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01914599/89 $3.00+0.00 Maxweil Pergamon Macm&.n pit LE JOURNALISME POLITIQUE DANS L’OUEST EN REVOLUTION CHRISTINE PEYRARD* Est-ce l’anachronisme du terme ‘journalisme’ qui a retenu les historiens d’etudier l’activite journalistique si foisonnante sous la Revolution francaise? S’il faut attendre le milieu du XIX” sikle pour que la langue francaise admette et retienne dans ses dictionnaires l’une des anticipations de la revolution la realin? d’une pratique journalistique non seulement parisienne mais aussi largement provinciale invite pourtant a d&passer l’histoire traditionnelle de la presse pour se pencher sur la manikre dont les hommes l’ont faite. C’est un sujet d’etudes en plein renouveau chez les dix-huitt mistes’ qui s’efforcent de passer sur le mepris quasi-general des tcrivains (ou de l’histoire litteraire) pour les ‘barbouilleurs de papier’ qu’ils finissent pourtant par Ztre, donnent une autre appreciation que mineure a ce genre litteraire et rep&rent les formes nouvelles a l’oeuvre dans le discours et la ptdagogie des Lumikres. C’est un chantier de recherches qui attirent tout autant les sociologue$ que ies philosophes3; les uns questionnent la gedalogie du ‘sacre de l’krivain’ (que l’on place vers 1830 ou 1850) en accordant notamment aux dispositifs strategiques Cditoriaux une place importante dans la constitution du ‘champ intellectuel’; les autres valorisent aux origines de la socitte bourgeoise et de la democratic moderne le concept d”espace public’ accordant a la presse une mediation fondamentale entre la sociitte civile et Wtat. Ce n’est pas pourtant nier la place qu’occupent les historiens modernistes4 dans ce vaste debat d’idees oti se retrouvent tous ceux qui ont oeuvri: a une meilleure connaissance des pratiques sociales et culturelles au sitcle des Lumitres comme des mentalitts revolutionnaires, invitant a desenclaver un tel champ de recherches dans une interrogation renouvellee des textes revolutionnaires, des pratiques de lecture et des conditions concretes de l’emergence de la parole dans l’ouest en revolution. du Maine B la Normandie. LES CONDITIONS D’APPARITION DE CETTE PRESSE Les conditions politiques Chaque revolution est fondatrice d’un espace de liberte qui autorise toute possibiliti: de discours mais chaque liberte conquise est menade et, d&s 1789, on lui accole une autre image en presentant son revers qui est la licence. Toutefois, *18, rue Maire, 72000 Le Mans, France. This paper was presented at the First International Conference of the International Society for the Study of European ideas (ISSEI), at Amsterdam, 26-30 September 1988. It belongs to the theme ‘Comparative History of European Revolutions’, Workshop I, ‘The French Revolution’. 455

Le journalisme politique dans l'ouest en revolution

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01914599/89 $3.00+0.00 Maxweil Pergamon Macm&.n pit

LE JOURNALISME POLITIQUE DANS L’OUEST EN REVOLUTION

CHRISTINE PEYRARD*

Est-ce l’anachronisme du terme ‘journalisme’ qui a retenu les historiens d’etudier l’activite journalistique si foisonnante sous la Revolution francaise? S’il faut attendre le milieu du XIX” sikle pour que la langue francaise admette et retienne dans ses dictionnaires l’une des anticipations de la revolution la realin? d’une pratique journalistique non seulement parisienne mais aussi largement provinciale invite pourtant a d&passer l’histoire traditionnelle de la presse pour se pencher sur la manikre dont les hommes l’ont faite.

C’est un sujet d’etudes en plein renouveau chez les dix-huitt mistes’ qui s’efforcent de passer sur le mepris quasi-general des tcrivains (ou de l’histoire litteraire) pour les ‘barbouilleurs de papier’ qu’ils finissent pourtant par Ztre, donnent une autre appreciation que mineure a ce genre litteraire et rep&rent les formes nouvelles a l’oeuvre dans le discours et la ptdagogie des Lumikres. C’est un chantier de recherches qui attirent tout autant les sociologue$ que ies philosophes3; les uns questionnent la gedalogie du ‘sacre de l’krivain’ (que l’on place vers 1830 ou 1850) en accordant notamment aux dispositifs strategiques Cditoriaux une place importante dans la constitution du ‘champ intellectuel’; les autres valorisent aux origines de la socitte bourgeoise et de la democratic moderne le concept d”espace public’ accordant a la presse une mediation fondamentale entre la sociitte civile et Wtat.

Ce n’est pas pourtant nier la place qu’occupent les historiens modernistes4 dans ce vaste debat d’idees oti se retrouvent tous ceux qui ont oeuvri: a une meilleure connaissance des pratiques sociales et culturelles au sitcle des Lumitres comme des mentalitts revolutionnaires, invitant a desenclaver un tel champ de recherches dans une interrogation renouvellee des textes revolutionnaires, des pratiques de lecture et des conditions concretes de l’emergence de la parole dans l’ouest en revolution. du Maine B la Normandie.

LES CONDITIONS D’APPARITION DE CETTE PRESSE

Les conditions politiques Chaque revolution est fondatrice d’un espace de liberte qui autorise toute

possibiliti: de discours mais chaque liberte conquise est menade et, d&s 1789, on lui accole une autre image en presentant son revers qui est la licence. Toutefois,

*18, rue Maire, 72000 Le Mans, France. This paper was presented at the First International Conference of the International Society for the Study of European ideas (ISSEI), at Amsterdam, 26-30 September 1988. It belongs to the theme ‘Comparative History of European Revolutions’, Workshop I, ‘The French Revolution’.

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4.56 Christine Peyrard

si chaque regime monar~~ique constitutionnel ou r~publicain, bourgeois ou dimocratique a use de la censure, aucun gouvernement rtvolutionnaire n’a Cteint la liberte d’tcrire car tous se rtclamaient des ‘immortels principes de 89’. C’est done au de12 des p&rip&ties politiques qu’il convient de se placer pour embrasser la Revolution sinon comme un bloc du moins comme un mouvement, avec ses pkiodes certes bien tranchees, mais qui ne s’arrCte dtfinitivement que lorsque, peu de temps avant Brumaire, l’appareil policier r&lame du gouvernement la liste des journaux qui peuvent paraitre.

Le journalisme en province, rythme par les Cvtnements politiques nationaux est dans une dtpendance d’autant plus Ctroite du contexte global qu’il se veut resolument politique: alors que Les Affiches du Mans, journal d’annonces et avis, traversent la revolution sans problkmes, les feuilles fedkalistes, appelant a la

lutte contre Paris, cessent leur parution dans Petit 1793 avec I’tchec politique de leurs dirigeants, laissant un vide que comble aussitot un journal de reconquete montagnarde de I’opinion publique dans ces departements insurges de Normandie; de m&me, les coups d’etat du Directoire font cesser les parutions hostiles au gouvernement, a gauche ou a droite selon le moment.

De cet engagement politique resultent deux consequences majeures: la discontinuitt des parutions et l’tphemkre durte des journaux. C’est une vie de quelques mois le plus souvent puisque la duree moyenne est inferieure a un trimestre, mais qui parfois se prolonge plusieurs an&es: teile est la premiere image de cette presse qui peut questionner la validite de notre approche sur la naissance d’un veritable journalisme de province sous la Rtvolution.

Des joumalistes contraints de se cacher pour tchapper aux prosc~ptions, mais une opinion publique toujours vivante et p&e a soutenir un nouveau journal local: telle est I’autre image que revele la resurgence continuelle de periodiques: le journalisme est aussi une aventure collective like a I’existence d’un public. C’est dans les rapports entre joumalistes et lecteurs, entre journal et marche qu’il convient aussi de conduire l’etude du journalisme.

Les conditions mathielles La suppression des privileges, celui lie a l’edition, libkre de toute tutelle obligte

celui qui veut editer un texte ou lancer un piriodique. Bien siir, ies imprimeurs install&s depuis longue date b&%icient de leur situation acquise sur le march& et on retrouve les Malassis B AlenGon, Monnoyer au Mans, Poisson a Caen comme imprimeurs des premiers journaux patriotes; mais, t&s vite la concurrence joue, notamment dans les grandes villes, et incite a rechercher de nouvelles rentes de situation comme celle d’imprimeur de La SocittC des Amis de la Constitution, du Dipartement ou du District comme de la feuille locale. De meme, les conditions techniques favorisent la libertt de creation: la modicitt des cofits de production, le faible tirage autorisent le redacteur d’une feuille d’opinions a crirer souvent sa propre imprimerie; c’est le cas de Coesnon-Pellerin a L’Aigle en 1793, de Touquet a Evreux ou de Bazin au Mans en l’an V quand libertt tconomique et liberte politique vont de pair et assurent l’independance ideologique.

La multiplication des imprimeries est surtout remarquable par sa diffusion

geographique: alors qu’en 1791 les vilies de Laigle dans 1’Orne ou de Bernay dans 1’Eure faisaient imprimer leurs textes a Lisieux dans le Calvados, en l’an II elles

Le Journalisme Poiitique 457

utilisent leur role de chef-lieu de district pour se doter d’une imprimerie. 11 est

difficile de savoir toutefois si le cas du Calvados oti chaque district a au moins une imprimerie est exceptionnel; il le semble ntanmoins, ne serait-ce que par le dtcoupage administrif qui empeche sans doute la Sarthe, par exemple, d’avoir des imprimeries dans les neufs villes du dtpartement qui sont chefs lieux de district.

M&me empiriquement mente, a partir des brochures conservees dans les archives departementales, la recherche aboutit a reconnaitre 21 centres d’imprimeries actives sous la revolution dans six departements. Si l’etude laisse sans aucun doute de tote bien d’autres lieux, elle revele par exemple qu’un

modeste chef lieu de canton de 1600 habitants a Bourth dans I’Eure a eu son imprimerie car la revolution est une immense entreprise d’edition a la ville comme a la campagne pendant ses dix annees.

La Revolution dans l’imprimerie, c’est surtout sa decentralisation car, pour des villes qui, comme Caen ou Le Mans etaient en crise avant 89, la floraison rtvolutionnaire ne fait que les ramener a l’tpoque de Louis XIV en restaurant un

luxe perdu5 A Caen, le monopole se defend mieux, semble-t’il, qu’au Mans oti le nombre d’imprimeurs triple; dans les campagnes, la revolution tree des besoins

nouveaux que les grandes villes ne peuvent plus satisfaire malgre leur croissance qui aboutit a ce total de 41 imprimeries pour l’ensemble de la ptriode rtvolutionnaire.

Quant a la presse provinciale pre-revolutionnaire, elle etait etablie dans trois villes Caen, le Mans et Alencon, qui disposaient d’une feuille d’Affiches, annonces et avis toute recente pour Alencon (1788), plus ancienne pour le Mans (177 1) tandis qu’une Gazette g Caen aurait exist6 en 1732 avant la feuille de 1 786.6 Avec la Revolution, huit autres villes ont eu un journal au moins, faisant travailler 24 imprimeurs qui ont edit& une bonne trentaine de journaux.

Les conditions idkologiques La presse revolutionnaire conservee dans les departements commence

seulement a etre systtmatiquement recensee. Les catalogues gtneraux,

principaux outils de travail, confectionnes d’aprts les collections parisiennes n’offrent qu’une vision etroite des collections francaises. Ainsi, celle de la Bibliothkque Nationale, rtpertoriee par Martin et Walter,7 reprtsente moins du

tiers de celle que nous avons constitute& a partir des fonds dtpartementaux.7 Parmi la quarantaine de titres de 1789 a 1799, parfois c’est le m2me journal qui

continue sous un changement de nom: ainsi apres le 10 aout, le Courrier du Calvados s’intitule le CourrierRkpublicain du Calvados ou bien au printemps 1793

Le Patriote du dkpartement de la Mayenne devient Le Sans-culotte de la Mayenne, changement de titre qui correspond a l’introduction provinciale du terme

parisien, portant en lui la radicalisation du mouvement populaire dans les

departements. Pour une trentaine de journaux nous n’avons, pour certains, conserve qu’un

deux exemplaires, voire meme que le titre mentionni dans des publications erudites du sikcle dernier ou ayant figure dans le catalogue de bibliothtques, mais aujourd’hui disparus. 11 y a eu aussi, de la part de certains journalistes ayant fait

Christine Peyrard

Nombre de journaux paraissant dans les annees 1789-1799 dans les dbpartements du Calvados, Manche, Mayenne, Orne, Sarthe

1066s dans I’an6e = m )

Le Journalisme Politique

Contenu Expression formelle

Sarthe

Affmhea de I. Fkhe

1791-1792

Journal GBnbal de I. Sarthe

1791

Le Courrisr Patriot0

1792-1793

Le DBfenseur de I. write

(Phillipeauxl 1792-1793

La Chronique de la Sarthe ans V-VI

Le Pr6sewatif de I’Anarchie

EllV

L’ALmille anV

Le Courrier de I. Sarthe

an VII

par la suite une belle carriere, le d&r d’oublier leur passe jacobin et done le souci

de ne pas conserver dans leurs archives personnelles, comme c’est le cas pour A.

JubC,* Prefet d’Empire, Baron de la PCrelle, les ttmoignages tcrits de leur

jeunesse ardente. Sur les dix annees rkolutionnaires, la repartition chronologique ne

correspond pas au diagramme Ctabli par J. Godechotg a partir des collections

parisiennes montrant une floraison dans les trois premieres an&es revolution-

naires, puis un dtclin ensuite. Ici, deux phases nettement contrasttes dont la rupture se situe en l’an III, seule an&e sans creation de journal, ou si l’on veut

une date symbolique, il y a manifestement un avant et un apres 9 thermidor.

Avant, les annees 1792 et 1793, au coeur done de la crise revolutionnaire, sont celles oti les journaux sont les plus abondants. Aprks la phase de reaction thermidorienne proprement dite, un renouveau s’esquisse, particulitrement manifeste en l’an V, qui doit nous attacher a mieux connaitre les an&es

directoriales que l’on n’etudie guere gtneralement.

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Calvados

J0yrpal P.g$w;

Normandie -1790

Le Corrier des Cangrjnes

Journal de8 DBbata de la So&t6

Patriotique -1792

La Counier du Calvados 17QO-1793

Journal des Amis ffauchet)

Bulletin des Autoritk

Constitutkt - 1793

Journal GBn6ral du Calvadoe 8”s IV-V

Gazette... du

ANALYSE DE CONTENU

Pour fonder une typologie des pratiques journalistiques, l’analyse de contenu

est sans dome la meilleure approche. Entre la feuille d’annonces et le journal

pourvu de nombreux articles, entre le bulletin fedtraliste ou montagnard et la correspondance imprimee des Conventionnels, entre le journal de gauche et celui

de droite sous le Directoire il y a a la fois une telle floraison d’kritures et une telle diversite d’opinions qu’il convient d’abord de structurer le corpus constitue.

Dans le choix de criteres pour mener une approche globale et comparative

s’imposent d’tvidence ceux qui vont selectionner les rubriques majeures

permettant d’apprecier les lignes de fond du journal et d’autre part ceux qui peuvent mettre en lumitre la forme journalistique. Dans la maniere de conduire cet inventaire des themes principaux et des pratiques d’ecriture, l’analyse quantitative s’impose:” a la plus sophistiqute qui compte le nombre de signes nous avons prifere la plus commode qui se contente de calculer le nombre de

pages. Letude minutieuse conduite pour chaque numtro aboutit a une synthese pour

chaque journal qui revkle une evolution du journalisme dont nous presentons ici

les trois grandes phases.

Des Ajjkhes aarx ja~rna~x i&s dt!pwtements A ses debuts, te joumalisme politique est essentiellement inform&if. Le but du

journal est de faire connaitre les principaies nouveiles et les grands textes du gouvernement que Ie redacteur se contente de resumer d’aprks souvent les correspondances entre confreres.

C”est le cas par exemple des Affichc7s de La Fkche. Avec la volonte de doter d’une feuille cette ville, la seconde du departement de la Sarthe, peupk de 7000 habitants, il y a investissement d’un espace public qu’ouvre la Revolution et qui s’inscrit dans la tradition des LumiBres: faire connaitre les nouvelles en assurant une difksion locale puisque tel est soa sous-titre ‘Journal national du district’ dont l’epigraphe latine d’un vers d’Horace rappelle le brilfant passe culture1 dune cite, celebre par son college.

Les redacteurs anonymes se disent ‘membres d’un club patriotiqne’ et le premier numero de janvier 1791 tient a rassurer, en forme de quatrain, les souscripteurs en affirmant qu’il s’agit d’un club ‘vraiment patriatique’ et que son titre ne dissimule en rien un journal ‘aristocratique’. L’expression est employee jusqu’ri le creation, au mois de juillet, d’une SocietC des Amis de la Constitution yui s’affilie a celle du Mans et de Paris: les rtdacteurs annoncent alors qu’ils ne peuvent plus conserver ce titre qu”ils avaient don& 2 leur petite r&union. D’autant que le journal se fait l’echa des discussions du printempts et de 1’CtC 1791 sur l’inutilite des cIubs, a we epoque ou certains pensent yue tous les citoyens sont les amis naturels de Ia constitution; s’il entr’ouvre ses colonnes a ceux qui se font les difenseurs d’une instruction plus massivement repandue, il est davantage en&n B penser que la sociabilite naturelle des FlCchois est meilleure garante du patriotisme et de l’union que f’association politique porteuse de divisions.

C’est done ‘dune des sociitb de eette ville’ dont une Salle est ornee d’un buste de Mirabeau, qu’est ni! le projet d’un journal local bi-hebdomadaire dont I’abonnement come 12 livres par an. II est done interessant d’itudier la representation du politique dans cette feuille qui &mane d’une de ces societirs littiraires, dont la plus ancienne 4 la Fleche remonte aux annees 1730, reunissant les elites sociales et culturelles pour Iire les gazettes et s’adonner aux jeux de saciet&

Pendant les 21 mois de son existence, voici un journal d’une Ctonnante Constance dans la repartition des matieres qu’il traite: p&s de Ia moitie de chaque numero est consac& aux operations de SAssemblie Nationale, non tant dans ses d&bats que dans ses decisions, I’autre moitie &ant dominte par les nouvelles essentiellement nationales. Le journal n’entretient pour ainsi dire pas un courrier de lecteurs et ne fait guere de commentaires politiques. La forme journalistique prefer& a 95% est celle du compte-rendu en de nombreux petits paragraphes.

Cette regularit dans la composition est la mise en oeuvre dun projet tres clair et poursuivi avec sereniti: une certaine information dent&e de prise de parti, le resume succinct des grands Wncments, sans tioritures anecdotiques, pas de quoi passionner les foules ni faire oeuvre pbdagogique. Un journal qui s’adresse $ une clientele precise qui le consulte comme bulletin officiel. Avec Ie texte des lois dipouillees des prises de position des legisiateurs et les nouvelles du Royaume exposees sans ~ommentaires journalistiques, fe journal rend la Loi souveraine et la Nation sohdaire.

462 Christine Peyrard

Les jour~aux des socit%b popu~aires Avec les journaux departementaux qu’il s’agisse dans la Sarthe du Courrier

Patriote ou du Courrier du Cafvados, voire m2me du Courrier des Campagnes B Vire, c’est une autre conception du journalisme qui se manifeste. L’extension de la sphere publique a d’autres categories sociales entraine la crtation d’une presse d’opinion en province car l’opinion publique n’est plus circonscrite a une elite lettree et urbaine mais englobe les couches populaires de la ville et de la campagne.

Faire connaitre avec les actes du pouvoir ltgislatif et executif les decisions des pouvoirs politiques locaux est la manifestation premitre de cette entree massive en politique des chefs lieux des dkpartements. Parti~ul~rement nette dans la Sarthe oti le Courr~er Patriote consacre plus de lignes, dts le debut de sa creation en fevrier 1792 et mEme a des piriodes politiquement dtcisives comme en janvier ou en juin 1793, aux deliberations du pouvoir local qu’a celles de Paris. Les nouvelles que l’on communique ne sont plus seulement nationales, une correspondance s’ttablit au niveau du departement et rend compte de cet engagement au plan local, D’autres rubriques apparaissent: celles en particulier du courrier des lecteurs, de la vie du club et des commentaires de l’actualite politique par les ridacteurs. Elles tiennent une grande place au point parfois, comme dans Le Courrier du Calvados, de prendre autant d’espace que celui consacre aux nouvelles et aux dtcisions du pouvoir: la est le signe incontestable de l’emergence d’une prise de parole qui ne se contente plus d’itre l’tcho de Paris et de la Nation.

La transition a tti: progressive: .Le Journal Patriotique de Basse-~ormandie au debut de l’annte 1790 comme Le Journal GknPraaf du d~partement de la Sarthe en 1791 ou encore Le journalde POrne frayait deja la voie a ce journalisme engage. I1 devait s’exprimer avec plus de vigueur dans Le journal des DPbats de la Sociktk Patriotique de Caen qui consacre, dans les quelques numeros conserves du printemps 1792 toutes ses colonnes au dtbat et au commentaire politique; mithode pratiqute aussi dans Les Entretiens Patriotiques dtFdi& aux habitants des Campagnes de Cherbourg.

Dans l’investissement du champ politique, les Courriers du Calvados et de la Sarthe tiennent une place importante. Dans l’equilibre entre les trois grandes rubriques: fes decisions des autorites, les nouvelles de toute la France puis de l’etranger qui, avec la guerre, va prendre une ampleur grandissante, et les commentaires de I’actualiti, ce journalisme correspond a l’ipoque de l’epanouissement de la presse provinciale.

Cette option se retrouve dans l’tcriture journalistique: le resume n’occupe plus que la moitie des colonnes tandis que d’autres modes d’expression font leur apparition: les lettres, les discours ou proclamations, les dialogues, les chansons ou les poemes, les d&bats et l’editorial. Cette richesse formelle s’epanouit dans la radicalisation de la vie politique de 1792 et 1793: paroles multiples dont le journal est un des supports, s’ouvrant a ceux, abonnb ou pas, qui veulent les exprimer; paroles faites pour Ztre prononcees plutcit que parcourues, dites ou chant&es plutcit que lues; paroles &rites qui prolongent le debat oral de la societl: populaire et qui p&parent ou mettent en forme les argumentations dtveloppees ou a construire. Le joumaliste n’est plus l’homme de cabinet qui depouille la presse

Le Journa~is~e ~o~iti~ue 463

nationale et redige son compte rendu, il est le reporter qui suit les deliberations du conseil general de la commune, du district ou du departement, participe aux d&bats du club jacobin, qui vit en acteur plus ou moins engage en se melant a la foule des manifestations frumentaires et qui rentre chez lui pour rediger son opinion en donnant raison au peuple souverain qui s’insurge contre le trop haut prix du grain ou qui ne voit dans cette populace assemblee par des meneurs qu’une manoeuvre politique pour dtstabliser le gouvernement girondin.

Le journalisme n’est plus cette propagation des nouvelles et des lumieres a sens unique car l’opinion se forge au contact des rtalitts locales qu’klaire le mouvement national; elle se fait par l’elargissement de l’espace relationnel: des chambres de lecture la politique est pas&e dans la rue oti l’on tcoute le discours du Representant du Peuple, ou l’on chante autour de l’arbre de la liberti le dernier air a la mode que l’on repbte au club ou au thekre. A la fois echo et mkdiation dans cette transformation de I’espace public, le journal temoigne dans ses prises de parole multiples, dans son langage discursif, epistolaire ou dialogue de cette mutation de la sociabilitt.

Les joumaux rt5publicain.s ou royalistes du Directoire Sous le Directoire, la vie politique a change m2tme si la revolution continue et le

journalisme en est un rtvtlateur. La reaction thermidorienne a tteint la vie politique en supprimant les sociCtCs populaires mais la rtpublique n’a pas repudii tout l’heritage de son Cpoque fondatrice. Epoque sans aucun doute fondamentale, au de12 des enjeux politiques immtdiats, 06 se construit la memoire de la Revolution. Epoque charniere oii la comparaison entre la Sarthe et le Calvados peut tenter l’historien pour cerner non plus seulement les reflets du passe mais les promesses d’avenir.

Dans le Calvados, Le Journal G&z&al du Calvados (de thermidor an IV B vendemiaire an VI) et La Gazette UniverselIe et Bulletin particulier du Cahados (de nivtise an V a prairial an VII) se partagent l’opinion caennaise pendant San V m2me si le premier s’acheve quand l’autre debute. L’un est anti-jacobin, l’autre anti-clerical. Mais au dela de la thematique qui exprime leur respectif sujet d’execration, la structure m&me des journaux est similaire.

Un tiers de leur contenu est consacri: aux actes du pouvoir executif et legislatif, avec quelques nuances toutefois car c’est un petit tiers pour le Journal G&ralqui va disparaitre peu de temps apres le coup d’itat de fructidor, en revanche La Gazette est plus complaisante envers le pouvoir central. Les nouvelles occupent pratiquement le reste des colonnes. Celles de l’etranger sont tres nettement privilegiees dbonnais. Le sujet important c’est la guerre, ce n’est plus la vie politique locale: la presse calvadossienne ne s’interesse plus aux actes des administrations locales ou departementales; la correspondance s’itiole dans Le Journal et disparait dans La Gazette; les redacteurs n’accordent a leurs propres commentaires politiques qu’une infime place.

A nouveau done, le journaliste est rentri dans son bureau: confectionnant son journal en depouillant les bulletins nationaux, son art est celui du compte-rendu qu’il agremente trks rarement (10%) de la transcription de lettres, dediscoursou d’un editorial.

S’il ne faut pas con&lure a l’apathie politique du Calvados apres la grande fievre fedtraliste de 1793 sur le reflet que livre la presse car l’on sait, par ailleurs,

464 Christine Peyrard

lks efforts des rtpublicains pour se regrouper dans les cercles politiques, il n’en demeure pas moins un flagrant contraste avec la Sarthe.

La, comme si le temps passe depuis les premiers jours de la rtpublique n’avait pas de prise sur le journalisme sarthois qui renait, La Chronique du dC;partement de la Sarthe, aux derniers jours de l’an IV jusqu’a sa suppression en germinal an VI, reste fiddle au journalisme de 93: un tquilibre globalement identique entre le commentaire politique, les nouvelles et les deliberations du pouvoir (la difference la plus notable avec I’ancien Courrier Patriote etant la place majeure consacree au pouvoir central au detriment des autorites locales); une ecriture tgalement soucieuse de concilier le resume de l’information avec un editorial incisif et de tres nombreux discours ou proclamations parmi les autres formes d’expression.

Aussitot, un mois aprbs sa creation, un concurrent se dresse devant lui dont le nom est tout un programme: Le Prt%ervatif de 1’Anarchie ou i’Espion Constitutionnel de la Sarthe. Journalisme qui ne masque pas son opinion du moins puisque l’analyse de ses rubriques d&voile la place ecrasante du commentaire politique qui ne peut se comparer qu’au Bulletin des Autoritks Constitukes r&ties Li Caen en pleine crise fidtraliste. 11 laisse t&s peu de place pour les actes des Assemblees kgislatives ou du Directoire extcutif, encore moins pour ceux du pouvoir local. Cette feuille est un long editorial trks virulent contre La Chronique et qui comporte aussi sa partie de compilation des nouvelles.

Les journalistes dans la Sarthe n’ont pas renonci a conqutrir l’opinion: partisans de l’ancien ou du nouveau regime, ce sont des spectateurs engages dans les m&mes combats politiques qu’au debut de la revolution qui partagent si fortement la Sarthe, en ces annees directoriales, entre rtpublicains et chouans. En l’an V le Directoire laisse liberte d’expression a cette oppo- sition de droite qui ne s’etait pas exprimee jusqu’alors et a une opposition de gauche qui va se renforcer avec la creation des cercles constitutionnels dont la Chronique de la Sarfhe va offrir a ses lecteurs le reportage en suivant leurs reunions publiques dans tous les cantons du dtpartement. Si les coups d’ttat successifs mettent un terme a ces expressions journalistiques, celui de l’an VI ne liquide pas I’option jacobine sarthoise qui, a la difference du Calvados, a su non seulement preserver son discours de la d&construction jacobine aprb thermidor mais l’enrichir de la defense des principes dans la lutte contre les chouans, figeant pour longtemps les “options collectives sarthoises”.

LES JOURNALISTES ET LEUR PUBLIC

Portrait social du journaliste provincial Toute etude du journalisme, et singulikrement sous la Revolution, doit

pretendre a une etude sociale des Porte-paroles. Or, le principal obstacle reside dans la non-signature des articles. Trop nombreux htlas sont les journaux dont on ne connait que le nom de l’imprimeur. Cette volonte d’anonymat qu’on observe ainsi en province rtvkle une pratique journalistique bien tloignte de celle de la capitale oti le journaliste s’affiche hautement homme public: prudence normande qui rtpugne a cet investissement de l’homme privi dans l’espace public ou heritage non oublit des Lumikres qui conseille a l’homme de plume de se dissimuler derriere des pseudonymes?

En tout cas, dans le Calvados, on s’amuse beaucoup a ces jeux de masques des

Le Journalisme Politique 465

le debut avec le Journal patriotique de Basse-Normandie qui annonce que la rumeur publique fait fausse route lorsqu’elle croit que le rtdacteur est M de Rentmesnil, sans dtcourager les recherches, puis, avec Le Courrier du Calvados qui a ses rubriques tenus par Ariste, Theodore et Eugene jusqu’au JoumalgthPral du Calvados qui se contente de mentionner les initiales de ses redacteurs.

Ailleurs, on s’honore du titre de journalistes et, prenant au serieux le role de Porte-parole dans la cite, le district ou le departement on mtprise les publicistes honteux qui se cachent dans l’anonymat. Sur la base de cette vingtaine de journalistes de la Sarthe, Orne, Mayenne, Manche et aussi Calvados, il est possible en recourant aux sources classiques d’identification sociale de dessiner le portrait-type du journaliste provincial.

C’est un homme jeune, ne entre 1750 pour le plus age et 1772 pour le benjamin, qui en 1789 avait 27 ans en moyenne. 11 a voyage., puisqu’un tiers est nt: hors du dtpartement (originaire souvent de departements limitrophes mais parfois de plus loin: l’un vient de la region parisienne, un autre des Vosges, trois du sud- ouest). C’est un homme qui a une profession, except6 un noble liberal qui vit de ses rentes dans la Sarthe, Georges Le Bouyer de Monhoudou. Le groupe le plus nombreux est celui des professeurs de college; un autre tiers est compose d’avocats et de mtdecins; cinq d’entre eux sont imprimeurs dont deux ont cr& leur imprimerie pour pouvoir tditer un journal; les autres sont, disons, des fonctionnaires. Tous ne sont pas des ci-devant du Tiers-Etat: mentionnons un cordelier, Jacques Malo, devenu le fondateur de la Socittt Typographique de Vire en 1791, des cadets de la noblesse du Maine comme Louis Florent De Sallet devenu professeur au college du Mans aprks des etudes a Louis le Grand, ou encore l’avocat de Chateau-Gontier Pierre-Jean Sourdille de la Valette. C’est un journaliste occasionnel: une petite minoriti: seule poursuivra l’aventure joumalistique en creant a Paris d’autres feuilles lorsque les scelles seront mis sur ses presses, frayant la voie a la figure de ce qu’on appellera au siecle suivant le rkolutionnaire professionnel.

Le bon apBtre ou I’tquipe rkdactionneile De la prise de parole de ces intellectuels de province, soit individuelle soit

collective, resultent deux grands types de pratiques journalistiques. Le journal, oeuvre d’un homme qui peut se faire aussi pour la circonstance

imprimeur. Prenons l’exemple de Jacques Malo,” redacteur du Courrier des Campagnes dont 18 numtros au moins, in 8” de 2 a 8 pages ont paru a Vire, dans le Calvados, dans le premier semestre de 1791. C’est un hebdomadaire qui se vend un sou et qui sort chaque vendredi. Depuis la suppression des ordres monastiques, le frbre queteur qui fut un des derniers a sortir de l’ordre &s Cordeliers est nomme par le Departement gardien de l’enclos jusqu’a l’alienation de l’immeuble. La reconversion dans la vie ldique, avec une pension de 300 livres, n’est pas ividente pour qui a 21 ans ttait encore garcon meunier. A 34 ans, le voici fondateur avec un chirurgien, de la Societt Typographique de Vire. Ses presses, sans concurrence dans la petite ville de 8000 habitants, sont mises au service de la Socittt des Amis de la Constitution dont il Ctait au printemps 1790 un des membres fondateurs. Propagandiste du nouveau regime, l’ami de la constitution s’attache a rtpandre d&s le district les id&es nouvelles en publiant les compte- rendus des dtcrets de 1’Assemblte Nationale, en accordant dans les nouvelles

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locales une grande place a la vente des biens nationaux et a la prestation de serments des cures constitutionnels. Ses commentaires de l’actualitt: consistent a expliquer aux ‘bans habitants de la campagne’ les droits naturels de I’homme. Pendant qu’a Paris on Porte Voltaire au Pantheon, l’ordre du jour dans les campagnes du Calvados est a la diffusion des themes rousseauistes; de la liberte naturelle de l’homme dont les droits viennent d’&tre reconquis au contrat social a &laborer par les ltgislateurs, c’est B ce travail de vulgarisation que s’attache le jacobin de base.

Dans l’editorial, le journaliste s’adresse a ses lecteurs en employant le ‘je’ qui, en personnalisant la communication entre le Porte-parole et ‘son’ public facilite ce rapport pedagogique qu’a institue le Sitcle des Lumieres. Dans les Cpigraphes renouveles en exergue de chaque numero comme ‘L’instruction est aussi necessaire a la liberte que Pair I’est a la vie’ ou encore ‘Je ne serais pas escalve, etait le refrain ordinaire des enfants chez les Grecs’ comme dans la rubrique des Maximes morales et politiques du style de la 17” ‘Les meilleures citadelles sont celles que l’on batit dans le coeur des citoyens’, le citoyen-journal&e definit la morale lai’que de l’homme nouveau. Trts reprisentatif du mouvement dans lequel Le Courrier des Campagnes prend sa place, il vthicule le message des freres et amis de la ville vers le bon peuple des campagnes; le ci-devant moine, au premier rang du grand combat politique de l’annte autour de la Constitution Civiie du clerge, m&e campagne pour changer les mots et faire prtvaloir ‘Nation frant;aise’ sur ‘Eglise dite de France’, ‘ Peuple de Dieu’ sur la ‘centaine d’evkques seditieux’, pour railler la ‘collection de bulles pontificales’ dont se disputent l’exclusivitt Royou, Montjoie et autres Du Rozoi et pour p&her la souverainete du peuple franGais.

Du combat des mats, le journaliste occasionnel passe a celui des armes en s’enrtilant dans le premier bataillon de volontaires en 1791. Itineraire B la fois classique pour ce fils du peuple qui y trouve une promotion rapide et peu orthodoxe pour ce jacobin devenu capitaine dans le 22” Chasseurs, recommande par Puisaye a Wimpfen qui perd ses galons dans l’aventure fedtraliste mais les retrouve pour son role dans la repression des dernieres mani’festations populaires aux joumees de prairial an III puis au camp de Grenelle, jusqu’a ce que le Directoire destitue le General de brigade en fructidor an V qui meurt obscuriment vers 180 1.

Plus nombreux sont les journaux composes par une iquipe, comme c’est le cas pour Le Patriote du d~parteme~t de la Mayenne, m&me si la tradition orale a rapporti: qu’on parlait ‘du journal de Rabard’.

Au printemps 1792, les cinq redacteurs qui participent au lancement du journal du departement se frtquentent B la Societi: des Amis de la Constitution de Laval. Trois d’entre eux se connaissent depuis plus longtemps: Philippe Seguela, Dominique Rabard et Joseph Laban professeurs au college du chef-lieu etaient deja collegues a La Fleche, ville qu’ils ont quittte pour suivre leur Principal, J.N. Villar, elu tvkque de la Mayenne, qui les a choisis comme vicaires kpiscopaux avant d’etre lui m2me un des membres les plus assidus du Comiti: d’lnstruction Publique de la Convention. Aux trois doctrinaires originaires du Midi se joignent deux mayennais: Pierre Jean Sourdille, fils dun ecuyer, ancien garde du corps du Roi et seigneur de Lavalette qui lui donne comme parrains a sa naissance deux Conseillers du Roi apparent& aux familles paterneile et

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maternelle; l’autre, ni: itgalement a Chateau-Gontier, est Rene Francois Bescher, fils d’un marchand-teinturier qui lui donne, outre un parrain marchand-cirier, une education classique puisqu’il fait ses humanites au college de Lava1 et sa philosophie au stminaire d’Angers. Une tquipe a la fois tres diverse par ses origines gtographiques et sociales et egalement soudte autour du noyau des professeurs de college qui, comme dans la Sarthe, jouent un role important.

La signature de leurs articles, quoique non systematique, permet au moins de suivre a la fois la repartition du travail et l’expression des diverses sensibilitits a l’interieur de la redaction. Sourdille rend compte des operations de 1’Assemblee Nationale et donne les nouvelles de l’administration locale jusqu’a son depart en dtcembre 1792, motive par les travaux que lui procure sa nouvelle fonction de procureur general syndic. Bescher, greffier au Tribunal criminel, se reserve les nouvelles relatives a l’ordre judiciaire, mais ses articles le plus interessants sont ceux ou il exprime son opinion sur les circonstances: c’est l’ideologue du groupe. La contribution de Stguela est la plus importante quantitativement: il a r&dig& plus de 30 articles sur un seul theme: l’explicatidn ptdagogique des Droits de 1’Homme et du Citoyen, imitee de l’almanach du Pere Gerard; c’est le cure de Gerfeuil expliquant la revolution a ses ouailles. Mais il cesse sa collaboration au printemps 93 quand le journal change de titre pour devenir Le Sans-Culotte de la Mayenne. L’air du temps parisien est plus qu’une mode, c’est une fracture politique dans le Journal annoncant la crise a venir: les partants vont choisir l’option fedirraliste, ceux qui restent autour de Rabard vont defendre les theses montagnardes avec deux nouveaux collaborateurs.

Le journal cesse sa parution a la mort de Rabard qui avait laisse tomber la plume pour prendre les armes contre les Vendtens qui dtsolent la region et qui fut tue une semaine apres s’etre enrole; quant au ci-devant noble, engage dans les troupes de Puisaye, a la t2te d’un bataillon mayennais, il meurt guillotine deux mois apres a Paris. Le ditchirement des republicains de la Mayenne, au sein mCme d’une des equipes redactionnelles des plus remarquables est un element a prendre en consideration pour comprendre l’importance future de la chouannerie dans ce dtpartement.

Les lecteurs: un public ou un marcht? Si au travers de l’ttude de contenu et celle des Porte-paroles du mouvement

revolutionnaire on est en mesure de rendre compte des conditions concretes de la prise de parole de ces intellectuels de province comme des types de discours qui se sont succtdt, reste la question du journal comme entreprise. Or, les sources directes de comptabilitt manquent pour connaitre notamment le nombre et la qualite des abonnes de ces journaux provinciaux. Pour examiner la pratique journalistique, il convient de recourir a d’autres sources pour tenter de mettre a jour le rapport qu’entretiennent les journalistes avec leurs lecteurs. Deux exemples, sous le Directoire, peuvent illustrer la double conception qui s’est manifest&e de la presse comme marchandise et comme vehicule d’opinions.

Aprb le coup d’etat de fructidor an V, La RenommPe ou le Journal de Mortagne est interdit de parution en m2me temps que d’autres journaux provinciaux comme le Journal de Marseille de Ferrtol Beaugeard.” L’imprimeur Michel Marre est arrete; relache presqu’aussitot, il n’est plus poursuivi pour avoir voulu attente a la suretit de 1’Etat pour cause d’ignorance: l’imprimeur ne sait ni lire, ni

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tcrire (quoiqu’il sache signer son nom). 11 accuse son prote Jacques Louis Fourbet d’etre le rtdacteur du journal. Celui-ci se cache et n’est arr&tt finalement qu’en vendtmiaire an VII. Ce sont les pieces du proces13 et notamment ses interrogatoires en flortal qui donnent des Cclaircissements sur la confection du journal. L’ouvrier-compositeur, employ6 dans l’imprimerie de M. Marre pendant 4 an&es, devenu ensuite chandelier et vivant chez son beau-pere marchanddpicier, tout en rtfutant les accusations de son ex-patron explique comment celui-ci, seulement soucieux de suivre l’opinion dominante, choisissait les articles dans la presse royaliste nationale, les faisait imprimer en agrementant ses feuilles de quelques lettres d’epistoliers fid_kles, de quelques charades et nouvelles locales r&dig&es par un futur sous-prtfet. Ce journal dont aucun numero ne subsiste dans les fonds d’archives publiques n’etait qu’une marchandise.

.La Chronique du dkpartement de la Sarthe de Rigomer Bazin qui dut se faire imprimeur e.t publiciste, faute de pouvoir enseigner l’histoire a 1’Ecole Centrale du Mans a cause de son passe de terroriste, est d’une toute autre inspiration.

Le militant rtvolutionnaire choisit le seul moyen qui reste depuis que les socittts populaires ont et6 dissoutes pour s’adresser a l’opinion publique. Les bureaux de son imprimerie vont Ctre install&s a cot6 de ceux de l’administration du departement, au coeur de la ville, et deviennent le rendez-vous non seulement de tous les republicains du chef-lieu mais encore de tous les responsables elus ou nommts dans le departement d’autant plus facilement qu’il a converti sa maison en salon de lecture. Avec la bibliothkque oti ses abonnts venaient consulter les journaux parisiens, ses tables de jeux de tri-trac et de dames et sa quarantaine de chaises, l’atelier de l’imprimeur-journaliste, connu par les sources notarites, ne devait pas resonner que du bruit des presses. I4 Son journal est une tribune qui dtnonce le pro&s de Vendome comme une caricature de justice republicaine et fait de Gracchus Babeuf et Darth6 des martyres de la liberte; c’est aussi l’endroit oti s’tlabore l’etonnante pratique politique de l’ambulance des Cercles Constitutionnels dont le journal indique les rendez-vous dans la Sarthe et publie de nombreux compte-rendus. Le coup d’Etat de floreal an VI l’oblige a quitter rapidement Le Mans, mais il laisse d’autres relais a une opinion republicaine sarthoise tres vivace. Le journal n’est pas une entreprise vulgaire, c’est un mtdiateur d’opinion, l’instrument par excellence du militant politique.

Tent& toujours de la considerer comme un reflet de la politique, l’historien ntglige d’aborder la presse provinciale comme un lieu sptcifique oti s’exptrimente un nouveau rapport au politique. La ptriode revolutionnaire ouvre aujournalisme provincial un champ Ctonnament riche d’expressions multiples, en d&pit de toutes les vicissitudes de ces an&es souvent tragiques ou a cause d’elles qui sollicitent un engagement sans mesure des hommes. Ptriode unique tant par le nombre de ceux qui vont prendre la parole’que par la qualite des paroles Cmises. Dans ce formidable atelier d’tcriture des formes neuves s’tpanouissent; elles prolongent, certes, l’effort pedagogique du siecle des Lumitres et particulitre- ment sans doute la forme dialogute propre au maitre et a l’eleve telle que Fontenelle l’a mise au point et bien adapt&e au d&bat d’idbes que l’on rencontre chez Diderot et d’autres philosophes comme elles imitent aussi l’art oratoire des Romains inculque dans les colleges d’ancien regime; mais elles innovent aussi par

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exemple dans la mise en for-me de I’editorial ou le ‘je’ et le ‘now aftirment des strategies differentes pour s’attacher I’opinion publique comme dans la recherche de pratiques d’tcriture appliquees a l’oralid, perceptibles surtout a l’epoque de floraison des socittes populaires. Enfin, la fracture revolutionnaire degage un espace de dix annees qui fait &merger une intelligentsia de province qui est a mieux connaitre pour substituer au cliche un peu convenu de ‘Rousseau des ruisseaux’ qu’utilisent les periodes d’ordre et de restauration pour decrier ces intellectuels, Porte-drapeaux de l’tmancipation du genre humain dont aiment a s’entourer les ipoques de progres et de mouvement.

Le Mans, France

NOTES

Christine Peyrard

1. P. R&at ed., Etudes sur la presse au XVZZZe siecle (Lyon, 1978) & Le journalisme dancien regime (Lyon, 1982).

2. A. Viala, Naissance-de I’ecrivain: sociologic de la Iitterature a Page classique (Paris, 1985).

3. J. Habermas, Strukturwandel der ijfl‘entlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der burgerlichen Gersellschaft (1962).

4. R. Damton, The Business of Enlightenment: a publishing history of the Encyclopedic, 1775-1800 (Harvard, 1979); M. Vovelle, La mentaiite revolutionnaire (Paris, 1985); J. Lough, Writer and Public in France: From the Middle Ages to the PresentDay (Oxford, 1978); R. Chartier, Lectures et Iecteurs dans IaFrance dancien regime (Paris, 1987); D. Roche, Les republicains des Iettres (Paris, 1988).

5. J. Queniart, Cultures et socittes urbaines dans la France de 1’Oeust au XVIIIe sikcle (Paris, 1978).

6. G. Feyel, ‘La diffusion national des quotidiens parisiens en 1832’, Revue dhistoire moderne et contemporaine, 34 (1987), 31-65.

7. G. Walter, Catalogue de I’histoire de Ia revolution francaise. tome V journaux et almanachs (Paris, 1940).

8. Archives nationales (Archives Jubt) 140 P I. 9. C. Bellanger, ed., Histoire g&&ale de la presse francaise, tome I: Des origines a I814

(Paris, 1969), p. 436. 10. J. Ozouf ‘Etude de presse et analyse du contenu’, le Mouvement Social (dtcembre

1965): M. Martin, Les origines de la presse militaire en France a Iafin de rancien regime & sous Ia revolution (Vincennes, 1975).

11. P. Nicolle, Histoire de Vire pendant la revolution (178%1800) (Vire, 1923). 12. R. Gerard, Un Journaldeprovincesous Iarevolution. Le’JournaldeMarseiIIedeFerreoI

de Beaugeard’ (Paris, 1964). 13. Archives departementales de l’orne, L7225 (pro&s Fourbet). 14. Archives departementales de la Sarthe, 4E LIV 397, 24-25 fructidor an VI.