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Le fils du Toine

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Le fils du Toine

le limonadier de Saint-Uze

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Titres publiés par les

Editions de La Mirandole

Collection « R o m a n historique »

La Dame de Privas (A.M. DESPLAT-DUC) ( 1 édition : octobre 1989) ( 2 édition : novembre 1990). Les Amants d 'Anduze (Maurice BASTIDE), octobre 1990.

Collection « R o m a n »

L 'Enfan t des bords du Rhône (Thérèse BRESSON), juin 1990.

Collection « Images et t radit ions »

L'Horloge campagna rde (tome II) (Jean DURAND), octobre 1989. La Noce ardéchoise (Sylvette BÉRAUD-WILLIAMS), mars 1990. Mar ia de Queyrières (tome I) ( 1 édition) (Marcelle EXBRAYAT), mai 1990. ( 2 édition, novembre 1990.) Mar ia de Queyrières (tome II) (Marcelle EXBRAYAT), novembre 1990. Jean DURAND Raconte les sorcières, octobre 1990. Les contes d u flâneur. Entre burle et mis t ra l (Jean DURAND), printemps 1991.

Collection « Aux qua t re vents »

Les Aventures de N a m u Bouilladisse (Jean-Claude RENOUX) (conte pour enfant), décembre 1990.

© 1991, LA MIRANDOLE - 30130 Pont-Saint-Esprit.

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MARCEL BUISSON

Le fils du Toine

le limonadier de Saint-Uze

LA MIRANDOLE

La MIRANDOLE Pascale Dondey éditeur

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A v a n t - p r o p o s

« Tu seras instituteur, mon fils ! » avait dit au petit Marcel Buisson le Toine, le limonadier de Saint-Uze.

Et toute l'enfance et l'adolescence du gamin furent orientées vers cet objectif : l'Ecole normale.

Ecole primaire, Ecole supérieure (notamment à Bourg-de- Péage), Ecole normale de Valence, au début de la guerre de 39-45. Les études, mais aussi les frasques et turbulences d'un gamin débordant de vitalité, cœur tendre (Ah ! les filles !) mais tête dure (Ah ! la contestation !).

Des bords de la Galaure à ceux de l'Isère et du Rhône, des premiers bancs de l'école (et même du cathéchisme pour faire plaisir à maman, parce que Toine, lui, même s'il jouait aux boules avec le curé, le Bon Dieu...) au dortoir de l'école normale (quelle râclée, le pion !).

Et cette vie chaleureuse du village de Saint-Uze avec ses person- nages pittoresques, vivant de ses poteries, sauf le Toine qui livrait la limonade avec la charrette et le cheval, puis la camionnette.

Et toute la population qui viendra à la gare accueillir à sa descente du teuf... teuf... le fils du Toine reçu à l'Ecole normale.

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La gloire de Saint-Uze et du Toine !

La gloire de mon père, aurait pu parodier Marcel Buisson qui, l'âge de la retraite venu, se mit à raconter (quelle verve !) puis à écrire (quelle spontanéité !) ses souvenirs.

Il y a longtemps que je n'avais lu un livre aussi savoureux, pétillant, réjouissant, plein de tendresse, d'humour et de malice.

Oui, il y a là du Pagnol de La gloire de mon père et du Louis Pergaud de La guerre des boutons.

Je vous garantis quelques heures de bonne lecture, de joie, mais aussi de nostalgie pour ceux qui ont connu cette époque de l'entre- deux guerres où, même sans beaucoup de sous, on prenait encore le temps de vivre au rythme d'un bonheur simple et tranquille, avec un sens de la dignité, de l'honneur, du respect, de la famille, dont on a peut-être un peu perdu la notion.

C'était il y a plus de cinquante ans, au bord de la Galaure où ce garnement de Marcel braconnait le poisson et... les filles.

Dès la lecture des premières pages vous ne lâcherez plus ce livre savoureux que vous aurez ensuite envie de faire lire à vos amis. Croyez-moi, ils vous remercieront.

Jean DURAND Vice-Président de l'Association des

Auteurs auto-édités Conseiller des Editions de la MIRANDOLE

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P r é f a c e

On n'échappe pas à ses souvenirs de jeunesse. Après un demi-siècle passé loin de mon village natal, Saint-Uze dans la Drôme, voilà que la lecture du Fils du Toine le limonadier de mon vieux camarade des années 30, Marcel Buisson, fait ressurgir tout un passé.

C'est cette Galaure, alors non polluée, et très poissonneuse, qui égayait de l'argent de ses écumes les pierres noires de Rochetaillée.

C'est cette vie de tous les jours, dans un milieu ouvrier extrê- mement modeste où la semaine de 40 heures n'était pas encore instaurée et où les potiers, chaque famille vivait de la poterie, partaient au travail à 5 heures du matin, le pot de soupe à la main, enveloppés de grandes pèlerines noires en période de froid.

C'est encore cette école de village où se succédaient des maîtres dévoués et compétents qui nous inculquèrent non seulement le savoir, mais les principes primordiaux pour devenir de bons ci- toyens. C'est enfin cette joyeuse troupe d'amis de jeunesse qui se regroupait sur le trottoir de la mairie ou sur les bancs de la place publique.

Nous suppléions notre manque de moyens du à la pauvreté de nos familles, par une imagination sans bornes qui nous faisait

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accomplir des bêtises mémorables. Les lecteurs en retrouveront quelques-unes dans ce livre, dont ce voyage à Marseille que nous avons fait en bicyclette pour retrouver des petites amies de vacances.

Marcel Buisson raconte bien d'autres épisodes. Il le fait avec délicatesse et précision, dans un style qui plaira

à tous. Il le fait en excellent écrivain qui a observé, photographié la

réalité des choses, et qui les rapporte sans fioritures avec couleurs et détails intimes.

Nous sommes encore quelques-uns à avoir connu Toine le limonadier, et à travers des souvenirs lointains, nous pouvons vérifier comme ce livre est vrai.

Je ne peux qu'inciter tous les lecteurs qui aiment les tableaux de la vie simple d 'un village, d'une famille, d'une profession, à lire ce livre.

Ils y trouveront du plaisir, comme j'en ai trouvé moi-même. Je veux remercier, enfin, mon camarade de jeunesse Marcel Buisson d'avoir pensé à faire préfacer cet ouvrage par un Saint-Uzois depuis longtemps parti de ce village, mais qui conserve pour celui-ci et pour ses habitants une amitié sincère et un profond attachement.

Fernand TARD Y Sénateur des Alpes-de-Haute-Provence

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I

Lorsque l ' enfan t pa ra î t

E

n 19, le Toine et la Lucie ayant convolé en justes noces, firent l 'acquisition de l 'usine électrique désaffectée en face de la Saint-Uzienne, la plus importante fabrique de poteries de

Saint-Uze, mon village natal qui s'étire au bord de la Galaure.

C'était une longue bâtisse bordée d'une cour où ils aménagèrent sur l'avant leur habitation, l'arrière devenant local commercial, écurie pour le cheval et hangars.

Un sentier de terre battue, entre deux jardinets, aboutissait à la passerelle ; quelques planches de chêne posées sur deux rails récupé- rés au dépôt du tram enjambaient la combe où coulait une eau laiteuse, verte, bleue ou ocrée selon l'argile utilisée dans les usines.

A cette époque, le chemin de fer départemental reliait Saint- Vallier à Roybon par une voie unique longeant la rivière. Elle traver- sait le village dans toute sa longueur saluant au passage la petite station, avec son quai de chargement, son entrepôt, sa salle d'attente et le logement du père Croidieu le chef de gare, à qui, enfants, nous manifestions la plus extrême déférence moins peut-être pour son uniforme vert et sa casquette blanche, que pour son pouvoir magique à stopper ou relancer le train selon son bon plaisir.

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Dès que le Toine et la Lucie eurent installé la maison d'habitation et leur commerce de boisson, ils entreprirent d'assurer leur descen- dance, l'année suivante. Ma mère, plus très jeune, avait eu un accouchement difficile. Je devais rester l'unique enfant de la famille. Heureusement d'ailleurs, car le logement trop exigu n'aurait pu accueillir une famille nombreuse. La salle à manger, une sorte de musée où l'on ne pénétrait que dans les grandes occasions, occupait l'arrière, tandis qu'on vivait en permanence à la cuisine, carrelée de tomettes d'argile rouge. Tout enfant, l'été, ma mère me lavait, à l'eau froide, dans l'évier de pierre éclairé par une vitre enchassée dans le mur. L'hiver, elle activait le poêle à charbon et fermait la porte des chambres pour conserver la chaleur à la cuisine pendant le bain du samedi. Elle versait l'eau chaude, le soir, dans un grand cuvier de tôle galvanisée posé sur le carreau. Elle me frictionnait énergiquement avant de me fourrer au lit. La porte de la chambre soigneusement refermée, mes parents faisaient alors leur toilette avec l'eau de mon bain. Bien propres, détendus, après une longue semaine de travail, sans souci de l'heure, ils aimaient à se retrouver accoudés à l'im- mense table de merisier qui mangeait la moitié de la cuisine.

Mon père était très fier de SA TABLE, dont il avait dessiné les plans et que Paul, son ami ébéniste, avait fabriquée. S'il advenait qu'un client, pénétrant dans la cuisine ne la remarque point, il s'arrangeait toujours pour amener la conversation sur l'objet de son émerveillement. Et pratique avec ses trois tiroirs, deux grands aux extrémités qui contenaient le pain, le lard, la tomme de chèvre et le petit, central, où ma mère rangeait les couteaux à manches de corne ainsi que les cuillères et les fourchettes étamées.

Chaque année, le rétameur s'installait dans l'angle de la remise du café Dumont près de l'église. On le voyait arriver en juillet poussant devant lui une vieille voiture d'enfant brinquebalante. Il soufflait à pleins poumons dans une corne de bœuf pour s'annoncer :

- Rétameur ! Rétameur ! Fourchettes, cuillères, seaux, arro- soirs... Rétameur !

Son arrivée, comme celle du ramoneur, du colporteur ou de l'aiguiseur de couteaux, créait une heureuse diversion qui enchantait les enfants. Ma mère lui confiait ses couverts qu'il emprisonnait d'un élastique découpé dans une vieille chambre de vélo.

- Marquez votre nom sur le carton. Ça sera prêt demain.

Il installait tout ce bric à brac de cuillères, fourchettes, louches et arrosoirs soigneusement répertoriés, à même le sol, près d'un chaudron de cuivre où bouillait l'étain en fusion. Assis sur un tabouret bas, il décapait les couverts avant de les plonger dans l'étamure d'où il les ressortait un à un d'un geste rapide pour les lustrer à la peau de chamois.

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Le lendemain, on le voyait revenir. Ma mère le faisait asseoir et lui servait un grand verre de vin frais qu'il dégustait à petites rasades, essuyant à chaque fois sa moustache d'un revers de la main. Puis il reprenait la route, emportant avec lui le charme et le mystère vers d'autres enfants, dans de nouveaux villages... Et le soir, blotti au creux de mon petit lit cage, dans la chambre de mes parents, j'étais le rétameur dont le pouvoir magique couvrait d'or et d'argent le fabuleux château de mes rêves d'enfant.

L'autre chambre contiguë était inoccupée. Plus tard, ma mère y dormira lorsque mes parents feront lit à part. Je me souviens de cette nuit, je devais avoir huit ans, où mon père appelait à mi-voix :

- Lucie !... Lucie !... Te dô pas. Il parlait le patois du village.

- Non... Pourquoi ? - Vo alla te trouva.

- Le petit dort ? Ne fais pas de bruit.

En chemise de nuit, il se glissa hors du lit et s'approcha de moi à pas feutrés. Je fermais les yeux, immobile, je simulais un profond sommeil. J'étais très intrigué de ce manège insolite que je ne compre- nais pas. Des chuchotements me parvenaient indistincts. Le grince- ment des ressorts du lit d'abord discrets et espacés, devinrent plus rapides et violents. Ma mère poussait de petits cris étouffés, d'une voix que je ne lui connaissais pas, se mêlant aux gros soupirs de mon père. Que se passait-il ? J'étais à la fois inquiet et ravi, témoin involontaire des secrets d'alcôve interdits aux enfants. Ma stupéfac- tion fut à son comble lorsque ma mère ajouta tendrement :

- Toine, chéri...

Une jalousie soudaine m'envahit. Je découvrais brutalement qu'à cet instant j'étais oublié, je ne faisais plus partie de leur monde, moi leur enfant qui croyais avoir l'exclusivité de leurs pensées. J'étais abandonné, trahi, rejeté dans l'oubli. Ils avaient d'autres amours clandestines qu'on m'avait soigneusement dissimulées. Les larmes me montèrent aux yeux, la gorge nouée d'un immense chagrin. J'étais Poil de Carotte.

Heureusement, il me restait René, mon ami, à qui je racontais le lendemain cette terrible nuit.

- Eh ! ben quoi, me dit-il, ils font l'amour. Ça n'a rien à voir avec toi... et tu auras peut-être un petit frère... Tu sais, mon père et ma mère y le font souvent... et moi je rigole.

René se chargea de mon éducation. J'eus quelque peine à admettre que ma mère avait à la fois sa vie de mère et sa vie de femme qui impliquait le devoir conjugal. Ce mot me rassura, car chez nous le devoir était chose sacrée, une obligation à laquelle on ne pouvait

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pas se soustraire. J ' en conçus cependant quelque amer tume dont je fis grief à m o n père. N'était-ce pas lui qui imposait ce devoir à m a mère ?

- T 'occupe pas de ça, m e dit René, c 'est leurs oignons, et puis ta mère, elle crie pas : au secours !

Mes parents perçurent-ils le changement opéré en moi ? Redou- tèrent-ils la découverte de leurs tribulations nocturnes ? Je ne sais. Toujours est-il que m o n père ce matin-là, me prit affectueusement par les épaules :

- Te sia in grand garçon. Te vo fare coucha din la chimbre in hiaut. Te seras bien, tout soulé. Ti fari comme te vole. (Tu es un grand garçon maintenant. Je vais te faire coucher dans la chambre du haut. Tu seras bien tout seul. Tu feras ce que tu veux.)

En se débarrassant d ' un témoin gênant, il m'accordai t l'indé- pendance. Ti fari comme te vole signifiait dans son esprit : tu pourras lire le soir dans ton lit avant de dormir.

Bien que ravi de sa décision, j ' en éprouvais quelque angoisse, cette chambre, la chambre rose étant isolée de l 'habitation. De la cuisine, il fallait emprun te r le couloir qui bordait la salle à manger pour arriver dans le local commercial. Un escalier de bois blanc conduisait à cette chambre sous les toits, éclairée par un vasistas dans le plafond rampant . On y avait mis les meubles de la grand-mère, u n grand lit d 'autrefois et une armoire en noyer, dot de la jeune mariée en 1850. Quelques caisses empilées, marquées au fer rouge du sceau Moët et Chandon - Epernay, équipées de quelques étagères servaient de bibliothèque. J 'y rangeais avec amour mes quelques livres de prix à couvertures de cuir bleu et Sous le beau ciel tunisien, cadeau de m a cousine Fortunée venue un été du Kef où elle résidait avec son mari à l 'époque coloniale.

Sur l 'étagère du bas, avaient pris place les livres auxquels je tenais le plus : la collection de l 'Epatant . J 'avais relié les exemplaires hebdomadaires année par année en utilisant les boîtes à chaussures de mes parents. Sur ces couvertures improvisées, j 'avais dessiné et peint à l 'aquarelle les portraits de mes héros favoris Croquignol, Ribouldin- gue et Filochard. J 'avais une admiration sans bornes pour ces trois filous qui grugeaient les riches, ridiculisaient les gendarmes à leurs trousses, se tirant toujours à leur avantage des situations les plus périlleuses. Ces personnages défiant la loi, rusés, voleurs, menteurs, m e vengeaient d 'une société qui m'avai t exclu de la puissance et de la richesse. Ils rétablissaient l 'équilibre en étant le contre-pouvoir à l'injustice de classe. Ma morale y trouvait son compte.

Je m'habi tuais très vite à m o n nouveau domaine, d 'au tant plus

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que j'avais annexé le grenier dont la porte s 'ouvrait dans la chambre rose. L'accès m ' e n avait été interdit.

- Tu n 'as rien à y faire, avait décrété m a mère, ce qui avivait d 'autant plus m a curiosité.

Longtemps j 'ai respecté la règle, mais un jeudi après-midi, n 'y tenant plus, j 'ouvris la porte. Je pénétrais dans u n monde étrange, mystérieux, inquiétant, fait de poussière, de toiles d 'araignées et d ' u n extraordinaire bric à brac où s 'entassaient pêle-mêle, armoires, malles, caisses, tables, chaises, poteries, statuettes, prie-Dieu, chape- lets et une foule d 'autres choses aussi imprévues qu'inutiles, souve- nirs accumulés dont on se dit q u ' u n jour ils pourraient servir et depuis longtemps oubliés.

J 'eus la tentation de refermer la porte sur ce monde dérisoire, quand surgit à m o n esprit la photo en buste de mes grands-parents maternels figés pour l 'éternité dans un cadre vieil or au-dessus du lit de mes parents. Je découvris soudain que j 'étais le maillon d 'une chaîne ininterrompue issue de la nuit des temps dont je ne connaissais que m o n père et m a mère, mes grands-parents ayant quitté ce monde bien avant m a naissance. Et avant eux, mes arrières-grands-parents, qui étaient-ils ? Quelles furent leur vie, leurs joies, leurs peines, leurs amours ? Un trouble profond m'envahit . Je voulais savoir, découvrir le secret de mes racines.

Le balai à la main, j 'entrepris la chasse aux araignées profanatri- ces de ces lieux puis j 'ouvris une armoire. Les robes de m a grand- mère aux pourpoints ouvragés voisinaient, sur des cintres, avec les pantalons et les vestes de m o n grand-père.

Je n 'eus pas le loisir de poursuivre plus avant mes investigations, interrompues par la voix de m a mère.

- Que fais-tu au grenier ? Je t 'ai défendu d 'y aller. Descends immédiatement. Viens m 'a ider à laver les bouteilles, petit polisson.

Je quittais à regret cet univers à peine entrevu et tel MacArthur après Pearl Harbour, je murmura i s : je reviendrai.

Mon père avait fait construire u n quai dans le local commercial permet tant un accès de plain-pied au plateau des véhicules de trans- port. Il servait de lieu de stockage aux caisses de bière et de l imonade dont nous faisions commerce. Notre concurrent vendait de la bière pasteurisée qu'il recevait des brasseries de l 'est de la France. Nos clients préféraient la bière fraîche mise en bouteilles par nos soins. Mon père les avait persuadés de la supériorité de son produit :

- « La bière en conserve, ça fa m a de ventre, vous foute la coulique. Aussi avait-il installé sur le quai la laveuse de bouteilles et la tireuse de bière. »

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La marchandise nous parvenait, en gare de Saint-Vallier, d 'une brasserie lyonnaise en énormes fûts aux douves épaisses, cerclés de larges bandeaux d'acier. De conservation limitée, il fallait la mettre en bouteilles rapidement. Souvent le Jacquard ou le Léon venaient donner un coup de main le soir après l'usine. En été, le travail durait fort ta rd dans la nuit, et à la pointe du jour m o n père partait en tournée.

Il attelait à la charrette, Coquet, son fidèle compagnon. Il lui glissait en confidence à l'oreille :

- Aujourd 'eu van fare la torna de la Moute. (Aujourd'hui on va faire la tournée de la Motte.)

Mon père s'installait sur le siège du cocher, bourrai t sa pipe de tabac gris et l 'allumait soigneusement. Le cheval attendait, immobile, l 'ordre de départ.

- Allez Coquet l'y van. (Allez Coquet on y va.)

La voiture s'ébranlait. L ' homme et le cheval, compagnons inséparables, humaient l 'air frais du matin.

Ma mère, levée à l 'aube, vaquait aux soins du ménage et s 'occupait du commerce de détail. Une fidèle clientèle d'ouvriers venait s 'approvisionner en bière fraîche de bon matin avant d 'ent rer à l'usine. Puis le coup de feu passé, elle rendait visite à ses lapins. Quatre cages superposées sous un toit de tuiles en abritaient une trentaine. Lorsqu'elle arrivait, son panier de luzerne à la main, les nichées se pressaient aux portes grillagées. Elle leur vouait une affection toute particulière, ce qui ne l 'empêchait pas d ' en sacrifier un chaque dimanche, sans émotion apparente.

A côté de la lapinière, une chaudière de fonte servait à la buille mensuelle. Une fois par mois, la laveuse, m a d a m e Rolly, venait à la maison faire la lessive du gros linge. Le linge bouilli à la lessive de soude, était décrassé à la main dans une immense benne de bois surélevée par deux caisses de l imonade à l 'ombre du marronnier , puis t ransporté à la brouette jusqu 'à la rivière aux laveuses, un peu en aval de l'écluse, où courait une eau claire.

Agenouillée à m ê m e le sol, la lavandière frappait le linge à grands coups de battoir, le plongeant et le replongeant dans le courant qui emportai t les bulles de savon où se miraient des arcs-en-ciel.

Une fois pa r an, aux environs de la Noël, m o n père nettoyait soigneusement la chaudière à la brosse à chiendent. Il en frottait vigoureusement les parois afin d'éliminer toute trace de lessive. On allait tuer le cochon.

Les voisins prêtaient main forte pour extirper l 'animal de la cage en bois qui servait au transport, sans se soucier des grognements et des cris aigus de la bête affolée. Je courais m 'enfermer dans m a

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chambre, me bouchant les oreilles pour ne pas entendre l ' irrémédia- ble agonie qui me créait un insupportable malaise.

Cette année-là, je devais avoir huit ans, m o n père dit :

- Hieure, van bruquiaz lou caillon. (Maintenant nous allons enlever les soies du cochon.)

Il alluma une poignée de paille qu'il promenai t enflammée sur la couenne du porc, empestant l 'air de l 'odeur des soies roussies. Puis, m a mère versait sur la peau de l 'animal l 'eau bouillante puisée à la chaudière.

Le saigneur, de son long couteau effilé, rasait les derniers poils qui avaient échappé aux flammes.

Le père Debost, un ami de la famille de longue date, assistait chaque année à la cochonaille.

Doué d 'un sens de l ' humour très spécial, il aimait à répéter :

- Si te sia pas sage te foute un petard. . . ou un tiarcelet.

Il m ' a fallu une longue pratique du patois pour comprendre le sens de cette plaisanterie dont il était d'ailleurs le seul à rire. Le pe ta rd et le tiercelet désignant des oiseaux de proie, mais aussi une claque.

- Baille m é ton couté (Donne-moi ton couteau), vo aida saigneu à bruquia lou caillon.

Naïvement, je lui tendis le petit Opinel indispensable pour tailler des flûtes ou des sarbacanes dans des branches de sureau. Les yeux écarquillés, muet de stupéfaction, je le vis introduire m o n couteau dans l 'anus du cochon mort.

- Te veille, lou caillon a migea ton couté. (Tu vois, le cochon a mangé ton couteau.)

J'éclatais en sanglots. Ma mère qui n 'appréciai t guère ces plaisanteries de mauvais goût, prit m a défense.

- C'est vraiment pas malin de vous en prendre à m o n gosse.

- Etia pré rire. Faut pas vous fâcha. Van le re t rouva lou couté. (C'était pour rire. Il ne faut pas vous fâcher. On va le re t rouver le couteau.)

Je m'étais enfui sous le hangar où l 'on remisait le tombereau, le tilbury, luxe suprême, qui servait aux promenades du dimanche. Nous étions les seuls à posséder cette voiture anglaise, la fierté de m o n père. J 'étais au comble du bonheur lorsque juché sur le siège entre mes parents, je saluais d ' un air condescendant les amis de rencontre. Le fils du propriétaire d ' un tilbury ne pouvait pas passer inaperçu. Le roi saluait le bon peuple qui lui devait révérence.

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Mais ce jour-là, je pleurais amèrement m o n couteau perdu. Ma mère vint m e chercher.

- Ne pleure plus. Allez, viens ! Le voilà ton couteau.

Je vouais au père Debost une haine perfide, ruminant dans m a tête d 'enfant une vengeance exemplaire. Je décidais sur le champ, suprême injure, de ne plus le saluer. Entre nous serait désormais la barr ière de l 'éternel silence...

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II

Toine le limonadier

M

on père était un colosse de cent-vingts kilos au cœur d'or pour qui je nourrissais une admiration extrême, doublée d'une profonde affection.

Campé sur des jambes de lutteur de foire, de stature moyenne, légèrement bedonnant, il paraissait tout en largeur. Ses épaules immenses, ses bras aux biceps saillants et son torse hors du commun lui interdisaient le prêt à porter courant. Le père Mourret, le tailleur du village, lui coupait ses costumes sur mesure. Doué d'un appétit redoutable, il mangeait avec la lenteur calculée du paysan qu'il avait été dans sa jeunesse, arrosant largement ses repas du vin de sa vigne. D'un revers de la main, il relevait sa moustache de gaulois après chaque lampée, d'un geste machinal.

Le troisième d'une famille de six enfants, il avait connu la misère dans l'extrême dénuement. Sa mère, ma grand-mère Victoire, une femme splendide à la chevelure ondulée d'un noir corbeau, avait défrayé pendant de nombreuses années la chronique locale. La Nère, comme on l'avait surnommée dans le village, faisait des ménages et prêtait la main aux travaux des champs. Veuve au grand cœur, elle accueillait volontiers les chemineaux de passage à qui elle offrait le gîte, le couvert... et le reste. Elle avait la cuisse particulièrement hospitalière. D'année en année la famille s'agrandissait d'un nouveau

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X X I I

Les copains d 'abord

E

n juillet, je retrouvais m o n village, mes parents, mes amis.

Les cheveux bruns ondulés, le visage rieur, alliant la gentillesse à la courtoisie, Bob, le plus jeune de la bande

recueillait la sympathie de tous et plus particulièrement des filles. C'était un charmeur doué d'un physique agréable et d'une certaine classe héritée de ses parents. Nous avions en commun la passion des dames - le jeu, cela s'entend - où il excellait, à notre niveau, naturellement. Quelques années plus tard, en rentrant du travail, il n'eut pas le temps d'embrasser sa mère. Victime d'un infarctus, il tomba foudroyé à ses pieds, emportant dans la tombe les regrets unanimes d'un village traumatisé par cette mort injuste.

Ferdinand, le fils du médecin était un des boute-en-train de l'équipe. Prince du Calembour bon et du jeu de mot laid, il ne ratait jamais une occasion d'étaler sa science puisée aux meilleures sources de l'Almanach Vermot. Grand maître de la contrepèterie, il devait nous en instruire.

C'est ainsi que j'appris que « le commis laitier mouillait les fiches de la dactylo », « qu'une puce se promenait sur la berge du ravin » en « glissant dans la piscine » avec « une nichée de pinsons ».

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Il devait sans doute fréquenter l'Album de la Comtesse du Canard Enchaîné. Très observateur, il savait déceler nos travers dont il se moquait avec esprit. Tout lui était prétexte à paroles. Avec lui, moi qui étais réputé bavard... je n'arrivais pas à en placer une... et croyez-moi, ce n'était pas peu dire.

La vie, qui emporte chacun dans son propre tourbillon, nous sépara pendant de longues années. Puis le hasard, qui fait parfois bien les choses, devait nous réunir à Romans au stade bouliste, cartes ou boules en main.

Mimile, le fils du facteur, qui deviendra instituteur, était l'intel- lectuel du groupe. D'un esprit subtil, il cultivait la plaisanterie d'un étage supérieur qui nous passait souvent par-dessus les oreilles.

- Prenez votre temps. Mon grand-père a dû attendre son lit de mort pour en comprendre une que son père avait dite le jour de ses vingt ans ! Il est décédé d'un éclat de rire pendant la guerre de 14.

Gaby, la fille du garagiste, venait de réussir brillamment son bac. Douée d'une intelligence remarquable, elle deviendra plus tard... institutrice estimée de ses élèves et de leurs parents, sans pour autant se départir de l'inquiétude viscérale qui la hantait. Soucieuse de notre santé, elle nous accablait de conseils puisés aux meilleures sources.

- Tu ne devrais pas fumer. Evite le pastis et mange cru.

Elle nous étonnait par sa prodigieuse mémoire. Apprenant ses rôles avec une étonnante facilité, elle pouvait débiter les plus longues tirades avec le talent et la mémoire des meilleurs interprètes de la Grande Maison. Elle déconseillait fortement à Monique la pratique intempestive des garçons pour lesquels celle-là éprouvait une atti- rance, toute naturelle d'ailleurs.

- Copain-copain, d'accord, mais attention Marcel te surveille. Ta mère le lui a demandé.

Et c'était vrai, j'étais investi de cette lourde responsabilité : éviter à notre amie charmeuse de succomber à la tentation, tâche dont je m'acquittais dans la plus parfaite discrétion.

- Je te la confie, m'avait dit sa mère. J'ai confiance en toi... sinon elle reste à la maison.

Ne pouvant nous priver d'une fille aussi indispensable, je n'avais d'autre choix que d'accepter... la mission. Nous n'eûmes jamais à le regretter tant elle avait l'amitié chaleureuse et cette présence en scène qui assura le succès du groupe artistique que nous allions créer.

Simone était certainement une des plus jolies filles de la bande. Son petit nez en trompette et ses yeux bleus lui donnaient l'air mutin. Elle avait l'amitié spontanée et nous avions pour elle une infinie tendresse. Timide et discrète, elle aurait pu passer inaperçue, si nous