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Le langage comme habitus chez Husserl Mémoire Michel Rhéaume Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Michel Rhéaume, 2013

Le langage comme habitus chez Husserl€¦ · herméneutique auquel se rattache son principal disciple, Martin Heidegger. La philosophie comme science rigoureuse ± comme discours

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  • Le langage comme habitus chez Husserl

    Mémoire

    Michel Rhéaume

    Maîtrise en philosophie

    Maître ès arts (M.A.)

    Québec, Canada

    © Michel Rhéaume, 2013

  • iii

    Résumé

    La question qui nous intéresse est celle de savoir si et comment le langage peut avoir une influence

    sur la manière dont le monde se « donne » à une conscience. La phénoménologie développée par

    Husserl au début de son œuvre permet d‘expliquer comment le langage est employé pour fixer et

    articuler la manière dont une conscience intentionnelle s‘ouvre au monde et se rapporte à lui. Par

    contre, Husserl ne se donne pas encore les moyens de penser l‘importance de l‘ancrage historique

    des langues réelles, c‘est-à-dire leur caractère irréductiblement situé, facticiel. Nous soutiendrons

    qu‘il est possible d‘élaborer, à partir des œuvres tardives de Husserl, un concept de langage comme

    « habitus », qui permettra de comprendre la manière dont le langage évolue, se modifie et se

    transmet au sein d‘une tradition. La maîtrise parfaite et la transparence du langage apparaîtront au

    bout du compte comme des idéaux, possibles seulement pour une conscience radicalement auto-

    responsable.

  • iv

  • v

    Table des matières

    RÉSUMÉ III TABLE DES MATIÈRES V REMERCIEMENTS VII INTRODUCTION 1 I - LA NATURE DU LANGAGE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE STATIQUE HUSSERLIENNE 10 1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques 12

    1.1 La fondation d’une science rigoureuse 12 1.2 Le langage et la signification idéale 13 1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle 14

    2. De l’expression à la signification 18 2.1 Le phénomène du langage au sens propre 19

    2.1.1 Signe, indice, expression 19 2.1.2 L’expression 20

    2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre 26 2.2.1 « La » signification de l’expression 26 2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation » 28 2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement 31

    2.3 Le caractère accessoire des signes 37 3. Les fondements a priori du langage 42

    3.1 L’armature idéale de toute langue 42 3.2 Le discours sensé 45

    3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé 45 3.2.2 Le domaine de la pensée 46 3.2.3 La connaissance « complète » 48

    3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître » 50 3.4 Langage, pensée et donation du monde 53

    4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger » 55 4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants » 55 4.2 Le nommer : entre déictique et jugement 57 4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose 59

    5. Le problème du langage et la phénoménologie statique 62 5.1 Langage et sens du monde 62 5.2 La phénoménologie « statique » 65

    II - VERS UN CONCEPT DU LANGAGE COMME HABITUS CHEZ HUSSERL 71 6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache 71

    6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier 72 6.2 Le problème de la transparence du langage 78 6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues 82 6.4 Le problème de l’origine des significations 84

    7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage 88 7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation 88

    7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques 89 7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation » 92 7.3 – La sédimentation 96 7.4 – L’habitus et l’horizon 98 7.5 – Le jugement comme agir 103

    8. Langage et chair 106 8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel 107

    8.1.1 La sensation et les kinesthèses 108

  • vi

    8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus 110 8.1.3 Anticipation et affects 111

    8.2 La « motivation » 113 8.3 L’origine des significations 117

    8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer 117 8.3.2 Origine du contenu lexical 119 8.3.3 Évolution des significations 122

    9. Langage et facticité 126 9.1 Pensée et signe langagier 126 9.2 L’horizon du langage 129

    9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II 129 9.2.2 L’horizon de co-humanité 130

    9.3 Tradition et histoire 133 9.3.1 Monde, langage et historicité 134 9.3.2 La tradition et le danger de la passivité 139 9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité 142

    CONCLUSION 147 BIBLIOGRAPHIE 153

  • vii

    Remerciements

    Je tiens à remercier ma directrice Sophie-Jan Arrien, qui m‘a laissé m‘attaquer à un sujet difficile

    qui me passionnait, et qui m‘a accordé une aide et des conseils précieux. Ce travail a aussi été

    grandement facilité par le support du C.R.S.H. Je remercie ma famille pour ses encouragements et

    son soutien indéfectible, et enfin merci à Joëlle qui a gracieusement révisé mon texte avec un souci

    du détail admirable.

  • viii

  • 1

    « Ne voyez-vous pas que le véritable but du

    novlangue est de restreindre les limites de la

    pensée? À la fin, nous rendrons littéralement

    impossible le crime par la pensée car il n‘y

    aura plus de mots pour l‘exprimer. »

    George Orwell, 1984

    Introduction

    Si l‘héritage philosophique d‘Edmund Husserl est considérable, c‘est peut-être, aujourd‘hui, plutôt

    parce qu‘il est le père de la phénoménologie qu‘à cause de la pérennité du contenu de ses théories.

    Husserl semble se rattacher, notamment par son travail de logicien, à une conception surannée de la

    science, à une idée de la science comme « édifice » théorique définitif et universel – idée qui a été

    mise à mal par une foule de courants philosophiques contemporains, et d‘abord par le courant

    herméneutique auquel se rattache son principal disciple, Martin Heidegger. La philosophie comme

    science rigoureuse – comme discours théorique qu‘on parviendrait un jour à « achever » et dont les

    acquis seraient définitifs – cet idéal que poursuivait Husserl est bel et bien révolu.

    La prise en compte du devenir historique de l‘homme et de sa facticité1 n‘est pourtant pas un thème

    philosophique absent des écrits husserliens : ce n‘est qu‘un thème tardif. La Crise des sciences

    européennes (1934-37) et son célèbre appendice L’origine de la géométrie attaquent de front la

    question de l‘histoire, et de l‘inscription de tout projet philosophique et scientifique dans une telle

    histoire. Husserl croyait être en mesure, par la phénoménologie qu‘il élaborait, de nous aider à saisir

    la véritable nature de notre facticité. La phénoménologie aurait à nous dire en quel « sens » notre

    être est historique. Elle serait donc toujours nécessairement un terrain préalable à une recherche

    1 Par « facticité » (et l‘adjectif « facticiel(le) »), il faut entendre le fait d‘être historiquement situé, enraciné

    dans une place déterminée au sein de l‘histoire. Ce fait d‘être situé a longtemps été perçu comme une tare,

    quelque chose dont on doit malheureusement partir et dont il faut en quelque sorte s‘affranchir. L‘idéal

    scientifique était en effet considéré comme celui n‘appartenant à « aucun » point de vue, à l‘objectivité entière

    et totale. Ce qui est facticiel, en effet, aurait pu ne pas être : c‘est d‘ailleurs ce qui en fait de prime abord

    quelque chose d‘opposé à l‘universalité et à la nécessité que la science rigoureuse cherche à atteindre. Dans

    son sens plus péjoratif, le terme « facticiel » connote surtout l‘idée de « contingent ». Le courant

    herméneutique, et la phénoménologie qui prend en compte ses remises en question (comme celle de

    Heidegger) a permis d‘ébranler ce préjugé défavorable à l‘égard de la facticité, en montrant ce qu‘elle a de

    positif et d‘indépassable.

  • 2

    concernant nos origines, à tout travail interprétatif de nous-mêmes en tant que porteurs d‘un projet

    historique.

    Tous ne s‘entendront pas quant à l‘importance et au poids des transformations qu‘ont subies les

    idées husserliennes au cours de sa vie. L‘une des hypothèses de départ du présent travail est celle

    voulant que le dernier Husserl2 ait fourni des réflexions qui permettent de dépasser et transformer

    d‘une manière fondamentale l‘héritage des Recherches logiques (1900-01) et des Idées I (1913)3,

    ces dernières représentant en quelque sorte le point culminant de l‘« idéalisme » husserlien4.

    Certains thèmes importants qui l‘ont occupé, comme la passivité, la chair, l‘intersubjectivité, la

    tradition, la culture, ainsi que l‘histoire, font qu‘il est possible, selon nous, de remettre en question

    les positions idéalistes du premier Husserl à partir de sa propre œuvre.

    Le présent travail porte sur la conception husserlienne du langage. Celle-ci a été largement

    critiquée, en premier lieu pour le peu de cas qu‘elle faisait de la facticité et de la contingence des

    langues réelles : le langage semble, aux yeux de Husserl, parfaitement traductible et entièrement

    transparent. Il apparaît, du moins jusqu‘aux Idées, comme l‘auxiliaire d‘une activité qui n‘y a

    recours que par défaut – un auxiliaire qui peut, en droit, s‘effacer complètement devant ce qui est

    dit, le signifié. En second lieu, Husserl avance dans les Idées que le fait de s‘exprimer et penser à

    l‘aide du langage n’apporte rien de neuf à l‘expérience dite « anté-prédicative » : il fait ainsi de

    l‘expression une « couche » qui ne fait que refléter fidèlement l‘expérience qui aurait lieu si l‘on ne

    2 Impossible de délimiter précisément la « période » en question. Je me référerai par -là à tous les travaux de

    Husserl (ouvrages et manuscrits) qui commencent à intégrer les recherches portant sur la passivité (De la

    synthèse passive - 1918-1926), sur l‘intersubjectivité (Sur l’intersubjectivité - 1905-1920), sur la chair,

    l‘habitus, la culture, la tradition, ainsi que l‘histoire. Ce sont là des thèmes qui permettent, selon nous, de

    renverser l‘idéal d‘une science « achevable ». Sont inclues dans les écrits du « dernier Husserl » les œuvres

    suivantes : Méditations cartésiennes (1929); Logique formelle et transcendantale (1929); La crise des

    sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1934-1937); Expérience et jugement (1939 –

    posthume). 3 Surtout en ce qui concerne les Idées I. Les tomes suivants incluent des développements sur l‘habitus, la

    notion de personnalité et la culture, qui peuvent être considérés comme un premier pas dans la thématisation

    de l‘histoire. 4 À strictement parler, les Recherches logiques peuvent encore être considérées comme « réalistes », surtout

    dans la première édition (voir à ce sujet BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches

    logiques de Husserl, pp. 130-164).

  • 3

    « pensait » pas à l‘aide du langage. Cette idée a été, à juste titre selon nous, la cible d‘attaques par

    certains commentateurs5.

    De fait, ces critiques nous paraissent justifiées si l‘on se fie aux premiers écrits husserliens

    (jusqu‘aux Idées I), mais nous défendons la thèse qu‘il est possible d‘élaborer, à partir de certaines

    analyses portant sur les thèmes de la chair, de la passivité, de l‘intersubjectivité, de la culture et de

    l‘histoire, une autre conception du langage chez Husserl6. La notion de langage comme habitus sera

    esquissée, et proposée comme un concept permettant d‘intégrer les différentes transformations dans

    l‘œuvre tardive de Husserl. La question, par ailleurs, de savoir si et comment notre capacité à nous

    exprimer peut changer la manière dont le monde se donne à la conscience restera en filigrane de ce

    travail, comme l‘horizon de notre réflexion. Nous nous y référerons donc comme à notre « question

    directrice ».

    ***

    Le langage est pris comme thème explicite de recherche chez Husserl d‘abord et avant tout dans le

    cadre d‘études sur la logique. En effet, cette dernière étudie les fondements de la connaissance

    théorique, et c‘est là l‘intérêt premier du philosophe. La philosophie qui se veut absolument

    scientifique a besoin d‘une logique formelle dont les bases soient éclaircies, pour assurer et mesurer

    la validité des énoncés et des raisonnements qui s‘édifient sur elles7. L‘idéal qui guide au départ

    Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement solide et indubitable sur

    5 Cf. par exemple RICHIR, Marc, La crise du sens et la phénoménologie : autour de la Krisis de Husserl;

    suivi de Commentaire de L’origine de la géométrie, p. 172 ; ou « Le problème de la logique pure. De Husserl

    à une nouvelle position phénoménologique », pp. 500-522 ; POPA, Délia, « La phénoménalisation et son

    expression. Vers l‘origine phénoménologique du langage », Meaning and Language : Phenomenological

    Perspectives, pp. 237-256 ; MAYZAUD, Yves, JEAN, Gregori, « Introduction », Le langage et ses

    phénomènes, pp. 7-10. 6 Nous nous inspirons fortement, à ce titre, de Merleau-Ponty qui affirme dans « Sur la phénoménologie du

    langage » (1951), Éloge de la philosophie et autres essais, p. 73, que, en ce qui concerne le langage, « Le

    contraste est frappant [chez Husserl] entre certains textes anciens et récents. » 7 Le domaine de la logique est celui des lois a priori auxquelles se plie la pensée. La science logique, comme

    la section 3 permettra de le montrer, est une science descriptive de ces lois, qui a pour but de les mettre en

    évidence. Autrement dit, la logique n‘est un préalable à la science que si l‘on souhaite en éclairer les

    fondements : la science peut très bien progresser sans qu‘une logique phénoménologique ne soit d‘ores et déjà

    développée.

  • 4

    lequel on pourrait élever une philosophie rigoureuse. La science mathématique qui fonctionne à

    partir d‘axiomes et se construit par raisonnements apodictiques lui sert alors de guide et de modèle.

    Cet intérêt particulier pour la logique fait en sorte que « le langage » chez Husserl est surtout étudié

    via le jugement de connaissance qui, de son côté, constitue le problème central. Le but est alors de

    rendre tout à fait transparent ce qui se produit lorsqu‘on nomme des objets ou lorsqu‘on effectue des

    jugements sur eux. Les réflexions sur le signe, l‘indice et l‘expression qu‘on trouve au début des

    Recherches logiques sont effectuées en vue de dégager ce que Husserl nomme la « signification

    idéale », et de comprendre comment il est possible pour la conscience de saisir celle-ci. C‘est la

    « nature » du contenu ou de la signification du discours théorique qui est le centre d‘intérêt, c‘est

    cette dernière qui guide toute la réflexion initiale sur le langage.

    Ceci étant dit, nous pouvons considérer que la problématique du langage évolue dans l‘œuvre

    husserlienne, et que cette évolution peut être envisagée par l‘angle du passage d‘une

    phénoménologie statique à une phénoménologie génétique. La première prend comme pôle

    directeur les choses qui se donnent à la conscience. La phénoménologie statique analyse la manière

    dont la conscience constitue « activement » ses objets, c‘est-à-dire la manière dont elle les « vise »

    avec le sens qu‘ils ont. La phénoménologie génétique, pour sa part, s‘attarde à la manière dont un

    objet peut émerger au sein de la « passivité », au sein du flux temporel de la conscience qui précède

    toute reprise « active » des objets préconstitués.

    Dans les deux cas, Husserl affirme de la phénoménologie qu‘elle est la philosophie première, en

    tant que son objet est le rapport entre la conscience et le monde. La conscience est toujours

    essentiellement en rapport au monde. Elle n‘advient à elle-même que dans ce rapport, de même que

    le monde n‘apparaît qu’à une conscience :

    …il n‘y a pas d‘être et d‘être-ainsi pour moi (que ce soit en tant que réalité ou en tant que

    possibilité) si ce n‘est qu‘en tant que valant pour moi. […] N‘importe quoi qui s‘oppose à moi

    en tant qu‘objet existant a reçu pour moi […] tout son sens d‘être de mon intentionnalité

    effectuante et il n‘y a pas le moindre aspect de ce sens qui reste soustrait à mon intentionnalité.8

    Dans le cadre de la phénoménologie statique, Husserl utilise un vocabulaire particulier pour décrire

    la donation de l‘objet : la conscience le « constitue ». L‘atteinte d‘une unité de signification fixe et

    identifiée, celle de l‘objet, est le résultat d‘une performance du pôle subjectif du rapport conscience-

    8 Logique formelle et logique transcendantale, § 94, pp. 314-315 [207].

  • 5

    monde. La priorité est donnée à l’activité de la conscience, à ce que la conscience accomplit pour

    « se » donner ses objets. Le vocabulaire de la première période et surtout des Idées I donne à

    l‘idéalisme husserlien un sens particulier, et pousse à se demander pourquoi le monde fait encontre

    en se refusant parfois à apparaître tel que la conscience le vise. Par exemple, si la conscience

    « constitue » son monde, comment se fait-il que des objets qu‘on croit d‘abord apercevoir se

    révèlent après coup être tout autres? Husserl donne l‘exemple d‘un homme qui, dans un musée de

    cire, croit apercevoir une femme lui faisant signe, mais qui s‘avère n‘être qu‘un mannequin9. D‘où

    vient la possibilité, pour le monde et ses objets, de se refuser à une visée « constituante » comme

    celle visant l‘objet comme femme vivante? La possibilité pour l‘expérience de décevoir les attentes,

    de même que la nécessité de devoir biffer des croyances qu‘on est soudainement forcé à

    reconnaître10

    comme invalides, deviennent problématiques dans le cadre d‘une phénoménologie

    statique.

    Le sens en lequel on doit comprendre la « constitution » du monde évoluera cependant au fil de

    l‘œuvre husserlienne. Cette évolution repose, comme nous le soutiendrons, sur l‘introduction de

    nouveaux thèmes d‘analyse où la conscience est à la fois active et passive dans son rapport à ce qui

    lui fait face. Parmi ces thèmes, mentionnons la chair, l‘intersubjectivité, la culture, la tradition et

    l‘histoire.

    En bout de ligne, il apparaîtra que la phénoménologie statique représente surtout un point de départ

    pour la phénoménologie. Elle s‘intéresse d‘abord à la simple « possibilité » abstraite, pour une

    conscience, de se rapporter à quelque chose en général. En revanche, ce qui rend possible qu‘un

    objet donné et concret « se forme » pour la conscience, d‘un point de vue génétique, est un

    problème laissé en suspens. « La phénoménologie élaborée en premier lieu est simplement statique,

    ses descriptions sont analogues à celles de l‘histoire naturelle qui examine les types singuliers et,

    tout au plus, les distribue selon un certain ordre systématique. »11

    9 Recherche logique V, § 27, p. 250 [442-443].

    10 L‘expression « forcé à » est choisie à dessein : en phénoménologie statique c‘est la « force » du réel, qui lui

    permet de surprendre et décevoir les attentes, qui pose problème. Le pôle ego (« sujet ») du rapport

    conscience-monde semble devoir être passif à certains égards, et non pas simplement actif. C‘est la

    phénoménologie génétique qui s‘attaquera le plus proprement au problème de la passivité. 11

    Méditations cartésiennes, § 37, p. 125 [110].

  • 6

    Le travail de la phénoménologie statique, pour le dire encore autrement, en est un de classification :

    ce qui intéresse alors Husserl, ce sont les différentes modalités de rapport aux objets qui se dégagent

    dans la structure de la conscience intentionnelle et les différents types d‘objets qui peuvent se

    donner. Le domaine idéal qu‘il découvre, à savoir le domaine de la phénoménalité du monde, (et

    qu‘on est en mesure, à ses yeux, de reconnaître comme aussi universellement valide que le domaine

    mathématique) est alors suffisant, et permet d‘atteindre un absolu auquel les phénoménologues

    peuvent se référer pour élaborer leur discours.

    Le problème de l‘« origine » ou des conditions de possibilité des objets singuliers est donc laissé en

    suspens par la phénoménologie statique. Par exemple, on se contente de constater qu‘on est en

    mesure de viser quelque chose comme « un arbre », en tant qu‘objet de perception, matériel et situé

    dans l‘espace. La phénoménologie génétique, au lieu de ce simple constat, permettra de demander :

    comment la conscience parvient-elle à être en mesure de viser cet « arbre »? Comment une telle

    chose que la signification du mot « arbre » peut-elle advenir (quel genre de genèse peut-il convenir

    à quelque chose comme la signification)? La capacité de viser activement un objet comme ceci ou

    cela doit être expliquée quant à ce qui la rend possible. Les questions de l‘origine et des conditions

    de possibilité des objets impliquent d‘élargir le champ des recherches. L‘activité de la conscience,

    celle qu‘on peut attribuer à un « pôle » égoïque, est alors de plus en plus considérée comme ce qui

    advient en réponse à une passivité qui la précède. C‘est dans cette optique que la phénoménologie

    génétique intègre des recherches sur la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture et l‘histoire.

    Qu‘en est-il, si l‘on tient compte de cette « évolution » dans l‘œuvre husserlienne, du langage? On a

    vu qu‘il est d‘abord étudié d‘un point de vue statique, en faisant abstraction de la culture, de

    l‘histoire, et en général de tout ce qui relève de la passivité. Le langage, dans de telles

    circonstances, semble s‘effacer devant l‘objet dont il est dit quelque chose. Les analyses génétiques,

    en revanche, permettront (du moins potentiellement) de considérer la capacité à exprimer quelque

    chose, du point de vue de ses conditions de possibilité. C‘est ainsi qu‘on pourra s‘intéresser à la

    langue concrète apprise, c‘est-à-dire à l‘habitus développé par une personne à parler, lire et écrire,

    et à la manière dont cet habitus influence la teneur de sens du « monde » qui s‘offre à la conscience.

    Le vocabulaire d‘une personne, les mots et expressions usuels de sa langue, sont quelque chose

    qu‘elle acquiert et partage en commun avec d‘autres, qu‘elle « reçoit » d‘une tradition et

    s‘approprie, et qui ont un contenu facticiel de signification. Ces perspectives sur le langage

    permettent d‘envisager la possibilité que la pensée, et le langage dans lequel elle se déploie à

    chaque fois, soit facticielle.

  • 7

    La phénoménologie génétique met en quelque sorte sur un pied d‘égalité l‘activité et la passivité de

    la conscience. Elles apparaissent alors comme une condition de possibilité l‘une pour l‘autre.

    L‘antécédence du rapport « conscience-monde » lui-même se manifeste : activité et passivité ne

    font que se répondre. L‘habitus, en tant que forme passivement acquise résultant d‘une activité, qui

    influence en retour les possibles qui s‘ouvrent à l‘ego (et l‘accomplissement de ceux-ci) est un

    concept qui s‘inscrit d‘emblée dans la logique du jeu entre l‘activité et la passivité12

    . En

    réinterprétant la question de l‘usage du langage à l‘aune de celle de l‘habitus qu‘il crée, on prend

    acte de cette dimension passive qui accompagne toute forme d‘activité de la conscience

    intentionnelle qui dit le monde. Le langage étudié comme habitus inclut la dimension de la chair

    (comme lieu où pensée et sensation se nouent); de la tradition (ensembles d‘écrits, rituels,

    institutions, chants, etc., qui fondent et déterminent le sens des mots dont on dispose); de l‘histoire

    (comme tradition reçue que l‘on a à s’approprier); et de l‘intersubjectivité (par le biais de l‘aspect

    « culturel » du langage et du monde compris comme essentiellement commun).

    La question des objets culturels et de la tradition qu‘ils impliquent est en effet un domaine d‘analyse

    qui doit changer le sens de la « maîtrise » de la conscience sur le langage qu‘elle emploie. Cette

    maîtrise doit être « gagnée » sur un rapport d‘abord passif à ce qui est dit par d‘autres. Les écrits

    comme la Krisis (et plus particulièrement L’origine de la géométrie) font ressortir clairement

    comme un idéal (ultimement inatteignable) la possibilité d‘être parfaitement au clair avec son

    propre usage de la langue ou avec les « contenus de signification » des sciences. Le problème de

    l‘appropriation passive du corpus scientifique et de la tradition philosophique implique directement

    une dimension langagière. Il est pertinent, pour saisir la portée de ces problèmes, d‘éclairer la

    manière dont l‘usage du langage s‘effectue toujours dans un jeu entre l‘activité et la passivité.

    Les thèmes de l‘intersubjectivité ainsi que de l‘historicité vont dans le même sens : « dire » quelque

    chose du monde, c‘est toujours le dire à partir d‘un langage commun, qu‘on emploie en commun, et

    12 Par exemple, l‘athlète qui, chaque jour, s‘entraîne à tel ou tel mouvement, n‘a aucun contrôle direct sur

    l‘habitus qui « se forme » du même coup. Ce qu‘il contrôle à chaque fois, c‘est le mouvement qu‘il effectue.

    Il peut « y penser » plus ou moins activement, se concentrer d‘une manière plus ou moins intense sur chacune

    des facettes de son mouvement global. Mais chaque mouvement activement accompli laisse un « résidu »,

    qu‘on appelle « habitus ». Cet habitus fait que ce type de mouvement deviendra de plus en plus naturel pour

    l‘athlète. L‘habitus est une capacité « latente » qui se forme à force de répétition et de pratique. C‘est grâce à

    lui qu‘un mouvement qui était compliqué et ardu devient un geste presque machinal. L‘habitus est donc un

    « nœud » tout à fait particulier où se lient passivité et activité.

  • 8

    qu‘on hérite de ceux qui nous ont précédés. Ainsi, même s‘il est possible en droit de découvrir une

    « grammaire pure a priori »13

    , le contenu de ce qui est dit dépend du sens des mots employés, des

    expressions usuelles, des jargons déployés pour mieux cerner nos domaines d‘activité, etc. Ces

    dimensions de la vie de la conscience mènent Husserl à reconnaître, dans la Krisis, ce qu‘il nomme

    un « horizon de langage ». Reconnaître la possibilité de cerner un tel horizon dépend en quelque

    sorte de tout le reste :

    L‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté

    du pouvoir s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité. […] Les

    hommes (en tant qu‘ils participent d‘une co-humanité), le monde (celui dont ils peuvent parler),

    et le langage sont toujours entrelacés et toujours corrélés.14

    C‘est le sens de cette corrélation qu‘il s‘agit d‘éclairer, et c‘est précisément ce que vise

    l‘élaboration d‘un concept du langage comme habitus.

    Le présent travail débutera par un éclaircissement de la notion de « langage » chez Husserl. Il

    importe en premier lieu de comprendre pourquoi le fait de s’exprimer ou d‘accomplir des intentions

    de signification peut avoir une influence sur le « sens » des choses qui se présentent à la conscience

    au sein de son monde. S‘exprimer apparaîtra au bout du compte comme une activité qui permet de

    fixer et articuler les « objets » du monde. Tout en esquissant les grands traits de ce que sa théorie de

    la signification a de positif, nous tenterons de montrer comment le point de vue statique de la

    phénoménologie initiale pousse Husserl à évacuer la question de la facticité du langage.

    Cette première partie sera complétée par une esquisse des critiques les plus importantes qui peuvent

    lui être adressées. Sera ensuite présenté un premier « pas » vers la phénoménologie génétique, soit

    la prise en compte de la constitution passive au niveau sensible. Nous nous attarderons surtout sur

    l‘introduction de « l‘habitude » comme thème pertinent pour la compréhension du langage et de

    l’expression comme une espèce d‘agir. Enfin, nous tenterons d‘esquisser dans les grandes lignes, à

    titre programmatique la manière dont un concept du langage comme habitus pourrait être élaboré, à

    partir de certains thèmes de l‘œuvre husserlienne où l‘on fait droit à la radicale passivité de la

    conscience eu égard au monde, à autrui, à la tradition et à l‘histoire. La manière dont les hommes

    13 Cf. section 3 du présent travail, où nous présenterons le projet husserlien d‘une grammaire a priori, qui

    fonderait en principe toutes les langues réelles et contingentes. 14

    Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.

  • 9

    (qui participent d‘une histoire et d‘une tradition), le monde et le langage sont « corrélés » devrait

    ainsi trouver un début d‘éclaircissement.

  • 10

    I - La nature du langage dans la phénoménologie statique husserlienne

    Comme l‘introduction l‘a indiqué, l‘horizon implicite de notre réflexion est de savoir si et comment

    notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde « se donne » à la conscience.

    Cette question a de quoi surprendre : le monde n‘est-il pas ce qu‘il est, indépendamment de notre

    façon d‘en parler? Le simple fait de poser notre question directrice implique une posture

    philosophique bien particulière, celle du phénoménologue. La phénoménologie husserlienne est la

    première philosophie à s‘inscrire entièrement dans le rapport entre la conscience et le monde. C‘est

    ce rapport qui est premier, « conscience » et « monde » n‘étant à strictement parler ce qu‘ils sont

    que dans la rencontre de l‘un avec l‘autre. La phénoménologie s‘extirpe d‘une manière radicale du

    « problème » de la manière dont un sujet « fermé » parviendrait à connaître un monde qui lui serait

    extérieur, qui serait là-dehors, « en soi », de l’autre côté de la limite d‘une pensée close sur elle-

    même.

    Le « monde », au sens phénoménologique, est toujours essentiellement monde pour une conscience.

    Cela n‘implique pas pour autant que le monde soit une « construction » fantaisiste d‘une

    subjectivité (comme le rêve). D‘une part, le fait que le monde ne soit monde que pour une

    conscience n‘empêche pas qu‘il renferme de l‘inconnu, de l‘étrange, de l‘indicible et du surprenant.

    Ce qui apparaît à la conscience, le monde, ne peut être hors d‘atteinte (inconnu, étranger) que pour

    quelque chose qui justement l’atteint d‘une certaine manière : la tache d‘ombre a besoin du faisceau

    de lumière. D‘autre part, ce qui fait encontre à la conscience au sein du monde se donne à elle

    comme ce qu‘il est, en soi. La feuille que j‘ai devant moi m‘apparaît en elle-même, c‘est elle qui se

    tient là-devant moi, et non pas une « représentation » qui se trouverait « dans » mon esprit. L‘idée

    voulant qu‘un monde puisse être monde, tout en n‘étant pour aucune conscience est un postulat

    inutile pour le phénoménologue, pour qui le rapport entre conscience et monde est premier. On doit

    donc définir le « monde », en phénoménologie, comme étant l‘horizon ouvert par la conscience

    intentionnelle, celui au sein duquel quelque chose peut faire encontre.

    Dans un tel contexte, quelle nature doit-on accorder au langage? Le langage est quelque chose dont

    on se sert : a-t-il le même mode d‘être, se « donne-t-il » à nous de la même manière que n‘importe

    quel outil? Ou encore, le langage et le sens des mots qui le composent peuvent-ils être compris à

    partir des dictionnaires et des livres de grammaires? Ces deux points de vue semblent le ramener à

    quelque chose de plutôt extérieur : or, en même temps, on peut avoir l‘impression que le langage est

    plutôt de l‘ordre d‘une faculté. Le langage, au même titre que l‘imagination ou la volonté, serait

    donc plutôt un « pouvoir » de l‘homme. Parler, c‘est quelque chose que l‘homme est en mesure de

    « faire », c‘est là une de ses facultés. Nous voyons poindre un problème : la nature du langage n‘est

  • 11

    manifestement pas évidente de prime abord, et il faut éclaircir la manière dont on doit le

    comprendre, il faut déterminer l‘angle par lequel l‘aborder et le saisir.

    Les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire sont des outils qui servent à « inscrire »

    quelque part, de manière à le rendre objectif, quelque chose qui relève plus originairement de

    l‘activité : celle de s‘exprimer, de signifier le monde.15

    Les « règles » de grammaire décrivent la

    manière dont le parler s‘organise et se structure : elles sont des constructions, des outils qu‘on se

    donne pour étudier la façon dont les expressions complexes se structurent (comme actes), la façon

    dont cela a lieu lorsqu‘on s‘exprime (sans qu‘on ne se réfère activement, dans l‘acte, à des

    « règles » ou qu‘on soit consciemment « guidé » par elles). La même chose vaut pour les définitions

    du dictionnaire. Dans un acte concret de signifier quelque chose à l‘aide d‘un mot, le sens du mot

    qu‘on emploie n‘est pas problématique. Par exemple, quand je dis : « la feuille sur laquelle j‘écris »,

    le sens du mot « feuille » n‘est pas indéterminé comme il peut l‘être dans le dictionnaire. Ce dernier

    ne permet que d‘inscrire, toujours approximativement, des manières de signifier les « objets »16

    du

    monde, qui sont à chaque fois concrètement et effectivement accomplies. Ceci étant dit, tout ce qui

    vient d‘être affirmé ne fait pas du langage une faculté au même titre que, par exemple, l‘ouïe ou

    l‘imagination. Le caractère public des mots (c‘est quelque chose que le présent travail tentera de

    montrer) n‘est pas non plus à négliger. Le langage est quelque chose de tout à fait singulier, qui est

    à la fois intime et étranger, qui advient dans le discours solitaire et avec les autres, qui peut être

    clair et obscur.

    Ce que nous retenons pour l‘instant, c‘est tout au plus un point de départ plausible : étudier le

    langage nécessite qu‘on s‘intéresse au phénomène de l‘expression (comme acte). C‘est lorsqu‘on

    s‘exprime, lorsqu‘on signifie le monde, que le langage a lieu. C‘est là le « phénomène » à partir

    duquel on doit saisir le langage, c‘est ce phénomène qui permettra de comprendre les constructions

    abstraites comme les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire.

    15 La première partie de ce travail devrait permettre de justifier cette affirmation qui n‘est, pour l‘instant, que

    présupposée. C‘est là que les analyses de Husserl dans les Recherches logiques, sur lesquelles nous nous

    appuierons pour élaborer sa « théorie » du langage, nous permettront d‘arriver. 16

    Nous reviendrons plus loin sur la nature des « objets », au sein du rapport conscience-monde (les

    objectités).

  • 12

    1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques

    1.1 La fondation d’une science rigoureuse

    Ceci étant dit, Husserl entame plutôt ses réflexions sur le langage dans le cadre d‘une étude sur la

    logique, la science qui doit éclaircir les lois qui structurent tout discours scientifique rigoureux. Ces

    préoccupations logiques s‘inscrivent dans le contexte de la « querelle du psychologisme » qui

    domine l‘actualité philosophique à l‘époque où Husserl rédige les Recherches logiques. Dans le

    premier tome des Recherches17

    , Husserl réfute les prétentions du psychologisme, un courant de

    pensée qui considère la psychologie empirique comme la science première. La psychologie, en tant

    qu‘elle s‘intéresse à l‘esprit humain, serait selon les tenants de ce courant la science appropriée pour

    étudier les concepts, les jugements et les raisonnements : autrement dit, la « logique » elle-même

    serait une branche de la psychologie.18

    Or, la psychologie est une science empirique qui porte sur des faits contingents et qui ne peut

    aboutir, à strictement parler, qu‘à des généralisations approximatives, probables et fondées sur

    l‘induction. Ses objets (si tant est qu‘elle s‘intéresse aux concepts, jugements et raisonnements) ont

    un statut « réel » : ce sont les « concepts » que forment des personnes réelles; ce sont les jugements

    concrets que des gens posent, et les raisonnements qu‘ils effectuent réellement. Les « lois » qu‘on

    pourrait tirer de l‘étude de ces concepts, jugements et raisonnements réels n‘auraient, au mieux, que

    la valeur de généralisations. À la limite, elles auraient donc la même valeur que les lois de la

    physique, qui sont des hypothèses toujours ouvertes à l‘épreuve des faits – mais il s‘agit là d‘une

    limite qui ne tient même pas compte de la faillibilité de la pensée humaine. Par exemple, si l‘on

    affirmait que des prémisses de telles formes permettent généralement d‘aboutir à une conclusion de

    telle forme, on aurait là une loi dont la validité provient de l‘expérience et ne concerne que celle-ci.

    Or, une telle conception, selon Husserl, ne rend pas compte de la validité a priori, évidente et

    apodictique, des principes et axiomes logiques. L‘évidence des « lois » du raisonnement, par

    17 Recherches logiques Tome 1 – Prolégomènes à la logique pure (1

    ère éd. 1900).

    18 Prolégomènes à la logique pure, p. 56 [51] : « […] le courant qui domine précisément à notre époque tient

    une réponse toute prête : les fondements théoriques essentiels [de la logique], dit-on, doivent être cherchés

    dans la psychologie ». Husserl réfère, toujours à la même page, pour situer la position contre laquelle il

    s‘élève, à J. S. Mill (An examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 5e éd., p. 461) et T. Lipps

    (Grundzüge der Logik. 1983, §3).

  • 13

    exemple, n‘est pas due à l‘expérience qu‘on en a, mais elle vient de la validité intrinsèque des

    relations de sens qu‘elles dégagent. De la même façon, les équations mathématiques ne sont pas

    valides « parce que tous s‘entendent à leur sujet », mais elles sont reconnues comme valables a

    priori, pour tous, nécessairement et de tout temps. Pour prendre un exemple : la vérité de « 2 + 2 =

    4 » n‘est pas atteinte par induction, mais découle de la validité absolue de la connexion de sens

    exprimée dans l‘énoncé. Cette validité est indubitable, et n‘a rien d‘approximatif ou de vague :

    l‘équation est absolument rigoureuse. Le sens de l‘énoncé, dans une proposition logique vraie, ainsi

    que sa validité, ont un caractère nécessaire et universel : c‘est pourquoi Husserl parle de « sens

    idéal ». L‘idéalité, ici, s‘oppose à la contingence des faits. La psychologie ne peut donc pas, par

    l‘étude de son domaine contingent et facticiel, à savoir le psychisme et ses processus, rendre compte

    du domaine de la logique.

    Si le discours scientifique doit être possible, c‘est-à-dire si les lois logiques qui structurent le

    discours rationnel doivent être reconnues comme rigoureusement valables et universelles, il faut

    établir le domaine de la logique formelle sur des fondements idéaux. Le but que poursuit Husserl est

    celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement idéal et indubitable grâce auquel on

    pourrait rendre compte de la possibilité d‘une philosophie véritablement scientifique. La question

    devient donc de savoir comment, dans ce contexte, on peut éclaircir le statut « idéal » et

    universellement valable des lois et des objets de la logique.

    1.2 Le langage et la signification idéale

    Comment se fait-il que le principe de non-contradiction soit valable « indépendamment » de nous?

    Quel statut doit-on donner à un tel principe, ou à une équation mathématique? Les Recherches

    logiques tentent de répondre à ces questions. Nous sommes en mesure d’énoncer des choses dont la

    signification apparaît comme valable indépendamment de cette énonciation (qui est un acte

    contingent). Lorsqu‘on formule ou qu‘on exprime des concepts, des jugements et des

    raisonnements, on accomplit quelque chose qui « dépasse » d‘une certaine manière l‘activité et les

    processus psychiques de notre « esprit » contingent et réel. C‘est donc l‘étude de l‘expression qui

    est le point de départ pour les Recherches, et qui doit permettre de comprendre comment il est

    possible de « viser » ou d‘atteindre un sens idéal (ou une signification idéale).

    C‘est ainsi que le « langage » devient le thème de la phénoménologie chez Husserl. La science

    dépend de principes logiques valant de manière idéale (universelle, non contingente), et notre accès

    premier à ces principes logiques, ce sont les actes de signification dans lesquels nous les énonçons

    et les exprimons. Le psychologisme est une erreur d‘interprétation, mais cette erreur part d‘une

    « intuition » qui n‘est pas totalement insensée. De fait, lorsque l‘on juge, que l‘on nomme ou que

  • 14

    l‘on raisonne, ce sont bel et bien des actes (psychiques) qui sont accomplis. Pourtant, dans le

    discours d‘une science, c‘est la signification des énoncés qui importe, et elle seule : c‘est ce qu‘ils

    veulent dire qui leur donne leur validité. Un énoncé scientifique, donc, ne doit pas valoir au sein de

    la science en tant qu‘acte psychique réellement accompli : c‘est la signification elle-même de

    l‘énoncé qui vaut. L‘acte psychique et la signification de l‘énoncé ne sont manifestement pas sans

    rapport l‘un avec l‘autre : seulement, les confondre est une erreur de principe qui risque de miner

    les fondements de la science.

    Le problème auquel s‘intéresse par conséquent Husserl dans la première Recherche est celui de

    montrer le lien qu‘il y a entre l‘expression d‘un jugement et la signification idéale de ce jugement.

    Éclaircir ce lien revient à expliquer quel statut on peut reconnaître aux énoncés ou aux jugements

    qu‘on formule sur le monde, et rendre claire la manière dont on parvient à dire quelque chose

    d‘universellement valable. C‘est la raison pour laquelle le langage acquiert une place importante

    dans les Recherches logiques : c‘est dans l‘énonciation que se manifeste de prime abord notre

    rapport aux significations idéales (c‘est-à-dire, aux contenus de nos concepts idéaux, et aux énoncés

    qu‘on peut formuler sur eux). Avant de suivre Husserl dans ces développements, rappelons d‘abord

    quelques traits fondamentaux de la « posture phénoménologique », sur laquelle s‘appuie le présent

    travail.

    1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle

    La principale découverte associée à la phénoménologie husserlienne, qui s‘origine de la pensée de

    Brentano, est celle de l‘intentionnalité de la conscience19

    : la conscience est toujours conscience de

    quelque chose. C‘est la première avancée qui permet de dépasser l‘attitude « naturaliste » (dont le

    psychologisme peut être considéré comme une conséquence), qui privilégie l‘étude des phénomènes

    objectifs, observables de l‘extérieur et ultimement mesurables (c‘est d‘ailleurs par-là que cette

    attitude prétend être scientifique). D‘un point de vue naturaliste, ou plus généralement positiviste, la

    conscience est comprise comme un phénomène réel parmi d‘autres. Elle a le statut d‘un ensemble

    d‘événements singuliers se produisant dans la réalité : un flux de processus psychiques. Puisqu‘en

    « observant » quelqu‘un de manière objective, on n‘a jamais accès à ce qu’il pense, ou à son activité

    19 Brentano différencie les phénomènes physiques des phénomènes psychiques. Ces derniers ont en propre

    « l‘inexistence intentionnelle », c‘est-à-dire « la relation à un contenu, la direction vers un objet ».

    [BRENTANO, Franz, Psychologie du point de vue empirique, p. 101 [124-125]].

  • 15

    de penser comme telle, le naturaliste se voit forcé de la postuler comme étant « intérieure » au sujet

    qu‘il observe. Il en fait ainsi un domaine supposément clos, dans lequel seraient produites de

    manière causale des « représentations » qui, étant « dans » la conscience, ne sont accessibles qu‘à

    celui qui les possède et les vit « de l‘intérieur ». Le rapport entre le sujet et l‘objet, dans une telle

    conception, devient très problématique, parce qu‘on cherche à comprendre le lien réel (entendre :

    causal) entre les deux entités (celui qui connaît, et le connu). On cherche à comprendre la manière

    dont l‘objet « extérieur » est « représenté » au sein de la conscience, comprise comme close sur

    elle-même. Le problème surgit de savoir : 1. ce qui provoque ou cause cette représentation (la

    manière dont l‘objet peut « affecter » le sujet); 2. comment la représentation (intérieure) peut

    s’ajuster ou se conformer à un objet auquel elle ne peut essentiellement pas avoir accès.

    Le phénoménologue voit une telle position comme étant intenable, et fondamentalement erronée. La

    conscience, loin d‘apparaître (pour celui qui veut la décrire fidèlement) comme un domaine clos sur

    lui-même, est bien plutôt une « ouverture » à ce qu‘elle n‘est pas. Ce rapport à autre chose qu‘elle-

    même lui est essentiel et fondamental20

    : tout acte de la conscience ne peut être qu‘en tant que

    « rapport à » quelque chose21

    . Ainsi, je peux bien distinguer entre « mon regard sur tel objet » et

    « l‘objet vu par ce regard » : il reste que ni l‘un ni l‘autre ne peut advenir ou se montrer « hors »

    d‘un tel rapport. Il n‘y a donc pas lieu de parler, pour la conscience intentionnelle, de réalité

    « extérieure » à laquelle elle n‘aurait pas accès. Elle est par essence tournée vers ce qu‘elle n‘est

    pas : son objet est (et se donne nécessairement comme) quelque chose d‘autre qu‘elle-même. Mais

    puisqu‘on sort radicalement de la position naturaliste, il faut noter que les « objets » du monde ne se

    limitent pas à ce qui est « tangible », physiquement présent et corporel. On parlera pour cette raison,

    au lieu d‘objets, d’objectités. On désigne par-là tout ce qui peut devenir « objectif », c‘est-à-dire

    tout ce qui peut se donner à la conscience, en personne. Les « objets » au sens courant font

    évidemment partie des objectités : la chaise, la tasse et la table peuvent être rendus présents. Mais

    peuvent aussi être donnés des « états de choses » : par exemple, je peux « voir » que la tasse est

    20 L‘expression « en rapport à autre chose » résume si fondamentalement l‘essence de la conscience que

    négliger ce « trait », c‘est passer complètement à côté d‘elle. « La conscience » du naturaliste, comme

    domaine intérieur clos sur lui-même n‘est rien de plus qu‘une construction abstraite, un objet théorique

    construit à partir de présupposés erronés, et dont il faut se départir si l‘on veut réellement étudier la

    conscience. 21

    La conscience peut certes se rapporter à ses propres actes, mais même dans un tel cas, un rapport à… ou

    une ouverture à… quelque chose a lieu.

  • 16

    dans sa soucoupe. Ce « fait », cet état de choses, peut être donné lui aussi en chair et en os. Le

    terme « d‘objectité » englobe donc des « objets » dont le mode d‘être est différent de celui des

    simples choses concrètes. Entrent encore dans la classe des « objectités » toutes les situations dans

    lesquelles on se trouve, toutes les relations entre des choses, etc.

    La phénoménologie des Recherches logiques se donne pour tâche de décrire le fonctionnement de la

    conscience, essentiellement ouverte au monde et à ce qui lui fait encontre en son sein. La

    phénoménologie doit saisir la manière dont les objectités de différents genres apparaissent, ou se

    donnent à la conscience. Husserl parle également de la manière dont la conscience « constitue »22

    ses objectités. L‘intérêt est de dégager un savoir valant a priori. Il s‘agit de mettre en évidence les

    possibilités de la conscience comme telle, en tant que conscience, et non les performances, valant

    comme événements singuliers réels et contingents, des individus facticiels et existant réellement.

    Pour le dire autrement, en phénoménologie, chaque acte réel étudié a une valeur exemplaire. C‘est

    ce dont il est l’exemple, l‘acte réitérable, qui possède une « identité » et une « unité », qui peut avoir

    une valeur scientifique pour le phénoménologue. Prenons un exemple. Si Husserl étudie l‘acte

    intentionnel consistant à signifier quelque chose (comme « 2 + 2 = 4 »), il s‘intéresse plutôt à la

    possibilité que toute conscience a de viser intentionnellement une signification (« l‘acte » en lui-

    même) qu‘à tel ou tel acte de visée réellement effectué. Même lorsque la manière de parler de la

    conscience peut porter à confusion, il est important de garder une telle distinction en tête. La

    phénoménologie husserlienne est tout entière vouée à dégager les structures universelles de la

    conscience : ce qu‘on en dit doit valoir pour toute conscience, de tout temps, et a priori.

    Husserl estime donc que « le langage n‘a pas seulement des fondements physiologiques,

    psychologiques et historico-culturels, mais aussi ses fondements aprioriques »23

    . Ce sont ces

    derniers qu‘il cherche à dégager à l‘époque des Recherches logiques. Dans le cadre d‘une

    phénoménologie statique, qui prend comme pôle directeur les objets que la conscience est en

    mesure de viser (et qui délaisse les conditions de possibilité génétiques de ces visées), les

    22 L‘expression apparaît déjà dans les Recherches logiques (Cf. Recherche logique I, § 14, p. 57 [51]) et

    acquiert un sens de plus en plus « actif » jusqu‘aux Idées (Cf. Idées I, § 91, p. 318 [190] ; Idées II, § 50, p.

    265 [188]). 23

    Recherche logique IV, § 14, p. 134 [338].

  • 17

    fondements a priori sont séparables de toute considération historique24

    . Il n‘est ainsi pas question

    d‘établir la genèse ou l‘archéologie du sens idéal, ni d‘envisager une signification idéale comme

    participant d‘une histoire ou y étant soumise. Husserl considère, pour prendre le problème sous un

    autre angle, que le sens idéal qui trouve son expression dans une langue n‘est pas lui-même entaché

    par la facticité de cette langue (comme, par exemple, par le lexique de celle-ci ou des personnes qui

    la parlent). Le présent travail tentera de montrer les limites et problèmes soulevés par un tel point de

    vue, et indiquera une voie possible pour les dépasser à partir des derniers écrits de Husserl.25

    24 Les premières études phénoménologiques que nous nommons « statiques » excluent volontairement la

    dimension temporelle (donc toute « genèse » du sens), pour se concentrer sur la manière dont la conscience

    peut accéder à des concepts universels et atemporels comme ceux des mathématiques : « Au niveau de

    considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre [nous sommes dispensés] de descendre dans les

    profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu […] », Idées I, § 85, p.

    288 [171]. 25

    De façon générale, bien que la phénoménologie des Recherches logiques soulève de nombreux problèmes,

    les premières distinctions qu‘y fait Husserl par rapport au langage méritent d‘être explorées et resteront

    généralement valables par la suite. Il est possible et peut-être même nécessaire, en ce sens, de montrer les

    lacunes d‘une phénoménologie statique, pour amorcer la transition vers une phénoménologie génétique, sans

    rejeter en bloc l‘entièreté de ses acquis.

  • 18

    2. De l’expression à la signification

    Le problème qu‘a pris en vue Husserl, et qui le mène à étudier le langage, est celui de l‘idéalité de

    la signification des énoncés scientifiques. Comme nous l‘avons annoncé, de manière anticipative,

    au début de cette première partie, c‘est dans le fait de s’exprimer (concrètement) qu‘a lieu le

    langage. Et pourtant, chaque acte concret semble se dépasser lui-même et pouvoir être l‘objet d‘un

    discours descriptif qui soit scientifique26

    . Les actes concrets du signifier peuvent être l‘objet d‘une

    science parce qu‘ils ont une valeur exemplaire : ils sont réitérables. En tant que tels, ils ont une

    certaine « idéalité » : ils possèdent une unité et une identité, et cette identité ne dépend pas en

    principe d‘une quelconque occurrence contingente et réelle. Ce qui est réitérable est possible,

    indépendamment du « fait » de son accomplissement réel. Le titre de cette section, « de l‘expression

    à la signification », indique que nous tenterons, en suivant Husserl, d‘y expliciter le passage ou le

    lien qu‘il importe de comprendre entre les occurrences réelles où le langage a proprement lieu et sa

    forme idéalisée (dans « la signification » du discours). Suivre Husserl dans ce questionnement nous

    permettra d‘éclaircir la nature du langage, de comprendre comment la signification et la constitution

    du monde sont corrélées, et de voir comment se pose le problème de l‘historicité de la signification

    dans la phénoménologie statique.

    Il n‘est en rien évident d‘expliquer comment des êtres contingents parviennent, en s‘exprimant à

    propos d‘objets quelconques, à énoncer des « vérités » qui valent universellement et idéalement.

    Pour être au clair avec cette possibilité, Husserl doit d‘abord (2.1) élucider le phénomène

    proprement dit de l‘expression, afin d‘acquérir une connaissance distincte de ce que l‘on accomplit,

    précisément, lorsqu‘on s‘exprime. Cette première caractérisation positive de l‘expression permet

    ensuite (2.2) d‘exclure certains domaines du langage comme étant dérivés ou secondaires par

    rapport à l‘expression au sens propre. Dans cette optique, nous examinerons (2.2.1) pourquoi il est

    possible de parler de « la » signification du discours; (2.2.2) pourquoi le rôle communicatif n‘est pas

    le rôle essentiel du langage; (2.2.3) pourquoi seule l‘expression activement accomplie peut être

    considérée comme expression au sens propre. Ces développements permettront, enfin, de voir

    comment Husserl croit pouvoir (2.3) exclure, comme non-problématique, le fait de la contingence et

    de la facticité du contenu de signification des langues réelles.

    26 Rappelons qu‘on accepte généralement l‘idée voulant qu‘il n‘y ait pas de science du contingent comme tel :

    seul ce qui vaut « en général » peut intéresser la science, qui cherche à établir des principes universels.

  • 19

    2.1 Le phénomène du langage au sens propre

    2.1.1 Signe, indice, expression

    Le point de départ de Husserl dans ses recherches est le fait qu‘un énoncé « exprime » sa

    signification : c‘est donc la notion d‘expression qu‘il faut comprendre pour saisir la manière dont la

    conscience intentionnelle « atteint » une signification idéale. Husserl commence ainsi la 1ère

    Recherche en démêlant le concept d‘expression par rapport à deux notions qu‘il considère comme

    étant voisines : le signe et l‘indice. Accompagner Husserl dans ces distinctions nous permettra de

    comprendre plus clairement ce qu‘il entend par l‘expression, concept-clé de sa théorie du langage.

    Signe (Zeichen)

    Indice (Anzeige) Expression (Ausdruck)

    Fig. 1 : Signe, indice et expression

    Toute expression est un signe. Pourtant, tout signe n‘est pas nécessairement une expression. Husserl

    note qu‘un « indice » peut aussi être considéré comme un signe de quelque chose. Il faut donc non

    seulement déterminer ce qu‘est, essentiellement, un signe en général, mais aussi ce qui caractérise

    spécifiquement l‘expression par rapport à d‘autres types de signes comme l‘indice.

    Lorsqu‘un signe est perçu, il renvoie à autre chose que lui-même. C‘est cette propriété qui est

    commune à l‘indice et à l‘expression, par-delà le contexte strictement langagier. L‘indice est un

    objet ou un état de chose qui entraîne « la conviction ou la présomption de l’existence »27

    de

    quelque chose d‘autre. La perception d‘un indice entraîne celui qui le perçoit à croire à l‘existence

    d‘une autre chose : par exemple, le fait de voir de la fumée pousse à croire à l‘existence d‘un feu.

    Pourtant, l‘indice en lui-même n‘a pas pour raison d’être de renvoyer à autre chose. La fumée ne

    sert pas intrinsèquement à indiquer un feu, elle est quelque chose en elle-même hors de cette

    fonction. La conviction ou la présomption d‘existence qu‘un indice entraîne est, en ce sens, quelque

    chose d‘accidentel.

    27 Recherche logique I, § 2, p. 29 [25].

  • 20

    2.1.2 L’expression

    Par contraste, une expression est un signe qui veut essentiellement dire quelque chose : à sa nature

    même appartient le fait de renvoyer à une signification. Dans les Recherches logiques, Husserl

    s‘intéresse avant tout, lorsqu‘il étudie les « expressions », au discours sous toutes ses formes :

    « […] tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre,

    est une expression, sans qu‘il importe ici que le discours soit réellement prononcé, donc qu‘il soit

    ou non adressé à une personne quelconque dans une intention de communication »28

    . Tout ce qui se

    produit concrètement quand quelqu‘un parle n‘entre pas dans ce concept restreint

    d‘ « expression » : la rougeur soudaine de mon interlocuteur n‘exprime pas (au sens strict) sa gêne,

    mais la manifeste. L‘expression, ici, requiert l‘intention expresse d‘exposer une pensée.29

    Le signe

    expressif « suggère » (ou enjoint) d‘accomplir la pensée qu‘il exprime30

    . Ce n‘est qu‘en vertu de

    cette relation que le signe est expressif.

    Pour une conscience intentionnelle, se rapporter à une expression comme telle, c‘est la comprendre,

    et comprendre une expression, ce n‘est rien d‘autre qu‘accomplir « l‘opération actuelle de

    signifier »31

    . Pour le dire autrement, c‘est « animer »32

    le complexe phonique ou l‘écriture, et saisir

    28 Recherche logique I, § 5, p. 35 [30].

    29 Recherche logique I, § 5, p. 36 [31].

    30 Il faut comprendre le fait « d‘accomplir une pensée », ici, comme le fait de se rapporter selon un certain

    sens à une objectité; ou encore : de se rapporter à quelque chose comme quelque chose. 31

    Recherche logique I, § 23, p. 85 [74], en note de bas de page. 32

    L‘emploi d‘un vocabulaire évoquant l‘âme (« animer », « animation ») est récurrente chez Husserl pour

    illustrer la manière dont une conscience se rapporte aux signes expressifs (à la parole sonore et à l‘écriture).

    Cette image se fonde sur le caractère matériel de ces signes, qui en fait des objets réels qui, à certains égards,

    sont similaires à tout corps rencontré dans la nature.

    On peut comparer la compréhension soudaine d‘une expression qui n‘avait pas d‘abord été reconnue comme

    telle (par exemple, d‘une série de mots écrits d‘abord perçue comme un ensemble de traces sans signification)

    à « l’animation » de cette série de traits par une pensée.

    C‘est ainsi qu‘ « animer » un mot veut tout simplement dire le comprendre (quand on l‘entend ou le lit) ou

    l’employer pour dire quelque chose (quand on le dit ou l‘écrit). Dans les deux cas, le verbe « animer »

    désigne l‘activité de la conscience qui est nécessaire pour que le mot en tant qu’objet physique (sonore ou

    écrit) devienne expression d‘un sens ou d‘une pensée.

    Le verbe « animer » est donc employé pour souligner que : 1/ comprendre un signe, ce n‘est pas seulement le

    percevoir; 2/ émettre une série de sons n‘équivaut pas à parler; 3/ tracer des lignes sur un papier ne revient pas

    à écrire. L‘activité qui apparaît comme un « surplus » par rapport à ces actions « matérielles » (percevoir par

    les sens, émettre des sons, tracer) est donc parfois désignée par des termes qui renvoient à la présence d‘une

  • 21

    le sens de ce qui est dit ou écrit. Par exemple, quand je vois sur un papier la série de mots

    « l‘éléphant est un mammifère », je saisis cette série de mots comme l‘expression qu‘elle est, pour

    autant que je saisisse ce qu’elle veut dire (bedeutet) : quand je comprends que l‘éléphant est un

    mammifère. Si le sens des mots m‘est étranger33

    , je peux bien supposer qu‘il s‘agit-là d‘une

    expression, que la série de mots veut dire quelque chose, mais je ne peux pas le vérifier, parce que

    cela me demanderait d‘accomplir d‘une certaine manière la visée intentionnelle en cause.

    L‘expression rend donc manifeste ce que Husserl appelle les « actes conférant la signification

    [bedeutungverleihenden Akte] ou intentions de signification [Bedeutungsintentionen] »34

    . Ces actes

    consistent à accomplir le rapport déterminé à une objectité35

    que l‘expression suggère d‘accomplir.

    Dire par exemple : « la boule est rouge », ce n‘est pas d‘abord ou essentiellement émettre une série

    de sons : c‘est plutôt, via le langage, se placer (en tant que conscience) dans un rapport déterminé

    avec l‘objet en question, c‘est viser intentionnellement la boule comme rouge.

    D‘un point de vue purement descriptif, donc, le mot en tant que chose physique perçue ne change

    pas. Mais pendant « que ce qui […] constitue le phénomène de l‘objet [la chose telle qu‘elle est

    perçue] demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se modifie. »36

    La conscience animant

    le mot vise à travers lui un objet, celui dont le mot parle.

    « âme » qui vient « habiter » ces choses physiques. Il s‘agit d‘une métaphore qui vise à rendre compte de

    l‘expérience concrète de notre rapport aux expressions. 33

    Par exemple, si je n‘ai pas appris à lire, ou que je ne comprends pas la langue dans laquelle l‘expression est

    écrite. 34

    Recherche logique I, § 9, p. 43-44 [38]. 35

    Husserl parle d‘ « objectité » et non d‘objet à cause de la connotation « physique » que le mot « objet »

    possède (la boule, l‘encrier, le cube rouge sont des objets physiques, tangibles et bien délimités dans

    l‘espace). Quand il s‘agit de la référence d‘une expression (donc d‘une « objectité »), il peut s‘agir aussi d‘

    « états-de-choses, de caractéristiques, de formes réelles (reale) ou catégoriales dépendantes, etc. » (Recherche

    logique I, § 9, p. 44 [38], en note de bas de page). Par exemple, il est possible de « voir » que l‘encrier est sur

    la feuille : il s‘agit là d‘un état de choses, et non d‘un simple objet comme la boule. Il m‘est également

    possible de voir que A est plus grand que B, et de me rapporter à cet état de choses par le langage (c.-à-d. de

    signifier cet état de choses). Pour prendre encore un autre exemple, quelque chose comme une « situation »

    peut également être signifié (le fait que je sois en route vers l‘université; que je travaille avec d‘autres à

    quelque chose, etc.). Pour autant qu‘une expression le vise, un tel état de chose est « objectivé »; sans être un

    objet au sens classique du terme. C‘est pourquoi le terme « d‘objectité » est employé. Par la suite, donc, si

    l‘on parle de la référence d‘une expression au sens large, il faut comprendre que ce qui est objectivé peut être

    de nature plus complexe qu‘un objet physique comme une boule. 36

    Recherche logique I, § 10, p. 47 [41].

  • 22

    [Nous pouvons distinguer,] d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue

    selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et,

    éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée.37

    Les considérations précédentes permettent déjà d‘apporter certaines précisions à ce qu‘on doit

    comprendre par « langage ». Le « langage » à proprement parler a lieu dans les actes de

    signification ou intentions de signification. Les « mots » écrits sur le papier, les sons produits par un

    magnétophone, ne sont pas en eux-mêmes l‘essentiel du langage. Ils ne sont langagiers que parce

    qu‘ils peuvent être animés par une conscience intentionnelle et permettre la visée d‘une objectité.

    Les traces physiques que sont le son ou le mot écrit sont quelque chose par quoi la conscience

    effectue un « détour ». La conscience qui les vise passe en quelque sorte à travers eux et effectue

    ainsi un « acte » entièrement nouveau. Cet acte consiste à se placer dans un rapport déterminé à la

    chose dont il est parlé. Le langage est donc intrinsèquement lié au « rapport intentionnel » entre

    conscience et monde. Il est ce par quoi la conscience module, oriente et fixe son rapport aux choses.

    Mais cela n‘équivaut-il pas à dire que « signifier », pour la conscience, c‘est « fabriquer » un monde

    de toutes pièces? Si le rapport entre conscience et monde est premier, et que le langage permet

    d’articuler ce rapport, le langage n‘est-il pas « tout puissant »? Il n‘en est évidemment rien : le

    langage permet d‘articuler la visée de l‘objet, et ne présume en rien de la donation de celui-ci. La

    donation d‘un objet, Husserl l‘appelle le « remplissement intuitif » (intuitiv Erfüllung) de la

    « visée » (gemeint) (ou plus simplement : l‘« intuition » (Anschauung)).

    Dans le mode d‘énoncer et de signifier, est dit et visé tout ce qui n‘est peut-être nullement

    actualisé sur le mode du remplissement intuitif proprement dit. La « pensée » est alors une

    pensée « simplement symbolique » ou « inauthentique ».38

    Husserl parle d‘une éventuelle « plénitude intuitive » parce que le rapport à l‘objet que l‘expression

    vise n‘implique pas en lui-même sa réalisation. Avant le remplissement, on parlera de

    « simple visée » de signification, ou encore de la « pensée »39

    pure et simple. Dans le second cas, on

    parlera de la donation de la chose telle qu‘elle est visée, ou d‘intuition.

    Pour reprendre l‘exemple utilisé plus haut, lorsqu‘on nous affirme que « la boule est rouge » sans

    qu‘on soit en mesure de la voir (sans que la boule ne nous soit donnée à voir comme rouge), on

    37 Recherche logique I, § 9, p. 43 [37].

    38 Recherche logique II, § 10, p. 154 [131].

    39 Recherche logique VI, § 53, p. 201 [166] ; Recherche logique VI, § 66, p. 241[201].

  • 23

    effectue une « simple visée ». On se rapporte d‘une certaine manière, en quelque sorte « à vide », de

    manière anticipative, à la boule comme étant rouge, mais cette visée ne reçoit aucune confirmation

    originaire. On « pense » sans plus qu‘elle est rouge. Mais lorsqu‘un « remplissement » de la visée

    de signification se produit, on parle d‘intuition. L‘objet se donne effectivement à la conscience tel

    qu’il était visé, il apparaît en chair et en os. La donation de l‘objet vient alors confirmer la simple

    visée (dans notre exemple, on constate que la boule est bel et bien rouge)40

    . Ce qui vaut, ici, d‘un

    objet sensible et tangible, vaut également d‘objectités plus complexes comme les états de choses. Je

    peux penser sans plus « que » ma feuille est sur la table, et je peux également voir « que » c‘est le

    cas, que ma feuille est bel et bien sur la table.41

    En ce qui concerne le langage (dont l‘usage actif se révèle équivalent au fait de penser telle ou telle

    chose), le remplissement des visées de signification est quelque chose qui peut ou non avoir lieu.

    S‘exprimer nécessite simplement qu‘on ait une expression qui « fonctionne », c‘est-à-dire qui

    signifie quelque chose. Certaines expressions ne peuvent d‘ailleurs essentiellement jamais être

    « remplies » : les expressions contradictoires, absurdes ou impossibles entrent dans une telle

    catégorie. Par exemple, lorsqu‘on pense à un « cercle carré », on signifie bien une objectité (on vise

    quelque chose sur un mode anticipatif déterminé), mais le sens d‘une telle expression ne peut pas, a

    priori, trouver confirmation dans une intuition quelconque42

    .

    La nécessité d‘un « vouloir dire » pour qu‘un ensemble de signes soit expressif43

    rend manifeste

    l’activité de la conscience intentionnelle. Il faut qu‘une conscience se rapporte aux signes pour

    qu‘ils puissent fonctionner comme tels :

    40 Le « remplissement » de la visée de signification admet plusieurs degrés de perfection. La donation entière

    et totale d‘une chose n‘est souvent rien de plus qu‘un « idéal », un point de visée inatteignable, et n‘est pas

    nécessaire pour fonder une relative évidence. C‘est le cas, par exemple, de tout objet physique perçu, qui ne

    peut se donner que par « esquisses » (Abschattungen), c‘est-à-dire qui ne peut que présenter l‘un ou l‘autre de

    ses aspects à nos sens à la fois (pour la vue, des faces de l‘objet sont toujours absentes à un instant donné). 41

    Nous pouvons aussi penser à des exemples plus complexes, comme lorsque l‘on dit : « sur ce point, nous

    sommes d‘accord », et que cet état de fait est effectivement donné aux auditeurs. Il ne s‘agit là de rien de

    « tangible », mais l‘objectité peut quand même être donnée. 42

    Recherche logique II, § 19, p. 77 [67]. 43

    Dans les Recherches logiques, une « expression » n‘est une expression que lorsqu‘elle est animée d‘une

    intention de signification. L‘étude de l‘expression se ramène à celle de l‘usage volontaire du langage en vue

    d‘exprimer une pensée (après tout, c‘est le discours apophantique qui est thématisé).

  • 24

    […] signs are not simple public things like rocks or trees; besides being material things, they

    involve the presence of mind, they involve and therefore reflect the activity that lets them be

    signs. By starting with signs, Husserl begins his philosophy in the most felicitous way possible,

    with something that is a material entity but is also saturated with the presence of thinking.44

    Autrement dit, le signe fait apparaître en retour la visée intentionnelle qui l‘anime, et permet à

    Husserl d‘en étudier la structure. Le langage, dans sa manifestation dans le monde (à titre

    d‘ensemble organisés de signes, les mots) ne s‘impose pas normalement comme objet, mais pointe

    toujours déjà au-delà de lui-même vers ce qu‘il signifie : il résiste donc en quelque sorte au point de

    vue « naturaliste » puisque son mode d‘être implique d‘une certaine manière l‘intentionnalité. Le

    naturaliste n‘a pas accès, en tant que naturaliste, au mode d‘être, dégagé ici, du signe (et n‘a par

    conséquent pas réellement accès au langage) : seule la prise en compte de la visée intentionnelle, et

    donc de l‘ouverture de la conscience au monde, permet d‘expliquer sa nature. Les « mots »

    (audibles, écrits) ne peuvent nous renvoyer au langage qu‘en autant que celui-ci a lieu dans la visée

    intentionnelle d‘une conscience.

    Le phénomène langagier s‘avère donc tout à fait remarquable : la conscience « vise » le mot, mais

    elle va au-delà de celui-ci en tant qu‘objet physique lorsqu‘elle en comprend la signification. Elle

    passe « à travers » le mot pour investir sa signification, et « penser » ce qui est dit. Le signe

    Afin d‘être tout à fait clair par rapport au sens des termes, on peut néanmoins remarquer que par la suite,

    Husserl élargit l‘extension du concept d‘ « expression » (Ausdruck) pour englober tout ce qui manifeste une

    vie intentionnelle quelconque. Dans Expérience et jugement, par exemple, toute trace d‘une activité

    intentionnelle, de même que tout corps organisé qui « manifeste » une conscience intentionnelle, peut être

    conçu comme l‘expression d‘un « sens ». Le sens ne peut, dans ce cas, être restreint à la signification

    langagière.

    Pourquoi élargir ainsi l‘extension du concept? Ce que Husserl fait ressortir, c‘est la différence entre ce qui

    relève à proprement parler du corporel – le réel matériel, qui peut être perçu par les sens – et ce qui relève du

    spirituel – ce qui doit son existence et son sens d‘être à une « intention » (trouvant son origine dans une

    certaine forme de conscience). Husserl souligne ce faisant la spécificité de certains phénomènes, comme la

    compréhension du sens d‘un outil, qui éveille le « souvenir » des hommes qui l‘ont fabriqué dans un certain

    but (ou pour qui il doit être déterminé); comme également l‘expressivité (même confuse) qu‘a pour nous un

    corps organique animal.

    On doit préciser que cette extension du concept dépasse largement ce qui appartient à la logique apophantique

    ou au domaine des énoncés signifiants. Or, ce sont ces domaines que Husserl tente de définir clairement dans

    les Recherches logiques, et il ne considère pas encore l‘expression comme englobant toute manifestation

    d‘une « spiritualité ». C‘est surtout, donc, dans les Recherches logiques qu‘une étude de l‘expression est une

    voie privilégiée pour comprendre l’usage volontaire du langage pour exprimer quelque chose (à propos du

    monde, au sens large). 44

    SOKOLOWSKI, Robert, Semiotics in Husserl’s Logical investigations, p. 171.

  • 25

    interagit avec la capacité de la conscience à « se diriger » vers quelque chose, et détourne la visée

    qui le prend d‘abord comme objet vers le signifié. « La conscience, pour ainsi dire, prend ses

    distances par rapport à l‘actualité immédiate »45

    , c‘est-à-dire par rapport au signe comme objet

    physique concret qui est perçu. Cette capacité à prendre une distance par rapport à ce qui se donne

    immédiatement est ce qui fonde (entre autres choses) la capacité de signifier, de se placer dans un

    rapport déterminé à un objet qui n‘est pas immédiatement « là » au sens où il nous affecterait

    directement par les sens, mais qui est là parce qu‘on vise « quelque chose comme quelque chose ».

    « [La distanciation] rend possible le fait que l‘être-image et l‘être-signe ne soient pas des prédicats

    réels des objets. S‘il n‘y avait pas de distanciation, la conscience serait toujours renvoyée aux

    prédicats réels des choses. »46

    Ceci étant dit, nous n‘avons fait que les premiers pas dans notre élaboration de la théorie

    husserlienne du langage. Nous avons vu que les actes intentionnels sont le « nœud », le lieu où le

    langage a proprement lieu (ou encore : le phénomène à partir duquel il importe en premier lieu de

    saisir la nature du langage). Nous appellerons dorénavant le phénomène du langage au sens propre

    ces intentions de signification que Husserl dégage comme le nœud de l‘affaire. Il reste maintenant à

    rendre compte des autres manières possibles d‘envisager le langage : ce n‘est qu‘ainsi qu‘on saura

    si l‘on possède une conception du langage qui éclaire en retour les pré-compréhensions habituelles

    qu‘on en a.

    Le langage, composé d‘expressions, a de fait un statut ambigu (mais riche) dans la phénoménologie.

    Il peut tour à tour être traité comme « objectif » (les expressions entendues, lues, etc., en tant

    qu‘objets du monde), comme « outil » (la pensée s‘exprime dans le langage, dans le nom et le

    jugement), et comme « médium » (comprendre un nom ou un jugement me permet de me rapporter

    à l‘objet ou l‘état de chose signifié), comme « faculté » (d‘un étant parmi d‘autres, l‘humain), et

    45 ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de

    Husserl, p. 50. 46

    ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de

    Husserl, p. 53. Dans la citation, Ullmann parle de l‘être-image, parce que le même phénomène doit se

    produire pour qu‘on reconnaisse, par exemple, un portrait. Ce qui est donné dans la perception est reconnu

    comme représentant quelque chose d‘autre : l‘être-image d‘un portrait, ce qui fait de lui un portrait, implique

    lui aussi la présence de la conscience intentionnelle. Nous reviendrons à la section 8 sur le thème de la

    « distanciation » esquissé ici.

  • 26

    ainsi de suite. Les rapports possibles de la conscience à tout ce qui touche au langage sont multiples

    et variés.

    2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre

    2.2.1 « La » signification de l’expression

    Comment comprendre ce qu‘est « une signification »? Parler de « la » signification d‘une

    expression donne, en effet, l‘impression qu‘on parle d‘une entité, dont le statut ontologique resterait

    par ailleurs incertain. La question de savoir « où » se situe « la signification » de nos énoncés, par

    exemple, a-t-elle le moindre sens? Retombe-t-on, chaque fois qu‘on parle de « la signification »

    d‘un énoncé mathématique, dans un platonisme primaire?

    Les développements qui précèdent auront permis de comprendre qu‘on doit saisir « la

    signification », aux yeux de Husserl, à partir de l‘activité du signifier, celle qu‘on vient précisément

    de décrire comme animant l‘expression, le langage au sens propre : les intentions de signification.

    « Avec Husserl, la signification n‘est définitivement plus une chose, et ce n‘est que secondairement,

    à titre ‗fondé‘, qu‘elle peut être un objet. Il est acquis définitivement que le signifier est une

    activité. »47

    Le signe et la signification ne sont pas deux entités mystérieusement liées : la

    signification est « un acte et une modalité propre de rapport à l‘objet, qui est donc indissociable du

    fait d‘un exprimer »48

    .

    [Le] rapport entre le signe et le signifié n‘est ni réel (c‘est-à-dire matériellement déterminé par

    l‘un des éléments: l‘être-signe n‘est pas un prédicat réel), ni réductible à une genèse

    psychologique, il ne peut [donc] être qu‘idéal. Ce rapport idéal entre le signe et le signifié,

    c’est la signification.49

    La signification réside dans cette visée, elle est la détermination particulière d’un rapport au

    monde. Pour autant qu‘un tel rapport soit réitérable (ou que son accomplissement puisse être

    considéré comme exemplaire), il possède une « unité », une « identité ». Chaque acte concret de

    signifier, envisagé comme exemplaire, se tient donc « au-delà » de lui-même.

    47 BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 41.

    48 BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 45.

    49 ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de

    Husserl, p. 52.

  • 27

    La signification est certes le sens de l‘intention (significative). Mais l‘unité de ce sens, en tant

    qu‘unité idéale […], se tient au-delà de l‘effectivité des différents actes signifiants qui la

    mettent en jeu.50

    […] là où nous vivons dans [la compréhension du mot], il exprime, et exprime toujours la

    même chose, qu‘il soit adressé à quelqu‘un ou non.51

    L‘unité et l‘identité de l‘intention de signification, de cet acte concret en tant qu‘on l‘envisage

    comme réitérable et exemplaire, est son idéalité. C‘est ainsi qu‘on en vient à parler de la

    signification (une et la même) d‘une expression.

    Reprenons le tout à partir d‘un exemple. Lorsqu‘une personne s‘exprime en disant « la boule est

    rouge », la phrase ne « signifie » pas « sa pensée » (au sens d‘une activité cérébrale ou psychique),

    ou sa « représentation » de la boule (une sorte d‘« image mentale » qu‘elle posséderait de la boule).

    La phrase, comme expression, enjoint à la conscience d‘investir une « visée intentionnelle » de la

    boule comme rouge. La phrase (comme chose physique) est ce par quoi la conscience passe pour

    accomplir une intention de signification. Cette visée elle-même possède une unité, en tant que

    rapport déterminé (« en tant que rouge ») à un objet du monde (« la boule »). La « pensée se

    cherche et se trouve à travers son objet: c‘est d‘emblée, ou originairement, que la pensée est rapport

    d‘ouverture à l‘objet, donc que la signification a une référence objective. »52

    Pour autant que cette

    visée soit comprise comme réitérable, elle peut être vue comme exemplaire. Ce qui peut se répéter

    tel quel possède à la fois unité et identité : c‘est ce qui permet d‘en faire quelque chose d‘« un »,

    identique à soi : un objet idéal. Cet « objet » (si l‘on donne à ce mot un sens suffisamment large,

    comme ce à quoi on peut se rapporter), est « idéal », en ce sens qu‘il peut être « atteint » (réitéré)

    comme le même à n‘importe quel moment, et n‘importe où. Il se met à valoir indépendamment de

    la personne concrète qui l‘a effectué. Pour autant qu‘un acte de signifier est vu comme exemplaire

    de la visée qu‘il est, il peut devenir objet idéal, et être considéré comme indépendant de tout

    ancrage facticiel. C‘est en ce sens qu‘on peut dire qu‘il « se tient au-delà de l‘effectivité » de l‘acte

    où il a lieu.

    Maintenant que le statut de la signification idéale (« appartenant » en un certain sens au langage) est

    éclairci, il importe de clarifier un point que nous avions volontairement laissé dans l‘ombre.

    50 BENOIST, Jocelyn, Entre acte et sens, p. 24.

    51 Recherche logique I, § 8, p. 40 [35]. Nous soulignons.

    52 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique »,

    p. 506.

  • 28

    Pourquoi, dans la mesure où Husserl élabore une conception du langage, n‘a-t-on pas encore parlé

    de « communication »? A-t-on fait du langage, depuis le départ et sans s‘en rendre compte, quelque

    chose de « solipsiste », alors que le langage sert bien plutôt manifestement à communiquer les uns

    avec les autres? Et si ce n‘est pas le cas, si la conception du langage développée jusqu‘ici permet de

    rendre compte, mais à neuf, de la possibilité de quelque chose comme la « communica