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LE DIEU DE MONTAIGNE Author(s): Olivier Naudeau Source: Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 54, No. 1 (1992), pp. 7-22 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20679238 . Accessed: 25/06/2014 00:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.51 on Wed, 25 Jun 2014 00:45:01 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE DIEU DE MONTAIGNE

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LE DIEU DE MONTAIGNEAuthor(s): Olivier NaudeauSource: Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 54, No. 1 (1992), pp. 7-22Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/20679238 .

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Bibliotheque d'Humanisme et Renaissance - Tome LIV - 1992 - n* 1, pp. 7-22

LE DIEU DE MONTAIGNE

Peu de choses ou d'6v6nements, en matiere de conscience religieuse, sont

assez assures pour que le consentement universel se fasse a leur endroit; et

comme dans tous les domaines qu'une science exacte ne peut explorer, la reli

gion de Montaigne garde encore aujourd'hui une bonne part de son secret.

On sent qu'il y a une verit6 profonde dans la vision de l'homme montagnien, que Dieu est a l'horizon de sa pense et que sa pens6e est en r6sonnance avec

toute la creation, mais nous ne saurions dire avec precision quelle est cette

v6rit6, car des contestations, toujours partielles, et souvent contradictoires, se sont accumul6es depuis pres de quatre siecles et nous genent. Il y a peu de livres qui puissent aussi bien que le Montaigne d'Armand Muller faire

sentir comment et pourquoi ce vaste mouvement a pu alimenter tant de

controverses'.

Nous n'6veillerons pas les querelles endormies; nous monterons assez

haut pour que, par-dessus le d6sordre superficiel des details, se d6couvre

dans les Essais la r6gularit6 significative de quelque grand evenement; et

voila ce qui nous amene ici a accepter, si invraisemblables qu'elles paraissent, la realit6 et la consequence du processus cosmique majeur auquel, faute de

terme plus expressif, on donne le nom de finalit6.

De ce point de vue, tout prend forme, et (mieux encore) tout prend un

sens dans l'histoire de cette oeuvre.

LE PAS DE LA REFLEXION

Avant toute chose, supprimons dans notre vision de l'homme monta

gnien l'image de l'ame l6gere et toujours prete a se d6tacher du corps pour remonter & Dieu; l'image vraie, coherente avec elle-meme au point de vue des

principes m6taphysiques sur lesquels elle se fonde, est celle d'une Ame lide au corps et lourdement charg6e de matibre, poss6dant une incontestable exis

tence. Ce point de depart, qui s'impose en ce qui concerne Montaigne, ne

vaut pas moins en ce qui concerne les hommes dont il nous parle profuse

1 Montaigne (collection ?Les ?crivains devant Dieu?), 2e ?d., Bruges, 1965.

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ment, sans excepter les plus admirables parmi eux: ?Tant parfaicts qu'ils

soyent, ce sont tousjours bien lourdement des hommes (III, ix, 812; 1595)2. Et tout cela fait des Essais le champ fertile d'un monde instable, ondoyant, au rythme souvent cahotique. Point n'est besoin, pour se convaincre, de

recenser dans cette oeuvre les innombrables temoignages de ?nostre misera

ble condition humaine , mais seulement d'ouvrir le livre A la premiere page. Un des objets du chapitre premier est de ?d6duire , A partir de trois compor tements humains contraires, un meme effet: 6mouvoir l'Ame des autres par commiseration et pitie, ou bien par braverie et constance, ou encore par ?estonnement et admiration; et il suffit de replacer cet exemple dans

l'ensemble des Essais pour nous rendre compte qu'il d6bouche sur le pro blbme pratiquement le plus important qui ait concern6 Montaigne: le divers

et le multiple dans la nature. En trois mots, l'homme montagnien apparait comme une production d'effets; et il porte en lui n6cessairement la realit6 his

torique sans laquelle il n'y a pas de production ni de generation. Cette formule, en tout cas, rend bien compte de ce que nous cherchions:

c'est en interrogeant patiemment l'homme lourd de matiere et de realite que

Montaigne cherche A comprendre ce qui arrive. Par une acceptation du reel

et de la raison, et par le recours a de puissantes images qui permettent d'assi

gner a l'homme la place qui lui revient dans l'univers, il se forme une id6e

de Dieu d partir de ses effets. Le mouvement de sa pensee va de la rdflexion

philosophique a la reflexion religieuse, et non inversement. La philosophie

regarde ?le vif et les effects (II, xxxvii, 739; 1580). Ici, toutefois, prenons garde. Impossible, nous semble-t-il, de rdfldchir sur les passages des Essais qui

parlent de l'homme - comme producteur d'effects - et de Dieu et ses attri

buts, a la fois positifs et ndgatifs, sans etre gagn6 par le soupgon, puis envahi

par la certitude, que Montaigne ne raisonne pas uniquement sur les etres cor

porels qu'il trouve dans le monde de son existence,.ou simplement sur la fina

lit6 et son rapport A l'intelligence, mais 6tablit directement que les natures

finies sont des rdalitds caus6es, distinctes entre elles par opposition ou limita tion et que l'Etre premier est distinct des etres finis - dont l'homme est par tie intdgrante

- par transcendance ou d6passement. Une premiere cons6

quence de cette maniere de se repr6senter le reel est de rendre son sens ontolo

gique plein au Dieu dont parle Montaigne, c'est-A-dire comme 8tre, absolu, infini et cause du. fini, et A l'etre fini, A l'homme, comme &tre et comme

2 Dans l'?dition d'A. Thibaudet et M. Rat, Montaigne, uvres compl?tes, Paris, 1962.

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cause . Lorsque Montaigne, dans le chapitre ?Des prieres (I, lvi, 303;

1580-1595), remarque qu' ? l'entr6e et a l'issue de nos tables, a nostre lever et coucher, et a toutes actions particulieres ausquelles on a accoustum6 de

mesler des prieres , ajoutant qu'il souhaiterait ?que ce fut la patenostre que les Chrestiens y employassent , il se montre conscient que le corps est l'ins

trument de la communion avec Dieu. Le corps soutient la priere, car elle

s'exprime dans des formules recit6es qui assurent et rendent ddfini l'6lan spi rituel. Mais quand il d6crit, quelques lignes plus loin, les conditions de la

devotion a Dieu et dit de Dieu qu'il est ?autant juste comme il est bon et

comme il est puissant , la justice, l'amabilit6 et la puissance dont il s'agit ici sont deduites a partir des concepts d'etre et de cause, qui sont communs

au fini et a l'infini, et possedent des qualit6s transcendentales. L'etre infini

possede ces qualitds en plenitude, les hommes les possedent d'une maniere

imparfaite, selon la mesure de leur etre. Sans s'attarder ici & discuter ou &

justifier la raison qui pousse Montaigne & affirmer que Dieu ?use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir , on peut dire que, dans sa

rdflexion, et pour parler comme Jean Guitton, la priere devient l'acte en deux

temps qui nous place dans la temporalit6 de notre nature et dans l'6ternit6

de notre etre4. C'est l'essence de la transcendance de composer ces deux actes

en un acte unique qui attire Dieu a l'interieur de nous-memes5. Mais, au

prealable, il faut que l'ame considere la bonte de Dieu et sa toute-puissance,

puis sa propre insuffisance et le besoin qu'elle a de son appui. Par le fait

meme, dire que ?nostre foiblesse veut de l'aide , c'est 6tablir la cause propre de la priere. Cette maniere de raisonner, ou de faire, n'a rien de contradictoire & celle dont nous atteignons Dieu en m6taphysique; nous le decouvrons i

partir des donnees sensibles et par opposition aux donn6es sensibles.

Si nous cherchons maintenant le passage qui etablit dans les Essais la pre sence en nous de la cause et la dependance commune des etres finis vis-a-vis

d'une Cause unique transcendante & tous les finis, nous le trouverons au

debut du chapitre ?De la cruaut6 (II, xi, 400-401; 1580). Ici Montaigne

parle de la vertu, comme habitus, qu'il oppose a la bont6 - <dont les incli

nations naissent en nous . Et d'abord, qu'est-ce que la vertu? Montaigne

part, on le voit, d'une vue tres g6n6rale. La vertu, dit-il, est une disposition r6sultant d'une ddliberation volontaire, car la raison peut tre une veritable

3 Nous renvoyons aux expos?s de F. Van Steenberghen, Ontologie, 3e ?d., Louvain, 1961, chap. 4 ?L'?tre infini? et Dieu cach?, Louvain-Paris, 1966, notamment le chap. 10 ?Le Dieu des philosophes?.

4 Dans Histoire et destin?e, Paris, 1970, p. 163.

3 Cf. M. de Carvalho, La dynamique ontologique de l'esprit, trad. M. Salats, Neuch?tel,

1974, chap. 5 ?La dynamique de l'int?riorisation et de l'ext?riorisation?.

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cause a cotd de celles que nous voyons agir dans la nature. Tous les hommes

sont n6cessairement bons en tant qu'etres, mais tous les hommes ne sont pas forcement vertueux. Avant tout, la vertu exige un effort. Pour que l'on puisse declarer un homme vertueux, il faut que celui-ci fasse plus que ?se laisser,

par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire a la suite

de la raison . Cette morale est donc bas6e sur le principe que la valeur

morale des actes et de la vie - le merite - est li6e au caractere rationnel de

l'action. En second lieu, il faut que l'homme vertueux accomplisse l'acte en

question d'un esprit ferme et indbranlable, que ?celuy qui, picque et outr6

jusques au vif d'une offense, [s'arme] des armes de la raison contre ce

furieux app6tit de vengeance, et apres un grand conflict [s'en rende] en fin

maistre . Il n'y a donc pas de perfection sans passion. Mais la vertu n'est pas un simple d6passement de soi par soi; elle est l'acte

propre que Dieu attend de nous et fait grandir l'etre tout entier. Le sens de

cette v6rit6 est ici tres fort. Montaigne nie dans un attribut ndgatif de Dieu - sa simplicit6

- que la vertu soit une qualite qui appartienne a l'infini.

Dieu n'est pas compose de parties compl6mentaires; ses operations sont

?toutes naifves et sans effort . En excluant de l'Etre infini tout ce qui indi

querait division ou composition, l'attribut negatif nous empeche de conce

voir la vertu autrement qu'& l'image de l'etre dont elle 6mane. La vertu est

faite de contrastes, de tension; comme l'etre humain, elle ne peut exister ?sans partie . Mais avant de nier que Dieu soit compose, Montaigne l'affirme en termes positifs, comme etre et comme cause: o... nous nom

mons Dieu bon, fort, et liberal, et juste. Or Dieu n'est pas cause a la

maniere du fini. Il est Cause totale du fini. Il est Cause simple. De meme que toute cause precontient son effet, l'Etre infini preontient ses creatures vir

tuellement ou dans sa puissance creatrice. Son influence causale est sans

reserve, sans restriction.

Il est donc juste de dire avec Montaigne ?nous ne sommes pas [Dieu] ver

tueux , puisque l'acte humain, volontaire et contingent, ne peut s'identifier avec l'acte divin, qui est necessaire. La vertu ne sera toujours pour Montai

gne qu'une dominante concrete; et la possibilit6 reelle, proche, du p6che res

tera inscrite dans son elan. Et pourtant, nous venons de le voir, la vertu a une capacit6 illimitde (transcendante) comme facultd de l'etre; il n'y a rien en elle qui soit 6tranger n la Cause absolue qui la pr6contient. Mais il n'est

pas sGir, pour le dire en passant, que Montaigne n'ait pas voulu se distancer

de l'ideal de la mystique chr6tienne quand il parle, plus loin dans le chapitre, d'une vertu depouillee de tout mdrite personnel, offerte aus effluves de la

grice divine, et capable de nous affranchir de l'esclavage du pdche: ?Or,

qu'il ne soit beau, par une haute et divine r6solution, d'empescher la nais

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sance des tentations, et de s'etre form6 a la vertu de maniere que les semences

des vices mesmes en soyent deracin6es (II, xi, 405; 1580). Mais voici une autre attitude, pr6sent6e au debut du chapitre <De la

vertu (II, xxix, 683; 1580): c'est celle de S6nbque et d'autres comme lui, qui, par des efforts surhumains d'impassivit6, ou par d6passement de soi, ou

encore par 61ancement de l'ame (bien loing au dela de son ordinaire , veu

lent se donner la resolution et l'asseurance de Dieu , c'est-A-dire l'attribut

fondamental de l'Etre premier: son immutabilit6. On 6tablit en ontologie que l'immutabilit6 ou propri6t6 d'exister par soi est un attribut negatif, parce

qu'il nie de 1'etre infini qu'il puisse changer, se parfaire ou dechoir. Cet attri

but est deduit des concepts d'infini et d'absolu, parce que Dieu seul est infini

et absolu et lui seul est immuable. Face a cette plenitude, notre esprit est

accul6 a reconnaitre qu'une distance - une distance non d6termin6e -

existe entre l'infini et l'ordre des etres finis. Dieu existe selon sa maniere

d'etre, qui n'est qu'A lui; les hommes existent selon leur mode d'etre, qui n'est qu'a eux. Dans ce contexte, les trois comportements humains - la

recherche de l'impassivit6, le depassement de soi, l'6lancement de l'ame au

deli - integrent une seule realitd: tout etre fini est un principe d'activit6 et

le dynamisme qui le porte a se d6passer et a se parfaire ne peut avoir d'autre source que son etre meme. En denongant vigoureusement ces trois attitudes,

parce qu'elles tendent a attribuer a l'homme la forme divine6, Montaigne montre encore, dans un acte de la pens6e de portee transcendentale, que l'etre fini est perfectible, en vertu de sa nature et de son essence, qui est

imparfaite. Cela sera fait en trois phrases incisives, chacune introduite par l'adversatif <(mais , qui fonctionne ici comme technique de freinage: 1. <Mais c'est par secousse , 2. ?mais ce sont traits, a la verit6 , 3. ?mais

c'est par espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement

de soy . L'acte cr6ateur montagnien est bien - nous verrons plus loin le rai

sonnement qui le fonde - une initiative libre, qui implique la n6cessit6 de choisir le bien ou du moins ce qui parait etre le bien, mais cet acte ne sera

que plus parfait s'il s'instre dans un principe d'ordre. <Le pris de l'ame, r6p6 tera souvent Montaigne, ne consiste pas a aller haut, mais ordonneement

(III, ii, 767; 1588). Mais il y a autre chose encore A considerer.

Plus remarquable en un sens, et juste aussi important A retenir que la

ddduction rigoureuse des attributs de l'infini, est le mouvement inductif qui, dans les Essais, relie en lui, par leur essence meme, les 8tres dans leur d6pen dance commune vis-A-vis de l'Etre premier. Certes, il existe dans le long

6 Sur les attitudes qui d?forment l'id?e de Dieu, on lira avec profit J. Dani?lou, Dieu et nous, Paris, 1956, pp. 41-52.

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chapitre du deuxieme Livre, que Montaigne intitule ?L'Apologie de Rai

mond Sebond>, de nombreux t6moignages de sa confiance dans ce que la

theologie appelle la methode d'analogie, dont l'exemple le plus celebre est

sans doute celui du modele de l'ddifice-creation prdexistant dans la pensde de l'architecte-Dieu (II, xii, 426; 1580)1. Ajoutons que de tels raisonnements se retrouvent ailleurs que dans l'Apologie. Ainsi l'image du maitre unique, seul createur de l'univers et principe de son ordre: <Il se trouve une merveil

leuse relation et correspondance en cette universelle police des ouvrages de

nature, qui montre bien qu'elle n'est ny fortuyte ny conduyte par divers mais

tres (II, xxiii, 662; 1580). On resumerait peut-etre le plus simplement possi ble ce mouvement tres religieux d'expressions A sens mdtaphorique, en disant

qu'elles font admettre l'existence, dans l'intelligence divine, d'une forme a

la ressemblance de laquelle le monde a 6t6 cr66; en outre, elles r6pondent bien a l'idde que l'on se fait commun6ment de Dieu, celle d'un crdateur provident de l'univers. Mais ceci ne nous fournit qu'une serie d'images exterieures du

monde concret ou l'etre montagnien est plonge. L'origine de cette insuffi

sance n'est pas dans les choses, elle est dans l'ame meme de Montaigne. Elle

est cette division terrible de son etre compose et deficient. Or cet etre a une

intelligence, et il cherche a comprendre. En un sens qu'il reste a pr6ciser, tous les etres dont parle Montaigne sont

en relation, en communautd, tous sont, d'une certaine maniere, une meme

chose; et la preuve, c'est qu'ils pr6sentent entre eux une convenance, ou res

semblance, malgr6 l'opposition fonciere qui les s6pare dans le monde du

divers et du multiple: ?Comme nul evenement et nulle forme ressemble

entierement a une autre, aussi ne differe nulle de l'autre entierement (III, xiii, 1047; 1588). Ici, de nouveau, mais se decouvrant cette fois dans le

domaine accessible a l'expdrience, apparait l'unit6 de la pluralit6, a commen

cer par ce que Montaigne pergoit comme <du reel >, ?de l'etre , c'est-A-dire

l'espece toute entiere dans son incroyable diversit6 d'effets. Cette exigence d'absolu, delicate parfois a ddceler dans les deux premiers Livres, est un de

ces effets qui apparait le mieux dans les chapitres plus denses et plus person nels du troisieme Livre.

Pour saisir sur le vif, en acte, le m6canisme de cette communion avec

l'tre, nous prendrons le passage fameux du chapitre ?De l'experience (III,

xiii, 1080-1081; 1588), qui concilie dans un harmonieux ensemble une exp6 rience personnelle de Montaigne - la perte d'en dent - avec les principes de sa croyance religieuse et ceux de la doctrine philosophique. qui avaient

7 Image venant du Livre des cr?atures de Raymond Sebond. Cf. J. Coppin, Montaigne

traducteur de Raymond Sebond, Lille, 1925, p. 147.

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LE DIEU DE MONTAIGNE 13

conquis son intelligence. L'exemple qu'il faut retenir de cette image est

l'essence meme, la teneur, le contenu probl6matique (et non anecdotique) de

l'analogie qui y est enclose. Les liaisons sont ici subtiles, et nous devons cons

tamment tenir sous nos yeux les concepts et les images qui les accompagnent, sans perdre de vue la r6alit6 qu'ils expriment d'une maniere imparfaite. Lors

que Montaigne, ouvrant le passage, 6crit ?Quand j'ordonne qu'on change

d'apprest a quelque viande, mes gens scavent... >, il ne donne pas a la notion d'homme renferme dans les mots <je et ?mes gens le meme sens, parce que ces termes ne contiennent pas seulement ce que ces etres ont en commun, mais aussi ce qu'ils ont de particulier8. La notion d'etre change de sens A cha

que fois qu'on l'applique. Ainsi, lorsque Montaigne, poursuivant sa

reflexion, et pour 6tablir maintenant un rapport entre son age et la chute

d'une de ses dents, parle de l' etre> de la vieillesse, il affirme ce concept de

l'homme particulier qu'il est (?L'age ne commence de me menasser qu'A cette heure ), de son app6tit qui s'est <alanguy , du regime qu'il suit, des

serviteurs qui agissent selon ses recommandations, de ses pratiques

d'hygiene dentaire depuis l'enfance (l'usage de la serviette), des sensations

physiques et des phdnomenes d'ordre physique qu'il 6prouve (longuement cuits, certains mets ont perdu leur saveur; la duret6 de certains aliments le

<fAche ), de la dent qui <choit sans douleur, sans effort , de la convenance

qu'il pergoit entre la perte de cette dent et la mort (( Cette partie de mon estre

et plusieurs autres sont desja mortes ), - mais chaque fois dans des sens

differents, et pourtant avec ceci de constant que tous ont rapport avec la vieillesse: le regimc parce qu'il devient necessaire, les pratiques d'hygiene dentaire parce qu'elles cessent d'etre efficaces, les sensations parce qu'elles l'annoncent, la perte de la dent parce qu'elle l'indique, la mort parce qu'elle en est l'aboutissement necessaire. C'est le rapport (analogie de rapport) A ce

qui verifie le sens de l'etre.

Mais tout cela ne nous fournit encore qu'une image incomplete de ce qui se passe dans l'esprit de Montaigne. Des qu'il ajoute ?Ce n'est pas la faute

de mes dents , nous savons que l'analogie qui existe dans sa pens6e tient a

la nature meme de la causalit6. En effet, la vieillesse est propre A l'etre vivant

et a lui seul: ni le regime ni la serviette ne vieillissent, au sens propre de vieil

lir. Ces termes ne sont pas univoques (identiques) A la vieillesse et A l'homme.

Cf. ?car les hommes sont tous d'une esp?ce, et sauf le plus et le moins...? (I, xiv, 50; 1580). Cf. aussi notre ?tude ?La port?e philosophique du vocabulaire de Montaigne?, B.H.R.,

XXXV, 1973, en particulier 494-495.

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Or creation est concept univoque9. Conclusion; Montaigne pergoit l'exis

tence dans un rapport de ressemblance et de dependance causale avec le pre mier Existant:'* ?Dieu faict grace a qui il soustrait la vie par le menu. C'est

le seul benefice de la vieillesse. Des lors l'analogie cesse d'etre une interac

tion entre termes (analogies de rapport) pour devenir une communion reelle

et intrinseque avec Dieu et ses intermddiaires (analogie de similitude de rap

ports ou analogie de proportion)": la bonte de Dieu est par rapport aux

hommes ce que la bont6 de la nature est pour les hommes. Le monde monta

gnien est une image finie de la bont6 divine; et Dieu le pr6contient tout entier

dans un acte infiniment simple. Mais alors qu'une distance d6termin6e existe

entre les rdalitds et les images auxquelles les proportions sont communes ana

logiquement - telle la convenance math6matique du quart et de la moiti6

a l'dgard de l'unite: ?La derniere mort en sera d'autant moins plaine et nuisi

ble; elle ne tuera plus qu'un demy ou quart d'homme - aucune distance

ddterminee n'est mise entre la nature et Dieu, encore moins entre Montaigne et Dieu. Cette vue de l'esprit s'ajoute, pour la renforcer encore, a celle que nous notions tout a l'heure: l'Etre infini est bon selon son mode d'etre, qui n'est qu'A lui; les etres finis sont bons selon leur maniere d'exister, qui n'est

qu'a eux ".

Le Dieu de Montaigne est un Dieu lointain. Et cependant, tout n'est pas dit par cette affirmation. Une etude qui ne

depasse pas ce point s'arrete trop tot. Elle est absolument indispensable a son plan; mais elle est incomplete, parce qu'elle n'atteint pas l'etre monta

gnien dans sa condition concrete, dans sa realit6 blessde et douloureuse. Cet

etre existe pour sa fin. Il est fait pour s'achever.

LE MOUVEMENT DE FINALITE

Disons tout d'abord ce que la finalite n'est pas dans les Essais. La finalit6 ne se formule pas ?Par divers moyens on arrive a pareille fin (I, i), ni ?Le

9 Cf. C, Bruaire, L'?tre et l'esprit, Paris, 1983, p. 133. Cf. aussi E. Gilson, Le thomisme,

5e ?d. rev. et augm., Paris, 1943, pp. 152-154 et E. Dupr?el, Similitude et d?passement, Bruxelles-Paris, 1968, pp. 18-19.

10 Ainsi Gilson, op. cit., p. 154: ?C'est en ce sens, pr?cis?ment, que nous pouvons nom mer Dieu ? partir de ses cr?atures.

" Pour tout ceci nous suivons G. Phelan, Saint Thomas and Analogy, Milwaukee, 1941,

pp. 23-43 et P. Grenet, Le thomisme, Paris, 1964, pp. 97-101. 12 V?rit? que Montaigne exprime souvent par le moyen des images. Cf. par ex. l'image

de la sant? du monde: ?La maladie universelle est la sant? particuli?re... Qui scait si Dieu vou dra qu'il en advienne comme des corps qui se purgent et se remettent en meilleur est?t...? (III, ix, 938-939; 1588).

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LE DIEU DE MONTAIGNE 15

profit de l'un est le dommage de l'aultre (I, xxii), ni ?La fortune se rencon

tre souvent au train de la raison (I, xxxiv), ou encore ?Des mauvais moyens

employez a bonne fin (II, xxiii). Pas davantage n'honore la question en alld

guant qu'?il n'y a rien d'inutile en nature; non pas l'inutilit6 mesmes (III,

i, 767; 1588). A proprement parler aucune de ces propositions n'est entiere

ment vraie ou fausse; tout ce que l'on peut dire, c'est que chacune contient

deux termes qui s'excluent de fagon inddterminde sans qu'on puisse dire quel est celui qui excluera l'autre.

En termes dynamiques, la finalite se pr6sente dans les Essais comme

l'orientation d6finie du devenir et de sa cause efficiente; ce mouvement, bien

entendu, se retrouve dans l'homme, lid au principe de l'espece entiere et, plus encore, li au principe de sa fin meme. La position de Montaigne est parfaite ment cohdrente. Le monde nous met en presence d'orientations d6termindes

qui menent chaque etre a obtenir ce qui lui convient: ?Les loix de nature

nous aprenent ce que justement il nous faut (III, x, 986; 1588). On trouve

rait difficilement dans les Essais un seul probleme dont la solution ne

d6pende ultimement de ce principe. A cet 6gard, rien de plus remarquable

que les phrases construites autour des formules on6s pour , ?nais a , au

sens de ?tendre vers , d'autres comme ?il n'y a rien... que , ?il n'y a point de... que , qui font valoir que toute realite, meme inconsciente, est par nature orient6e vers quelque chose qui lui convient, ou encore l'emploi, tres

frequent, des mots ?chacun , ?tout homme , ?en soy , ?en nous , qui montrent que la tendance, loin d'etre limit6e A quelque domaine particulier, atteint l'etre entier. La Prosopop6e de la Nature l'affirme: ?Nous sommes

nds pour agir... Je veux qu'on agisse (I, xx, 87; 1580. Nous soulignons). Prendre conscience de ce fait, ce n'est rien moins que conferer son sens plein a la puissance ou appetit qui a pour objet premier et principal le desirable

ou le bien, c'est-A-dire la volontd: ?... ii n'y a rien en bon escient en nostre

puissance que la volonte (I, vii, 32; 1580). Mais pas de desir qu'une con

naissance n'ait precede, pour l'orienter, ni de connaissance qui ne devienne

d6sir de la connaissance meme: ?Car nous sommes nais d quester la veritd; il appartient de la poss6der A une plus grande puissance (III, viii, 906;

1595). Montaigne nous dit encore que chaque homme possede un appetit d'affectivite, de quelque nom qu'on l'appelle: ?... nostre libert6 volontaire

n'a point de production qui soit plus proprement sienne que l'affection et

amitie (I, xxviii, 183-184; 1580). Cependant, A parler de toute rigueur, ce n'est pas dans l'abstrait que les

actes humains se posent dans les Essais; ce qui existe dans cette oeuvre, ce

qui existe subtantiellement, c'est tel corps chaud et actif, telle Ame vertueuse

ou vicieuse qui doit s'achever en realisant sa coherence A travers le risque

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Page 11: LE DIEU DE MONTAIGNE

16 0. NAUDEAU

du temps. Cela demande une integration des activites corporelles, physiques, sociales et spirituelles, qu'il s'agisse de Socrate corrigeant son ?vilain ply ,

Tacite interpr6tant brillamment l'issue des batailles, la ?malice d'un page, Cinna aux prises avec les ?alarmes de sa conscience , Pompeia Paulina,

prete a ?quitter la vie par fiddlit6 et amour pour Seneque, son 6poux, ou

encore Philippe de Commynes, propose en modele pour ?la force et la

beaut6 de son ame . Jusqu'au Christ lui-meme, le principe et le chef de cette

humanite, qui apparait avec un corps lourd comme le notre - trente-trois

ans de vie charnelle offerts pour le rachat du monde: <Il est plein de raison

et de piet6 de prendre exemple de l'humanite mesme de Jesus-Christ; or il

finit sa vie a trente et trois ans. Le plus grand homme simplement homme,

Alexandre, mourut aussi a ce terme (I, xx, 83; 1580). Dans les Essais,

l'espece se maintient par la perp6tuelle succession de generations; l'esprit

par son acte. Disons-le autrement: ces hommes, ces femmes, ces enfants -

tous producteurs d'effets - sont en puissance d'etre connus; Montaigne est

en acte de les connaitre.

D'ailleurs, il faut mettre a sa place, dans le dynamisme de l'homme mon

tagnien, la motion r6ciproque de la volont6 et de l'intellect tendus vers le bien

qu'ils ne possedent pas et qu'ils veulent poss6der, et montrer que dans les

Essais ce mouvement est aussi un elan de liberte et d'affection ouvert sur

l'infini. La volont6 nous est donn6e pour que nous nous achevions: ?en

celle-la se fondent par necessite et s'6tablissent toutes les reigles du devoir de

l'homme (I, vii, 32; 1580). Par essence, l'app6tit du bien en general, la

volont6 n'est pas autre chose que l'inclination vers l'objet que saisit l'intel

lect, mais ce serait une erreur de croire que Montaigne les confonde dans

l'unite d'une meme action. Il reconnait qu'exceptionnellement la connais

sance s'opere au dedans et du dedans sans que rien s'y introduise du monde

extdrieur, et se manifeste parfois avec une irreductible spontan6it6. C'est le

cas du <demon> de Socrate, ainsi ddfini: ?une certaine impulsion de

volontd, qui se pr6sentoit a luy sans attendre le conseil de son discours (I,

xi, 45; 1588). A l'autre extreme: la theorie stoicienne de l'action. Ici la

volont6 est indifference des choses; elle consent a se manifester par le choix

d'une action, mais ne veut ni s'y contraindre ni s'y fixer. Tout mouvement

de l'ame incitant A une prdference quelconque sera qualifi6 d' ?extraordi

naire et d6r6gl6, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentelle et

fortuite (II, xiv, 395; 1580). Bref, dans cette philosophie, vivre droitement

selon la raison consistera A se laisser aller au ddterminisme des lois qui nous

entrainent malgr6 nous et enlevent A chaque etre toute spontandite et par

consequent toute responsabilit6.

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Page 12: LE DIEU DE MONTAIGNE

LE DIEU DE MONTAIGNE 17

Toute diffdrente est l'attitude de Montaigne en presence de ce probleme. Chez lui, nulle peur de vivre, nul renoncement aux premisses exterieures de

la verite, nul refus de rendre compte des etres. Il se trouve engage, par les

principes fondamentaux de sa philosophie, a nier que la volont6 soit autre

chose qu'un pouvoir de choix. Pour comprendre la nature et la port6e de ce

pouvoir de choix, il convient de se rapporter a la chaine de raisonnements

qui constitue le point central du chapitre oComment nostre esprit s'empes che soy-mesmes (II, xiv, 595; 1580). Partant de l'hypothese plaisante d'un

esprit place devant (deux pareilles envyes , Montaigne prend position con

tre la these stoicienne, dans un raisonnement articul6 selon les lignes d'un

syllogisme de la finalit6, qui nous apparait en parfait accord avec les tendan

ces profondes de l'aristotdlisme ". R6duite a ses composantes essentielles, la

demonstration est fort simple. Majeure: ?aucune chose ne se pr6sente a nous

qu'il n'y ait quelque difference, pour lgiere qu'elle soit est un principe de

nature qui renvoie au divers et au multiple, autrement dit au monde

branloire, dans les Essais la cause efficiente ". Mineure: ?ou A la veue et a

l'attouchement>> est la constatation des faits par la perception sensible. Con

clusion: ? il y a tousjours - nous soulignons

- quelque plus qui nous attire,

quoy que ce soit imperceptiblement est un principe de finalit6 qui conduira

a l'action ou A l'abstention. On le voit, la volont6 de la fin - A laquelle

appartient en propre cet acte premier de (tendre vers que l'on nomme

l'intention - est distincte de la r6flexion dont elle depend. Dans son aspect le plus fondamental, l'intellect saisit l'etre et le vrai dans leur universalite,

que l'on peut ddduire par voie demonstrative. Enracind dans une nature, oriente vers le bien mais capable de bien et de mal, libre par le vouloir qui lui est donn6 et par le savoir qui lui est offert, c'est sous des aspects puissam

ment interessants que se presente a nous ce pouvoir de choix. Chacun fait

son bonheur et son malheur: ?Nostre bien et nostre mal ne tient qu'A nous

(I, 1, 290; 1595). Ce pouvoir de choix devient l'acte qui place Montaigne A la fois dans le

temps et dans l'6ternel; il est i'acte de sa liberte. Et il acheve ce que l'6lan

de nature - ce ?quelque plus qui nous attire , tire du ndant - ne fait que commencer. Indiquons au moins deux points sur lesquels repose le caractere

transcendental dont cette libert6 se reclame.

IJ De Anima, III, 3. On trouvera une application pratique de ce syllogisme dans E. Br?

hier, Histoire de la philosophie, t. 1, fase. 1, Paris, 1967, p. 217. Ce scheme ne figure pas dans E. Traverso, Montaigne e Arostotele, Florence, 1974, Appendice, pp. 155-157.

14 On trouvera une discussion plus compl?te du monde-branloire comme cause efficiente dans O. Naudeau, La pens?e de Montaigne et la composition des Essais, Travaux d'Humanisme et Renaissance, vol. CXXV, Gen?ve, 1972, pp. 11-16.

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18 0. NAUDEAU

La liberte montagnienne est desir de se libdrer soi-meme. A la racine, la

conscience de l'homme dans le monde et du monde dans l'homme' . Tous

les hommes sont lies par une parente ontologique fonciere, car tous sont

comparables dans leur etre. La condition humaine se retrouve dans chaque homme. Mais cela meme doit etre ddpass6. Dans les Essais, tous les hommes

sont lids par une fraternit6 ontologique profonde, qui est d'autant plus intense et totale que, pour Montaigne, elle est volontairement consentie et

maintenue. C'est le sens fort qu'il faut donner a cette declaration: ?J'estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Fran

gois, postposant (= subordonnant) cette lyaison nationale i l'universelle et

commune (III, ix, 950; 1588). Dans ces conditions, le monde devient en lui

meme une invite rdelle, a Montaigne, pour qu'il pense et pour qu'il se libere

de lui-meme. L'effort de lucidit6 et de maitrise de soi est a la base meme de

cette liberte. A lire de pres la page du chapitre ?Des vers de Virgile (III, v,

818; 1588) ou Montaigne parle des ?excez de la gayetd (entendons: ses

?erreurs de jeunesse), on enregistre et une rdflexion sur l'esclavage des pas sions et de leur affectivit6, et un desir de se commander lui-meme, de corriger les fautes pass6es, de supprimer les fautes possibles. Et donc dire ?Or je veus

estre maistre de moy, a tout sens , c'est vouloir se libdrer de ses entraves int6

rieures et connaitre le sens de la vie humaine. Allons plus loin: la libert6 montagnienne est aussi desir de se liberer du

monde lui-meme; par suite, et plus que jamais, elle devient un elan vers Dieu.

Montaigne n'est pas l'homme du refus. Le chapitre ?Des vers de Virgile le montre a l'envi, il est l'homme du don. C'est la part de verite que renferme la revendication fameuse ?Je suis affamd de me faire connoistre (III, v, 824;

1588). Et ailleurs, de fagon plus explicite encore: ?Je me suis ordonne d'oser

dire tout ce que j'ose faire (822; 1588). Or ce travail couvre les 6tapes de

maitrise de soi et de liberation qui poussent a bout la tension metaphysique,

psychologique et morale. Car si Montaigne se sait en relation avec les hom mes par la matiere et par des liens universels d'affectivite, il sait aussi qu'il n'est pas en relation substantielle avec l'etre de leur esprit. Il sait encore qu'il n'est pas en relation reciproque ontologique avec Dieu. Et cependant, venant

du plus profond de lui-meme, il sent monter en lui le besoin imperieux de livrer aux hommes, pour qu'ils s'6mancipent eux-m8me, la somme de ses

expdriences intimes comme valeur absolue de sa personne. Et c'est par 15 que s 'ouvre, nous l'avons montr6 ailleurs, le mouvement infini, cosmique, et

pour tout dire sacr6, qui entraine Montaigne et commande la loi radicale de

15 Cf. de Carvalho, op. cit., chap. 16 ?La dynamique du monde en nous et nous dans le monde?.

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Page 14: LE DIEU DE MONTAIGNE

LE DIEU DE MONTAIGNE 19

son agir' 6. Pour atteindre la multiplicite des esprits, il lui faut, par une action

pdrenne de sa pens6e, subjuger la matibre, dominer les hommes et le temps, et posseder le Tout. La libert6 devient alors un appel ontologique et transcen

dant a l'intervention personnelle de Dieu, car Dieu est le but, le lien, et le

pouvoir supremes. Ici le ?je absorbe son tout partiel pour englober le ?les

et le ?nous de l'humanit6 entiere ( nos hommes , <nos imperfections ,

?je les attire ) en gardant paradoxalement son autonomie (?ma licence , ?mon immoderation ).

Dieu veuille que ces exces de ma licence attire nos hommes jusques a la libert6 par dessus ces vertus couardes et mineuses n6es de nos imper

fections; qu'aux despens de mon immoderation je les attire jusques au point de la raison! (822; 1588. Nous soulignons)

Le centre n'est plus Montaigne, qui possede, mais Dieu a qui il s'unit.

C'est par rapport a Dieu que tout prend un sens dans les Essais. Le chapi tre ?De la coustume de l'isle de Cea (II, iii) ne laisse aucun doute a cet

6gard. Sous sa forme la plus immediate, l'objet de ce chapitre est la mort

volontaire: un tableau tragique d'hommes, de femmes et d'enfants qui, pour des raisons qui leur sont propres, ont d6cid6 de ?changer a la mort une vie

peneuse (338; 1580). Aux yeux de plusieurs commentateurs, ces pages offrent un t6moignage sincere de l'humanit6 de Montaigne. Il serait vain d'y contredire. Ici tout est poids, heurts, souffrances physiques, mal moral.

Mais l'objet imm6diat du chapitre est-il le seul objet? Nous serions porte a penser que lorsqu'il ecrit ces pages, Montaigne n'a eu d'autre intention que de poser un acte de foi en Dieu, celui de ne pas refuser d'assumer ses respon sabilit6s terrestes, bien plus: de les considdrer comme des 616ments indispen sables de sa liberte creatrice, dans l'attente de la d6livrance derniere. Nous sommes bien l, en effet, devant le mystere ultime des Essais de Montaigne: ? Je remets a la mort l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons l si mes

discours me partent de la bouche, ou du coeur (I, xix, 79; 1580). Cet elan vers Dieu est d'autant plus caract6ris6, plus profond, et aussi plus limpide,

qu'il est ins6r6 dans un principe d'ordre: un raisonnement syllogistique de

la finalite d'une rigoureuse orthodoxie ".

Examinons maintenant d'une maniere plus profonde, dans le texte de

1580, les trois composantes de cet acte de foi et essayons de discerner la

forme intentionnelle qui le meut.

16 Cf. Naudeau, op. cit., pp. 5-6. 17

Saint Thomas, Contra Gentiles, III, 2 Adhuc. Nous suivons les expos?s tr?s nets de

Grenet, op. cit., pp. 34-35.

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20 O. NAUDEAU

- MAJEURE: <Tout agent tend vers un resultat determine (principe de finalite). Des l'ouverture du chapitre, Montaigne pose sa definition du

bonheur. La fin de l'homme, dit-il, n'est autre que Dieu; elle s'acheve dans

l'harmonie de la foi et de la raison.

Si philosopher c'est douter, comme ils disent, a plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit etre doubter. Car c'est aux apprentis a enquerir et a debattre et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'autorit6 de la volont6 divine qui nous reigle sans contredit et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations. (330)

Le point de depart est un argument de transitivit6, qui ne manque pas de

force ni d'humour: philosopher est a douter ce que douter est a niaiser, a

la conclusion que philosopher c'est niaiser (et inversement). C'est rappeler les sceptiques au juste sentiment de leurs limites. Cela pose, Montaigne affirme l'Etre infini dans un attribut positif: l'autorit6 divine ou Jouissance

de soi. L'image de la science de l'homme-apprenti pr6contenue dans celle du

Dieu-cath6drant, identique a l'image thomiste de la connaissance du disciple

pr6contenue dans celle du maitre, communique d'un seul coup en quoi la rai

son et la foi se distinguent et en quoi elles s'unissent dans la realite. Ainsi

que l'a montre Gilson, on peut apporter a cet accord une demonstration

purement philosophique'. - MINEURE: ?Or, la nature est dans tous les etres le principe de leur

agir> (constatation exp6rimentale de la nature). Porteuse d'essence, la

mineure contient maints exemples de personnages qui, presses par les maux

qui les tourmentent, ont choisi d'6courter leur vie par le suicide, en suivant

leur nature; de citations ou d'opinions de philosophes et de moralistes qui ont examine la question. Le Mal est enracind dans la nature humaine' ". En

regard de ces series, la position de l'Eglise. La premiere fois, c'est pour rappe ler l'obligation des Chretiens au principe meme de leur existence: ... c'est A Dieu, qui nous a icy envoyez, non A nous seulement, ains pour sa gloire et service d'autruy, de nous donner cong6 quand il luy plaira, non A nous

de le prendre (332). La seconde fois, dans un argument de la partie dans

le tout, pour faire valoir la responsabilit6 de l'homme envers sa famille, sa

nation, l'espece entiere. Ici Montaigne exprime sa pensde en termes non 6qui voques: aEt l'opinion qui desdeigne nostre vie, elle est ridicule. Car enfin

c'est nostre estre, c'est nostre tout...; c'est contre nature que nous mesprisons et mettons nous mesmes A nonchaloir (336). La sdrie se termine par ces

lt Cf. Gilson, op. cit., p. 31.

19 ?Nostre mal... est plant? en nos entrailles? (II, xxv, 669-670; 1580). Cf. aussi J. Vieu

jean, L'acte de foi et son myst?re, Collection Appels, 2e s?rie, 5, Liege, 1955, p. 7, ?Le probl?me du mal?.

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Page 16: LE DIEU DE MONTAIGNE

LE DIEU DE MONTAIGNE 21

paroles de saint Paul <<Je desire estre dissoult pour estre avec Jesus-Christ

(342), dont saint Thomas dira (De Caritate, II, 8 m) qu'elles t6moignent du

d6sir naturel de l'homme d'etre uni a Dieu, mais que si ce reve est impossible, il ne repr6sente pas moins la forme la plus dlevee de la charite chretienne.

- CONCLUSION: ?Donc chaque nature tend a un r6sultat deter

mind. Ici Montaigne est en marche.

Reprenons maintenant (sans cercle vicieux, mais par simple ajustement de perspective) les trois composantes de ce raisonnement avec, en regard, parce qu'il tourne autour du meme axe generateur, le cas du jeune Lac6d6

monien.

Tesmoing cet enfant Lacedemonien pris par Antigonus et vendu pour serf, lequel press6 par son maistre de s'employer a quelque exercice abject: 'I? verras, dit il, qui tu as achet6; ce seroit honte de servir, ayant la libert6 si a main. Et ce disant, se precipita du haut de la maison. (331)

Il n'y a aucun doute que Montaigne et le jeune gargon agissent en vue

d'une fin et que cette fin c'est le bonheur (majeure = principe de finalitd).

Le jeune Laced6monien agit suivant sa pensee de la maniere que l'on sait

parce qu'il congoit au pr6alable, dans son esprit, le resultat de ce qu'il obtien

dra par son action. Cette representation, ou forme intentionnelle, est com

muniqu6e par le futur ((Tu verras . Le futur est l'homme dans la mesure ou

l'homme est la pens6e. Quant A Montaigne, ce sont les mots <attendre>

(attendere ?tendre vers ), ?patiemment (patio ?supporter ), <souffrir

(sufferere ((supporter ) qui r6velent la forme intentionnelle de sa pensde. Ainsi, des les premieres lignes du chapitre, apres l'exemple de Damidas et

celui d'Agis: ?Ces propositions... sonnent 6videmment quelque chose au

dela d'attendre patiemment la mort quand elle nous vient (331. Nous souli

gnons). Et quelques lignes plus loin, dans un argument du tout en ses par ties: ?Tout revient a un, que l'homme se donne la fin ou qu'il l'attende>

(331). Et A nouveau, apres la mention de Regulus et de Caton: ?C'est l'indis

cretion et l'impatience qui nous haste le pas (333). Ces vocables indiquent

qu'il existe a l'avance, dans la pensde de Montaigne, une representation que son action sera determinde a tel effet.

En d6clarant ?ce seroit honte , le jeune gargon montre qu'il considere les exigences du roi Antigonos comme un acte contre nature, contre sa nature

(mineure = constatation experimentale de la nature). Aux yeux de Montai

gne, le mepris de soi est ?contre nature . Chacun s'aime naturellement A se

conserver pour le bien de l'espece. Le jeune Laced6monien agit en accord avec sa repr6sentation et sa

morale, c'est-A-dire l'incompatibilit6 qu'il y a pour lui de se soumettre A la

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22 O. NAUDEAU

demande d'Antigonos. Il exerce sa libert6 en se precipitant ?<du haut de la

maison (conclusion). Montaigne s'accomplit en communiant a ses freres

humains et en s'unissant a son Dieu; sa liberte est cette reponse meme. Lui

attendra. Ii attendra patiemment, c'est-a-dire en supportant les maux de la

condition humaine et ceux de sa condition propre. D6sormais, la route est

nette, et les pas assures. Capable d'affronter la douleur et la mort, son etre

entier est soulevd par une confiance vigoureuse en la vie et une immense foi en Dieu: ?Pour moy donc, j'ayme la vie et la cultive telle qu'il a pleu a Dieu nous l'octroier (III, xiii, 1903; 1588).

Loin de former un complexe troublant, ce mouvement dessine une

ordonnance familiere. C'est a partir d'une r6flexion sur l'homme comme

producteur d'effets et en vertu de la dependance absolue ou se trouve l'etre

libre a l'dgard de Dieu, que l'attente de la d6livrance derniere joue dans la

morale de Montaigne une place assez fondamentale pour qu'elle commande

la structure de son etre et determine le sens de sa vie. Mais cette communion a Dieu et a l'oeuvre de la cr6ation, dans l'attente active, s'enracine, nous pen sons l'avoir montr6, dans l'id6e que Montaigne a de l'attitude de Dieu i

l'6gard des hommes. Dieu est immanent par son action et transcendant par son etre. Dans l'ceuvre de Montaigne, Dieu et l'homme gardent ce rapport et cette distance qui tiennent i leur etre. La perfection divine se manifeste non seulement en ce qu'elle donne aux etres leur bonte par des intermddiai

res, mais encore en ce qu'elle leur donne d'etre cause L leur tour. Le Dieu

de Montaigne n'est pas un Dieu lointain.

Le Dieu de Montaigne est un Dieu present et conscient.

College Station (Texas). Olivier NAUDEAU.

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