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D ans le dernier numéro, je vous ai ex- pliqué comment, jeune anthropo- logue, j’ai déjoué les tours des sor- ciers du Mozambique. Depuis, j’ai réussi à me faire accorder une bourse « aires culturelles » par l’université afin de m’exiler quelques se- maines à Copenhague pour avancer ma thèse. J’aurais pu en profiter pour écrire un article dans le vent sur l’architecture scandinave ou sur la conservation de la monarchie danoise. Mais depuis que l’on m’a casée huit heures par jour dans le même bureau qu’un ex-GI devenu éco- nomiste de retour de Kaboul et über-fan de Coldplay, j’ai développé une sournoise grostonite, à savoir une paresse de clavier aussitôt les heures de bureau passées. Chaque fois que j’ai essayé de me mettre à mon brillant article, mon cerveau m’a conjuré d’aller manger un p’tit bout et de me détourner au plus vite du labeur. Voi- là comment je me retrouve à bricoler un article de dernière minute sur mon séjour ici afin d’éviter à Ronard de me casser des couilles (que je n’ai pas) avec la deadline que j’ai déjà dépassée. Je sais, ça ressemble à un début d’ar- ticle de Ptidjoule - j’allais vous parler du remake de Wayne’s World mais j’ai dû aller faire caca alors finalement je vous parle de rien - mais je vous rassure, je suis plutôt sciences sociales qu’anale. En six points, mes bons, voici un vade mecum de la vie en Scandinavie. 1. S’ACCULTURER Nous autres anthropologues sommes des fashion victims de la culture des gens. On aime se renseigner avant le départ afin de se pré-identifier : notamment savoir TEXTE Vero Pipo ILLUSTRATION Bruce Tintin au Danemark La Fan Zone de Mikroutch Les Genevoiseries Papa Fritzle botte en touche Jéjé a tout lâché Grototo à Palexpo Ronard en filature Ptidjoule corrigé par Ju ! VERØ PIPØ LIDE AT BO I KØBENHAVN ! 1 « SKOL OFENSTRÜ » N O 20 – ÉTÉ 2013 TEXTE Vero Pipo ILLUSTRATION Bruce 10 ANS NUMERO 20 2003 2013

Le Genevois Libéré n°20

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Journal d'opinion fondé à Genève en 2003.

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Page 1: Le Genevois Libéré n°20

Dans le dernier numéro, je vous ai ex-pliqué comment, jeune anthropo-logue, j’ai déjoué les tours des sor-ciers du Mozambique.

Depuis, j’ai réussi à me faire accorder une bourse « aires culturelles » par l’université afin de m’exiler quelques se-maines à Copenhague pour avancer ma thèse. J’aurais pu en profiter pour écrire un article dans le vent sur l’architecture scandinave ou sur la conservation de la monarchie danoise. Mais depuis que l’on m’a casée huit heures par jour dans le même bureau qu’un ex-GI devenu éco-nomiste de retour de Kaboul et über-fan de Coldplay, j’ai développé une sournoise grostonite, à savoir une paresse de clavier aussitôt les heures de bureau passées. Chaque fois que j’ai essayé de me mettre à mon brillant article, mon cerveau m’a conjuré d’aller manger un p’tit bout et de

me détourner au plus vite du labeur. Voi-là comment je me retrouve à bricoler un article de dernière minute sur mon séjour

ici afin d’éviter à Ronard de me casser des couilles (que je n’ai pas) avec la deadline que j’ai déjà dépassée. Je sais, ça ressemble à un début d’ar-ticle de Ptidjoule - j’allais vous parler du remake de Wayne’s World mais j’ai dû aller faire

caca alors finalement je vous parle de rien - mais je vous rassure, je suis plutôt sciences sociales qu’anale. En six points, mes bons, voici un vade mecum de la vie en Scandinavie.

1. S’acculturerNous autres anthropologues sommes des fashion victims de la culture des gens. On aime se renseigner avant le départ afin de se pré-identifier : notamment savoir

t e x t e

Vero Pipo

I l l u S t r at I o n

Bruce

Tintin au DanemarkLa Fan Zone de Mikroutch

Les GenevoiseriesPapa Fritzle botte en touche

Jéjé a tout lâché Grototo à PalexpoRonard en filature

Ptidjoule corrigé par Ju !

VerØ PIPØ lIDe at Bo I

KØBenHaVn !1

« SKol ofenStrü »no20 – été 2013

t e x t e

Vero Pipo

I l l u S t r at I o n

Bruce

10anS

numero 20

2003 2013

Page 2: Le Genevois Libéré n°20

Jusqu’à preuve du contraire, il est le recordman absolu des titres de champion de Suisse de tennis. Matthias Werren en a gagné 37, en simple,

double et double mixte. Après plusieurs années comme prof de tennis pour garçons de bonne famille, il a arrêté de boire et a repris le petit magasin de sport en plein centre du prestigieux club du parc des Eaux-Vives. Il nous raconte pourquoi il a aimé jouer et surtout pour-quoi le tennis-spectacle d’aujourd’hui l’ennuie. Ren-contre autour d’un pot de Rivella vert.

Mikroutch : tu es citoyen d’honneur de l’Etat de Floride aux uSA. com-ment ça se fait ?MAtthiAS WErrEn : Bon à l’époque les Américains étaient moins regardant avec les papiers. C’était à l’époque des champion-nats du monde junior à Miami Beach en 62. Tous ceux qui ont participé ont reçu ce titre. Même si je n’ai pas été très brillant. On re-présentait la Suisse avec Peter Hollenstein. C’était une sensation. Deux Suisses de 17 ans aux Etats-Unis. Incroyable.

tu fumais déjà à cette époque ?Non, j’ai commencé un mois après.

Fumer et être recordman des titres de champion suisse, c’était compatible ?Je ne sais pas si j’ai le plus de titres de champion de suisse. Il faudrait que je vérifie parce qu’il y a certains joueurs qui n’ont pas de titres d’actifs mais qui ont tout gagné après dans la catégorie sénior, chez les vieux. Je ne peux donc pas trop me vanter. Surtout qu’à l’époque, il n’y avait pas vraiment de concurrence. Quand tu arri-vais aux championnats suisses, tu ne regardais pas contre qui tu jouais au premier tour. Tu

regardais : est-ce que je tombe contre Stadler en demie ou est-ce que c’est Hollenstein qui se le tape ? Et puis c’était tout. Il y avait un écart énorme entre les quatre premiers et les autres.

tu n’as donc pas de record ?Si. Je suis celui qui a laissé le moins de temps entre ses débuts en tournoi et son premier titre de champion de suisse. Premier tournoi à 13 ans et premier titre à 17 ans et demi. Avec une chance incroyable d’ailleurs. Je

devais jouer un type imbattable au premier tour, un Suisse de l’étranger. Mais en venant avec sa coccinelle pour le tournoi, il s’est planté et il n’a pas pu jouer. Après j’ai gagné le tournoi. Personne ne pourra faire mieux.

tu étais le premier professionnel ?J’ai probablement été le premier en Suisse à faire que du tennis pendant quelques années, oui. Les autres travaillaient tous. La tour-née commençait en Australie début janvier et tu y restais pendant 4 mois. La plupart

des joueurs n’avaient pas joué de l’hiver, on avait des cloques. Et on remontait avec les saisons. Moyen-Orient, Côte d’Azur. Bref un circuit. On était tous toujours ensemble jusque dans les boîtes de nuit. Trente per-sonnes toujours ensemble. Et on était ac-cepté à la table des grands joueurs. Comme dans une grande famille.

ton plus grand regret ?Avoir craqué avant ma finale au premier Swiss indoors de Bâle. J’étais tellement

content d’avoir touché le jackpot en demi-finale. Je n’ai pas résisté et j’ai fait un peu tard. J’ai perdu la finale. Je ne pensais pas que ça deviendrait un tournoi aussi impor-tant. Ca aurait pu être inscrit : premier vainqueur Matthias Werren. Dommage.

Et financièrement, c’était dur ?Je vivotais. On gagnait des montres. L’argent a commencé à la fin des années soixante. Tu écrivais et tu demandais 500 francs pour jouer. Il fallait négocier. Donc j’avais des sponsors. Et puis je bossais chez Hofstetter quand je rentrais.

tu vendais des matchs aussi ?Alors c’est ce qui rapportait le plus. Mon plus beau coup c’était à Gstaad. Je jouais Taylor qui venait de faire une demi-finale à Wimbledon. J’avais 400 francs plus l’hôtel jusqu’à l’élimination. J’ai gagné le premier set contre Taylor. Et c’était une tête d’affiche. Alors les organisateurs tiraient la gueule. Je leur ai fait des signes pour demander une hausse de prime. Ils ont dit oui et j’ai perdu. 600 francs en plus.

tu regrettes cette époque du tennis ?Forcément. Ce qui comptait avant, c’était la technique et l’intelligence de jeu. Mainte-nant ils ne font que cogner. A part Federer qui joue à l’ancienne mais maintenant il n’y arrive plus. Boom d’un côté et boom de l’autre. Ca commence depuis le plus jeune âge. Tous pareils. C’est très très chiant comme spectacle je trouve. Le pire c’est chez les filles, là ce n’est simplement pas regar-dable tellement c’est répétitif et mécanique. Tu pourrais changer les têtes que personne n’y verrait rien. A mon époque c’était beau-coup plus folklorique et drôle.

ton plus grand succès ?J’ai battu Björn Borg. Bon c’était une ren-contre Suisse-Suède non officielle. Et il avait 14 ans. ×

mattHIaS werren :« le tennIS moDerne

me faIt cHIer »

“J’ai battu Björn Borg. ”

un peu comment s’habiller et quoi man-ger. C’est pourquoi nous avons toujours l’air si cool par rapport à nos collègues sociologues qui se font chier à essayer de comprendre Bourdieu toute la jour-née. Moi, je me suis surtout acculturée avec les séries télé danoises tellement à la mode ces derniers temps : Borgen, For-brydelsen (prononcer Forbraïdilsin avec l’accent des américains de Copenhague) tous les jours jusqu’au départ. Pendant cette campagne télévisuelle, je me suis cependant souvenue d’un ami sénégalais qui m’a dit un jour, tu sais, Veronica, moi j’ai beaucoup étudié la civilisation toubab à la télé. Le blanc, il ne divorce pas, il tue sa femme pour toucher l’argent de l’assurance. C’est vrai que les séries télé, c’est pas ce qui te permet de simuler au mieux la réa-lité. A moins de vouloir savoir comment faire pour devenir une femme Premier Ministre et laisser le fardeau de l’aspi-rateur à ton mari, tu n’y apprends pas grand-chose. Et cela ne te donne même pas un sujet de discussion une fois ici parce que les Danois, ils ne sont pas très fiers de leur production. Toute cette hu-milité me laisse songeuse, moi ex-exilée académique en France quand je reçois des « courriels » m’annonçant la tenue de la conférence « Baltimore, Marseille : deux villes portuaires sous les feux des séries télé-visuelles ». Autant écrire « The Wire vs Plus Belle la Vie ». Ah ouais. Quand même.

2. réuSSIr à arrIVerAprès la télé, il faut arriver. Et arriver avec easyjet, ce n’est pas facile. Dernière-ment, les responsables de la compagnie ont développé la même pédagogie d’ap-prentissage que ma mère avec le chien et moi : la punition par empalement phy-

sique et psychique. Tu ne paies pas un ex-tra pour entrer dans l’avion : tu es puni, tu entres en dernier bousculé par les chaises des handicapés. Tu ne paies pas un extra pour choisir ton siège : tu es très puni, tu te retrouves la tête encastrée dans le mur plastique qui sépare la dernière rangée du fond des toilettes. Tu tires la gueule car tu n’as toujours pas compris ? Tu seras davantage puni : on va t’enclaver un voi-sin boulet qui a ENVIE de parler. Enfin pas juste de parler, il a envie de parler de toi et de tes choix de vie. Mais un doctorat en anthropologie ça mène à quoi ? ça c’est encore un coup à finir chauffeur de taxi ? Ha ha ha  ! Dixit un type qui a l’air d’avoir fait de vrais bons choix de vie. Parce que lui, il est sur ce vol pour visiter « une de ses filiales en Suède ». Ah ouais. C’est sans doute parce qu’il est le PDG tout puis-sant d’IKEA qu’il a comme moi la tête encastrée en classe prolo plutôt que de manger des chiffonnades de foie gras en première.

3. eSSayer De comPrenDre quelque cHoSeOui, oui, les Danois sont tous bilingues. Mais à l’écrit, ils cherchent surtout à se faire comprendre du reste de la Scandi-navie et des botanistes. Exemple au su-permarché : ton paquet de céréales, il est sous-titré en suédois et en norvégien. Pe-tite précision : il s’agit de la même langue, Dieu ayant été pris d’un TOC quand il s’est attelé au Nord de l’Europe. Pour les non scandinaves, le paquet est aussi illus-tré. Attention pas le dessin de la graine mais le dessin de la plante. Donc à moins de parler danois ou d’être un peintre na-turaliste, tu cours chaque jour le risque de devoir subir un bircher au quinoa.

4. eSSayer cePenDant De Prononcer quelque cHoSeTu ne comprends rien. Quand tu prends le métro, le distributeur n’est pas bi-lingue. A la merci du danois, tu finis par payer, malgré toi, un onéreux abonne-ment mensuel « adulte + chien + pous-sette + vélo » pour faire deux arrêts. Quand tu essaies d’aller nager, tu ne peux pas distinguer la porte qui mène au bassin et tu te retrouves en maillot dans les toilettes pour hommes. Cependant, par rapport aux autres expat’s du dépar-tement où tu te trouves, tu as un atout : tu as un énorme capital télévisuel qui te permet de prononcer le danois. Grâce aux sous-titres, ton incroyable cerveau a emmagasiné phonétiquement toute une série de mots et a fait le lien avec leur signification. Tu sais donc prononcer cor-rectement Hej ! (Bonjour !) Hej Hej ! (Au re-voir !) et Selvfølgelig ! (Bien-sûr ! Là, je sens que vous commencez à me lire avec res-pect). Tu pousses même l’exploit jusqu’à saluer avec audace tes collègues danois (Hej Troels Sørensen ! Hej Hej Jens Friis Sko-vgaard !) car les auteurs des séries télé ont eu la bonté de baptiser leurs héros des dix prénoms et noms les plus récurrents du pays.

5. ne PluS JamaIS S’aPProcHer De la franceOui la France, encore elle. Tu ne l’as pas aimée, tu l’as quittée, mais cependant, quand tu as besoin d’un livre en fran-çais à l’étranger... Tu n’as qu’elle. C’est la deuxième loi de l’univers après la loi de la gravitation ou « whatever » : n’importe où sur terre, il y a toujours un français pour monter une entreprise de promo-

tion de La Culture. J’ai découvert ainsi Den Franske Café, où tu trouves surtout les oeuvres complètes de Proust, d’Hugo et la dernière galette de Jean-Christophe Rufin. Jean Valjean c’est moyen sexy et pour la petite madeleine de Proust, je me sens subitement affligée d’une allergie au gluten. Alors il ne reste qu’à s’atteler à ce bon vieux Jean-Christophe. Il faut savoir que JCR, c’est l’ancien ambassadeur de France au Sénégal. A part ça, il aime Bernard Kouchner, l’Académie Française et écrire des romans d’espionnage. Il a inventé un personnage franco-améri-

cain Doctor Spy et son employeur Provi-dence, une boîte plus secrète et maline que la CIA dont le but est évidemment de déjouer des complots diaboliques par-tout sur terre mais surtout au Cap Vert - à deux heures de vol de Dakar, pratique pour aller faire des repérages pendant les vacances de patates. Paul Matisse aka Doctor Spy, tu lis en lui comme dans un livre de Marc Lévy (pour rester dans le même type d’infractions littéraires). Il est beau : ses collègues Kerry et Tara ne peuvent qu’apprécier sa bouche sensuelle pendant les réu’s de debriefing. Il est très doué : à 33 ans, il est retraité de la CIA, chef de clinique spécialiste de la recons-truction de la moelle épinière et agent secret pour l’agence Providence. Il est évidemment victime de tout ce succès : entre deux missions top secrètes à São

Felipe Das Caldeiras, il ne peut tromper son mal-être existentiel qu’en jouant de la trompette dans son loft d’Atlanta en portant un pantalon de karaté (sic).

6. ne PaS Se DécouragerOui, tu ne comprends rien, tu paies tout trop cher et le matin tes céréales sont dé-gueulasses (finalement, c’était du millet). Mais le Danemark m’a appris une chose : tout finit toujours par arriver. Notam-ment le printemps (même quand il n’ar-rive pas vraiment). Bien qu’il ait encore

neigé trois jours plus tôt, les Danois ne re-chignent pas à enfiler un short pour aller se prélasser dans l’un des nombreux parcs de Copen-hague. Comme me l’a expliqué un ami,

Veronica, le printemps ici n’arrive pas parce qu’on est au mois de mai. Il arrive car on le provoque. Peuple de païens, va. Mais pour quelqu’un qui essaie de finir une thèse, la vue de ces jambonneaux frigorifiés mais motivés a pris une tournure mystique. Je me suis même acheté un short pour par-ticiper à cette messe nationale visant à attirer la chaleur sur l’île. Les Danois, tels les Juifs conduits par Moïse, ont compris qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour sortir d’Egypte.

Tout est possible. Même le printemps en Scandinavie. Mais restez loin de la France quand même. Surtout quand vous croisez BHL à l’aéroport sur le chemin du retour. ×

1 Vero Pipo aime vivre à Copenhague !

“ Jean Valjean c’est moyen sexy et pour la petite madeleine de Proust, je me sens subitement affligée d’une allergie au gluten.”

t e x t e

Mikroutch

I l l u S t r at I o n

Szabo couture

2 le geneVoIS lIBéré

Page 3: Le Genevois Libéré n°20

Imaginez un canton suisse niché au coeur d’une cuvette verdoyante. Un endroit où il fait bon vivre, gagné par la ville mais à la mentalité réso-lument champêtre. Vi-

sualisez-le bordé d’un lac et de quelques montagnes savoyardes promptes à tous les fantasmes et desquelles on espère voir venir des capitaux (ainsi qu’une main d’oeuvre docile et pas chère). Ajoutez-y des transports publics un peu tendus, quelques retrai-tés notoires, une prison fourmillante, des flics pas rasés, des empoignades viriles et quelques politiciens capables de s’adon-ner aux joutes du seau d’eau en guise de camaraderie.

Saupoudrez le tout d’une chancellerie héroïco-comique, d’un palais de justice au fond du bac et d’un plantureux stade de foot... vide. Sans oublier de fourbes joueurs de bonneteau (que vous vous attacherez à pourchasser à la venue des beaux-jours). Ah, et n’ommetez pas d’amender les mendiants pour être cré-dible (parce que faut pas déconner bor-del !). Vous y êtes, c’est la recette idoine d’un véritable générateur de «Genferei». Et ce n’est pas chose aisée, puisque Ge-nève en détient, et pour quelques siècles encore, le monopole. Patrie de la conne-rie politique, ses pairs lui jalousent sont titre autant qu’il se font régulièrement la joie de railler le canton du bout du lac dans la presse nationale. N’est-ce pas d’ailleurs dans les tréfonds d’un bordel schaffousois qu’est né le terme Genferei ? Si si, au XIXe siècle déjà, on utilisait cette expression au delà du Röstigraben pour désigner les querelles et autres scandales

dont notre République a le secret. Car la «Genevoiserie», sachez-le, est un subtil savoir-faire, mêlé d’une habile manière de produire un nombre incalculable de

situations pittoresques (et pitoyables) menant parfois jusqu’à l’angoisse de la popu-lation.

L’amour de cet inepte pa-trimoine a logiquement conduit de chevronnés jour-nalistes à lui vouer un prix,

afin que les cocasseries genevoises ne soient pas injustement récompensées par l’oubli. Dans une détermination sans bornes - et certainement galvanisée par l’entrée remarquée de la Genevoiserie sur Wikipédia, consécration ultime -, ces grattes-papiers qui officient dans nos ca-nards quotidiens récompensent l’auteur de la plus belle bourde de l’année depuis 2011. Un prix, un seul, une feuille d’or du

Marronnier fou de la Treille - vous savez, celui qui fleurit avant son homologue officiel.

eSPèce D’aquarIum !Bardés de couvres-chefs en tous genre (véritables parures de sorcellerie), ces farouches journalistes troquent leurs habits de respectables employés pour traquer la genferei durant l’année. Une veille de tous les instants dont un mur Fa-cebook entend se faire le témoin (jugez seulement : www.facebook.com/groups/prixgenferei). Heureusement que la na-ture flagrante des genevoiseries facilite leur dessein. Lisez plutôt.

Pas plus tard qu’en octobre dernier, deux magistrats de la Cour des comptes, une pourtant noble instance qui veille à ce que les deniers du contribuable ne soient pas sottement dépensés, se sont livrés

un combat de coqs... à coup d’insultes aquatiques. Cette histoire mérite d’ail-leurs notre attention, tant elle a noirci la presse.

Le juge Devaud, dit la «victime», hon-nête magistrat de Solidarités, était cer-tain de détenir le scandale du siècle. Une enquête dont il avait la charge avait été entravée, jurait-il, pour le compte de pro-moteurs sans merci. Il semble que cette histoire de connivences politiques, dont le fond doit encore être démêlé, ait fini d’achever son sort dans l’esprit de son pire ennemi, mais néanmoins collègue, le juge Geiger, dit le «shérif».

Les pauvres bougres, après un an seu-lement de collaboration, ont touché le fond. Et c’est le cas de le dire. Devaud s’est fait traité d’aquarium après s’être pris un saut d’eau sur la tronche. Le comble ? Il avait été élu un an plus tôt pour remplacer une démissionnaire à mi-mandat. Un vote complémentaire de 800 000 francs tout de même ! Ce pataquès, rappelons-le, s’était fini par une perquisi-tion de Monsieur le Procureur général en personne. A l’heure où vous subissez ces lignes, une vague commission d’enquête se charge de faire la lumière sur cette ter-rible affaire.

une ParentHèSe ? non maIS allô quoI !Cette genferei là est bien partie pour caracoler en tête de la cérémonie 2013. Mais s’il n’y avait qu’elle... Dernière gaucherie en date ? L’épique annulation, en pleines réjouissances pascales, d’un scrutin populaire pour défaut de... paren-thèses. Souvenez-vous. Comme 55,8% de Genevois, vous avez mis une petite croix à côté du «Voulez-vous que le billet des TPG repasse à trois balles parce que faut pas déconner de bleu ?!»

Au départ, l’initiative de l’AVIVO, ce groupuscule de vieillissants, avait tout pour plaire. Mais c’était sans compter les absences du lobby des vieillards, qui n’a pas pourléché sa copie avant de la remettre à la Chancellerie. Un vulgaire oubli en réalité, que nul n’aurait remar-qué si eux-mêmes, pensant trouver là une grande idée stratégique, n’avaient pas concédé leur égarement à quelques heures du vote. Le texte que nous avons voté n’est donc pas celui de l’initiative que nous avons signée, sacrilège ! La parenthèse manquante a fait bondir les juges saisis le lendemain par des oppo-sants, bien contents de trouver dans

cette fièvre l’occa-sion de faire perdre encore du temps, et de l’argent à Genève. Qui de la chancelle-rie ou des Vieux est à l’origine de ce ma-gnifique cafouillage ? Mystère, et cela vaut bien la feuille d’or.

Mais rien n’est moins sûr, puisqu’à l’heure où nous mettions sous presse, la liste des nominés 2013 reposait encore dans le secret des dieux. La cérémonie devait se dérouler le 20 juin avec une cuvée qui s’annonce sous les meilleurs auspices. Outre les altercations aquatiques et les errements de retraités, l’année a vu la chancellerie genevoise orchestrer un autre imbroglio. L’administration dans toute sa splendeur a fait capoter une vota-tion fédérale ! En omettant d’accoler une étiquette prioritaire de la poste sur les enveloppes contenant les paraphes du ré-férendum contre les accords Rubik, arri-vées trop tard du coup. Berne a dit kaput.

mIcHèle et màD marKOn pense aussi à l’inopinée fermeture des bars à minuit, décidée par on ne sait pas trop qui et sur on ne sait pas vraiment quelle base. Cela s’est d’ailleurs fini par une magistrale reculade du responsable politique du Service du commerce, PFU (Pierre-François Unger pour les intimes). Résultat : 300 jeunes bourrés sur la Plaine et des revendications plutôt honnêtes du style : on peut faire la fête dans ce canton calviniste, oui ou bien ?! Dernièrement,

y’en a PoInt comme nouS !(et cela Vaut BIen un PrIx)

t e x t e

inspecteur Pylône

I l l u S t r at I o n

Eisbär

“  ces grattes-papiers qui officient dans nos canards quotidiens récompensent l’auteur de la plus belle bourde de l’année depuis 2011.”

aD genfereI nemo tenetur

A la genferei, personne n’est tenu. Pour les plus témé-raires, voici un aide-mémoire. Selon les termes d’un confrère pas dénué de cynisme, traquer la genevoiserie c’est repérer un projet accepté par tous, mais si mal ficelé qu’il se démonte de lui-même tout en coûtant très cher, bloqué par un conflit stérile entre autorités, ou qui ne se fait jamais mais revient sans cesse sur le tapis, ou encore un projet coûteux qui se réalise enfin, mais rendu inutile par le temps écoulé et finalement l’aptitude hors du com-mun qu’ont les Genevois à entraver n’importe quel projet par tous les moyens. Les plus pathétiques s’entend.

3 #20 – été 2013

Page 4: Le Genevois Libéré n°20

mikroutch pensait détenir le record de matches saccagés pour cause de gueule de bois. Faux. Le Sal-vadorien Jorge « Magico » Gon-

zalez était tout autant foireur et meilleur footballeur. Le meilleur du monde, selon Maradona.

Pour commencer, il faut peut-être fer-mer les yeux. Imaginez d’abord un nez énorme au milieu d’une trogne de gitan réveillé en pleine sieste. La permanente transpirante. Et ce buste presque difforme posé sur deux baguettes perdues au milieu d’une cuissette brillante. Jorge Magico Gon-zalez pose au milieu du Stade Ramón de Carranza de Ca-diz. Le regard perdu dans le vague, ce drôle d’oiseau ressemble à un toxicomane en pleine réinsertion par le sport. C’est un «Deschien» perdu au pays du Flamenco.

Pour poursuivre, il faut ouvrir les livres d’Histoire. Le Mundial 1982 vient de célébrer une Squadra Azzura ressuscitée par la réussite insolente de Paolo Rossi. Le lendemain de la finale, l’avant-centre italien emmène donc logiquement le duo d’attaque du « All Star Team ». Or qui se-conde donc le nouveau héros de la Botte en pointe de cette sélection triée sur le volet par un panel de journalistes spécia-lisés ? Zico ? Boniek ? Blochine ? Non, non et non. Cet honneur revient à un Salva-dorien de 24 ans qui n’a pas marqué un seul but du tournoi, menant sa sélection à l’exceptionnel bilan de trois défaites et treize buts encaissés. La légende de Ma-gico Gonzalez est en marche.

Un jour, il s’est mis à jongler avec un paquet de cigarettes. Une orange, c’est rond. Mais un paquet de cigarettes, c’est rectangulaire ! La sensibilité que Dieu nous a donnée dans les mains, Dieu l’a mise dans les pieds de Jorge. Il mettait le ballon où il voulait. Ainsi parle David Vidal, entraîneur du CF Cadix à l’été 1982 quand débarque le prestidigita-teur. Malgré les sollicitations de quelques grands d’Espagne, dont l’Atletico Madrid, Magico choisit en effet de poser sa mal-lette au fin fond de l’Andalousie, contre 130’000 dollars et la promesse d’un trai-tement de faveur. Il y restera huit saisons.

Principalement à boire jusqu’au petit matin. Mais aussi à faire l’amour. Souvent aux femmes de la région. Et parfois aux défenseurs de la Liga.

Sur cent matches où je l’ai dirigé, j’ai dû le mettre quarante fois sur le terrain parce qu’il ne venait pas à la moitié des entraîne-ments, se remémore Vidal dans un numé-ro d’anthologie de SoFoot (no 83 - février 2011). Je lui disais : « Jorge, je ne peux pas te faire jouer, tu n’es pas venu à l’entraîne-

ment depuis six jours » et lui me répondait : « Ouais, ouais, je sais… » Au fond il s’en fou-tait. Normal. Parce que ce qui branche Magico, c’est la teuf. La vraie. Celle qui te scotche au plumard pour la moitié de la semaine. J’étais

chargé de venir le réveiller chez lui pour l’emmener à l’entraînement, détaille son ancien coéquipier Pepe Mejias. Mais c’était impossible. Je lui balançais des chaussures dans la tronche, je le tirais par les pieds, rien à faire… La légende raconte même qu’un soir de match contre l’Atletico, l’artiste débarque rond comme un ballon et exige un massage pour revenir à lui. Vingt mi-nutes de frictions plus tard, il s’endort sur la table de massage.

Mais quand Magico a les yeux en face des trous, c’est autre chose. Car derrière sa dégaine de garçon de café, le gaillard planque quantité de fibres rapides. Il va vite. Même beaucoup plus vite avec le ballon que la plupart des défenseurs de l’époque sans. Si vous y ajoutez son culebra machetiadda, un dribble arrêté puis violemment repris pour passer en revue ses cerbères, vous obtenez alors une sorte d’insaisissable lévrier qui file tout droit vers le but adverse. La preuve en un souvenir. Un jour de fête à Cadix pour la venue du grand Barça, Magico est puni pour cause de mauvaise haleine. Il regarde les Catalans ouvrir le score depuis le banc de touche avant que Vidal ne craque à la mi-temps et le lance dans l’arène. Deux buts et deux assists plus tard, les Andalous s’offre une victoire qui se raconte encore aujourd’hui à l’heure des tapas (4-1).

Alors évidemment, pareil phénomène éveille rapidement la convoitise de

quelques clubs d’un autre calibre que ce CF Cadix qui ne cesse de faire l’ascen-seur. Au premier rang des prétendants, le FC Barcelone de Menotti et d’un Mara-dona littéralement sous le charme : Un seul peut faire de la magie avec ses pieds, son nom est Magico Gonzalez. A la fin du prin-temps 1984, les Blaugrana invitent donc

le Salvadorien à participer à une tournée d’après saison aux Etats-Unis. Après avoir raté l’avion (panne d’oreiller), Magico re-joint le groupe puis brille à côté de Diego. Mais dans la nuit suivant une victoire contre Fluminense, l’alarme incendie de l’hôtel contraint le staff du Barça à une évacuation catastrophe. Tout le monde

s’exécute. Sauf Magico, finalement re-trouvé dans sa chambre en compagnie galante et professionnelle. C’en est trop pour la direction du Barça : le magicien est renvoyé en Andalousie.

L’artiste vient clairement de laisser pas-ser la chance de sa vie. Mais il s’en fout.

Du reste, quand le PSG lui donne ren-dez-vous quelques années plus tard pour le faire signer un juteux contrat, Magico ne se pointe même pas. Pas le

temps. C’était carnaval. Il adorait se déguiser en clown lors du carnaval de Ca-dix. C’était un bohémien. En ville, il se baladait toujours avec son blouson de cuir. Les gens lui demandaient de l’argent et lui, il donnait. Que ce soit l’équivalent de dix ou de cent euros, ça ne changeait rien pour lui. Il faut dire que le bonhomme n’aime

ni les plans de carrière ni ceux de retraite. Un jour, David Vidal s’emporte. Je lui ai dit : « Mais merde, Jorge, t’as déjà 28 ans, t’as mis aucun argent de côté, la vie de foot-balleur est très courte, qu’est-ce que tu penses faire une fois que ce sera terminé » Il m’a ré-pondu : « Je rentrerai au Salvador pour être chauffeur de bus. »

Quelques années plus tard, alors que même les plus monomaniaques des amoureux du ballon avaient oublié ses arabesques, Magico tenta vainement de plaider sa cause sur l’autel de la mémoire collective. Je reconnais que je ne suis pas un saint et que j’aime la nuit. Que je suis un irresponsable et un mauvais professionnel. Je le sais, mais il y a un truc qui ne tourne pas rond chez moi : je n’aime pas considé-rer le football comme un boulot. Je joue juste pour m’amuser. C’est marrant parce qu’hier soir à l’entraînement, j’ai cru en-tendre Mikroutch dire la même chose à son entraîneur. ×

“  Imaginez d’abord un nez énorme au milieu d’une trogne de gitan réveillé en pleine sieste.”

« magIco gonZaleZ », SaInt Patron

DeS BranleurS De génIe

t e x t e

Fritzle

I l l u S t r at I o n

Annette F.

les estaminets de la rue de l’Ecole de mé-decine ont récupéré leur autorisation de 2h. C’était bien la peine.

Genève a obstinément la recette de ces attractions locales. Le comité occulte du prix Genferei a vu juste : compiler, sélectionner les meilleures histoire, et défendre les nominées lors d’une saute-rie entre gens du métiers qui se chargent d’élire leur lauréat sur la base de discours qui tiennent de l’anthologie. Pour la pre-mière édition, la Chancelière (déjà elle !) a eu droit à la distinction pour avoir omis de se pointer aux obsèques protocolaires de Monseigneur Genoud - paix à son âme. En 2012, la Mère Michèle (non, pas celle qui a perdu son chat, mais Kunz-ler, notre brave cheffe de la Mobilité) a

été couronnée l’année suivante pour sa brillante réforme des transports publics - dont elle n’est pas encore tout à fait sor-tie, la pauvre.

A cette époque, la saga Mark Muller au-rait largement mérité le titre. L’histoire de l’homme à la poigne virile et aux mul-tiples amis, qui aurait mieux fait de se la rentrer dans le caleçon sans emmerder le barman du Màd, avait d’ailleurs de l’avance dans les sondages. Mais c’était sans compter le talent d’un journaliste particulièrement offensif chargé de dé-fendre le cas Kunzler.

Zappelli aussi, sa vie son oeuvre, n’est pas passé loin. La carrière entière de l’ancien procureur général, désormais dubaïote,

concourait au titre ! De sa fracassante démission, en passant par la BCGE - un procès qui aura duré plus de dix ans ! - et le sacré merdier qu’il a laissé au Palais. La liste est longue, mais vous n’en doutez plus.

Genève, c’est certain, ne rate pas ses genevoiseries, hier comme aujourd’hui. Les Confédérés ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés en l’an 1815, date à laquelle notre République a rallié le club des Waldstätten. Déjà la patrie de Guillaume Tell avait perçu le potentiel du bout du lac. «Y’en a point comme nous !» Et sinon, vous avez trouvé facilement ? ×

BreaKIng newS

A quelques heures du bouclage, s’est tenue la très select cérémonie de la Genferei d’or. La guerre aquatique de la cour des comptes a largement emporté le vote. Seau sur la tête, combinaison de plongée, pistolets à eau... L’hilarante prestation mouillée de deux jour-nalistes d’un certain journal de gauche, dont nous tairons les noms par discrétion, a cassé la baraque. Les adversaires n’ont pas démé-rité pour autant en défendant trois autres cas en lice: l’annulation du vote tPG, l’impasse de la rue de l’Ecole-de-Médecine et la gué-guerre entre rémy Pagani et le conseil d’Etat. reste à remettre la feuille d’or du Marronnier fou à qui voudra bien rire de cette affaire marécageuse.

4 le geneVoIS lIBéré

Page 5: Le Genevois Libéré n°20

Quel est le futur de l’art ?La production, la rentabilité.

Quels seront les grands artistes de demain ?Des businessmen qui sauront avant tout se vendre.

Que deviendra la création artistique ?une marchandise comme une autre, ni spéciale, ni sacrée.

J’espère que cette sombre prédiction ne se vérifiera jamais, mais je crains que la soumission de l’art aux lois du marché deviendra de plus en plus abjecte avec le temps, à moins d’une révolution contre le système ultra-capitaliste actuel. Or, les gens ne sont pas près de se révol-ter : leurs esprits sont trop conditionnés et l’information trop contrôlée. Vraisem-blablement, il faudra attendre une catas-trophe planétaire d’ordre économique ou climatique pour nous faire changer de façon de vivre et de mode de gouver-nement. D’ici-là, malgré les tentatives louables de quelques idéalistes, le monde ne changera pas et la capitalisation de l’art se poursuivra.

Les grands artistes seront de moins en moins des créateurs anticonformistes investis pleinement dans leurs œuvres, et davantage des entrepreneurs qui laisse-ront à d’autres le soin de produire afin de se concentrer sur les meilleurs moyens de s’enrichir et de devenir plus célèbres, plus puissants. Ils suivront dans les pas des deux plus grands artistes contem-porains, Damien Hirst et Jeff Koons, et tenteront de devenir comme eux des Big Boss du Business Art.

C’est le cas d’Olafur Eliasson, l’un des ar-tistes les plus en vogue aujourd’hui. Pro-fesseur à l’Université des Arts de Berlin, ses projets sont présentés dans les plus grands musées du monde et sa notoriété ne fait que croître. Plusieurs multinatio-nales ont déjà fait appel à ses services pour promouvoir leurs marques, dont BMW qui a passé une commande pour la création de sa 16ème Art Car et Louis Vuitton qui lui a demandé de décorer ses magasins pendant Noël.

On peut se demander comment Eliasson parvient à tenir un rythme de production aussi effréné. La réponse est simple : il siège à la tête d’une véritable entreprise artistique qu’il nomme le « Studio » et qu’il décrit comme un « atelier-labora-toire de création ». De création, oui, sauf que la plupart du temps Eliasson n’y participe pas, mais paie des artistes, des architectes, des scientifiques, des tech-niciens, des historiens de l’art et des étu-

diants pour le faire à sa place. Lui s’occupe de donner des lignes directrices et se carac-térise comme un « inventeur de concepts », un « donneur d’idées » ou encore un « chef d’orchestre ». En vérité, Elias-son ressemble bien plus à

un grand patron d’entreprise : il décide d’une vision artistique globale et sa sep-tantaine d’employés se charge ensuite de réaliser les œuvres, de les exposer, et finalement de communiquer au public leur importance en les conceptualisant et en les contextualisant. Tout au long de cette chaîne de production, quinze départements interviennent pour que le rendement soit maximisé. Le « Studio Eliasson » est une machine hyper perfor-mante qui ne s’arrête jamais, qui aligne les travaux et grossit avec chaque succès, augmentant le nombre de ses employés et de ses départements, devenant peu à peu une multinationale artistique.

Et les œuvres dans tout ça ?

Mon sentiment est mitigé. Certaines sont impressionnantes et belles, d’autres sans grand intérêt. Le projet le plus marquant est incontestablement « The Weather Project » exposé en 2003 dans la Tur-bine Hall de la Tate Modern. Deux cents ampoules assemblées en un immense soleil artificiel suspendu à une dizaine de mètres du sol dans un espace rendu deux fois plus grand par des miroirs fixés au plafond. Le soleil couchant projette une lumière orange dans un brouillard arti-ficiel créé par des humidificateurs. L’at-mosphère est apaisante, irréelle et aussi quelque peu troublante. Presque apoca-lyptique. Comme si l’on vivait nos der-niers instants avant l’explosion du soleil. Le public est subjugué par l’exposition et vient en masse. Plus de deux millions de

spectateurs défilent dans la Turbine Hall, entrant dans des états de semi-transe, se couchant sur le sol et restant des heures à regarder la scène dans les miroirs du plafond.

On dit que « The Weather Project » est le vrai début de la carrière d’Elias-son : j’y vois plutôt une fin. Depuis cette œuvre, l’art de son studio s’est perdu dans des prouesses scientifiques et tech-nologiques sans grand intérêt. Je pense notamment aux cascades artificielles placées à divers endroits de New York, au Green River Project consistant à colo-rer des rivières à la fluorescéine (ce que l’artiste argentin Uriburu avait déjà fait trente ans auparavant), ou à l’exposition « Take Your Time » au MoMA jouant sur nos perceptions des couleurs. Des cas-cades et des arcs-en-ciel artificiels, une salle où l’on voit tout en noir et blanc, un kaléidoscope géant où notre image est multipliée à l’infini : oui, et alors ? Ce sont certainement des réussites techniques, mais quelle est la recherche artistique qui pourrait justifier de tels projets ? En voyant les illusions visuelles et les jeux de réflexion et de perspectives des œuvres d’Eliasson, on en vient à se demander si son art ne se résume pas à une utilisation de la technologie moderne dans le seul but d’épater les spectateurs, de leur en mettre plein la vue.

A ce sujet, une de ses citations me semble très parlante :« Un artiste est impliqué dans la réalité du monde, dans l’idée du progrès. Mon studio est construit sur cet engagement. » De quel progrès Eliasson parle-t-il au juste ? D’un progrès artistique ? Je ne pense pas, car dire que l’art s’améliore avec le temps est une absurdité. Jackson Pollock est-il supérieur à Picasso ? Keith Jarrett à Mozart ? Pynchon à Flaubert ? De telles questions n’ont pas de sens. Mais alors Eliasson veut-il parler d’un progrès spirituel ou intellectuel ? Ce serait très étonnant au vu de ses œuvres qui restent extrêmement pauvres à cet égard, si pauvres qu’il doit se payer un team d’historiens de l’art pour essayer de leur trouver une valeur et une portée. Le progrès dont parle Eliasson est donc uni-quement un progrès technique et ceci va

tellement de soi pour lui qu’il ne pense même pas devoir le préciser. A ses yeux, l’art se limite aux progrès de la science et de la technologie.

Je suis contre sa vision.

Je suis contre son art qui s’achète une critique pour s’auto-justifier et s’auto-glorifier. D’ailleurs, à ce sujet, l’article de Wikipédia sur Eliasson est à la limite du scandaleux pour une encyclopédie qui se veut universelle et objective. Il est une apologie écrite à partir de sources et de références qui sont toutes signées Elias-son (et donc rédigées par ses nègres). Belle impartialité. Mais plus grave en-core, personne ne semble s’en indigner. C’est normal : « la réalité du monde » est ainsi pour reprendre l’expression d’Elias-son. L’important, c’est de produire et de faire parler de soi, de vendre et de s’agrandir peu importe les moyens car ils sont tous bons désormais. On peut tout faire avaler aux gens, on peut insulter leur intellect sans qu’ils n’y voient rien de mal. Eh couillon, va regarder mon expo, elle est géniale, ce sont les critiques qui le disent, oui je les paie mais tu n’es pas censé le savoir, alors ne te fatigue pas à essayer de com-prendre ou à avoir ton propre avis, prends ce package deal où tout t’est donné, y compris la signification de l’œuvre, et contente-toi d’être enthousiasmé.

Pourquoi ne nous révoltons-nous pas contre cette tentative évidente de mani-pulation ? Pourquoi ne nous dérange-t-elle pas profondément ? Parce qu’au fond, la façon de procéder du Studio Eliasson n’est pas différente de celles d’autres multinationales purement com-merciales. La critique est devenue publi-cité : avec suffisamment d’argent, on lui fait dire ce qu’on veut. Voilà qui n’a rien de dépaysant pour ceux qui passent leurs journées à regarder la télé et à surfer sur Internet. En fait, la seule nouveauté est que des procédés de vente autrefois réservés au business se sont transmis à l’art, mais il fallait s’y attendre, car c’est une dérive inévitable du système actuel où tout - même l’art - est régi par l’argent.

Mais tout de même, pourquoi n’y a-t-il aucune révolte, pourquoi les gens ac-ceptent-ils qu’on contrôle leurs opinions et qu’on les prenne pour des cons ? La réponse est si politiquement incorrecte que peu de personnes osent la formuler : parce que la majorité des gens sont des cons qui n’ont plus d’intérêt que pour le fric et ce qu’il permet d’acheter. Les hommes lisent de moins de moins et sont de moins en moins éduqués et cultivés. S’ils l’étaient un peu plus, Eliasson ne payerait pas des experts pour influencer notre perception de son art, car ça ne marcherait pas. On verrait clair dans son jeu : on ne goberait pas n’importe quoi en croyant s’informer. Seulement, la réalité est tout autre. La plupart des spectateurs continuent de penser ce qu’on leur dit de penser, parce qu’ils n’ont ni le temps ni la curiosité de se forger leurs propres opinions. Cela demande trop de lectures et d’efforts intellectuels. Une journée de travail est déjà assez longue et épuisante comme ça. L’art n’est pas si important : ce n’est qu’une distraction parmi d’autres pour remplir quelques heures de vide le soir ou le week-end.

Mais comment évaluer une œuvre d’art quand on n’a pas de bagage artistique ni de curiosité intellectuelle ? Il y a une échelle de valeur très simple à appli-quer : celle de la popularité. Une œuvre d’art est bonne parce qu’elle a du succès. Ainsi, Justin Bieber est un grand musi-cien, Stephenie Meyer une grande écri-vaine et Hayden Christensen un grand acteur. C’est évident, et pourtant j’ai mis du temps à le comprendre. Naïvement, je croyais que les gens jugeaient les œuvres d’art par des critères purement artistiques qui n’avaient rien à voir avec le nombre de livres ou d’albums vendus, ou le prix d’un tableau. Maintenant je me rends pleinement compte que l’américa-nisation de la culture a aussi créé une ca-pitalisation de l’art. Ils nous ont imposé leur vision du Business Art où les grands artistes sont ceux qui vendent le plus.

Olafur Eliasson est donc un grand artiste, puisqu’il a compris comment optimiser les profits de son entreprise artistique. On peut même dire qu’en matière de Bu-siness Art, il est un avant-gardiste. Depuis 2009, il a franchi l’ultime barrière entre art et affaires en commercialisant l’une de ses réalisations en édition illimitée. « Starbrick » : comme son nom l’indique, ce sont de petits modules lumineux en forme d’étoiles qu’on peut imbriquer les uns aux autres et placer ou suspendre un peu partout. Des objets « extrême-ment polyvalents » qu’on peut assembler « à l’infini » selon sa page Wikipédia qui s’est transformée en encart publicitaire pour l’occasion. Le message est à peine implicite : Eh couillon, achète plein de « Starbrick » pour pouvoir les assembler et former des sculptures incroyables ! Satisfais tes élans créateurs tout en impressionnant tes amis ! Et ceci pour la modique somme de 2’915,50 euros l’unité ! Livraison comprise bien entendu !

Et voilà comment profiter de son aura d’artiste pour se faire un max de blé. En-suite, pour ne pas paraître trop cupide et matérialiste, il suffit de rendre le concept « artistique » et de montrer que les larges recettes seront généreusement partagées

avec les plus dému-nis. Eliasson a donc décidé de créer - avec sa tendre épouse - une fondation caritative appelée « 121 ethio-pia » visant à aider les petits orphelins noirs. Chaque année, il y lègue une infime par-tie de ses gains. Bien sûr, cet acte de pure philanthropie est lar-gement étalé sur son site personnel, ainsi que d’autres gestes de bienfaisance comme son projet de business

social appelé « Little Sun », des lampes solaires censées apporter la lumière dans les pays pauvres et sans électricité.

Moi, tout ça me donne presque autant la nausée qu’une pub pour Shell dans le Na-tional Geographic. Ça me donne envie de retourner un siècle en arrière, quand les artistes étaient réellement engagés, ré-volutionnaires et libres, quand l’art était original et non une marchandise haut de gamme vendue en édition illimitée. Mais revenir en arrière est impossible, alors vaut mieux souhaiter que les choses changeront bientôt, que notre système ultra-capitaliste disparaîtra et le Business Art avec lui. De toute façon, ce jour vien-dra tôt ou tard. L’histoire est cyclique et cette période sera remplacée par une autre. De l’époque à venir, je n’espère que deux choses : qu’elle sera moins corrom-pue et injuste que la nôtre, et que son art servira à nourrir les esprits des hommes plutôt qu’à prendre leur argent. ×

“ Une œuvre d’art est bonne parce qu’elle a du succès. Ainsi, Justin Bieber est un grand musicien, Stephenie Meyer une grande écrivaine et Hayden Christensen un grand acteur. C’est évident, et pourtant j’ai mis du temps à le comprendre.”

BuSIneSS art

t e x t e

Jéjé

I l l u S t r at I o n

Plumbum

5 #20 – été 2013

Page 6: Le Genevois Libéré n°20

et hop ! C’est parti pour une petite virée à Palexpo avec le fidèle Bruce et son cahier à dessin. Le Salon des inventions ? Comme tout Genevois

qui se respecte, cette grande foire popu-laire m’évoquait un vague souvenir d’enfant, où de fulgurantes découvertes se mêlent aux plus pathétiques trouvailles. Mais gare aux moqueries. Le Salon inter-national de Genève est le plus grand du monde, comme indiqué sur le ticket d’entrée. L’antre des Géo Trouvetout promet donc monts et merveilles. Et on ne sera pas déçu.

Notre entrée en scène s’accompagne d’un vrai festival d’ingéniosité, sous le regard bienveillant du roi Abdallah, dont la tronche de deux mètres trône au-des-sus du stand d’honneur de l’Arabie Saou-dite. Les Emirs sont présents en force et nous en jettent plein la vue. Le Green Falcon III, un avion solaire détonnant, fait bonne figure. Son inventeur Wesam Al-Sabban - le Bertrand Piccard du dé-sert - a bien de la chance : la maquette de son bébé est le premier bijou que l’on découvre en foulant le sol du salon. Mal-gré son aile mal rafistolée, la machine du futur fait son petit effet sur Bruce, dont la soif de découverte est sans limite.

BreVet n° 2967Mais notre admiration est vite détour-née. Sur les tables adjacentes, c’est tout le génie saoudien qui s’étale au grand jour. Le gène thérapeutique contre le cancer de l’utérus du Dr. Bokhari se fait piquer

la vedette par Fatima Mousaid Al-Subhi et son cube de bouillon de champignons (n° de brevet 2967). Une nouveauté à faire pâlir de honte notre Julius Maggi natio-nal, fondateur de la marque éponyme. N’a-t-il pas inventé le bouillon en cube en 1907 ? Le vieil homme n’avait sûrement

pas pensé aux champignons. Sans comp-ter les vertus thérapeutiques - et non orthographiques - du pâté miracle : Ces cubes luttent contre les crises cardiaques et les maladies infectieuse d’origine animaux (sic), mentionne le dépliant.

Le souffle coupé, nous poursuivons notre chemin. Pas pour longtemps. Bonjour messieurs, vous connaissez le weewee ? in-terpelle une jeune femme. Non Madame, expliquez-nous tout ça ! s’empresse de ré-pondre Bruce, des étoiles plein les yeux.

En réalité, le mode d’emploi ne sera guère utile, puisqu’une mise en scène plus qu’évo-catrice illustre le propos. Le weewee est un petit tuyau en plastique - très

peu ergonomique au demeurant - per-mettant aux dames de pisser debout comme les hommes. Sur le mannequin disposé devant nous, l’engin qui dépasse discrètement de la braguette répand son liquide en continu dans un pot de fleurs.

Nous les femmes, on trouve pas toujours les toilettes dans les festivals, insiste notre VRP. Avec ça on peut faire comme les gar-çons. Il faut pas oublier de rincer.

DaS wc-wunDerCe démarrage en fanfare nous remplit de joie. On est gonflé à bloc pour la suite. En vrac, nous découvrons avec stupéfaction l’Autopet - un distributeur automatique de croquettes pour chiens et chats -, le bien nommé Amazing musical thermos - équipé d’une radio et d’un player mp3 « super sophistiqué » -, le dépulpeur de graines de baobab qui va révolutionner les campagnes sénégalaises ou encore Das WC-Wunder, une version post-mo-derne du ballet de chiotte. Cette der-nière trouvaille made in Germany mérite qu’on s’y arrête un instant. Le WC Wun-der n’est autre qu’une maryse - cette spatule souple utilisée en cuisine, aussi appelée langue de chat - pour racler les

restes d’étron collés au fond des cabinets. Comme une bonne mousse au chocolat dont on ne voudrait perdre une miette pour rien au monde ! Miam.

Passons sur le stand Tête de Moine et sa nouvelle gamme de girolles, dont l’unique intérêt réside dans l’accoutre-ment des vendeurs, qui ont fait péter les robes de bure ! Passons aussi sur le Créa-Chips (en 2 minutes au micro-ondes), le barbecue sans fumée (toujours pas com-pris le truc) ou les innombrables inven-teurs taïwanais, ravis d’être présents, mais endormis la tête posée sur leur table.

leS roIS De la BlagueAttaquons plutôt le plat de résistance. Qui a déjà fait un tour au Salon des inven-tions sait ce qui constitue le clou du spec-tacle : les démonstrations. Oui, je parle de ces scènes improbables où une grappe de

t e x t e

Gros tony

I l l u S t r at I o n

Bruce

“  Le weewee est un petit tuyau en plastique - très peu ergonomique au demeurant - permettant aux dames de pisser debout comme les hommes.”

6 le geneVoIS lIBéré

Page 7: Le Genevois Libéré n°20

curieux écoute un sympathique mousta-chu qui répète inlassablement les mêmes blagues pour refourguer son éplucheur à légumes du XXIe siècle ou sa raclette à vitre Aquablade. Quitte à choisir, parlons du Calzanetto, la fameuse éponge ma-gique autolustrante. Le public est attentif, tout comme Bruce qui boit les saintes paroles du représentant. Un homme tend sa chaussure et dix secondes plus tard le tour est joué. Émerveillement dans la foule. Ça brille. Ah oui, c’est impression-nant la différence, lâche une ménagère bluffée. Le vendeur : ça va plus vite que se brosser les dents. Et si vous voulez aussi faire les dents, il y a la petite éponge ! Mémé est morte de rire. Elle repart, comme les autres, avec son petit stock de Calzanetto sous le bras. De quoi lustrer tout ce qui bouge jusqu’à l’année prochaine.

Quelques tablées plus loin, un attrou-pement titille notre regard. Un visiteur, en particulier, tape dans l’œil de Bruce. Queue de cheval, t-shirt Harley, lunettes de soleil sur le crâne, dent de requin au-tour du cou. On l’appellera Gérard. Un authentique passionné des inventions, comme on en voit peu. Il s’arrête à tous les stands, n’hésite jamais à taper le bout de gras et repart, généralement, les

mains pleines. Sa femme et son fils, eux, attendent sagement à côté. Au moment où nous le croisons, le bonhomme vise un outil mécanique particulièrement rusé : le Gator Grip (« la clé de votre succès »). Le vendeur, un Français, ne ménage pas ses efforts pour vanter les mérites de cette clé qui s’adapte à toutes les vis, écrous et boulons : Si vous travaillez sur des voi-tures, des blocs-moteurs, des Harley, c’est le bonheur. Moi je bosse qu’avec ça, pourtant un mec ça a besoin de beaucoup d’outils normalement. Puis, l’argument massue : C’est un outil très américain, d’ailleurs le brevet est américain, regardez ! Gérard est convaincu. Les yeux pétillants, il achète fissa deux Gator Grip, un pour lui, un pour son père. Pour la moto, mon père a un matos pas possible, ça peut plus durer, dit-il avec sagesse.

a BoIre et à mangerFace à ce déluge de bon sens, nous com-mençons à faiblir. Il est temps de reve-nir sur nos pas et de nous diriger vers la sortie. C’est là que Bruce avec son ouïe de chauve-souris perçoit au loin un bon vieux riff de Black Sabbath. Nous suivons ce son étrange, pour tomber nez à nez avec un jeune Croate arborant un pro-

totype de guitare électrique didactique. L’engin est en plexiglas et doit peser au moins 20 kilos. Le principe : on charge son morceau préféré et les cases s’allu-ment là où il faut poser les doigts. Simple comme bonjour. D’ailleurs, le gars nous offre sans trop de peine un petit aperçu de ses talents, à coups de reprises de Me-tallica et de Maiden. Merci, bonsoir ! On

peut quitter Palexpo et dormir tranquille. Sur le pas de porte, un père de famille résume son expérience du jour : Bon, ben y’avait à boire et à manger, comme on dit. Bruce, lui, est plus enthousiaste : On en a eu pour notre argent  ! ×

appuyé contre une fontaine, je déguste un sandwich à l’ome-lette en guise de pause déjeuner, lorsqu’une silhouette

me frappe. Dans le flux gri-sonnant des passants se dé-gage un grand manteau vert forêt fendu le long de ses flancs et dont le drapé avant et arrière virevolte sous les coups de boutoirs réguliers des genoux en marche. La coupe de ce manteau me laisse entrevoir des bas de couleur chair ainsi qu’une jupe courte en jeans clair.

Ses pieds sont chaussés de cuir.

Je l’aperçois de trois quarts de dos, le visage incliné vers l’avant et recouvert de larges lunettes de soleil de couleur écaille. Ses cheveux sont longs, sa démarche dé-cidée. Le visage de cette femme, particu-lièrement grande, m’échappe.

Sur le trottoir, mon imagination déborde. Cette femme ne sort pas d’un bureau, elle ne dégagerait pas ce mystère, elle serait préoccupée, accompagnée, ou en-core en train de téléphoner.

Déconnectée des contingences ordi-naires, cette femme n’est pas d’ici. Elle est extraordinaire. Comment pourrait-elle m’interpeller sinon ?

Peut-être sort-elle de chez l’homme qu’elle aime. Pourtant, elle ne semble pas amoureuse. Ces choses-là se remarquent. Tout au plus pourrait-elle sortir de chez son amant. Un homme qui nous énerve-rait, nous, les autres hommes, parce qu’il est certainement grand, fin et confiant. Sinon il ne la mérite pas.

Mais s’il ne l’accompagne pas, s’il la laisse partir de chez lui après l’amour comme un personnage de film d’auteur, alors il ne l’aime pas. Il la considère comme son jouet, il cherche à la manipuler ou pire, il

n’en a qu’après son cul. Cet homme me dégoûte. Je visualise les traits de Michel Piccoli, jeune.

Pourquoi n’ai-je pas sui-vi cette femme ? Brassens l’a chanté dans « Les Pas-santes », je l’ai fait… Je n’ai pas su la retenir. A l’heure qu’il est, elle a sans doute sauté dans un avion pour

l’autre bout du monde.

J’ai souvent remarqué que lorsqu’on croit très fort que quelque chose ne se repro-duira pas, il se reproduit.

Ainsi, le lendemain, je l’ai revue, elle et son grand manteau vert forêt fendu très haut sur ses flancs. Elle n’a donc pas pris l’avion.

Je l’ai revue au même endroit, à la même heure. Mais je ne mangeais pas. J’étais pressé.

La voilà ordinaire, répétant une action identique deux jours de suite. Elle suit vraisemblablement un horaire qui lui est imposé par un chef qui doit essayer de la coincer entre la machine à café et la pho-tocopieuse : elle travaille.

Malgré ce constat désolant, je décide de la suivre en guise d’hommage à la poésie qu’elle m’a inspiré. Je m’introduis dans son sillage.

Plus petit qu’elle, sa cadence m’impose de plus grands pas qu’à l’accoutumée. Ridicule, je persévère.

Je me hisse à son niveau sans qu’elle ne me remarque, légèrement en retrait. Je

la scrute et remarque que ma créature porte exactement les mêmes vêtements que la veille. Jupe en jeans, bottes, bas, manteau, lunettes, tout y est. Comme si elle avait dormi habillée. Proche d’elle, je regarde l’arrière de ses mollets se dévoi-ler sous son manteau battant la cadence. Ses bas sont filés.

Curieux de sa destination, je la suis, infa-tigable. Je la suis si longtemps que cette filature prend des allures d’errance, au pas de charge.

J’ai déjà remarqué que certains margi-naux se promènent d’un pas prompt pour ne pas attirer le regard inquisiteur de la population active. Voyant ma créature porter deux jours de suite les mêmes habits et marcher inlassablement dans mon quartier au pas de charge, je ne peux m’empêcher d’entrevoir la possibilité qu’elle soit chtarbée.

Le long d’une grande artère, elle s’arrête à un feu rouge. Je m’approche très près d’elle.

Sa bouche est cerclée de rides, mais tou-jours pulpeuse. Prenant mon courage à deux mains, je l’accoste.

- Excusez-moi, pourriez-vous m’indi-quer où se trouve le jet d’eau ?

Comme si elle avait l’intention de me répondre en morse par cligne-ments d’yeux, ma créature enlève ses lunettes de soleil et se tourne

vers moi. Ses yeux sont bleus, lumineux et kaléidoscopiques. Ses pupilles sont un gouffre. Sa bouche s’entrouvre. Alors qu’elle s’apprête à me répondre, je me raidis.

- Quel jet d’eau ?

Sa voix était douce. ×

ma creature

“ Sur le trottoir, mon imagination déborde.”

t e x t e

ronard

I l l u S t r at I o n

cindy

7 #20 – été 2013

Page 8: Le Genevois Libéré n°20

1. eteS-VouS un VraI ?• Oui† non$ woulouloulou

2. eteS-VouS geneVoIS ?• ouI† non$ ca DéPenD Du mec

3. eteS-VouS lIBéré ?• ouI† non$ yIPIcaï

mes choupinous d’amour. Après le dernier article du journal - difficilement compré-hensif je vous l’accorde - pas encore imprimé à l’heure où

je tape ces lignes sur mon tout petit ordi-nateur, je décide de lui donner une suite qui à défaut d’être cohérente, sera peut-être un peu moins confuse. Mais au vu de mon esprit embrumé par le manque de sommeil consécutif à un déménagement - ah oui je vous ai pas dit, je réside à Calvingrad dorénavant, je ne serai plus la caution frontalière du journal - et à divers problèmes personnels sur lesquels je ne m’étendrai pas, il faut garder une part de mystère (ça plaît au filles), eh ben c’est pas gagné.

Mais allons-y quand même. Dans le der-nier opus, je vous faisais part de ma déci-sion de vous écrire une gronique comme à la belle époque du genevois, quand mes années étaient encore vertes, mes érec-tions plus fréquentes et mon front moins dégarni (putain 35 ans cette année, ça me déprime), alors allons-y.

L’histoire commence ainsi, dans le pro-gramme du festival de la Bâtie 2012, un spectacle me tapa dans l’œil, PLEASE KILL ME : « Mathieu Bauer a eu le nez fin en choisis-sant d’adapter sur scène la bible du punk US de Legs McNeil et Gillian McCain. La réalisation est dingue : une pièce de théâtre ponctuée d’uppercuts sonores, un concert scandé d’anecdotes croustillantes. Deux

comédiens nous livrent les témoignages drôles, pathétiques, hypnotiques de célèbres groupes comme les Stooges ou les Ramones, entrecoupés de réinterprétations de leurs chansons devenues légendaires. L’extrava-gante comédienne et danseuse Kate Strong (ex-Volksbühne de Berlin, ex-William For-sythe) mène le ballet punk de sa fougue ;

Matthias Girbig chante les stan-dards et parodie les postures du genre. La musique interprétée en live - Bauer himself à la batterie - nous fait balancer la tête et redé-couvrir ces airs enfiévrés. L’adage n’aura jamais aussi bien tenu ses promesses : punk is not dead . »

Je vous ai mis le résumé du spectacle pi-qué sur le site web de la Bâtie (la grande flemme me mord toujours un peu le cul). Mais revenons à nos keupons. Piqué par la curiosité de ce résumé, je décidai de piocher dans mes maigres économies (le genevois me doit d’ailleurs 26 francs pour financer le spectacle groniqué) et de m’y rendre avec une personne au goût très sûr (un sérigraphe de petite taille), qui a aussi payé sa place avec ses propres deniers. Peut-être peut-il se faire rembourser aussi, puisque je lui ai demandé de faire

quelques lignes sur le spectacle :

En ce qui me concerne, je ne vois rien à ajouter au résu-mé de la Bâtie si ce n’est que touché en plein cœur par le récit épique de la naissance du magazine PUNK, j’ai direct eu envie de monter un

magazine rock à Genève. Une envie folle qui se heurte très vite (le lendemain en descente de bière) à mon ignorance dans le domaine et à mon cul de 13 tonnes qui ne bouge plus de chez moi qu’en de rares occasions (des concerts de Mandroïd of Krypton notam-ment). Idéal pour se sentir bien dans la gronique à Ptidjoule : une bonne frustration embal-lée dans une lamentation, il ne me manque

plus qu’une cible pour planter ma hargne... Spung  ! Et c’est Ptitjoule qui ramasse.

Que dire après ça, ce bel éphèbe méri-terait de prendre ma place dans le jour-nal. Pour ma part je vous conseille de lire le bouquin dont est tiré le spectacle PLEASE KILL ME de Legs McNeil et Gillian McCain, c’est un petit bijou, une succession d’interviews des divers parti-cipants au mouvement, qui raconte une histoire magnifique.

Bon ben voilà je crois que c’est pas mal pour cette fois, je vais pouvoir envoyer tout ça à notre cher rédac’ chef qui va me demander des corrections qu’évi-demment je ne ferai pas, voir article précédent, mais ne vous inquiétez pas si

Ronard le trouve trop court, je me fendrai d’un chapitre supplémentaire, à moins que mes tendances à procrastiner - joli mot n’est-ce pas, bien qu’un peu difficile à prononcer - ne me trouvent quelque chose de beaucoup plus important à faire, comme regarder des vidéos de chat kawaï sur toituyau. En même temps cela permettra à mon talentueux illustrateur, Claude Momo, de prendre plus de place.Vous pouvez relâcher votre attention.Bisous,

Ptidjoule, avec un peu d’aide×

PS : Désolé mais j’ai dû corriger les co-quilles qui me grattaient vraiment les yeux, j’espère qu’il en reste assez.

un peu d’aide

“ ah oui je vous ai pas dit, je réside à Calvingrad dorénavant, je ne serai plus la caution frontalière du journal ”

t e x t e

Ptidjoule

I l l u S t r at I o n

claude-Maurice

la réDactIonronard : BHL sur le retour Mikroutch : Kim DotcomJéjé : Le neinsager Gros tony : Genève Home InventionsVero Pipo : Hej Hej !Fritzle : Section mousseinspecteur Pylône : Micheline RappelliPtidjoule : La Chèvre

IlluStratIonBruce : BatmanSzabo couture : Expression sans pressionclaude Maurice : Mayor AchbachAnnette F. : Gen’vois staïleEisbär : Merci cousin !Plumbum : Jesus Christus Erlöser

BIg uPLa Petite Reine, Julien Clivaz, Les Belges SGU, Michael Denner

Je gIfle aVec ma BIteTout ceux qui font chier les Femen

Votre gazette est désormais disponible en caissette à la Petite Reine, devant la roulotte de The Hamburger Founda-tion (THF), à la Barje des Volontaires et à la librairie Papiers Gras. Bientôt à Inglewood ! Thanks !

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PtIDJoule aVec un

Peu D’aIDe

granD teSt PSycHologIque : eteS-VouS un VraI geneVoIS lIBéré ?

Vous avez une majorité de • : Bravo vous êtes un vrai Genevois libéré !

Vous avez une majorité de † : Non mais sans déconner !

Vous avez une majorité de $ : Vous êtes Ptidjoule ivre mort.

8 le geneVoIS lIBéré