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LE LIEN OBSCUR ENTRE LES SCIENCES COGNITIVES ET L'ANTIHUMANISME Jean-Pierre Dupuy P.U.F. | Cités 2013/4 - n° 56 pages 103 à 117 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2013-4-page-103.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dupuy Jean-Pierre, « Le lien obscur entre les sciences cognitives et l'antihumanisme », Cités, 2013/4 n° 56, p. 103-117. DOI : 10.3917/cite.056.0103 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h38. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h38. © P.U.F.

Le lien obscur entre les sciences cognitives et l'antihumanisme

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LE LIEN OBSCUR ENTRE LES SCIENCES COGNITIVES ETL'ANTIHUMANISME Jean-Pierre Dupuy P.U.F. | Cités 2013/4 - n° 56pages 103 à 117

ISSN 1299-5495

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dupuy Jean-Pierre, « Le lien obscur entre les sciences cognitives et l'antihumanisme »,

Cités, 2013/4 n° 56, p. 103-117. DOI : 10.3917/cite.056.0103

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Le lien obscurentre les sciences

cognitives etl’antihumanisme

Jean-Pierre Dupuy

Cités 56, Paris, puf, 2013

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Le lien obscur entre les sciences cognitives et l’antihumanisme*

jean-Pierre Dupuy

Bien des critiques adressées au matérialisme des sciences cognitives pro-cèdent en dernière analyse d’une défense de l’humanisme. Cela n’est pas toujours apparent, car la plupart de ces critiques veulent éviter de donner l’impression de tomber dans le dualisme, avec les relents de religiosité qui l’accompagnent. Il faut sans doute du courage à Thomas nagel pour écrire ce qui suit, alors qu’il critique l’usage que fait jerry Fodor, l’un des papes du cognitivisme, de la notion paradoxale de « connaissance tacite » - un type de connaissance que le cognitivisme est amené à postuler au niveau intermédiaire du calcul sur représentations mentales :

« nous assignons tant la connaissance que l’action à des personnes individuelles. Il y a par contre bien des choses que l’organisme peut faire mais que nous n’assignons pas à la personne humaine. Maintenant il se pourrait que ces concepts et les distinctions sur lesquelles ils reposent n’aient aucun intérêt théorique. Il se pourrait - mais j’en doute - que l’idée même de la personne humaine, autour de laquelle pivotent tous ces autres concepts, soit une notion en voie d’extinction, qui aura le plus grand mal à survivre aux avancées de la psychologie scientifique et de la neurophysiologie1. »

La question que pose nagel en évoquant une possibilité malheureuse afin de mieux l’écarter, est classique: l’idée que nous nous faisons de la personne humaine, c’est-à-dire de nous-mêmes, peut-elle survivre aux

* Texte traduit d’une partie de la préface de l’ouvrage de jean-Pierre Dupuy, The Mechanization of the Mind, Boston (Mass.), MIT Press, 2009.

1. Thomas nagel, «Fodor: The Boundaries of Inner Space» in Other Minds, new York, Oxford university Press, 1995, p. 70.

Le lien obscurentre les sciencescognitives etl’antihumanisme*jean-Pierre Dupuy.

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découvertes scientifiques? De Copernic à la biologie moléculaire, en pas-sant par Marx et Freud, nous avons dû beaucoup rabattre de la fierté que nous pouvions avoir d’occuper une place à part dans l’univers et admettre que nous sommes soumis de part en part à des déterminismes qui laissent peu de place à ce que nous pensions être notre liberté ou notre raison. Les sciences cognitives ne sont-elles pas en train de parachever cette entreprise de désillusionnement et de démystification en nous démontrant que là où nous croyions sentir le souffle de l’esprit, il n’y a que des réseaux de neu- rones mis à feu comme dans un vulgaire circuit électrique? La tâche à laquelle nous convient nagel et d’autres est, face à ces interprétations réductrices des avancées scientifiques, de défendre les valeurs propres à la personne humaine. Pour le dire plus brutalement: défendre l’humanisme contre les excès de la science et de la technique.

Comme on le sait, heidegger aura complètement inversé la manière de poser le problème. avec lui, il ne s’agit plus de défendre l’humanisme, mais au contraire de le mettre en position d’accusé. quant à la science et à la technique, ou plutôt à la « technoscience » - expression qui entend signifier que la science est subordonnée à un projet pratique, celui de la maîtrise du monde par la technique -, loin qu’elles menacent les valeurs humanistes, elles en sont, selon heidegger, la manifestation la plus éclatante. Ce double retournement est si insolite qu’il mérite d’être médité, surtout pour qui s’intéresse à la place et au rôle de la cybernétique dans l’histoire des idées, car c’est précisément la cybernétique qui s’en est trouvée être le point d’ap-plication principal2.

Là où la pensée heideggérienne a eu de l’influence, il est devenu impos-sible de défendre l’humanisme, la conscience contre la science, etc. Cela a en particulier été le cas des sciences de l’homme à la française, struc-turalistes puis poststructuralistes, qui, de Claude Lévi-Strauss à jacques Derrida, de jacques Lacan à Louis althusser, auront régné en maîtres sur le paysage intellectuel français pendant plusieurs décennies avant de trouver refuge dans les départements de lettres des universités américaines sous le nom plaisant de French Theory. ancrées dans la pensée des «maîtres du soupçon» de langue allemande, Marx, nietzsche et Freud, le tout sur un

2. Dans l’ouvrage The Mechanization of the Mind, je défends la thèse que les sciences cognitives d’aujourd’hui s’enracinent dans la cybernétique des années d’après-guerre (1946-1953). Les pro-blèmes que celle-ci rencontra dans sa tentative de naturaliser l’esprit en le mécanisant sont encore ceux des sciences cognitives.

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fond commun d’heideggérianisme3, elles ont fait de l’antihumanisme leur mot d’ordre, en célébrant bruyamment cela même que Thomas nagel appréhendait tout à l’heure: la mort de l’homme. Ce qui est reproché à ce malheureux homme, ou plutôt à une certaine image qu’il s’est donnée de lui-même, c’est d’être « métaphysique ». « Métaphysique »: encore un mot lourd de sens, qui prend chez heidegger une acception toute particulière. Pour l’esprit positif, les progrès de la science font reculer la métaphysique. Pour heidegger, au contraire, la technoscience représente le point d’abou-tissement de la métaphysique. Et le comble de la métaphysique, c’est pré-cisément la cybernétique.

Tentons de démêler cet écheveau. Pour heidegger, est « métaphysique » la recherche d’un fondement ultime de toute réalité, d’un « étant premier » par rapport auquel tous les autres « étants » trouvent leur place et leur finalité. Là où la métaphysique traditionnelle (l’« onto-théologie ») avait placé Dieu, la métaphysique moderne y met l’homme. voilà pourquoi la métaphysique moderne est foncièrement humaniste, et l’humanisme fon-cièrement métaphysique. L’homme est ce sujet doté de conscience et de volonté dont la philosophie de Descartes et de Leibniz dessine les traits à l’aube de la modernité. Conscient, il est donc présent et transparent à lui-même; volontaire, il fait arriver les choses comme il l’entend. La sub-jectivité, tant comme présence théorique à soi-même que comme maî-trise pratique sur le monde, occupe la place centrale, d’où la promesse cartésienne de «rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature». Dans la conception métaphysique du monde, tout ce qui est, est asservi aux finalités de l’homme, tout devient objet pour lui, façonnable en fonction de ses buts et de ses désirs. La valeur des choses dépend uniquement de leur capacité à aider l’homme à accomplir son essence, qui est de maîtriser l’étant. On comprend alors pourquoi la technoscience, et la cybernétique en particulier, peut être dite achever la métaphysique. heidegger oppose à la pensée méditante - celle qui pose la question du sens et de l’Être, comme surgissement des choses, un surgissement que nulle prise ne saurait atteindre - la pensée « calculante». La pensée qui calcule est le propre de toute activité planifiante qui cherche à atteindre des buts en tenant compte des circonstances. La technoscience, en tant qu’elle construit des modèles mathématiques pour mieux asseoir sa maîtrise sur l’organisation causale

3. Ce point est clairement mis en évidence par Luc Ferry et alain Renaut dans leur La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985.

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du monde4, ne connaît que la pensée qui calcule. La cybernétique est pré-cisément la gouverne (c’est le sens étymologique du mot) par le calcul: c’est pour heidegger le comble de la métaphysique.

heidegger anticipe l’objection qu’on peut lui faire. Parler contre l’hu-manisme, ce serait, par le jeu d’une «logique» irréfutable, ipso facto faire l’apologie de l’inhumain et glorifier la barbarie la plus brutale5. heidegger se défend en attaquant. La barbarie n’est pas là où on la met. Les vrais barbares, ce sont les prétendus humanistes qui, au nom de la dignité que l’homme s’accorde à lui-même, laissent derrière eux un monde dévasté par la technique, un désert dont nul ne peut dire qu’il l’habite.

Supposons que le lecteur se soit convaincu de la justesse de la pro-blématique heideggérienne. une énigme supplémentaire se présente aussitôt à lui. Si la cybernétique représente vraiment pour heidegger l’apo-théose de l’humanisme métaphysique, comment expliquer alors que ces sciences de l’homme à la française, dont nous disions ci-dessus qu’elles ne se comprenaient que sur fond d’heideggérianisme, se soient paradoxalement servies de la boîte à outils conceptuelle de la cybernétique pour, selon leurs propres termes, «déconstruire la métaphysique de la subjectivité»? Dans la mise à mort de l’homme comme sujet, elles se donnèrent à fond, rivalisant dans le radicalisme, et c’est la cybernétique qui leur fournit les armes de leurs assauts. Du début des années cinquante - vers la fin, donc, de la pre-mière cybernétique -, jusqu’aux décennies soixante et soixante-dix - alors que la seconde cybernétique déployait les théories de l’auto-organisation et que le cognitivisme6 prenait son essor -, l’entreprise de mécanisation du monde humain connut de chaque côté de l’atlantique un développement parallèle. Cette communauté de destin est rarement décelée, sans doute parce que le rapprochement paraît trop incongru, les sciences cognitives se présentant comme l’avant-garde de la science en marche et les sciences de l’homme à la française apparaissant trop souvent comme prises dans un jar-gon philosophique prétentieux et incompréhensible7. Il est d’ailleurs trop tentant d’accuser les penseurs français de l’époque de s’être laissé fasciner

4. Martin heidegger, «qu’est-ce qu’une chose?» . Orig. Die Frage nach dem Ding, 1962.5. Martin heidegger, «Lettre sur l’ humanisme». Orig. Brief über den Humanismus, 1947.6. j’appelle ici cognitivisme le « programme métaphysique de recherches » (au sens de Karl

Popper) des sciences cognitives.7. voir l’affaire Sokal. L’un des derniers lieux où ce rapprochement est envisageable est proba-

blement l’université américaine, alors même que le département de sciences cognitives et l’un des fiefs de la «Déconstruction» ne s’y trouvent souvent séparés que de quelques centaines de mètres.

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par des concepts et modèles mathématiques qu’ils ne maîtrisaient absolu-ment pas. Même si ce type d’interprétation n’est pas dénué de fondement, il ne touche qu’à la surface des choses. Il y avait de très bonnes raisons, en effet, pour que la déconstruction de l’humanisme métaphysique trouve en la cybernétique une alliée de premier choix.

un philosophe de la conscience comme Sartre pouvait écrire, au début des années quarante: «L’inhumain, c’est simplement (...) le mécanique8.» Le structuralisme et le poststructuralisme français s’empressèrent de re- prendre cette définition à leur compte, mais ce fut pour en inverser les valo-risations. Pour faire plus fort qu’heidegger, c’est l’inhumain que désormais l’on se mit à revendiquer avec éclat9: l’inhumain, donc le mécanique. Or la cybernétique était là, disponible, arrivée à point nommé pour démystifier le sujet volontaire et conscient. La volonté? Il apparaissait qu’un simple mécanisme de rétroaction négative pouvait en simuler, donc répliquer, toutes les manifestations. La conscience? La cybernétique fut confrontée très tôt à l’inconscient freudien, dont l’existence était défendue par l’un de ses membres, le psychanalyste Lawrence Kubie. Si celui-ci fut souvent en butte aux railleries de ses confrères, ce n’est pas, on s’en doute, parce que ses propos paraissaient attentatoires à la dignité de l’être humain. La postulation d’une entité cachée, située en infrastructure du sujet pré-tendu conscient, ne se manifestant que par des symptômes, mais dotée elle-même des attributs essentiels du sujet (intentionalité, désirs, croyances, présence à soi-même, etc.), paraissait aux cybernéticiens un piètre tour de passe-passe, destiné à maintenir en fait intacte la structure de la subjectivité.

8. Cette phrase se trouve dans le compte rendu critique que Sartre donna en 1943 de l’Étranger d’albert Camus. j.-P Sartre, «Explication de l’<Étranger>» in Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, 1947. Dans ce même compte rendu, Sartre cite Camus méditant, dans Le Mythe de Sisyphe sur «l’inhumanité de l’homme»: «Les hommes aussi secrètent de l’inhumain. Dans certaines heures de lucidité l’aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure.» Le Mythe de Sisyphe prend un exemple: «un homme parle au téléphone, derrière une cloison vitrée, on ne l’entend pas, mais on voit sa mimique sans portée: on se demande pourquoi il vit.» Sartre commente: «qu’y a-t-il de plus inepte en effet que des hommes derrière une vitre? il semble qu’elle laisse tout passer, elle n’arrête qu’une chose, le sens de leurs gestes (...) elle (est) transparente aux choses et opaque aux significations.» Sartre se sert de cet exemple pour accuser la philosophie analytique de glisser entre les autres et nous-mêmes une vitre analogue, faisant comme si les significations n’étaient pas toujours déjà données. john Searle, avec sa fameuse expérience de pensée de la «chambre chinoise», destinée à montrer que jamais la syntaxe ne pourra créer le sens, ne fait que reprendre (sans doute sans le savoir) ce propos sartrien.

9. «Rendre la philosophie inhumaine», telle est la tâche que s’assignait en 1984 jean-François Lyotard.

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Il est remarquable que quelques années plus tard, le psychanalyste français jacques Lacan, l’un des fondateurs du structuralisme avec l’anthropologue Claude Lévi-Strauss et le marxiste Louis althusser, eut par rapport à Freud la même attitude critique que la cybernétique. Le père de la psychanalyse avait été amené à postuler une improbable «pulsion de mort», «au-delà du principe de plaisir», comme si le sujet désirait vraiment cela même qui le fait souffrir, en se plaçant de lui-même, de façon répétée, dans des situa-tions dont il ne pouvait sortir que vaincu et meurtri. Freud avait appelé Wiederholungszwang cette pulsion (Zwang) de répétition de l’échec. Lacan traduisit cette expression par «automatisme de répétition», remplaçant par là même le prétendu désir inconscient de mort par le fonctionnement privé de sens d’une machine, l’inconscient étant désormais identifié à un automate cybernétique. L’alliance de la psychanalyse et de la cybernétique ne fut pas anecdotique ou fortuite: elle correspondait à la radicalisation de la critique de l’humanisme métaphysique.

une raison plus profonde légitime la rencontre des sciences de l’homme à la française et de la cybernétique. Ce que le structuralisme cherchait à concevoir, par exemple dans l’anthropologie d’un Lévi-Strauss, et en particulier dans son étude des systèmes d’échanges propres aux socié-tés traditionnelles, c’était une cognition sans sujet, voire une cognition sans mentalisme. De là le projet de faire de la «pensée symbolique» un mécanisme propre, non à des cerveaux individuels, mais à des structures «inconscientes», de type linguistique, opérant comme des automatismes dans le dos, si l’on peut dire, des malheureux soi-disant sujets humains, et les ayant de fait toujours déjà précédés. «ça pense» était destiné à prendre définitivement la place du cogito cartésien. Or une cognition sans sujet, c’était précisément la configuration improbable que la cybernétique avait réussi, semblait-il, à penser. Ici non plus, la rencontre entre la cybernétique et le structuralisme ne fut aucunement fortuite. Elle correspondait à une nécessité intellectuelle nouvelle dont le surgissement apparaît, rétrospecti-vement, comme un moment exceptionnel de l’histoire des idées.

Il est temps d’en revenir à notre énigme, en forme de paradoxe. La cyber-nétique fut-elle le comble de l’humanisme métaphysique, comme le soutenait heidegger, ou fut-elle au contraire le comble de sa déconstruction, comme le crurent certains des héritiers de heidegger? a cette question, je crois qu’il faut répondre: la cybernétique fut ces deux choses à la fois, et c’est ce qui fait d’elle, non seulement la racine des sciences cognitives, qui se trouvent devant le même paradoxe, mais bien aussi un tournant dans l’histoire des représentations

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humaines de l’homme. avec la cybernétique, l’esprit se mécanise lui-même. Cette formulation n’est autoréférentielle qu’en apparence. L’esprit qui opère la mécanisation et celui qui en est l’objet sont deux entités distinctes mais néanmoins liées, comme le sont les deux extrémités d’une bascule dont l’une s’élèverait d’autant plus dans les hauteurs de l’humanisme métaphysique que l’autre descendrait dans les profondeurs de sa déconstruction. En mécanisant l’esprit, en le traitant comme un artefact, l’esprit se donne le pouvoir d’agir sur l’esprit à un degré qu’aucune psychologie à prétention scientifique n’a jamais rêvé d’atteindre. Cet esprit mécanisé, l’esprit peut espérer non seulement le manipuler à volonté, mais même le reproduire et le fabriquer selon ses désirs et ses fins. Les technologies de l’esprit ouvrent un continent immense que l’homme va devoir normer s’il veut leur donner sens et finalité. Il faudra alors que le sujet humain recoure à un surcroît de volonté et de conscience pour déterminer, non pas ce qu’il peut faire, mais bien ce qu’il doit faire. Il y faudra toute une éthique, non moins exigeante que celle qui, aujourd’hui, se met lentement en place pour contenir le rythme et les dérives des technologies de la vie, les fameuses biotechnologies. qui dit «éthique», «conscience», «volonté» ne dit-il pas le triomphe du sujet?

Le rapprochement de la mécanisation de la vie et de la mécanisation de l’esprit est ici inévitable. Même si les cybernéticiens snobèrent la biologie, au grand dam de l’un d’entre eux, le mathématicien john von neumann, c’est une métaphore cybernétique, comme cela est bien connu, qui permit à la bio-logie moléculaire d’établir son dogme central: le génome fonctionne comme un programme d’ordinateur. Cette métaphore n’est pas moins fausse, sans doute, que la métaphore analogue qui structure le paradigme cognitiviste. Les théories de l’auto-organisation biologique, d’abord opposées au para-digme cybernétique, avant de constituer le modèle principal de la seconde cybernétique, ont fourni, et fournissent encore aujourd’hui, des arguments décisives contre l’assimilation de l’aDn à un «programme génétique»10. Le point remarquable est que même si cette assimilation est scientifiquement et philosophiquement profondément illégitime, son pouvoir opératoire est considérable. L’homme peut se croire aujourd’hui maître de son propre génome. jamais donc, est-on tenté de dire, il n’a été aussi près de réaliser la

10. Cf. les travaux de henri atlan, «Intentional Self-Organization. Emergence and Reduction: Towards a Physical Theory of Intentionality», Thesis Eleven, n 52, February 1998: 5-34; h. atlan & Moshe Koppel, «The Cellular Computer. Dna: Program or Data?», Bulletin of Mathematical Biology 52 (3) : pp. 335-48.

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promesse cartésienne: il est bien devenu, ou presque, le maître et le posses-seur de toute la nature, jusques et y compris de lui-même.

Devrait-on donc saluer ici un autre chef d’oeuvre de l’humanisme méta-physique? Il est a priori tout a fait étonnant, mais après un instant de réflexion parfaitement compréhensible, qu’il se soit trouvé un philosophe allemand, de tendance nietzschéo-heideggérienne, résolu d’en découdre avec l’establishment philosophique de son pays, plutôt humaniste libéral, pour affirmer avec bruit que les biotechnologies sonnent le glas de l’ère de l’humanisme11. Déclenchant une polémique impensable, sans doute, dans tout autre pays, Peter Sloterdijk s’est risqué à affirmer: «La domestication de l’homme par l’homme est le grand impensé devant lequel l’humanisme s’est voilé la face depuis l’antiquité jusqu’au présent.» Et de prophétiser: «Il suffit de comprendre clairement que les prochaines longues périodes de l’histoire seront des périodes de choix en matière d’espèce. C’est là que l’on verra si l’humanité, ou du moins ses élites culturelles, réussiront à met-tre en place des procédés efficaces d’auto-domestication. (...) Il faudra, à l’avenir, jouer le jeu activement et formuler un code des techniques anthro-pologiques. un tel code modifierait a posteriori la signification de l’huma-nisme classique, car il montrerait que l’<humanitas> n’est pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme, elle implique aussi (...) et de manière de plus en plus évidente, que l’homme représente le pouvoir suprême pour l’homme.» Mais pourquoi donc ce pouvoir «surhumain» de l’homme sur lui-même est-il vu ici, à la façon nietzschéenne, comme la mort de l’hu-manisme, et non pas comme son apothéose? Pour que l’homme puisse, comme sujet, exercer un pouvoir de ce type sur lui-même, il faut d’abord qu’il se soit ravalé au rang d’objet, malléable et corvéable à merci. Pas d’élé-vation sans rabaissement concomitant, et réciproquement.

Revenons à la cybernétique et, au-delà, aux sciences cognitives. a-t-on assez médité ce paradoxe qui veut qu’une entreprise intellectuelle qui se donne pour objectif de «naturaliser» l’esprit ait pour fer de lance une dis-cipline qui se nomme «Intelligence artificielle»? Certes, cette naturalisa-tion passe par une mécanisation. Il n’y a rien là que de cohérent avec une conception du monde qui traite la nature comme une immense machine

11. Peter Sloterdijk, dans une conférence donnée lors d’un colloque sur heidegger au châ-teau d’Elmau, en haute-Bavière, le 17 juillet 1999. La conférence portait le titre: «Des règles du parc humain» et se présentait comme une réponse à la «Lettre sur l’humanisme» de heidegger. Publiée pendant l’été par Die Zeit, elle a suscité en allemagne un tollé aux répercussions politiques profondes.

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computationnelle. a l’intérieur de celle-ci, l’homme en est une autre, nul étonnement à cela. Mais cet homme ainsi artificialisé, au nom de quoi ou de qui va-t-il exercer son surcroît de pouvoir sur lui-même? au nom de ce même mécanisme aveugle auquel il s’identifie? au nom d’un sens dont il prétend qu’il n’est qu’apparence ou phénomène? Sa volonté et ses choix ne peuvent qu’être suspendus dans le vide. Cette tentative de ren-dre l’esprit à la nature qui l’a engendré aboutit à chasser l’esprit hors du monde et de la nature. Ce paradoxe est typique de ce que le sociologue Louis Dumont, dans son étude magistrale de la genèse de l’individualisme moderne, nomme «le modèle de l’artificialisme moderne en général, l’ap-plication systématique aux choses de ce monde d’une valeur extrinsèque, imposée. non pas une valeur tirée de notre appartenance au monde, de son harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui: l’identification de notre volonté avec la volonté de Dieu (Descartes: l’homme se rendra <maître et posses-seur de la nature>). La volonté ainsi appliquée au monde, la fin recherchée, le motif ou le ressort profond de la volonté sont étrangers. autrement dit, ils sont extra-mondains. L’extra-mondanité est maintenant concentrée dans la volonté individuelle.12»Le paradoxe de la naturalisation de l’esprit tentée par la cybernétique puis les sciences cognitives, c’est donc d’avoir placé l’esprit en position de démiurge par rapport à soi-même.

Beaucoup de critiques adressées au matérialisme des sciences cognitives du point de vue d’une philosophie de la conscience et/ou de la défense de l’humanisme passent à côté de ce paradoxe. Concentrant leurs attaques (souvent justifiées) sur les faiblesses ou les naïvetés internes de ce matéria-lisme mécaniste, elles en négligent de voir que ce dernier s’auto-invalide en projetant le sujet humain en position de radicale extériorité par rapport au monde13. L’intérêt récent que les sciences cognitives portent à ce qui est pour elles le «mystère» de la conscience semble devoir accentuer cette tache aveugle14. un dialogue entre la philosophie de l’esprit de type analytique

12. Louis Dumont, «La genèse chrétienne de l’individualisme moderne, une vue modifiée de nos origines», Le Débat, 15, septembre-octobre 1981. Repris comme chap. 1 de Essais sur l’indivi-dualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.

13. Il faut reconnaître à john Searle le mérite d’avoir perçu, derrière le monisme matérialiste affiché par le cognitivisme et l’Intelligence artificielle, un dualisme qui s’ignore. voir Minds, Brains and Science, Cambridge, Ma: harvard university Press, 1984.

14. En témoigne l’ouvrage sans doute le plus intéressant paru à ce jour à ce propos : The Conscious Mind de David Chalmers (Oxford university Press, 1996) ; trad. fr. L’Esprit conscient, Paris, Ithaque, 2010.

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propre aux sciences cognitives et la philosophie «continentale», s’il pouvait s’instaurer en dépit des préjugés tenaces selon lesquels elles n’ont rien à se dire, trouverait ici sa justification.

aPPEnDICE (2013)

La technoscience est un antihumanisme

Dans mon livre américain sur l’histoire philosophique des sciences cognitives, dont le texte précédent est issu, je défends la thèse que loin d’être l’apothéose de l’humanisme cartésien, ainsi que le croyait heidegger, la cybernétique, première étape de cette aventure scientifique, représente un moment fort dans sa démystification, ou pour mieux dire sa « décons-truction ». Pour utiliser un terme que l’on a appliqué au mouvement struc-turaliste dans les sciences de l’homme, la cybernétique aura constitué une étape décisive dans l’essor de l’anti-humanisme. Dans les années cinquante et soixante, en France, on ne serait pas offusqué d’une telle thèse, tant la métaphore de la machine dans les sciences de l’esprit était omniprésente. De l’aphorisme de Lacan : « le symbolique, c’est le monde de la machine » aux « machines désirantes » de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari en passant par la définition que donna Roland Barthes du théâtre comme « machine cybernétique », c’est bien la machine informationnelle et com-putationnelle - dite « machine de Turing » -, le principe mathématique de nos ordinateurs, qui servit de modèleà la « déconstruction de la métaphy-sique occidentale. »

quelques décennies plus tard, les idées fausses pullulent à ce sujet. Beaucoup se sont fait prendre au piège tendu par des questions que l’on associe à la cybernétique, du genre : « pourra-t-on un jour concevoir des machines qui pensent ? » La réponse typique d’un cybernéticien, en aucun cas différente d’un Lacan, eût été : « mais, chère Madame, vous vous tar-guez bien de penser. Et pourtant, vous n’êtes qu’une machine ! » Le but était, et est toujours avec les sciences cognitives, la mécanisation de l’esprit plutôt que l’anthropologisation de la machine.

qu’en est-il aujourd’hui de cette évolution? Beaucoup de choses qui, je le crains, confirment le pessimisme de mes conclusions et la noirceur de mes perspectives.

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Ce n’est pas tant au mouvement des idées au sein des sciences cognitives que je pense qu’à leur incarnation dans des techniques – je devrais plutôt dire dans des idées de techniques. Car les techniques en question n’existent encore qu’à l’état de projets, ou mieux encore, de rêves de projets. Mais, outre que beaucoup s’inscriront dans la réalité matérielle tôt ou tard, le simple fait qu’elles existent déjà dans nos pensées a un effet sur la façon dont nous voyons le monde et dont nous nous voyons nous-mêmes.

Depuis la publication de ce livre, j’ai beaucoup investi dans la réflexion sur les fondements philosophiques de ce qu’on appelle la « convergence nBIC », c’est-à-dire la convergence des nanotechnologies, des biotech-nologies, des technologies de l’information et des sciences cognitives, et sur ses implications éthiques. j’y ai retrouvé l’essentiel des tensions, des contradictions, des paradoxes et des confusions que j’avais décelés au sein de la cybernétique puis des sciences cognitives15. Mais c’est cette fois beau-coup plus grave, car il ne s’agit plus seulement de théorie, de vision du monde, mais d’un programme d’action sur la nature et sur l’homme.

La composante la plus visible du rêve nanotechnologique est de prendre le relais du bricolage qu’a constitué jusqu’ici l’évolution biologique pour y substituer le paradigme de la conception (design). Damien Broderick, l’un des visionnaires du domaine, a dit tout le mépris que lui inspirait la nature telle que l’homme l’a trouvée : “ne peut-on penser que des nanosystèmes, conçus par l’esprit humain, court-circuiteront toute cette errance darwi-nienne pour se précipiter tout droit vers le succès du design16?” Dans une perspective d’études culturelles comparées, il est fascinant de voir la science américaine, qui se bat de haute lutte pour chasser de l’enseignement public toute trace de créationnisme, y compris son avatar le plus récent, l’intel-ligent design, retrouver par le biais du programme nanotechnologique la problématique du design, avec simplement désormais l’homme dans le rôle du démiurge.

15. jean-Pierre Dupuy, «Some Pitfalls in the Philosophical Foundations of nanoethics», Journal of Medicine and Philosophy, 32:237–261, 2007; jean-Pierre Dupuy, «Complexity and uncertainty. a Prudential approach to nanotechnology», in john Weckert et al. (eds.), Nanoethics: Examining the Societal Impact of Nanotechnology, hoboken, nj, john Wiley & Sons, 2007 ; jean-Pierre Dupuy, “The double language of science, and why it is so difficult to have a proper public debate about the nanotechnology program”, Foreword to Fritz allhoff and Patrick Lin (eds.), Nanoethics: Emerging Debates (Dordrecht: Springer, 2008) ; jean-Pierre Dupuy and alexei Grinbaum, “Living With uncertainty: Toward a normative assessment of nanotechnology,” Techné, joint issue with Hyle, 8, no. 2 (2004) : pp. 4-25.

16. Damien Broderick, The Spike, new York, Forge, 2001, p. 118.

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Il s’agit donc pour les technologies convergentes de prendre la relève de la nature et de la vie et de devenir les ingénieurs de l’évolution, les designers des processus biologiques et naturels. Le philosophe pourrait se croire ici en terrain connu. S’incarnerait le dessein que Descartes assigne à l’homme grâce au truchement de la science: se rendre comme maître et possesseur de la nature. Mais ce ne serait voir que la moitié du pay-sage. un autre visionnaire influent, Kevin Kelly, a eu ce mot: « Il nous a fallu longtemps pour comprendre que la puissance d’une technique est proportionnelle à sa capacité à échapper à notre contrôle, son aptitude à nous surprendre et à produire du radicalement nouveau. En fait, dans la mesure où une technique ne nous inquiète pas, c’est qu’elle n’est pas assez révolutionnaire17.” avec la convergence des nanotechnologies et des biotechnologies, une autre conception de l’ingénierie se met en place. L’ingénieur, loin de souhaiter la maîtrise, estimera que son entreprise est d’autant plus couronnée de succès que la machine qu’il aura mise au point le surprendra. Celui qui veut fabriquer de l’auto-organisation, autre mot pour la vie, ne peut pas ne pas ambitionner de reproduire sa capacité essentielle, qui est de créer, à son tour, du radicalement nouveau.

On peut résumer le paradoxe par une formule : L’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par finalité (design). Le design, désormais, n’est plus synonyme de maîtrise, mais bien de non-maîtrise.

Dès les années cinquante du siècle passé, des philosophes d’origine alle-mande, chassés de leur pays par le nazisme, avaient prophétisé une rébellion humaine contre le donné : je pense à hannah arendt, Günther anders et hans jonas. Dans les premières pages de sa Condition de l’homme moderne, arendt écrivait en 1958 avec une prescience extraordinaire:

« L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu pure-ment animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes vivants. Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. […] Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle

17. Kevin Kelly, «Will Spiritual Robots Replace humanity by 2100?» in The Technium, a book in progress, http://www.kk.org/thetechnium/

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est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains18. »

C’était pourtant bien avant les premières grandes réalisations du génie génétique et le concept de nanotechnologie n’était pas encore né. Il se révèle une fois de plus que les idées et les rêves précèdent les réalisations et que la philosophie vient avant la science.

Le rêve d’abolir la mort ou, au minimum, d’étendre la vie humaine indéfiniment, est explicite dans les nombreux textes qui énoncent les bien-faits à attendre de la convergence nBIC, qu’ils relèvent de la littérature « sérieuse » ou de la science-fiction. Dans l’un des scénarios envisagés par le rapport de la national Science FoundationConverging Technologies for Improving Human Performances, on trouve ces mots : « non à la mort!» La science-fiction, évidemment, s’en donne à cœur joie. L’un des derniers best-sellers du visionnaire américain Ray Kurzweil, Fantastic Voyage [« La traversée fantastique »] a un sous-titre qui résume magnifiquement son propos: Live long enough to live forever [« vivre assez longtemps pour vivre à jamais »]19. je ne veux pas discuter ici la validité scientifique d’un pro-jet qui consiste à se maintenir assez longtemps en vie pour atteindre une époque où la technologie aura suffisamment progressé pour nous rendre immortels. Ce projet repose vraisemblablement sur une imposture scien-tifique, mais le rêve, lui, est bien réel. Il est évidemment bien antérieur au programme nanotechnologique, mais la métaphysique qui sous-tend ce programme ne peut que nourrir le rêve toujours davantage.

Les mots utilisés par Kurzweil méritent d’être médités : « je vois la mala-die et la mort à n’importe quel âge comme des problèmes à résoudre. » La mort comme « problème à résoudre »: si l’homme a toujours pensé, sinon rêvé, à l’immortalité, ce n’est que depuis très récemment que la mort est considérée comme un « problème » que la science et la technique pour-raient résoudre, c’est-à-dire faire disparaître. On ne peut sous-estimer la rupture radicale que constitue cette position par rapport à la façon dont l’humanité jusqu’ici a toujours pensé la condition humaine, et, plus spéci-fiquement, la mortalité de l’être humain.

18. hannah arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961 [orig. The Human Condition, 1958], pp. 8-9. je souligne.

19. Ray Kurzweil & Terry Grossman, Fantastic Voyage. Live Long Enough To Live Forever, Rodale, 2004.

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Celui qui fut le premier époux de hannah arendt, et dont on décou-vre seulement aujourd’hui en France l’importance de l’œuvre, Günther anders, a approfondi le concept marxiste d’aliénation (Entfremdung) de l’homme par rapport à ses productions, au sens où celles-ci s’auto- extériorisent (Entäusserung) par rapport à son faire et à son agir. Il a anti-cipé que ce mouvement irait inexorablement jusqu’à son terme, qui est celui de l’Antiquiertheit (obsolescence ou désuétude) de l’homme:

«notre visée constante est de produire quelque chose qui peut fonctionner sans nous et se passer de notre assistance, de produire des outils par lesquels nous nous ren-dons superflus, par lesquels nous nous éliminons et nous ‘liquidons’. Cela ne change rien que jusqu’ici nous soyons restés loin d’atteindre ce but final. Ce qui compte c’est la tendance. Et sa devise est: ‘sans nous’.20»

Cette disparition programmée de l’homme au profit de ses productions s’accompagne d’une émotion: la honte de ne pas être soi-même le produit d’une fabrication, la honte d’être né et de ne pas avoir été fait. Cette «honte prométhéenne»21 évoque irrésistiblement chez le lecteur français le souvenir d’une autre émotion philosophique: la nausée sartrienne, c’est-à-dire le sen-timent de déréliction qui s’empare de l’homme lorsqu’il éprouve qu’il n’est pas le fondement de son être. L’homme est essentiellement liberté (le «pour-soi»), mais cette liberté absolue bute sur l’obstacle de sa propre contingence ou «facticité»: notre liberté nous permet de tout choisir, sauf de ne pas être libres. nous découvrons que nous avons été jetés (la Geworfenheit heideggé-rienne) dans le monde et nous nous sentons abandonnés. Sartre utilisait une formule qui est restée célèbre pour dire cela: l’homme est «condamné à être libre.» Il reconnut la devoir à Günther anders22.

La liberté n’a de cesse qu’elle «néantise» ce qui lui résiste. L’homme fera donc tout ce qui lui est possible pour devenir son propre fabricateur et ne devoir qu’à lui-même sa propre liberté. Mais ce self-made man méta-physique, s’il était possible, aurait paradoxalement perdu sa liberté, donc ne serait plus un homme, puisque la liberté implique nécessairement de ne pas coïncider avec elle-même (la «nécessité de la contingence»). La honte prométhéenne conduit inexorablement à l’obsolescence de l’homme.

20. Günther anders, Die Atomare Drohung [La menace atomique], Munich, Beck, 1981, p. 199.

21. Prometheïsche Scham: c’est le titre du premier essai de L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Editions de l’Encyclopédie des nuisances/Editions Ivrea, 2002.

22. voir K. P. Liessmann (ed.), Günther Anders Kontrovers, Munich, Beck, 1992, p. 26.

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Page 16: Le lien obscur entre les sciences cognitives et l'antihumanisme

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Le lien obscurentre les sciences

cognitives etl’antihumanisme

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S’ils avaient pu vivre jusque dans les toutes dernières années du ving-tième siècle, Sartre et anders auraient trouvé une confirmation éclatante de leurs analyses dans ce projet prométhéen s’il en est qu’est la «conver-gence nBIC». Ce programme tout à la fois met l’homme dans la position du démiurge et le condamne à se considérer lui-même comme obsolète. On ne s’étonne pas que le mouvement «transhumaniste» international, qui œuvre à accélérer le passage à une étape ultérieure de l’évolution où l’homme se sera dépassé lui-même dans le post-humain, soit un des dérivés du programme nBIC23.

23. voir jean-Pierre Dupuy, «Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science», in La Marque du sacré, Flammarion, 2009 ; et «nanotechnologies» in M. Canto-Sperber (ed.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, 4ème édition, Puf, 2004.

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