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Le Grand Orient de France, La Franc-maçonnerie Engagée Dans La Cité (Que Sais-je) a. Bauer, P. Mollier - 2012

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  • Le Grand Orient de France

    Franc Maon au Grand Orient de France Chancelier de lInternational Masonic Institute

    Directeur du muse de la franc-maonnerie et de la bibliothque du Grand Orient de France

  • Les auteurs tiennent remercier, pour leurs contributions :

    Irne Mainguy et Jean- Claude Rochigneux.

    ISBN 978- 2- 13- 058866- 5

    ISSN 0768- 0066

    Dpt lgal 1re dition : 2012

    Presses Universitaires de France, 2012 6, avenue Reille, 75014 Paris

    la mmoire ddouard Boeglin, maon et militant, Ancien Grand Matre Adjoint du Grand Orient de France qui cordigea les premires ditions de ce livre.

    Les ouvrages ci-dessous ont t publis aux Presses universitaires de France

    dans la srie propose par Alain Bauer

    Alain Bauer, Roger Dachez, Les 100 mots de la franc-maonnerie, n 3799. Les rites maonniques anglo-saxons, n 3607. Roger Dachez, Histoire de la franc-maonnerie franaise, n 3668. Les rites maonniques gyptiens, n 3931. Roger Dachez, Jean-Marc Ptillot, Le Rite cossais Rectifi, n 3885. Marie-France Picart, La Grande Loge Fminine de France, n 3819. Andre Prat, Lordre maonnique, le droit humain, n 3673. Yves-Max Viton, Le Rite cossais Ancien et Accept, n 3916.

  • Que sait-on du Grand Orient de France ? Les mdias semparent rgulirement de la franc-

    maonnerie, devenue un marronnier (article rcurrent, permettant la presse, surtout magazine, de russir des oprations marketing : mal de dos, salaire des cadres, prix de limmobilier) dsormais classique et de plus en plus rptitif.

    En gnral, le rsultat relve plus du rchauff que du produit frais.

    Mais qui comprend ce quest vritablement la diversit de la franc-maonnerie la lecture de ces articles ?

    On confond rites, obdiences, religions, sectes, sotrisme, spiritualit, politique, affaires, dans un incomprhensible fourre-tout.

    Le Grand Orient de France, plus ancienne et plus importante obdience maonnique dEurope continentale, est la fois fidle aux origines de la franc-maonnerie et son texte fondateur, les Obligations de 1723, rdiges par James Anderson, et totalement atypique.

    Association dclare, obdience plurielle, adogmatique, accueillant croyants et non-croyants pourvu quils nimposent rien aux autres, le GO est une organisation singulire.

  • Rpublicain par vocation, international par son implantation sur presque tous les continents, li de nombreuses obdiences de par le monde, signataire de lAppel de Strasbourg qui permit lunit de la maonnerie adogmatique, le Grand Orient de France affirme toute la complexit dune franc-maonnerie appuye sur des valeurs de libert.

    Lhistoriographie maonnique est malheureusement, le plus souvent, compose de la rdition danciens ouvrages, rptant les mmes erreurs. Le copier-coller semblait devenu linstrument majeur de la recherche . Depuis une dizaine dannes, grce au remarquable travail de David Stevenson en Grande-Bretagne, dAndr Combes, Charles Porset, Roger Dachez, des revues Renaissance traditionnelle, La Chane dunion ou des Chroniques dhistoire maonnique en France, un vritable renouveau samorce.

    Le temps tait donc venu dcrire lhistoire du Grand Orient de France. Cest toute lambition de ce Que sais-je ? initialement crit avec douard Boeglin, disparu depuis mais qui reste la cheville ouvrire de cet ouvrage.

    Alain Bauer, Franc Maon fut Grand Matre et Prsident du Conseil de lOrdre du Grand Orient de France (2000-2003).

  • La franc-maonnerie franaise, loin dtre la fille illgitime de la maonnerie anglaise et de la lacit annonce par quelques exgtes gars, est dabord lhritire de la maonnerie des origines au sens conceptuel comme dun point de vue historique.

    Fixe par les disciples dIsaac Newton, scientifique rationaliste et alchimiste mconnu, la franc-maonnerie spculative ne nat pas dune transmission ou dune transition avec la franc-maonnerie oprative, celle des btisseurs de cathdrales ou de pyramides. David Stevenson puis Roger Dachez ont dmontr labsence de lien formel entre la cration de la franc-maonnerie moderne en Angleterre et les corporations. La situation est diffrente en cosse, mais reste marginale dans lhistoire de la franc-maonnerie.

    En fait, la franc-maonnerie spculative se cre sui generis pour des raisons essentiellement politiques. Dans une Angleterre brise par les guerres de religion et les guerres civiles, Newton et ses amis de la Royal Society tentent dtablir un espace permettant dabord le progrs scientifique. Fille du peuple de lEncyclopdie et de la Rforme, de limprimerie et du doute, la franc-maonnerie se conoit ensuite comme un espace de libert et de dbats pour promouvoir le progrs social.

    En 1717, juste aprs la tentative des Jacobites (partisans de Jacques Stuart) de reprendre le pouvoir, les quatre premires loges (Loie et le gril, la couronne,

  • Au pommier, Au grand verre la grappe et au raisin, du nom des tavernes dans lesquelles elles se runissaient) se fdrent en une premire Grande Loge, celle de Londres.

    En 1723, sous lgide du pasteur James Anderson, elles se dotent dune premire constitution compose dune ddicace et dun texte dnomm Histoire, Lois, Obligations, Ordonnances, Rglements et Usages de la trs respectable confrrie des Francs-maons accepts qui a valeur universelle. Cinquante-deux loges sont dnombres cette anne-l.

    Mais les tensions entre les diverses branches de la maonnerie anglaise sont fortes. Des dissidences, notamment York, sont enregistres. Ds 1738, Anderson doit corriger son texte et admettre lobligation de croire en un Dieu rvl. Malgr cela, en 1751 se cre une obdience concurrente. Une vritable gurilla maonnique sensuivra jusqu la cration en 1813 de la Grande Loge unie dAngleterre.

    lissue de cette fusion, les deux branches de la franc-maonnerie universelle se rfreront au fondamentalisme moderne de la Grande Loge unie dAngleterre ou la vision adogmatique du Grand Orient de France pour les tenants des principes dorigine.

  • Cest autour de 1725 que se constituent les premires loges en France. Elles simplantent dans lambiance librale et anglophile apparue sous la Rgence et ne touchent dabord que la haute aristocratie. Les premires dcennies de la franc-maonnerie en France ne ressemblent en rien un long fleuve tranquille. Un peu partout en province se crent des loges sans vritable lien entre elles. Paris, on assiste un dveloppement la fois rapide et dsordonn de la maonnerie.

    Tout cela se droule naturellement au grand jour, et le phnomne de mode aidant, tout le monde dans laristocratie claire et la bourgeoisie souhaite en tre . peine dbarrasses de la chape de plomb de linterminable rgne de Louis XIV, lune et lautre aspirent plus de libert. Pour la premire, cest lirrsistible attrait du libertinage qui meuble ses loisirs ; pour la seconde, se poursuit la lente ascension vers le partage du pouvoir qui connatra son aboutissement en 1789.

    Que fait-on en loge en ces annes-l ? Pas grand-chose, vrai dire : un soupon de pdagogie maonnique ne pouvant faire de mal personne, le maon coute avec une attention mitige le rcit lgendaire de la cration de lOrdre, enregistre

  • lexistence dun secret au contenu dautant plus vague que celui qui le transmettait nen avait gure connaissance, dcouvre le concept de rgularit , invent en mme temps que les obdiences pour lgitimer leur autorit.

    Les devoirs du maon de lpoque se rsument en quelques mots : amour fraternel, charit, vertu et volont de faire de la maonnerie le centre de lunion . Des objectifs aussi gnraux (et aussi gnreux) ne pouvaient quintriguer une police royale fortement proccupe djouer dventuels complots contre le roi. Reconnaissons quentre runions en htels particuliers ou dans les arrire-salles des meilleurs traiteurs de Paris, dune part, et des festivits brillantissimes censes clbrer llection dun nouveau Grand Matre, dautre part, il y avait de quoi exciter la curiosit des policiers et des gazetiers, sans ncessiter de la part des espions de trop gros efforts.

    Les uns et les autres pouvaient dailleurs gloser lenvi sur le fonctionnement de cette nouvelle et, dune certaine manire, rvolutionnaire forme de sociabilit qui permettait nimporte quel aristocrate en renom ou bourgeois ingnieux de crer sa propre loge et den attribuer les offices contre espces sonnantes et trbuchantes.

    En France, le premier Grand Matre des francs-maons est, en 1728, le duc de Wharton. Dailleurs, jusquen 1738, les Grands Matres de la franc-maonnerie franaise sont probablement comme la majorit des frres des exils britanniques rsidant en

  • France. En 1738, le duc dAntin, ami proche de Louis XV, devient le premier Grand Matre franais. lu en 1743, le comte de Clermont restera Grand Matre jusqu sa mort en 1771. Noble de haut rang, son rle est dtre un protecteur, il nintervient pas dans la gestion directe de lOrdre et nexerce quun parrainage distant relay par des substituts.

    Des origines de lOrdre dans les annes 1720 et jusqu sa rforme en 1773 et sa transformation en Grand Orient, une premire Grande Loge en France essaiera, selon des modalits diverses mais sans succs durable, dtablir son autorit sur les loges du royaume. Les crises internes rptition de la premire Grande Loge en France rythment lhistoire de la franc-maonnerie franaise jusqu la formation du Grand Orient.

    Llection la Grande Matrise de Derwentwater, fervent partisan des Stuarts, le 27 dcembre 1736, donna lieu une fte fort peu discrte. Les gazettes semparrent de lvnement, ce qui ne manqua pas de susciter la raction du cardinal Fleury, lhomme fort du rgne de Louis XV (dont il avait t le prcepteur).

    Ds le 17 mars 1737, les runions maonniques enregistraient leur premire interdiction. Cest ce moment que le chevalier de Ramsay, Grand Orateur de lobdience, tenta de faire reconnatre officiellement la franc-maonnerie en France. Sadressant au cardinal Fleury, il lui suggre de soutenir la socit des free-masons dans les grandes vues quils se proposent , puis, dans la foule, den nommer les dirigeants : Je

  • suis persuad que si on glissait la tte de ces assembles des gens sages et choisis par Votre Excellence, ils pourraient devenir trs utiles la religion, ltat et aux lettres.

    La proposition visait tout simplement mettre lOrdre maonnique au service du pouvoir, proposition manant dune association non reconnue et passablement mal connue tellement inhabituelle quelle en paraissait suspecte. Elle fut donc repousse. Fleury fit donner la police. Celle-ci, sous la direction du lieutenant de police Hrault, multiplia les perquisitions, mnageant les puissants tel le marchal de Saxe tout frachement initi et harcelant le menu fretin, traiteurs et autres petits-bourgeois.

    Pendant ce temps, lglise prononait lexcommunication des francs-maons sans autre forme de procs, le 24 avril 1738, par la bulle In Eminenti signe de Clment XII. Elle tait confirme le 18 mai 1751 par Benot XIV mais non enregistre en France par les Parlements (et donc inoprante). Cette mme anne, Derwentwater par trop activiste tait amen abandonner la Grande Matrise. quelques annes plus tard, il devait mourir Londres, dcapit, victime de sa fidlit persistante la cause des Stuarts.

    Restait lui trouver un successeur. Or, les assembles maonniques taient en qute sinon de respectabilit, du moins dune certaine forme de tranquillit. Celle-ci semblant passer par le choix dun successeur bien en cour, lobdience ne barguigna pas : elle sen alla chercher un intime de Louis XV, le duc

  • dAntin, arrire-petit fils de la Montespan, lune des premires favorites de Louis XIV. DAntin est lu, vraisemblablement, vie. En ralit, dans ltat actuel de nos connaissances, lon ne sait pas grand-chose dune Grande Matrise qui dura cinq ans. Mais lopration russit, puisque les assembles maonniques protges par un aussi grand seigneur ne furent plus inquites partir de 1740.

    En tous les cas, le premier Grand Matre franais de lOrdre sentoure de grands officiers (secrtaire, chancelier, orateur, trsorier, surveillants) ; lobdience compose des inamovibles Vnrables des loges parisiennes tient des assembles, et lon parle dune loge du roi Versailles.

    Qualifi de Grand Matre peu actif , voire de Grand Matre presque fantme , le duc dAntin meurt le 9 dcembre 1743 lge de 36 ans. Il convient de lui donner rapidement un successeur, de prfrence prince du sang.

    Y eut-il ou non plusieurs candidats ? La question reste ouverte. Selon certains historiens, le prince de Conti, Maurice de Saxe et Louis de Bourbon-Cond, comte de Clermont, taient tous trois sur les rangs.

    Cest une assemble de 16 Vnrables des loges parisiennes qui devait lire ce dernier. Cette lection naurait pas constitu en soi un vnement sil ne stait produit ce que Pierre Chevallier rsume en une phrase : Le fait capital mettre en relief, cest que llection dun Grand Matre, prince du sang, a dpendu des suffrages dune assemble o les gens du tiers tat

  • taient en majorit crasante. Daucuns ont parl de rvolution et, de fait, ctait bien cela qui venait de se produire. Avec toutefois une nuance de taille : lon restait dans un schma dAncien Rgime puisque des Vnrables eux-mmes matres perptuels et inamovibles de leur loge avaient lu un Grand Matre perptuel et inamovible jusqu son dcs en 1771.

    Enfin, en lisant Clermont le 11 dcembre 1743, les Vnrables-roturiers perptuaient et amplifiaient une pratique qui ntait pas exempte de risque, celle de solliciter pour la Grande Matrise le sommet de la hirarchie sociale. dfaut du roi ce qui et constitu leurs yeux une russite absolue , il leur fallait au moins un prince du sang. Que ce dernier soit dans les grces du souverain et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Dans le cas contraire, lOrdre pouvait sattendre au pire. Et cest ce qui advint plusieurs reprises par la suite tant que lobdience ne renona pas ce mode de dsignation.

    La Grande Matrise de Clermont dura vingt-huit ans, et les historiens, lexception remarque de Chevallier et Baylot, ont port un regard peu indulgent sur cette priode. Pour Andr Combes, Clermont, mal entour, laissa aller la Grande Loge vau-leau . Marcy le dcrit esprit curieux, indulgent, gnreux, brave sur le champ de bataille spirituel mais point lettr et cite Lalande qui donne un renseignement prcieux : La Grande Loge tait surtout compose de personnes de distinction, mais la scheresse et les dtails de lAdministration de lOrdre et des affaires

  • quon y traitait les en cartrent peu peu. En dautres termes, le Grand Matre prfrait et de loin les campagnes militaires (o il excella du moins ses dbuts, bien quabb) et le libertinage au travail administratif. Pourtant, les dbuts furent prometteurs : Clermont entama une puration de lOrdre quil ne poursuivit gure et tenta de rsoudre (dj !) lpineuse question des hauts grades cossais. Pour le reste, il soccupa toujours de lOrdre, du moins quand il ntait pas aux armes. La documentation dont on dispose semble surtout indiquer quil dlgua largement ses pouvoirs des substituts particuliers tels que le banquier genevois Baur, le matre danser Lacorne, le matre des requtes Chaillon de Jonville. Quoi quil en soit, Clermont ne put empcher des crises intestines de secouer lobdience, des fractions dcides de se dchirer autour des systmes de hauts grades. telle enseigne qu loccasion de la fte de la Saint-Jean dhiver, le 27 dcembre 1766, un groupe pralablement exclu tenta par la force dentrer dans le Temple : horions, invectives, le tout dans une ambiance manifestement si peu fraternelle que Clermont semble avoir d faire appel Sartine, le lieutenant de police, pour suspendre les travaux.

    Scinde en quatre factions antagonistes, tenue en suspicion par le pouvoir royal en raison de la disgrce Versailles de son Grand Matre, lobdience vgta cependant qu linverse la maonnerie stendait en province, chaque ville de quelque importance ayant dsormais sa loge.

  • Marcy observe : Il semble quen 1771 la Grande Loge va disparatre bien qu cette poque elle compte 164 loges (moins quen 1765). Dcompte : 71 Paris, 85 en province, 5 aux colonies, 1 ltranger et 2 loges ambulantes. Conclusion de Marcy : LOrdre va se dissoudre dans lanarchie. Par chance (sic), le comte de Clermont meurt le 16 juin 1771. La vacance de la Grande Matrise va permettre avec de nouveaux chefs la rorganisation qui simpose. Le duc de Montmorency-Luxembourg va entrer en scne ; nous arrivons lpoque o la franc-maonnerie franaise va se transformer, sorganiser et donner naissance au Grand Orient de France.

    Ds le 21 juin, dment autorise par le pouvoir royal, une tenue de Grande Loge se proccupe de la succession. On rintgre les anciens exclus dans un climat de rconciliation gnrale. Ceux-ci ont dailleurs une proposition faire : celle de porter la Grande Matrise le duc de Chartres (toujours la qute du sommet social ) avec pour substitut gnral le duc de Montmorency-Luxembourg, initi en 1762 et premier baron chrtien de France .

    Pour Montmorency-Luxembourg, il ne sagissait pas l dune divine surprise : des tractations taient en cours avant mme le dcs de Clermont. Llection, le 24 juin 1771, ne posa aucun problme. Le duc de Chartres le futur Philippe galit se retrouvait Grand Matre et fut au demeurant ce quil est convenu dappeler un Grand Matre fainant .

  • Montmorency-Luxembourg fut nomm, quelques mois plus tard (le 18 avril 1772), Administrateur gnral, et le fait quil tirait sa lgitimit dune lection par ses frres Vnrables et non dune dsignation par le Grand Matre lui confra une autorit incontestable. Il sen servit pour lancer un train de rformes fondamentales. Selon Andr Combes : Les Vnrables parisiens apprirent que [] leurs charges ne seraient plus inamovibles et quils devraient dsormais se soumettre llection. Or, certains avaient achet leurs patentes, et sous lAncien Rgime les offices pouvaient se vendre et se transmettre. Charles Porset poursuit : Ce coup dtat, qui donnera au Grand Orient sa vritable personnalit, fut lourd de consquences, puisque, dpossds, bientt, les Matres parisiens firent scession. Lunit retrouve ntait que de faade []. Montmorency-Luxembourg fait alors preuve dun redoutable sens tactique. Il met profit la venue Paris de nombreux Vnrables provinciaux loccasion de linstallation du Grand Matre, le duc de Chartres, dbut mars 1773, pour leur demander de confirmer leurs deux lections. Le lendemain, dment chapitrs, les provinciaux ajoutent le qualificatif nationale Grande Loge : cest proclamer sans ambigut que la direction de lOrdre ne saurait plus tre exclusivement parisienne.

    Isols, sentant le vent, les Vnrables parisiens sempressent de rejoindre leurs homologues de province. Dbats, votes : le 7 avril 1773 (selon Porset) ou le 24 mai (selon Combes), la Grande Loge nationale

  • de France se constitue en Grand Orient de France. Larticle 1er des statuts stipule : Le Grand Orient de France sera compos de la Grande Loge et de tous les Vnrables en exercice, ou dputs des loges, tant de Paris que des provinces []. Le Grand Orient de France ne reconnatra dsormais pour Vnrable de loge que le matre lev cette dignit par le choix libre des membres de sa loge. Une majorit des Vnrables parisiens refusant le principe dmocratique du vote et saccrochant la traditionnelle vnalit des offices se constituent en Grande Loge dite de Clermont .

    La rupture sera consomme dans les mois qui suivront. La Grande Loge dite de Clermont, et qui se voudra gardienne dune tradition maonnique plus conservatrice, dclinera rapidement au cours des deux dcennies suivantes.

    Il nen ira pas de mme pour le Grand Orient de France qui, dirig de manire remarquable par Montmorency-Luxembourg, va connatre jusqu la Rvolution une activit et un dveloppement exceptionnels.

  • Le rle de la franc-maonnerie dans laffirmation des Lumires a fait lobjet de vifs dbats historiographiques. Il est, de surcrot, trs difficile danalyser cette priode en termes dhistoire des ides sans tre influenc par une sorte de dterminisme rvolutionnaire, tellement limage de 1789 domine le XVIIIe sicle. Lassociation des loges aux Lumires et la Rvolution a dabord t une accusation.

    Accusation lance par les milieux contre-rvolutionnaires au lendemain de la Rvolution avec Le Voile lev pour les curieux ou le Secret de la Rvolution rvl laide de la franc-maonnerie de labb Lefranc en 1791 et surtout les quatre volumes des Mmoires pour servir lhistoire du jacobinisme de labb Barruel en 1797 qui prsente la Rvolution comme le rsultat dun complot ourdi par les loges au nom des Philosophes . Quant Montjoie dans La Conjuration de Louis-Philippe-Joseph galit (1796), il prsente le Grand Orient comme loutil politique du duc dOrlans et du parti orlaniste pour installer une monarchie langlaise en place et lieu des Bourbons. Il est vrai que le rle ambigu, et encore largement mystrieux, du secrtaire de Louis-Philippe dOrlans, le Frre Choderlos de Laclos, peut donner un certain crdit une telle interprtation.

    Au lendemain de la Rvolution, Jean-Jacques Mounier contestera lanalyse de Barruel dans De linfluence attribue aux Philosophes, aux Francs-

  • maons (1801). Dailleurs, le vritable crateur du Grand Orient dans les annes 1770, le duc de Montmorency-Luxembourg, Premier Baron chrtien de France, ne prsidait-il pas lOrdre de la Noblesse aux tats gnraux ? Il migrera le 15 juillet 1789. On retrouve en effet des maons dans la plupart des camps, mme sils sont surreprsents au centre et gauche, des Constitutionnalistes aux Girondins en passant par les Brissotins. Il ny a pas de prdestination maonnique la Rvolution. Lastronome Lalande, lun des animateurs du Grand Orient, rationaliste convaincu que ses amis prsentaient comme le Doyen des athes , demeurera un monarchiste fervent. Autour de Saint-Martin, les maons mystiques du Rgime cossais rectifi comme le Constituant lyonnais Prisse-Duluc verront dans la Rvolution luvre de la Providence et resteront pendant tous les vnements des rpublicains convaincus.

    Ce sont les Frres radicaux-socialistes de la IIIe Rpublique qui revendiqueront haut et fort ce qui avait t reproch leurs prdcesseurs. Le Grand Orient ftera solennellement le centenaire de la Rvolution de 1789 en y clbrant luvre maonnique. En 1926, Gaston Martin, dirigeant du Grand Orient et historien, publie aux Presses universitaires de France La Franc-Maonnerie franaise et la prparation de la Rvolution. On met alors en avant les quelques loges comme Les Neuf Surs Paris ou LEncyclopdique Toulouse dont les attaches avec le parti des Philosophes sont indubitables. Dans les

  • annes 1950, Alain Le Bihan et Pierre Chevallier, deux grands historiens (profanes) de la franc-maonnerie franaise, commenceront leurs travaux dans le cadre des recherches sur la Rvolution franaise.

    La thorie de limplication des maons dans la Rvolution ne convaincra cependant pas Mathiez pour qui les loges nont t, au XVIIIe sicle, que des socits de banquets . Dans les annes 1960 retour du balancier historiographique , on en vint dailleurs contester toute implication de la franc-maonnerie dans les Lumires et la Rvolution.

    la suite des travaux de Daniel Roche et de Ran Halvy, lhistoriographie contemporaine dfend aujourdhui une position mdiane. La maonnerie et le Grand Orient de France nont pas prpar la Rvolution franaise, et bien des Frres ont mme pu y tre fort rservs, voire hostiles. Cependant, les loges ont, partir des annes 1740-1750, dvelopp une nouvelle forme de sociabilit, indpendante de ltat et de lglise, et fille des Lumires. De faon souvent inconsciente, la maonnerie a mis en uvre des processus sociaux (discussion et laboration de rglements, lections des responsables) qui annoncent la modernit politique et diffusent les valeurs des Lumires. La transformation de la premire Grande Loge en France en Grand Orient de France en 1771-1773 saccompagne dune rflexion sur lorganisation du corps maonnique qui fixe cette nouvelle manire dtre ensemble. Les officiers cest--dire les animateurs des loges doivent tre lus chaque anne,

  • et chaque loge est reprsente par un dput lassemble du Grand Orient. Comme le rappellera une circulaire du 19 janvier 1789, la Constitution du Grand Orient est donc purement dmocratique : rien ne sy dcide que par le vu des loges port aux assembles gnrales par leurs reprsentants .

  • Lorsque Bonaparte prend le pouvoir par le coup dtat du 18 brumaire (9-10 novembre 1799) et commence par instaurer le Consulat, le Grand Orient de France est en priode de convalescence ; une convalescence favorise par une tolrance toute nouvelle du pouvoir en place, le Directoire.

    Ainsi le ministre de la Police prcise-t-il le 7 vendmiaire de lan VII du calendrier rpublicain (28 septembre 1798) au commissaire du Nord que La libert consistant faire ce qui ne nuit pas autrui et ce qui nest pas dfendu par la loi ne pouvant tre empch, en vertu de la Dclaration des droits de lhomme, les socits de francs-maons, ntant pas interdites par la loi, peuvent donc se runir, pourvu quelles ne dgnrent pas en associations contraires lOrdre public.

    La dcennie qui sachve a laiss la franc-maonnerie exsangue, et daucuns lui prtent une responsabilit dcisive dans le dclenchement de la Rvolution. Cest au cours de cette mme anne 1798 que labb Augustin Barruel publie Hambourg le premier volume dun ouvrage qui devait en compter cinq, intitul Mmoires pour servir lhistoire du jacobinisme. Il y dveloppait la thse du complot maonnique lequel aurait eu pour but dabattre la monarchie et aurait, au demeurant, atteint son objectif. La thse a connu des fortunes diverses : assez

  • communment accepte au xixe sicle, de la mme manire rejete ou du moins fortement critique au xxe sicle par les historiens, elle a rencontr chez les maons eux-mmes des ractions composites dans lesquelles entraient la fois ou successivement le sentiment de fiert dappartenance et donc de responsabilit et le souci de se dmarquer dun vnement jug objectivement ou subjectivement par trop rvolutionnaire .

    Si lon peut nuancer fortement aujourdhui la notion daction concerte de lensemble des loges du Grand Orient de France prparant le grand soir , il parat difficile pour autant de nier les tentatives dutilisation par le duc de Chartres devenu duc dOrlans des rseaux maonniques la veille de la Rvolution. Lessentiel nest pas l. Comme le fait justement observer Andr Combes, il est vrai que lidal maonnique incitait naturellement aux rformes et que les francs-maons figurrent parmi les agitateurs de la priode prrvolutionnaire. Pour autant faut-il le suivre jusquau bout lorsquil estime que le Grand Orient de France tait dans lincapacit de jouer un rle moteur fdrateur ? Linstitution en tant que telle, vraisemblablement. Son Grand Matre, homme politique de premier plan, quant lui, ne fut pas inerte, loin sen faut. On peut ventuellement avancer lhypothse selon laquelle cest la cohabitation dans un mme espace des rudits et des hommes de pouvoir du royaume qui permit leur reconnaissance mutuelle comme des gaux en loge et le passage du vote par

  • Ordre au vote par tte lors des tats gnraux. Ainsi des maons minoritaires dans la Noblesse ou le Clerg purent-ils, en joignant leurs voix aux reprsentants du Tiers, faire basculer le systme.

    Toujours est-il que si la thse de larme maonnique, en marche vers un mme et seul but, ne tient pas, comme la bien dmontr Pierre Lamarque, en revanche il est incontestable quil y eut des projets mis au point par des francs-maons (Choderlos de Laclos ntant jamais trs loin) et visant vouloir oprer, amliorer et tendre une Rvolution qui, plus quune autre, avancerait lespce humaine (dixit Mirabeau, franc-maon galement).

    Des francs-maons ont donc bien jou un rle moteur dans le dclenchement puis le dveloppement de la Rvolution. Au passage, la Rvolution dvorant ses enfants (pour reprendre lexpression de Vergniaud) na pas non plus pargn les francs-maons.

    Le 5 janvier 1792, le Grand Orient de France, en tant quinstitution, apporta un soutien clatant la Rvolution en cours : Les temps de lignorance sont passs, le flambeau de la philosophie et de la raison brille aux yeux de lunivers, et la maonnerie ne peut que sapplaudir davoir contribu carter les nuages qui obscurcissaient la lumire.

    Il est vrai qu cette date Montmorency-Luxembourg, principal dirigeant du Grand Orient qui avait prsid lOrdre de la Noblesse aux tats gnraux, avait pris le chemin de lexil depuis longtemps. Les

  • loges prsides ou domines par les aristocrates staient, pour leur part, quasi totalement teintes.

    Lobdience, dsormais dirige par le banquier Tassin de ltang, maintint globalement son unit jusqu la tentative de fuite du roi en juin 1791. La Grande Loge dite de Clermont rsolument conservatrice se mit en sommeil en octobre de la mme anne. Lattaque des Tuileries le 10 aot, suivie de lemprisonnement de la famille royale au Temple, fait dfinitivement voler en clats la fraternit maonnique.

    Quelques jours avant de voter la mort de Louis XVI, le duc dOrlans devenu Philippe galit rpond une lettre du secrtaire du Grand Orient lui demandant ses instructions quant aux futurs travaux de lobdience. La demande date de septembre. Le 5 janvier, le Grand Matre rpond : Comme je ne connais pas la manire dont le Grand Orient est compos, et que, dailleurs, je pense quil ne doit y avoir aucun mystre ni aucune assemble secrte dans une rpublique, surtout au commencement de son tablissement, je ne veux plus me mler en rien du Grand Orient, ni des assembles des francs-maons. Quelques jours plus tard, il rpond aux accusations dun journaliste toulousain et renie dfinitivement son ancienne appartenance la maonnerie : Dans un temps o, assurment, personne ne prvoyait notre rvolution, je mtais attach la Franche (sic) Maonnerie qui offrait une sorte dimage de lgalit, comme je mtais attach aux Parlements

  • qui offraient une sorte dimage de la libert. Jai depuis quitt le phantme (resic) pour la ralit.

    Le 10 mai 1793, le Grand Orient de France prit acte de la dmission puis, par le truchement de sa Chambre dadministration, adressa une dernire circulaire aux loges (encore en activit) le 8 aot. Rottiers de Montaleau, directeur de la Monnaie, qui la prsidait, mit labri son domicile les archives de lobdience en attendant des jours meilleurs. La principale inquitude, aprs le vote le 17 septembre de la loi sur les suspects, portait sur une ventuelle interdiction de la maonnerie. Or, celle-ci, mme si, en fonction de contingences locales, des loges pourront tre fermes ou inquites, ne sera jamais interdite, ce qui permettra nombre dateliers soit de se runir clandestinement, soit de se transformer en clubs rvolutionnaires selon le got du jour, soit de se mettre passagrement en sommeil. Le Grand Orient de France, ou ce quil en restait, continuait cultiver son extrme htrognit : l mergeait une tendance nojacobine, anticlricale, patriote et rpublicaine ; ici, linverse, on tait dlibrment monarchiste ; ailleurs, notamment en province, on aspirait une pause si possible prolonge dans laction rvolutionnaire. La chute de Robespierre le 9 thermidor (27 juillet 1794) arrangea plus particulirement ces derniers. La mise en place du Directoire en novembre-dcembre 1795 rassura peu prs tout ce que le pays comptait dlments modrs ou lasss par une instabilit chronique.

  • Surtout, il apparut bientt Rottiers de Montaleau et ses amis quune reprise des activits de lobdience pouvait tre envisage. En cela, le Grand Orient de France fut dailleurs pris de vitesse par la Grande Loge de Clermont qui, ds le 24 juin 1795, ralluma ses feux en prenant soin de se rfrer au gouvernement rpublicain.

    Le 7 juin 1796, une assemble rudimentaire lit Rottiers de Montaleau Grand Vnrable, lancien prsident de la Chambre dadministration ayant refus le titre de Grand Matre qui lui avait t propos. Une vie maonnique normale reprit son cours, et ds mai 1799 les deux obdiences franaises entamrent des ngociations en vue serpent de mer maonnique par excellence den arriver une unification de la maonnerie.

    Lon trouva un judicieux accommodement sur la dlicate question de linamovibilit des Vnrables de la Grande Loge. Dornavant, tous les Vnrables et tous les officiers seraient lus (et soumis renouvellement), mais ceux des Vnrables qui taient dtenteurs de leur office Clermont pourraient encore le conserver neuf annes durant officiellement tout du moins, car lun des signataires de laccord, le Frre Houssement, prsidera sa loge, Les Amis Incorruptibles jusqu son dcs en 1828 !

    Lunification fut vote dans la foule par lune et lautre obdience mais ne devait pas survivre au-del du Consulat. En ralit, il ne sagissait pas rellement

  • dune fusion mais plutt dune vritable absorption de la Grande Loge de Clermont par le Grand Orient de France. Pierre Chevallier juge quil semblait que plus rien dsormais ne sopposerait lempire exerc par le Grand Orient de France sur la maonnerie franaise .

    Le coup dtat de Bonaparte le 18 brumaire va dterminer en profondeur le destin de la franc-maonnerie. Celle-ci va connatre un dveloppement extraordinaire quinze annes durant, passant de quelques dizaines de loges plus dun millier, mais le prix payer sera celui de la docilit face au pouvoir consulaire puis imprial. Pierre-Franois Pinaud rsume ainsi lusage que fait Bonaparte de la maonnerie : Le Consulat cherche crer des corps sociaux intermdiaires, quil sattache soit par lintrt, soit par les honneurs. ce titre, la maonnerie trouve opportunment sa place et participe cette volont. Bonaparte comprend alors toute limportance quoccupe lespace maonnique et lintrt quil peut retirer de lOrdre pour asseoir son pouvoir. Voil donc le Grand Orient de France rig en pilier du rgime.

    Pour ce faire, il convient naturellement de le faire diriger par des hommes tout dvous au Premier Consul puis lEmpereur, ce que Portalis, maon lui-mme et ministre des Cultes, explicite en ces termes : Il a t infiniment sage de diriger les socits maonniques, puisquon ne pouvait les proscrire. Le vrai moyen de les empcher de dgnrer en assembles illicites et funestes a t de leur accorder une protection tacite, en

  • les laissant prsider par les premiers dignitaires de ltat. Lon ne saurait tre plus clair.

    Reste la question de lventuelle appartenance la maonnerie de Bonaparte. Nombre dhistoriens ont tent dy rpondre avec des fortunes diverses. Ltude la plus srieuse cet gard a t mene par Franois Collaveri qui conclut par laffirmative, navanant pas moins de huit arguments assortis du commentaire suivant : Il serait difficile de refuser ces conclusions, moins de prtendre, devant tant de tmoignages et de textes prcis et concordants, que des dizaines de milliers de francs-maons, pendant quinze ans, en France comme en Europe, depuis larchichancelier de lEmpire jusquau plus obscur des adeptes, auraient pu continuellement, sans contestation ni dmenti, soutenir une prtention mensongre, lEmpereur lui-mme se faisant le complice de cette tromperie.

    Cela pos, notons que tout le monde dans la famille Bonaparte a, un jour ou lautre, maonn Mais nombre derreurs sont devenues des affirmations authentiques dans lhistoriographie maonnique avant dtre, difficilement, corriges au cours des dernires annes du xxe sicle seulement. En tout cas, la franc-maonnerie peut bien revendiquer Napolon comme lun des siens, renouant en cela avec les usages de lAncien Rgime (la qute du sommet social) ; lEmpereur, lui, nen a cure. Ce qui lintresse, cest de disposer dun vaste rseau de groupements rpartis dans tous les dpartements et mme, au-del, dans

  • tous les pays que les victoires napoloniennes soumettent.

    Encore fallait-il discipliner les maons et contrler les loges. Cambacrs, archichancelier de lEmpire et maon de longue date, fut charg de cette tche quil excuta avec un incontestable savoir-faire et une russite indniable. Mais avant que ne dbute ce que certains historiens ont appel les annes Cambacrs , il faut dabord, sur le plan structurel, mettre de lOrdre dans le chaos de lheure et rorienter les travaux des loges dans le sens le plus consensuel possible.

    Au plan structurel, Rottiers de Montaleau, ami personnel de Cambacrs, fut une fois de plus lhomme indispensable (quil fut dailleurs jusqu sa mort en 1808). Le 28 juin 1803, il incita les instances du Grand Orient se doter de dirigeants prestigieux : Il est temps de rendre au go toute sa splendeur. Une saine politique nous y invite. En consquence, je vous propose de rtablir dans les plus brefs dlais les places dofficiers dhonneur. Dans les mois qui suivirent, lon assista une premire fourne dans laquelle la famille Bonaparte se taillait la part du lion : Murat, beau-frre, se retrouvait Premier Grand Surveillant ; deux frres du Premier Consul Joseph et Louis , Grand Matre et Grand Matre adjoint.

    Paralllement, lunit maonnique commenait nouveau tanguer. Le Grand Orient de France rgnr avait voulu substituer la richesse et la diversit des rites davant la Rvolution une uniformit et une discipline bien dans les principes dorganisation du

  • rgime consulaire , commente Thierry Lentz, qui prcise : Le phnomne le plus dangereux pour lautorit du Grand Orient fut le retour en force du rite cossais.

    La famille se rvlant bien incapable de rgler les querelles entre Grand Orient et Grande Loge cossaise, Napolon siffla la fin de la partie, exigea une runification de la maonnerie et confia le soin des oprations Cambacrs. Celui-ci obtint la soumission des cossais , fit signer par les deux partis en prsence un concordat maonnique qui officialisa la soumission de la maonnerie au rgime imprial : soumission aux lois de ltat, attachement au Gouvernement, respect et reconnaissance Napolon le Grand . Lobdience fut ds lors dirige par tout ce que lEmpire comptait de grands noms, marchaux, gnraux, amiraux, ministres, snateurs et autres hauts fonctionnaires. Du moins, perdant ainsi son indpendance, gagna-t-elle en importance numrique : de 300 loges en 1804, elle passa 664 en 1806, 1 161 en 1810 et 1 219 en 1814.

    La question tant entendue au plan structurel malgr divers soubresauts, restait rorienter les travaux des loges dans un sens conforme aux volonts impriales. Or, au lendemain de la Terreur, celles-ci, tout la joie de retrouver les dlices du dbat, avaient pris got la libert dexpression. Elles furent instamment pries de borner leur activit la bienfaisance et la posie.

  • Aulard, dans ses tudes et leons sur la Rvolution franaise, analyse ainsi le traitement administr aux Franais en gnral et plus particulirement lastronome Lalande, franc-maon minent et membre de la prestigieuse loge Les Neuf Surs qui, lui aussi, dut se plier aux imprieuses et impriales directives : On a souvent parl de la Terreur de lan II, de la Terreur rpublicaine : elle navait pas du moins bris tous les courages, glac tous les souffles, scell toutes les bouches. Il y eut, sous cette Terreur, des traits dhrosme, des mots dhommes libres ; perscuteurs et perscuts surent parler, se battre pour mourir. La Terreur impriale courba les ttes dans le silence et, lexception dune toute petite lite, dgrada les Franais. Trait dimbcile par le matre, le savant Lalande balbutie un merci puis seffondre dans lpouvante, et meurt deux ans aprs.

    On laura compris, lge dor de la franc-maonnerie franaise (selon Andr Combes) synonyme des annes Cambacrs ne vaut que par son statut officiel. Elle est devenue une manire de parti , le principal soutien du pouvoir avec larme, lespace o se rencontrent aristocratie militaire et notables provinciaux, grands corps de ltat et ancienne noblesse rallie lEmpire.

    Entre 1800 et 1815, la maonnerie fut la fois favorise et troitement contrle. La bourgeoisie voyait en Napolon un rempart contre le retour de lAncien Rgime et les drives de la Rvolution. Les lites bourgeoises qui accdent au pouvoir grce la

  • Rvolution et lEmpire ont souvent maonn sous lAncien Rgime. Elles restent en gnral fidles lOrdre. Sur les 25 marchaux dEmpire, 17 sont francs-maons, dont Bernadotte, Brune, Kellerman, Lannes, Mac Donald, Massna, Mortier, Murat, Ney, Oudinot. Le Grand Matre est Joseph Bonaparte, le frre de lEmpereur, et les loges sont effectivement gouvernes par Cambacrs.

    Le Grand Orient connat alors un grand dveloppement dans les 139 dpartements que compta la France impriale son apoge. La maonnerie est cependant un des rares endroits o les opposants modrs lEmpire furent tolrs. Ainsi, les Idologues Cabanis, Destutt de Tracy, Garat , qui avaient essay dtablir sous le Directoire une Rpublique lamricaine , purent continuer maonner. Lafayette qui, ayant refus de se rallier Napolon, vivait retir sur ses terres prsidait sa loge Les Amis de lHumanit Rosay en Seine-et-Marne. Par ailleurs, dans toute lEurope napolonienne, la maonnerie impriale fut loutil de diffusion de la philosophie des Lumires, laquelle taient massivement rests fidles les cadres de lEmpire. Les principes philosophiques et religieux de la Rvolution restent lhonneur Seules les questions politiques sont totalement proscrites ! Jrme Bonaparte, roi de Westphalie, ou Murat, roi de Naples, sont aussi Grands Matres en leur royaume.

    nouveau, tout le beau monde dames comprises veut en tre . Pierre-Franois Pinaud fait un constat

  • sans appel : Les loges apparaissent comme un microcosme de la socit en place []. Les ateliers deviennent le symbole vivant de lhonorabilit locale et de la russite sociale, mais le prestige social et la reconnaissance du pouvoir masquent souvent la superficialit du dynamisme.

    Mais ds 1810, aprs les premiers revers, la ferveur napolonienne faiblit. Pis (ou mieux ?), on retrouve nombre de francs-maons dans divers complots et conspirations dont lquipe du gnral rpublicain et maon Malet constitue lun des pisodes les plus spectaculaires. Pendant quelques heures, ce que Charles Nodier a appel le complot des Philadelphes va mettre en pril le rgime imprial. Son chec sera aussi celui dune frange certes minoritaire mais relle dune franc-maonnerie franaise qui ne reconnat pas en Napolon lhritier de la Rvolution.

    De quelle manire se termina lge dor ? La chute de Napolon suscita un effondrement gnral de la maonnerie impriale, accuse, juste titre, dune trop grande proximit avec le pouvoir. Les opportunistes se dbarrassrent toute allure de leurs tabliers et de leurs cordons. Dans les anciens pays annexs, ceux des notables qui avaient maonn au sein des loges du Grand Orient furent accuss davoir collabor avec lennemi. quelques centaines de loges disparurent du jour au lendemain, sabordes ou fermes de manire autoritaire. Le Grand Orient de France et ses instances entraient dans une nouvelle phase de leur histoire.

  • Leffondrement de lEmpire, la Restauration monarchique et ses deux pisodes, la monarchie de Juillet enfin obligrent les dirigeants du Grand Orient faire montre dune relle aptitude lopportunisme politique dont lintermde des Cent-Jours devait fournir lillustration la plus caricaturale : peine les rfrences Napolon avaient-elles t prestement effaces quil avait fallu les rtablir, avant, nouveau, de les gommer dfinitivement.

    Lhypothque napolonienne tant enfin leve et Louis XVIII rtabli sur le trne royal, on assista au dpart massif des loges de ces solides escadrons de fonctionnaires et autres notables auxquels le Grand Orient, fermement contrl par lAdministration impriale, avait permis de faire carrire. Le temps du millier de loges tait, bien entendu, rvolu, et le Grand Orient se trouva heureux de pouvoir encore en dnombrer quelque 300. Les loges militaires, fleuron de la maonnerie impriale, disparurent presque totalement et les officiers et sous-officiers maons se replirent sur les loges civiles.

    Louis XVIII, tout comme son frre Charles X, aurait t reu en maonnerie dans sa jeunesse. En tous les cas, la maonnerie en gnral na pas se plaindre dun souverain obstinment attach maintenir la paix civile et rconcilier tant que faire se peut les Franais. Les maons ont dailleurs la chance de

  • bnficier de la protection de lun des leurs au sommet du pouvoir en la personne du duc Decazes, ce dernier allant jusqu rappeler par circulaire aux prfets le 11 octobre 1818 que la maonnerie ntait pas interdite.

    Une conjoncture politique fluctuante et incertaine nempchait pas le Grand Orient de poursuivre son rve rcurrent dunification de la maonnerie, et curieusement cette priode difficile lui permit de rallier sous son autorit la maonnerie cossaise et, donc, le Suprme Conseil. Ce phnomne inattendu saccompagna paralllement dune monte en puissance du rite cossais ancien et accept dans les hauts grades.

    Dune manire gnrale, la maonnerie tait en butte aux assertions danciens migrs qui reprenant les accusations de labb Barruel lui imputaient une responsabilit dcisive dans le dclenchement de la Rvolution. Cette naissance dun antimaonnisme militant et virulent connut des pousses dans les annes 1820 et provoqua le dpart de Decazes du gouvernement. Mme le rve de lunification prenait nouveau leau en 1821 avec la rsurgence dun nouveau Suprme Conseil de France.

    Que se passe-t-il dans les loges du Grand Orient ? On sy garde bien daborder des sujets politiques. La philanthropie est lhonneur, les frres sont dans lensemble des bourgeois libraux, quelque peu voltairiens, parfaitement disposs sauf exception se satisfaire dun rgime politique peu ambitieux mais exempt de toute vellit guerrire.

  • On constate une volution dans le recrutement des ateliers que les notables et les hauts fonctionnaires (et encore bien plus le clerg) ont largement dserts. Comme il suffit pour tre maon davoir un tat libre et honorable, dtre domicili depuis un an dans le dpartement et de disposer du degr dinstruction ncessaire pour cultiver sa raison , pour la premire fois des artisans et des ouvriers font leur entre dans les temples.

    Cette dmocratisation nest pas exempte dambigut : la maonnerie est souvent considre exclusivement comme une socit dentraide, ce qui peut engendrer des candidatures plus intresses quintressantes.

    Que fait-on dans les loges ? Pratique du rituel, rception et passage de grades, planches convenues teneur morale ou philosophique dominent largement les travaux.

    Les maons les plus dtermins sont hostiles la Restauration et se retrouvent plus volontiers dans les Ventes de Charbonnerie qui sous le patronage prestigieux du maon La Fayette tenteront, sans succs coup de pronunciamientos militaires, de renverser la monarchie. La mort de Louis XVIII en 1824 et le sacre de Charles X ne modifient pas fondamentalement les rapports entre lobdience et le pouvoir. Ce dernier la surveille mais ne linterdit pas. Attitude que justifie le prfet Delaveau en ces termes, alors quil lui est demand par les Ultras monarchistes de sanctionner les loges qui font plus ou moins

  • ouvertement profession de foi rpublicaine : (Les loges sont) des soupapes par o schappe le trop-plein des valeurs rvolutionnaires et qui obvient une explosion possible si elles taient trop hermtiquement comprimes. En ralit, cette priode voit lclosion de multiples arrire-loges qui sont autant de socits politiques secrtes lesquelles seront bien prsentes lors des Trois Glorieuses qui, en juillet 1830, mettent bas Charles X et les Bourbons.

    Notons pour mmoire que pendant toute cette priode cela va durer jusquen 1852 la Grande Matrise du Grand Orient est vacante, le comte de Beurnonville assumant la fonction de Grand Matre adjoint de 1815 1821 et un ancien de lEmpire, le marchal Mac Donald, pair de France, lui succdant jusquen 1833.

    Les grands espoirs suscits par lavnement de Louis-Philippe, fils du Grand Matre fainant que fut avant sa dmission Philippe galit, furent rapidement dus, et les ides rpublicaines passrent de plus en plus au premier plan dans les dbats des loges. Cest lpoque o les ides fouriristes vulgarises par le remarquable confrencier quest Victor Considerant (dont on vient de dcouvrir un tmoignage de lappartenance maonnique) sduisent nombre de maons et o, mme en faisant profession dathisme, un Proudhon est reu en maonnerie par une loge bisontine de rite cossais rectifi.

    La monte des ides rpublicaines saccompagne, au plan interne de lobdience, dune incontestable et

  • forte volont de rforme. Cependant que se succdent la fonction de Grand Conservateur ou de Grand Matre adjoint le comte Rampon, gnral et pair de France (1833-1835), le comte de Laborde, dput et acadmicien (1835-1842), le comte de Las Cases, fils du mmorialiste de Saint-Hlne (1842-1845), et Bertrand, prsident du Tribunal de commerce de la Seine (1847-1849), les loges du Grand Orient tentent dimpulser des rformes obdientielles. Cest dans cet ordre dides que des congrs maonniques rgionaux se tiennent sans lautorisation de lobdience La Rochelle, Rochefort, Saintes, Strasbourg et Toulouse o lon dbat de questions sociales et politiques. Mais les instances de lOrdre majoritairement conservatrices veillent, mettant mme ltude les moyens de rendre la maonnerie son caractre religieux , accusent les partisans des rformes dtre des anarchistes . Il est vrai quau congrs rgional de Toulouse certains frres ont t jusqu proposer labolition des hauts grades !

    La IIe Rpublique se profile lhorizon. Le vieux marchal Soult pourtant franc-maon a beau interdire aux officiers et sous-officiers de frquenter les loges suspectes dtre des foyers dagitation rpublicaine, rien ny fera. La campagne des banquets rpublicains bat son plein.

    Montalembert, chantre du catholicisme libral, attaque la franc-maonnerie la Chambre des pairs. Lamartine qui vient de dclarer : Nous ne voulons pas rouvrir le club des Jacobins , il rpond : Il est trop tard ; le club des Jacobins est dj rouvert, non pas en

  • fait et dans la rue, mais dans les esprits, dans les curs ; du moins dans certains esprits gars par des sophismes sanguinaires, dans certains curs dpravs par ces excrables romans quon dcore du nom dhistoire et o lapothose de Voltaire sert dintroduction lapologie de Robespierre. La rfrence est transparente : cest bien lesprit voltairien cher aux maons qui est explicitement mis en cause.

    Quoi quil en soit, le gouvernement provisoire issu de la rvolution du 24 fvrier 1848 comprend trois frres en activit (Crmieux, Flocon et Garnier-Pags) et deux frres en sommeil , cest--dire ayant cess de participer aux tenues (Marrast et Dupont de lEure). Il convient dy ajouter le secrtaire gnral du gouvernement Pagnerre, animateur fort visible du courant progressiste du Grand Orient.

    Le maon qui donnera la IIe Rpublique son plus beau titre de gloire labolition de lesclavage narrive que quelques jours plus tard : Victor Schlcher (1804-1893), ds son retour du Sngal le 3 mars, est nomm sous-secrtaire dtat spcialement charg des colonies et prsident de la commission charge de prparer lacte dmancipation des esclaves dans les colonies de la Rpublique. Initi ds 1822, athe convaincu, il a partag les vicissitudes de son atelier Les Amis de la Vrit sous les rgimes monarchiques et na cess, en loge comme dans la vie profane, de prner lmancipation humaine de tous les dogmes.

    Mais, au-del de ces appartenances fermes ou plus distancies la maonnerie, lessentiel rside en une

  • convergence rare entre les ides chres aux maons et le programme affich par le Parti rpublicain. Il sagit en fait pour faire court de refaire la Rvolution sans la Terreur. Ce programme ambitieux et quelque peu anglique ne rsistera pas aux ambitions personnelles dun neveu de Napolon pourtant falot premire vue et totalement dpourvu de charisme. Lenthousiasme parat avoir t peu prs gnral dans les loges, mme si certains hirarques tel le Grand Matre adjoint Bertrand ont donn limpression doprer une tardive et prompte volte-face

    En province, les loges fournissent les cadres ncessaires la nouvelle Rpublique. Leurs reprsentants sen vont saluer publiquement les autorits rpublicaines. Il arrive mme quon ne sache pas bien qui reoit qui dans des runions o tout le monde est ou a t franc-maon. La ferveur est gnrale et nombre de maons pensent que, avec lavnement de la dmocratie, la franc-maonnerie a atteint ses buts et peut donc se dissoudre dans la Rpublique.

    Alors que, quelques semaines auparavant, les loges ayant particip des congrs rgionaux se voyaient svrement admonestes, ds le mois de mars le Grand Matre adjoint annonce des rformes (ncessairement dmocratiques) internes.

    Dailleurs, en parfaite harmonie avec les loges qui sortent de leurs temples pour contribuer au triomphe de la libert, de lgalit et de la fraternit, une dlgation du Grand Orient sen vient ds le 6 mars 1848 apporter aux membres du gouvernement provisoire ladhsion

  • officielle de lobdience la IIe Rpublique. Scne extraordinaire dans tous les sens du terme : du ct gouvernemental, Crmieux, Garnier-Pags, Marrast et Pagnerre revtus de leurs insignes maonniques ; de lautre, la dlgation tous cordons dploys. Le Grand Matre adjoint Bertrand qui a toujours combattu les progressistes (dixit Combes) lit le discours quil a fait adopter par des instances maonniques hier encore fortement compromises avec le pouvoir.

    Un texte qui, sil exagre limportance de lobdience (les 40 000 maons proclams sont en fait moins de 15 000) et sapproprie la paternit de la devise rpublicaine, prsente lincontestable avantage dtre explicite quant au ralliement des hirarques qui, en la matire, suivent leurs troupes. Car que dit le texte lu par le Grand Matre adjoint ? Le Grand Orient de France, au nom de tous les ateliers maonniques de sa correspondance, apporte son adhsion au gouvernement provisoire. Quoique place par ses statuts en dehors des discussions et des luttes politiques, la maonnerie franaise na pu contenir llan universel de ses sympathies pour le grand mouvement national et social qui vient de soprer. Les francs-maons ont port de tout temps sur leur bannire ces mots : Libert, galit, Fraternit. En les retrouvant sur le drapeau de la France, ils saluent le triomphe de leurs principes et sapplaudissent de pouvoir dire que la patrie tout entire a reu par vous la conscration maonnique. Ils admirent le courage avec lequel vous avez accept la grande et difficile mission de fonder sur des bases

  • solides la libert et le bonheur du peuple : ils apprcient le dvouement avec lequel vous savez laccomplir en maintenant lOrdre qui en est la condition et la garantie. Quarante mille francs-maons, rpartis dans prs de cinq cents ateliers, ne forment entre eux quun mme cur et un mme esprit, vous promettent ici leur concours pour achever heureusement luvre de rgnration si glorieusement commence. Que le Grand Architecte vous soit en aide.

    Le Frre Crmieux rpond : Citoyens et Frres du Grand Orient, le gouvernement provisoire accueille avec empressement et plaisir votre utile et complte adhsion. Le Grand Architecte de lUnivers a donn le soleil au monde entier pour lclairer, la libert pour le soutenir. Le Grand Architecte de lUnivers veut que tous les hommes soient libres. Il nous a donn la terre en partage pour la fertiliser et cest la libert qui fertilise (Applaudissements).

    La maonnerie na pas, il est vrai, pour objet la politique, mais la haute politique, la politique dhumanit, a toujours trouv accs au sein des loges maonniques. L, dans tous les temps, dans toutes les circonstances, sous loppression de la pense comme sous la tyrannie du pouvoir, la maonnerie a rpt sans cesse ses mots sublimes : Libert, galit, Fraternit. La Rpublique est dans la Maonnerie et cest pour cela que, dans tous les temps heureux ou malheureux, la maonnerie a trouv des adhrents sur toute la surface du globe. Il nest pas un atelier qui ne puisse se rendre

  • cet utile tmoignage quil a toujours aim la libert, quil a constamment pratiqu la fraternit.

    Oui, sur toute la surface quclaire le soleil, la franc-maonnerie tend une main fraternelle la Rpublique, cest un signal connu de tous les peuples. La Rpublique fera ce qua fait la maonnerie : elle deviendra un gage clatant de lunion des peuples sur tous les points du globe, sur tous les cts de notre triangle, et le Grand Architecte de lUnivers, du haut du ciel, sourira cette noble pense de la Rpublique qui, se rpandant de toutes parts, runira dans un mme sentiment tous les citoyens de la Terre.

    Citoyens et Frres de la franc-maonnerie, vive la Rpublique !

    Tous les historiens saccordent sur limportance de cette adhsion officielle des Loges au nouveau rgime (Chevallier), de cette osmose entre le Grand Orient et le pouvoir fait indit dans lhistoire maonnique (Combes).

    Rares sont ceux qui signalent quil y eut tout de mme quelques maons qui chapprent lillusion lyrique collective tel Proudhon. Celui-ci, ds le 29 fvrier, crit, un correspondant bisontin : La Rvolution a beau tre grandiose, et tout ce quil vous plaira : peine accomplie, elle nest plus mes yeux quun fait historique en cours de dveloppement, lgard duquel je garde mon entire libert de jugement.

    Plus tard, il expliqua pourquoi il redoutait lavnement dune rpublique son avis prmature et

  • que pourtant ses frres saluaient avec tant denthousiasme : Les rpublicains, dailleurs en petit nombre, avaient la foi de la Rpublique : ils nen avaient pas la science. Les socialistes, presque inconnus, dont le nom navait pas encore retenti sur la scne, avaient aussi la foi de la rvolution sociale : ils nen avaient ni la cl ni la science []. Je pleurais sur le pauvre travailleur [] la dfense duquel je mtais vou et que je serais impuissant secourir. Je pleurais sur la bourgeoisie que je voyais ruine, excite contre le proltariat []. Avant la naissance de la Rpublique, je portais le deuil et je faisais lexpiation de la Rpublique. Personne dans les loges ncoute ou nentend Proudhon. Surviennent les meutes de Juin : le proltariat parisien, accabl par la misre, se soulve. La bourgeoisie rpublicaine fait donner larme qui crase sauvagement linsurrection. Quelle est alors lattitude du Grand Orient ?

    Les frres sont manifestement diviss comme en tmoigne un appel lunion paru ds le 27 juin dans Le Moniteur, appel sign Un combattant de juin : Il y a quelques jours peine, vous sembliez partags en autant de camps quil y avait entre vous de passions et dintrts divers. chaque jour voyait natre entre vous une division nouvelle [].

    Vous vous tes battus et tus entre frres et vous avez trouv en prsence du danger, dans lunion, ce qui ne manquera jamais lunion, la force. Je vous ai vu tous runis contre lgarement, contre la folie, contre la perversit des conspirateurs et des anarchistes pour le

  • salut commun, pour le salut de la Rpublique []. Le chef du pouvoir excutif (le gnral Cavaignac) vous a conduits, son cur en saignait, au combat. Il lui reste, et Dieu lui en donne la force, vous conduire la paix. Or, je vous le rpte, il ny a de paix quentre frres [].

    Cest dire clairement que la maonnerie officielle se range dans le camp du maintien de lOrdre social. Le mouvement ouvrier sen souviendra par la suite.

    Mais les journes de Juin, ltat de sige proclam puis maintenu, se traduisent par la fermeture momentane des locaux maonniques, et le dbat sur la libert dassociation et de runion lAssemble ne peut quinquiter les maons. Il se droule le 28 juillet 1848. La question est longuement dbattue : la franc-maonnerie est-elle ou non une socit secrte ?

    Finalement, les dputs conviennent que non, mais le Grand Orient tient mettre en garde les loges, les appelant ne jamais quitter le jardin paisible quils doivent cultiver pour le bien de lhumanit, pour se lancer dans les champs plus vastes, il est vrai, mais aussi plus pineux, des discussions politiques et gouvernementales .

    la fin de lanne, Louis Napolon Bonaparte est triomphalement lu prsident de la Rpublique ; il forme un gouvernement dans lequel ne figure plus aucun maon. Le balancier est revenu dans le camp du conservatisme. La Rpublique maonnique, gnreuse, utopique et lyrique, a vcu.

  • Il ne reste plus au Grand Orient qu soccuper de lui-mme. Il le fait non sans panache en affirmant ses principes rpublicains (alors que le parti de lOrdre tient le haut du pav) tout en concdant quelque compromis avec le conservatisme interne, en affirmant pour la premire fois lobligation de croire en lexistence dun Dieu rvl. Maons radis , rouges dehors et blancs dedans, ils confirment toute la complexit des positionnements de lheure.

    Le 13 avril 1849, son assemble gnrale vote la dfinition suivante de la maonnerie : La franc-maonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour base lexistence de Dieu et limmortalit de lme ; elle a pour objet lexercice de la bienfaisance, ltude de la morale universelle, des sciences et des arts, et la pratique de toutes les vertus ; sa devise a t de tout temps : Libert, galit, Fraternit. Cet article 1er de sa constitution est courageux et progressiste pour une part, dpourvu totalement dune quelconque once desprit laque de lautre. Le combat pour la libert absolue de conscience reste mener.

    Dans limmdiat, le Grand Orient aura dj mener le combat pour sa survie. Les autorits toutes dvoues au prince-prsident (qui a refus la Grande Matrise que lui a propose une dlgation de lobdience) sen prennent aux loges accuses de couvrir des socits secrtes par trop rpublicaines.

    Le 30 octobre 1850, Baroche, ministre de lIntrieur, saisi par le Grand Orient, prcise

  • lintention des prfets la philosophie du Gouvernement lgard des loges : celles-ci ne sont inquites que si elles soccupent de politique et cest par le canal du Grand Orient que lautorit les fait fermer . Mais sil y a urgence, les prfets pourront les fermer provisoirement et en rfrer au ministre. Dornavant, le Grand Orient est sur la dfensive. Le coup dtat du 2 dcembre 1851 qui fera du prince-prsident un nouveau Napolon verra des francs-maons tels le dput Baudin ou Schlcher monter en premire ligne pour sopposer au rtablissement de lEmpire. Commence alors une priode deffacement de la maonnerie qui ne sestompera quavec lavnement tardif de lEmpire libral.

  • Les maons, prvenus de limminence du coup dtat du prince-prsident, avaient annul toutes les tenues le soir du 1er dcembre 1851.

    Louis Napolon Bonaparte tant devenu Napolon III, il convenait renouant avec les anciens usages de se trouver un Grand Matre qui aurait lagrment du nouvel Empereur, puisque celui-ci avait dclin cet honneur quelque trois ans auparavant.

    Le nom du prince Murat, fils du roi de Naples, parut dentre constituer un bon choix. Son pre navait-il pas t Grand Matre adjoint du Grand Orient de lpoque impriale et lui-mme navait-il pas t initi ? Certes les circonstances de son entre en maonnerie taient-elles entoures de quelque mystre : aux tats-Unis selon les uns, en Autriche selon dautres, dans des conditions particulirement romanesques la suite dun naufrage

    N en 1803, le second fils du sabreur magnifique avait naturellement les faveurs du neveu de Napolon Ier qui navait aucune prvention lgard de la maonnerie et pouvait ainsi comme son oncle esprer pouvoir se servir dun Grand Orient aux Ordres. Murat, lev le 26 fvrier 1852 une Grande Matrise vacante depuis la chute de lEmpire et lexil de Joseph Bonaparte, se rvla immdiatement comme un dirigeant particulirement autoritaire. Deux ans aprs son arrive au Grand Orient, il fit voter une constitution

  • qui lui attribuait des pouvoirs exorbitants, plaa ses hommes tous les postes cls et intima lordre aux loges de ne plus se proccuper de politique et de sen tenir au culte du Grand Architecte de lUnivers et lexercice de la bienfaisance.

    Dans une circulaire aux loges en date du 31 mai 1852, Lucien Murat dans un style particulirement martial et militaire proclamait : Notre sort est donc entre nos propres mains. Quant moi, je comprends que mon devoir est de frapper svrement tous ceux qui mettraient en danger par une conduite contraire nos rglements lexistence de notre Ordre tout entier []. Napolon III pouvait dormir tranquille, Murat veillait et tout ce que le Grand Orient comptait dlments rpublicains tait en exil ou, pour lheure, billonn.

    Dans ce climat dautoritarisme dbrid, diverses initiatives eurent tout de mme des effets positifs et durables : ainsi, partir de 1854, la suppression du Snat maonnique et son remplacement par un Convent, assemble gnrale des dlgus des loges et du Conseil du Grand Matre qui se runira annuellement. De mme, lachat de limmeuble de la rue Cadet permettra lobdience de disposer dun sige qui est toujours le sien. Mais cet achat seffectua dans la douleur : le nombre de loges et de frres ayant chut de manire sensible, les contributions obligatoires demandes furent dautant plus lourdes et il fallut mme louer la faade de limmeuble une maison de tolrance. lu pour un septennat, Lucien Murat cra par ailleurs un Institut dogmatique dont le but avr tait de professer le

  • dogme, denseigner et de surveiller lexercice du rite , lessentiel semblant bien tre le rle de surveillance

    Le comportement du prince Grand Matre suscita rapidement des oppositions au sein de lobdience. Finalement, lexistence du Grand Orient ntait plus menace et certaines prises de position politiques de Lucien Murat permettaient des critiques argumentes.

    Ainsi, en 1859, son engagement en faveur du pouvoir temporel du pape suscita-t-il une leve de boucliers au sein de lOrdre. Lesprit dmocratique ne cessant de progresser au sein de lobdience, Murat au terme de son septennat est amen se retirer. Mais ce nest pas Jrme Napolon, cousin de lEmpereur, fils de Jrme, ancien roi de Westphalie et frre de Bonaparte, qui bien qulu lui succde, mais le marchal Magnan, dsign par Napolon III le 11 janvier 1862.

    Magnan a une rputation justifie de sabreur ; il a rprim les meutes de Lyon et de Paris, et doit son titre de marchal sa participation au coup dtat du 2 dcembre 1851. De plus, il nest pas maon. Napolon III, qui amorce un tournant libral, pense ainsi pouvoir mettre de lOrdre au Grand Orient et de manire plus gnrale au sein de la franc-maonnerie quil souhaite runifier. Magnan prit son rle de Grand Matre trs au srieux, se refusa dtre selon sa propre expression un Grand Matre fainant mais bon gr mal gr fut bien oblig daccepter une loi de la majorit quil avait initialement critique. Cette rvision de la Constitution de 1854 substitua un Conseil de lOrdre compos de 33

  • membres au Conseil du Grand Matre. Ce Conseil de lOrdre se voyait doter dun prsident par Magnan et devint le vritable excutif de lobdience. La dsignation autoritaire du Grand Matre par le pouvoir dbouchait paradoxalement sur la constitution la plus librale que le Grand Orient ait jamais connue.

    Magnan connut dautres dboires. Ainsi, il aurait souhait que le Grand Orient soit reconnu dutilit publique. Mais la majorit des frres conduite par le Frre Massol, un proudhonien, sy opposa, ne voulant pas lier le destin de lobdience au rgime imprial. Au cours du Convent de 1864, Magnan vint annoncer aux dlgus que lEmpereur sur sa proposition avait dcid de rendre la maonnerie le droit dlire son Grand Matre . Dans lenthousiasme, le Convent procda llection du marchal et dcida la mise en chantier de la rvision des statuts et de la constitution de lobdience. Las, en pleine fivre lgislative, le marchal meurt le 29 mai 1865, laissant un bilan somme toute positif que Combes rsume en une phrase : Sous sa dbonnaire direction, lobdience stait considrablement renforce, un emprunt avait permis de faire face ltat dplorable des finances et la croissance des effectifs facilitait les remboursements.

    Lanne 1865 donna loccasion dun dbat fondamental qui ne devait connatre son vritable aboutissement quen 1877 avec la disparition de la croyance en Dieu et en limmortalit de lme dans les textes constitutionnels. Les partisans dune morale indpendante, universelle, ne parvinrent pas (encore)

  • leurs fins. Le texte finalement adopt par le Convent tait quivoque : il rtablissait nanmoins le caractre philanthropique, philosophique et progressif que le prince Murat avait proprement supprim son arrive la Grande Matrise. Do le libell suivant, fruit dun compromis laborieux : La franc-maonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vrit, ltude de la morale universelle, des sciences et des arts et la pratique de la bienfaisance. Elle a pour principes : lexistence de Dieu, limmortalit de lme et la solidarit humaine. Elle regarde la libert de conscience comme un droit propre chaque homme et nexclut personne pour ses croyances. Elle a pour devise : Libert, galit, Fraternit.

    Le nouvel article 1er de la Constitution constituait un progrs considrable par rapport lancien et tmoignait dun incontestable vent de rnovation qui faillit balayer les hauts grades, sauvs par trois voix de majorit seulement. Dans le mme ordre dides, le mandat du Grand Matre passa de sept cinq ans et le Conseil de lOrdre obtint le droit dlire lui-mme son prsident.

    Ensuite seulement, le Convent se proccupa de doter lobdience dun Grand Matre, ce quil fit en la personne du gnral Mellinet, fils et petit-fils de maons, lui-mme initi et surtout commandant des Gardes nationales de la Seine et ami intime de Napolon III, ce qui, assurment, ne gtait rien. Mritant le qualificatif de brave , cet homme distingu, affable,

  • libral se comportera en monarque constitutionnel et assumera la Grande Matrise jusquau 1er juin 1870, date laquelle lass de lopposition de plus en plus virulente entre partisans et adversaires de lobligation de la croyance en Dieu et en limmortalit de lme il dmissionnera. Il sera alors remplac par Babaud-Laribire qui naccepta qu condition que la Grande Matrise soit supprime. Cette suppression en 1871, labolition de la croyance obligatoire en Dieu et en limmortalit de lme en 1877 constitueront les deux faits institutionnels marquants de la dcennie qui va suivre ; une dcennie qui dbute par la guerre franco-allemande, lcroulement de lEmpire et la fulgurante apparition de la Commune.

    Rappelons quelques dates cls : le 19 juillet 1870, Napolon III dclare la guerre la Prusse ; le 4 septembre consquence des dfaites militaires , lEmpire scroule et la Rpublique est proclame. Les 18-20 mars 1871, la Commune de Paris est en marche. LAssemble nationale lue Bordeaux et qui se transfra ensuite Versailles (et non Paris proprement dcapitalise ) tait forte majorit conservatrice, et cest elle qui, sous la houlette de Thiers, devait faire craser la Commune par une arme plus efficace en termes de guerre civile que face un ennemi suprieurement organis.

    Or, ds janvier 1871, une loge ( Les Amis de la Tolrance ) avait invit une runion rue Cadet pour faire prvaloir lgalit des droits et des devoirs . Des frres avaient ensuite fond une Ligue des droits de

  • Paris dont une dlgation avait rencontr Versailles Jules Simon, lui-mme maon, afin de plaider le dossier des liberts municipales parisiennes. Simon leur adressa quelques promesses qui ne furent pas tenues : la loi du 14 avril 1871 plaa Paris hors du droit commun. Ce vote de lAssemble de Versailles sonna aux oreilles des maons parisiens comme une rponse la proclamation affiche par les loges sur les murs de Paris : En prsence des vnements douloureux devant lesquels la France tout entire gmit ; en prsence de ce sang prcieux qui coule par torrents, la maonnerie qui reprsente les ides dhumanit et qui les a rpandues travers le monde, vient une fois encore affirmer devant vous, Gouvernement et membres de lAssemble, devant vous, membres de la Commune, les grands principes qui sont sa loi et qui doivent tre la loi de tout homme ayant un cur dhomme. Le drapeau de la maonnerie porte inscrite sur ses plis la noble devise Libert-galit-Fraternit-Solidarit. La maonnerie prche la paix parmi les hommes et, au nom de lhumanit, proclame linviolabilit de la personne humaine. La Maonnerie maudit toutes les guerres, elle ne saurait assez gmir sur les guerres civiles. Elle a le devoir et le droit de venir au milieu de vous et de vous dire : Au nom de lHumanit, au nom de la Fraternit, au nom de la Patrie dsole, arrtez leffusion du sang, nous vous le demandons, nous vous supplions dentendre notre appel.

    Nous ne venons pas vous dicter un programme, nous nous en rapportons votre sagesse ; nous vous

  • disons simplement : Arrtez leffusion de ce sang prcieux qui coule des deux cts et posez les bases dune paix dfinitive qui soit laurore dun avenir nouveau.

    Voil ce que nous vous demandons nergiquement et si notre voix ntait pas entendue, nous vous disons ici que lHumanit et la Patrie lexigent et limposent .

    Deux Conseillers de lOrdre et 13 Vnrables avaient sign ce texte gnreux qui fut approuv le lendemain par la commission permanente du Grand Orient runie cet effet et transmis par le truchement de dlgus Versailles et la Commune. Cet appel la conciliation dtermine ds lors lactivit des frres parisiens qui se runissent quotidiennement aprs lavoir fait placarder 4 000 exemplaires travers Paris.

    Mais lappel ne rencontre pas laccueil souhait. Les hommes de la Commune sont rservs : (Les frres dlgus) ont trouv lHtel de ville des hommes qui les ont reus avec tous les gards quils mritaient, et qui, comprenant la haute mission quils entreprennent, se sont mis leur disposition pour leur offrir les laissez-passer dont ils pourraient avoir besoin sans cependant sassocier en rien aux dmarches qui devaient tre faites prs du Gouvernement de Versailles, quoiquils les approuvent

    Versailles, cest pire encore. Alors, les frres dcident de tenter une nouvelle dmarche et celle-ci est au cur dune assemble qui se runit le 19 avril. Au

  • passage, les nombreux frres prsents sont amens sinterroger sur limplication souhaitable ou non de la maonnerie dans la vie politique. Deux conceptions sopposent. lhistorien Hamel qui fait observer que la franc-maonnerie a toujours fait de la politique , le Frre Martin rtorque : Il faut se garder de toute dmarche politique qui compromettrait lexistence de la franc-maonnerie qui aurait dj disparu si elle stait carte de son programme humanitaire.

    Lessentiel pour un troisime intervenant tait dviter tout prix la division des francs-maons . En attendant, une nouvelle dlgation demandera tre reue par Thiers. Celui-ci la reoit avec une politesse froide et rpond par la ngative toutes ses demandes : non larmistice, non une nouvelle loi municipale garantissant les liberts de la ville de Paris.

    Pis, il sen prend aux maons qui font partie de ces 150 000 neutres qui nont pas aid le Gouvernement rprimer linsurrection parisienne . Les frres dlgus tentent dargumenter : Comment, monsieur Thiers, vous auriez voulu que nous, socit maonnique, dont la plupart des membres sont au nombre de ces neutres, nous qui nadmettons pas la peine de mort sous quelque forme quelle soit applique nous les prissions contre des concitoyens ? Ctait impossible Seulement, donnez-nous une bonne parole, laissez-nous lassurance quil nous sera permis de vous concilier sur le terrain des franchises communales et nous nous efforcerons dtre les instruments de la pacification. Thiers ne veut rien entendre. un frre qui lui lance : Vous tes

  • donc rsolu sacrifier Paris ? , il rpond : Il y aura quelques maisons de troues, quelques personnes de tues, mais force restera la loi. Aprs quoi, il entonne un couplet rpublicain : lui vivant, il ny aura pas de restauration bonapartiste et la Rpublique ne courra aucun risque. Enfin, ultime concession, les combattants qui dposeront les armes auront la vie sauve.

    Dans les jours qui suivent, le comportement des maons parisiens jusque-l entirement tendus vers la conciliation va basculer majoritairement en faveur de la Commune. Au terme de plusieurs assembles particulirement agites, regroupant des centaines de maons parfois, merge lide daller planter les bannires maonniques sur les remparts de Paris.

    Pour certains, il sagit dabord dun nouveau signe de conciliation ; pour dautres, dune ultime mise en garde : Il faut dire Versailles que si, dans les 48 heures, on na pas pris une rsolution tendant la pacification, on plantera les drapeaux maonniques sur les remparts, et que si un seul est trou par un boulet ou par une balle, nous courrons tous aux armes pour venger cette profanation. La manifestation du 29 avril 1871 frappera les Parisiens par son ampleur (10 000 maons, toutes bannires dployes) et par son enthousiasme. Jules Valls et Louise Michel, entre autres, en laisseront des tmoignages mus. Ainsi Valls, dans Le Cri du peuple, conclut-il en ces termes : En sortant de ses ateliers mystiques pour porter sur la place publique son tendard de paix, qui dfie la force en affirmant en plein

  • soleil les ides dont elle gardait les symboles dans lombre depuis des sicles, la franc-maonnerie a runi, au nom de la fraternit, la bourgeoisie laborieuse et le proltariat hroque. Merci elle ! Elle a bien mrit de la rpublique et de la Rvolution.

    La suite est connue : une ultime rencontre entre deux portes Versailles avec Thiers et en mai la Semaine sanglante (20 000 communards ou fdrs tus contre moins dun millier de Versaillais). Et, au sein du Grand Orient, une fracture entre les blouses maonniques maons proltaires et rvolutionnaires et les habits noirs rpublicains bourgeois et modrs. On avait retrouv les premiers dans les rangs de la Commune, les seconds plutt dans les salons versaillais. Le 29 mai 1871, lissue de la prise de Paris, le Conseil de lOrdre adressa aux loges une circulaire condamnant la Commune. Ce que nous devons dclarer bien haut, cest que si le Grand Orient de France na pu, par suite de la dissmination de ses membres, empcher de pareils actes, il les a rprouvs et ny particip en aucune manire.

    Babaud-Laribire, successeur du brave gnral Mellinet la Grande Matrise, vraisemblablement soucieux de mnager lavenir de lobdience, tint prciser, le 1er aot suivant : La maonnerie est reste parfaitement trangre la criminelle sdition qui a ensanglant lunivers, en couvrant Paris de sang et de ruines Il ny a aucune solidarit possible entre ses doctrines et celles de la Commune, et si quelques hommes indignes du nom de maons ont pu tenter de

  • transformer notre bannire pacifique en drapeau de guerre civile, le Grand Orient les rpudie comme ayant manqu leurs devoirs les plus sacrs.

    Fort heureusement, il ne manqua pas de frres aprs la Commune pour venir en aide aux Fdrs pourchasss ou dports (souvent en Nouvelle-Caldonie), parmi lesquels de nombreux frres.

    Sur le plan institutionnel, le Grand Orient opre une rvolution tranquille : ds 1871, le Grand Orient, linitiative de Babaud-Laribire, supprime le titre de Grand Matre et le transforme en prsident du Conseil de lOrdre. Lexcutif de lobdience est confi au Conseil de lOrdre dont les sessions deviennent obligatoires et publiques. Le Conseil est dailleurs entirement renouvel et il ne comporte plus que des rpublicains.

    Le Convent de 1871, prudemment, vita de condamner les frres communards mais sabstint malgr la demande du Frre Desmons de demander lamnistie. Les vritables difficults commencrent aprs le dpart de Thiers du sommet de ltat (23 mai 1873). Un gouvernement dOrdre moral, un prsident monarchiste le marchal Mac-Mahon , une glise catholique rtablie dans son influence mnent la vie dure aux rpublicains et la franc-maonnerie tenue pour responsable des crimes de la Commune et accuse de propager lathisme. Souponn juste titre de constituer le point de convergence de tout ce que le pays comptait de personnages rpublicains de

  • premier plan, le Grand Orient recommanda la plus extrme discrtion aux loges.

    La situation empira aprs le coup dtat de Mac-Mahon qui renvoya le gouvernement de Jules Simon pour lui substituer un ministre de combat prsid par le duc de Broglie le 16 mai 1877. Le combat final tait engag et il devait se terminer par la victoire sans ambigut du camp rpublicain aux lgislatives doctobre.

    La mme anne, le 10 septembre, souvrait Paris un Convent du Grand Orient appel prendre une dcision historique. Depuis 1865, le dbat portant sur lobligation de croire en Dieu tait rcurrent au sein de lobdience. Or, il avait t dcid lors du Convent de lanne prcdente de renvoyer cette question ltude des loges. Le Convent de 1877 se droula en pleine campagne lectorale. Bloc rpublicain contre bloc clrical : la maonnerie, cible des attaques des conservateurs et de lglise, tait pleinement implique dans la campagne, et lon peut aisment imaginer que cette situation influa sur les votes des loges.

    Dentre, une commission ad hoc et un rapporteur furent dsigns. Les conclusions du rapporteur, le pasteur Desmons, ne laissaient aucune part la confusion : Que la franc-maonnerie plane donc majestueusement au-dessus de toutes ces questions dglises et de sectes, quelle domine de toute sa hauteur toutes leurs discussions, quelle reste le vaste abri toujours ouvert tous les esprits gnreux et vaillants, tous les chercheurs consciencieux et dsintresss de la

  • vrit, toutes les victimes enfin du despotisme et de lintolrance.

    Le Grand Orient prenait donc cong du Grand Architecte. Le dpouillement des rponses donnes par les loges dgageait une majorit nette : 135 voix pour, 76 contre. En tenue, on avait vot mains leves mais cela ne changeait rien laffaire. Pour autant, lobdience naffirmait pas une conception matrialiste du monde et nentendait aucunement la rendre obligatoire. Ainsi, en 1904, en pleine guerre des deux Frances autour de la lacit, quand certains voulurent modifier les statuts du Grand Orient dans le sens de la Libre-Pense et du matrialisme, Frdric Desmons monta la tribune pour convaincre ses Frres de nen rien faire et de rester philosophiquement neutre sur ces questions.

    Le Grand Orient se dclare agnostique : ladhsion la maonnerie ne sidentifiait ni une croyance ni une non-croyance.

    Lobligation de croire en Dieu, introduite en 1849 seulement dans la Constitution du Grand Orient, en sortait moins de trente ans plus tard. Larticle 1er tait dornavant ainsi rdig : La franc-maonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vrit, ltude de la morale universelle, des sciences et des arts et lexercice de la bienfaisance. Elle a pour principes la libert absolue de conscience et la solidarit humaine. On insra la phrase : Elle

  • nexclut personne pour ses croyances. Et lon conclut : Elle a pour devise : Libert, galit, Fraternit.

    Et les loges qui le souhaitaient purent continuer quel que soit leur rite duvrer ou non la Gloire du Grand Architecte de lUnivers .

    Le Grand Orient pouvait dsormais se consacrer son grand uvre : le combat pour la lacit de lcole et de ltat.

  • Paradoxalement, la dimension religieuse est secondaire dans la guerre des deux Frances qui va dchaner les passions la Belle poque. Le Grand Orient conservera dailleurs des relations cordiales avec les glises protestantes ou les institutions religieuses juives. Ce qui est reproch lglise catholique, ce sont moins ses positions thologiques que ses prises de position politiques et ses interventions incessantes dans la vie sociale. En effet, au lendemain de la chute de la IIe Rpublique, lglise catholique va se rigidifier sur des positions ultraconservatrices et apparatra de plus en plus aux yeux de lopinion comme la base arrire et le principal soutien des partis politiques ractionnaires qui menacent la IIIe Rpublique.

    Le pape et, sa suite, le clerg franais expliquent alors que la dmocratie est contraire lOrdre de Dieu sur Terre, et condamnent tout la fois le libralisme, le socialisme ou, tout simplement, tout progrs dans les connaissances issues de la rvolution des Lumires. sans revenir la mise au point dfinitive du P. Deschamps qui crivait, dans Les Socits secrtes et la Philosophie de lhistoire contemporaine, cit par Andr Combes : Se sont ramasses au sein de la maonnerie, comme dans un cloaque impur, comme la sentine de lunivers, toutes les impurets, toutes les immondices des hrsies qui ont ravag lglise depuis huit cents ans.

  • Le Grand Orient rassemble les rpublicains, les runifie peu peu, rintgre Jules Ferry dans le cercle qui regroupe toutes les familles de pense rpublicaines. En 1877, les francs-maons sinvestissent lectoralement. Une centaine de dputs et de snateurs maons sont lus.

    Jules Ferry devient ministre de lInstruction publique et impose lenseignement public, lac et obligatoire jusqu 13 ans. Les congrgations sont bouscules. Les lois rtablissant le divorce civil, le droit de runion, dassociation, la libert de la presse, les liberts sociales, les droits sociaux, sorties en gnral des loges, sont adoptes.

    Le rpublicanisme tempr du Grand Orient de France devient peu peu un radicalisme affirm.

    La menace dune victoire royaliste aux lections de 1885 permet lobdience de mettre en place le systme de discipline rpublicaine qui marque encore la vie du pays.

    Les tentatives de mise en cause des jeunes institutions dmocratiques se traduisent rgulirement par des tentatives, bien relles, de coups dtat dont le boulangisme sera le paroxysme. Laffaire Dreyfus, qui verra la quasi-unanimit du Convent soutenir linnocence du Capitaine, marquera aussi lentre du Grand Orient dans les dbats les plus sensibles.

    La collusion de tous les conservatismes va pousser le Grand Orient crer un parti politique nouveau. Tout dabord, en laissant 53 loges participer la cration en 1895 du Comit daction pour les rformes

  • rpublicaines. Puis en participant la cration de la Ligue daction rpublicaine qui organisera le 14 juillet 1900 une manifestation massive de tous les rpublicains. Enfin, en permettant en 1901 plus de 155 loges de crer un Parti rpublicain radical.

    La mme anne, la loi sur la libert dassociation est vote, et lamendement du Frre Groussier lui donnera toute son ampleur.

    Ds le dernier tiers du XIXe sicle, il apparat clairement aux rpublicains que la dmocratie ne pourrait durablement sinstaurer en France tant que linfluence de lglise catholique sur la socit ne serait pas rduite. Il tait dailleurs paradoxal de voir ltat rpublicain subventionner au travers des salaires des ecclsiastiques, des coles, des hpitaux ou diffrents services publics concds une glise catholique qui soutenait massivement tous ses adversaires.

    Comme le rappelait lorateur du Convent du Grand Orient de 1894, le dput Gadaud, on tait, de fait, face un systme politique qui a la prtention de confisquer son profit le sentiment religieux et de sen servir pour englober et conduire la bataille toutes les forces hostiles la Rpublique . Le Grand Orient va alors devenir lglise de la Rpublique , selon la belle expression de Pierre Chevallier et lme de la politique anticlricale qui vise dabord neutraliser les adversaires rsolus de la Rpublique.

    La sparation des glises et de ltat, obtenue en 1905, fut mene au pas de charge par le gouvernement du Frre Combes avec le soutien sans faille du Grand

  • Orient et de la Grande Loge de France. En quelques mois, congrgations, cole, institutions de charit, tous les relais dans la socit du principal acteur de la vie sociale en France, lglise catholique taient mis en cause sans mnagement par les pouvoirs publics rpublicains. La vigueur de la controverse en fit certains moments, notamment lpoque des inventaires , une vritable guerre , chacun des adversaires nhsitant pas devant lusage de moyens discutables. Laffaire des fiches qui permettait de connatre les choix religieux des officiers, fit ainsi tomber le gouvernement Combes en 1905.

    En quelques annes, la libert de choix saffirma dans tous les secteurs de la vie sociale. Toutefois, ds 1910, les liens entre la franc-maonnerie et le radicalisme politique se distendent. En 1924, puis en 1936, le Grand Orient fera connatre ses choix politiques ou manifestera encore publiquement. Mais la maonnerie politique se fait plus discrte.

  • Les lendemains de la Guerre de 14-18 sont une priode de doutes et dinterrogations pour la conscience europenne. Le progrs, la science, la dmocratie nont pas empch lhorreur des tranches qui a englouti sauvagement toute une partie de la jeunesse. L Union sacre a temporairement attnu la guerre idologique entre les deux Frances , clricaux et rpublicains ont souffert et lutt cte cte pour la patri