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Le fruit de l’impulsivité DENISA LOGOJAN

Le fruit de l’impulsivité

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Page 1: Le fruit de l’impulsivité

Le fruit de l’impulsivité

D E N I S A L O G O J A N

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Le fruit de l’impulsivité

Le soleil achevait sa parabole au-dessus de la civilisation humaine et la pénombre ne tarderait pas à engouffrer la moitié de la Terre dans une noirceur opaque. La journée ne fut pas différente des autres qui la précédaient, autant pour les hu-mains que pour Atlas. Le poids du monde pesait passivement sur ses larges mains, comme il l’avait fait depuis des centaines d’années pénibles et affreusement lon-gues. Son dos était meurtri et courbaturé, mais il n’avait pas d’autre choix que de subir cette punition amère.

Les pensées d’Atlas décrivaient un cercle vicieux, retournant sans cesse vers son unique et ultime erreur. Atlas s’en rappelait comme s’il s’agissait d’hier, de la ré-volte des Titans contre les dieux Olympiens. Naïf, il avait accepté de se joindre à ses frères afin de détrôner Zeus et le reste, mais jamais aucun d’eux n’avait prévu une telle défaite. Le désespoir, la honte, la rage et la déception le hantaient encore quotidiennement. Sa punition était lourde et aigre : il devait porter le monde sur ses épaules, jusqu’à ce qu’une personne accepte de l’aider.

Naïf, il l’avait été, mais jamais autant pour espérer qu’une personne s’inflige une telle malédiction. Qui voudrait, après tout, porter le poids du monde pendant le reste de leur vie?

Atlas se trouva au cœur d’une montagne que les humains ne visitaient jamais. Une grande ville était à proximité, et même si une personne encore plus naïve que lui ou trop altruiste acceptait de l’aider, jamais elle ne pourrait soutenir ce poids co-lossal pendant une éternité. Elle succomberait en fin de sa vie humaine, au plus. C’était sans espoir.

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Il est vrai que le Titan fut, il y a quelques centaines d’années, empathique. Il ai-mait aider ses confrères ou tous ceux qui sollicitaient son aide. Il était bon.

Ceci faisait partie du passé, cependant. À force d’haïr Zeus et les autres dieux, Atlas devint aigre, son cœur dégoulinant d’encre. La compassion l’avait fui lente-ment, péniblement, laissant place à la rancœur. Ses yeux avait perdu leur éclat et il était certain que leur couleur verte, autrefois une nuance d’émeraude, s’était méta-morphosée en un vert foncé, tel que les algues au fond de l’océan.

Atlas avait honte de ce qu’il était devenu : un être consumé par l’amertume.

Les jours passaient, les uns après les autres, n’offrant aucun repos. Cependant, lors d’un matin frisquet au mois d’octobre, la journée ne fut pas tout à fait mono-tone pour le Titan. Atlas nageait dans ses pensées amères lorsqu’il entendit un bruit ressemblant étrangement à des pas d’homme. Il n’en fallut pas plus pour qu’il aiguise ses pauvres sens rouillés et qu’il guette le moindre mouvement.

Une étincelle d’une émotion qu’il ne connut depuis plus d’un millénaire s’allu-ma dans son cœur gelé : l’espoir. Atlas n’entendit pas mal; il y avait bel et bien un humain près de la pièce rocheuse dans laquelle il vivait. Les pas étaient lourds et irréguliers et le frottement des tissus composant les vêtements de l’être l’assuraient qu’il s’agissait d’un humain.

L’étincelle se transforma en une flamme brillante et chaude.

L’homme approcha de plus en plus et le cœur d’Atlas trépida d’impatience avec chaque instant qui passait.

- Oh, un homme dans sa quarantaine s’exclama, qui êtes-vous?

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Atlas le toisa du regard, sans rien dire. La civilisation humaine avait bel et bien évolué depuis sa dernière sortie. Les vêtements étaient fabriqués à partir de maté-riaux complexes et le style vestimentaire était très étrange. Atlas ne put s’empêcher d’être surpris; l’homme ressemblait à un clown mal accoutré.

- N’avez-vous pas froid? Et qu’est-ce que vous portez là? Déposez ça, le temps que je vous recouvre! Allez venez!

Ta délivrance sera le fruit du sacrifice d’un autre, la voix de Zeus résonna dans sa tête. Il n’y avait jamais cru; il aurait été idiot d’en faire autant. Après toutes les années tortueuses, la volonté d’échapper à sa punition brillait ardemment.

- J’aimerais bien me réchauffer, il est vrai, mais j’aurais besoin de votre aide pour quelques instants, sa voix rugueuse du Titan annonça. Cela faisait mainte-nant des siècles que ses cordes vocales avaient vibré, mais étrangement, elles fonc-tionnaient. Je ne suis pas en mesure de laisser ce…poids tomber; sans cela, je ne pourrais plus le relever. Pourriez-vous venir le tenir pendant une seconde?

L’homme le dévisagea d’un air étonné.

- Comment avez-vous donc fait pour le soulever en premier lieu?

- J’ai un ami qui vient m’aider lors de mes entraînements. Il sera ici dans quel-ques heures, Atlas lui répondit spontanément. Il se surprit par la crédibilité de ses paroles.

Il fallait croire des siècles passés seul à planifier son escapade lui ont servi.

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Naïf, l’homme acquiesça. Il sortit une couverture de laine de son sac et la dépo-sa sur le sol.

- Tenez, prenez ceci et gardez-la. Je ne l’ai jamais aimée de toute manière. Et au fait, il s’agit de quel genre de poids, ce que vous avez-là? Ça me semble affreuse-ment lourd! Il dit en fronçant les sourcils.

La patience du Titan s’était amincie considérablement, mais il ne laissa rien pa-raître. Le moindre mouvement pourrait ruiner son unique chance.

Le moindre mouvement éteindrait sa flamme.

Le moindre mouvement écraserait sa chandelle comme un vulgaire morceau de coton.

- Non, ce poids n’est vraiment pas si lourd. Il est juste volumineux, Atlas lui of-frit un sourire pouvant fondre le plus froid des cœurs.

- Super. Juste pour une minute?

- Oui c’est ça.

L’homme s’avança vers Atlas, qui lui passa le monde furtivement. L’homme poussa un cri de douleur.

Atlas ricana amèrement.

- Ta naïveté est adorable. Ce que tu soulèves là est le poids du monde. Ne t’in-quiète pas, tu ne mourras pas avant longtemps, puisque le monde lui-même te pro-cure une essence assez puissante pour ne pas céder. Je l’ai supporté pendant des siè-cles.

- Mais qui êtes-vous bon sang? l’homme demanda entre deux souffles.

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- Je m’appelle Atlas, Titan éternel.

L’homme écarquilla les yeux. Il regarda Atlas pendant un bon moment, avant de soupirer difficilement. Il planta son regard larmoyant dans celui glacé du Titan. Sa panique était évidente et Atlas se délecta, sachant fort bien que l’être ne pour-rait pas se sortir de sa situation encombrante.

L’homme, malgré ses évidents efforts, ne put s’empêcher de trembler sous l’ef-fet de l’humidité ambiante. Il portait un léger coupe-vent n’empêchant aucune-ment le froid de pénétrer jusqu’à l’os. Atlas le savait plus que n’importe qui.

- Souhaites-tu une couverture? ricana Atlas.

- Je-e ne ref-fuserai-s p-pas, bredouilla-t-il d’un ton triste.

Atlas hocha la tête et pris la couverture, initialement destinée pour lui. Avant qu’il puisse la déposer sur le dos frissonnant de l’homme, celui-ci tourna tant bien que mal la tête vers lui.

- Pourrie-z-vous tenir-r c-ceci, le temp-ps que j-je la mette-e sur-r moi?

Le Titan y songea pendant un moment avant d’accepter. Le frêle homme ne pourrait pas se dérober à son autorité de toute manière. Confiant, il souleva le monde dont il connaissait le poids mieux que son propre nom, et suivi l’homme des yeux.

Ce dernier, maintenant libre, commença à rire à gorge déployée. Sous les yeux étonnés d’Atlas, le soit disant être humain se métamorphosa en dieu du ciel. Sa barbe grisonnante frémissait sous son ricanement, tandis que ses yeux orageux dé-tenaient une lueur amusée, mais cruelle.

Pensais-tu vraiment que tu pourrais te libérer de ton sort ainsi? Tu es un vérita-ble idiot, Atlas.

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Atlas s’enflamma d’une rage mal contenue. Il dévisagea Zeus d’un regard mau-vais. Il avait attendu des centaines d’années, planifié chaque petit mot qu’il crache-rait au dieu, mais que des injures vulgaires sortirent de sa bouche.

Quel manque de respect…dit Zeus, son sourire commençant à s’effacer de son visage olivâtre.

Mais n’ai-je pas assez souffert ma sentence? supplia Atlas désespérément. Ne me suis-je pas assez plié à tes volontés ridicules? J’ai compris mon erreur, Zeus, et je ne prévois pas la répéter! Ayez pitié de moi, je vous en supplie!

Zeus cligna des yeux momentanément, et Atlas cru, pour un merveilleux ins-tant, qu’il l’avait convaincu.

Toi tu n’aurais pas eu pitié de nous tu avais eu à nous tuer, pas plus qu’il y a quelques minutes, si je ne t’avais pas convaincu de reprendre le monde. Lorsque tu changeras véritablement, peut-être que j’y repenserai. Mais tu n’as rien fait pour mériter une délivrance.

Le ton de Zeus était tranchant, et péniblement honnête. Une dense honte cou-vrit le visage pourpre du titan, et il sut qu’il n’avait plus rien à dire au maître des dieux. Il hocha la tête misérablement et murmura une excuse pathétique.

Lorsqu’Atlas releva les yeux vers Zeus, ce dernier avait disparu dans un éclat de lumière intense.

Le monde pesa infernalement sur les larges paumes du Titan, l’obligeant ainsi à endurer sa punition amère. Les erreurs se paient difficilement, pensa-t-il.

Atlas éclata en sanglots, maudissant répétetivement la naïveté l’ayant mené à cette réalité brutale.

Photo sur la couverture: https://turmarion.wordpress.com/2014/01/23/god-and-rocks/

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