenir, le devenir passé est bel et bien postérieur au devenir présent. Le temps est ce qui, procédant de l’avenir, recule vers le passé, s’enfonce. En ce sens, le maintenant devient constamment plus jeune que soi puisqu’il se renouvelle sans cesse, au point que le présent rejaillit de l’avenir. Alors, si tout changement orienté d’un étant quelconque se dévoile dans le temps, en revanche, le devenir lui-même n’est pas un changement orienté selon une direction unique et irréversible. Tandis que le temps d’une chose va de l’avant à l’après, l’Un-maintenant, c’est toujours du même coup qu’il rajeunit et vieillit tout en gardant le même âge que soi. Telle est la première approche de la première hypothèse : le maintenant ne peut être comparé qu’à lui-même dans le devenir ; le devenir, condition de la participation au temps n’est qu’une série de relations comparatives, sans aucun terme stable qui les soutienne. Alors, l’Un ne saurait participer au temps sauf à s’identifier à ce que précisément il exclut, la pure multiplicité en devenir héraclitéen.

D’où 2ème hypothèse de l’être dans le temps : mise en relief des contradictions dans lesquelles tombe toute conception de l’Un dans le temps. Cette hypothèse apporte un autre éclairage sur le maintenant (152a-d) : l’argument repose sur la notion de milieu, l’entre-deux, et le maintenant se définit comme un milieu entre le fut et le sera. Il ne peut se dire être qu’au présent. L’Un qui est, on devra ire qu’il est « toujours maintenant chaque fois qu’il est. » Mais puisque le maintenant constitue le point d’arrête du devenir, alors dans le mouvement l’Un qui est ne devient pas à la fois plus jeune et plus vieux, mais il est à la fois plus jeune et plus vieux. (152a-d) Platon présente le présent comme milieu entre le passé et le futur. Si l’Un est dans le temps, lorsqu’il rencontre le maintenant, il voit sa progression temporairement arrêtée. En sorte que l’Un réel se trouve dans le temps de deux façons : à la fois il devient et il y est. Mais, en devant, il n’y est pas vraiment et, à l’inverse, quand il y est (au présent), il ne devient pas. Contradiction : d’un côté, le maintenant ne cessant de devenir est toujours autre ; de l’autre, le maintenant est ce dans quoi tout se produit. Le maintenant est perpétuellement, ce dans quoi tout stationne (c’est chaque fois maintenant !). En ce sens, le maintenant est ce qui se perpétue à travers le temps en étant toujours lui-même : « Nous n’avons jamais de repos car le présent est perpétuel. » (Georges Braque) La contradiction doit être assumée pour penser le passage du temps. Maintenant fait transiter dans les deux sens, prolonge le passé dans l’avenir et refoule l’avenir dans le passé (= maintenant-transition) ≠ maintenant-au-présent qui s’avance comme le temps, i.e. qui en lui-même ne passe pas. Il faut distinguer et concilier car aucun des deux sens ne suffit à rendre compte du passage :

- à s’en tenir au 1er sens, on en vient à dissoudre le devenir en une pluralité de relations- à s’en tenir au 2nd sens, le devenir se trouverait en suspens

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Platon essaie de concilier ces deux sens dans un passage que certains commentaires ont identifié comme une 3ème hypothèse au Parménide, mais qui, plus vraisemblablement, est un corolaire des deux premières hypothèses prises dans leur ensemble. Si l’Un participe au temps parce qu’il est, il participe à un moment, il participe de l’existence. Parce qu’il n’est pas, un moment au contraire ne participe pas à l’existence. Ces deux moments sont nécessairement distincts. Or, participer de l’existence = advenir, la quitter = périr ; et pour l’Un, advenir = s’unifier, périr = devenir multiple. De même, devenir dissemblable = s’assimiler, de dissemblable qu’on était. Devenir mobile = se mettre en mouvement alors qu’on était en repos. Comment nommer ce passage ? C’est CHANGER () qui n’indique pas un état, ce n’est pas un verbe qui aboutit à la possession d’une qualité. Bien que ce ne soit pas un verbe d’état, il ne suppose pas non plus une certaine durée, i.e. ce n’est pas, tandis qu’il est en mouvement, qu’il s’immobilise. « Changer, on ne peut le faire sans changer » : cela signifie que pour changer (de), il faut changer. La formule signifie qu’il n’y a pas de cause suffisante du changement, bien qu’il ait des conditions. Plus exactement, le changement, s’il a lieu, ne résulte pas entièrement de ce qui précède : il est irréductible à toutes les conditions qui y président. Le changement n’est pas entièrement contenu dans ce qui précède. Si donc changer on ne peut le faire sans changer, quand change-t-on ? Pas de réponse, car changer on ne peut le faire que si on est dans aucun temps. Alors tout changement véritable supposerait donc cette chose atopique qu’est l’instantané (-) qui n’est « par sa nature dans aucun temps ». Ce n’est pas ce qui est au-dessus du temps, mais il est ce à partir de quoi se produisent des changements inverses. Il est alors ce non-lieu du temps. Il est ce par l’événement duquel du temps/de la temporalité naît. Platon fait appel à l’Un-instant parce que le changement ne se laisse pas (uniquement) appréhender comme altération continue. Le changement comme événement qui interrompt soudain le cours, la succession du temps qui s’avance. Cette interruption ne découle pas de ce qui précède, mais est bien un intervalle (qui ne relie pas !). C’est donc une coupure par rapport et relativement à laquelle se déterminent un avant et un après, avant et après que le TEMPS fait tenir ensemble. Bien sûr, le changement requiert des conditions, une mutation qualitative suppose une nature quantitative, mais reste que cette mutation est hétérogène à cette maturation (Hegel). Tandis que les changements apparents n’ont de réalité que pour ceux à qui ils apparaissent, les changements réels ne sont pas de simples renversements du contraire au contraire, mais ils dépendant d’une durée antérieure qu’ils interrompent pourtant. République, VII : le prisonnier délivré de la caverne « est contraint de se dresser et de regarder - (soudainement) vers la lumière. » L’ascension érotique décrite dans Le Banquet se termine par la vision soudaine qui advient, vision d’une beauté merveilleuse. La conversion ou illumination de l’âme ne se produit pas dans un temps qui s’avance. Même si ce sont des instants remarquables, même si on affirme que tout être est dans le temps, qu’on se refuse à reconnaître toutes autres manières d’être, quelque chose en tout cas n’y est pas : le CHANGEMENT.L’instant n’est pas éternel, mais une unité atemporelle du temps. Qu’on y voit un saut hors du temps ou la brèche même du temps, son interruption incessante qui permet de le scander, l’instant du changement est ce sans quoi le devenir soit ne serait qu’un flux indistinct, en tous sens, un «   devenir fou   », soit se figerait dans le perpétuel présent d’un passage où rien ne passe en définitive. Ce n’est donc pas le devenir qui est la condition du changement, mais l’inverse : le changement est cette condition du devenir, condition d’être et d’intelligibilité. Ce changement n’est pas dans le temps, mais plutôt le temps serait sous la dépendance du changement. En sorte qu’une ontologie du devenir ne serait envisageable d’abord qu’au titre d’une physique.

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c)Physique, I : réfléchir sur les principes mêmes du changement. Pour cela, Aristote s’emploie à résoudre ce qu’il estime être l’aporie éléatique de Parménide (Physique, I, 8) : « Ils disent que l’étant ne peut advenir puisqu’il est déjà, et que du non-étant rien ne peut advenir. » L’opposition duale être/non-être ne laisse aucune place au devenir. Plus exactement, cette opposition se traduit sous la forme d’une alternative d’une ontologie sans devenir et d’une physique sans être. Aristote la refuse car cette difficulté dialectique n’arrête pas du tout le physique, puisqu’il est manifeste que certaines choses sont en mouvement et par conséquent qu’elles deviennent. Mais ce phénomène manifeste, peut-on en faire la théorie ? Théorie du devenir phénoménale possible ? C’est en ce sens que le dilemme éléatique n’est pas à rejeter comme une absurdité au nom de la perception immédiate, mais constitue bien un dilemme à relever comme un défi : à l’aide de quelles catégories penser la réalité de ce qui change   ? Avant d’identifier en Physique, II la nature comme un « principe de changement et de repos dans les choses en devenir » et d’identifier les étants naturels comme ceux qui ont en eux ce principe, il convient d’établir la possibilité même du changement en général, i.e. de rendre intelligible ce qui est manifeste. Ainsi, la fondation d’une science de la nature doit se garantir par une ontologisation du devenir. Tout changement s’effectue entre deux termes, un terme initial et un terme final  : «   ». Ces deux termes doivent toujours en quelque manière être opposés. Deux contraires dans un genre déterminé, genre qui est le réquisit minimal d’un certain ordre, « n’importe quoi ne saurait provenir de n’importe quoi ni se résoudre en n’importe quoi » (e.g. le chaud ne vient pas du dur). En règle général, un contraire vient de son contraire dans une certaine réalité : d’un musicien dont les cheveux ont blanchi, on ne dit pas que de musicien il est devenu blanc, mais de brun qu’il était il est devenu blanc. C’est accessoirement (-) que en même temps que blanc, il était musicien. Tous les anciens philosophes ont cherché l’origine du mouvement dans un couple primordial de contraire : il apparaît que le changement ne peut naître que d’une opposition primordiale, mais ils ont tort de s’en tenir là, car l’opposition ne suffit pas à rendre compte du changement, puisque les contraires n’agissent pas comme tels l’un sur l’autre ni se transforment l’un en l’autre. En toute rigueur, si le chaud se changeait en froid, etc., rien n’aurait changé en ce sens que le chaud n’existe plus dans le froid. Comme le Théétète l’a montré, le « devenir panique » débouche sur une réalité instantanée qui disparaît et apparaît sans cesse. Ce devenir donne suite à une succession d’événements ponctuels sans la moindre épaisseur. Le partage d’un contraire dans l’autre fait qu’ils reviennent au même et n’ont alors rien de contraire.

Pour que les critères soient irréductibles l’un à l’autre, il faut logiquement distinguer les contraires eux-mêmes de ce qui les reçoit alternativement. Le changement s’exprime de deux manières : d’un homme qui apprend à lire, on dit qu’il devient lettré, mais on dit aussi bien que d’illettré il devient lettré. Pour exprimer intégralement le changement, besoin d’une double expression qui manifeste que son explication requiert pour principe, outre les deux opposés (), un troisième terme qu’Aristote appelle , i.e. le sous-jacent ou le « jacent au fond » (le subjectum). Tandis que les opposés se substituent l’un à l’autre (ou se succèdent sans se convertir l’un dans l’autre), le sujet demeure, il est le principe permanent du changement. Ce qui dans qqc persiste permet de penser la consistance de son changement.Platon avait déjà fait du permanent la condition sine qua non d’intelligibilité du changement, mais il avait posé cet être permanent moyennant une dualité de plans. Aristote place le permanent dans le changement : il invente la notion de « substance physique ». Physique, I, 7 (poly) : Aristote se demande combien il y a de principes du changement. Cette question doit être comprise comme celle des DIMENSIINS du changement. Après avoir

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récusé l’hypothèse d’un seul principe ou d’une infinité, il hésite entre deux ou trois principes. Le sujet-substrat peut se dire « numériquement un, mais formellement deux ». Les contraires sont en un sens principes du changement, puisque celui-ci s’effectue toujours d’un terme à un autre. Mais ces contraires ne sont deux qu’en tant qu’attribut ou que si l’on considère les attributs abstraction faite du substrat. Mais pour que le processus soit correctement formulé, il faut l’envisager du point de vue du sujet. « Chaud devient froid » se développe en « sujet chaud devient sujet froid » Tout changement impliquerait un troisième terme commun et unique, un tiers inclus dans l’opposition des contraires : c’est le sujet-homme qui désigne le substrat du changement, qui supporte les contraires lors des transformations successives. Or, si du point de vue de la forme ce qui devient n’est pas un, lorsqu’un sujet change, il demeure quelque chose de commun que l’on peut compter pour un. Pour Platon, qu’est-ce qui restait un pour appréhender le devenir ? Ce n’était que la Forme, le terme Un commun à une multiplicité et qui permettait de la rendre intelligible. Pour Aristote, le Même relève du substrat matériel qui demeure au fond de toutes les étapes du changement. Le seul élément véritablement un serait le quelque chose dont provient ce qui provient. La Forme est le moteur du devenir, et même sa CAUSE EFFICIENTE. Dans ce qui est devenu (le composé/le concret substantiel), on distingue :

- ce qui devient (le sujet)- la forme advenue

Mais dans ce qui devient, on distingue :- le supposé- l’opposé de la Forme advenue

Tout sujet qui devient, pour devenir, doit être à la fois quelque chose de fondamental (le supposé) et l’opposé de la forme qu’il deviendra. Il y a alors ce qui vient à l’existence (la forme) et ce qui subit le changement. Mais ce qui est numériquement un peut à son tour être l’objet d’un discours qui dédouble sujet et attribut. Le sujet qui reçoit une forme nouvelle est déjà lui-même un composé d’un sujet un et d’une forme présente opposée à celle qui doit devenir. Le même sujet se dédouble à l’analyse en « ce qui dans le sujet est proprement le substrat » et en « une forme au commencement du mouvement ». Car d’une part, si Aristote insiste du point de vue physique sur la permanence et l’unité du sujet, il insiste tout autant sur la nécessité métaphysique qu’un sujet soit toujours lié à une forme. L’homme qui d’inculte devient cultivé n’est pas réellement indépendant de ce qui à chaque étape le qualifie. L’opposé de la forme qui advient et le substrat n’ont pas de réalité séparée. Lorsqu’on parle d’un sujet réel du devenir, il s’agit toujours d’un sujet composé. Le sujet est à la fois l’unité de la substance composée (le « ceci » déterminé) et ce qui dans le composé est proprement sujet. Il possède un statut physique double :

- en tant qu’il subsiste tout au long du devenir (le sujet comme devenant)- en tant qu’il renferme en lui autre chose que lui-même, qui lui est toujours soit

essentiellement soit accidentellement attachéeLe sujet garantit la stabilité du devenir, mais considéré dans son être, il est moins qu’un. C’est bien ce qui apparaît lorsqu’on passe d’une analyse logique à une interprétation physique, i.e. du sujet d’attribution à la matière. Aristote n’identifie pas le sujet et la matière, mais dit que le sujet est au concret ce que la matière est à la statue. Il y a toujours, dans le sujet, du matériel. Si le sujet du changement est une réalité assignable, c’est que ce qui sert de matière est toujours déjà soi-même informé par une forme non rudimentaire. Le bois du navire, avant d’être bateau, a déjà la forme du bois de

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l’arbre. En remontant de forme en forme, on arriverait à de la matière brute, mais celle-ci ne peut jamais être saisie comme telle. Cette matière brute serait un pur ÉPARPILLEMENT. C’est toujours une forme qui donne sa consistance à la matière d’une forme ultérieure. Une chose (le concret, le composé) comprend dans sa matière tout un emboîtement de formes, sans lequel elles ne seraient qu’un agrégat « de la sciure » (Traité sur la génération, I, 2). D’où la chose physique ne peut être comprise comme la rencontre d’atomes matériels pas plus que de points mathématiques. Tout sujet dans sa matière est nécessairement soumis à une forme. Tout être engendré est un composé dans lequel on distingue logiquement :

- ce qu’il est advenu- ce qui est devenu ceci ou cela

Il est le composé d’une FORME et d’un SUJET. Mais le sujet n’a pu devenir ceci ou cela, recevoir telle ou telle forme seulement parce que soit il en avait une contraire, soit parce qu’il en était dépourvu. L’airain n’a pris la forme de la statue que parce qu’il était auparavant relativement informe. Les matériaux arrangés pour former la maison étaient relativement en désordre. Le sujet qui devient dans le devenir est Un numériquement et double spécifiquement puisqu’à chaque fois il y a le supposé proprement dit et l’opposé de la forme qu’il doit devenir. Le point de départ est non seulement le contraire d’une forme, mais surtout la privation. Le devenir des substances requiert trois principes :

- le sujet- la forme- la privation de la forme

Au sujet de la génération, Aristote assigne le terme de . Jusqu’à présent, les investigations physique ignoraient tout de la matière. Il faut comprendre les deux sens ici de « venir de » :

- une chose vient d’une autre comme la statue vient de l’airain, i.e. de sa matière sous-jacente (sujet)

- une chose vient d’une autre comme la forme vient de son opposé/privationAinsi on peut résoudre l’aporie éléatique : l’être ne vient pas du non-être comme de son supposé, mais comme de son opposé. L’être vient de l’être non pas comme de son opposé, mais comme de son supposé. Appliqué aux choses physiques, l’étant devenu vient du non-être de la privation et de l’être de la matière. Ainsi distinguer la matière-sujet de la privation, c’est donner à la matière le statut d’un quelque chose, mais d’un qqc non-encore-déterminé. La matière est presque de l’être ; plus exactement, Aristote la définit ainsi cf. Physique, I, 9 : « J’appelle matière le substrat premier de chaque chose, substrat inhérent à partir duquel quelque chose advient. »Matière : ce qui demeure en une chose déterminée comme élément constituant de sa substance ; ce dont une chose déterminée provient et de quoi elle est faite, par distinction avec la privation qui est également ce dont une chose provient, mais dont elle se délivre. La provenance marque distinctement l’ORIGINE et l’INGREDIENT. Cette distinction commande la théorie aristotélicienne du changement. Mais avant de devenir statue, le marbre était déjà quelque chose déterminée, il avait déjà une STRUCTURE. D’où question : de quoi les éléments matériels sont-ils faits ? Dans la mesure où on ne remontera jamais à matière brute, la « matière » est notion corrélative de la forme. Si l’on est obligé d’admettre une matière primordiale (qui serait le substrat capable de recevoir toutes les qualités contraires, substrat lui-même dépourvu de toute forme), on ne peut cependant la CONCEVOIR : la matière comme telle n’a rien de sensible, de visible ; elle est indéterminée, amorphe. Ce substrat n’est ni qualifié ni un corps. Alors quel est l’être de ce substrat ? Cette matière primordiale est EN PUISSANCE tous les corps   ; inconnaissable en elle-même elle ne peut être connue que par analogie. La matière est du quasi substantiel.

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Métaphysique, H, 1 : « J’appelle matière ce qui sans être un ceci, une chose déterminée en acte, est cependant un ceci, un quelque chose en puissance. »La matière est dans la chose l’indéfini et pourtant ce grâce à quoi il y a du permanent dans ces choses, et ce qui fait que le réel a quelque chose d’accidenté, puisque la matière étant susceptible d’être autre qu’elle n’est, est bien cause de l’accident. Elle est ce qui donne aux choses leur consistance, mais en s’enfonçant dans la matière, les choses s’échappent à elles-mêmes, s’exposent à devenir autres qu’elles ne sont. En sorte que dans une chose matérielle, il y a toujours plus et autre que ce que nous pouvons en concevoir. La matière introduit dans les choses présentes du potentiel. Pour comprendre qu’il y a devenir, il faut trois principes (cf. supra) :

- matière-sujet- privation- forme

(S’il n’y a que deux réalités, la matière et la forme, la privation du point de vue de l’être n’apparaît comme telle que dans le processus général du mouvement : elle a bien un statut ontologique, donc elle est considérée comme un principe ; si elle n’était rien, la forme qui apparaîtrait dans le devenir serait le rien cf. Métaphysique, , 2)L’étant en devenir est bien un composé de matière et de forme, mais ne saurait se comprendre sans la privation qui ne s’identifie pas avec la matière. Cette privation est à la fois quelque de la matière, son manque de détermination, et l’autre de la forme. La privation n’est pas le néant de détermination, mais une détermination négative. Quand on considère la privation en elle-même, elle est bien non-être, mais lorsqu’on la considère dans la chose qui devient, elle est en quelque sorte () figure, plus exactement elle est la figure du manque-à-être (négatif de ce qui doit arrivé).Par nature, Aristote entend un principe en vertu duquel certains êtres deviennent ce qu’ils sont, i.e. la nature est ce à partir de quoi il y a venue à l’être d’un étant (naturel) qui possède des qualités conformes à cette provenance. Comme telle, LA nature ≠ visible, mais se manifeste dans les substances naturelles. Elle est principe immanent de mouvement et de repos, et c’est pourquoi il faudra envisager le mouvement et le repos à partir de Physique, III.Tout Physique, II vise à cerner la naturalité même du dynamisme qui caractérise un certain type d’être. Après avoir distingué les êtres naturels des êtres artificiels, Aristote caractérise la nature comme forme en s’opposant à ceux qui considèrent que la nature se réduit uniquement aux composants matériels des choses, ceux qui confondent le naturel à l’élémentaire, car alors la nature ne serait que le substrat de chaque chose dépourvue de structure. Or sans nier que la dimension matérielle entre dans la définition de la naturalité, la nature est aussi forme (en plus d’être matière), mais elle est surtout forme. A ce titre, le substrat est ce qui se soumet à une forme. Un être naturel n’est vraiment tel que lorsqu’il est forme et c’est pourquoi l’enquête physique peut revendiquer le titre de savoir puisque la naturalité d’un étant correspond à son intelligibilité. En effet, la forme pour laquelle Aristote retrouve le terme d’ est aussi bien la structuration réelle d’une chose que ce qui se manifeste à la pensée, et qu’on peut alors saisir dans une définition ().Ainsi, à la nature des présocratiques qui ne faisaient apparaître que de l’apparence instable, Aristote substitue une nature qui dans le substrat est principe d’ordre. Si la nature est principalement forme, l’ est ce en vertu de quoi un être est proprement rationnel au sens où il a une raison d’être, au sens aussi où il se prête à un discours qui en rend raison. Physique, II, 1 (poly) : les deux premiers arguments convoquent en contrepoint le modèle de la provenance technique. En effet, un objet ne participe pas au caractère d’une œuvre technique tant qu’il n’en existe que les matériaux non encore façonnés ; de même l’être naturel tant qu’il n’est qu’en puissance, ne mérite pas encore sa dénomination. Il ne la

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possèdera de plein droit qu’après avoir reçu sa forme, i.e. un type déterminant qui n’est séparable de la chose qu’en pensée seulement. La raison () d’une chose qualifie la forme en tant qu’elle marque la coïncidence entre ce qui est dans l’ordre du réel et dans l’ordre de la pensée. La forme d’une chose en devenir qui correspond à sa nature est le lien d’ouverture de la raison à l’intelligibilité du réel. La nature d’un être est donc sa forme déterminée dans un ordre, forme à laquelle la matérialité est subordonnée. Ce qu’il y a de matériel dans un être en devenir n’est que secondairement naturel. Si la nature est bien ce qu’il y a de permanent dans les changements, elle est bien forme, puisque précisément dans les générations naturelles c’est la forme qui persiste (un homme engendre un homme). C’est toujours la forme de l’être naturel qui se reproduit. Du coup, ce n’est pas par la présence d’une forme que l’art se distingue la nature, mais en ce que dans le produit technique – qui a son principe de mouvement à l’extérieur de lui – la matière et la forme restent distinguées. Alors Aristote peut renouer avec l’étymologie de « nature » (, de qui signifie « naître, croître ») désignant d’abord une génération. Mais il ne suffit pas de dire que la nature constitue une certaine modalité du devenir, ca elle est principe du devenir. Ce vers quoi s’épanouit un étant naturel est, non pas autre chose que lui, mais sa forme. La forme = caractère spécifique d’un être. Le substrat se soumet à la forme qui ne lui est pas extérieure, mais qui est le principe du changement. Il convient dès lors de mieux définir ce que c’est que le changement en général et le mouvement en particulier. Tel est l’objet de Physique, III consacré à la définition du mouvement. A cette étude du mouvement, tous les autres livres de Physique se rattacheront jusqu’au dernier (VIII) où Aristote démontre l’existence d’un premier moteur. De fait, la discipline physique s’est très vite consacrée principalement aux problèmes cinématiques. Quand Galilée s’opposera à la physique aristotélicienne, ce sera bien à sa théorie du mouvement (local) prise comme un corps de propositions faisant sans indépendamment du reste (Cf. Métaphysique, E, 8 : « science théorétique des étants en mouvement »). Si la définition du mouvement est le point central de Physique, il ne faut pas le détacher de ses fondements. L’histoire l’illustre a contrario, la cinématique ayant pour vocation de rendre compte de tous les mouvements, y compris les mouvements qu’Aristote appelle « violents » (les mouvements contre nature) ; la mécanique qui désigne initialement l’étude des engins devient après Aristote la branche principale de la physique au point de se confondre avec elle dès le XVIIème siècle. En considérant le mouvement exclusivement pour lui-même, on aboutit à un renversement radical de la conception aristotélicienne de la nature, dès lors que le naturel s’entend comme « lois universelles du mouvement » Ce renversement est parfaitement illustré chez Descartes lorsqu’il écrit in Principes de la philosophie, IV, §203 : « Il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car par exemple lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »Il y a un devenir mécanique de la physique dont le seul point commun est de penser le mouvement, mais un mouvement détaché de la nature. Pour Aristote, l’être naturel se caractérise par sa mutabilité, mais il ne fait jamais perdre de vue que réciproquement cette mobilité doit s’expliquer par la nature. Ainsi Aristote n’étudie pas le mouvement pour lui-même, mais pour mieux comprendre ce qu’il en est de la nature. Puisque l’être en devenir doit être appréhendé comme un composé de substrat et de forme (Physique, I), composé qui est un être par soi et que la pensée analyse selon ses deux/trois dimensions réellement indissociables, lorsque le principe du mouvement et sa fin résident dans le composé, alors on peut bien parler d’un être naturel.

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Ainsi l’âme est la nature d’un vivant. C’est la forme en ce qu’elle est fin qui, tout en étant immanente à une matière, est la nature d’une chose. Du coup, l’enquête sur le mouvement est reprise, lorsqu’on veut approfondir l’aspect moteur de la nature, par la question suivante : en quel sens des êtres naturels peuvent-ils être dits avoir en eux-mêmes le principe de leur mouvement ? Physique, III : définition du mouvement restera aussi célèbre qu’elle sera considérée comme stérile « Le mouvement est l’acte (entéléchie) de la puissance en tant que puissance. » Aristote distingue trois sortes de définition :

- l’énoncé de ce que le nom signifie (élucidation sémantique cf. Métaphysique, )- l’énoncé qui montre pourquoi la chose définie est (définition réelle)- la position sans démonstration de l’essence des choses définies, position qui s’impose

pour toutes les réalités immédiatesDans le cas du mouvement, la définition répond aux deuxième et troisième types car le mouvement est d’une part une donnée immédiate (il ne s’agira pas de montrer qu’il y a du mouvement, car c’est évident), d’autre part il s’agit de montrer que la réalité du mouvement possède une consistance propre et, à ce titre, la définition proposée veut exposer pourquoi la chose est ce qu’elle est. La définition proposée est bien une définition réelle qui vise à fonder le phénomène du mouvement (le rendre intelligible). Aristote réintègre parfaitement le mouvement dans l’être et se donne les moyens de le définir. Cette définition correspond à l’entreprise d’ontologisation du mouvement. Toute la difficulté est d’éviter que la définition soit une définition circulaire ; c’est d’autant plus difficile que le mouvement est une réalité immédiate. Si on le décrit comme passage, il apparaît aussitôt que la compréhension de ce que c’est qu’un passage suppose celle de ce qu’est le mouvement. On ne peut se contenter de dire que le mouvement serait passage de la puissance à l’acte, puisque c’est bien le processus dans toute sa généralité qu’il s’agit d’envisager. La mise en place de la définition repose sur certains axiomes dont le premier est la distinction entre l’être en puissance et l’être en acte, distinction qui est décisive. Puissance et acte sont toujours dits des termes corrélatifs. Même s’il y a de la pure puissance, comme il y a de la pure activité/actualité, les deux termes sont toujours appréhendés l’un en fonction de l’autre. Même s’il y a priorité de l’acte sur la puissance (c’est en acte qu’un étant est à proprement parler), Aristote commence toujours par définir la puissance. Métaphysique,  : Aristote consacre ses cinq premiers chapitres aux différents sens de , et c’est après avoir envisagé ces sens qu’il écrit : « L’acte est le fait pour une chose d’exister en réalité, et non pas de la façon dont nous disons qu’elle existe en puissance. Nous disons par exemple qu’Hermès est en puissance dans le bois, et la moitié de la ligne dans la ligne entière, parce qu’ils pouvaient en être tirés, et même celui qui n’est pas en train d’étudier, nous le disons savoir s’il a la puissance d’étudier. L’autre manière est l’existence en acte (…) Ce qui bâtit est à ce qui capable de bâtir comme ce qui est éveillé à ce qui dort, ce qui voit à ce qui a les yeux fermés, mais possède la vue, ce qui est séparé de la matière à la matière, et ce qui est achevé à ce qui est inachevé. »Aristote envisage la puissance à partir de trois distinctions principales :

- entre le pouvoir de changer quelque chose (puissance active) et le pouvoir d’être changé par quelque chose (puissance passive) ; dans l’un et l’autre sens, le terme exprime l’ensemble des conditions requises pour le mouvement

- entre la puissance selon le mouvement et la puissance selon l’être ; on dira que Hermès est en puissance dans le bois, que la moitié de la ligne est en puissance dans la ligne

- puissance rapprochée de la possibilité par rapport à l’impossibilité ; signifie ce dont le contraire n’est pas nécessairement faux

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Ces trois perspectives font de la puissance tantôt une force déterminante, tantôt une matière déterminable, tantôt ce qu’il a d’indéterminé dans la réalité

En ce qui concerne l’, « le mot acte, qui est mis en relation avec l’état accompli, est surtout venu des mouvements, et a été étendu aussi aux autres choses. On est d’avis en effet que l’acte est surtout le mouvement (…) » Le mouvement est la manifestation la plus claire de l’activité qui en ce sens est une voie vers l’achèvement, activité corrélative à la puissance qui elle ne serait que les conditions même du mouvement. L’activité signifie non pas tant le changement que l’exercice de l’action. Aristote rattache explicitement le terme d’ à qui désigne proprement l’œuvre.Métaphysique, , 8 : « L’œuvre est la fin, et l’acte est l’œuvre, de ce fait le mot acte dérive de l’œuvre. »Disons donc que l’ est la fonction accomplie qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même, alors que le mouvement est une imparfaite. E signifie plus précisément être en œuvre. Pour Aristote, le bonheur est , la contemplation également ; il lui arrive même de parler de l’ .Métaphysique, H : « Qu’est-ce que le silence des vents ? C’est le repos dans la masse de l’air : l’air et la matière – et le repos est l’acte. »L’acte, même s’il est d’abord appréhendé à partir du mouvement, désigne le fait d’accomplir, en sorte que l’ désigne la manière pour un étant de se présenter dans la plénitude de son être. L’entéléchie désigne ce qui se maintient accompli dans le terme. Quelle différence avec  ? E   : fin en tant qu’elle se constitue, est la fin considérée en elle-même. Dès lors qu’on peut considérer chaque chose soit en acte soit en présence, il faut distinguer plusieurs degrés aussi bien dans la puissance que dans l’acte. Un homme qui possède une science sans en faire usage tout en tant étant en acte sera néanmoins en puissance une activité : la science acquise est déjà un accomplissement qui est au fondement d’une réalisation plus complète. Ainsi l’âme peut être dite l’acte premier d’un corps possédant la vie en puissance. Une faculté, en ce qu’elle n’est plus une possibilité indéterminée, est toujours en même temps une actualité et une puissance. Le même étant peut être envisagé de deux manières et il faut rapprocher cette distinction de celle entre forme et matière : le même étant peut être envisagé formellement comme ce qu’il est et matériellement comme ce qu’il peut devenir. Comment définir le mouvement ? Il ne se confond pas avec son résultat : l’actualité du mouvement n’est pas l’acte de la chose elle-même. Ce qui fait l’être actuel du mouvement, c’est l’être de la chose en puissance – en tant qu’elle peut être ce qu’elle sera – en sorte que le mouvement est bien une sorte de perfection, mais une perfection de la puissance du pouvoir-être, pour autant qu’elle reste une puissance. « Quand le constructible est en acte, on le construit et c’est cela le processus de construction. »Où pouvons-nous saisir le bâtissable en tant que tel ? Non pas dans les matériaux ni dans le produit fini, mais il n’apparaît que dans le mouvement de la construction. Cette capacité n’est pas une simple éventualité, mais est réelle : c’est l’actualité du potentiel comme tel . Le mouvement déploie ce que la puissance a de réellement potentiel : « c’est l’acte de la puissance comme puissance » Par là, Aristote définit le mouvement par de l’être, i.e. c’est l’être de ce qui n’est pas encore ce qu’il peut être.

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