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Argumentum. Journal of the Seminar of Discursive Logic, Argumentation Theory and Rhetoric 13 (2) : 46-65, 2015 Pierre-Antoine PONTOIZEAU Eurogroup Consulting Le discours scientifique sur les discours publics et les êtres du langage Abstract: The scientific speech on the public speech is also a public speech. But scientific language often removes authorial voice to achieve the appearance of a neutral description of reality. We suggest describing various modes of being of language according to their characteristic figures of judgment and their relationship to truth. This map of language’s modes of being reveals the relationship that authors develop with their own speech. Three examples: Locke, Comte and Bakounine illustrate this display of the beings of the language and their anthropology. Then, the study of the scientific speech shows that it denies the other beings of language and employs heavily technical neologisms, abstract terms and impersonal writing in order to seem neutral and universal. In the absence of (self-)criticism, a rather totalitarian speech emerges when these methods are employed systematically. Author’s freedom of thought is related to the knowledge of language's modes of being and their implicit anthropology. Keywords: speech, public, scientist, being, language. Si le discours public contemporain qualifie l’ensemble des discours partagés dans nos sociétés au titre des relations interpersonnelles et institutionnelles, il existe alors une pluralité de langages liée à la variété de ces relations. En ce sens, le discours public ne se confondrait pas avec le seul discours politique. Ce dernier serait d’ailleurs plus le résultat d’un accord antérieur exprimé en d’autres langages que celui même du rhéteur qui s’exerce du fait de croyances ou de vérités partagées et d’une entente quant aux règles du jeu fixant les rites politiques. C’est la raison pour laquelle nous faisons l’hypothèse que le discours public n’est en rien homogène et univoque. Il est fait d’êtres du langage qui sont autant

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Argumentum. Journal of the Seminar of Discursive Logic, Argumentation Theory

and Rhetoric 13 (2) : 46-65, 2015

Pierre-Antoine PONTOIZEAU Eurogroup Consulting

Le discours scientifique sur les

discours publics et les êtres du langage

Abstract: The scientific speech on the public speech is also a

public speech. But scientific language often removes authorial

voice to achieve the appearance of a neutral description of reality.

We suggest describing various modes of being of language

according to their characteristic figures of judgment and their

relationship to truth. This map of language’s modes of being

reveals the relationship that authors develop with their own speech.

Three examples: Locke, Comte and Bakounine illustrate this

display of the beings of the language and their anthropology. Then,

the study of the scientific speech shows that it denies the other

beings of language and employs heavily technical neologisms,

abstract terms and impersonal writing in order to seem neutral and

universal. In the absence of (self-)criticism, a rather totalitarian

speech emerges when these methods are employed systematically.

Author’s freedom of thought is related to the knowledge of language's

modes of being and their implicit anthropology.

Keywords: speech, public, scientist, being, language.

Si le discours public contemporain qualifie l’ensemble des

discours partagés dans nos sociétés au titre des relations interpersonnelles

et institutionnelles, il existe alors une pluralité de langages liée à la variété

de ces relations. En ce sens, le discours public ne se confondrait pas avec

le seul discours politique. Ce dernier serait d’ailleurs plus le résultat d’un

accord antérieur exprimé en d’autres langages que celui même du rhéteur

qui s’exerce du fait de croyances ou de vérités partagées et d’une entente

quant aux règles du jeu fixant les rites politiques. C’est la raison pour

laquelle nous faisons l’hypothèse que le discours public n’est en rien

homogène et univoque. Il est fait d’êtres du langage qui sont autant

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d’expressions de la pluralité effective et irréductible des témoignages

d’auteurs ou de communautés humaines partageant une vision d’eux-

mêmes et de leur destinée dans leurs pratiques publiques du langage.

Nous les appellerons ici leur anthropologie.

Commençons par décrire les caractéristiques de ces langages. Ils

combinent des figures de jugement: adéquation, cohérence et adhésion et

des valeurs de production de la vérité : démonstration, argumentation et

réfutation que nous allons présenter. Elles montreront que le discours

public est pluriel. De cette pluralité des êtres du langage s’induit alors une

question quant au discours scientifique. En effet, il est tout à la fois un de

ces êtres du langage et une tentative de s’en extraire pour être l’expression

d’un reflet édifiant et structurant des discours publics en poursuivant ses

propres fins : explication, modélisation, instrumentalisation ou éducation.

Du fait des ambitions sous-jacentes de cette science des discours publics,

interrogeons ce discours scientifique qui interagit avec les discours

publics en contribuant à les structurer ou les faire évoluer. Producteur de

modèles à propos des discours publics en termes d’outils de codification:

rhétorique, logique, il fabrique des langages symboliques qui sont une

syntaxe générale des langues ordinaires. Mais ce discours scientifique

n’est pas neutre. Il a son anthropologie particulière dont il ne saurait se

séparer et il est un des êtres du langage parmi d’autres.

1. Le discours public est pluriel

Peut-il s’étudier comme s’il demeurait constant dans ses usages,

ses mots, sa syntaxe, sa sémantique, ses intentions, ses logiques? Est-il un

objet d’étude dont l’examen se ferait sans prendre en compte la pluralité

qui résulte des êtres du langage? En effet, le discours ne commence-t-il

pas quand se détermine une stratégie du langage qui va bien au-delà du

simple stratagème de communication? Que, par exemple, le politique

procède par démonstration quand il a lui-même foi en une raison qui

contraindra du fait de l’exactitude et de la cohérence de ses affirmations et

celui-ci participe d’une société où l’art de la rhétorique a sa place. Que le

juge atteste d’une vérité par la description adéquate des réalités lors d’un

jugement procède de l’exigence de l’adéquation où les mots disent des

choses qui sont ou ont été pour tous sans contradiction et au profit de la

définition de la responsabilité. Enfin, que le révolutionnaire entreprenne

une démarche de dénégation dont le but est de mettre en mouvement les

opinions et de pousser à l’action militante ou violente et son discours

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procède d’un usage de la négation subversive et dialectique, bien

irréductible aux deux cas précédents.

Mais qu’est-ce qu’un être du langage? Dire du langage qu’il décrit

le réel qui lui est extérieur ou dire qu’il est le réel ou encore médiateur

d’un autre monde à créer, c’est adopter des figures de jugements et des

valeurs de vérité indiquées précédemment et qui sont constitutives de ces

êtres du langage. C’est pourquoi nous exposerons ces dimensions des

figures de jugement et des valeurs de vérité pour comprendre la carte des

régimes de vérité des êtres du langage avant de saisir les anthropologies

qui les caractérisent.

2. Les figures de jugement

L’élaboration du jugement dépend d’une conception du rapport que

l’auteur ou une communauté entretiennent avec le langage et à ce qui est en

dehors du langage. En synthèse des travaux des principaux logiciens1, trois

figures de jugement rendent compte de trois pratiques du langage.

Première figure: l’adéquation et la théorie de la correspondance Le langage ordinaire entretient une relation aux objets puisqu’il

interagit avec les choses et les actions qui font la vie quotidienne de tout à

chacun. Cette logique naturelle l’accompagne et lui prête un pouvoir de

jugement. Il tient à sa capacité de rendre compte des choses. Il a foi en

l’adéquation des mots aux choses qui sont décrites et nommées pour ce

qu’elles sont. De même, l’interlocution se fait entre des êtres de chairs qui

vivent, perçoivent et ressentent en convenant des choses et des êtres avec

le concours du langage sans que celui-ci ne soit une fin en soi.

L’adéquation aux choses exprime la théorie de la correspondance

qui précise avec exactitude les termes et les choses en évitant la

confusion. Et ce jugement opère en dépassant la simple autorité du

langage puisqu’il s’agit de convenir par d’autres moyens que cette

adéquation est justifiée. En cela, il emporte une anthropologie implicite

où l’homme existe et pratique un monde dont il reconnaît la présence et

où le langage est l’intermédiaire de la relation aux choses.

1 Nous nous référons plus particulièrement aux travaux de Lukasiewicz, Gödel, Carnap

et Tarski quant à la structuration entre les langages ordinaires, symboliques

(arithmétique et logique) et les métalangages résultant de l’incomplétude de

l’arithmétique et de l’indéfinissabilité de la vérité.

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Deuxième figure: la cohérence et la théorie de la congruence Le langage rationnel entretient une relation à lui-même puisque

l’auteur y recherche la constance univoque de la définition des termes

jusqu’à préférer la syntaxe à la sémantique, soit la règle de pensée qui

garantit la cohérence du discours. Cette logique positive témoigne d’une

autre figure de jugement qui se concentre sur le pouvoir de contrainte

émanant de la rectitude du raisonnement dont la seule cohérence suffit à

emporter l’assentiment du fait de la validité des relations logiques internes.

Cette cohérence s’obtient par l’application de la théorie de la

congruence, soit la constance de la définition des termes dans une

sémantique qui fuit l’imprécision des langages ordinaires en privilégiant

la congruence des règles logiques. Celles-ci animent le raisonnement et le

rendent indubitable. Ce jugement se préoccupe moins des choses que des

mots et de leur agencement pour avoir raison. Cette figure induit une

anthropologie particulière d’un être de raison pour lequel les choses ont

moins d’importance que les lois qui les gouverne, l’homme y étant une

figure abstraite raisonnante et le langage l’instrument de la raison.

Troisième figure: l’adhésion et la théorie du concept Le troisième jugement tient à un autre usage du langage qui

s’appuie sur un métalangage nécessaire afin de rendre raison des

implicites du précédent. Il exprime une croyance, une adhésion, soit

l’intuition d’une conception du monde et de soi qui fait vérité en quelques

concepts premiers: des principes. Ces maîtres concepts dominent le

langage, faisant reflet de cette croyance qui n’a plus besoin de s’exprimer.

Il s’agit de la référence non-explicite, de la pensée en retrait, bref, de cette

foi qui s’accompagne toujours d’une anthropologie immédiate quant à la

nature de l’homme: néant, pure matière, être spirituel, etc., dans une

pensée dont beaucoup diront qu’elle est religieuse ou holiste.

Cette adhésion se manifeste dans l’orientation donnée à toute

l’expression langagière. Le langage sert une finalité qui le transcende et la

vérité n’est pas dans le développement logique des propositions mais dans

la puissance expressive qui engage à croire en ces quelques concepts en

surplomb qui œuvrent à la manière d’un dessein et dont il s’agit de

découvrir le sens par initiations successives, le langage étant le véhicule

de cette manifestation.

Ces trois figures de jugement déterminent un rapport au langage

chaque fois bien différent, intermédiaire avec les choses pour les

premiers, instrument suffisant et autonome pour les seconds, véhicule

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d’une vérité extralinguistique pour les derniers. A cela, se composent trois

valeurs de vérité.

3. Les valeurs de vérité

La vérité s’obtient selon des conventions, du fait de plusieurs

conceptions qu’on peut avoir quant à la manière de faire et de dire la

vérité. Certains pensent démontrer parce qu’il y a quelque chose à dire de

définitif et de certain. D’autres croient que l’avenir n’est pas écrit dans

des lois qu’il s’agirait d’accomplir et que le langage comme l’action

participent d’un élan créateur qui fait advenir le futur selon leurs

engagements. Les derniers conviennent que la falsification, la réfutation

et le pouvoir de dire non caractérisent plus encore la pensée qui

s’émancipe et s’oppose aux fatalités du temps présent. Cette pluralité des

valeurs de vérité est tout aussi irréductible puisqu’il s’agit de décrire, de

construire ou de révéler la vérité. Chacune de ces positions exprime un

aspect des êtres du langage.

Première valeur: le vrai et la théorie de la démonstration La théorie de la démonstration tient à la puissance de l’affirmation

et au pouvoir d’élucidation des concepts. La démonstration prouve et elle

établit des vérités certaines et indubitables jusqu’à posséder un caractère

coercitif puisqu’il devient inconcevable de s’opposer à l’affirmation

véridique. La pratique de cette valeur univoque de la vérité exclut les

alternatives où les situations indécidables ou probables. Elle caractérise

une science de la précision et de l’exactitude de cette vérité universelle et

sans concession à laquelle aspire celui qui procède par cette méthode et

qui détermine de l’intérieur que la vérité sera une. Ce langage procédant

par affirmation, le langage dit le vrai.

Deuxième valeur: le probable et la théorie de l’argumentation La théorie de l’argumentation est légitime dès lors qu’on admet

que le monde et son histoire ne se déroule pas selon un programme

prédictible dont chaque mouvement répondrait à une prévision connue

avec certitude. Au contraire, l’expérience des incertitudes admet la

pratique d’un monde ouvert à des créations qui changent le cours des

choses, fondant cette pratique de l’argumentation où le langage lui-même

participe de cette liberté d’advenir selon des possibles. La valeur de vérité

n’est pas univoque mais plurielle, du fait de toutes ces contingences

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futures qui ne se prédisent pas. Cet autre langage procédant par

propositions, le langage fait du vrai.

Troisième valeur: le faux et la théorie de la réfutation La théorie de la réfutation préfère démontrer le faux soit dénier

par falsification des limites d’une théorie. Réfuter est une manière de

prouver qui s’intéresse plus à éliminer les vérités du fait de leurs limites,

qu’à construire l’une d’elles. Le procédé tient à la maïeutique socratique

prise dans son principe même de révéler l’incurie des faux-savoirs en

établissant que de nombreuses connaissances n’en sont pas. Cette pratique

négative de la démonstration s’accommode d’un doute permanent

jusqu’au nihilisme qui peut conclure cette quête de la réfutation où rien ne

résiste à ces opérations critiques de déconstruction. Cette valeur de vérité

incite à combattre, détruire et dénier la valeur de vérité qui résiderait dans

les démonstrations et les argumentions des précédentes. L’opération

s’appuie sur un discours qui lui préexiste afin de mener son œuvre par

dénégation. Le langage déconstruit.

Selon la valeur, la relation au langage s’en trouve déterminée et

ces valeurs de vérité combinées à l’une des figures de jugement

constituent autant de positions philosophiques particulières qui

manifestent un des êtres du langage et une anthropologie implicite comme

nous allons le montrer maintenant.

4. La carte des êtres du langage

Cette carte des pluralités (voir Addenda) articule les trois figures

de jugement aux trois valeurs de vérité en neuf régimes de vérité qui

caractérisent les êtres du langage et leur anthropologie sous-jacente.

Nous en développerons ici trois pour maîtriser le sens de ces

intersections.

L’empirisme et la description, soit

premier jugement et deuxième valeur

Il s’agit de l’intersection entre la figure de jugement de

l’adéquation aux objets et la valeur de vérité du probable soit la théorie de

l’argumentation. Cette intersection caractérise une position empiriste qui

reconnaît aux choses leur particularité et leurs dynamiques propres qui les

font évoluer dans le temps sans qu’une permanence ne réduise le langage

à dire ce qui est définitivement et éternellement adéquat. L’art de la

description s’impose pour que le langage poursuive inlassablement son

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œuvre de représentation d’un monde en mouvement au sein duquel les

choses évoluent.

Cet être du langage se retrouve dans toute la pensée libérale. Le

discours parle des choses, des libertés, des arrangements transitoires. Il se

reconnait une vocation de dialogue où les points de vue nourrissent une

volonté de dire ce qui existe, advient et qu’il convient de faire pour agir

en bonne intelligence avec cet environnement, en préservant cette liberté

de parole qui est en même temps la garante de la liberté d’action. «La

lettre sur la tolérance» de Locke illustre cette combinatoire à la recherche

d’un accord.

Le positivisme et l’affirmation, soit

deuxième jugement et troisième valeur

Il s’agit de l’intersection entre la figure de jugement de la

cohérence par congruence et la valeur de vérité du vrai soit la théorie de la

démonstration. Cette autre intersection caractérise une position positiviste

attachée à la force de l’affirmation rationnelle. La vérité se formalise en

un système de pensée cohérent dont la rationalité reproduit l’exigence

inspirée des mathématiques. Cette attitude constructive induit que le

langage précède le monde en ceci qu’il lui est supérieur en dignité, ayant

cette fonction d’ordonner et de soumettre les choses à ses modèles.

Cet être du langage se retrouve chez les constructivistes héritiers

de la tradition positive chère à A. Comte et pour lesquels le langage est

celui de l’expert et du savant qui sait ce qu’il convient de faire par la

science politique dont il est le détenteur. Ce discours parle de normes, de

règles, de modèles et d’un assujettissement des choses et des êtres. La

construction sociale est l’affaire d’une mise en conformité où la

planification ordonne. Le discours se fait directif, injonction,

commandement où l’objection est vite soupçonneuse, délictueuse, voire

entrave à l’exécution du programme. «Le catéchisme positiviste» de

Comte est caractéristique de cette intersection.

Le nihilisme et la négation, soit

troisième jugement et première valeur

Il s’agit de l’intersection entre la figure de jugement de la

croyance en un concept et la valeur de vérité du faux soit la théorie de la

réfutation. Cette troisième intersection illustre une position critique

radicale où il s’agit de toujours refuser, réfuter et rejeter avec une

croyance en un besoin de liquidation, de remplacement, voire de

destruction salutaire. Très loin du dialogue libéral, cet être du langage se

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veut subversif, intransigeant parce que l’anarchie est en soi une conquête

qui s’exprime dans le désordre même qu’on produit dans l’usage du

langage qui n’a pas vocation à décrire le monde ou à construire des

cohérences jugées factices.

Ici, l’être du langage est hostile à l’interlocution puisque le

langage est un instrument de combat à utiliser selon les circonstances

pour contredire, critiquer et de ce fait promouvoir une philosophie

politique de l’émancipation, dont l’action prévoit que le discours est en

lui-même une révolution. «Dieu et l’Etat» de Bakounine témoigne de

cette troisième position. Il ne vise pas l’entente mais la révolte.

5. L’examen détaillé des trois êtres

du langage et de leur anthropologie

Continuons cet examen par quelques extraits qui ressortent de ces

trois œuvres dont les pensées irriguent la philosophie politique des

libéraux, des constructivistes et des révolutionnaires.

La lettre sur la tolérance de Locke Ecrite en 1686, elle porte sur le principe de considération égale

des positions religieuses qui sont indifférentes pour autant qu’on souhaite

préserver la paix et concourir à l’intérêt civil soit le bien-être matériel et

l’enrichissement. Locke revendique son empirisme et il exprime son

anthropologie dans son «Essai sur l’entendement humain\» où il décrit

l’acquisition des connaissances par l’expérience qui est à l’origine de

toute l’intelligence humaine. Dans la Lettre, il procède en empiriste. Les

concepts et les abstractions sont peu nombreux. Par contre la description

des événements et la mise en exergue des exemples servent à montrer,

illustrer et enseigner que les choses sont ainsi. Un des traits de ce discours

tient à cette narration et aux récits qui témoignent en exposant des

expériences que chacun perçoit dans ce langage descriptif ordinaire.

Prenons ici quelques exemples de ce langage où la description

incarne l’anthropologie empiriste d’une humanité qui apprend de

l’expérience et en tire des enseignements transitoires. L’empiriste

s’engage dans l’expression. Il est présent dans l’écriture et y associe le

lecteur. L’exemple fait l’économie du raisonnement et de toute sorte de

démonstration qui encombrerait l’expression. La langue rapproche des

noms et des verbes qui ont tous une part émotionnelle et dont la

confrontation produit l’adhésion de bon sens. Les mots soulignés attirent

ici l’attention du lecteur en ce sens:

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«J'avoue qu’il me paraît fort étrange (et je ne crois pas être le seul de

mon avis), qu’un homme qui souhaite avec ardeur le salut de son

semblable, le fasse expirer au milieu des tourments, alors même qu’il

n’est pas converti.» (Locke 1710, 7)

De même, la preuve par l’exemple est exploitée fréquemment pour

emporter l’assentiment sans détour par des concepts et des déductions au

caractère théorique. Le deuxième extrait souligne un procédé routinier

chez Locke où la question contient la réponse dans sa formulation. La

question est une dénégation qui tire sa valeur de l’enseignement de

l’exemple. Seulement, à chaque fois, Locke n’explicite pas la référence.

L’exemple en dispense parce qu’il joue sur l’affection des mots dont le

pouvoir émotionnel est utilisé avec art. La description est de ce fait le

témoignage de son engagement et le simple fait de le suivre nous fait

accepter son point de vue. Son pouvoir de conviction tient à son art de la

description qui assume son angle et son refus de la neutralité. Chaque

description est en soi un jugement. Soulignons ici les termes qui sont très

loin d’une description cherchant la neutralité dans l’exposé des faits.

Locke décrit un monde qu’il juge en nous le présentant:

«Pour rendre la chose plus claire par un exemple, supposons qu'il y ait

deux Églises à Constantinople, l'une de Calvinistes, et l'autre

d'Arméniens. Dira-t-on que les uns ont le droit de priver les autres de

leur liberté, de les dépouiller de leurs biens, de les envoyer en exil, ou de

les punir même de mort (comme on l'a vu pratiquer ailleurs), parce qu'ils

diffèrent entre eux à l'égard de quelques dogmes ou de quelques

cérémonies.» (Locke 1710, 13)

Sa description est savamment construire et la dramaturgie va

croissante, de la privation à la punition, de la liberté à la mort. Un tel

droit enfle à chaque expression jusqu’à la démesure et l’effet dispense là

encore de longues démonstrations, surtout quand la phrase bascule dans la

motivation exposée en une dernière proposition, réussissant à rendre le

dogme relatif et détestable sans autre forme de procès. Et le jugement

s’insinue avec malice, manifestant la relativité du dogme dans cette

répétition du «quelques» qui autorise son interpellation en supposant

insidieusement que la remise en cause de quelques dogmes n’est pas celle

du dogme tout entier, le supposant sécable.

L’attention portée à l’être du langage de Locke montre que

l’écriture contient le sens, non seulement dans la signification des mots,

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mais dans l’expression et la méthode, dans ce style empirique qui ne

saurait, sans se dédire, faire autrement que de raconter et juger ce qu’il voit.

Le catéchisme positiviste de Comte Ecrit en 1852, l’œuvre se veut didactique et à l’attention de ceux

qui participeront à l’avènement de la religion de l’humanité. Elle

parachève une œuvre constituée des «Cours de philosophie positive» de

1830 à 1842 et du «Discours sur l’esprit positif» de 1844. Attentif aux

risques de l’excès de matérialisme et d’individualisme menaçant la

cohésion sociale, Comte juge nécessaire d’établir cette religion positive

au service de l’humanité en éduquant de nouveaux prêtres épris de l’esprit

scientifique. Malgré cette intention pédagogique, l’œuvre est pleine de

déductions, de concepts et d’affirmations, l’ensemble du discours

imposant sa cohérence. Le premier extrait illustre cette prose rationnelle.

Outre la sémantique très abstraite, le verbe est distant, neutre, traduisant

l’objectivité à laquelle les adverbes ajoutent la pesanteur de l’autorité,

ceux-ci soulignant des articulations logiques en renvoyant à des noms de

concepts logiques puissants dont système et principe:

«La nature fondamentale du régime positif, qui, destiné surtout à

discipliner systématiquement toutes les forces humaines, repose

principalement sur le concours continu du sentiment avec la raison pour

régler l’activité» (Comte 1852, 20).

Là où l’empiriste pratique une langue de l’expérience et de la

sensibilité qui attrait à son anthropologie, le positiviste s’adresse à la

raison par la raison dans un discours abstrait qui suffit à contraindre

l’intelligence de celui qui ne saurait céder à d’autres formes de perception

d’où ce type d’assertion:

«Le dogme fondamental de la religion universelle consiste donc dans

l’existence constatée d’un ordre immuable auquel sont soumis les

évènements de tous genres» (Comte 1852, 41).

Les verbes usités traduisent cette écriture faîtes d’assertions plus

encore que de simples affirmations, soit des énoncés présentés comme

vrais sans démonstration. Les propositions rationnelles décrivent ce qui

est donné à la manière d’une succession d’évidences. Cette pratique

exprime cette préférence pour un mouvement de la pensée qui va des

mots aux mots, des principes présentés en des premières assertions,

devenant de fait des règles ou des axiomes à partir desquels l’énoncé se

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développe en de nouvelles affirmations inférées en toute cohérence dans

le respect de règles logiques élémentaires jusqu’à conclure.

L’être du langage chez Comte témoigne que le rationnel prévaut en

l’homme comme en son discours. De plus, les entretiens entre la femme et le

prêtre démontrent le caractère méthodique, factice, inexpressif de l’entretien

construit dans le seul but de renforcer l’exposition de la philosophie positive.

Quelques exemples suffisent ici, soit une série des premières phrases de la

femme alternant aux exposés du prêtre.

« Ayant ainsi compris… / Avant que vous m’expliquiez …/ Un tel

éclaircissement vous permet … / Il ne me reste, mon père, qu’à vous

demander.» (Comte 1852, 142, 143, 144).

Ces verbes évoquent tous la nature de ces entretiens qui portent

sur l’intellection par la raison: comprendre, expliquer, permettre, et même

demander, qui introduit la nuance d’une relation humaine, marquée par sa

dimension rationnelle dans ces entretiens où le maître-prêtre enseigne la

raison à la femme-élève dans un rapport de subordination pour ne pas dire

de soumission.

Dieu et l’Etat de Bakounine Ce texte est rédigé au début de la décennie 1870 dans le

prolongement de «L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale»

publié en avril 1871 où il tire enseignement de la guerre franco-

prussienne. Socialiste, libertaire, anarchiste et athée, Bakounine milite

dans sa prose de combat. Sa langue participe de la révolution et elle est un

instrument subversif, provocateur même. Dans une société très attachée à

la valeur du passé, tant du fait de l’école romantique et de ses nostalgies

que du triomphe de l’idéalisme et de la valeur des antiques philosophies,

Bakounine violente ce culte de la valeur de la tradition qu’il juge au

contraire suspecte. Et il procède bien par négation et renoncement:

«S’il est même utile, nécessaire, de nous retourner, en vue de l’étude de

notre passé, ce n’est que pour constater ce que nous avons été et ce que

nous devons ne plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous

devons ne plus croire ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne

devons plus faire» (Bakounine 2000, 21-22).

Chaque affirmation est au passé et suivie de sa négation

impérative dans un devoir être qui ne dit rien puisqu’il ne fait que dénier.

Le passé est annihilé dans le présent qui se construit dans cette œuvre de

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négation et de révolte à laquelle il rend hommage. La révolte agit dans

cette négation. Le libre penseur s’émancipe autant qu’il désobéit en se

libérant de toutes les autorités dont celles pesantes des traditions. Et le

révolté de se faire prédicateur dans le verbe qui incite à l’action, mais

celle-ci n’est pas constructive ou édificatrice, pour réaliser quelque chose

parce qu’elle n’annonce rien, agissant par opposition pour s’émanciper:

«Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la

vie contre la science, ou plutôt le gouvernement de la science.»

(Bakounine 2000, 72).

Plus encore que des extraits, toute l’œuvre est marquée par ce

procès de la religion, des prêtres, des dieux puis des institutions, de l’Etat

au nom de la science, mais la négation va emporter jusqu’aux

représentants de la science, s’achevant dans une critique sévère de

l’idéalisme éclectique de la tradition universitaire française de l’époque.

Cette expression reflète son anthropologie qu’il énonce dès la première

page. Mais là encore, il dénie, réduit, détruit parce que l’homme n’est que

«vile matière»:

«L’homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses

aspirations infinies, n’est … / … rien que matière, rien qu’un produit de

cette vile matière.» (Bakounine 2000, 7).

Et sa méthode se reproduit à l’identique, commençant par des

affirmations pleines d’idéalismes et d’humanismes à leur négation qui vient

contrarier et contredire ces premières propositions. Le raisonnement n’est pas

positif, il s’appuie sur une dialectique par dénégations successives exprimant

toute la logique de la réfutation: contredire, renoncer, nier.

Cet examen confirme la pluralité des discours et de leur

anthropologie parce qu’il s’agit des êtres du langage et non d’une simple

question de style. La variété des langues témoigne déjà d’autant de

visions originales du monde et en leur sein les êtres de la langue

expriment la liberté de chacun selon l’usage qu’il en fait. Mais quelle est

la position du discours scientifique?

6. Le discours scientifique sur les discours

publics où l’espoir de dire le vrai

Le discours scientifique porte sa propre anthropologie du fait des

limites internes de ses règles et de ses méthodes corrélées à sa prétention

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Pierre-Antoine PONTOIZEAU 58

de dire la totalité de la vérité. Deux notions illustrent cette prétention : la

logicisation et le néologisme.

La logicisation Elle répond aux impératifs de rationalité: univoque, dénotatif et

explicite. Elle s’inscrit dans ses règles syntaxiques: cohérence,

congruence, inférence voire correspondance aux objets techniques. Elle

vise un texte conventionnel, normatif et de fait véridique en vertu de

l’autonomie scientifique et de sa complétude, à la façon d’une équation,

par imitation du langage mathématique. Ce discours est d’autant plus

conforme qu’il est impersonnel pour sembler objectif et neutre, abstrait

pour sembler général et universel.

Cette logicisation a une histoire où la distinction entre l’œuvre

scientifique et les autres se concrétise lors de l’avènement de la physique

classique et des systèmes philosophiques rationnels dès le 17e siècle. Le

concept vaut symbole arithmétique. Son ordonnancement dans la phrase

reproduit l’exigence de la logique formelle par des termes qui équivalent

les opérateurs arithmétiques afin d’exposer des propositions dans une

syntaxe rationnelle. Les systèmes philosophiques classiques se

construisent selon ces exigences depuis Descartes. Avec Leibniz, la

langue devient l’objet d’une quête de perfection en un langage et des

symboles épurés des imperfections de la condition humaine. Et les

discours théoriques sur le langage dont la linguistique naissent là. Il existe

une filiation entre les grammairiens, les logiciens et les mathématiciens

jusqu’à Leibniz et Wolff puis le fondateur de la linguistique comparée

Bopp2. La langue s’identifie à sa grammaire et à sa logique qui en

déterminent l’architecture et elle devient l’objet essentiel jusqu’à

l’avènement de la logique formelle. Cette évolution caractérise l’histoire

de la pensée occidentale où la mathématisation des sciences est la

manifestation de la réduction de la pensée à la seule logique. Un exemple:

«Les critères définitoires de la catégorie confèrent aux entités qui la

composent un statut de « groupe», présenté comme objectif par l’énoncé

d’évaluations quantitatives ou de mesures chiffrées. L’appartenance à la

catégorie des PMA est évaluée à partir de trois critères définis sur la

2 Franz Bopp est l’auteur d’une œuvre colossale: «Grammaire comparée des langues

sanscrite, zend, grecque, latine, lithuanienne, slave, gothique, et allemande» première

œuvre magistrale de grammaire comparée attestant des filiations des langues indo-

européennes, s’inspirant de la philosophie symbolique de Christian Wolff, lui-même

élève de Leibniz, et auteur d’une logique qui préfigure du discours scientifique dans ses

formes futures des logiciens et néo-positivistes.

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Le discours scientifique sur les discours publics et les êtres du langage 59

base d’indicateurs calculés en dollars, en pourcentages ou en

moyennes» (Dufour 2011, 80).

Comprenons que l’auteur traite ici des PMA, un acronyme

technicien, soit des Pays les Moins Avancés, dont chacun appréciera

l’impératif d’une telle sémantique et le degré de généralité du propos

applicable à tout objet, mais l’autorité scientifique est là au prix de

l’involution du sens.

Le néologisme Le discours scientifique produit des concepts qui prolongent la

production des techniques. Celles-ci deviennent des objets d’expériences

et des réalités dont les pratiques induisent une nouvelle sémantique, voire

des codifications. La description des opérations et des fonctions et

l’invention de concepts censés représenter ces nouvelles réalités

remplacent le discours poétique ou le discours existentielle témoignant

d’impressions, de sentiments, d’affections, de perceptions, de pratiques et

d’usages. La sémiotique, la linguistique, et la logique ont ainsi fabriqué de

nouveaux langages abstraits à propos ou à partir du langage ordinaire.

Le néologisme scientifique a deux caractéristiques. Il est abstrait

et technique. Il est abstrait et répond à l’impératif d’une détermination

rigoureuse et univoque. La mathématisation privilégie des abstractions en

termes de fonction à la manière des rapports algébriques qui servent de

référence absolue3. Ces concepts envahissent le discours scientifique:

structure, fonction, système, modèle, équilibre, égalité, opération, axiome,

cohérence, critère ou entité. Il est technique et consacre les objets créés en

des termes experts, des sigles, des acronymes ou des abréviations jusqu’à

omettre l’usager. La codification se suffit à elle-même et la technique

s’expose selon ses attributs, ses mesures de puissance, de capacité et de

dénominations codifiées de composants ou de marques.

La technique s’expose pour elle-même. De fait, ce langage

technique et scientifique et ses dérivés technocratiques et bureaucratiques

déshumanisent. Il s’invente une autorité par abstraction, une neutralité

tout à la fois posture et imposture scientifique comme disait Bakounine à

propos du grand danger du gouvernement scientifique et de son discours

éloigné de la vie du fait de ses préceptes et de son anthropologie.

3 Cassirer décrit ce basculement: «A la logique du concept générique régi et contrôlé par

le concept de substance, s’oppose désormais la logique du concept mathématique de

fonction» (Cassirer 1977, 33).

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Pierre-Antoine PONTOIZEAU 60

7. L’anthropologie scientifique ou

la négation des êtres du langage

Expliquons ces préceptes. Si la quête du discours faisant totalité de

la vérité devient l’unique voix-e, elle dénie à l’homme l’expression de lui-

même. Elle affirme l’exclusive du modèle scientifique qui déterritorialise

et déshumanise le verbe. Ainsi, la logique du discours scientifique

emporte ses auteurs en vertu de ses préceptes. Ceux-ci provoquent ce

retrait de l’humain au bénéfice de l’exécution de procédés qui éliminent

l’homme de son propre langage, comme si ce dernier se substituait à lui,

l’humain s’inclinant devant l’exigence de dire la vérité selon ces

préceptes logiques jusqu’à la séparation et la dissociation entre science et

humanité.

Premier précepte: Confondre objectivité et subjectivité Cette confusion conduit au triomphe du principe de raison et à sa

domination par l’extension du langage mathématique se substituant aux

autres langues selon les termes d’Heidegger réduisant toute chose à sa

seule calculabilité:

«Tout cela … … a sa source dans la dispensation de l’être comme

objectivité pour la subjectivité de la Raison… … Les prétentions de

cette dernière à la domination déclenchent la Computation universelle et

totale qui réduit toute chose à une quantité calculable » (Heidegger

1983, 182).

Si l’homme est la mesure de toute chose au travers de

l’arithmétisation qui est la seule science vraie, alors aucun autre langage

ne peut rivaliser. Il faut uniquement calculer.

Second précepte: Associer neutralité et réification Cette association exige une méthode dénuée de tout jugement au

profit de la production d’une pensée réifiée dans des procédures

abstractives selon les termes de Lukacs détruisant toute aptitude à la

création, à la critique ou à la révolte:

«Les méthodes des mathématiques et de la géométrie, la méthode de la

construction, la méthode de la création de l’objet à partir des conditions

formelles d’une objectivité en général, puis les méthodes de la physique

mathématique, deviennent ainsi le guide et la mesure de la philosophie,

de la connaissance du monde comme totalité» (Lukacs 1974, 143).

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Le discours scientifique sur les discours publics et les êtres du langage 61

Si l’homme rationnel est l’unique producteur du savoir, alors la

raison instrumentale dicte l’obligation de la dislocation du sujet

connaissant. Il faut nécessairement aliéner.

Troisième précepte: Imposer affirmation et norme Cette rhétorique de la science réfute tout questionnement des

axiomes et des principes et elle impose ses conventions qui deviennent

autant de normes de l’expression d’un savoir toutefois infondé selon les

termes de Whitehead où les détenteurs de la norme éliminent les incrédules:

«La science resta fidèle à ses origines. Elle demeurera avant tout une

réaction antirationaliste, se fondant sur une foi naïve. Elle a emprunté sa

dialectique aux mathématiques … … La science répudie la philosophie.

En d’autres termes, elle ne s’est jamais souciée de justifier sa foi ni

d’expliquer son sens» (Whitehead 1994, 33).

Si l’homme est moderne et scientifique, alors jamais il n’interpelle

les évidences normées du savoir scientifique. Il faut impérativement exclure.

Quatrième précepte: Viser universalité et abstraction Cette intention scientifique dépossède l’humain des limites de sa

condition et le convainc de son pouvoir de dire l’universel par l’énoncé

abstrait qui libère des contingences. Cette assertion professe une intention

dont Bakounine critique l’imposture:

«Le monde des abstractions scientifiques n’est point révélé; il est

inhérent au monde réel, dont il n’est rien que l’expression et la

représentation générale ou abstraite. Tant qu’il forme une région

séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde

idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon

Dieu» (Bakounine 2000, 76).

Si l’homme accomplit le savoir absolu, alors il méprise la vie et

néglige le particulier au profit de la simplicité univoque du concept. Il

faut absolument purifier.

Calculer, aliéner, exclure et purifier sont les impératifs de ce

langage. Leur application met l’humain en position d’exécuter et d’être

exécuté. Or l’exécution signifie que sa réalisation achève un travail de

façon définitive, complète et irréversible dans ses intentions. Le discours

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Pierre-Antoine PONTOIZEAU 62

scientifique exprime fidèlement le principe de parcimonie soit cette

monotonie fatale, selon l’expression de Feyerabend, d’un style de

discours érigé en dogme par la terreur de sa simplicité et le refus de

l’expression de notre humanité dont la diversité est un accident. Cette

science exécute l’être et par cette privation déshumanise dès lors qu’on

adopte ses préceptes. Sa méthode est l’être de son langage et elle impose

cette anthropologie négative, obligeant au sacrifice de l’homme. Cette

opération se fait au nom d’une conception particulière de l’objectivité et

de la foi en l’abstraction inductrice de l’arrachement de la condition

humaine, contre toutes ces considérations sensibles et affectives de

l’existence ordinaire, pour qu’advienne ce nouvel être déconditionné des

soupçonneuses aliénations de sa condition.

Toute la démarche de mathématisation et le style qui s’ensuit sont

issus de la pensée philosophique des modernes et ils sont construits à

partir de ces préceptes dont l’anthropologie sous-jacente est cette

inhumanité glorieuse et croissante par l’abstraction libérée des

subjectivités. L’éradication du vivant est inscrite dans les procédés de la

logicisation et de l’arithmétisation du langage. Ainsi, ils ne font pas

exception à la condition d’être du langage décrite précédemment. Leur

neutralité apparaît telle une limite trompeuse dès lors que nous adoptons

d’autres positions. Elle détermine un cadre de référence dans lequel la

totalité de la vérité doit se construire, alors qu’elle est elle-même dénuée de

tout fondement qui la rendrait intrinsèquement et définitivement supérieure.

En effet, terminons en précisant la limite de cette position. Le

discours scientifique tient sa pertinence du fait de la séparation des mots,

des êtres et des choses. Cette dissociation du langage et du sujet prétend

accomplir une œuvre d’objectivation, pensant se départir des croyances

qui animent pourtant sa propre expression. Cette renonciation est

possible, temporaire, mais elle est aussi illusoire parce que la séparation

est in fine une relation négative qui associe négativement l’être et la

parole. Or, nous réalisons dans le langage ce choix d’expression de nos

intentions, fussent-elles celles d’une dissociation de l’être et de la parole

parce que l’auteur habite ce qu’il dit, même quand il y renonce. La

logique naturelle nous a aidés à le comprendre.

C’est pourquoi étudier les discours publics pour les connaître et

les enrichir de la pluralité des desseins de chacun ouvre d’autres horizons

en termes de méthodes parce que cette dissociation est restrictive comme

le sont chacune des positions de la carte des régimes de vérité prise dans

leur prétention à l’exclusive. Mais celle de la science domine notre

histoire contemporaine. Elle nous fait être les jouets d’une entreprise de

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Le discours scientifique sur les discours publics et les êtres du langage 63

désincarnation du langage en un simple code; pratiquant une sorte

d’éviscération du discours public. Affirmer que le monde et les discours

seraient réductibles en des événements prévisibles et calculables selon

l’expression de Weber est une position, en aucun cas la vérité. Cette

réification du langage qui liquide l’individualité par des préceptes

subordonnant la raison à son seul formalisme fait courir le risque d’une

involution destructrice des sens et significations. Réduire la raison à cet

objet méthodique jusqu’à en faire l’instrument, voire l’ustensile servile

exécutant la méthode est un simple choix. Alors, ouvrons le jeu et

profitons de la carte des êtres du langage.

Chacun de ces êtres du langage véhicule une conception de

l’homme. Il appartient donc à chacun d’agir en homme libre, en

s’interrogeant sur sa méthode et son propre langage. Et la limite de

chacun de ces êtres du langage invite peut être au voyage et à

l’exploration de différentes positions car une méthode n’est pas la vérité.

Nous suggérons ici d’imaginer d’autres méthodes, d’autres préceptes

voire d’en changer. Pour ne pas reproduire des formes engageantes mais

aussi limitantes d’un langage, il faut s’interroger et élargir le champ des

possibles. Là est notre liberté d’habiter une ou plusieurs positions soit

d’explorer parce que la pensée est aussi liberté de mouvement.

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ADDENDA. La carte des pluralités

(Pointoizeau 2014, 102)