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Le Jazz - Lucien Malson Christian Belles

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Le Jazz - Lucien Malson Christian Belles

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  • QUE SAIS-JE ?

    Le jazz

    LUCIEN MALSON

    Agrg de philosophie

    Compositeur et arrangeur

    CHRISTIAN BELLEST

    Ancien professeur de Conservatoire la Ville de Paris

    Charg des cours de jazz (Luxembourg VIe)

    Septime dition mise jour

    34e mille

  • Introduction

    e livre est, fondamentalement, dintention pdagogique et ses auteurs sy prsentent, ds la premirepage, comme enseignants. Certes, ce travail a lambition de manifester tout lecteur lessence dujazz, le terreau o il senracine et, surtout, ses dveloppements buissonnants, mais il a la volont,aussi, de sadresser ceux qui, tudiant dans des coles de musique ou dans diverses structures desuniversits, cherchent un point damorce, un point dappui qui ne nglige pas les aspects techniquesde lobjet abord. Lclairage est, par choix dlibr, musicologique. Non que nous considrionslinsertion sociale dun art comme une ralit sans importance mais, depuis la fin des annes 1950,depuis larticle Une musique et un peuple , qui ouvrait le premier numro des Cahiers du Jazz,nombreux sont les ouvrages qui situent avec soin la naissance et lvolution du phnomne dans soncontexte conomique, politique, idologique. La description des faits musicaux na pas bnfici dela mme attention constante. Puisse ce livre contribuer rtablir un quilibre dans les espaces desbibliothques.

    Avec Les Matres du jazz, lun de nous a cherch ne pas ajouter une nouvelle histoirechronologique beaucoup de celles qui existaient ailleurs. En crivant ce volume nous avons dplaclaccent : il est mis cette fois sur les styles et non sur les seules grandes personnalits. Les auteurssont assez diffrents lun de lautre dans les comptences pour que leurs efforts associs se soientenrichis dapports rciproques et, simultanment, assez semblables dans les opinions, pour que ledialogue ait t possible, fructueux, et la synthse assumable en commun.

    Nous avons saut le pas en proposant quelques exemples, quelques relevs sur porte. Nous sommesbien videmment convaincus que les schmas ne fournissent que des indications formelles,structurelles. Ils ont pour but de renvoyer aux disques. Ils peuvent aider, cependant, comme lecommentaire littraire, mieux percevoir. En une poque o les classes de jazz se multiplient, o unconcours de professorat spcifique existe, et pour longtemps, il nous a sembl utile de donnerdiscrtement ces informations graphiques. Nous rassurons tout le monde : ceux qui ny trouveront pasavantage pourront puiser satisfaction dans la seule lecture du texte.

    C

  • Chapitre I

    Origines et caractristiques du jazz

    I. Originese la fin du xixe sicle au dbut du xxie, on peut compter plus de cent ans de musiques afro-

    amricaines, sinon de jazz proprement dit. Encore que sa forme vocale, avec le blues (sajoutant celle du spiritual, antrieure), et un matriau capital, avec le ragtime, peuvent tre considrs commeles lments de son tat gestationnel. Assigner au jazz une anne de naissance, ne serait quun effet dedcision hasardeuse. Disons que, au cours de la priode qui stend de 1885 1910, quelques Noirsde la Louisiane ont nou un ensemble de traditions musicales et les ont, ainsi, la fois conserves etdpasses.

    A) Les survivances africaines

    Quune de ses composantes consiste en un faisceau dapports africains, cest ce qui estimmdiatement sensible dans le jazz. Les Noirs arrachs au sol natal lpoque de la traite taient,pour leur majorit, ceux des territoires stendant du Cameroun au Sngal, lieux de la plus richecivilisation ngro-africaine, civilisation dite de la fort (par opposition celle de la savane ,plus ouverte linfluence musulmane, et donc moins typiquement noire). Pas loin de 90 % desdports provenaient des rgions de lOuest africain situes, mis part lAngola, au nord delquateur. Des lambeaux de culture originelle ont survcu parmi les esclaves en dpit, dun effort, dedmantlement des groupes tribaux. Une tradition instrumentale, chorgraphique et vocale sest, tantbien que mal, perptue, triomphant du brassage des coutumes et de la multiplicit mle desdialectes. Ainsi les joueurs de tambour ont-ils continu de procder, partir dun thme, desdrivations complexes, tirant parti dun donn rythmique comme les musiciens de lEuropedveloppaient un donn mlodique et harmonique. Les chanteurs et les manipulateurs de protobanjosou de balafons se sont associs aux tambourinaires pour accomplir des crmonies sonorescollectives. Certains aspects de cette conduite africaine persvreront dans le premier jazz tandis quese maintiendront dans le preaching les procdures responsoriales. En revanche, la polyrythmiesattnuera en Amrique du Nord o elle ne sera retrouve que beaucoup plus tard.

    La tradition africaine ctait, avant tout, un got pour les timbres triturs, adultrs, effaant lafrontire incertaine qui passe entre le son et le bruit, et dont a magistralement parl Andr Schaeffnerdans son livre Le Jazz, de 1926. Ctait, aussi, le souci permanent du tempo, dans une perspectiveritualiste qui ne sparait pas la musique de la danse et du chant perptuellement rythms. Ce qui futsauv par le travailleur dport, et qui reste lessence de lafricanit, cest une manire originale defaire vivre le son et le rythme, manire qui voluera dans le jazz sans pour autant totalement

    D

  • seffondrer.

    B) Une musique de dracins

    En Amrique, lAfricain se souvint des chants et danses du terroir originel et, dans le Sud profond, rencontrant le protestantisme, se mit traiter les cantiques sa faon. Le choral noir sembla auxpremiers observateurs blancs bmoliser le mi et le si, dans la gamme de do majeur. La traditionafricaine conduisit en outre les exils accompagner les chanteurs de battements de mains sur lesdeuxime et quatrime temps de la mesure, cette accentuation devenant plus prsente loreille quecelle des temps forts (premier et troisime). Elle apportait une densit rythmique nouvelle. Ressaisiede telle sorte, la musique religieuse des planteurs devint une musique spcifiquement noire, lespiritual, appel gospel au milieu des annes 1940.

    partir de ces chants religieux transforms, des chants africains survivants et des chants rustiques duSud (tels que Go Down Old Hannah, Pick a Bale of Cotton), un folklore noir amricain sestconstitu, dune part, dans le cadre des ballades (ex. Saint James Infirmary), dautre part, sous laforme des blues (John Henry). Des plus anciens plerins noirs : Charley Patton, Blind Blake,Leadbelly, Blind Lemon Jefferson, jusquaux artistes de plus jeunes gnrations : Albert King, B. B.King, Freddie King, Albert Collins, Stevie Ray Vaughan, en passant par Leroy Carr, Elmore James,Muddy Waters, John Lee Hooker, la tradition du blues chant sest maintenue vivante soit par le faitdes vocalistes saccompagnant eux-mmes la guitare ou au piano, soit par lentremise desorchestres de jazz de tous styles et des chanteuses populaires (Bessie Smith, Ethel Waters, MemphisMinnie, Etta James).

    C) Quelques composantes blanches

    Avec le blues primitif lart musical noir demeurait essentiellement vocal. Mais, au xixe sicle, et plusprcisment dans les dernires dcennies, les Noirs de la Louisiane formrent quelques orphons quireprirent les polkas, les quadrilles, les marches et les airs la mode chez les Blancs. Vers la fin duxixe sicle surgit le ragtime, musique en premier lieu destine au piano et qui consiste en uneadaptation par les hommes de couleur de la culture profane europenne.

    la forme du ragtime adopte par le jazz pendant ses premires poques, se substitua celle des songs , chansons populaires amricaines blanches qui sordonnent souvent en quatre phrases :AABA, de huit mesures chacune, la troisime, appele bridge, faisant pont (ex. Lady Be Good, SweetSue, Honeysuckle Rose).

    la fin du xviiie sicle et tout au long du xixe, la musique des Noirs, qui amusait leurs exploiteurs,eut une traduction satirique blanche dans lart des Minstrels (mnestrels). Simultanment, les Noirsimitrent leurs imitateurs, et se brocardrent eux-mmes. Minstrels noirs et minstrels blancs vcurentdemprunts rciproques en une tragi-comdie acide qua savamment raconte Jean-ChristopheAverty.

  • D) Le jazz au dbut du XXe sicle

    Lorsque, au-del des annes 1880, des orchestres de bastringue de La Nouvelle-Orlans joignirentles blues et les rags leur rpertoire de danse, le jazz, en tant que style musical original, dut prendreforme. Lensemble de Buddy Bolden parat bien avoir t le premier orchestre noir de jazz dans lestavernes de la ville mais ce jazz se jouait aussi on loublie trop souvent pour les fteschamptres, pour les pique-niques des bords du lac Pontchartrain, les enterrements, les dfilsfantastiques du Carnaval, et, parfois, juchs sur un chariot ou sur un camion, les musicienssaffrontaient en un bucking contest ou cutting contest lissue duquel le public acclamait unvainqueur.

    II. CaractristiquesA) Un traitement particulier du son

    En semparant des instruments de musique, le joueur de jazz tenta de transposer en eux les effets devoix des chanteurs africains. Ainsi, au lieu dmettre le son de manire franche et sa hauteur normale , le musicien de jazz put faire varier en cours dmission lintensit de ce son et sarsonance et le hisser ou labaisser jusqu la place vise, parfois distante dun demi-ton (ex. TheMood to Be Wooed de Duke Ellington, le solo de Johnny Hodges). Ces inflexions eurent, et selon lesinstruments, des sous-espces dans le glissando o la note stire sur plusieurs degrs de la gamme,voire prs de loctave (ex. Snowball de Louis Armstrong, la coda), glissando qui peut, une fois lanote atteinte, linverse, retomber (ex. If You See Me Comin , solo de guitare de Teddy Bunn).Procd oppos celui de lmission inflchie, lattaque brusque fut galement utilise par lesartistes de jazz (ex. les trompettes de I Got Rhythm avec Bill Coleman, ou la trompette de TerenceBlanchard dans By the Way de Blakey). Enfin, tandis que lemploi de vibratos accuss, de grandeamplitude et de grande frquence, confrait la sonorit une chaleur et un volume accrus (ex.Relaxin at the Touro de Muggsy Spanier, lintroduction la trompette), limitation des sons vocauxtouffs ou grondants fut obtenue soit par lemploi de sourdines (ex. Black and Tan de DukeEllington, les solos de trompette et de trombone bouchs en wa-wa ), soit par une vibration forcede la gorge et des cordes vocales dterminant le growl instrumental (ex. Blues du premier concertdu Jazz at the Philharmonie, solo de tnor dIllinois Jacquet, Sun Watcher dAlbert Ayler, Brazil deGato Barbieri). Il faudrait ajouter ces notes qui couinent selon la technique du piston mi-baiss la trompette (ex. Solid Old Man, le jeu de Rex Stewart, ou lextrme fin de Confessin' de WyntonMarsalis) et encore ces sons extrmes siffls, qui sortent de la tessiture ordinaire de linstrument etqui sont un comble de lexacerbation (ex. The Blues de Jacquet et le Sun Watcher dAyler, djcits, qui en donnent de bons modles).

    La pratique de linflexion, de lattaque sche, du vibrato, le recours aux sonorits dirty (rches,grinantes) ou diversement tritures, ont cr un nouvel univers sonore. Ce travail du son nest, onsen doute, pas demeur identique lui-mme au cours du temps. Lattaque, ferme, perdit peu peude sa franchise au fur et mesure que les musiciens sorientaient vers un phras plus legato. Les

  • saxophonistes de lcole de Benny Carter possdaient, bien avant la guerre de 1940-1945, uneattaque fine, dlicate, amorant une volution. Plus tard, Miles Davis adoucit encore cette attaque, la trompette. Elle demeure, nanmoins, dans le jazz, et dans tous les cas, fortement dynamogne par levolume de la note mise et sa densit sonore, cest--dire sa richesse en harmoniques (facteursdpendant dune manire particulire de souffler). Le vibrato, rude lorigine (ex. celui de KingOliver), sest affin (ex. celui de Louis Armstrong dans Tight Like This) et amenuis avec le temps(ex. celui de Chew Berry dans le Shufflin at the Hollywood de Hampton). Il sest transform parfoisen inflexion chez certains solistes (ex. Lester Young, en tempo rapide). Quelques musiciens ont faitalterner notes vibres et notes non vibres (ex. Dizzy Gillespie, Charlie Parker), nont utilis levibrato quen fin de note longue (ex. Lee Konitz) ou trs lgrement en tempo lent (ex. Miles Davis,Chet Baker).

    B) Une mise en valeur spcifique du rythme

    Le rythme du jazz, dans lordre instrumental, sest progressivement organis selon un nouveauparamtre musical appel le swing. Tension et dtente, exaspration et relaxation, le swing participede la douleur et du plaisir, du dsir et de langoisse. La srie des antinomies que met en videncelanalyse descriptive ne peut dailleurs que suggrer ce qui sprouve en fait et a dfi jusquici uneexplicitation graphomtrique. Cependant, ce sur quoi tombent daccord, en un large consensus, lesjazzophiles, cest--dire la prsence du phnomne dans certaines interprtations, et son absencedans dautres, doit correspondre un vnement du monde extrieur donc un fait matriel. Le jazz son plus haut niveau est une recherche et une extrioration de ce swing. Il est impossible, lorsquil estquestion de jazz, de ngliger la valeur que constitue en soi son existence.

    Plusieurs conditions objectives non suffisantes, mais assurment favorables, paraissent prsider saproduction.

    1 / Retenons dabord ladoption de la mesure 2/2 ou, principalement, 4/4. Toutefois, on rencontreaussi la mesure 3/4. Plus exceptionnelles sont les mesures 5/4, 7/4, ainsi que les mesurescomposes, si ce nest que la mesure 12/8 est frquente en certains styles (par ex. chez HoraceSilver ou Ray Charles). Nous pourrions signaler la prsence, titre dexprience, de mtres plusrisqus (ex. 15/8 chez Joe Henderson, 19/8 chez Don Ellis).

    2 / La mise en place des notes de la mesure, par rapport au tempo, se doit dtre toujoursrigoureuse. Nanmoins, certains grands musiciens, les Armstrong, les Gillespie, les Parker, lesHerbie Hancock, se sont autoriss transcender cette rgle commune, laissant entendre une pulsationintrieure indpendante du tempo exprim par la section rythmique, cette libert-l apparaissantcomme lapanage des plus hupps.

    3 / Lutilisation daccentuations opportunes, variables selon les styles et les individualits, contribue donner au phras son allure intensment vivante. Laccentuation sest complexifie au cours delhistoire jusqu en venir, chez Parker, puis chez Coltrane, envahir le discours au point de syfondre. linverse, chez Monk, cette accentuation simpose avec une force qui semble dominer etsouder le rythme, la mlodie et lharmonie.

  • 4 / Enfin, le swing a souvent profit dune division du temps qui na jamais pu tre note de manireentirement satisfaisante. Le rythme du jazz, quand on lcrit, apparat, curieusement, sur la porte,soit en croches rgulires soit en croches pointes, doubles croches , soit en triolets . Or,lorsque ce rythme est interprt par les musiciens, il se donne comme tournant autour du ternaire .

    Ce phras ternaire semble efficace jusquaux environs du tempo 168 = ? (168 noires la minute).Au-del de cette limite approximative, en tempo rapide, linterprtation ternaire en tant que tellesemble plus nuisible que favorable. En tempo vif, ou en tempo lent, lorsque sont requises denombreuses doubles croches, le jazzman lui substitue un rythme binaris voluant vers deuxcroches plus ou moins gales.

    5 / Des recherches techniques sur le swing, laide des ordinateurs de lircam, furent boucles en1986 et publies en 1995. Andr Hodeir, associ lentreprise, ny voit quune tentative initiale quia contribu dfricher un sujet particulirement complexe en insistant notamment sur limportancedu couple . Il reste convaincu que beaucoup de musiques donnent un sentimentde swing lequel toutefois nquivaut pas son vidence propre . Il faut renvisager la question, et lacreuser.

    Les musicologues classiques ont parl de notes ingales dans la manire dinterprter les valeursbrves de la musique baroque et remarqu que lallongement des notes accentues constitue unetendance trs gnrale dans les hymnes mdivales, les musiques traditionnelles ou le jazz (JacquesViret). Lisochronisme parfait et le rythme verbal libre ne sont que rarement purs. La rgularit desappuis structure de lextrieur la plus ou moins grande souplesse des mouvements intrieurs venus delappui prcdent ou se dirigeant vers le suivant. Le jazz a systmatis cette notion son usage (leswing), et ce, dans son esprit (Jacques Chailley).

    Il sagit des diffrentes faons de diviser une mme valeur (binaire ou ternaire) et, donc, du choix derompre la rgularit du temps dappui. Aux tats-Unis, sur ordinateur encore, Will Parsons et ErnestCholakis ont tudi le phnomne du swing en examinant chez quinze batteurs de renom la mise enplace du contretemps (offbeat) et de laccent (velocity) sur chaque temps et contretemps jous lacymbale ride . Les swing points sont situs entre les temps, et distribus de manire libre.

    On a beaucoup discut, depuis 1960, pour savoir sil convenait encore dappeler jazz lesmusiques qui inclinent renoncer au tempo rgulier. On parle de jazz tout de mme de free jazz linvitation de certains musiciens puisque subsiste lun des deux lments distinctifs ( savoir, letravail de la matire sonore) et quune dfinition laxiste remplace alors une dfinition stricte. Cettedernire, la dfinition de type strict, a surtout la volont dtre rigoureuse et non absurdementrigoriste. On dsignait aussi, sous le terme de jazz , aux dbuts de la musique orchestraleenregistre, des uvres o le swing avait peine affleur, des uvres proches encore du battement des cliques ou des ensembles de ragtime. Cest une rythmique bondissante chez des musicienscomme Armstrong ou Bechet, qui a dfinitivement dgag du proto-jazz une rythmique swinguante , et, de ce fait mme, celle dune musique non seulement novatrice mais inoue, dignedun nom nouveau.

  • III. Polmiques autour dun motLe terme jazz , lui-mme, a t parfois contest en tant quil manifesterait une prtention impriale subsumer trop despces de musique sous un mme genre. Ainsi les pratiquants dun certain styleont-ils parfois prtendu quils ne faisaient pas du jazz, mais tout autre chose, le mot jazz restantbon seulement pour dsigner ce quoi se consacrait le prdcesseur ou le voisin. Il y a de la vanitdans ces formes de propos, un souci de se dmarquer, un refus de se laisser classer, pour ne pas direenrgimenter. Mais un Armstrong ou un Gillespie surent ce ne sont que deux exemples , lintrieur dun genre, crer une manire nouvelle, dabord personnelle, et qui devint, reprise pardautres, la manire dune gnration, les deux inventeurs de langage nprouvant pas la moindrencessit, comme de plus petits queux, de suggrer quils ne venaient de nulle part ou quils staientarrachs au monde jazzique.

    ce mobile psychologique, n dans une socit o il faut passer pour original, mme si ce nest pasvrai, sest joint une raison conomique. En de nombreuses circonstances, des musiciens qui saventcompter se sont aperus quils taient moins bien pays sils sannonaient comme jazzmen quecomme clbrants des musiques populaires, ou traditionnelles, ou, mieux, contemporaines, et quilsrecevaient moins aussi, de ce fait, de prbendes des institutions culturelles. Do lide de chercherdes labels plus juteux, et ouvrant plus de portes, comme des passe-partout. Ces comportementstactiques nont pas, dailleurs, toujours t aussi rentables quils le laissaient prsager. Ainsi, dansles priodes de renaissance de modes, ou dans des espaces de festivals attirant les foules sousltiquette du jazz, on vit les rserves lgard de la terminologie soudainement fondre, ce qui secomprend aisment, puisque le refus du vocable ou son acceptation sont, dans un cas comme danslautre, fonds non pas sur une analyse et une reconnaissance de traits descriptifs, mais sur leuropportunit demploi dans le milieu difficile du commerce et de lindustrie de lart.

    Reste un motif dordre thique qui apparut soudainement dans les annes soixante-dix et qui, aunom de la dignit noire, rejetait lexpression jazz en invoquant des questions dtymologie. Cejazz aurait signifi dans largot des ghettos, autrefois, les rapports sexuels. Dire un Noir quilfaisait, en musique, du jazz, ctait en somme ravaler son travail esthtique la pure et simplefornication. Il faut critiquer svrement cette pseudo-critique. Cinq objections suffiront.

    1 / On a propos une dizaine dhypothses diffrentes au moins quant la source du mot jazz (cf. Peter Tamony, Les Cahiers du Jazz, I, p. 78-82, et aussi Smitherman, Talkin and Testifying' , p.53, qui le fait driver du malenke jasi vivre intensment en attendant que dautres languesou dialectes africains soient, leur tour, appels la rescousse). Aucune des hypothses avancesna pu recevoir de preuve irrcusable. Le plus vraisemblable est que la musique de jackass ,comme on disait dans le Sud, ou, sous leffet davalement dune partie du mot dans la langue orale,que la musique de jass donc, ait reu cette appellation des tenants de la culture lgitime .Lionel Hampton et Albert Nicholas ont apport des tmoignages qui vont dans cette direction.

    2 / Les musiciens blancs de La Nouvelle-Orlans, qui ne pouvaient ignorer, si cette explication tientdebout, la nuance pjorative de lexpression, ne sen sont pas formaliss. Ils ont trait le mpris parle mpris ou par la provocation. Ce sont des Blancs qui formrent lOriginal Dixieland Jassband

  • (1916). Cest lOriginal Memphis Five qui se nommait aussi Choo Choo Jazzers (1923) ce terme jazzers sera repris en 1951, chez Clef, pour le petit groupe de studio de Charlie Parker. Cest Bixqui joua Jazz Me Blues (1927) et cest Paul Whiteman qui accepta, sans se faire prier, de paratrecomme The King of Jazz dans le film de 1932 portant ce mme titre.

    3 / Exception faite de Mahalia Jackson qui souhaitait ne pas confondre loffrande religieuse du chantavec son utilisation laque mais qui voulut bien paratre tout de mme sur les scnes dAntibes et deNewport , les musiciens noirs nont jamais, avant la fin des annes 1960, rechign parler du jazzet se servir de lappellatif. Clarence Williams appartint aux Johnsons Jazz Boys (1921), KingOliver fonda le Creole Jazz Band qui interprtait Jazzin Babies Blues (1923) avant que son mule,Louis Armstrong, ne jout Jazz Lips (1926) et que Duke Ellington nenregistrt Sweet Jazz OMine(1930).

    4 / Si ltymologie qui renvoie la connotation graveleuse tait exacte, on retrouveraitimmanquablement le terme dans les paroles du blues, qui nont jamais connu la censure ; or levocable jazz ne survient quasiment jamais dans le chant populaire noir profane auquel ne faitpas dfaut la crudit du propos : to rock et to roll , en revanche, apparaissent, sans hypocrisie,et ont eu, mondialement, la fortune que lon sait sans quaucun musicien ne sen meuve, Jazz , audemeurant, na jamais, hors de la lexicologie musicale, connu de forme verbale, sinon trstardivement. On na jamais jazz personne, La Nouvelle-Orlans, dans les annes 1910, seulementces impondrables que sont les airs, les thmes, les mlodies.

    5 / Enfin, nous prouvons quelque tristesse devoir rappeler certains musiciens ce quenseignentles linguistes, commencer par Saussure. Il ne faut pas mler, dans la description du phnomne delangues, la diachronie (la succession des tats) et la synchronie (un tat formant systme un momentprcis et donn). Saussure note que le mot dpit signifia dabord mpris en franais. Le sens achang. Il ne sert rien de connatre lhistoire du terme pour valablement sen servir aujourdhui.Conservons donc jazz , pour dsigner cet art si beau dont nous avons donn plus haut, en quelquespages, la seule dfinition qui nous semble lui convenir.

  • Chapitre II

    Spiritual

    l restait des rudiments culturels, de lAfrique mre dans la plupart des manifestations musicales desNoirs amricains. La rtention procde dabord des motors habits dont parle Herskovits, de cettemmoire motrice quen termes bergsoniens Roger Bastide distingue de la mmoire imageante. Lesrythmes ancestraux se conservrent dans le frappement des mains, dans le mouvement des pieds, dansles techniques de la voix mais, plus gnralement, les techniques du corps dont traitait Marcel Mauss.

    1. Gense et formes

    Le jeu dantiphonation africain, lui, sest coul dans les moules du responsorial de lglise blanche.Le monde du spiritual se donne nous comme un ensemble trs riche de pratiques vocales. On peut lediviser, comme y invite Weldon Johnson, en quatre espces qui vont du solo-repons strict, la formechorale, en passant par des degrs intermdiaires o lantiphonie sattnue. Mais on peut aussidiscerner des tapes multiples : sermon rythm, puis psalmodie (ou moaning ) puis chant rythmet ring shout enfin qui mne au superlatif de la transe.

    Reprise des chants europens par lhabitude africaine (avec, mme, quelques rminiscencesmlodico-rythmiques), tel est le spiritual dont les premires manifestations remontent au dbut duxixe sicle. Et la voix, dit Gilbert Rouget, y reste africaine. Le premier spiritual publi (en 1861) estle Go Down Moses (cf. Louis Armstrong dans son Good Book ). Cest des universits noires,dont la Fisk University de Nashville, que reviendra la tche de recueillir et codifier le rpertoire deschants sacrs de la communaut, o apparat linvitable cadence plagale europenne :

    Les universits cres aprs la guerre de Scession, cest--dire aprs 1865, fondrent, en leur sein,des groupes vocaux polics, tels les Fisk Jubilee Singers (1871), qui firent des voyages enEurope.

    2. Du spiritual nomm gospel

    Les dictionnaires et les encyclopdies du jazz nhsitent pas rserver une rubrique aux interprtesde gospel songs qui ont, du reste, frquent non seulement les temples, mais aussi les scnes deconcerts. La cration en 1908, par Charles Harrison Mason, de la Sanctified Church va lectriser lesglises noires, balayer les dernires contraintes gestuelles et introduire dans les offices desinstruments de jazz, notamment des cuivres.

    La rfrence explicite lvangile a pu incliner certains auteurs distinguer deux courants du chantsacr, lun le spiritual classique attach aux thmes de lAncien Testament, lautre le

    I

  • gospel, ou spiritual moderne vou aux pisodes de la vie du Christ. Cela repose sur une irrfutableralit statistique, mais les exceptions sont nombreuses, dans les deux sens. Ce qui est certain, cestque les musiques religieuses et profanes noires ne se sont jamais ignores et que le jazz na pasmanqu dexercer, pour sa part, une pression sur ce que lon appelle le gospel o les solistes, plusnombreux que dans la tradition dix-neuvimiste, crivent souvent les paroles et la musique eux-mmes au lieu de seulement reprendre les cantiques ou les work-songs sacraliss etappartiennent, pour beaucoup dentre eux, au march du disque ou du spectacle. Le terme gospel sest impos au lendemain de la seconde guerre mondiale.

    3. Le gospel et la soul music

    Gospelaire est un bien joli mot, non employ par les historiens pour dsigner ceux qui chantent lespiritual du xxe sicle, mais que quelques groupes noirs ont choisi pour se dsigner eux-mmes.Gospelaires de Rosetta Martin, Gospelaires of Dayton, Bronx Gospelaires dAlex Bradford.Quelques clbrits du gospel sont demeures des personnalits replies sur lglise. Certains autresartistes, tout en frquentant les scnes, se sont faits les dpositaires de la tradition : Clara Ward,Bessie Griffin, Dorothy Mac Griff (Dorothy Love-Coates), Marion Williams, Deloris Barrett, JamesCleveland, Shirley Caesar, Jessy Dixon. Alex Bradford devait inventer les Stradfordettes , desgroupes de chanteuses et danseuses qui deviendront dabord, chez Ray Charles, des Raelettes puis, chez Ike Turner, des Ikettes . Aretha Franklin imita dabord Clara Ward, et Wilson Pickettprit pour modle le Rv. Julius Cheeks, lequel a dit lui-mme quil reconnaissait ses disciples enJames Brown et Sam Cooke. Chez les Soul Stirrers, Jess Whitaker (dont le How Jesus Died a inspirl e Lonely Avenue de Ray Charles), puis R. H. Harris et enfin Sam Cooke (Wonderful) ont renduquasiment indiscernables lart sacr et lart profane dont les albums se sont trouvs mls dans lesbacs des disquaires. Divers quartettes, de grande rputation, ont mieux rsist la lacisation, nonsans en tre parfois touchs.

    4. Gospelaires, bluesmen, jazzmen

    Entre les gospelaires, gens de lglise, et dautres gens du spectacle ou des concerts quiappartiennent ce que lhabitude langagire appelle soul music , les relations ne sont pas moinstroites. Thomas Dorsey (quengagea Sallie Martin, future associe de son homonyme RobertaMartin) a rencontr et admir Bessie Smith dans les annes 1910. Pendant la crise conomique,certains bluesmen se firent aisment chanteurs dglise. La transfuge sublime du gospel allait tretout de mme, sur les trteaux du jazz, Sister Rosetta Tharpe. Elle apparat au Cotton Club avant laseconde guerre mondiale aux cts de Cab Calloway, et grave des disques avec Lucky Millinder(Religion Blues, Trouble in Mind) , sassocie avec le pianiste profane Sammy Price, puis avecMarie Knight, une autre sainte , qui se tournera vers le blues.

    5. Portrait

    Le sperichil primitif fut un dialogue entre un soliste et des churs. Au-del de la guerre civile, cechant lunisson se transforme en chant plusieurs voix. Le succs du soliste se mue en une sorte devedettariat dans les annes trente et quarante. Mahalia Jackson deviendra limpratrice du gospel,

  • comme Bessie Smith fut limpratrice du blues. Une mme ampleur tragique rapproche les deuxsouveraines lune de lautre, et runit, au-del delles-mmes, en un semblable bonheur vocal toutesles grandes chanteuses de jazz qui apprirent chanter lglise. Entre la Mahalia de Amazing Graceet la Sarah Vaughan recueillie de Send in the Clowns, avec Basie, une filiation est patente, en dpitdu caractre tout fait profane de luvre interprte par Sarah. La prise de possession des psaumespar les Noirs, dont Chase souligne, juste titre, la transfiguration sous leffet, gnralement, deladoption dun tempo plus vif et, sans exception, dun traitement gnreusement syncop , doittre retenue. Outre la prsence de certains motifs rythmiques typiques de toute la musique afro-amricaine, il faut souligner surtout laccentuation trs puissante, sans appel, des temps faibles de lamesure. Signalons, en passant, que les temps dits forts dans la thorie europenne (le premier et letroisime) sont la marque de ce qui va vers le bas, vers la terre. Aux temps faibles, ceux qui sont enlair , les Noirs ont accord un immense privilge.

    Le spiritual, lorsquil est interprt en majeur (nous retrouverons plus nettement encore le phnomnedans le blues), manifeste une tendance labaissement de la tierce et de la septime de la gamme.Une sorte de polyphonie libre, troublante, et des fantaisies vocales se sont introduites lenvi dans lecontexte global.

    6. Le gospel et les jazz

    Lharmonie du spiritual, du gospel song, est fonde principalement sur les Ier, IVe et Ve degrs de lagamme diatonique. Des notes blue viendront ventuellement les pimenter, encore que lonconnaisse des interprtations de thmes religieux qui les ignorent (Jesus on De Water Side , ou, de la Black Nativity , My Ways Cloudy ). Lharmonie du gospel, linverse de celle dun jazz encontinuel mouvement, sest peu modifie dans le temps, mis part lemploi, assez rare, et tardif,daccords de neuvime ou de progressions harmoniques chromatiques.

    Quelques thmes utiliss par les jazzmen sont emprunts au rpertoire des spirituals (Kid Ory : Whenthe Saints ; Louis Armstrong : When the Saints galement, ou Nobody Knows the Trouble Ive Seen ;Dizzy Gillespie : Swing Low, Sweet Cadillac, une pochade, une version burlesque et affectueuse deSwing Low, Sweet Chariot). Les effets de portamento de certains jazzmen ne sont pas sans rapportsavec ceux dune Mahalia Jackson (Amazing Grace) et la pulsation jazziste est patente dans bien desaccompagnements de gospelaires (Marion Williams, I Just Cant Help It ) dans des dmarchespianistiques qui frisent le boogie (Mahalia Jackson, Top Rank ) ou dans des interventions desaxophone tnor en tout point comparables celles du rock and roll (Sister Rosetta Tharpe, Joyin this Land).

    Le gospel a incontestablement subi laction du jazz et, en revanche, nombre de jazzmen ont tir partidu phras churchy . Cest notamment le cas de Milton Jackson et de Johnny Griffin. Mais lartistele plus clbre, et qui a impatronis lunion du gospel et de la coutume bluesy , estincontestablement Ray Charles. Il devient prcheur sculier ds le dbut des annes 1950, et opre lafusion du jazz populaire et de la musique sacre (Im Going Down to the River, Misery in my Hart,It Should Have Been Me, Sinners Prayer) . Son thme-fanion Whatd I Say nest rien dautre quunblues, puissamment investi par la coutume du gospel singing . Moins connu, mais peut-tre plus gospelisant encore, est le Sweet Sixteen Bars du mme Ray Charles, jou au piano, et crit

  • galement par lui (cette fois en 12/8, comme son Lonely Avenue, lequel est moins lent).

    Le jazz funky , dans la seconde moiti des annes 1950, a su reprendre la conviction rythmique duspiritual. Nous sommes en prsence dune forme dexpression aux accents vigoureusement marqus,et qui sappuie sur un jeu de batterie classique .

    Le rapprochement est ais faire entre le comportement rythmique des voix et de la sectiondaccompagnement des gospelaires (Rv. Samuel Kelsey, Little Boy ou Shine for Jesus) et ce mmecomportement chez les jazzmen dobdiences les plus diverses (Ray Charles, Rock House ; DukeEllington avec son batteur Sam Woodyard, Play the Blues and Go, session de Chicago, ou Lullaby ofBirdland, session de Los Angeles). La contrebasse, gnralement, dans le gospel, assume comme enbeaucoup de styles de jazz les quatre temps de la mesure. Le piano, cela va de soi, ici comme partout,remplit un rle la fois harmonique, rythmique et orchestral . Lensemble des rythmiciensmaintiennent ainsi derrire les chanteurs dglise, ou derrire les solistes profanes , unirrsistible excitateur.

  • Chapitre III

    Ragtime

    e spiritual fut lune des premires musiques euro-africaines, lune des premires racines du jazz.Une autre racine fut le ragtime. Il nest pas facile den dcrire ou den dater non plus la survenue. Il asans doute germ dans lhumus des lointaines danses de plantation et sest prfigur dans le cakewalk .

    1. Le Missouri

    Ragtimer no-orlanais, pianiste de lupanar de son tat, Tony Jackson ne laissera trace de lui enaucun disque. Son Some Sweet Day traversera, avec Armstrong, le jazz des annes 1930 et son PrettyBaby restera vivant dans le rpertoire dun Willie The Lion Smith, dun Herbie Mann (fl.) oudun Jimmy Mac Griff (org.). En dpit de cet homme lgendaire, ce nest pas La Nouvelle-Orlansqui doit tre considre comme le centre le plus actif du ragtime naissant. Deux villes la dpassentlargement en cette affaire : Sedalia et Saint Louis.

    Sedalia, au Maple Leaf , un club de nuit, rgne Scott Joplin. Maple Leaf Rag (1899) est signpar lui, entre autres thmes fameux. Presque aussi connu que Joplin, et compositeur galementprolifique de Sedalia, James Scott lguera de nombreux morceaux souvent jous, dont Climax Rag(1914) que reprendront Jelly Roll en 1939 avec ses New Orleans Jazzmen , et, plus tard, en 1965,John Handy.

    Cest un musicien, en revanche de Saint Louis, Tom Turpin, que le hasard permet de publier lapremire partition o le mot rag simprime en toutes lettres : Harlem Rag (1897). Il est le pilierdu Roxland Caf alors que Louis Chauvin frquente, lui, le Hurrah Sporting Club . Lesragtimers de Saint Louis bnficieront de lExposition universelle de 1904 qui contribuera autriomphe de la musique aux accents dplacs .

    En ces deux villes, Sedalia et Saint Louis, les pianistes du rag, qui voyagent, changent leurstrouvailles. Un banjoste Sylvester Ossman sy rvle, qui sera lun des interprtes de TomTurpin, dArthur Pryor, et dont un enregistrement Berliner, de la fin du xixe sicle, comptera parmiles plus anciens documents dont nous disposerons en ce domaine (Ragtime Medley, 1897).

    2. La Louisiane

    Tony Jackson, lauteur de Naked Dance (dont saccompagnent les numros de strip-tease), est lavedette des botes de Storyville. Il est aussi linitiateur, en musique dchiquete , de Ferdinand Jelly Roll Morton qui fera vivre ses thmes et dfendra toujours son souvenir. Beaucoup

    L

  • dhistoriens pensent que la ragged music fut la premire dsignation de la jazz music et JellyRoll, qui pratiqua le rag originel, comme ses formes volues, sest flatt davoir t, en 1902, linventeur du jazz . Ce qui est vrai, cest quil fut, comme la remarqu Martine Morel, lun despremiers syncoper les basses la main gauche, alors que les vieux ragtimers frappaient de cettemain tous les temps avec une rgularit de mtronome. Jelly Roll a contribu au rpertoire du rag parquantit dinventions personnelles, dont la plus clbre est son King Porter Stomp qui fait partieintgrante du rpertoire du jazz.

    3. Le Nord et lEst

    De Sedalia beaucoup de ragtimers gagneront Saint Louis, puis, au lendemain de l Expo de 1904,la grande cit du Nord : Chicago, o Tony Jackson, Scott Joplin, Jelly Roll joueront pour les cabaretset les thtres. LEst ne sera touch quun peu aprs. Baltimore, la ville dEubie Blake (n en 1883,et qui deviendra centenaire), a de limportance dans cette rgion de lAmrique o sillustreront denombreux pianistes. New York, comme on sen doute, le rag va connatre la gloire. Il y connatra,galement, la destruction. Le piano jazzistique va faire alterner lui aussi, la main gauche, lesaccords sur les temps faibles et les basses sur les temps forts (technique du stride ). Il adopte ceprocessus, mais dans un tout autre esprit. Ce qui put sembler tre dabord un nouveau type de ragallait, en dfinitive, condamner le genre et se substituer lui. New York, Eubie Blake, LuckeyRoberts, Donald Lambert, Paul Seminole, ragtimers, seront les initiateurs de James P. Johnson,Willie The Lion Smith, Fats Waller, Joe Turner, matres du stride leur tour, mais jazzistes. Lerag qui avait sduit les milieux populaires, mais aussi bourgeois, tait le fait de musiciens rompus la technique scolaire du piano et grands connaisseurs de la tradition europenne. Cet aspect savant vatoucher les pianistes de jazz new-yorkais, et jusqu Duke Ellington lui-mme.

    Le ragtimer respecte scrupuleusement les valeurs de notes crites et ne pratique pas limprovisation.Le jazzman, au contraire, ajoute une fantaisie interprtative et, surtout, creuse davantage lerythme. Dj, laudition attentive de Jelly Roll Morton montre que, ds le dbut des annes 1920, sile binaire survit chez lui lors des mesures o fleurissent les doubles croches, laccentuationsinflchit, en dautres circonstances, lgrement, et tend vers le ternaire. Cette sensibilit nouvelle ainsi que le got prononc des jazzmen pour limprovis marque une diffrence incontestable entreles deux musiques. Nanmoins, la virtuosit des ragtimers influencera fortement le premier style NewOrleans lorsque le piano sincorporera lorchestre.

    On coutera, avec profit, pour ltude du ragtime orchestral originel, puis jazzique lesinterprtations quen ont donnes les ensembles de Jim Europe (Down Home Rag, 1913), Nick LaRocca (Tiger Rag, 1917), Eubie Blake and his Shuffle Along Orchestra (Baltimore Buzz, 1921),Paul Mares (Maple Leaf Rag, 1935), Jelly Roll Mortons New Orleans Jazzmen (Climax Rag,1939).

    4. Triomphe, dclin, renaissance

    Le grand moment de la ragged music stend de 1897 1917. Au cours des annes vingt le tempsdes rags va, inluctablement passer. Ils revivront de del. Claude Bolling, au cours des annes

  • 1960, par exemple, puise dans ce champ historique (Temptation, Saint Louis Rag, Perfect Rag,Mississippi Rag). Un peu plus tard, en 1970, le ragtime reprend du service en Californie danslensemble de David Bourne, puis, La Nouvelle-Orlans, dans lorchestre mixte du pianiste sudoisLars Edegran. Il rapparat dans le film The Sting (LArnaque), de George Roy Hill. Le ragtime vadevenir, avec les dfouisseurs de documents, de lart savant ou de lart populaire travaill , dansune musique qui se rejoue, et Maxine Roach, au milieu des annes 1980, en donnera une versionnostalgique, arrange pour un quatuor cordes (Easy Winners).

    5. Le ragtime et les jazz

    Le ragtime entretient avec le jazz des rapports la fois troits et distants. La forme la plus courantedu rag est la succession de thmes de 16 mesures chacun (comme dans beaucoup de marches),succession de type ABACD (Maple Leaf Rag). Dans les partitions, la plupart des thmes sont rpts(soit AA, BB, A, CC, DD, pour Maple Leaf Rag, par exemple), mais lexprience prouve que lesinterprtes se dispensent le plus souvent de la plupart des reprises . Ces sries de thmes nousne citerons que les plus clbres se prsentent de faon varie, soit comme dans Maple Leaf :ABACD (The Entertainer, The Chrysanthemum, Gladiolus Rag, Grace and Beauty) , soit selonlordre : ABCA (Tickled to Death), ABCD (Cascades), ABACB (Nightingale Rag), ABACDA(Calliope Rag), ABCABD (Original Rag). Trs curieusement, la plus populaire et la plus connue desuvres portant le titre rag dans le rpertoire jazzique, savoir Tiger Rag, offre une forme qui narien voir avec celles prcdemment dsignes. Il sagit dun morceau inspir dun quadrillefranais nomm Praline et qui comporte trois thmes : ABC, le dernier tant utilis pour lesimprovisations. Ce dernier thme exploite un ton rarissime dans le jazz : sous-dominante de la sous-dominante : A (B , ton principal). Loccasion nous est donne de dire, ce propos, que lesimprovisateurs ont, du reste, presque toujours coutume de ne retenir du ragtime quun seul desthmes, et, dans les chansons populaires, de ne conserver que le refrain (dit chorus) en abandonnantle couplet (dit verse).

    La plupart des thmes de rag sont fonds sur lchange harmonique classique tonique-dominante,avec emprunts aux tons voisins. Le jazz sest certainement servi ses dbuts des mmesenchanements daccords, mais, contrairement au rag, qui est rest statique, il na cess denrichir sapalette harmonique surtout partir de la seconde dcennie du xxe sicle. La filiation etlmancipation sont perceptibles chez des jazzmen reconnus comme matres du stride : James P.Johnson (Carolina Shout) ou Willie The Lion Smith (Blame It on the Blues qui est, en ralit, unrag), Fats Waller (Alligator Crawl, Handful of Keys), ainsi que tous les pianistes de jazz qui ontrepris leur compte les thmes de rag des bons auteurs.

  • Chapitre IV

    Blues

    ermettons-nous de considrer le spiritual comme lun des versants religieux de la musique afro-amricaine, et le blues aprs le ragtime comme lun de ses versants profanes. Il sest notoirementmanifest dans les tent shows (spectacles sous chapiteau) et dans les medicine shows (foiresaux potions magiques).

    Plus modeste dans sa forme est le holler , cri dappel des ouvriers des champs ou propos cri desvendeurs de rue. On retrouvera ses chevrotements et ses mutations brusques dans la hauteur, au seindu blues, que Metfessel et Seashore, et, leur suite, Odum et Johnson, en 1926, ont imprieusementsoumis lanalyse phonophotographique.

    1. Gestation et naissance

    Beaucoup dauteurs se sont attachs rsoudre la question de lorigine du blues et, donc, dabord,des blue notes . Ernest Borneman (A Critic Look at Jazz) a pens que lAfrique occidentaleutilisant la pentatonie a inclin ses ressortissants exils modeler la tierce et la septime majeuresabsentes de leur systme. Les esclaves transplants auraient donc rendu avec approximation ces deuxnotes, crant, de ce fait mme, les blue notes . Jacques B. Hess, lun des plus grands connaisseursde lhistoire musicale afro-amricaine, a plusieurs fois critiqu cette explication que lon lit encoresous la plume de certains musiciens pdagogues. Cette vision des faits, selon lui, ne tient pas, ou netient plus. Pourquoi ? Parce que lethno-musicologie apprend quil existe, en Afrique de lOuest,autre chose que du pentatonal. Dautre part, supposer que le pentatonal ait t lordre primitif, on nesait pas quel pentatonal se vouer puisquil en est cinq. Mieux vaut se souvenir quil existe en cesegment dAfrique des chelles sept degrs non quidistants qui incorporent des intervallesinfrieurs un ton entier et lgrement suprieurs un demi-ton, particulirement entre les IIIe et IVedegrs et les VIIe et VIIIe degrs : J.-B. Hess suggre quon pourrait voir l, titre dhypothse, uneorigine possible des blue notes.

    2. Dfinition

    Le blues est une forme musicale afro-amricaine ne aprs la guerre de Scession, appartenantinitialement lart vocal dans un style de complainte mais qui connut ds le dbut du xxe sicledes expressions instrumentales, lesquelles se sont maintenues et dveloppes avec le jazz volutif.Ce blues, au-del de sa priode gestationnelle priode archaque , se caractrise par un cadrage(de 12 mesures, sauf exceptions), une structure harmonique (enchanement typique daccords), et unaspect mlodique (avec emploi frquent de notes facultatives dites blue notes ). Il est plus

    P

  • soucieux dexpressivit que de prouesse technique, encore quil nait pas toujours exclu cettedernire, comme on le peroit chez un Armstrong (West End Blues) ou, plus tard, chez un Parker(Parkers Mood). Cet esprit peut, occasionnellement, se retrouver propos dautres formes balladeet anatole notamment en raison de linterprtation quen donne lartiste. Do cette remarque,souvent formule, quil existe des nuances bluesy hors du contexte du blues, Billie Holiday enoffrant les meilleurs exemples. Contrairement une opinion reue, le blues nest pas li un tempolent, il se joue en tous tempos y compris les plus vifs.

    Mlodiquement, le blues de 12 mesures comporte 3 phrases de 4 mesures, et la versification enstances tient compte de ce schma. Les stances sont nonces vocalement, dans la manire la plusclassique, sur les deux premires mesures de chaque priode :

    mais elles peuvent parfois occuper plus de place, et notamment stendre sur la totalit des 4premires mesures. Cest le cas dans Lonesome Atlanta Blues (de Bobby Grant) ou dans le troisimechorus de Mister Conductor Man (de Big Bill Broonzy).

    Entre le dbut du sicle et le dbut des annes 1920, le blues va connatre un certain largissementesthtique par ses associations dautres thmes de nature diffrente, de 8 ou 16 mesures (ex.Careless Love Blues), ainsi que par lemploi de certaines subtilits de lharmonie classique (accordsde passage principalement). Les annes 1920, en revanche, verront certains compositeurs procder une sorte dpuration, la fois harmonique et thmatique. Ils auront tendance ne conserver ou necrer que des blues de 12 mesures auxquels ils ne joindront aucun thme complmentaire et,simultanment, ils en reviendront aux enchanements daccords dont les premiers chanteurspopulaires avaient propos le modle. Nous nous trouvons, ds cette poque, en prsence, dune part,dun blues tonal avec sa modulation la sous-dominante (5e mesure) prcde de son accord deseptime de dominante (4e mesure) et, dautre part, dun blues modal avec lemploi harmonique duVIIe degr blue dans les quatre premires mesures.

    la fin des annes 1930, mais surtout au cours des annes 1940 et 1950, avec les boppers, seretrouve le choix du blues complice de la tonalit, dployant une grande abondance daccords, mmeen tempo vif (un exemple en est donn par le Billies Bounce de Charlie Parker ou, du mme auteur,l e Blues for Alice, initialement coupl par Verve avec Swedish Schnapps, et que lon jouesouvent, selon lesprit du temps, sous lappellation de blues sudois ). Cette opulence harmoniqueest moins nette, en revanche, chez un solitaire comme Thelonious Monk dont la richesse prive tient son gnie de la petite forme , et chez quelques musiciens qui ne sinterdisent pas de reprendre lessuccessions accordiques originelles (une illustration sen trouve dans le Bags Groove de MiltonJackson, avec Miles Davis).

    Le blues en mineur a parfois sduit les musiciens de jazz : Black and Tan de Duke Ellington, lequatrime thme de The Mooche, de Duke galement, ainsi que le thme de Ko-Ko du mme Duke,Blues in C Sharp Minor de Teddy Wilson, Israel de John Carisi, Seor Blues dHorace Silver, Do IMove You de Nina Simone. Dans les annes soixante, des musiciens populaires ont gnralis unetransformation dj ancienne de la grille du blues. la dixime mesure, ils ont vulgaris laccorddu IVe degr, en place de laccord du Ve. Cette pratique sest tendue tout le champ de la varitjazze.

  • 3. Remarques sur le cadrage

    ses dbuts, le blues na pas obi des rgles strictes de carrure. Lun des pionniers du blues, etreprsentant de la coutume rurale, fut Blind Lemon Jefferson, dont les disques, bien quenregistrstardivement ( partir de 1925), donnent une image fidle de ce que fut le blues du xixe sicle. Demme que la musique europenne na connu le triomphe de la barre de mesure quau xvie sicle, leblues ne sest donn un cadre rigoureux quassez tardivement. Dans Rabbit Foot de Blind Lemon, lerythme est sous-jacent mais la mesure nest pas marque.

    Les blues de la fin du xixe sicle adoptaient des canevas de 8, 12 ou 16 mesures. Le canevas de 12 nelemportera, simposera dfinitivement au cours de la premire guerre mondiale mais le respect ducadrage choisi ne deviendra, chez les mnestrels du blues, une norme, que dans les annes vingt. Lesblues btis sur 8 mesures sont assez rares : citons How Long Blues (de Leroy Carr), le traditionnelTrouble in Mind, le Cherry Red (de Pete Johnson et Big Joe Turner). Quelques blues ont 16 mesures: Soft Winds (de Benny Goodman), Vine Street Ramble (de Benny Carter), Watermelon Man (deHerbie Hancock). Les pseudo-blues btis sur 32 mesures sont des expriences qui mlent la tramecoutumire, des enchanements harmoniques trangers. Retenons Tishomingo Blues (de SpencerWilliams) ou Revolutionary Blues (de Milton Mezzrow).

    Quand le blues na pas 12 mesures, on constate, videmment, une contraction ou une extension de sagrille selon des procds divers. Le monde jazzistique, en effet, inscrit dans des grilles les accordssuccessifs des morceaux (avec emploi du chiffrage amricain : do = C ; r = D ; mi = E ; fa = F ; sol= G ; la = A ; si = B).

    Il est important de signaler que beaucoup de thmes de jazz incluent le terme blues dans des titrestrompeurs, alors mme quils ne sont pas des blues du tout : Limehouse Blues, Down Hearted Blues,Wild Cat Blues, Savoy Blues, Bye Bye Blues, Santa Claus Blues, Tokyo Blues, Junk Blues , et, enplus provocant : Lady Sings the Blues ou I Aint Got Nothin but the Blues.

    4. Remarques sur la structure harmonique : le phnomne de grille

    Une grille est la prsentation quadrille dune succession daccords. Soit, pour le blues classique endo, la simple grille suivante :

    Nous dcouvrons, avec les grilles, une manire schmatique et originale de reprsenter lessuccessions daccords dans le jazz. Ces grilles peuvent tres lues, mais loreille des jazzmen,habitue aux enchanements harmoniques, dispense la plupart du temps ceux-ci dy avoir recours.

    5. Remarques sur les aspects mlodiques : les blue notes

    A) Gnralits

    Surgies dans le chant folklorique, les blue notes sont mouvantes et ne sinscrivent pas dans letemprament gal des 12 demi-tons. Les chanteurs et les solistes non-claviristes, au gr de leur

  • humeur, inflchissent plus ou moins la tierce, la septime ou la quinte. Ces notes, donc, se promnent expressivement lintrieur du demi-ton (quelque neuf commas). Les instruments clavier (exception faite des modernes synthtiseurs molette de pitch control ) noffrent pas cespossibilits de jeu souple o se produisent les blue notes : les pianistes ou les organistes de jazz,avec larticulation et lintensit motionnelle ad hoc, recourent certains procds dont les effetsvoquent ceux qui ne sont pas de leur capacit, avec lemploi dune appoggiature, au sens classiquedu terme. Lun de ces procds consiste en un ajout de notes dagrment qui suggre lauditionquasi simultane des deux tierces (majeure et mineure). Par exemple, sur un clavier, le doigt peutventuellement glisser dune touche noire une touche blanche :

    Le IIIe degr blue (E ) peut apparatre (mlodiquement) lors de lexpression dun accordparfait majeur ou de dominante (sur do ou do 7) ; le VIIe degr blue (B ) se manifestant sur unaccord parfait majeur (sur do) ; le Ve degr blue (G ) surgissant gnralement lors de lnoncde laccord de tonique.

    Ces blue notes, intgres la gamme majeure du systme tonal, ont constitu une nouvelle chelle desons que lon a justement appele gamme du blues ou encore mode du blues :

    Quentend-on dans ce blues ? Quelles en sont les potentialits ? Quest-ce qui, en lui, constitue sarichesse ? Il est incontestablement au point de rencontre de deux cultures. On doit remarquer quil faitsimultanment rfrence au moins trois systmes simples : dune part la gamme majeureeuropenne, dautre part aux modes dorien et mixolydien (ceux-ci, transposs dans le ton de latonique, ont transit par lAfrique).

    B) La hirarchie des blue notes

    Les trois blue notes sont loin dtre quivalentes quant leur fonction grammatique et leur valeurmotionnelle. Ce fait capital na jamais, notre connaissance, t explicit, ni mme signal, alorsquil a d tre, vraisemblablement, prouv par les praticiens du blues. Il nous parat indispensabledinsister, justement, sur cette hirarchie des blue notes qui va, dans lordre dgressif, du IIIe degr blue au Ve, en passant par le VIIe.

    a) Le IIIe degr blue

    Sur laccord de tonique ou de dominante en majeur, il peut tre considr chez les chanteurs et souffleurs notamment, comme appoggiature (au sens moderne) de la fondamentale dont il estpotiquement parent. Cette tierce est ressentie, affectivement, comme trs proche de la tonique,comme intimement lie elle, attire vers elle. Contrairement aux autres blue notes, celle-ci a unefonction exclusivement mlodique :

    b) Le VIIe degr blue

    Sur laccord de septime de dominante, ce degr blue est dj moins dpressif .Mlodiquement on pourrait, encore, le considrer comme tant attir par la dominante. Il semble

  • apporter, en outre, un enrichissement harmonique. Il stabilise, pourrait-on dire, la phrase mlodiqueen la plaant sous le signe du mode mixolydien. Ce VIIe degr, rappelons-le, sincorporera laccordmajeur, dans les annes 1920, et, de ce fait, branlera les assises tonales. Cet accord qui sonnecomme un accord de septime de dominante est en ralit un accord de tonique. La blue note 3, ensincorporant laccord de sous-dominante, devient aussi une blue note 7.

    Cette gamme du blues, remarquons-le, sest prte des utilisations mlodico-harmoniques souventsubtiles, notamment chez Gil Evans dont La Nevada (thme de 12 mesures en sol) met en vidence,par une technique daccords parallles, une fascinante relation majeur-mineur :

    c) Le Ve degr blue

    Le Ve degr blue sur laccord de tonique, en majeur, et surtout en mineur, est apparu plustardivement. Loreille des jazzmen est alle, tout naturellement, comme pour les autres blue notes vers un abaissement de la quinte. Cest le cas de Bubber Miley la premire mesure de son secondchorus de Black and Tan chez Duke Ellington (6 octobre 1927, disque Victor). Cest le cas, aussi, deCootie Williams, lors de lexposition du thme de Echoes of Harlem toujours chez Ellington (27fvrier 1936, disque Brunswick), ou le cas encore de Sidney Bechet, en contre-chant, la huitimemesure, du chorus chant par Armstrong dans 2/19 Blues (27 mai 1940, disque Decca).

    Une remarque simpose : si le IIIe degr blue sassocie mlodiquement et directement la toniqueet le VIIe degr blue la dominante, le Ve degr blue semble appeler pour sa rsolution untransit par la note de passage du IVe degr, la sous-dominante, note forte de la gamme, ce IVe degrtendant lui-mme se rsoudre sur la fondamentale (do) travers la tierce majeure ou mineure(mineure, plus frquemment) :

    Les musiciens bop font appel rituellement la quinte diminue mais elle ne saurait tre confonduechez eux avec la quinte blue , elle ne prend pas valeur de blue note du simple fait du contexte oelle se trouve place. Les blue notes naviguent dans le jazz, populaire et savant, et peuvent serencontrer dans les chorus sur tous les types de thmes.

    d) NB. : Sur lemploi harmonique des blue notes

    Les tierce et septime blue , lorsquelles quittent leur fonction dans lordre mlodique pour venirenrichir lharmonie, peuvent donner naissance un type particulier daccord appel la neuvime deGershwin (en ralit 10). La nature de cet accord peut tre rattache celle dune neuvimeaugmente.

  • 6. volution des grilles daccords

    Dans notre survol historique, nous avons insist sur les changements nombreux qui ont affect lecanevas du blues, paralllement aux changements galement frquents et divers qui touchaient le jazzdans son ensemble. Nous croyons utile den donner une illustration chronologique rapide par souci deprcision sinon dexhaustivit (voir grilles page ci-contre).

    Lindpendance des notes dans la mthode du blues, par rapport laccord au-dessus duquel ellessexpriment, est telle que le musicien peut les mettre, par anticipation, sur un accord qui leur esttranger avant que ne survienne laccord auquel elles appartiennent. Cela est coutumier, les exemplesabondent.

    Dans le solo de Hancock sur ce All for You on remarquera les notes E , G , D la maindroite, sur laccord B avec lequel elles nont thoriquement rien voir. Elles prennent les devantsrelativement laccord suivant, et, de par la force mme quelles ont dans ce mode, elles satisfontlaudition et appellent irrsistiblement la rsolution tonale. Il est ncessaire dinsister sur cettecaptation par loreille dune note qui affirme une identit propre quelle maintiendra quelle que soitla succession daccords.

    Il reste considrer le blues comme un mode sans quivalent, lune des contributions les plustonnantes de lart afro-amricain la musique du monde. Il est, a pu dire Andr Hodeir, avec sestrois ples dattrait vers lesquels cascadent les notes bleues, le mode le plus hirarchis de tous ceuxconnus et celui qui recle le plus de tension interne.

  • Chapitre V

    New Orleans

    e premier style de jazz a t, comme on doit laccepter sans rechigner, le style New Orleans jou par des Noirs, des Croles de couleur, et des Blancs. Il runit trois instruments mlodiques vent : cornet, clarinette, trombone. Dans les improvisations densemble, le cornet exprime la partieessentiellement mlodique. Cest, des trois associs, le plus affirmatif. Il dcore possiblement lethme, mais jamais au point de profondment laltrer. La clarinette assure une partie mlodico-harmonique. Le trombone marque les notes importantes qui dterminent les changements daccords.Le piano est absent des tout premiers ensembles New Orleans, comme il est exclu des marchingbands . En revanche, la guitare ou le banjo, la contrebasse ou le tuba, et les drums (caisse claire,grosse caisse, tambours) sont responsables du soutien harmonique et rythmique. Les tmoins du tempsont insist sur la tendance et le got des musiciens no-orlanais pour limprovisation souventcollective. Buster Bailey dira qu Memphis, par exemple, limprovis nest apparu quaprs ladcouverte enthousiaste de cette coutume de La Nouvelle-Orlans.

    1. Dixielanders

    Les premiers disques parus faisant rfrence expressment une tradition louisianaise et au jazz lui-mme, appel par son nom, sont des enregistrements de janvier et fvrier 1917 raliss par un petitorchestre blanc de New Orleans : lOriginal Dixieland Jazz Band, dirig par le cornettiste Nick LaRocca.

    Une part de lesprit du jazz est bien prsente ici, malgr une qualit artistique limite. Lorchestre nemanque pas dhumour et se rgale avec des effets de hennissement et de meuglement (Livery StableBlues).

    Deux autres musiciens blancs no-orlanais Paul Mares (tp.) et George Brunies (tb.) seront lesvedettes, un peu plus tard, des New Orleans Rhythm Kings dont les premires tracesphonographiques datent de 1922. LOriginal Dixieland sassigne un rle principalement distractif.Chez les nork, la musique acquiert une dimension de chaleur, de ferveur nouvelle, meilleur messagede jazz (Tin Roof Blues).

    2. New Orleans ancien

    Les fondateurs noirs du style New Orleans ont migr de bonne heure. la fin des annes dix, KidOry se rend en Californie et King Oliver Chicago. En 1922, Ory enregistre Los Angeles OrysCreole Trombone . King Oliver, qui vient dappeler la rescousse le jeune Armstrong, graveralanne suivante ses premires faces dans les studios de Gennett puis de Okeh. Lensemble dOliver,

    L

  • dans le droit fil de lhabitude no-orlanaise, pratique une polyphonie spontane, polyphonie dont lavaleur de sduction tient surtout la qualit rythmique.

    Rappelons que le rythme de cette musique olivrienne est deux temps, bien quelle puisse scouteren C (4/4) ou, ds que le tempo est vif, en ? (C barr) qui correspond au 2/2 classique, mesure deuxaccents graves et non point quatre (ce qui facilitait dans les Brass Bands la tche du tuba).Curieusement, ce rythme trs rpandu, populaire et banal, va, en tant pratiqu dans le jazz, se trouver dmilitaris grce aux musiciens qui, progressivement, ont dcouvert et affirm le swing.

    3. New Orleans clat

    Le jeu collectif va craquer vers 1923. Dabord dans le Clarence Williams Blue Five avec SidneyBechet puis le jeune Louis Armstrong. Les deux gants louisianais Louis, Sidney se dfient etsaffrontent en des interventions lumineuses (Texas Moaner). Au break volubile de Bechet (huitimemesure du deuxime chorus) soppose la rplique brve et premptoire de quatre notes de LouisArmstrong : ces quatre notes irrfutables, joues au fond du temps , prfigurent le jazz tel quil vasaffirmer au cours de la dcennie suivante, notamment dans la manire de Count Basie. Dautre part,au mme lieu du troisime chorus, prenant un break son tour, le trompette, cette fois nanti dupremier rle, trace, en doublant le tempo, un dessin qui, avec celui de Tears chez Oliver, faitatteindre au swing sa parfaite plnitude. Ce break manifeste une matrise totale du rythme en ce sensqu un lan joyeux et fantasque succde, lors de lachvement de la phrase, une retenue, un freinagedu mouvement, paradoxal dans la mesure mme o le tempo initial demeure immuable et sous-jacent.Aucun autre musicien nest, semble-t-il, all, dans toute lhistoire du jazz, aussi loin dans lordre del a mobilit intrarythmique. Cette libert qui a sinon fond, du moins confirm le jazz dans sondessein profond, nous la retrouvons en chaque plage du Louis Armstrong Hot Five.

    En 1925, Armstrong forme un petit orchestre. quelques exceptions prs, on constate, dans lesuvres enregistres, une instrumentation semblable celle du Creole Band dOliver et du Blue Fivede Williams. Louis a confi la batterie au merveilleux Baby Dodds. Lexpos des thmes se droulela plupart du temps en improvisation collective (Gut Bucket Blues, Heebie Jeebies) encore quilexiste des prsentations par un soliste. Malgr une meilleure balance sonore, lauditeur restesubjugu et presque totalement captiv par le seul Armstrong (Cornet Shop Suey ; Big Butter andEgg Man). On lentend pour la premire fois chanter dans Heebie Jeebies o il pratique la vocalisejazzistique : le scat chorus.

    Au cours de lanne 1927, Armstrong prend une certaine distance lgard de limprovisation degroupe qui fut, jusqu lui, la marque de la musique New Orleans. Larrangement orchestral qui sesubstitue aux parties collectives improvises donne une chance nouvelle sa trompette datteindredes sommets (cf. Struttin With Some Barbecue ). La personnalit du soliste va prendre uneimportance quelle navait, jusqualors, jamais connue, et ouvrir ainsi la voie un mode dexpressionnouveau, plus individu, dans le jazz. En juin 1928, Louis engage Zutty Singleton, autre titan de labatterie et originaire, comme Dodds, de La Nouvelle-Orlans. Earl Hines qui avait fait une courteapparition lanne prcdente sempare du piano. Son arrive, son association avec Louis vacontribuer accentuer encore le caractre prdominant des actions personnalises. Lillustreintroduction de West End Blues , comme les passages de piano et de trompette, contrastent avec le

  • caractre lazy de lensemble de la pice. Cette introduction joue dans un esprit dimprovisation,cette blouissante envole solitaire dArmstrong, affirme, pour le jazz, de grandes ambitions, tantdans lordre des performances instrumentales quen celui de lintelligence artistique qui ne sera pasmoindre chez le chanteur que chez le trompettiste.

    Le style Nouvelle Orlans avec les Hot Five et les Hot Seven dArmstrong atteint une limite, uneimpossibilit de se conserver sans se mtamorphoser, sans oprer une rupture lgard de ce quilfut.

    4. Le Dixieland Chicago

    Ce quon a appel style Chicago est une manire qui sinspire dune part de lOriginal CreoleBand, ainsi que des Hot Five, mais, dautre part, des ensembles des Caucasiens , des Alligators comme on les nommait alors : ceux de lodjb et des nork.

    A) Les Wolverines et le Gang

    Bix Beiderbecke avait fond en 1924, 21 ans, avec quelques copains, le Bix and his Gang ou le Bix and Tram . Bix (cornet) et Frankie Trumbauer (s.t. en ut), amis insparables, et admirateursdArmstrong, trouvent de nouveaux accents pour le jazz, des sonorits, des phrass raffins. Ce qui,chez Bix, nous retient, cest, notamment, en une mme priode oratoire, des arabesques en croches etdouble croches qui achvent leur dessin en un rythme clair, limpide, et appuy sur les trois premierstemps de la mesure.

    B) Les Chicagoans

    Les disques de Bix et ceux des nork ont marqu de leur empreinte les Chicago Rhythm Kings .Cette tribu de jeunes gens avait le clarinettiste Frank Teschemacher pour leader. On citera sonentourage : Eddie Condon (g.), Bud Freeman (s.t.), Gene Krupa (dm.), Pee Wee Russell (cl.), JessStacy, Joe Sullivan (p.). Le style Chicago est une variante du style New Orleans. Les phrases sontplus brves, plus ramasses. Laccentuation, caractristique, conduit un son global qui se privedampleur au profit dune vivacit nerveuse. Le saxophone tnor remplace le trombone. La guitaresupplante dfinitivement le banjo, et la contrebasse cordes tend expulser le tuba. Toute la musiquechicagoanne maintient au long de chaque morceau une tension extrme. Celle-ci atteint au paroxysmedans le shuffle rhythm (rythme doubl) et le jeu densemble terminal dlirant.

    5. Le revivalisme

    la fin des annes 1930 et, surtout, au dbut des annes 1940, le style New Orleans (on lappelleaussi Dixieland) connat un regain de popularit. Certains amateurs de jazz se tournent vers le pass.Eddie Condon fait les beaux soirs de New York ds 1938. Jelly Roll Morton retourne aux studiosdenregistrement en 1939 (High Society ; Winin Boy Blues) , Kid Ory sassocie en Californie avecJimmie Noone (Panama Rag ; Thats a Plenty) . Cest surtout Louis Armstrong, aprs avoir vcu sapriode de soliste vedette de grand orchestre, qui reprend la tte de petits groupements de type

  • louisianais, notamment dun sextette, en 1940, avec Sidney Bechet, et, par la suite, de diversesformations o il retrouvera quelques-uns de ses anciens partenaires et o lon verra apparatreBarney Bigard ou Albert Nicholas (cl.) et Jack Teagarden (tb.). Le prestige dArmstrong fait de lui avec, en Europe, Sidney Bechet le personnage emblmatique du revivalisme.

    Une des diffrences entre le premier New Orleans et celui des annes 1940 est le changement denature de la pulsation rythmique. Armstrong rengage certains de ses partenaires de la fin des annes1920, mais il sollicite aussi des musiciens dont le talent sest form hors du domaine no-orlanais :Johnny Guarnieri (p.), Allan Reuss (g.), Red Callender (b.), Sidney Catlett ou Cozy Cole (dm.). Lessections rythmiques dArmstrong confrent ce New Orleans Revival, lesprit des annes 1930 o le four beats la dfinitivement emport sur le two beats (Down in HoTonk Town ; PerdidoStreet Blues ; Blues in the South ; Jack-Armstrong Blues).

    Le fantasme des origines, le mythe dun ge dor, a eu pour effet la vogue norme du New Orleansretrouv, rinvesti par des musiciens blancs : Bob Wilber New York, Graeme Bell en Australie,Chris Barber Londres, Claude Luter Paris. Le dernier nomm, associ Sidney Bechet, ferarayonner tout particulirement ce revivalisme en France.

  • Chapitre VI

    Mainstream

    e style New Orleans incarne lart du jazz dans de petites formations. Les groupements au personnelplus vaste vont simposer leur tour, la fin des annes 1920, prparant ainsi lre des grandsorchestres et des arrangeurs qui trouvera son idal avec Basie. Le mouvement, ds aprs 1935,cest le Mainstream le courant principal ou dominant, quon appellera plus tard jazz classiqueou, mieux, middle jazz (post-New Orleans et pr-Bop), expression invente en France parJacques Souplet. Jazz tout dquilibre et de contentement de soi, dlivr des faiblesses delamateurisme et point encore trop travaill par le souci de dranger .

    1. Prolgomnes orchestraux

    La musique de lorchestre Henderson est trs proche de celle de la varit (Pretty Girl). Il fautattendre 1924, avec la venue dArmstrong, pour que lorchestre dcouvre avec lui la dimensionspcifique, vridique du jazz. Il en apporte comme une sorte de rvlation (Mandy Make up YourMind).

    La prcision dans lexcution sallie la verdeur et lenthousiasme des chorusmen qui comptentparmi les tout premiers de lpoque : Joe Smith, Tommy Ladnier (tp.), Coleman Hawkins (s.t.),Buster Bailey (cl.), Jimmy Harrison (tb.) (Fidgety Feet) puis, tout au long des twenties , BobbyStark, Rex Stewart (tp.), Benny Morton (tb.). partir de 1928, Bennie Carter (s.a.) contribuerabrillamment la mise en forme des morceaux et donnera un exemple, trs imit, dcriture pourpupitre de saxes (Keep a Song in Your Soul) . Au tuba, John Kirby substituera dfinitivement lacontrebasse (1933). Durant des annes (1924-1930), le drumming de lorchestre aura eu pourresponsable Kaiser Marshall, continuateur de Dodds et de Singleton, mais qui introduira la cymbale high hat (cymbale mue par une coulisse actionne par le pied commandant la pdale charleston). Marshall en fait, chez Henderson, un abondant emploi. Il reste malgr tout trs proche du style debatterie New Orleans par son inclination souligner fortement l afterbeat .

    La rputation dHenderson ne doit pas clipser pour autant luvre non ngligeable de quelquesorchestres de scne ou de studio : ceux de Chick Webb, Luis Russell, Bennie Moten, McKinney querejoindra Redman.

    Au cours des annes 1920 et laurore des annes 1930 o parat le Chant of the Weed de Redman,lorchestre de jazz sest modifi. Ses amplifications successives ont conduit la formule du BigBand classique , la Count Basie, formule qui se trouvera du reste enrichie son tour au gr desarrangeurs. Gardons en mmoire quelques types dorganisation instrumentale :

    L

  • En 1931, Duke Ellington se contentera encore de deux trombones, ce que feront aussi jusquen 1936Cab Calloway, et, jusquen 1937, Earl Hines, Jimmie Lunceford, Bennie Moten et Count Basie. Uncinquime saxophone, une quatrime trompette et un quatrime trombone apparatront plus tard.

    2. Cas singulier de lellingtonisme

    Ds 1926, et tout au long de sa carrire, lart dEllington va se dmarquer de celui de tous les autres,et ce, doublement. En premier lieu, par une manire toute personnelle dorchestrer et darranger engardant nanmoins contact avec les formules dinstrumentation de chaque poque. En second lieu parun large ventail de genres qui va de la musique de danse ou de varit jazze la musique desgrandes suites concertantes en passant par quelques autres genres qui lui sont propres : style mood, style jungle .

    a) Dans lordre de la musique de danse, Ring Dem Bells et Cotton Club Stomp sont dillustresexemples. Duke y glisse des lments dhumour, de fantaisie et, toujours, de joie, que lon retrouveraplus avant dans son itinraire (ex. Take the A Train ou In a Mellotone). Il les jouera souvent, ilsferont sa clbrit internationale, et seront de sa plume ou de celle de Billy Strayhorn, son alter ego.Plus rares, mais cependant prsents constamment, apparatront les thmes en vogue du rpertoirepopulaire. On na pas assez insist sur lappartenance volontaire de Duke lunivers du music-hall,et sur lintrt quil partage avec la quasi-totalit des jazzmen pour le matriau de la varitamricaine.

    b) Il reste que la caractristique principale de luvre ellingtonienne consiste en ce quon a appel lestyle jungle dont lui-mme et ses musiciens ont conu les thmes, lesquels ont pour but premierdoffrir un prtexte linterprtation inimitable des solistes qui restent indissolublement lis lesprit de lorchestre tout entier. Ce style a mri dans les premires annes du groupement et nacess de spanouir jusqu lapoge de 1940. East Saint Louis Toodle oo, Black and TanFantasy, Blues I Love to Sing, The Mooche portent la marque de Bubber Miley (tp.), que devaitremplacer, en 1929, Cootie Williams. Miley est linitiateur incontestable dun climat dont Duke tireramerveilleusement parti. Il magnifie, dans le jazz, les sonorits pres, les effets dirty et wa-wa ,notamment dans Choo Choo en 1924, o, toute proportion garde, il fait lintrt de lorchestre deDuke comme Armstrong fait alors lattrait de lensemble de Fletcher. Il apporte une suggestion

  • stylistique que Duke retiendra. Viendront jalonner la discographie plthorique de lellingtonismedautres pices jungle de la mme veine : Jungle Jamboree, Jungle Night in Harlem, Echoes ofthe Jungle, Echoes of Harlem, Chloe, Ko-Ko (alias Kaline).

    Les sonorits dites jungle , celles qui sourdent des cuivres munis de plungers , utilisant le growl (la trompette de Miley ou de Cootie, le trombone de Tricky Sam), les larges inflexions dessaxes ou de la clarinette, et le martlement rythmique insistant de la basse et de la batterie nousmettent en contact avec une tradition acoustique et une pulsation qui ne sont pas celles de lEurope.Do le sentiment quils nous dpaysent et, par les sons granuleux, les plaintes, les gmissements, lesbattements durs et cassants, quils peuvent induire en nous des incitations aux images dune Afriquerve , selon lexpression de Jean-Robert Masson.

    c) Dans un autre genre, qui a galement fait sa popularit, Duke Ellington, partir de 1930, saitexercer son gnie. Il sattache, en effet, une musique datmosphre tout oppose celle du junglestyle et que lon a parfois nomme mood style , en rfrence Mood Indigo qui en est leprototype. Pour des thmes en tempo lent o lorchestration vaut par de multiples mixtures detimbres, trompettes et trombones bouchs de faon serre et clarinette dans le chalumeau contribuent crer une ambiance douce et lumineuse. Ont excell dans ce type de jazz, outre lescuivres, lalto de Johnny Hodges, le baryton de Harry Carney, la clarinette de Barney Bigard (MoodIndigo, Solitude, Caravan, Blue Night, Dusk, Warm Valley, Blue Serge).

    Le son ellingtonien, quel que soit le style adopt, tient tout autant lesprit organisateur de Dukequaux voix incomparables de ses interprtes, de ses solistes. Ellington non seulement apparatdans tous les cas comme un matre de la couleur (Creole Love Call, Blues I Love to Sing) maisencore comme un auteur qui, ds 1928, tend sortir du champ de la musique populaire par unecriture parfois trs volue, voire rudite (mlodie chromatique, flirt avec la polytonalit accordsde neuvime et de treizime).

    3. Le tempo bounce venu de Memphis

    Un homme de 24 ans, Jimmie Lunceford, cre en 1926, Memphis, une formation qui connatra laclbrit dans le Nord au milieu des annes 1930. Deux des piliers de lensemble : Willie Smith(s.a.) et James Crawford (dm.), demeureront aux cts du leader, des dbuts de lorchestre auxpremires annes quarante. Une grande fidlit Lunceford de la part de tous ses musiciens estatteste, du reste, par les discographies. Lunceford joue la carte de limpeccabilit dexcution et sesert dun autre atout : un swing trs pur et trs contrl dont Taint what You Do, avec le dialogue delorchestre et de la batterie tout la fin, offre un modle indpassable.

    Jimmy Mundy a parl dun swing deux temps , caractristique de lorchestre. Lun de sesmeilleurs exemples en est le Four or Five Times arrang par Sy Oliver, lequel non seulement marquede son empreinte lensemble Lunceford mais fait des adeptes parmi ceux, nombreux, qui seconsacrent lcriture du Big Band classique . Il serait erron toutefois de penser que ce deuxtemps (My Blue Heaven, Red Wagon) est une formule constamment applique : Margie, Taintwhat You Do sont nettement quatre temps. Il reste que le 2/2 et le 4/4 souvent alternent (My BlueHeaven) et que, plus souvent encore, la sensation simpose que lorchestre pense le rythme deux

  • temps (Organ Grinders Swing, For Dancers Only), quel que soit le comportement de lacontrebasse.

    Les tempos qui semblent le mieux mettre en valeur le jazz luncefordien se situent lgrement au-dessus du mdium. Ce sont des tempos bounce quon est all jusqu dsigner par la locution tempos Lunceford . Les musiciens adoptent une articulation trs particulire dans lexpression dessyncopes qui sont projetes avec une puissance vive et un balancement matris quon ne retrouve enaucun autre orchestre, et ce, aussi bien dans les pisodes vocaux (Cheatin on Me) que dans lesparcours instrumentaux. Cette faon de jouer aboutit a ce quon a nomm, encore, le son Lunceford. Cette dynamique spciale a connu un renforcement avec lemploi du registre suraigu la trompettepar Paul Webster (For Dancers Only) et avec lutilisation de notes blouissantes la guitarelectrique par Eddie Durham, ds 1935 (Hittin the Bottle). Lesthtique luncefordienne, si elle a tfrquemment imite, na jamais t vraiment gale.

    4. Lesprit du Middle West et Count Basie

    Kansas City, ds 1922, Bennie Moten, originaire de la ville, met sur pied son premier orchestre.Plus tard, il engagera le chanteur de blues Jimmy Rushing (1929), lequel vient des Walter Page BlueDevils. Walter Page dlaissera progressivement le tuba pour la contrebasse cordes (avant que ne lefasse, pour sa part, John Kirby, lequel semble avoir t linstigateur du jeu de la walking bass :quatre temps gaux par mesure). William Basie install Kansas City depuis quelques annes dj,sagrge au second Big Band de Moten en 1932. Trois ans plus tard, aprs la mort de Bennie, ilprend la direction du groupement et grave lautomne 1936, en sextette, ses premires plages, avecJimmy Rushing, Walter Page et quelques musiciens de son Reno Club dont Lester Young (s.t.) etJo Jones (dm.). Le Big Band ne pntre dans les studios quen janvier 1937, et y revient en marsavec, cette fois, Freddie Green (g.) qui ajoute encore au cachet spcifique de la sectiondaccompagnement.

    a) Cette section rythmique, primordiale dans lesthtique de Basie, apporte un balancement indit oprvaut, dans limmense vitalit, une dcontraction souveraine. Ladoption du four beat et larecherche permanente du fond du temps donnent la pulsation un rebondissement perptuel et unesouplesse maximale, souplesse adopte par tout lorchestre, et tous les musiciens engags dans cedessein par le leader. Cela porte son plus haut niveau le swing collectif, swing ltat pur etjusquici insurpass. Dautre part les riffs orchestraux (motifs rythmiques rpts), invention du jazz,ont t particulirement exploits Kansas City, et surtout chez Basie, tant titre de thmes que defragments excitateurs dans larrangement (One OClock Jump, Sent for You Yesterday, Every Tub,Swingin the Blues, Jumpin at the Woodside, Rock-A-Bye-Basie, Lester Leaps in).

    Lcriture des arrangements Middle West fut, au commencement, celle en usage dans la plupart desgroupements de jazz des tats-Unis, avec, en rgle gnrale, lindpendance des pupitres.

    b) La seconde formation de Count Basie, alors quelle comporte un troisime trombone et, depuis1939, une quatrime trompette bientt suivie dun cinquime saxe, met en valeur, au dbut desannes 1950, grce la plume de ses arrangeurs, les grands tutti dorchestre (notamment dans KansasCity Winkles, rdig par Quincy Jones, Every Day I Have the Blues, par Ernie Wilkins, et Shiny

  • Stockings, par Frank Foster). En opposition la traditionnelle criture par sections indpendantes, onentend alors le bloc orchestral tout entier, avec ses douze vents associs pour tracer un mme dessin,sexprimer en accords parallles et librer une gigantesque nergie. La voix principale, le lead,comme on dit en anglais, nonce le plus souvent dans le registre suprieur celui de la premiretrompette est gonfle verticalement jusquau bas de lchelle sonore de lensemble, que marque lesaxophone baryton. Ce phras de masse dune grandissime efficacit a fait le succs du nouvelorchestre de Basie et en constitue lapport essentiel.

    Alors mme quil renouvelle sa manire, Basie garde quelque amiti pour les solos et pour lesrencontres de couples instrumentaux. En la premire poque avaient t mis cte cte Lester Younget Hershell Evans (s.t.), Buck Clayton et Harry Edison (tp.). Dans les annes 1950 apparaissent FrankWess et Frank Foster (s.t.), Joe Newman et Thad Jones (tp.), ces deux derniers particulirement misen vidence dans le Duet de Neal Hefti. Mais ce qui constitue le charme essentiel de lensemblerenouvel, cest la force et la lgret allies dans le langage collectif. Lorchestre ne perdra jamaisson habitude du riff que contracteront beaucoup dorchestres tel celui de Hampton dans ses FlyinHome. Cette formule du riff a t pratique encore par dautres grandes quipes de Kansas City :celle de Andy Kirk (avec Mary Lou Williams) ou celle de Jay McShann, mais aucune na connu lerayonnement et la longvit de celle de Count Basie.

    5. Les emblmes de la Swing Music

    Vers 1935, donc, Lunceford et Basie, mais aussi Erskine Hawkins et Lucky Millinder aprs Duke etFletcher ont confr ses lettres de noblesse au Big Band. Le Middle Jazz orchestral, symbolis parla formation de Count Basie donne un modle que vont peu ou prou reproduire les groupementsblancs au nombre desquels il faut retenir entre autres celui de Benny Goodman. Il est, peu de choseprs, le contemporain de Basie. La presse et la publicit le sacrent roi du Swing le terme signifiant,dans ce cas, non point la proprit rythmique essentielle du jazz, mais la musique qui a dtrn lestyle New Orleans.

    Ces orchestres blancs, grce leur habilet technique, au professionnalisme de leurs arrangeurs et leur incontestable enthousiasme, proposent une musique de danse swinguante, dont le rythmetranchant se diffrencie nettement de celui des orchestres noirs, reconnaissable sa faussenonchalance. Ces ensembles tirent galement profit dun style de piano, le boogie-woogie, style quistait rvl dans les annes 1920 et dont les racines sont trs anciennes. Ds ses tout premiersenregistrements Count Basie glorifie le boogie. Benny Goodman le suit en cela, ainsi que TommyDorsey. Ces adaptations orchestrales connaissent un immense succs.

    6. Boogie-woogie

    Des pianistes comme Albert Ammons, Meade Lux Lewis, Pete Johnson vont sillustrer dans le genreboogie, que popularise le mainstream. Lonomatope boogie-woogie, imitation phontique, renvoieau rythme produit sur le clavier par la main gauche marquant imperturbablement huit battements parmesure, ce rythme lui-mme suggrant le bruit continuel des roues du double essieu (boggie), passantsur les extrmits des rails, supportes par leurs clisses. Little Brother Montgomery, imitant le jeu

  • de main gauche, dit dans un entretien avec un journaliste de la bbc : Cest ainsi que font les basses,et ainsi que font les trains. Ce style de piano qui sempare presque toujours dun canevas de bluesfrappe immdiatement par la prsence continue de la basse en ostinato harmonico-rythmique. La maindroite reste libre dimproviser, de tracer des lignes mlodiques son gr, dune maniregnralement syncope. Bien videmment, lhabilet, linventivit des musiciens de boogie saventfaire clater les cadres troits dont on ne relve ici que des exemples usuels (lun en binaire ,lautre en ternaire ) :

    Un virtuose comme Oscar Peterson a soulign dans Down Beat que le boogie est lune desmeilleures coles pour lindpendance des mains.

    7. Rock and roll

    Le boogie, notamment, fait la fortune, avec les thmes de blues, dune musique qui envahit les ondesde lAmrique et de lEurope dans la seconde moiti des annes 1950 : le rock and roll. Cetteexpression, rock and roll , lance en 1952 par Alan Freed, chroniqueur de radio, tait, elle aussi,ancienne. Le style rock and roll, quil importe hautement de distinguer du style rock tout court, sefonde encore sur un rythme ternaire. Il accentue, fortement, les deuxime et quatrime temps de lamesure, fait appel une guitare lectrique agressive, ainsi qu un saxophone tnor hurleur et nesimagine pas pouvoir exister sans participation vocale.

    Ds 1934, T-Bone Walker apporte une guitare munie dun amplificateur au Little Harlem Club,sur la Cte Ouest et la fait prvaloir, six ans aprs, avec T-Bone Blues. Au mme moment, LouisJordan, saxophoniste furibond, pousse le jazz plbien jusquaux records de vente de disques avecCaldonia Boogie et Choo Choo Boogie. Big Joe Turner stentor de Kansas City mle sa voixtonnante ce concert (Rollem Pete). Quant au Professor Longhair magister louisianais , il ajoute,pour sa part, quelques parfums carabes, quelques zestes de calypso (Mardi Gras in New Orleans). Ilaura un disciple en Fats Domino, comme T-Bone en Chuck Berry, ce dernier sensible la musique country .

    Le boogie, certes, et plus gnralement le blues, triomphe dans le rock and roll, lequel reste,soulignons-le, respectueux dune stricte, quoique simple, discipline jazziste. Mme un LightninHopkins pour ne rien dire dun Muddy Waters se moque compltement du nombre de mesures,mais jamais T-Bone Walker. Dautre part, T-Bone donne dans le rock and roll une dfinitionnouvelle du shuffle rhythm assez proche du boogie, mais plus lger que lui.

    La batterie, pour sa part, ne reprsente pas ici le rythme shuffle standard, mais elle en renforce leffetque dfinissent le piano, la guitare et la basse, par les frappes simultanes sur la caisse claire : 1 delextrmit des balais ; 2 de la partie o les fils de ces balais sont relis au manche ; 3 du manchesur le bord de cette caisse claire (figure de rim shot).

    Le shuffle classique , aux drums, serait diffrent :

    8. Limprovisation panouie

  • Beaucoup de solistes brillent dans les Big Bands et surtout dans les petits groupements dont lenombre sest, simultanment, multipli.

    A) La notion dimprovisation

    On peut, cursivement, distinguer deux types dimprovisation dans le jazz. Lun, qui domine aux dbutsde son histoire, et dans le style New Orleans, cest la variation portant sur la mlodie, autrement ditla paraphrase. Elle vaut surtout pour lexpos des thmes. Lautre est linvention dune mlodie tout fait nouvelle fonde sur le droulement des accords. Pass lexpos, le soliste se dgagecompltement de la mlodie initiale pour ne conserver comme matriau de base que la trameharmonique sur laquelle linvention pourra prendre appui.

    B) La nature des thmes

    Quelques rares spirituals et rags seulement sont perptus par le mainstream (Hampton : When theSaints, Tommy Dorsey : Maple Leaf Rag). Le mainstream tire, en revanche, un large parti des bluesanciens (Frankie and Johnny, Royal Garden Blues) et, dans cette province, sait y ajouter les siens(One OClock Jump, Good Morning Blues, Jeeps Blues, After Hours, Blues in the Night, HappyGo Lucky Local, Jumpin with Symphony Sid) . La prfrence du mainstream va tout de mme aux standards (chansons extraites des films, des comdies musicales et de la masse de la varit). Avecses 32 mesures, la forme en AABA est trs frquente. On la trouve, entre autres, dans l anatole (the Usual ). Larchtype de lanatole est le I Got Rhythm de Gershwin (1930), amput des deuxdernires mesures, 33 et 34. Nous en reproduisons la structure.

    Cette grille peut accepter de nombreuses variantes et dautres, nombreuses, tre sollicites.

    Dans le mainstream, on improvise souvent sur I Got Rhythm lors des jam sessions ou desrunions d aprs le travail ( after hours ) mais aussi sur dautres thmes de structureharmonique semblable (Christopher Colombus, Every Tub, Lester Leaps In, Flyin Home).

    En AABA, mais hors des anatoles, on peut citer, en tempo vif et mdium : Ive Found a New Baby,Lady Be Good, Crazy Rhythm, Sweet Sue, Honeysuckle Rose. Lhabitude veut, simple prcision, quelon range dans le genre ballade les standards crits ou jous en tempo lent, de caractre tendre, comme The Man I Love, Body and Soul, Im in the Mood for Love. Il existe, en outre, une foule dethmes de 32 mesures de structures varies : Sweet Georgia Brown, I Cant Give You, All of Me,Yesterdays, Pennies from Heaven (en ABAC ou ABA'C ou ABAB'). De forme moins frquentecitons : After Youve Gone (ABACD, 20 mesures, ou 40 mesures).

    C) Inventeurs dans le mainstream

    Au sein du principat de Louis Armstrong, quelques seigneurs ont mancip leur langage : RexStewart, Bill Coleman, Jonah Jones. Henry Allen, avec son phras capricieux, sa lgret vivace,entrouvre la porte aux musiciens qui vont venir. On