Le k Buzzatti

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  • 7/24/2019 Le k Buzzatti

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    uand Stefano Roi eut douze ans,il demanda comme cadeau son pre, qui tait capitaine au longcours et matre dun beau

    voilier, de lemmener bord avec lui.

    - Quand je serai grand, dit-il, je veuxaller sur la mer comme toi. Et jecommanderai des navires encore plus beauxet encore plus gros que le tien.

    - Dieu te bnisse, mon petit , rponditle pre.

    Et comme son btiment devait justement appareiller ce jour-l, il emmenale garon bord avec lui.

    Ctait une journe splendide,ensoleille, et la mer tait calme. Stefano,

    qui ntait jamais mont sur le bateau,courait tout heureux sur le pont, admirant lesmanuvres compliques des voiles, et il posait de multiples questions aux marins qui,en souriant, lui donnaient toutes lesexplications souhaitables.

    Arriv la poupe1, le garon sarrta,intrigu, pour observer quelque chose quimergeait par intermittence2, deux cents,trois cents mtres environ dans le sillage dunavire.

    Bien que le btiment court dj belle allure, port par une brise favorable,cette chose gardait toujours le mme cart.Et bien quil nen comprt pas la nature, il yavait en elle un je-ne-sais-quoidindfinissable qui fascinait intensmentlenfant.

    Le pr e, qui ne voyait plus Stefano etlavait hl3 sans succs, descendit de sa passerelle de commandement pour se mettre sa recherche.

    - Stefano, quest-ce que tu fais, plantl ? lui demanda-t-il en lapercevantfinalement la poupe, debout, en train defixer les vagues.

    1Arrire du bateau.2Par intermittence: de temps en temps.3Appel.

    - Papa, viens voir.Le pre vint et regarda lui aussi dans la

    direction que lui indiquait le garon mais ilne vit rien du tout.

    - Il y a une chose noire qui se montre

    de temps en temps dans le sillage, ditlenfant,et qui nous suit. - Jai beau avoir quarante ans, dit le

    pre, je crois que jai encore de bons yeux. Mais je ne remarque absolument rien.

    Comme son fils insistait, il alla prendre sa longue-vue et scruta la surface dela mer, en direction du sillage. Stefano le vit plir:

    - Quest-ce quil y a ? Pourquoi tu faiscette figure-l, dis, papa ?

    - Oh ! Si seulement je ne tavais pascout, scria le capitaine. Je vais me fairebien du souci pour toi, maintenant. Ce quetu vois merger de leau et qui nous suitnest pas une chose, mais bel et bien un K.Cest le monstre que craignent tous lesnavigateurs de toutes les mers du monde.Cest un squale effrayant et mystrieux, plusastucieux que lhomme. Pour des raisonsque personne ne connatra peut-tre jamais,il choisit sa victime et une fois quil la

    choisie, il la suit pendant des annes et desannes, toute la vie, sil le faut, jusquaumoment o il russit la dvorer. Et le plustrange, cest que personne na jamais pulapercevoir, si ce nest la future victime ouquelquun de sa famille.

    - Cest une blague que tu me racontes, papa !

    - Non, non, et je navais encore jamaisvu ce monstre, mais daprs les descriptionsque jai si souvent entendues, je lai

    immdiatement identifi. Ce mufle de bison,cette gueule qui ne fait que souvrir et se fermer spasmodiquement 4 , ces dentsterribles... Stefano, il ny a plus de doute possible, hlas ! Le K a jet son dvolu surtoi, et tant que tu seras en mer, il ne te

    4Avec des mouvements brusques.

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    laissera pas un instant de rpit. coute-moibien, mon petit: nous allons immdiatementretourner au port, tu dbarqueras et tu netaventureras plus jamais au-del du rivage, pour quelque raison que ce soit. Tu dois me

    le promettre. Le mtier de marin nest pas fait pour toi, mon fils. Il faut te rsigner. Bah ! terre aussi tu pourras faire fortune.

    Ceci dit, il commanda immdiatementau navire de faire demi-tour, rentra au portet, sous le prtexte dune maladie subite, fitdbarquer son fils. Puis il repartit sans lui.

    Profondment troubl, lenfant restasur la grve jusqu ce que la corne du plushaut mt et disparu lhorizon. A distanceil apercevait un petit point noir qui affleurait

    de temps en temps: ctait son K qui croisaitlentement, de long en large, et qui lattendaitavec obstination.

    A partir de ce moment tous les moyensfurent bons pour combattre lattirance que legaron prouvait pour la mer. Le prelenvoya tudier dans une ville lintrieurdes terres, des centaines de kilomtres del. Et pendant quelque temps, Stefano,distrait par ce nouveau milieu, ne pensa plusau monstre marin. Toutefois, aux grandes

    vacances, il revint la maison et il ne putsempcher, ds quil eut une minute delibre, de courir lextrmit de la jete pourune sorte de vrification quil jugeaitsuperflue et dans le fond ridicule. Aprs silongtemps, le K, en admettant que lhistoireraconte par son pre ft vraie, avaitcertainement renonc lattaque.

    Mais Stefano resta mdus, le cur battant la chamade5. A deux, trois centsmtres du mle6, en haute mer, le sinistre

    animal croisait lentement, sortant la tte deleau de temps autre, et regardant vers lerivage comme pour voir si Stefano venaitenfin.

    5Le cur battant trs vite.6Construction en maonnerie savanant dans lamer et destine protger lentre dun port.

    Cest alors que la pense de cettecrature hostile qui lattendait jour et nuitdevint pour Stefano une obsession secrte.Dans la cit lointaine il lui arrivaitmaintenant de se rveiller en pleine nuit avec

    inquitude. Il tait en lieu sr, oui, descentaines et des centaines de kilomtres lesparaient du K. Et pourtant il savait quau-del des montagnes, au-del des bois, au-del des plaines, le squale continuait lattendre. Et mme sil tait all vivre dansle continent le plus lointain, le K lauraitguett du lagon le plus proche, avec cetteobstination inexorable7 des instruments dudestin.

    Stefano, qui tait un garon srieux et

    ambitieux, continua ses tudes avec profit et,arriv lge dhomme, trouva un emploi bien rmunr et important dans uneentreprise de la ville. Entre-temps son pretait venu mourir de maladie et lemagnifique voilier fut vendu par la veuve.Le fils se trouva alors la tte dunecoquette fortune. Le travail, les amitis, lesamusements, les premires amours: la vie deStefano tait dsormais toute trace,nanmoins le souvenir du K le tourmentait

    comme un mirage la fois funeste etfascinant, et au fur et mesure que les jours passaient, au lieu de sestomper, il semblaitsintensifier.

    Les satisfactions que lon tire duneexistence laborieuse, aise et tranquille sontgrandes, certes, mais lattraction de labmeest encore suprieure. Stefano avait peinevingt-deux ans lorsque, ayant dit adieu sesamis et quitt son emploi, il revint dans saville natale et annona sa mre son

    intention de faire le mme mtier que son pre. La brave femme, qui Stefano navait jamais souffl mot du mystrieux squale,accueillit sa dcision avec joie. Le fait queson fils et abandonn la mer pour la villeavait toujours sembl, dans le fond de son

    7Quil est impossible dinterrompre.

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    cur, une espce de dsertion des traditionsfamiliales.

    Et Stefano commena naviguer,tmoignant de qualits maritimes, dersistance la fatigue, dintrpidit. Il

    bourlinguait8

    , bourlinguait sans trve, etdans le sillage de son bateau, jour et nuit, par bonace9 ou par gros grain10, il tranaitderrire lui le K.

    Ctait l sa maldiction et sacondamnation, il le savait, mais justement pour cette raison peut-tre, il ne trouvait pasla force de sen dtacher. Et personne bordnapercevait le monstre, si ce nest lui.

    - Est-ce que vous voyez quelque chosede ce ct-l ? demandait-il parfois ses

    compagnons en indiquant le sillage.- Non, nous ne voyons absolumentrien. Pourquoi ?

    - Je ne sais pas... Il me semblait...- Tu naurais pas vu un K, par

    hasard ? ricanaient les autres en touchant du bois.

    - Pourquoi riez-vous ? Pourquoitouchez-vous du bois ?

    - Parce que le K est une bte qui ne pardonne pas. Et si jamais elle se mettait

    suivre le navire, cela voudrait dire que lunde nous est perdu. Mais Stefano ne rflchissait pas. La

    menace continuelle qui le talonnait paraissaitmme dcupler 11 sa volont, sa passion pourla mer, son ardeur dans les heures de pril etde combat.

    Avec lhritage que lui avait laiss son pre, lorsquil sentit quil possdait bien sonmtier, il acheta de moiti avec un associun petit caboteur, puis il en fut bientt le

    seul patron et par la suite, grce une sriedexpditions chanceuses, il put acheter unvrai cargo, visant toujours plus

    8Voyageait sans cesse.9Temps calme.10Forte tempte.11Multiplier

    ambitieusement de lavant. Mais les succset les millions narrivaient pas chasser deson esprit cette obsession continuelle et il nesongea pas une seconde vendre le bateau et cesser de naviguer pour se lancer dans

    dautres entreprises. Naviguer, naviguer, ctait son unique pense. peine avait-il touch terre dansquelque port, aprs de longs mois de mer,que limpatience le poussait repartir. Ilsavait que le K lattendait au large et que leK tait synonyme de dsastre. Rien faire.Une impulsion irrsistible lattirait sanstrve dun ocan un autre.

    Jusquau jour o, soudain, Stefano pritconscience quil tait devenu vieux, trs

    vieux; et personne de son entourage ne pouvait sexpliquer pourquoi, riche commeil ltait, il nabandonnait pas enfin cettedamne existence de marin. Vieux etamrement malheureux, parce quil avait usson existence entire dans cette fuiteinsense travers les mers pour fuir sonennemi. Mais la tentation de labme avaitt plus forte pour lui que les joies dune vieaise et tranquille.

    Et un soir, tandis que son magnifique

    navire tait ancr au large du port o il taitn, il sentit sa fin prochaine. Alors il appelale capitaine, en qui il avait une totaleconfiance, et lui enjoignit12 de ne passopposer ce quil allait tenter. Lautre, surlhonneur, promit.

    Ayant obtenu cette assurance, Stefanorvla alors au capitaine qui lcoutait bouche be lhistoire du K qui avait continude le suivre pendant presque cinquante ans,inutilement.

    - Il ma escort dun bout lautre dumonde,dit-il, avec une fidlit que mme le plus noble ami naurait pas tmoigne. Maintenant je suis sur le point de mourir. Lui aussi doit tre terriblement vieux et fatigu. Je ne peux pas tromper son attente.

    12Lui ordonna.

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    Ayant dit, il prit cong, fit descendreune chaloupe la mer et sy installa aprsstre fait remettre un harpon.

    - Maintenant, je vais aller sarencontre, annona-t-il. Il est juste que je ne

    le doive pas. Mais je lutterai de toutes mesdernires forces.A coups de rames il sloigna. Les

    officiers et les matelots le virent disparatrel-bas, sur la mer placide, dans les ombresde la nuit. Au ciel il y avait un croissant delune.

    Il neut pas ramer longtemps. Tout coup le mufle hideux13 du K mergea contrela barque.

    - Je me suis dcid venir vers toi, dit

    Stefano.Et maintenant, nous deux!Alors, rassemblant ses derniresforces, il brandit le harpon pour frapper.

    - Bouhouhou ! mugit dune voixsuppliante le K.Quel long chemin jai d parcourir pour te trouver ! Moi aussi je suisrecru de fatigue... Ce que tu as pu me fairenager ! Et toi qui fuyais, fuyais... dire que tunas jamais rien compris !

    - Compris quoi ? fit Stefano piqu14.- Compris que je ne te pourchassais

    pas autour de la terre pour te dvorercomme tu le pensais. Le roi des mers mavaitseulement charg de te remettre ceci.

    Et le squale tira la langue, prsentantau vieux marin une petite sphre phosphorescente.

    Stefano la prit entre ses doigts etlexamina. Ctait une perle dune taille phnomnale. Et il reconnut alors la fameusePerle de la Mer qui donne celui qui la possde fortune, puissance, amour et paix de

    lme. Mais il tait trop tard dsormais.- Hlas ! dit-il en hochant la ttetristement. Quelle piti ! Jai seulementrussi gcher mon existence et la tienne...

    galet arrondi.

    13Trs laid.14vex.

    - Adieu, mon pauvre homme, rponditle K

    Et il plongea jamais dans les eauxnoires.

    Deux mois plus tard, pousse par le

    ressac15

    , une petite chaloupe schoua sur uncueil abrupt16. Elle fut aperue parquelques pcheurs qui, intrigus, senapprochrent. Dans la barque, un squelette blanchi tait assis: entre ses phalanges ilserrait un petit

    Le K est un poisson de trs grandetaille, affreux voir et extrmement rare.Selon les mers et les riverains, il estindiffremment appel kolomber,kahloubrha, kalonga, kalu, balu, chalung-ra.

    Les naturalistes, fait trange, lignorent.Quelques-uns, mme, soutiennent quilnexiste pas...

    Dino Buzzati. Le K. Nouvelles traduites par Jacqueline

    Remillet. d. Laffont

    15Mouvement des vagues lorsquelles viennentse briser sur le rivage.16Un cueil est un rocher mergeant la surfacede leau.