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IHECS Institut des Hautes Études des Communications Sociales Haute École Galilée Le loup face à l’économie de marché Recherches sur l’origine et les fondements du sacrifice de la nature et du loup sur l’autel de l’économie Travail présenté dans le cadre du Mémoire de fin d’études pour l’obtention du titre de Licencié en Communication appliquée, section Presse et Information, par Benjamin Moriamé Bruxelles Juin 2004

Le loup face à l’économie de marché - bdm.typepad.com · geworden voor natuur en leven op Aarde. Het kapitalistische systeem, dat de macht had in westerse landen, heeft een wereldwijde

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IHECS Institut des Hautes Études

des Communications Sociales Haute École Galilée

Le loup face à l’économie de marché

Recherches sur l’origine et les fondements du sacrifice de la nature et du loup sur l’autel de l’économie

Travail présenté dans le cadre du Mémoire de fin d’études pour l’obtention du titre de Licencié en

Communication appliquée, section Presse et Information, par Benjamin Moriamé

Bruxelles Juin 2004

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À Violaine et à tous ceux qui, à sa suite, courront les bois,

en quête de réponses.

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Remerciements

Un grand merci à ceux qui ont soutenu la réalisation de ce travail et plus particulièrement à ceux qui l’ont encouragée.

Merci d’abord à ceux qui ont apporté leur témoignage comme contribution à la recherche préalable : M. Michel Barengo, Mme Gaud Chauvin, M. Raymond-Francis Dubois, Mme Florence Englebert, M. Gaston Franco, M. Claude Guigo, M. Pierre Mannoni, M. François Van Meulebeke, M. Patrice Miran, M. Thierry Paillargues et les agents du Parc National du Mercantour.

Un merci tout particulier aussi à ceux qui ont suivi le projet tout au long de la démarche journalistique et du traitement de l’information : M. Luc Baugniet, comme promoteur, mais aussi les autres responsables de la section Presse et Information, Mlle Nora de Marneffe et M. Marc Sinnaeve.

Merci également à tous ceux qui ont encadré le travail à différentes étapes de son évolution: Mme Emmanuelle Byvoet, Mlle Joëlle Yana, M. Paul Delmotte, M. Franck Pierrobon, M. Joël Saucin, M. Étienne Magain et M. Gérard De Sélys.

Merci à tous ceux qui ont apporté une aide plus discrète mais non moins précieuse et à tous les relecteurs : Mlle Violaine Thiry, Mme Claire Priem, Mme Anne-Marie Delplace, Mme Godelive De Man, M. Bernard Thiry, M. Marc-Albert Moriamé, les associations « loup.org », « France Nature Environnement » et l’« IWFEA », les dirigeants du Parc National du Mercantour, ceux du Parc à gibier de La Reid (Theux) et ceux de la base militaire de Beauvechain. Merci enfin à tous ceux qui partageront un intérêt pour la problématique traitée ci-après.

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Résumés en français, en néerlandais et en anglais

Le loup face à l’économie de marché En péril, la nature et la vie sur Terre sont actuellement

victimes d’un mode de société. Le système capitaliste, largement dominant dans le monde occidental, connaît une extension planétaire : la mondialisation. Ses dégâts sur l’environnement se font sentir depuis bien longtemps déjà. C’est pourquoi, une remise en cause de ses fondements théoriques et de ses pratiques réelles devient nécessaire et urgente.

Le loup, clé de voûte de la majorité des écosystèmes du

nord de la planète, met en lumière ce rejet de la nature. Aujourd’hui, ce n’est plus la peur qui pousse à éliminer le prédateur, mais bien l’intérêt économique qui accompagne l’élevage de moutons. Le profit et, plus généralement, la croissance économique, sont devenus les objectifs majeurs de l’humanité. Aux dépens de la nature, malheureusement, et de l’homme, finalement. De wolf tegenover de markteconomie

De westerse gemeenschappen zijn nu een groot gevaar geworden voor natuur en leven op Aarde. Het kapitalistische systeem, dat de macht had in westerse landen, heeft een wereldwijde uitbreiding gekend : globalisering. De hierdoor veroorzaakte milieuschade is allang sterk. Daarom is een debat over zijn theoretische fundamenten en zijn echte praktijken dringend nodig.

De wolf, sleutel van noordelijke ecosystemen, kan de

teloorgang van natuur aan het licht brengen. Vandaag is bangheid niet meer de reden van de uitroeiing van de wolf maar wel de economische redenen die met de fokkerij van schapen samenhangt. Winst en, in het algemeen, de economische groei zijn eerste doelen geworden voor de mensheid. Jammer genoeg ten koste van de natuur en, uiteindelijk, van de mensen zelf.

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The wolf facing market economy

Endangered, nature and life on Earth are the victims of a society model. The capitalistic system, largely prominent in the western world, is experiencing a planetary extension : globalisation. Its damages have already had bad consequences for a long time. This is why a debate on its theoretical fundaments and its actual practices becomes an urgent necessity. Wolf, masterpiece of northern ecosystems reveals this reject of nature. Today, fear is no longer the reason for killing the predator but rather the economic interests which go with the livestock-breeding of sheeps. Profit and, more generally, economic growth have become the major goals of humanity. Unfortunately, at the cost of nature and, finally, of human beings.

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Avertissement au lecteur

« Le loup face à l’économie de marché » peut sembler une confrontation étrange. Cependant, tous les jours depuis le Moyen Âge, le loup vient se heurter aux frontières des sociétés occidentales rendues hermétiques par le souci économique. Ce travail fait suite à une large documentation et à la rédaction d’un « état de la question » sur un thème plus vaste : « Le loup en Europe. Une histoire de méconnaissance, voire de haine, aux origines anthropologiques, psychologiques, sociales et culturelles. » Le présent document a également été précédé d’une enquête de terrain au Mercantour, région du sud-est de la France par laquelle le loup a commencé à repeupler l’Hexagone. Cette enquête, émaillée de nombreuses rencontres, a donné lieu à la création d’un site Internet disponible à l’adresse « www.reportage.loup.org ». Ces deux préalables essentiels à la recherche actuelle ont permis de mettre en évidence, dans le conflit entre homme et loup, deux camps, tour à tour bourreaux et victimes. L’un mange les moutons de l’autre et le second réclame l’élimination du premier, quand il n’y va pas de sa propre carabine. À l’arrivée, il s’avère que le loup et l’éleveur sont bel et bien deux victimes. Mais victimes de quoi et par quels mécanismes ? C’est à cela que tente de répondre « Le loup face à l’économie de marché ».

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Nous n’héritons pas la Terre de nos parents Nous l’empruntons à nos enfants

Proverbe amérindien

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Grandeur nature

Crise de la biodiversité, bouleversements climatiques, catastrophes sanitaires, pollution des terres, de l’air et des eaux. L’homme subit de plus en plus gravement les conséquences des coups qu’il inflige à l’environnement. En même temps, il ne cesse d’augmenter, en quantité et en gravité les dégradations inhérentes à son activité. Les mécanismes par lesquels il en est arrivé là sont complexes. L’exemple du loup, de retour en Europe occidentale depuis la fin du XXe siècle, permet de mettre en lumière ce déni de la nature au nom du souci économique. Ainsi, on peut entendre par « loup » le représentant de la vie sauvage et des écosystèmes du Nord. C’est dans le modèle économique qu’il faut rechercher les raisons de cette situation. De même, les principes qui président à l’élimination du loup ne sont autres que ceux dictés par la quête incessante du profit. Économie et écologie sonnent comme deux sciences sœurs. Elles n’ont pourtant toujours pas pu être conciliées. Les fondements mêmes du modèle capitaliste, dominant à travers le monde, s’avèrent incompatibles avec un souci efficace de l’environnement. Les revendications socialistes, liées à la nature, s’unissent aujourd’hui à la cause écologique au sein des mouvements altermondialistes. Mais il est temps, aujourd’hui, que tout le monde se préoccupe d’environnement, via l’éducation, l’information et l’engagement citoyen. L’union des hommes sera indispensable pour la survie de tous, vers un monde « grandeur nature ».

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Introduction Du loup à l’homme

« Ce qui caractérise notre époque, c’est la perfection des moyens et la confusion des fins. »

Albert Einstein1

« Loup » et « économie de marché » n’ont rien de commun, ou si peu. Les voir rassemblés ici peut susciter l’étonnement. Mais, c’est justement de cette antinomie qu’est née leur union. Ils se sont fait la guerre, longtemps. Beaucoup les ont crus incompatibles. Difficile, a priori, d’élever paisiblement des moutons quand rôde le loup dans les parages. Difficile également de protéger le loup et ses environnements dans une société qui a si longtemps lutté pour s’affranchir de la nature et finalement la soumettre. Le loup, grand prédateur, est de ces animaux qui ne se soumettent pas. Dans une économie de marché, il ne sert à rien et s’avère même « nuisible ». C’est sans doute cette dernière caractéristique qui est à l’origine du combat qui a été mené contre lui, particulièrement à partir du Moyen Âge. On sait aujourd’hui que le prédateur n’attaque pas l’homme. Ce n’est plus la peur du loup qui mène à l’éliminer, mais bien le souci économique qui accompagne l’activité d’élevage. L’espèce que l’on veut bien considérer comme menacée et protéger avec grand soin, c’est avant tout l’espèce sonnante et trébuchante. C’est pourquoi, une recherche sur le loup en Europe, aujourd’hui, mène à analyser notre rapport à l’économie. Et c’est notre rapport à la nature qui s’en trouve dévoilé. Nos sociétés sont-elles si précaires que l’on ne puisse se permettre la moindre contrainte supplémentaire ? La concurrence semble ne tolérer aucune astreinte. L’assertion n’est pas moins vérifiable pour le reste de la nature que pour le loup. Il s’agit bien d’une nature au sens large puisque l’homme, lui-même, passe bien souvent après la quête du profit. Le loup devient cette clé d’accès à l’analyse des systèmes capitalistes lorsque l’on comprend, à travers lui, la considération que les sociétés occidentales ont pour la nature et l’environnement. En tout premier lieu, crier au loup permettra ici de rappeler en quoi le loup peut représenter l’ensemble des écosystèmes européens, en même temps que cela permettra de signifier l’urgence de mesures pour sauvegarder 1 Cité par HULOT, 2004, 9.

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ceux-ci. L’état des lieux de la planète Terre, élaboré par Hubert REEVES dans « Mal de Terre » est alarmant. C’est avec lui que la réflexion évoluera sur le thème de l’urgence. Ensuite, il s’agira de rappeler les fondements de l’économie politique, c’est-à-dire, principalement, les éléments qui la lient à l’écologie ou qui l’en distinguent et parfois engendrent les conflits avec elle. Quelques sociologues ou économistes critiques accompagneront cette étude : essentiellement Albert JACQUARD et Noam CHOMSKY.

Les problèmes économiques et écologiques vont donc se réunir autour de solutions alternatives. Cette réunion, c’est Fabrice NICOLINO qui paraît le mieux l’incarner. Ce journaliste pour le magazine naturaliste « Terre Sauvage » (conseiller éditorial) apporte également pleinement sa contribution au niveau économique en prêtant sa plume à un nouveau journal français : « La Décroissance ». Le présent ouvrage a une dette importante à son égard, non seulement pour ses articles concernant le loup, mais surtout pour la qualité de sa rubrique « grands entretiens », qui a accueilli notamment le Pr. BELPOMME, l’économiste Serge LATOUCHE ou le plus médiatique Nicolas HULOT. À partir de là, pourra se comprendre comment le traitement du loup a pu évoluer dans le temps, en parallèle avec l’économie. Comment la peur du loup est née avec l’émergence de l’économie et comment l’économie a « artificialisé » le monde naturel et notre conception des autres espèces animales. Pourquoi le loup revient sur les territoires occidentaux de ses ancêtres et pourquoi il n’y est pas le bienvenu, puisqu’il est régulièrement abattu, souvent illégalement, mais parfois légalement aussi. Sur cette dernière question, un entretien avec Michel BARENGO, éleveur de moutons, s’est avéré particulièrement précieux. Un retour aux origines du conflit entre hommes et loups permettra de comprendre dans quel contexte sont nées la peur, puis la haine, du loup. Il mettra en lumière l’étrange coïncidence qui entoure l’apparition de cette peur, conjointement avec la naissance du pouvoir, du souci économique et des premières inégalités. C’est aussi à partir de là que les guerres vont se faire jour dans l’histoire de l’humanité. C’est le travail de l’historien Jean GUILAINE, professeur au collège de France, dans « La plus belle histoire de l’homme », qui a servi de base à cette réflexion. Depuis cette période de l’histoire des hommes, désignée sous le nom de « sédentarisation », la nature devient un outil que l’homme manie pour son profit, le considérant comme indestructible. Bien sûr, les conséquences de cette approche nouvelle de la nature ne seront portées à leur niveau critique qu’à partir du XIXe siècle avec l’industrialisation et l’essor d’un système productiviste, centré sur le profit et inconscient des limites de la nature. Il s’agira donc bien d’une critique du système capitaliste qui domine en Europe et, de plus en plus, à travers le monde. C’est pourquoi, vont se réunir, comme c’est le cas actuellement à travers le combat altermondialiste, l’analyse

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écologiste et l’analyse socialiste de notre économie. Loin d’être seulement des compagnons de lutte, ces deux approches politiques se trouvent intimement liées dans les fondements de l’une et de l’autre. Une interdépendance se dessine entre elles, à mesure que leurs causes se comprennent. L’apport de Karl MARX et de ceux qui ont repris ses analyses a aussi été celui-là : la nature doit être préservée, non plus seulement en tant que force productive, mais aussi en tant qu’environnement inaliénable des hommes. Une autre forme de solution se dessine également à l’Union Européenne, grâce aux travaux de Franz FISCHLER qui a entamé une réforme en profondeur de la Politique Agricole Commune (PAC). Le commissaire européen à l’Agriculture espère qu’à l’avenir la quantité de la production agricole ne sera plus considérée comme l’objectif exclusif et que des conditions de qualité, auxquelles seraient soumises les subventions, permettront d’introduire dans l’activité de production un souci de l’environnement, du bien-être animal et des considérations d’ordre sanitaire pour le consommateur. En parallèle, toujours à l’Europe, le travail de Luigi BOITANI s’affiche comme l’unique projet d’avenir pour une conciliation de la protection du loup et de l’activité humaine.

Il n’en reste pas moins que, plus généralement, le mode de vie occidental actuel n’est peut-être pas durable. C’est pourquoi, les préoccupations écologiques, par leur caractère toujours plus grave et urgent, pourraient forcer la remise en question des modèles capitalistes. Mais pour ce faire, une seule voie : la démocratie. Cela signifie à la fois qu’il faut se poser deux types de questions : comment dépasser les résistances du monde économique ? Et comment l’opinion publique pourrait être englobée dans une véritable information, voire une éducation, qui ne négligeraient pas ce thème de société à part entière. Le retour du loup en Europe peut se faire le témoin d’un regain d’intérêt, amorcé mais loin d’être suffisant, à l’égard de la nature. Sauver la Terre implique de sauver, ensemble, le loup et l’homme.

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Quand on parle du loup

« Avec le loup, ce ne sont pas seulement les milieux naturels qu’il faut défendre, mais les nouveaux rapports que l’homme doit entretenir avec la nature sous peine d’asphyxie. Non, nous ne mourrons pas des loups, mais bien plutôt de l’absence des loups. »

Armand Farrachi1

Crier au loup, crier l’urgence La nature crie au loup. Ses appels se font de plus en plus réguliers et pressants. Les poètes et les nostalgiques ne sont plus seuls à lui faire écho. Les plus éminents scientifiques ont pris le pas. Crier au loup, ce n’est pas seulement crier le danger, c’est aussi crier l’urgence. Le loup est porteur de nombreux symboles : il est, avant toute chose, la pierre angulaire de tout l’écosystème du nord de la planète. C’est bien de l’animal dont il est question, non seulement du plus grand prédateur que notre hémisphère ait jamais connu, mais surtout de l’animal dans toute sa portée écologique de garant de la vie sauvage. En son absence, toute forêt, toute nature, est purement artificielle. C’est pourquoi, à travers les observations sur le loup, il s’agit surtout de déceler le traitement politique qui est fait de la nature et de l’écologie dans la plupart des démocraties de marché occidentales. Quand on parle du loup, ce sont donc les rapports entre l’homme et la nature qui sont dévoilés. C’est pourquoi il ne s’agit pas tant de parler du loup, mais bien de crier au loup. Car, à travers le loup, peut se comprendre le processus par lequel les économies occidentales en viennent à ignorer la nature pour assurer des profits qui ne soutiennent que le confort des plus riches. Profits qui, en plus d’avoir à très court terme un coût humain insupportable, présentent désormais, à moyen terme, un coût radical pour la vie en général. À moins d’une véritable révolution des comportements au sein des sociétés occidentales durant ce siècle, l’espoir d’une vie qui perdure sur la terre reposerait uniquement sur les organismes 1 Citation issue d’un recueil disponible sur le site « www.euroloup.com ». Armand Farrachi, romancier et essayiste a publié, en février 2004, « La société cancérigène », en collaboration avec Geneviève Barbier. (BARBIER, 2004).

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unicellulaires, seuls capables de supporter les chaleurs qu’engendrerait un emballement de l’effet de serre. Au-delà des dangers actuels, les premiers écologistes et les éthologues avaient déjà énoncé les lois auxquelles l’homme serait confronté : l’équilibre des écosystèmes, l’interdépendance des espèces, l’évolution naturelle, la limitation des ressources… Ces deux sciences, l’écologie et l’éthologie, souffraient d’un déficit de popularité parce qu’elles ne s’intéressaient pas exclusivement à l’homme. Aujourd’hui, nombre de conséquences des méfaits de l’activité humaine, dénoncés par elles, les placent sur le devant de la scène. Au premier rang : les désastres de l’effet de serre. Le pouvoir de faire la pluie acide et la sécheresse

L’effet de serre est un phénomène complexe qui peut se comprendre de façon très simple par la comparaison que son nom appelle : dans une serre, les rayons du soleil traversent le verre et chauffent le sol mais, en revanche, la chaleur, elle, reste prisonnière. Le CO², émission polluante issue essentiellement de la combustion du pétrole et d’autres carburants fossiles, joue le rôle d’une plaque de verre autour du globe de la Terre. L’emballement de cet effet de serre est prévisible essentiellement pour une raison : la sécheresse engendrée par cet effet a pour conséquence immédiate la mort de la flore. Or, la flore élimine le CO² et, bien plus, le convertit en oxygène. Sa disparition va donc de pair avec un nouveau surplus de CO² qui, lui-même, contribuera à relancer la mort de la flore. C’est une boucle, une rétroaction. Et, à chaque cycle, c’est la vie qui s’efface un peu plus de la surface terrestre.

Pour une idée plus concrète des conséquences désastreuses pour la vie sur

Terre d’un tel scénario, il suffit d’observer Vénus, ainsi que nous le suggère l’astrophysicien et chercheur au CNRS, Hubert Reeves. Cette « petite sœur de la Terre » (par sa masse, sa distance au soleil et sa quantité de carbone à peine différentes) connaît les affres d’un effet de serre extrême et constant. Résultat : 460° C et des pluies régulières d’acide sulfurique. (REEVES, 2003, 25). Pourtant, Vénus est reine de beauté depuis l’antiquité. Son éclat fascine encore chaque nuit. Vénus est belle, mais Vénus est stérile. Aujourd’hui, il n’est donc plus permis aux scientifiques de douter de l’urgence. La vie sur Terre est menacée et d’importantes résolutions, non contentes d’être urgentes, pourraient même s’avérer tardives quand bien même elles seraient immédiates. C’est ce que laisse entendre Hubert Reeves qui se demande s’il est encore possible de rétablir ou, du moins, de stabiliser la situation : « Je l’espère et au fond je le crois, même si nous n’en savons trop rien. Il est urgent d’agir si nous voulons donner un

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maximum de chances à l’humanité de continuer son extraordinaire aventure sur la Terre. » (REEVES, 2003, 26).

Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et spécialiste du dérèglement climatique1, se veut plus explicite à l’attention des lecteurs de Terre Sauvage : « L’atmosphère réagit comme les poumons d’un fumeur : diminuer la tabagie procure toujours un bénéfice, mais jamais au point de remettre les pendules à zéro. Baisser les émissions sera toujours une bonne affaire, quel que soit le moment, mais nous n’échapperons pas à l’héritage de tout ce qui aura été émis. » (JANCOVICI, 2004, 78). En effet, la durée de vie des gaz à effet de serre dans l’air s’étale sur plusieurs siècles. Si l’activité humaine devait cesser toute émission de CO² aujourd’hui, le climat ne cesserait pas pour autant de se réchauffer sous l’effet des émissions passées. Même dans ce cas de figure, les conséquences sont incertaines. On peut au moins être sûr que, au minimum, la sécheresse accrue continuera d’engendrer la mort chez ceux, toujours plus nombreux, qui en ressentent les effets directs.

La « main invisible » et la patte du loup

Le loup dans ce constat trouve sa place pour diverses raisons. La première est que sa quasi-absence des territoires occidentaux a eu pour conséquence de rendre les environnements artificiels. Bien plus, sans loup, le peu qu’il reste de forêt ne joue même plus totalement son rôle de poumon. En effet, le grand prédateur avait coutume, depuis des dizaines de milliers d’années, de réguler les populations d’ongulés sauvages (cerfs, buffles, caribous, wapitis…), évitant ainsi à la flore d’être trop sollicitée. L’homme, après avoir éliminé le loup, a voulu s’y substituer en régulant désormais lui-même ces populations. Vainement ! D’une part, l’homme commet l’erreur de tuer les plus beaux spécimens, ce qui renverse le processus de l’évolution naturelle vers une dégradation de l’espèce. La chasse pratiquée par le loup, en revanche, vise presque exclusivement les individus faibles ou malades, ce qui le rend garant de la santé et de l’évolution de l’espèce qui est sa proie.

D’autre part, l’homme démontre, de toute façon, d’une manière plus

évidente qu’il n’est pas capable d’assurer la régulation des grands herbivores. Les phénomènes de surpâturage sont constants. Les ongulés en surnombre deviennent néfastes pour la flore. Non seulement, cette flore est essentielle parce qu’elle représente tout ce qu’il reste dans les régions occidentales pour participer à

1 Jean-Marc JANCOVICI est aujourd’hui ingénieur-conseil et travaille sur les questions d’énergie et le dérèglement climatique auprès de grandes entreprises françaises et pour de nombreux services officiels, dont l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) et le ministère de l’Écologie et du Développement durable. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur ces mêmes thèmes, dont « L’avenir climatique », publié aux éditions du Seuil, en 2002.

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l’élimination du CO² et au renouvellement de l’oxygène, mais surtout, sa présence est une condition indispensable à la survie d’une faune durable.

Yellowstone, premier parc national au monde, a démontré une nouvelle fois

récemment la nature concrète de cet équilibre. Même dans des espaces extrêmement protégés comme celui-là, la présence du prédateur, sommet de la pyramide biologique des espèces, s’avère indispensable. Le loup, réintroduit dans le parc en 1996, continue d' y illustrer sa position de pièce maîtresse de l'équilibre des écosystèmes. Avant l’arrivée du loup, les cervidés broutaient insouciants et en surnombre dans la prairie, de telle sorte que certains grands arbres, dont le saule, ne poussaient plus. Les loups ont rapidement mis fin au surpâturage et à l'apathie de leurs proies en régulant progressivement leurs populations et en les forçant à voyager de prairies en prairies. A partir de là, les saules ont recommencé à pousser. Ceux-ci ont pu, à nouveau, accueillir nombre de petits oiseaux dans leurs nids. Les castors, réjouis par le retour des saules, sont venus repeupler la rivière pour y construire leurs barrages. Dès lors, une foule d'animaux, enchantés par les eaux retenues, ont pu réapparaître : de la loutre à l'insecte, du petit rat musqué au grand orignal. (FRESKO, 2003a, 16). Ce tourbillon quasi magique n’est rien d’autre qu’un cycle de vie.

La vie de l’espèce proie est donc garantie par le prédateur, d’une part parce

qu’il supprime régulièrement les éléments malades du troupeau et, d’autre part, parce que sa régulation permet à la flore de subsister. Cette régulation naturelle, engendrée par la prédation du loup, a permis à la vie de prospérer pendant des milliers d’années. Elle est la source de tout équilibre naturel. Les règles qui l’entourent s’expliquent scientifiquement. Elle pourrait s’appeler « patte invisible », par opposition à la « main invisible » de Adam Smith1 avec laquelle elle entre désormais en concurrence.

En effet, ce n’est plus aujourd’hui la peur irrationnelle du loup qui empêche

son retour sur les territoires occidentaux, mais bien l’exploitation, volontaire ou non, qui est faite de cette peur par les hommes dont les intérêts directs vont à l’encontre de ceux de l’animal : politiciens opportunistes, éleveurs esseulés, chasseurs concurrencés… Le retour du loup, dont le coût est bien peu de chose, pour un État, est presque partout compromis parce que les mesures qu’il implique ne sont pas assumées par les pouvoirs publics. (cfr infra). Or, il s’agit quasiment exclusivement d’argent. Le profit passe bien sûr avant le loup, puisqu’il passe avant tout le reste de la nature, en ce compris l’homme.

1 La « main invisible » est le processus par lequel, dans un marché en concurrence parfaite, l’offre et la demande auraient tendance à s’équilibrer « naturellement » pour déterminer un prix à un bien. Notons que, afin que s’accomplisse cette concurrence parfaite, il faudrait que rien ne vienne interférer. Les clauses écologiques ou sociales seraient donc perçues comme nuisibles.

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C’est bien l’homme finalement que l’écologie tâche de sauver. C’est d’ailleurs à cette condition que cette science a fini par acquérir toute sa légitimité. Comme le révèle le biosociologue Raymond-Francis Dubois : « L’écologie a laissé le grand public indifférent jusqu’au moment où il s’est senti directement concerné par les nuisances des producteurs de biens qui avaient jusqu’alors ses faveurs. » (DUBOIS, 1991, 22). Les hommes ne se préoccuperont donc véritablement de l’environnement qu’à partir du jour où ils auront conscience que leur propre survie est compromise. La biodiversité a déjà été largement appauvrie avant d’en arriver là. En 2001, Robert May, de la Society for Conservation Biology à Oxford rapportait dans un discours que « le taux d’extinction des espèces s’est accéléré pendant les cent dernières années pour atteindre à peu près mille fois ce qu’il était avant l’arrivée des humains ». « On estime aujourd’hui que entre 1 et 10 % des espèces sont éliminés à chaque décennie, soit environ 27 000 chaque année », peut-on se voir préciser par E. O Wilson dans « The diversity of life ». (cités par REEVES, 2003, 14).

Une étude plus récente encore est allée un peu plus loin. Sous la direction

du Britannique Chris Thomas, une équipe de biologistes a tenté de modéliser l’effet du réchauffement climatique sur la biodiversité. Un scénario moyen, ni optimiste, ni pessimiste (en dehors du principe de précaution, donc), envisage qu’un million d’espèces seront menacées en 2050, sur 1,7 million recensées à ce jour. (Le Soir, 10 et 11.01.2004). Ce chiffre est vertigineux en comparaison de la situation actuelle, pourtant déjà considérée comme désastreuse par les biologistes : 12 259 espèces sont considérées comme menacées par l’Union Mondiale pour la Conservation des Espèces, l’IUCN, depuis la fin 2003. Bien plus, l’hypothèse de Thomas ne tient compte que des espèces directement menacées par le réchauffement et non des espèces qui en sont dépendantes. Or, la réaction en chaîne est tout à fait prévisible, même si elle ne peut être précisément décrite. Pour rappel : dans un écosystème, toutes les espèces, animales ou végétales, sont interdépendantes, c’est-à-dire utiles, voire indispensables, les unes aux autres.

Automutilation et inquiétudes de l’homme

Les hommes ne peuvent pas non plus se passer de l’équilibre des

écosystèmes. Des milliers d’espèces disparaissent chaque année, avec un effet indirect sur les populations humaines. Mais aujourd’hui, les écologistes en parlent moins, jugeant le propos vain. Ce qu’ils privilégient, c’est le sort de l’humanité, seul apte à émouvoir les décideurs. Et encore ! Au Pentagone, par exemple, il semble qu’on ne parvienne pas à susciter l’intérêt du président. À en croire le journal « The Observer », Bush aurait mis au placard un rapport que lui aurait remis le Pentagone. Même à Washington, l’inquiétude gagnerait les rangs : « The document predicts that climatic change could bring the planet to the edge of anarchy as countries develop a nuclear threat to defend and secure dwindling food, water and energy supplies. The threat to global

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stability vastly eclipses that of terrorism, say the few experts privy to its contents. »1 (The Observer, 22.02.2004). L’administration Bush continue de nier jusqu’à l’existence d’un changement climatique. C’est une chose étrange que le président puisse ignorer une question qui touche justement simultanément à ses deux thèmes de campagne : la sécurité nationale et l’économie.

Pourquoi Georges Bush Junior a-t-il balayé ce rapport d’un revers de la

main ? Est-ce parce que l’échéance de 2020, prévue comme « catastrophique » par le rapport, paraît comme un très long terme pour un politicien en fin de mandat ? Ou alors serait-ce parce qu’il n’y a pas d’ennemi désigné vers qui tourner ses fusils ? Ou encore parce que le rapport évoque la possibilité qu’il soit déjà trop tard ? Enfin, serait-ce possible que le président américain ait été refroidi par l’évocation de la nécessité d’une limitation à l’usage d’énergies fossiles et, particulièrement, de pétrole ? Le lobby pétrolier reste bien présent dans l’équipe Bush qui en contient une majorité de représentants. Un espoir : John Kerry se dit très sensible à la cause environnementale. Sans doute pourrait-on le croire, s’il n’avait déjà promis de baisser significativement le prix de l’essence.

L’homme se trouve directement concerné par la mortalité des espèces

vivantes engendrée par la dégradation de l’environnement. Non seulement beaucoup d’humains se trouvent aux fronts où la désertification engendre sécheresse et famine, mais aussi l’ensemble de l’humanité pour des raisons moins aisément observables mais davantage meurtrières. Si l’homme occidental voulait attendre d’être lui-même directement et gravement affecté, depuis peu (20042), il peut se considérer comme tel : le professeur Belpomme, cancérologue responsable d’un grand nombre de médicaments anti-cancéreux, vient de mettre en évidence que 80 % des cancers ont des causes environnementales (BELPOMME, 2004a, 48). Ce qui a poussé le président de l’association française pour la recherche thérapeutique anti-cancéreuse (Artac) à s’écarter des soins pour les malades afin de s’intéresser aux causes des cancers, c’est un constat d’échec effarant : en vingt ans (de 1980 à 2000), le nombre de cancers recensés en France est passé de 160 000 à 278 000, soit selon une augmentation de 63 %. Pourtant, l’information transmise par la recherche contre le cancer laisse presque souvent entendre des résultats positifs. « En effet, le taux de mortalité par cancer pour 100 000 habitants a diminué depuis vingt ans, parce que les cancers sont dépistés plus tôt. Mais la mortalité, elle, continue à augmenter en chiffres absolus, car, chaque année, il y a plus de morts par cancer que l’année d’avant. » (BELPOMME, 2004b, 91). 1 « Le document prédit que le changement climatique pourrait plonger la planète dans une ère d’anarchie tandis que les pays développent une menace nucléaire pour défendre et mettre en sécurité la nourriture, l’eau et l’apport en énergie qui se raréfient. La menace envers la stabilité globale éclipse largement celle du terrorisme, selon les experts qui ont pu entrer dans la discrétion de ce rapport. » 2 Le professeur Dominique Belpomme vient de publier un ouvrage dont le titre est éloquent : « Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril notre santé » Dans la foulée, Armand Farrachi et Geneviève Barbier enchaînent avec un titre non moins lourd de signification : « La société cancérigène ».

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Le professeur Belpomme considère que les données existantes sont

suffisantes pour affirmer le lien entre un grand nombre de cancers et l’environnement (le tabac serait, loin derrière, le second facteur seulement). Plus précisément, le médecin pointe du doigt les déchets chimiques : « Des facteurs cancérigènes ont été déversés dans l’environnement depuis plusieurs dizaines d’années. Certains sont d’ordre physique, comme les rayonnements ionisants : le taux de radioactivité a clairement augmenté, du moins dans certaines zones du globe. Quant aux facteurs chimiques, on sait que de très nombreuses molécules chimiques – surtout dans les pesticides – entrent désormais dans les catégories retenues par le Centre international de la recherche sur le cancer de Lyon, c’est-à-dire « cancérigènes certains », « probables » ou « possibles ». Or, on les retrouve partout ! Dans l’eau, dans l’air, dans les aliments. » (ibid). Mais le cancer n’est pas la seule conséquence mortelle de ces atteintes à l’environnement. On peut citer également la stérilité chez les hommes et les malformations congénitales chez les enfants.

Si l’homme s’avérait incapable de réagir contre le réchauffement climatique

et les dérives de son activité qui le rendent malade, la question ne serait plus que de savoir combien d’espèces l’humanité emportera avec elle dans sa tombe. En effet, comme l’imagine Hubert Reeves, il est probable que si l’homme venait à disparaître, la vie, elle, pourrait reprendre le dessus : « Il importe ici de distinguer le sort de l’humanité de celui de la vie toute entière. La vie, nous le savons maintenant, est d’une robustesse extraordinaire. (…) Mais, nous les humains, sommes beaucoup, beaucoup plus fragiles. Notre survie dépendra des conditions futures à la surface de la planète. » (REEVES, 2003, 11). Ainsi, en cas de dérapage incontrôlé, d’emballement de l’effet de serre, on peut imaginer que l’homme disparaîtrait assez tôt pour que le « scénario Vénus » ne puisse jamais survenir. L’espoir est permis que les corps monocellulaires s’accouplent à nouveau. Que la vie reprenne là où elle en était un milliard d’années plus tôt. Ce qui, à l’échelle du cosmos, ne représente qu’un petit contretemps.

Ce qui frappe, avec la prise de conscience des atteintes de l’activité humaine

à l’environnement, c’est la diversité des menaces que celles-ci font peser sur l’avenir de la vie sur Terre. De nombreuses disciplines (climatologie, médecine, biologie…) ont mené des études séparées sur l’une ou l’autre de ces menaces, mais il est peu probable que toutes aient été décelées. Le danger devient indéniable. Pourtant, aucune action concertée de grande ampleur n’a encore été menée pour rassembler et quantifier la totalité de ces menaces, ainsi que s’en étonne Jean-Yves Cashga, dans « Les risques de notre planète » : « On s’étonne donc qu’un problème dont les conséquences se répercutent sur tous les êtres vivants (l’homme compris) ne fasse pour l’heure l’objet d’aucune étude approfondie, et surtout coordonnée entre les différentes disciplines de l’écologie. Et l’on se demande à quoi peuvent servir les conférences de Kyoto et d’ailleurs pour la réduction de l’émission de gaz à effet de serre par les pays industrialisés, si aucune opération de grande envergure n’est menée pour mesurer les impacts d’une modification du climat sur l’ensemble des écosystèmes. » (CASHGA, 2003, 314).

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C’est pourquoi, quand on parle du loup, on parle de la nature comme

condition vitale pour l’espèce humaine. Quand on défend le grand prédateur, c’est tout l’écosystème que l’on protège. L’expression « crier au loup » montre que faire appel à cette image archétypale de notre inconscient peut servir à mobiliser les hommes face au danger. C’est en ce sens que le loup servira, ici, de clé d’accès à la compréhension des processus qui condamnent la vie sur Terre, celle du loup, celle de l’homme.

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Quand on parle de l’économie

« Protéger l’environnement coûte cher. Ne rien faire coûtera beaucoup plus cher. »

Kofi Annan1

La « maison » ou le réconfort d’un retour au signifiant « Économie » est déjà un mot porteur de bien assez de sens pour réclamer d’elle qu’elle se mette en quête d’un équilibre avec sa petite sœur, « l’écologie », qui devra en faire autant. Au cœur de leur racine commune se terre la clé d’une indispensable compatibilité : « oikos », en grec, signifie « maison », c’est-à-dire, à la fois, le groupe social et l’espace habité. C’est pourquoi, ni l’économie, ni l’écologie, ne sont exemptées d’un seul de ces deux aspects, bien que l’on ait longtemps attribué la gestion sociale à l’économie – ce qui ne serait déjà pas si mal ! -, et la gestion exclusive de l’espace habité à l’écologie – et encore, uniquement les habitats naturels ! Or, l’une et l’autre sont indissociables. L’écologie, par essence, doit se soucier de faire vivre les hommes des ressources naturelles. De même, l’économie doit préserver les milieux naturels, au moins parce qu’ils sont indispensables à son activité durable.

« L’économique occupe une place prépondérante dans nos sociétés. Il concerne l’emploi des ressources et la création des richesses ; il met en jeu les intérêts éventuellement contradictoires des individus et des différents groupes sociaux. » (DUBOEUF, 1999, 3). Ces premières lignes d’une « Introduction aux théories économiques » montrent combien l’économie est une forme d’écologie concentrée sur l’activité humaine : interactions entre les individus et gestion des ressources pour tirer au mieux parti de son milieu. À un niveau supérieur, celui de toutes les espèces vivantes, les préoccupations de l’écologie sont précisément identiques. Si l’usage courant et certains dictionnaires semblent souvent limiter l’écologie à une « science qui étudie les relations des êtres vivants avec leur environnement » (LAROUSSE, 1998, 360), les biologistes ne l’entendent pas du tout comme cela. Ainsi, le fameux « Campbell », référence principale des étudiants en biologie, révèle que « l’écologie est l’étude scientifique des interactions entre les

1 Cité par REEVES, 2003, 26.

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organismes d’une part et entre les organismes et leur milieu d’autre part, dans les conditions naturelles. » (CAMPBELL, 1995, 1052).

L’économie serait dès lors en quelque sorte la même étude, mais réservée à

l’homme et en dehors des « conditions naturelles ». Mais l’homme est-il exempt de conditions naturelles ? Écologie et économie, ces deux sciences sœurs, ont tenté chacune de se délimiter un territoire propre, mais leurs domaines de recherche respectifs se chevauchent et sont inextricablement mêlés. Pour assumer pleinement leurs objectifs, chacune doit exercer un contrôle sur la seconde. Or, pour reprendre les termes introductifs de Duboeuf, « l’économique occupe une place prépondérante dans nos sociétés. » Le duo est donc clairement déséquilibré. L’ingérence de l’économie sur l’écologie, trop jeune science qui n’a véritablement émergé que dans les années 30, se manifeste de multiples façons : déforestations massives, rejets des déchets, émissions polluantes, chasses inconsidérées, épuisements des sols, manipulations génétiques dangereuses…

Le conflit des deux maisons « Les perturbations d’origine humaine dérèglent les successions écologiques partout dans le

monde. » (CAMPBELL, 1995, 1123). « La population humaine a connu un accroissement vertigineux. Du fait de son activité et de ses moyens techniques, elle a altéré un grand nombre de communautés et d’écosystèmes. Là où elle n’a pas tout détruit, elle a néanmoins perturbé la structure trophique, les flux d’énergie et les cycles biogéochimiques. Les conséquences écologiques de l’activité humaine sont plus que locales ou régionales : elles se font sentir au niveau mondial. » (CAMPBELL, 1995, 1145). Si le problème essentiel pour l’homme, le réchauffement de la planète, et sa cause essentielle, les émissions de CO², ont déjà été abordés, les autres ingérences de l’économie ne sont pas moins importantes. Elles relancent toutes le processus dangereux par lequel l’homme condamne la planète. Les déforestations, par exemple, ne sont pas seulement graves parce qu’elles privent la planète d’une flore qui élimine le CO². En plus de cela et en plus d’engendrer la disparition d’une foule d’espèces animales peut-être pas encore découvertes, la déforestation ruine les sols. En effet, l’absence de flore entraîne un écoulement des eaux non régulé qui prive les sols de leurs ressources minérales et qui, de surcroît, accumule le nitrate dans les cours d’eaux. A l’arrivée, non seulement la terre n’est plus arable, mais l’eau n’est plus potable.

Autre chaîne écologique : l’élimination des espèces ou leur disparition par la

destruction de leur habitat engendre la perte de toutes celles qui en dépendent. Le résultat est presque toujours la stérilisation d’un écosystème et donc un danger pour la vie sur Terre. De même, l’agriculture, concentrée sur un espace et rentable moyennant une foule de pesticides et d’engrais dangereux, appauvrit les sols jusqu’à l’épuisement. Encore une fois, des espaces sont rendus stériles et l’atmosphère s’en ressent.

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Il apparaît donc inévitablement que l’économie s’appuie sur une exploitation

non durable de la terre et de l’eau. Les ressources ne sont pas véritablement exploitées, mais bien épuisées jusqu’à ce que leur exploitation soit rendue impossible. Reeves indique que ce danger peut se comprendre en termes économiques : « Nous vivons sur notre « capital » et non pas sur nos intérêts, ce qui n’est pas une situation saine. Et la gravité de la situation se manifeste sous de nombreux aspects. L’un des aspects les plus préoccupants est la diminution de la surface arable, c’est-à-dire de la terre que l’on peut labourer. Plus de 60 000 kilomètres carrés de terre arable (ce qui représente une surface égale à la Belgique et aux Pays-Bas réunis) disparaissent chaque année. » (REEVES, 2003, 121). La famine est, bien sûr, la conséquence la plus désastreuse pour l’homme de cette stérilisation de la planète.

La cause première de cette inconscience de l’économie réside dans la

difficulté qu’elle a à voir à long terme. Le biologiste Jean-Marie Pelt compare l’économie à une « navigation à vue » : « Science incertaine, elle implique des choix au jour le jour : scruter les horizons lointains n’est pas son fort. Elle tente, tant bien que mal de maîtriser sa machine emballée aux destinations imprévisibles, en maniant successivement et simultanément le frein et l’accélérateur. » (PELT, 1990, 179). En revanche, la nature de l’écologie est davantage de percevoir le monde dans le long terme. L’étude des petits impacts de l’activité humaine sur l’environnement doit permettre d’anticiper sur des menaces plus lourdes. Il s’agirait de trouver un nouvel équilibre entre l’économie, soucieuse à juste titre de gérer le quotidien, et l’écologie qui a pour mission la sauvegarde des intérêts des générations futures.

La métaphore du bateau semble convenir à merveille puisque Nicolas Hulot

vient de titrer son dernier ouvrage (avril 2004) « Le syndrome Titanic », jugeant que l’iceberg qui nous fait face est énorme et bien visible mais que, non seulement nous gardons le cap, mais nous évitons également d’esquisser le moindre freinage. Cette passivité paraît étrange pour un grand nombre de scientifiques par lesquels le pessimisme revient d’actualité. Ainsi, l’astrophysicien Martin Rees vient tout juste de publier « Notre dernier siècle ? » : « La gravité d’une menace tient à sa magnitude multipliée par ses probabilités. C’est ainsi que nous évaluons nos inquiétudes vis-à-vis des ouragans, des impacts d’astéroïdes et des épidémies. Si nous appliquons ce procédé à tous les risques futurs liés à l’activité humaine, nous pouvons nous attendre à ce que les aiguilles de l’horloge de la fin des temps se rapprochent encore de minuit. » (REES, 2004, 84). Faut-il considérer ceux-ci comme des prophètes, de nouveaux Cassandre ou simplement comme des témoins d’alerte ? La science est actuellement de leur côté.

L’activité humaine tend donc à se faire disparaître elle-même si elle se coupe

de l’étude de son milieu. Si l’économie continue à la fois de se limiter à la bulle des interactions humaines et d’ignorer les enseignements de l’écologie, elle court à son propre échec et à la mort de l’humanité, mort précédée par celle d’un nombre inconnu, mais déjà gigantesque, d’espèces vivantes. C’est pourquoi, seule une

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interaction entre les scientifiques des deux bords peut mener à une survie saine et durable de l’espèce humaine et de la planète.

Quand on parle de l’économie de marché ou les travers économistes L’économie de marché, dite capitaliste, a, depuis bien longtemps, défini ses fondements par la propriété privée et la gestion optimale des ressources, celle qui maximise le profit. Cependant, très vite, la privatisation a déployé ses insatiables bras vers une marchandisation toujours accrue du vivant : de l’animal à la nature entière et jusqu’à l’homme, lui-même. De plus, les premiers économistes ont établi, comme bases de leurs théories, des principes meurtriers envers notre planète : les ressources naturelles sont considérées comme infinies. Cruelle désillusion aujourd’hui : l’eau et l’air purs, comme bien d’autres ressources, viennent à manquer. Beaucoup de dégâts, dont une grande part est à venir, sont déjà irréversibles. Quand bien même le principe de précaution prévaudrait majoritairement au sein de l’opinion publique, celle-ci devrait probablement s’en remettre aux décisions des lobbys et des grandes entreprises dont le souci de l’environnement est à peu près égal à leur représentativité démocratique : soit, quasi nul. Malgré tout cela, bien peu envisagent aujourd’hui de faire marche arrière. C’est pourquoi, il apparaît nécessaire de s’interroger ici sur les fondements et les applications des modèles économiques occidentaux dans la mesure où les facteurs économiques s’y sont fait les obstacles essentiels au retour du loup. Au-delà des opinions et de la peur ancestrale des populations qui sont en passe d’être remplacées par une information scientifique (du travail reste à faire malgré tout), c’est aujourd’hui la protection des troupeaux domestiques qui pousse les pouvoirs politiques de la majorité des États concernés à refuser ou à ne pas favoriser le retour du loup. Ces problèmes ont presque toujours existé et représentent sans doute la principale raison de l’absence des loups à travers nos contrées, ainsi que l’affirme l’ « Action plan for the conservation of wolves in Europe », rédigé par Luigi Boitani, sans doute le plus grand spécialiste européen qui a acquis sa renommée en réussissant une protection presque totale des loups dans son pays, l’Italie : « Depredation on domestic animals is as old as domestication itself. It is the most serious problem in wolf management because depredation has been the main reason for controlling or exterminating the wolf. »1 (BOITANI, 2001, 20). Pourtant, comme le révèle l’expérience du scientifique italien dans son pays, la cohabitation entre loups et troupeaux domestiques est possible. La mise à 1 « La prédation sur les animaux domestiques est aussi vieille que la domestication elle-même. Il s’agit du plus grave problème (à traiter) dans la gestion du loup parce que la prédation a été la raison principale pour contrôler ou exterminer le loup. »

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disposition des éleveurs de moyens de préventions (clôtures, bergers et aide-bergers, chiens…) et l’indemnisation des attaques semblent à ce jour les meilleures solutions connues. Mais surtout, elles nécessitent que de l’argent soit débloqué par l’État en même temps qu’elles contraignent les éleveurs à de nouvelles dépenses et, surtout, de nouvelles contraintes. Or, il ne s’agit pas ici, comme beaucoup l’ont prétendu, de la bonne volonté de ces derniers mais bien de leurs conditions de vie et de travail qui, de toute façon, ont grand besoin d’être améliorées pour un exercice sain et durable. Les troupeaux, devenus gigantesques en quelques décennies, sous l’influence de la mondialisation économique des échanges, ne se prêtent plus à une véritable protection, qu’il s’agisse de loups, ou, plus souvent, d’accidents, de problèmes sanitaires ou de la prédation de chiens errants. Pour expliquer la relative réussite de l’élevage italien en présence du loup, on évoque parfois les bergers venus de l’Est, très mal payés, et l’avantage que les brebis italiennes sont laitières, ce qui signifie qu’elles sont rentrées tous les soirs pour la traite, échappant ainsi aux crocs du loup. C’est donc la concurrence qui condamne le loup puisqu’elle pousse certains éleveurs à abattre ou piéger celui-ci et beaucoup d’autres à en réclamer l’élimination auprès des autorités. Or, la concurrence est l’une des toutes premières lois du marché. A vrai dire, elle est même une condition pour toutes les autres. Les lois du marché connaissent de nombreux fanatiques depuis qu’elles ont été énoncées par Adam Smith. La loi de l’offre et de la demande, par exemple, a été présentée comme spontanée, voire naturelle. Offre et demande s’ajusteraient automatiquement pour peu que la concurrence soit parfaite et que, par conséquent, l’État n’intervienne pas. Force est de constater que, d’une part, la concurrence n’est pas parfaite (la présence du loup en est un exemple flagrant puisque les concurrents les plus compétitifs sur le marché ovin ne connaissent pas la présence lupine) et, d’autre part, que l’intervention de l’État est plus que nécessaire puisque, à défaut, la filière ovine, comme beaucoup d’autres, aurait déjà disparu. À la source de bien des erreurs La reconnaissance qu’a acquise le « Traité sur les fondements de l’économie politique » de Jacquemin et Tulkens doit permettre de comprendre bien des travers économiques subis par l’environnement. La toute première page consiste à définir le « territoire » de l’économie : celle-ci n’interviendrait que dans la gestion des ressources limitées. La gestion des ressources illimitées, telles l’eau et l’air, ne serait pas de son ressort. (JACQUEMIN et TULKENS, 1992, 3). Première erreur grave : eau et air ne sont pas des ressources illimitées. L’absence d’eau potable et d’oxygène se fait sentir cruellement dans de nombreuses régions de la planète et a tendance à se généraliser. S’agit-il d’une véritable ignorance de la part des économistes ou plutôt d’une légitimation à une pollution toujours exponentielle ? Qu’importe : dans les deux cas, l’économie ne peut être laissée seule face à elle-même. Dans ces

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« Regards sur le monde actuel » en 1945, Paul Valéry écrivait pourtant déjà : « Le temps du monde fini commence ». (cité par JACQUARD, 2004, 28). D’un autre côté, si l’économie reconnaît ne pas être compétente pour la gestion de certaines ressources, elle ouvre aussi un champ à une autre forme de gestion ou à une législation. C’est peut-être dans ce vide juridique qu’il faut plonger. La principale erreur des fondements de l’économie de marché est donc d’avoir contribué, malgré elle peut-être, à l’insurrection de certains contre une éventuelle intervention de l’État, qualifiant parfois celle-ci de liberticide et s’arrogeant quelquefois l’attribut « libéral ». De la liberté de qui ou de quoi parle-t-on donc lorsqu’une politique se pare du qualificatif « libérale » ? Celui-ci, largement usurpé, cache pourtant mal que, le plus souvent, la liberté en question n’est autre que celle du marché. Une liberté qui entre régulièrement en conflit avec les véritables intérêts des êtres humains. La liberté du marché commence là où s’arrête celle des hommes. Si, d’une part, « libéralisme » sonne comme liberté, Albert Jacquard met en évidence que « protectionnisme » évoque une attitude craintive, un manque d’audace, de courage. Les deux préceptes sont pour lui erronés : « La véritable liberté est indissociable de la protection des plus faibles. Le libéralisme à l’occidentale est synonyme d’esclavage pour la majorité des hommes, qu’ils soient citoyens des pays du Sud ou relégués dans les couches défavorisées des pays du Nord. La tâche la plus urgente n’est pas de livrer, comme le font actuellement la banque mondiale et le FMI, les démunis à l’appétit des nantis, mais de préserver durablement les garanties sociales ou écologiques obtenues, au prix souvent de dures luttes, par certains. Puis d’étendre ces garanties à tous les Terriens. » (JACQUARD, 1995, 79). Pour rappel : le FMI et la banque mondiale accordent à chaque pays un droit de vote proportionnel à son poids économique, ce qui, bien sûr, est peu compatible avec des ambitions démocratiques. « Liberté » s’utilise dans ce cas pour « puissance », c’est-à-dire « pouvoir sur les autres » : il s’agit de la clé de l’économie. La clé de l’écologie, en revanche, c’est de détenir un pouvoir sur soi-même. Peut-être est-ce cela la liberté ? La liberté, dans l’acception libérale, se confond donc bien avec le caprice, qui en est une vision extrêmement restrictive, sinon tout à fait erronée. Elle se présente, dans un système capitaliste, comme individualisée et repose essentiellement sur l’égoïsme exacerbé de chacun. Chose dont ne se cache pas Adam Smith qui, cherchant à décrire le monde, a beaucoup contribué à le fabriquer : « Dans une société civilisée, il [l’homme] a besoin à tout moment du concours d’une multitude d’hommes tandis que toute sa vie lui suffirait à peine pour gagner l’amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, lorsqu’il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son habitat naturel, il peut se passer de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. » (SMITH, 1976, 48). Tous les ingrédients sont là pour

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institutionnaliser définitivement l’égoïsme, l’ériger en principe (vertu ?) du marché. Désormais, celui-ci devient une condition nécessaire et s’y résoudre apparaît comme une question de bon sens, car chacun est désormais prévenu : il ne faut plus rien attendre de la bienveillance des hommes. Les conséquences de telles conclusions sont bien sûr désastreuses : pour ceux dont les ressources sont insuffisantes, pour les autres espèces, pour la nature, pour tous en définitive…

Mais ce ne sont pas seulement les implications d’une telle pensée qui sont contestables, ses prémices elles-mêmes s’avèrent complètement fictives : non les animaux ne vivent pas isolément. Les mammifères particulièrement (surtout les singes), vivent en bandes, formant des groupes solidaires. Pour chasser, pour élever les petits, pour assurer leur sécurité et par affection, les mammifères sont rien moins que des animaux sociaux, au même titre que l’homme. Si l’un d’eux devait se retrouver seul pour une longue période, c’est avec autant de difficultés qu’un homme qu’il devrait subvenir à ses besoins, même dans son habitat naturel. C’est particulièrement le cas du loup, que l’on croit parfois solitaire. Il vit en bande, développe des stratégies de chasse qui incluent tous les individus capables d’y participer, élève ses petits avec la collaboration de tous les membres du groupe et hurle, le plus souvent, dans le seul but de réaffirmer les liens qui l’unissent à l’ensemble du clan. S’il fallait s’inspirer, comme le commande Smith, de la nature et des comportements animaux, c’est bien la solidarité qui serait le maître mot.

Un tel discours de la part de Smith, quelle qu’en soit l’intention, sert donc efficacement la légitimation des inégalités, tant à travers le monde qu’au sein d’un espace restreint. Il met en garde contre la « bienveillance », car elle ne serait probablement pas réciproque. Chacun finalement est chargé de limiter ses interactions avec des congénères à son intérêt personnel. « C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même » ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais bien à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, mais toujours de leur avantage. » (ibid). De la même façon, il devient honteux, lorsque l’on n’a rien à offrir, de demander quoi que ce soit. La somme de tous les intérêts individuels formerait l’intérêt commun. Cette assertion est bien d’actualité lorsque le président des États-Unis rappellent : « Ce qui est bon pour Général Motors est bon pour les États-Unis », suggérant implicitement que ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour l’humanité. L’économie ainsi décrite ne serait donc plus que la somme de tous les égoïsmes. L’espoir résiderait dans la perspective de voir ces égoïsmes s’annuler naturellement sous l’effet de la compétition engendrée par la liberté totale du marché.

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Pour beaucoup, la liberté du marché sert à accroître les richesses, assurer l’emploi et garantir la compétitivité d’une économie. Elle serait une condition indispensable au bien-être d’une société. Mais, pour ce faire, elle ne tolérerait pas les restrictions sociales ou environnementales nécessaires à la vie et à la dignité de tous. L’économiste Jean-Paul Fitoussi rétorque : « Pourtant, rien dans les évolutions observées depuis la seconde guerre mondiale ne valide la croyance selon laquelle la recherche de la cohésion sociale serait un obstacle à l’efficacité économique. Au contraire, partout, mais sous des formes différentes, la démocratie a su imposer des institutions de solidarité. Et les sociétés les plus solidaires ne sont pas, loin s’en faut, les moins performantes. » (FITOUSSI, 2004, 103). En définitive, l’autonomie du marché ne serait donc bénéfique pour personne, pas même pour lui-même. L’application réelle des théories libérales En plus de n’être pas une nécessité, le libre échange, de surcroît, n’est qu’un mythe, qui ne sert que ceux qui y font croire, et punit les rares qui y croient sincèrement. « Ouvrez vos marchés ! », qu’ils disaient, ceux-là mêmes qui n’ouvriront sans doute jamais les leurs. Le philosophe politique de renommée internationale Noam Chomsky estime que ce décalage entre le « dire » et le « faire » est une constante au sein de ce qu’il appelle « la passion des marchés libres ». Aussi, par exemple, lorsque beaucoup voient une ironie dans le fait que Ronald Reagan soit à la fois « le président américain qui, après guerre, a témoigné de l’amour le plus ardent du laisser-faire » économique et celui qui a présidé au « plus grand retour au protectionnisme depuis les années 1930 », Chomsky s’étonne : « Il n’y a pourtant là aucune ironie ; il s’agit de l’application normale de « l’amour ardent du laisser-faire » : la discipline du marché vaut pour vous mais pas pour moi, à moins que le jeu ne soit truqué en ma faveur, généralement à la suite d’une intervention étatique de grande ampleur. Il est difficile de trouver dans l’histoire économique des trois derniers siècles un thème à ce point récurrent. » (CHOMSKY, 2003, 115). Le système ainsi décrit présente le défaut majeur d’accroître encore la richesse et le pouvoir des uns en même temps que la pauvreté et la faiblesse des autres. De plus, il s’affiche aussi en contradiction avec le système démocratique. Si Jean-Paul Fitoussi a pu démontrer efficacement que la démocratie et la solidarité étaient d’une efficacité économique incontestable, l’économiste ne s’est malheureusement posé la question que dans un sens, à savoir : « la démocratie est-elle le meilleur système politique pour l’économie de marché ? ». Si la réponse favorable est d’un grand enseignement, la question méritait toutefois d’être posée en sens inverse : l’économie de marché est-elle le meilleur système économique pour la démocratie ? De toute façon, la réponse ne peut plus s’inscrire qu’en dehors d’une autonomie du marché, à en croire l’économiste. D’ailleurs, Fitoussi préfère parler de « démocratie de marché » plutôt que d’isoler les concepts, jugeant qu’il existe « une complémentarité entre économie de marché et démocratie, l’une et l’autre se renforçant mutuellement. » (FITOUSSI, 2004, 44). Par là, est scellée l’union de l’une et de l’autre,

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comme si les bienfaits de l’économie de marché et de la démocratie n’étaient pas discutables. Malheureusement, la recherche de Fitoussi ne permet de donner des arguments qu’en faveur d’une démocratie qui renforce l’économie de marché, et non l’inverse. L’aspect démocratique des systèmes de marché actuels peut pourtant être sévèrement remis en cause. En effet, le problème essentiel de la doctrine dominante de la toute puissance des marchés est qu’elle représente une atteinte grave à la démocratie. S’il n’était pas permis de nier que la majorité des sociétés occidentales vivent en démocratie, le minimum nécessaire serait probablement de remettre en question le niveau de démocratie atteint. Faut-il se contenter d’une démocratie où les plus grandes décisions, celles qui impliquent le plus grand nombre et avec le plus d’impact, sont prises par et pour les plus grands pouvoirs économiques, eux qui ne sont bien sûr jamais élus ? C’est une question que se pose également Noam Chomsky : « Dans le monde entier, y compris dans les grands pays industriels, la démocratie est attaquée – du moins la démocratie au vrai sens du terme, c’est-à-dire la possibilité pour les gens de gérer leurs propres affaires, aussi bien collectives qu’individuelles. Dans une certaine mesure, on peut en dire autant des marchés. Les assauts menés contre eux et contre les démocraties sont en outre liés d’une autre façon : ils trouvent leur origine dans le pouvoir de grandes sociétés qui sont de plus en plus connectées les unes aux autres, s’appuient sur des États puissants, et n’ont pratiquement aucun compte à rendre au grand public. » (CHOMSKY, 2003, 147). Plus simplement, le philosophe et économiste Albert Jacquard, résume ce phénomène anti-démocratique : « Le développement des activités de production et d’échange a provoqué la création de centres de décision presque totalement indépendants des États. Certaines grandes entreprises multinationales jouent un rôle au moins aussi important pour l’ensemble de l’humanité que les grandes nations. Leurs possessions s’étendent sur tous les continents ; les décisions qu’elles prennent ont des conséquences pour des centaines de millions d’hommes. » (JACQUARD, 1995, 34). Et le philosophe de prendre en exemple le petit royaume de Belgique, pour préciser encore la nature de ce déficit démocratique : « Qui pèse le plus lourd du premier ministre belge ou du patron de la société générale de Belgique ? La réponse est évidente ; mais le premier est connu de tous, on sait comment il est parvenu à cette fonction, tandis que le second est sorti vainqueur de transactions souterraines au sein de conseils d’administration dont seuls quelques initiés ont eu connaissance. » (ibid). Le problème rejoint directement la problématique du loup en Europe dans la mesure où cette dernière nous en offre un nouvel exemple. Depuis longtemps, l’agriculture et l’élevage devraient être soumis à des conditions de qualité, telles que suivi sanitaire et protection de l’environnement, au minimum. Jamais ces conditions n’ont réussi à s’imposer, écrasées sous la pression des énormes lobbys agroalimentaires européens. Quand bien même la volonté d’adopter ces mesures serait largement majoritaire au sein de la population, rien n’y ferait. C’est ce qui a conduit chacun à privilégier la quantité sur la qualité et les éleveurs, de moins en moins nombreux, à agrandir sans cesse les troupeaux de moutons, sous la pression

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de la concurrence, jusqu’aux épidémies de brucellose, jusqu’à la destruction des écosystèmes pâturés, jusqu’à des conditions de travail invivables pour eux-mêmes. Et lorsque le loup revient, il n’est pas question de surajouter à ce mal-être des contraintes de protection du troupeau, bien qu’elles soient de toute façon nécessaires. Le loup, l’éleveur et la nature sont bel et bien victimes d’un même mal. La décroissance : une révolution économique au secours de la nature Certains économistes sont allés beaucoup plus loin dans l’optique de préserver la planète. Car, comme le déclare sans détour Daniel Bensaïd, la Terre souffre avant tout des « conséquences de l’économie de profit et de la croissance à tout prix et à court terme. » (BENSAÏD, 2003, 33). « Profit » et « croissance » sont donc directement montrés du doigt. L’idée est que, si la production continue à ce rythme et surtout si le modèle occidental s’étend encore à d’autres régions de la planète, la nature et la vie sur Terre sont condamnées. Le procès de la croissance économique, qui est dévastatrice et exponentielle dans un système capitaliste, est déjà ancien : « La croissance économique, c’est d’abord l’affirmation de la supériorité de l’homme sur la nature (...) L’homme est ainsi resté, en économie, malgré la révolution copernicienne, au centre de l’Univers. Tout doit être mis à son service. Il a ainsi, en trois siècles, entrepris la destruction systématique de la nature en pillant les réserves, en détruisant les sites, en polluant l’air et l’eau. » (ATTALI et GUILLAUME, 1974, 106). La croissance, celle que le politique annonce fièrement ou à laquelle il promet de parvenir, celle que le dernier sommet de l’Union Européenne à Bruxelles s’est fixée comme objectif, reste malgré tout propice à la plus vive gratitude de la part de l’opinion publique qui, pour la majorité, ignore de quoi il s’agit. L’accroissement des richesses implique pourtant bien, dans la situation actuelle, une augmentation du prélèvement des ressources et du rejet de déchets. Alors, si un accroissement des richesses de 3 % (comme convenu par les pays de l’UE à Bruxelles en mars 2004) paraît anodin, il relève pourtant, à plus moyen terme, d’un véritable bouleversement si ce taux doit se répéter chaque année. D’après les calculs d’Albert Jacquard, un accroissement à 2 % seulement, s’il peut sembler bien faible, correspond à un doublement en 35 ans, à un quadruplement en 70 ans et à une multiplication par 7 en moins d’un siècle. (JACQUARD, 1991, 114). Un retour à la croissance zéro semble donc une sagesse minimum en regard du stade auquel les sociétés les plus développées sont parvenues. La tendance actuelle va beaucoup plus loin que les premiers dépositaires de ce constat d’échec de la croissance, qui ont émergé en 1970, publiant « Les limites de la croissance ». Le « club de Rome » proposait en son temps un arrêt pur et simple de la croissance. Aujourd’hui, les économistes parlent plutôt d’une « décroissance », jugeant que la production de l’activité humaine, en plus de ne pouvoir croître

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encore, devra inévitablement régresser. Principe fondamental : « Notre planète limitée ne peut pas fournir de ressources illimitées ».

La décroissance n’est pas forcément annonciatrice d’une régression du bien-être au sein des sociétés occidentales – ne parlons pas du Sud, pour lequel la décroissance du Nord serait immanquablement un bienfait. De nombreux économistes rappellent qu’un développement sans croissance est possible. Si les deux concepts sont souvent confondus, ils sont pourtant tout à fait dissociables : le développement désigne l’avancée constante de la recherche, du savoir et du niveau de vie, tandis que la croissance suggère une augmentation constante du profit et des bénéfices en termes d’argent.

C’est pourquoi, il faut se méfier du « développement durable », qui, dans

l’acception actuelle, inclut l’idée de croissance qui, elle, n’est pas durable. Le développement durable, tel qu’on l’entend actuellement, est, à en croire Serge Latouche, professeur d’économie à l’université Paris-Sud, un oxymoron ! Cela signifie que l’association de ces deux concepts porte en elle sa propre contradiction : « Le malheur est que l’expression « développement durable » est employée pour faire croire à l’impossible. Il est tout de même étrange que des patrons de multinationales, des responsables de la Banque mondiale, du Fonds Monétaire International, des politiques et des écologistes soient tous d’accord pour l’utiliser ! Quand une clé ouvre toutes les portes, ce n’est pas une bonne clé. Il y a un malentendu. » (LATOUCHE, 2002, 114). Le malentendu tient justement dans le mot « développement » lui-même, puisqu’il inclut pour certains le mode de production capitaliste alors que d’autres voudraient l’en libérer. Ce n’est donc pas le développement qui est attaqué, mais une conception de celui-ci qui le lierait irréductiblement à la croissance économique.

Serge Latouche, qui est par ailleurs docteur en philosophie et diplômé de

sciences politiques, développe alors un nouveau concept : la « décroissance conviviale ». « La croissance pour la croissance, on le voit bien avec cette si lourde, si grave question du réchauffement climatique, c’est absurde. Je suis convaincu qu’il faut parvenir, en effet, à une décroissance dans le prélèvement des ressources naturelles, matérielles, qui assurent notre niveau de vie. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes condamnés à être malheureux. Non, cela veut dire qu’il faut s’organiser pour prélever beaucoup moins. C’est une nécessité écologique pour la survie de la planète. » (ibid). Les économistes défenseurs de cette idée estiment qu’une réduction drastique de notre prélèvement naturel peut se faire sans une diminution de notre niveau de vie.

En réalité, ces derniers mois ont été marqué par un petit évènement pour les nouvelles conceptions économiques de la décroissance, bien que les médias n’aient pas hissé celui-ci au rang d’information de premier plan : le premier colloque sur le concept de « décroissance soutenable », tenu à Lyon les 26 et 27 septembre 2003. L’occasion de préciser certains détails pour Bruno Clémentin, président de l’institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable : « La décroissance

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ne s’adresse pas aux populations qui ne répondent pas aux besoins fondamentaux (nourriture, logement, éducation, échange) mais à ceux qui consomment déjà beaucoup trop. » (Libération, 26.09.2003). Seule la production occidentale n’est pas durable. Un jour ou l’autre d’autres voudront la rejoindre et y seront peut-être même invités, comme c’est le cas avec l’expansion économique de l’Asie.

Bien sûr, le concept de la décroissance, conviviale ou soutenable, n’est pas

encore complètement abouti. Il faut reconnaître que des parts d’ombre subsistent toujours, notamment sur le problème des pertes d’emploi que la décroissance engendrerait. Comme l’indiquent ses défenseurs, il s’agit davantage d’un projet de société que d’un véritable système économique. « Si l’idée de la décroissance est séduisante, son application concrète reste floue. Différentes pistes sont certes explorées : au niveau collectif, les partisans parlent de « relocalisation de l’économie » ou encore d’une « plus grande utilisation des énergies propres ». Au niveau individuel, il faudrait simplement que chacun accepte de vivre avec… moins. » (Lyon Capitale, 01.10.2003). Le colloque a donc pu servir à rendre les projets plus en prise avec la réalité.

Les « énergies propres », c’est-à-dire renouvelables ou encore inépuisables, si

elles ne doivent probablement pas suffire à réduire suffisamment rapidement les émissions de CO², n’en constitue pas moins une piste essentielle vers un traitement viable des ressources naturelles. Elles font donc partie intégrante du projet « décroissance ». Ses défenseurs seront donc contents d’apprendre que l’Union Européenne a l’intention de porter la part d’énergie « verte » consommée sur le continent de 14 % en 2000 à 22 % en 2010. La recherche sur les technologies alternatives se poursuit donc positivement. (Le Monde, 26. 03, 2004). C’est ainsi que, à Almeria, en Espagne, un prototype de tour solaire a été construit et les résultats en sont encourageants : cette tour est capable d’alimenter en électricité un village d’un millier d’habitants. Malheureusement, le kilowatt solaire est encore quatre ou cinq fois plus coûteux que celui issu de combustibles fossiles ou nucléaires. Mais, grâce aux économies d’échelles, son coût pourrait diminuer de moitié d’ici à 2015. Il faut toutefois rappeler que, moins récemment, l’énergie éolienne est parvenue à entamer une rivalité avec les énergies classiques.

L’essor du mouvement « décroissant » est donc relativement neuf. Plus

récemment encore, le « groupe de Lyon », digne successeur du « club de Rome », a institué son propre journal : « La décroissance », sous-titré « Le journal de la joie de vivre », fondé principalement par les célèbres critiques de la société de consommation, les « casseurs de pub ». « Un journal grand public, radicalement opposé à l’idéologie économique dominante. « La décroissance » entend dénoncer l’obsession de l’expansion qui imprègne les sociétés occidentales, alors que la crise écologique ne cesse d’empirer. » (Le Monde, 01.03.2004). Lancé en mars 2004, il s’agit d’un bimensuel qui a bien l’intention, si le succès est au rendez-vous, de devenir mensuel rapidement, soit en 2005. Le mouvement prend donc une véritable ampleur.

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Le lendemain, Jean Matouk, professeur honoraire des universités, prend la plume dans Le Monde pour frapper encore une fois sur le clou : « Il faut simplement être conscient qu’à continuer à chercher concurrentiellement la croissance maximale, le monde court à une catastrophe écologique sans pour autant que nos pays regagnent la voie rêvée de la croissance sans chômage. » (Le Monde, 02.03.2004). Selon l’économiste, « le monde ne pourra pas supporter des croissances indiennes et chinoises à 8 % l’an et, en même temps, la nôtre de retour à 3 %. En 2050, sur les tendances susdites, la consommation de l’énergie sera passée de 9 à 25-30 milliards de tonnes-équivalent pétrole (TEP). Dans cette hypothèse, l’irréversibilité du cauchemar écologique est pour 2030-2040. » (ibid).

Mais surtout, Jean Matouk pousse un peu plus loin la réflexion. Tout

d’abord, il imagine que réduire la croissance européenne à 1 % pourrait suffire, au moins pour commencer, jugeant cette mesure comme un prolongement nécessaire de Kyoto jusqu’aux « origines du mal ». Ensuite, l’économiste permet à la théorie de se faire plus concrète, en répondant notamment à la question des pertes d’emplois que le recul de la croissance engendrerait : « Pour pallier les conséquences sur l’emploi de cette mise sur orbite lente des économies européennes, il faudrait un nouveau « modèle social européen », d’abord un partage régularisant du travail, donc une réduction de sa durée annuelle, avec compensation très plafonnée ». (ibid).

Le professeur Mercedes Burguillo du départemement « Fundamentos de

economia y historia economica » de l'université d'Alcala de Henares vient de passer à HEC (Les Hautes Études Commerciales de Liège) un séjour d'échange Socrates. Elle a, entre autres, animé deux séances consacrées aux « relations entre l'économie et l'environnement ». Tout d’abord, le professeur partage l’analyse des faiblesses du système économique de l'après-guerre : « De entre esas debilidades habría que destacar el negativo impacto que ese proceso de crecimiento económico estaba teniendo sobre el medio ambiente. »1 (BURGUILLO, 2004, 14).

Depuis ce constat, l’économiste espagnole parle d'un intérêt croissant pour l'environnement. C'est ainsi que s'est développée l’idée d’un « développement soutenable » ou « durable » (« el desarrollo sostenible »). Ce concept n’est pas facile à définir, estime le Pr. Burguillo, parce que les définitions sont multiples et divergentes. Tout le monde, pratiquement, s’accorde à l’utiliser (des sociétés aussi différentes que EDF, Total Fina, Porsche, Renault, et tant d’autres, s’en revendiquent). C’est donc à l’intérieur du concept même qu’il faut aller chercher les divisions. Le Pr. Burguillo divise les conceptions en deux camps : l’un « technocentrique » et l’autre « écocentrique », en fonction du poids qu’ils accordent à la technologie ou à l’écologie.

Ces deux camps divergent essentiellement sur la question de la croissance économique, entendue comme phénomène soit seulement associé, soit tout à fait 1 « Parmi ces faiblesses, il faudrait mettre en évidence l’effet négatif qu’a eu ce système de croissance économique sur l’environnement. »

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assimilée, à la notion de développement économique. Pour la conception technocentrique, le développement s'obtient par une évolution quantitative de la croissance tandis que, dans la théorie écocentrique, cette évolution se veut qualitative, sans nécessité de croissance, au sens même où, passé un seuil minimum, la croissance peut même contrecarrer la poursuite du développement : « Así, cabe decir que, en la concepción ecocéntrica, por desarrollo económico habría que entender la evolución hacia un estado mejor, diferente o más completo, para la que, al menos, es necesaria una evolución cuantitativa, ententida ésta en términos de crecimiento económico, aunque la misma no tiene porque ser suficiente. Sin embargo, en la concepción ecocéntrica, esa evolución hacia un estado mejor ha de ser fundamentalmente cualitativa, no es necesaria la participación del crecimiento económico para la consecución de ese fin; es más, traspasando un umbral mínimo el crecimiento económico puede ser contraproducente para el logro del desarrollo económico. » (BURGUILLO, 2004, 15).1

Le monde économique est donc bien divisé en deux camps : l’un croit que le développement se passerait très bien d’une croissance économique, l’autre estime que l’arrêt de la croissance ne laisse pas place à un développement durable. Dans cette seconde conception, le concept de « développement durable » devient effectivement, comme l’annonçait Serge Latouche, un oxymoron, car on sait que l’exploitation actuelle des richesses n’est déjà pas durable et que, par conséquent, la croissance de ce système l’est encore moins. En revanche, bien que beaucoup encore estiment que cela marquerait un coup d’arrêt au développement, il est clair qu’un frein à la croissance devient une nécessité pour la survie de notre espèce. C’est peut-être là que doit intervenir le principe de précaution.

Le modèle se précise donc avec l’aide d’économistes de plus en plus

nombreux. Ce ne sont pas les idées qui manquent pour participer à ce défi. Cherchant encore à se définir, une véritable alternative économique est peut-être en train de naître pour sauver la planète.

1 « Ainsi donc, on peut dire que, dans la conception écocentrique du développement économique, il faudrait entendre par développement économique l’évolution vers un état meilleur, différent ou plus complet, pour laquelle, au moins, est nécessairement une évolution quantitative, entendue en termes de croissance économique, même si cette évolution est elle-même insuffisante. Cependant, dans la conception écocentrique, cette évolution vers un état meilleur doit être fondamentalement qualitative. La participation de la croissance économique n’est pas nécessaire à la concrétisation de cet objectif. Bien plus, au-delà d’un certain seuil minimum, la croissance économique peut être contre-productive pour atteindre un développement économique. »

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Le loup comme force contre-productive

« L’action de l’homme a entraîné la destruction ou la transformation des écosystèmes naturels en milieux économiques productifs : les prédateurs ont été les premières victimes de ces transformations. »

Henryk Okarma1

La peur du loup naît de l’économie Non, le loup n’a pas toujours été redouté des hommes. Quand l’espèce

humaine, au cours de son évolution, a rencontré pour la première fois le loup, c’est-à-dire lorsqu’elle a rejoint les écosystèmes de l’hémisphère nord, cela faisait déjà bien longtemps qu’elle n’était plus la proie des fauves, mais bien l’objet de leurs peurs à eux. Dès lors, le loup n’a jamais reconnu l’homme comme proie. Bien plus, dans un premier temps et durant très longtemps, le loup a été pour l’homme un partenaire, voire un modèle.

Comme l’attestent certaines peintures dans les grottes préhistoriques, le loup

était non seulement toujours respecté par l’homme, mais surtout, il était pris en exemple. La raison en est simple : homme et loup n’étaient pas très différents. L’espèce humaine a très longtemps connu un mode de vie semblable à celui du loup. L’homme était alors nomade tandis que le loup est un grand voyageur. Il était chasseur alors que le loup était le « maître des chasses ». Il vivait en bande, comme le loup. L’un et l’autre se caractérisaient alors par une structure sociale solide et complexe où les individus se montrent très solidaires les uns des autres. Homme et loup étaient tout simplement très proches, au propre comme au figuré.

Pour s’imaginer mieux les relations qui pouvaient unir l’homme et le loup

dans un lointain passé, il suffit d’observer le traitement de l’animal chez les Indiens ou chez les Inuits. Les tribus nord-américaines avaient choisi de conserver un mode de vie semblable à celui du loup, c’est-à-dire en clans nomades vivant de chasse, de pêche et de cueillette. Un système proche de la nature, et c’est là tout l’intérêt : il y a toujours une concordance entre le traitement réservé au loup dans une société et les 1 Plus complètement : « L’action de l’homme a entraîné la destruction ou la transformation des écosystèmes naturels en milieux économiques productifs : les prédateurs ont été les premières victimes de ces transformations. Parfois même réputés dangereux pour l’espèce humaine, toujours traités comme des concurrents, ils étaient exterminés sans pitié. Ce fait a été surtout net en Europe où ours, loups et lynx survivent en peu d’endroits. » (OKARMA, 1998, 133.)

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comportements de celle-ci vis-à-vis de la nature. En plus d'être durable pour eux-mêmes, ce mode de vie respecte aussi bien la Terre et ses ressources que chacun des êtres vivants et assure à la nature tout entière une survie saine et complète. Le loup, reconnu pour son rôle essentiel vis-à-vis des proies que l’homme partage avec lui, est considéré comme le symbole, voire le gardien, d’une nature riche et équilibrée. C'est pourquoi, l’Indien, comme l’Inuit et beaucoup d’autres, n’ont jamais cessé de respecter le loup comme un ami, comme un frère.1

Le loup, meilleur ami de l’homme Pour témoigner au mieux du lien fort qui a pu unir le loup et l’homme, le

chien reste le plus irréfutable des arguments, car c’est bien de cette union que l’animal domestique est né. La genèse du chien prend cours lorsque certains loups s’associent aux hommes pour la chasse : le flair et la traque des uns conjugués aux techniques des autres rendent les chasses particulièrement fructueuses et les nouveaux compagnons des hommes prennent goût à récolter les restes. Quelques générations de ce régime en feront des chiens, tels que nous les connaissons. Eh oui, la génétique a montré que tous les chiens, du plus petit au plus grand, descendent du loup. Le chien continue de montrer combien le loup a pu être proche de l’homme. L’animal sauvage actuel est simplement un descendant des individus qui sont restés indépendants.

Cette découverte – assez récente puisque génétique - prouve bel et bien qu’il

fut un temps, avant qu’il n’existe une quelconque distinction entre chien et loup, où les loups n’étaient pas perçus par les hommes comme des ennemis. Mais cette bonne entente a eu son terme. Les relations se sont dégradées entre les hommes et les loups qui ne se laissaient pas attacher. La rupture a été progressive, mais elle a une origine précise : la sédentarisation, le stockage des ressources et la naissance du commerce. Dans « La plus belle histoire des hommes », ouvrage qui fait suite à « La plus belle histoire du monde » qui avait réuni entre autres Hubert Reeves et Yves Coppens, cette mutation est racontée en détail par Jean Guilaine, en collaboration avec Jean Clottes, André Langaney et Dominique Simonnet : « Les humains vont domestiquer le monde sauvage, l’artificialiser, l’ « humaniser ». Et, ce faisant, ils vont se transformer eux-mêmes, modifier leurs comportements, leurs relations avec leurs semblables. C’est un véritable engrenage qui s’enclenche : les hommes vont petit à petit abandonner le nomadisme, commencent à se sédentariser en fondant les premiers villages (à partir de – 12 000 ans), apprennent à produire eux-mêmes leur nourriture en inventant l’agriculture (vers – 9 000 ans) et

1 Certaines tribus n’ont qu’un mot pour dire à la fois « homme » et pour dire « loup » : c’est le cas, par exemple de la tribu « Pawnee ».

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l’élevage (vers – 8 500 ans)… Ils fabriquent des outils perfectionnés, créent la spécialisation des tâches, la division du travail, les hiérarchies... » (GUILAINE1, 1998, 116).

La caractéristique la plus importante de ce processus, ici, est l’appropriation

de terres et de ressources par l’homme : des champs, des plantes, des animaux sont déclarés « propriété humaine ». Dès lors que l’homme s’était adjugé une part de nature, il devrait se la disputer avec le loup, non plus rival, mais désormais ennemi et déclaré « nuisible » à son activité. Dès lors que l’homme a commencé à pratiquer l’élevage ou la culture des terres, le prédateur respecté a commencé à basculer vers ce nouveau statut. Mais il en fallait un peu plus pour en finir avec le respect ancestral accordé au loup jusqu’alors. Pour légitimer cette nouvelle approche, petit à petit, une toute nouvelle réputation sera faite au loup, mais, dans un premier temps et pour des milliers d’années, la garde attentive des troupeaux est, le plus souvent, préférée à la solution radicale.

Il n’en reste pas moins que le loup a été l’une des premières véritables

victimes de l’économie. Des parts de plus en plus grandes de son territoire ont cessé de participer à l’équilibre, bien souvent rompu, des écosystèmes. Toujours plus de proies, transformées en bétail, lui ont été confisquées. Mais surtout, puisque l’homme s’était approprié des terres et des êtres vivants et avait appris à stocker et, finalement à marchander, il n’avait plus beaucoup d’intérêt pour le « maître des chasses » qu’était le loup. Bien plus, le loup agit en contradiction avec l’activité humaine, c’est-à-dire surtout qu’il est nuisible à l’élevage de troupeaux domestiques. Normal, le loup tient le rôle de gardien du monde sauvage. Le concept de « propriété privée » est sans doute plus facile à faire admettre à un marxiste qu'à un loup.

Jamais l'homme n'aurait eu peur du loup s'il n'avait changé progressivement,

au départ du néolithique, son mode de vie. Depuis lors, le prédateur devient, face à la nouvelle entreprise humaine, rien de plus qu’une force contre-productive. Difficile de déterminer dans quelle mesure la nouvelle approche du loup a été progressive ou si elle a germé longtemps avant de connaître son véritable essor au Moyen Âge. Car, une chose est sûre, le temps des chevaliers et des cathédrales a aussi été celui de la « diabolisation » de l’animal. Pour ce faire, les plus fictives légitimations et les pires mensonges seront déployés. D'où la mauvaise réputation progressive du loup. La rumeur est lancée : le loup est une bête cruelle et sanguinaire. Et, de la rumeur, naît la peur !

1 L’ouvrage a été, en réalité, co-écrit par quatre auteurs : André LANGANEY, Jean CLOTTES, Jean GUILAINE et Dominique SIMMONET. La partie consacrée à la sédentarisation et au néolithique est à mettre à l’actif de Jean Guilaine, spécialiste mondial de cette période et professeur au Collège de France.

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Moyen Âge et génocide chrétien : tombeaux du loup

Le loup cristallise désormais bel et bien cette image négative, si observable dans les contes. C’est au Moyen Âge que la réputation du loup et sa présence occidentales se sont véritablement écroulées. L'éradication du loup en Occident doit donc beaucoup au Moyen Âge mais surtout, plus particulièrement, à l'Eglise catholique. Cette dernière, prenant l'agneau pascal pour symbole, ne faisait peut-être pas un choix innocent vis-à-vis du loup. Le loup, c'est le diable.

Le Moyen Âge en Europe sera, sans conteste, marqué du sceau de l’Église catholique par un mode de société qu’elle impose et qui fait sa gloire, sa puissance et sa richesse. Elle invoquera ainsi la Bible pour déclarer que l’homme se doit de dompter la nature. L’homme dit : « Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. » (LA SAINTE BIBLE, I, 26). Dès lors, son premier ennemi, qui empêche la domination humaine, qui gêne l’exercice paisible du pastoralisme et la domestication des proies de l’homme, c’est le loup. L’Eglise prendra pour symbole, l’agneau pascal, si doux, et diabolisera, par la même occasion, l’animal qui le menace : le loup, incarnant la cruauté, un caractère sanguinaire, un esprit fourbe, malin, soit diabolique… Le loup, c’est l’animal le plus cruel, qui emmène l’animal le plus doux.

Le loup, c’est le Diable. « Quand on parle du loup, il saute le buisson /on en voit la queue », dit le proverbe. Cela signifie qu’il ne faut pas trop parler de Celui-qui-ne-peut-être-nommé. Le loup, en dévorant les corps, s’approprie les âmes. « Si le loup menace de bondir sur toi, tu saisis une pierre et il s’enfuit. Ta pierre, c’est le Christ. Si tu te réfugies dans le Christ, tu mets en fuite les loups, c’est-à-dire le Diable ; il ne pourra plus te faire peur », disait saint Ambroise. (cité par CARBONE, 1991, 23). Le saint n’avait pas tellement tort : pour de tout autres raisons, le loup n’est pas plus difficile que cela à mettre en fuite. Pourtant, la morale judéo-chrétienne va développer une masse impressionnante de croyances et de légendes sur le loup à travers Perrault, La Fontaine et autres conteurs. Dans ce contexte seulement peut se comprendre l’image qui pèse sur les épaules du loup au cœur de ces contes.

Le massacre commence très tôt, avec Charlemagne qui, au IXe siècle, crée le corps de louveterie, destiné à détruire les loups pour libérer le territoire. Celui-ci tiendra plus de mille ans, tant la résistance des loups est importante. La louveterie sera financée par la Couronne jusqu’à la révolution, à vrai dire jusqu’en 1787, date à

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laquelle elle est dissoute car considérée comme trop dispendieuse. Napoléon la rétablira très vite avec, à sa tête, un « grand veneur ». L’institution existe toujours à l’heure actuelle, avec, bien sûr, de nouvelles fonctions, plus sensibles aux besoins de la nature : « Aujourd’hui, les lieutenants de louveterie protégeraient bien les loups contre les hommes mais il n’y a plus de loups », confie, à Geneviève Carbone, Pierre Champeroux, lieutenant de louveterie en Île-de-France. (CARBONE, 1991, 169).

Mais si c’est au Moyen Âge que le loup est à ce point pris en grippe, c’est également en raison des difficultés propres à l’époque, portées à l’extrême au XIVe siècle dans la Guerre de cent ans. Froid, guerres, disettes, épidémies et misère laissent des cadavres sans sépulture. Les loups, dans cette atmosphère de mort, se portent bien car l’une des premières conséquences est le regain de la forêt et de la nature sauvage. Mais les loups, qui vivent et prolifèrent alors que les hommes meurent, seront assimilés à cette atmosphère, accusés ensuite, dans les chroniques, d’attaques qu’ils n’ont, le plus vraisemblablement, jamais commises. Le loup anthropophage était ancré dans les esprits.

La véritable éradication de l’espèce est donc bien inhérente au Moyen Âge, qui a été le véritable tombeau du loup. Sous l’égide de l’Église, institution financée par la production paysanne, via la dîme, qui a choisi l’agneau pour symbole, il faisait bon tuer un loup. « Incarnation du diable, le loup permet à celui qui l’élimine d’accomplir un acte divin, purificateur, analyse le psychologue Pierre Mannoni. Le loup n’est rien d’autre qu’un bouc émissaire, car sa destruction remplit une fonction cathartique. » (MANNONI, 20.04.2003) Le loup est symboliquement porteur d’un mal qui ronge l’homme. Les contes de fées ont permis à Jung d’identifier le loup comme le symbole de « l’ombre » et du « mal » et à Freud d’en faire l’incarnation du « ça ». D’un côté comme de l’autre, on s’accorde pour reconnaître qu’il s’agit bien de maux humains. Le loup du conte est destructeur parce qu’il est gourmand, c’est-à-dire cupide. C’est justement de cette cupidité humaine que le véritable loup souffre depuis si longtemps.

Les destins liés de l’Indien et de « frère loup » La conquête du nouveau monde a constitué une seconde étape essentielle au plus grand génocide jamais accompli sur Terre. Après des siècles de chasse acharnée au loup, lorsque l’homme occidental débarque sur le futur continent américain et retrouve un territoire densément peuplé en loup, il croit au cauchemar. Le massacre reprend de plus belle. L’Indien payera cher sa fraternité avec l’animal diabolique, raison de plus pour faire de lui un « sauvage ». Comme souvent, la soumission, voire la destruction, d’hommes par d’autres est précédée par un pas de plus vers la soumission, voire la destruction, de la nature. Ce constat peut se faire avec la sédentarisation, de même qu’avec la colonisation de l’Afrique ou durant la révolution industrielle. Si un lien pouvait être établi entre la soumission d’un espace

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naturel et l’asservissement d’hommes par d’autres, on pourrait considérer que l’attitude des hommes envers les animaux serait un préalable à ses attitudes envers ses congénères.

Les destinées du loup et de l’Indien ont forcément été liées par les colons dans leur conquête de territoire. Les Indiens doivent être expulsés car ils n’ont pas su exploiter la Terre, comme la Bible le commande. Le loup, on le sait, a déjà été déclaré nuisible dans cette perspective. Ici, bien plus qu'une espèce, c'est un mode de vie commun au loup et à l'Indien que l'on entendait détruire. Au nom de quoi ? D'un dieu, dit-on, mais aussi d'une prétendue incompatibilité entre deux modes de vie. Surtout, en fait, au nom d’intérêts et d’une soif incontrôlée de possession et de richesse.

Est-ce le loup qui a été assimilé à l’ennemi, l’Indien, ou l’Indien qui a souffert d’être l’ami du loup, animal diabolique ? Aucun, c’est sûr, n’a pu jouer en faveur de l’autre. C’est donc un double génocide qui peut commencer au nom de l’Eglise, par un peuple élu et, de surcroît, sur la Terre Promise, le nouveau Monde. Dans le prolongement de cette mission divine, bientôt, ce peuple aura le Monde entre ses mains.

Du Gévaudan à la strychnine

Au XVIIIe siècle, la peur du loup sera très fortement relancée par la fameuse « Bête du Gévaudan » qui terrorisa la région pendant plus de trois mois et tua une centaine de personnes, « négligeant » la chair des agneaux pour celle des jeunes bergères, selon les « historiens » de l’époque. Ce choix de victimes démontre qu’on ne se trouvait pas en présence d’un animal sauvage, à en croire les éthologues et tous ceux qui, aujourd’hui enfin, ont étudié le loup sur le terrain. Il est par contre fort probable qu’il s’agissait d’un ou de plusieurs chiens, dirigés, c’est le cas de le dire, de main de maître.

Dans « Vie et mort de la bête du Gévaudan »1, R.F. Dubois dévoile les résultats de son enquête : la « Bête» était bien un animal, voire plusieurs, mais dressé(s) par l’homme à tuer. L’hypothèse se porte bien souvent sur les frères Chastel, personnages très influents auprès du Comte de Morangiès et du Marquis d’Apcher. En effet, ceux-ci étant accusés de tentatives de meurtre dans un autre dossier, les crimes de la « Bête » cessaient aussitôt qu’ils étaient mis en détention provisoire. Quoi qu’il en soit, si l’identité des maîtres est incertaine, l’animal dressé ne pouvait être qu’un chien, vraisemblablement un chien de guerre.

1 Un livre historique qui remporta, en 1989, le prix du bicentenaire de la révolution française, au grand désarroi d’un grand nombre d’auteurs qui avaient cru indispensable de traiter de cette dernière.

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Après la révolution, la chasse n’étant plus réservée à l’aristocratie et l’augmentation des primes donnant du cœur à l’ouvrage, l’homme a déployé l’impressionnant arsenal de son génie meurtrier : arcs, flèches, arbalètes puis fusils de plus en plus performants, battues, trappes, poisons et une foule d’autres moyens rivalisant d’inventivité, d’originalité et surtout de cruauté. Rien qu’en France, en une dizaine d’années, de 1818 à 1829, plus de dix-huit mille loups ont été tués. A la fin du XIXe siècle, l’espèce avait pratiquement disparu du pays. Certains rares loups parvinrent jusqu’au XXe siècle mais l’apparition de la strychnine, poison inodore, marqua leur fin dans la plupart de nos pays d’Europe. En France, le dernier représentant fut abattu en 1927. En Belgique, il disparaît définitivement, selon la légende, en 1897, tué par le roi Léopold II, mais certains témoignages semblent indiquer qu’on en aurait vu jusqu’en 1917. Descartes porte l’estocade

Malgré tout, moyennant un petit retour en arrière (XVIIe siècle), on mettra plutôt en évidence ici, comme l’un des plus grands ennemis du loup sans le savoir, l’un des hommes qui ont le plus inspiré notre époque : René Descartes. « Et il y a certainement une profonde logique dans le fait que lui, précisément, ait nié que les animaux ont une âme, estime le philosophe d’origine tchèque, Milan Kundera. L’homme est le propriétaire et le maître tandis que l’animal, dit Descartes, n’est qu’un automate, une machine animée, une « machina animata ». Lorsqu’un animal gémit, ce n’est pas une plainte, ce n’est que le grincement d’un mécanisme qui fonctionne mal. » (KUNDERA, 1996, 418-419).

En effet, Descartes semble également invoquer la Bible en commandant à l’homme de se rendre maître et possesseur de la nature. Milan Kundera y voit une explication : « Dans la Genèse, Dieu charge l’homme de régner sur les animaux, mais on peut expliquer cela en disant qu’il n’a fait que lui prêter ce pouvoir. L’homme n’était pas le propriétaire mais seulement le gérant de la planète, et il aura un jour à rendre compte de sa gestion » (KUNDERA, 1996, 418). Le penseur tchèque décrit tout autrement les rapports de l’homme avec l’animal : l’homme serait un parasite de la vache et c’est, selon lui, la définition qu’un non-homme pourrait donner de l’homme dans sa zoologie.

L’homme aurait une approche cruelle, ou insensible au moins, de la nature. Cette responsabilité, l'auteur l’impute à l’Église, d’abord, mais surtout à Descartes qui n’a jamais rien caché de son mépris du monde animal : « C’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leur pensée ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. (…) Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout... » (DESCARTES, 1937, 152). A partir de là, il n’y aurait plus lieu, avant longtemps, de se soucier de la condition des animaux.

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Après la fin du Moyen Âge, l’homme occidental s’adapte à un mode de vie presque totalement dépourvu de loups, alors que l’animal fut longtemps le mammifère le plus répandu de l’hémisphère nord. Et pour cause : celui-ci, en tant que super-prédateur, était la pièce maîtresse de l’écosystème, celui qui, par sa chasse intelligente et stratégique, régule les populations et assure l’évolution de ses proies. L’homme, par l’élevage et par sa chasse implacable et orgueilleuse (celle de « la plus belle prise »), a mis un terme à cette évolution naturelle. Force est de constater que, à l’arrivée, les forêts du monde occidental ne sont rien de plus que des jardins, c’est-à-dire des lambeaux d’une nature devenue artificielle.

Les affres de la sélection artificielle Ce qui est le plus évident dans l’approche cartésienne, c’est la confusion entre animal de ferme, d’élevage et animal libre, sauvage. En effet, les animaux domestiqués se distinguent énormément de ce qu’ils étaient auparavant. Tous, par le passé, étaient intégrés dans un écosystème. Ils évoluaient en équilibre avec les autres espèces, toujours avec un peu d’avance sur leur prédateur. Les animaux qui étaient jusqu'alors les proies des hommes deviendraient du bétail. L'homme est le seul animal qui rend les autres plus bêtes et moins agiles. Le seul qui a rompu le cours de l'évolution.

Domestiquer, c'est « s'approprier » et manipuler la nature sauvage. Lorsque l'homme s'est arrêté de chasser et a transformé ses proies en bétail, il a entamé un processus, contraire à la nature, que l'on pourrait définir comme « sélection artificielle ». L'homme a stoppé net l’évolution naturelle d'un grand nombre d'espèces ; vaches, chevaux, chèvres, chiens,…, n'ont plus d'autre fonction que de répondre aux besoins ou aux désirs de l’homme. C'est ce qui amena Milan Kundera à parler de l'homme en tant que « parasite de la vache » (KUNDERA, 1996, 418). De même, l'homme a créé de toutes pièces son meilleur ami, le chien, à partir du loup.

L’homme n’est plus un prédateur. Il ne remplit plus un rôle tel depuis qu’il a cessé de participer à l’évolution des autres espèces. Pire, non seulement il y a mis un terme, mais il a même souvent assuré leur régression. Chaque espèce domestiquée a été formatée par et pour l’espèce humaine. L’homme a créé le monde à son image. Le chien est devenu son meilleur ami et lui ressemble étrangement : son nez et ses oreilles raccourcis, il se lève pour « faire le beau » et sort parfois habillé. La vache et le bœuf sont devenus des bêtes amorphes dont l’homme s’est fait le parasite. Les moutons et autres chèvres sont devenus parfaitement incapables de se défendre d’un quelconque prédateur. La science le dit : le résultat de la domestication, c’est toujours une perte de capacités à la fois physiques et psychiques pour l’animal.1

1 La comparaison entre chien et loup est éloquente. Le chien, issu de la domestication du loup, a perdu une grande partie de son odorat et de son ouïe, de même que beaucoup de ses aptitudes à la course. La taille de son cerveau a singulièrement diminué.

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C’est cela la sélection artificielle, un processus par lequel l’homme, non seulement s’attribue le produit de la création, mais surtout confère aux aptitudes de celui-ci un nivellement par le bas.

L’argumentation de Descartes en faveur d’une nature domptée par l’homme

et peuplée de « machinae animatae », ainsi définies par lui-même, a été particulièrement précieuse et bien exploitée par des hommes peu scrupuleux. L’homme a formaté le monde à sa convenance, sur base de l’exclusion de la vie sauvage. Il a opéré sa sélection, artificielle ; le loup n’en faisait pas partie. L’effet constaté sur les chiens, comme sur chaque espèce domestiquée, en comparaison de son ancêtre sauvage, est édifiant.

Les origines des relations entre l’homme et le chien remontent à deux millions d’années environ au Moyen-Orient, ce qui fait du chien le plus ancien compagnon de l’homme, bien avant les vaches et les chevaux. A partir de là, les scientifiques s’accordent à reconnaître comme effet de la domestication l’intelligence moindre du chien par rapport à son ancêtre. Il est bon de se demander s’il n’en va pas de même pour l’être humain ! Beaucoup d’animaux déjà ont perdu leur âme avec leur liberté pour devenir de véritables « machinae animatae », tandis que de nouveaux ne cessent d’être domestiqués et donc d’être engagés sur cette voie ; le monde semble avoir donné raison à Descartes.

La faune a toujours eu besoin de son prédateur. Seul le chasseur a pu entretenir artificiellement la présence d'une vie qu'il croit sauvage. Il se flatte d'ailleurs souvent d'être un régulateur indispensable. C'est sa raison d'être. Mais au lieu d'éliminer les proies faibles, comme le ferait un autre prédateur, le chasseur cherche les plus beaux trophées. Par ailleurs, son fusil ne laisse pas place à la moindre chance pour l’animal chassé. Il n'y a plus de combat pour la vie. Il en résulte un affaiblissement des espèces. Il rend les troupeaux apathiques, comme les aiment les chasseurs et les touristes.

En Europe, dans de vastes zones où il y a place pour le loup, son absence se fait durement sentir par un phénomène de surpâturage que les chasseurs sont bien en peine d’enrayer. La flore souffre de la présence non régulée de troupeaux d'ongulés. Le chasseur, quoi qu'il en dise, ne peut se substituer à la chasse sélective d'un prédateur, par son tir implacable. Le loup, comme agent de l’équilibre naturel, manque cruellement à nos biotopes artificiels. « La nature sauvage sauvera le monde », disait Thoreau. (SAVAGE, 1996, 26). En effet, accepter et préparer le retour du prédateur pourrait bien avoir comme conséquence le retour d’une vie saine et durable. Nous avons une dette énorme vis-à-vis de la Terre qui nous porte et du monde sauvage. La survie du loup, capable de restaurer les équilibres, et son retour dans nos forêts et campagnes, apparaissent, dès lors, comme le pardon et la seconde chance que nous accorde la nature.

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En attendant, il résulte de ce phénomène de « sélection artificielle » un sentiment de divinité chez l’homme qui lui est souvent monté à la tête. Plus particulièrement, cela a engendré une confusion entre l’animal domestiqué, soit la ferme et la campagne, et la véritable nature, soit les rares endroits du monde restés sauvages. Heureusement, les animaux restés sauvages ont gardé tout leur instinct de préservation ou, en tous les cas, le retrouvent très vite. C’est ce que l’on observe dans les régions d’Europe de l’Ouest où le loup fait sa réapparition. Car, l’UE a fait de l’animal une espèce protégée. Conséquence : le loup parvient à repeupler quelque peu les terres de ses ancêtres.

Le retour du loup en Europe : une situation ambiguë

Voilà le loup de retour dans bon nombre de pays d’Europe occidentale dont il avait disparu. Toutes ces persécutions, aussi longues et violentes furent-elles, n’ont pas eu raison de lui. L’animal est aujourd’hui réputé pour son incroyable faculté d’adaptation et l’on ne sait si cette redoutable résistance est une conséquence ou une cause supplémentaire de l’acharnement dont il fut la victime. Encore au XIXe siècle, malgré mille ans de persécutions, le loup occupait toujours la totalité de l’Eurasie, de l’Irlande au Japon, en passant par la péninsule arabique tout entière. Il peuplait alors également tout le continent nord-américain, du Groenland au Guatemala. Il fut longtemps le mammifère le plus répandu, en termes de territoires occupés, que l’on ait jamais connu au cours de l’histoire de la vie sur Terre.

Mais voilà, victime de sa réputation sanguinaire ancestrale mais surtout de

l’expansion agricole et de la découverte de la strychnine, poison inodore, il connut une disparition brutale, comme un grand nombre de sous-espèces tandis que d’autres étaient précipitées au bord de l’extinction. Mais c'était sans compter sur la résistance et la faculté d'adaptation qui lui ont permis de subsister dans quelques rares régions isolées du monde humain, de sorte qu'aujourd'hui l'on considère ces endroits reculés comme sa seule et juste place. Non, le loup n’est pas qu’un animal forestier. « Dire que le loup ne fréquente qu’un type d’environnement, en forêt, loin de l’homme, est une idée reçue », explique Olivier Salvador, directeur de la réserve pyrénéenne de Nohedes, où a été observé l’animal. (EYLES, 1996, 83-84).

Aujourd’hui, en Europe, le loup, chassé du nord au sud et d’ouest en est,

s’est réfugié dans les pays de l’Est, avec la Russie comme principal bastion (20 000 individus estimés en 1996) et dans la péninsule ibérique (plus de 2 000 en Espagne et au Portugal). L’Italie protège également bon nombre de survivants - d'une centaine en 1970, ils sont devenus 700, et le chiffre continue d’augmenter - grâce au plan de réinsertion de Luigi Boitani, certainement l’un des plus grands spécialistes au niveau mondial. Les Balkans en gardent également plus d’un millier avec 1500 individus en ex-Yougoslavie. La Roumanie, quant à elle, en compte 2500 et la

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Bulgarie 1000. C’est à partir de ces refuges que, récemment, sous l’effet de la protection européenne, certains pays d’Europe occidentale, qui en étaient quasiment dépourvus, ont vu des loups rentrer sur leurs territoires : en Suisse, en Allemagne, en France… Pas le moindre en Belgique ou aux Pays-bas, ni, cela va de soi, en Grande-Bretagne, malgré des projets de réinsertion en Ecosse.

On peut donc parler, en quelque sorte, d’une réoccidentalisation du loup. Les chemins de la reconquête sont divers. Le loup regagne la terre de ses ancêtres. En effet, il est en train de réaliser le chemin inverse de son départ, c’est-à-dire du sud vers le nord et d’est en ouest. Les déplacements du loup en Europe s’opèrent actuellement selon trois axes principaux : de l’Espagne (canis lupus signatus), par-delà les Pyrénées, de l’Italie (canis lupus italicus) vers la France (qu'il remonte) et la Suisse, et par la Pologne (canis lupus lupus) au départ de la Russie, vers l’Allemagne. (VAN MEULEBEKE, 2002a, 26). En Espagne, la sous-espèce vit en Galice, en Asturies, dans les Monts Cantabriques, puis en Navarre où elle explore les Pyrénées. Depuis 1999, elle passe du côté français où la densité des ongulés sauvages est plus importante. Mais, si le versant français semble plus favorable que l’espagnol par la densité des proies, le loup n’y est pas aussi bien protégé. L’Italie, quant à elle, est exemplaire en ce qui concerne la protection du loup. Dès 1976, canis lupus italicus est protégé et progresse au départ du parc national des Abruzzes. C’est donc en toute logique qu’on le retrouve en Suisse et en France. Dernier axe, la Pologne, a permis au loup de traverser l’Oder, fleuve frontière avec l’Allemagne. Le loup polonais, canis lupus lupus, est plus massif que les loups latins et provient en fait de Russie, le froid expliquant la constitution plus massive. Sa progression est continue vers l'Est avec, pour horizon, la Belgique. Les trois axes (Pologne-Allemagne, Italie-France, Espagne-France) partagent cette ligne de mire.

En Scandinavie, le loup vient aussi de Russie. Il occupe la Finlande et la Suède et, malheureusement pour lui, se jette dans la gueule de l’homme lorsqu’il atteint la Norvège, nation qui mériterait le Nobel de la barbarie envers les animaux, selon François Van Meulebeke, président de l’IWFEA (Fédération internationale de défense des loups). « La Norvège est une des nations les plus riches au monde, mais au lieu de mettre en place des plans d’action permettant une coexistence harmonieuse avec les grands carnivores, elle préfère couvrir de sang les merveilleux paysages qui la constituent. » (VAN MEULEBEKE, 2002b, 203).

Pourquoi le droit ne suffit pas

On le comprend : si les loups repeuplent l’Europe occidentale, c’est que celle-ci y est moins hostile que par le passé. En effet, celle-ci a adopté, depuis les années 80, des mesures protectrices envers le prédateur. Mais, bien que plusieurs fois inscrite dans la loi, la protection du loup en tant qu'espèce en danger est pourtant loin d'être garantie. Le loup est protégé, au niveau européen, par deux

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grands textes : une directive (directement applicable au sein des Etats membres) et une convention (à transcrire dans les législations nationales). La directive « habitats » et la Convention de Berne ont toutes deux pour objectif la conservation des habitats naturels ainsi que de la flore et la faune sauvages (disponible sur www.europa.eu.int). Ni l'une ni l'autre n'ont manqué de mentionner le loup parmi les espèces à protéger en priorité. Le débat subsiste néanmoins sur les possibles dérogations à la législation internationale prévue dans ces mêmes textes.

La directive « habitats », conclue le 21 mai 1992, considère que « la préservation, la protection et l'amélioration, voire le rétablissement de la qualité de l'environnement, y compris la conservation des habitats naturels ainsi que de la flore et de la faune sauvages, constituent un objectif essentiel d'intérêt général poursuivi par la Communauté. » A ces fins, elle a arrêté, entre autres, que « les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l'annexe IV point a) [dont le loup], dans leur aire de répartition naturelle, interdisant toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de ces espèces dans la nature… » (article 12, relatif à la protection des espèces).

De son côté, la Convention de Berne, adoptée en 1979, considère que « la faune et la flore sauvages constituent un patrimoine d'intérêt majeur qui doit être préservé et transmis aux générations futures ». Elle possède une dimension supplémentaire à la directive « habitat » dans la mesure où elle estime que, « au-delà des programmes de protection nationaux, une coopération au niveau européen doit être mise en œuvre ». Par celle-ci, les Etats membres s'engagent, entre autres, à « mettre en œuvre des politiques nationales de conservation de la flore et de la faune sauvages, et des habitats naturels ». Mais ils s'engagent par ailleurs à « coordonner leurs efforts dans le domaine de la conservation des espèces migratrices énumérées aux annexes II et III [parmi lesquelles : le loup] et dont l'aire de répartition s'étend sur leurs territoires ». L’exemple de la migration du loup italien vers la France montre que sur le terrain, la coopération est beaucoup plus complexe. Les conceptions des deux pays demeurent fort divergentes.

Malgré tout, comme le rappelle l'article 8 de la Convention, « des dérogations aux dispositions mentionnées plus haut sont prévues ». Et le texte d'indiquer les objectifs poursuivis pas ces dérogations. Parmi eux: « Prévenir des dommages importants aux cultures, au bétail, aux forêts, aux eaux et autres formes de propriétés ». C'est au nom de cette mention que certaines régions qui viennent de voir le loup revenir, comme le Mercantour en France ou le sud de la Suisse, clament l'incompatibilité de l'élevage avec la présence du loup. Cependant, la directive « habitats » (cadre dans lequel s'appliquent les décisions de la Convention) émet des conditions restrictives aux éventuelles dérogations. Par son article 16, elle prévoit de n'accorder de dérogation qu'à condition « qu'il n'existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien dans un état de conservation favorable des populations des espèces concernées dans leurs aires de répartition naturelle ».

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Or, dans la plupart des régions qui revendiquent ce genre de dérogation, les moyens de protection des troupeaux et les systèmes d'indemnisation ne sont pas encore entièrement mis en œuvre et ne sont pas complètement favorisés par les pouvoirs publics. Par ailleurs, les populations de ces régions nouvellement colonisées ne peuvent, le plus souvent, pas encore être considérées comme viables.

Un autre élément restrictif à l’efficacité de la législation européenne est le conflit qu’elle engendre avec d’anciennes lois, nationales ou locales. Le cas de la France est relativement éloquent. Il faut rappeler que la France n’a accepté d'appliquer la Convention de Berne (1979) qu’en 1989 seulement, sous la forme d’une « directive habitats, faune, flore », qui assure une protection spécifique aux animaux sauvages. Mais, à l’automne 1992, lorsque le loup fait son grand retour, les maires des communes limitrophes du parc du Mercantour ont ressorti du fin fond de leurs greniers juridiques un article du code des communes permettant de « requérir des habitants avec armes et chiens propres à la chasse de ces animaux afin de les détruire ». (NACHURY, 2003, 1990). Texte datant de… 1871. Personne n’avait songé à le faire abroger en raison de son inutilité en l'absence de loups.

La législation européenne le dit pourtant très clairement : le loup ne peut être abattu que dans de très rares occasions où des dérogations à la protection ont été obtenues. Pourtant, nombre d’États membres rechignent à appliquer et, surtout, à faire appliquer cette législation. Certains éleveurs, qui n’ont pas été efficacement avertis ni suffisamment préparés au retour du loup, se révoltent : ils abattent et empoisonnent l’animal. Peu d’États affichent une véritable volonté de mettre fin au massacre. Ce problème ne se limite pas au cas du loup, comme le rappelle « Stop », un véritable mémorandum des atteintes à l’environnement par l’activité humaine : « Les interdictions ne suffisent pas puisque la chasse et le commerce d’espèces menacées se pratiquent souvent illégalement. Les États doivent donc faire appliquer les lois avec plus de rigueur et adopter des stratégies de préservation plus cohérentes. » (BARTILLAT et RETALLACK, 2003, 430). De la Norvège à l’Espagne, de la France à la Roumanie, le sang lupin ne cesse de couler sur l’autel de la rentabilité des troupeaux domestiques. C’est particulièrement le cas, pour l’instant, dans l’arc alpin français.

Le loup, l’élevage et le mal-être de l’arc alpin français C’est par le Mercantour que le loup est rentré en France. Il s’agit d’un parc national qui s’étend sur tout le nord des Alpes-Maritimes, au creux de l’arc alpin français, dont l’objectif principal est d’assurer la protection de la faune et de la flore sauvages. Le cas de cette région est particulièrement intéressant parce qu’il est l’un des plus conflictuels d’Europe et parce que le problème économique y est, bien sûr, prépondérant. C’est d’ailleurs sans doute parce que la situation économique est particulièrement difficile que les relations avec le loup le sont également davantage qu’ailleurs. Là-bas, on n’a toujours pas pu s’adapter convenablement à la présence

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du prédateur. Les troupeaux gigantesques qui avaient pour habitude de paître sur les alpages, en toute tranquillité, ne sont pas protégés et suivis comme les besoins sanitaires, l’environnement et le bien-être animal l’exigent. Avec le retour du loup, ces mesures s’avèrent pourtant urgentes. Là encore, la protection du loup s’entremêle avec une protection plus globale de l’environnement.

Cette question, posée par Benoît Ayotte, spécialiste canadien du loup, tarabuste encore bon nombre d’intéressés : « Il y a 600 loups en Italie et tout va bien ; il y a 2000 loups en Espagne et l’élevage ovin y est florissant ; rien qu’au Québec il y a 8000 loups et personne n’en parle : que se passe-t-il en France avec 20 loups ? » (cité par NICOLINO, 2003, 67). Pour comprendre correctement les réactions que suscite le retour du loup dans le Mercantour, il est nécessaire de rappeler le contexte dans lequel il s'inscrit. Si les éleveurs ont parfois fait reposer tous leurs problèmes sur les épaules du loup, la vérité est que la plupart de ceux-ci sont antécédents au retour du prédateur. Bien avant la présence du loup, une crise profonde du pastoralisme, soit l’élevage de moutons sur les alpages, lui a fort mal préparé le terrain. Cette activité que certains disent en déclin a réellement besoin d'être prise en charge par les pouvoirs publics. Il est grand temps que l'Etat français admette qu'il ne pourra plus longtemps faire l'économie d'une véritable réforme au cœur de ce secteur délaissé qu'est le pastoralisme. Et tant mieux si le loup pouvait au moins lui servir à cela. A condition qu'il n'en pâtisse pas.

Au Mercantour, comme partout dans l’Union Européenne, les troupeaux d’élevage sont gigantesques parce que la compétitivité et la productivité sont inscrites comme des conditions essentielles dans le projet européen (cfr infra). Dans le même temps, les éleveurs des alpages français continuent de mettre en œuvre la pratique ancestrale de l’estive, c’est-à-dire, la montée des troupeaux vers les cimes durant les mois d’été. Les conséquences d’une estive conjuguée à la taille gigantesque des troupeaux (des milliers de moutons contre des centaines, voire des dizaines, dans le passé) sont catastrophiques pour plusieurs raisons. La première est écologique : le pâturage intensif des alpages détruit la flore sauvage, dont certaines espèces rares, et provoque l’érosion des sols. La seconde est sanitaire : tous les ans, des centaines de milliers de moutons périssent de maladies parce que le nombre et l’éparpillement des moutons sur l’alpage ne permet pas un suivi sanitaire efficace. La troisième est sécuritaire : les éleveurs ne peuvent avoir l’œil sur un millier de moutons en même temps car ils sont bien trop dispersés, ce qui engendre une foule d’accidents appelés dérochages, c’est-à-dire la chute dans un ravin d’un grand nombre de moutons. De même, les éleveurs ne peuvent protéger les troupeaux de la prédation de chiens, pourtant mille fois plus meurtrière que celle des loups à l’échelle de la France. Une dernière raison est d’ordre plus social : à des fins de rentabilité, les éleveurs sont de plus en plus contraints à agrandir leurs troupeaux, ce qui les mène vers des conditions de vie et de travail toujours plus précaires.

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Le loup est donc, avant tout, à la fois révélateur et bouc émissaire de la crise. Il apparaît comme le responsable des mesures de protection qui doivent être mises en place parce que sa prédation révèle leur non-application. Les éleveurs ont peur que l'indemnisation des attaques soit bientôt conditionnée, c'est-à-dire qu'elle ne soit accordée qu'aux troupeaux correctement protégés. La plupart d’entre eux imputent au loup les exigences qui risquent de leur tomber sur les épaules, dans l'espoir que, en son absence, ils pourront reprendre leurs habitudes et laisser les troupeaux plusieurs jours, voire plusieurs semaines, sans surveillance. Leur laisser espérer cela n'est rien d'autre qu'une manipulation politique. Les dirigeants savent très bien que ce ne serait pas durable dans le contexte européen qui, aujourd’hui, semble se prononcer en faveur d’un retour à la qualité, c’est-à-dire à la conditionnalité des subventions (cfr infra).

En attendant, si la réforme ne s'accompagne pas, en France, d'une refonte du mode d'élevage ovin, le métier d'éleveur, avec ou sans loup, courra à sa perte. Le loup, qui oblige à anticiper sur ces futures contraintes, semble dès lors précipiter l'élevage français vers le déclin, de la même façon qu'il a imposé une bonne garde des troupeaux dans les pays d'où il n'a jamais disparu comme l'Italie ou l'Espagne. L'Etat ne pourra donc pas faire l'économie d'une intervention dans ce secteur, chose dont il semble n'avoir pas encore pris conscience. Ou alors, « l'Etat joue l'horloge », comme l'estiment secrètement les gardes du Parc National du Mercantour (11.04.2003), ce qui signifie qu'il attend patiemment la faillite du secteur le moins productif de toute l'Agriculture française.

Même le maire de Saint-Martin Vésubie, M. Franco, n'hésite pas à affirmer que « le pastoralisme n'est pas indispensable au Mercantour ». Par ailleurs, il dénonce sans hésitation « des modes de commercialisation archaïques qui permettent la vente indirecte sous le manteau d'une grande part de la production. » (FRANCO, 15.04.2003). « Ces phénomènes sont bien connus », assure le maire. En revanche, M. Franco estime qu'elle concerne environ la moitié de la production : « ce qui arrive aux abattoirs est ridicule. Au moins la moitié de la filière est détournée. » (ibid). Dans ce contexte, il semble que le loup aille de pair avec une attention gênante portée au pastoralisme du Mercantour. La présence d'experts parmi les troupeaux est vue d'un très mauvais oeil par certains éleveurs.

Malgré tout, M. Franco entrevoit une issue à la crise : « Il suffirait que l'on décide de subventionner équitablement les productions de viande ovine et de viande bovine, de même que l'on pourrait diversifier la production en faisant aussi du fromage ou du lait. Il faut revenir à une certaine diversité pour ne pas condamner le secteur. » (ibid). Selon lui, ce n’est donc pas au loup que les éleveurs doivent s’adapter d’urgence, mais à la demande et à la concurrence : le reste suivrait.

Ceci n’enlève, bien sûr, rien au véritable problème que pose la présence du loup pour l’élevage. Son retour a déjà causé de nombreux dégâts dans les zones qu'il a recolonisées. C'est bien là le nœud du problème. Au Mercantour, le loup a

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été accusé de la mort de plus de 5 000 moutons, en 7 ans depuis 1994 (chiffres fournis par les gardiens du parc). Les moyens de protection à mettre en oeuvre coûtent cher également. Un budget doit aussi être investi dans la recherche. Si le coût du retour du loup représente peu de chose pour l'Etat français, il se paye néanmoins parfois très cher pour les éleveurs qui exercent leur activité dans une « zone à loups ». Or, c'est bien à l'Etat qu'il revient de prendre en charge ces coûts. Le retour du loup en France a un prix qui ne peut être payé par les seuls éleveurs. Si la bonne volonté des autorités était assurée, les exemples de l'Italie et de l'Espagne montrent que la France pourrait même rentrer dans ses frais en faisant du loup une attraction touristique et un label pour les produits locaux (cfr. Infra). En attendant, comme le laisse clairement entendre Michel Barengo, éleveur de moutons dans la région, le loup et l’éleveur seront deux à payer les frais de la passivité de l’État : « Moi, je dors avec mon troupeau pour flinguer le loup. » (BARENGO. 20.04.2003).

Les responsabilités de la Politique Agricole Commune La taille des troupeaux de moutons européens est une conséquence directe de la politique agricole commune (PAC). Celle-ci attribue les subventions européennes en fonction du nombre de têtes élevées (ce productivisme se vérifie de façon adaptée pour quasiment tous les secteurs de l’agriculture européenne). Résultat pour l’élevage ovin du Mercantour : la taille des troupeaux a été plus que décuplée alors que le nombre d’éleveurs a diminué presque proportiellement. Ces conditions visent à une rentabilité optimale mais comportent tous les défauts précités (grande mortalité des moutons suite aux accidents et aux maladies, dégradation de l’espace pâturé et problèmes sanitaires). Avec la présence du loup, l’obligation de protéger les troupeaux devient une condition inacceptable pour des éleveurs dont le travail était déjà extrêmement difficile.

Cette situation, à peine viable pour les éleveurs, l’est encore moins pour les moutons. Le pastoralisme, du Mercantour et d’ailleurs, a donc subi un nouveau coup important avec le retour du loup, dans la mesure où celui-ci implique un véritable gardiennage des troupeaux et des conditions de travail strictes. Les conditions imposées par la PAC ne s’y prêtent pas du tout, de sorte que le loup ne peut être supporté. Les éleveurs commencent à craindre les contrôles quant au mode d'élevage, à la garde des troupeaux et à la légalité de la vente. Or, dans la situation actuelle, s'il est possible pour certains éleveurs de se maintenir et de vivre de leur métier, il est très difficile, voire impossible, pour eux d'exercer celui-ci de manière saine et durable. Pour diverses raisons étrangères à la présence du loup, telles que l'aspect sanitaire, la sécurité des troupeaux ou le minimum de bien-être animal, des exigences strictes en la matière sont nécessaires. Ce combat, c’est aussi celui de José Bové : « Toutes ces crises - vache folle, dioxine, hormones, etc. – qui, depuis quelques années, frappent le modèle productiviste renforcent par réaction l’exigence de traçabilité et l’identification des produits agricoles selon leur origine géographique et selon le mode de production.

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C’est une bonne chose. Mais cela ne doit pas masquer les responsabilités politiques mises en défaut par ces crises. L’État doit imposer aux acteurs du marché les contraintes nécessaires assurant à tous les consommateurs la sécurité sanitaire qu’ils sont en droit d’attendre. Avec les moyens suffisants pour les faire respecter. » (BOVÉ et DUFOUR, 2000, 141).

Si d’aventure la PAC devait être réformée, comme cela est annoncé depuis longtemps (cfr. infra), elle ne pourrait pourtant que très difficilement exiger des éleveurs qu’ils se soumettent à des conditions de qualité. Ces exigences s’installeraient probablement au prix de la compétitivité face au mouton argentin, australien ou néo-zélandais, déjà presque intouchables. L’Union Européenne ne peut pas demander aux éleveurs, d'une part de posséder des troupeaux gigantesques, et d'autre part de respecter les normes nécessaires de surveillance. La réforme, pourtant nécessaire, apparaîtrait comme un coup fatal porté au pastoralisme.

L’élevage de moutons sur de grands espaces et en grande quantité paraît se trouver dans une position instable. La concurrence toujours accrue des productions étrangères pousse à des pratiques qui, non contentes de ruiner les conditions de travail des éleveurs, se heurtent à de nouvelles exigences écologiques et sanitaires, dont la protection face aux prédateurs. L’ouverture continue et inconsidérée au marché mondial accentue sans cesse ce mal-être.

L’insoutenable concurrence mondialisée La globalisation, de son nom originel anglais, a engendré une concurrence accrue pour tous les éleveurs du monde. Le terme étant une pure production du monde économique libéral, il ne fallait pas attendre de la mondialisation qu’elle soit spontanément autre qu’économique et libérale. Le libre-échange institutionnalisé, il a fallu que chaque État se soumette à la concurrence extérieure. À des fins de rentabilité, la qualité de l’élevage ne pouvait qu’en pâtir, au même titre que bien d’autres secteurs. Cela s’est concrétisé chez les éleveurs de moutons par un accroissement continu de la taille des troupeaux, insufflé par l’insoutenable concurrence des moutons de Nouvelle-Zélande ou d’Argentine.

Sans faire de détours, affirmer que la plus grande part des difficultés du pastoralisme français et européen est une conséquence de la mondialisation n'est pas un raccourci abusif. La France et l'Europe ont coutume, depuis des années, de recourir aux importations de Nouvelle-Zélande et d'Australie pour satisfaire leurs demandes intérieures en viande ovine. La concurrence de ces pays a amené, en 20 ans, le déclin continu de la production française. Entre 1980 et 1999, le nombre d'exploitations a été divisé par deux. Dans le récent « Atlas du parc national du

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Mercantour », on parle de « désertification préoccupante de la profession ». (à consulter sur place1)

Parallèlement à la disparition de la moitié des exploitations, celles d'entre elles qui ont survécu ont dû, pour être rentables, élargir considérablement leurs troupeaux et se consacrer exclusivement à la production de viande ovine (la mieux subventionnée par l'Etat français). Les troupeaux de moutons, larges de quelques dizaines de têtes dans les années 70, ont, petit à petit, évolué vers ce qu'ils sont aujourd'hui : des centaines, voire des milliers, de têtes pour un seul éleveur. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que le gardiennage soit difficile à assurer, que l'amélioration du niveau sanitaire semble illusoire et que les vocations se fassent rares pour prendre la relève.

Mais tous ces fléaux ne sont pas du seul fait de la mondialisation. Celle-ci n’a été qu’un moyen pour étendre les pratiques libérales productivistes à toute la planète. La prépondérance de l’économie, sur toute chose et souvent même sur l’homme, est un phénomène très ancien. Le loup, la nature, l’homme, souffrent tous d’un même mal qui n’a qu’une seule origine : la recherche quasi inconditionnelle du profit économique. Retour aux sources…

1 Au siège du Parc National du Mercantour, à Nice, ou à la maison du Parc, à Saint-Martin Vésubie.

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À la source du conflit

« L’homme a peu de chance de cesser d’être un tortionnaire pour l’homme, tant qu’il continuera d’apprendre sur les animaux son métier de bourreau. »

Marguerite Yourcenar

Avant la haine du loup, le pouvoir, l’inégalité, la guerre… L’objectif premier de la sédentarisation, entrée progressive dans un mode de vie non nomade, a été de s’affranchir de la nature via la domestication du vivant : c’est-à-dire via l’agriculture et l’élevage. Le monde ne serait donc plus le même. La Terre devient humaine. C’est là que naissent, lentement, le pastoralisme, la haine du loup et le déni de la nature dont le loup sera la première victime.

L’homme possède et manipule désormais la nature. Des espèces à part entière seront le fruit de ces manipulations : « Au lieu de courir après ses proies, l’homme domestique les animaux. Il commence par le chien, ce fils du loup qui reste notre « fidèle compagnon ». Puis il élève le mouton (à partir du mouflon), la chèvre (issue du bouquetin aegagre) et la vache (fille de l’auroch). Plus tard, il prend possession du cochon, de l’âne, du cheval, de la poule et des autres. » (PACCALET et CHAST, 2003, 133). Véritables organismes génétiquement modifiés, les espèces domestiques sont presque le fruit d’une création par l’homme. Il va de soi que celui-ci ne pouvait qu’en tirer une grande fierté, de sorte que se pose la question des raisons qui ont amené l’homme à cette appropriation de la nature : « D’abord les chèvres et les moutons, puis le bœuf et le porc, à partir de – 8.000 et peut-être même avant. Cependant nos ancêtres n’ont peut-être pas inventé l’élevage dans le seul but alimentaire, mais aussi pour disposer de bêtes de somme, ou simplement pour imposer leur domination sur le monde vivant. » (GUILAINE, 1998, 126). Dominer la nature, dominer les hommes

« Imposer sa domination sur le monde vivant » serait donc une idée

antérieure à la sédentarisation. Il est intéressant de se demander si le loup, qui a été le premier animal domestiqué, longtemps avant les autres, ne pourrait pas, dès lors, avoir été à l’origine de cette idée. Ce serait donc avec lui qu’un déclic aurait enclenché le processus : la Terre peut devenir humaine. Une autre étape importante

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pourrait avoir fait suite à ce déclic : la « désincarnation du vivant ». En effet, auparavant, les animaux qui étaient la proie des hommes étaient profondément respectés, ou même vénérés. Tous un peu animistes, les hommes ne cessaient de manifester leur gratitude envers le monde animal (voir les peintures qu’arborent les murs des cavernes) lorsque celui-ci les nourrissait bien, ou de les implorer lorsqu’ils venaient à manquer. Après la domestication, il n’est plus de raison de vouer un culte à un troupeau bêlant ou meuglant que l’on mène à l’étable ou l’abattoir. En revanche, l’agriculture rend les hommes tributaires d’éléments nouveaux : la pluie et le soleil. Il n’est donc pas étonnant de voir sa vénération abandonner le monde vivant et se tourner vers le ciel.

Est-ce le monde vivant qui est quelque peu délaissé ou seulement le monde

animal qui, à cette époque, n’incluait pas l’homme ? Il est probable que l’homme lui-même ait également pâti de cette nouvelle approche de la nature. Dompter les animaux pourrait bien avoir été le préalable qui a parfois poussé à dompter les hommes. Jean Guilaine, comme beaucoup d’autres avant lui, n’a pas hésité à énoncer cette hypothèse : « Imaginez les hommes de cette époque. Ils s’imposent en maîtres dans le monde vivant, ils domestiquent les plantes et les animaux, ils réussissent à vaincre la nature… J’ai le sentiment que cette domination les a grisés et leur a un peu tourné la tête ! Ils ont le goût de la compétition, ils se voient en vainqueurs, en conquérants. Et ils sont tentés d’appliquer cette domination à leur propre espèce. » (GUILAINE, 1998, 158).

L’inégalité, la domination, l’aliénation ou même la cruauté parmi les hommes

seraient un pas que l’on aurait pu franchir seulement au départ d’attitudes semblables de l’homme à l’encontre des autres animaux. C’est aussi ce qu’imagine Hubert Reeves qui rappelle également que la question est fort d’actualité : « L’éveil de la compassion passe d’abord par l’attitude envers les animaux. Il porte en lui l’espoir de voir diminuer les cruels instincts guerriers si présents tout au long de l’histoire de l’humanité et qui constituent une très grave menace pour son avenir maintenant que nous possédons des arsenaux si terrifiants. » (REEVES, 2003, 174).

Malgré tout l’hypothèse n’est pas neuve, ainsi qu’en témoigne encore Jean-

Jacques Rousseau, depuis le plein cœur du XVIIIe siècle (1755), qui raconte ce passage crucial de l’évolution : « Il s’exerça à leur dresser des pièges, il leur donna le change en mille manières, et quoique plusieurs le surpassassent en force au combat, ou en vitesse à la course, de ceux qui pouvaient lui servir ou lui nuire, il devint avec le temps, le maître des uns et le fléau des autres. C’est ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même y produisit le premier mouvement d’orgueil ; c’est ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, et se distinguant au premier par son espèce, il se préparait à y prétendre par son individu. » (ROUSSEAU, 1997, 78). Le message est clair : l’homme qui se voit, par son espèce, supérieur aux autres espèces est prêt à s’imaginer supérieur aux autres hommes, par son individu.

Les prémices de cette pensée sont peut-être même bien plus anciennes

encore. L’antiquité montre déjà par les écrits sa sensibilité à la cause animale.

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Pythagore (570-480 av. J.-C) ira même jusqu’à établir ce lien entre ce que les hommes font endurer aux animaux et ce dont ils peuvent se faire souffrir eux-mêmes : « Tant que les hommes massacreront les bêtes, ils s’entre-tueront. Celui qui sème le meurtre et la douleur ne peut, en effet, récolter la joie et l’amour. » (cité par REEVES, 2003, 176). Plus proche de Rousseau, l’idée est aussi relayée dans les « Essais » de Montaigne (1533-1592) : « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté. » (ibid). Beaucoup de grands penseurs à travers l’histoire participeront à la dénonciation de l’attitude humaine envers les autres animaux. Parmi eux : Léonard de Vinci, Voltaire, Kant, Victor Hugo… Marx, également, s’insurge contre ce travers humain, dans « L’idéologie allemande » : « Le comportement borné des hommes face à la nature conditionne leur comportement borné entre eux. » (cité par ATTALI et GUILLAUME, 1974, 171). La naissance du pouvoir ou le pouvoir de l’inégalité Avec la sédentarisation, les hommes ont transformé le monde tout comme ils se sont transformés eux-mêmes. Les relations entre eux ont changé, de même que leur relations avec la nature. La forme actuelle du pouvoir, par exemple, pourrait bien être née de la sédentarisation : « Oui. On va passer des bandes de chasseurs, qui ne se donnent que des meneurs temporaires, aux premières communautés villageoises, puis aux chefferies qui fondent des sociétés inégalitaires » (GUILAINE, 1998, 144). On rétorquera que le pouvoir est bien antérieur à la sédentarisation. Les auteurs de « La plus belle histoire de l’homme » sont loin de le contester : « L’homme est un animal social. Il est probable que le pouvoir avait déjà commencé à se manifester avant cette période, sous des formes occasionnelles. Au paléolithique, quand les petites bandes de nomades, de vingt ou trente personnes, se réunissaient à l’occasion d’une grande chasse par exemple, il fallait bien désigner un responsable. Bien sûr, l’autorité de celui-ci était temporaire, et elle se terminait quand les petits groupes se dispersaient. La société humaine était très fluide en ce temps-là, le pouvoir l’était également. » (GUILAINE, 1998, 142). Alors, si le pouvoir n’est pas véritablement né de la sédentarisation, il semble, au moins, qu’il ait subi une véritable mutation et que sa forme nouvelle soit, pour la première fois, profondément inégalitaire. S’affranchir de la nature a été l’objectif premier, conscient ou inconscient, des premiers sédentaires, mais, revers de la médaille, ceux-ci vont devoir se plier à de nouvelles obligations : organiser, édicter des règles, les faire respecter… En somme, pour dompter la nature, l’homme a dû, d’abord, se dompter lui-même. La maîtrise de soi est évidemment excellente à acquérir, mais la tâche était si difficile que cela ne s’est pas toujours fait par les bons moyens. « À partir de ce moment-là, la société se structure de plus en plus, les pouvoirs ne cessent de se conforter. Et ceux qui les détiennent sont inévitablement tentés de les confisquer pour les transmettre à leurs héritiers. (…) Et on voit apparaître des clans qui entretiennent le culte des ancêtres fondateurs. » (GUILAINE, 1998, 146). C’est peut-être dans la mort que vont naître et se développer les premières inégalités, car c’est là que les divisions sociales

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vont se marquer de la façon la plus inégalitaire. Enterrer les morts devient une pratique de plus en plus courante, mais c’est un privilège auquel tous n’ont pas droit. Seule une partie de la communauté, choisie, possède une sépulture. Il peut même s’agir de jeunes enfants, enterrés avec de riches objets, ce qui prouve que le privilège peut s’acquérir à la naissance. Dès le début, le pouvoir est donc intimement lié à la richesse. Difficile de déterminer comment certains membres de communautés humaines ont pu acquérir un statut et une reconnaissance sociale supérieurs pour, finalement, exercer une certaine forme de pouvoir : « Il y a sans doute des commanditaires, des gens qui détiennent une certaine forme de pouvoir et le signifient. Pour cela, ils font fabriquer des objets de métal par des forgerons ou des objets en pierres exotiques par des artisans spécialisés. Ces pièces deviennent des emblèmes, des signes de privilège, des marqueurs sociaux (…), des objets qui n’ont pas la moindre application pratique, mais que l’on peut thésauriser, exposer pour affirmer sa puissance. Des trésors, dans toute l’acception du terme, qui marquent la naissance du pouvoir. » (GUILAINE, 1998, 140-141). La richesse est la marque du pouvoir : c’est à cela qu’elle sert avant tout et il n’est pas étonnant dès lors que le monde soit soumis aux décisions des riches. La découverte de la guerre Donc, avec la sédentarisation, apparaissent le pouvoir et l’économie, mais aussi l’inégalité et la richesse. Ce qui va pourtant, encore de nos jours, le plus heurter, troubler ou fasciner l’être humain est un tout autre fruit de la sédentarisation : la guerre. En effet, de même que l’homme n’a pas toujours été cruel ou destructeur envers les animaux, il n’a pas non plus toujours tué son prochain. Ces deux ruptures sont presque contemporaines et qu’elles le soient tend à avérer l’hypothèse selon laquelle l’homme a fait l’expérience sur les bêtes d’une domination qui, très rapidement, s’est retournée contre lui. Pour rappel : c’est à l’encontre du loup que l’homme a initié ce grand changement. Contrairement à ce que beaucoup croient, spécialement aujourd’hui, les hommes ne se sont pas toujours entretués. Les conflits ne sont pas inhérents à l’espèce humaine. Depuis Darwin, l’homme a appris qu’il était un animal ou doit, tout au moins, s’accommoder de cette hypothèse. Dès lors, comme toute autre espèce vivante, l’espèce humaine connaît un but naturel et essentiel : sa survie. Le cas d’un animal tué par l’un de ses congénères est extrêmement rare, sauf chez l’homme pour qui il devient de plus en plus fréquent depuis la sédentarisation. Le meurtre peut survenir néanmoins chez les autres animaux lors d’un combat pour une femelle mal géré ou pour la nourriture durant de très grandes famines. D’ordinaire, le combat prend fin lorsque l’un d’entre eux a pris le dessus et ne se poursuit donc presque jamais jusqu’à la mort de l’un des combattants. « L’agression elle-même implique souvent un comportement ritualisé propre à chaque espèce animale, réduisant

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les risques de dommages corporels car le vaincu peut toujours mettre fin au combat en adoptant une posture de soumission qui désamorce immédiatement l’élan agressif du vainqueur. » (BURENHULT, 1993, 26). Chez les animaux, la mort d’un congénère paraît n’être jamais souhaitée. Si l’on admet l’idée darwinienne selon laquelle l’homme est un animal comme les autres, il est légitime d’imaginer que celui-ci a, lui aussi, longtemps contribué à avérer cette observation.

Reste à savoir où et quand l’homme a mis un terme à ce mode de comportement et entamé une ère toujours plus meurtrière. L’homme est surtout le seul animal qui ait jamais organisé une guerre. Même pour les historiens spécialisés, il est difficile de donner une datation précise. Malgré tout, de nombreuses traces permettent d’imaginer l’apparition, sûrement lente et progressive, de conflits de grande envergure : des armes sophistiquées, des crânes enfoncés, des os percés, des sépultures ornées d’armes et de trophées. Tous les éléments concordent avec l’apparition de la richesse, de l’économie, des inégalités, avec la sédentarisation en somme.

Les plus anciennes traces de massacres ont été retrouvées à Jebel Sahaba, au

Soudan, dans une nécropole datant de – 11 000 ans dont vingt-quatre corps sur une soixantaine étaient percés de flèches. « Pas encore une guerre avec des soldats et des armées : celles-ci apparaîtront pour la première fois en Mésopotamie vers – 3 000 ans. Mais des conflits, oui, pour s’approprier des richesses, des territoires, ou pour venger des affronts, des vexations. Ils commencent avec la sédentarisation au moment où la population augmente et se concentre. Le territoire de chasse est plus limité quand on est sédentaire. D’où des désaccords, des heurts. » (GUILAINE, 1998, 155).

Le mot « armée » le suggère : une autre raison qui a différencié l’homme des

autres animaux et l’a poussé dans la guerre pourrait bien être sa capacité à imaginer des instruments, des outils, puis des armes. Les guerres ne se sont jamais déroulées à mains nues. Car si les hommes devaient se battre à armes égales, il y a peu de chances qu’ils auraient accepté d’entrer en guerre : aucun camp n’aurait pu sortir suffisamment nombreux pour être satisfait de sa victoire. La guerre naît donc aussi du sentiment que l’on possède un avantage technique sur son adversaire, exactement comme une victoire face à certains animaux bien plus forts et rapides ne peut s’acquérir que par les moyens techniques.

Mais il faut revenir à ce que Jean Guilaine appelle « conflits » et qui semble

bien antérieur à la guerre. Une croyance est courante selon laquelle les conflits sont inhérents à l’espèce humaine, c’est-à-dire indissociables de celle-ci de sorte qu’elle y serait condamnée depuis toujours et éternellement. Encore plus commune est l’idée que les animaux sont de grands bagarreurs à qui la loi du plus fort permet toutes les violences. D’abord, il est nécessaire de bien distinguer le « conflit » de « l’agression ». Le conflit implique deux groupes alors que l’agression survient au niveau de deux individus. L’agression ne mène pratiquement jamais à la mort parce

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qu’elle est ritualisée pour cela (cfr supra). En revanche, le conflit est une forme de violence qui ne s’observe pratiquement pas dans la nature (de très rares phénomènes ont été observés) et qui tue très souvent.

Enfin, l’agressivité est une nécessité tant chez l’homme que pour tous les

autres animaux, comme l’explique « L’Encyclopédie de l’Humanité » dirigée par Göran Burenhult, fruit de la collaboration de plus d’une centaine de spécialistes originaires d’une vingtaine de pays différents (avec Yves Coppens notamment), dans son tome intitulé « Les premiers hommes en Afrique et en Europe » : « Lorsqu’elle implique un comportement destructif, ses conséquences peuvent être très négatives. Néanmoins, il faut souligner qu’elle s’avère fort utile pour surmonter certains problèmes physiques ou mentaux, et mener à bien toute tâche rencontrant un obstacle (…) En outre, n’oublions pas que l’agressivité est indispensable, entre autres, pour lutter contre l’injustice et la dictature. » (BURENHULT, 1993, 27). L’agressivité appartient donc aussi bien aux hommes qu’aux autres animaux. En revanche, « la guerre demeure une mise en pratique organisée de l’agressivité humaine, fruit d’une évolution culturelle impliquant des efforts concertés, une stratégie pour un but : détruire un ennemi commun. » (ibid). La guerre est donc bien le fruit de l’évolution culturelle humaine et non une condition préalable à l’humanité. Le travail des biologistes comportementalistes semble rejoindre celui des historiens.

La naissance des conflits entre les hommes aurait donc probablement la même origine que le conflit homme-loup ! Cela permet de comprendre que le loup souffre du même mal que l’homme, un mal que l’homme ne s’est pas seulement infligé à lui-même et au loup, mais à la nature entière : la richesse et le pouvoir des uns, avant l’égalité et la vie de tous. Les causes éthologiques du conflit

L’argument le plus sûr néanmoins pour confirmer l’influence de la

sédentarisation dans la naissance des conflits parmi les hommes est celui de l’urbanisation, qui allie au confinement une démographie en expansion. Les scientifiques ont tâché, par diverses manières, de créer des conditions de conflits entre individus d’une même espèce chez les animaux. Il en est ressorti qu’un espace restreint pour un grand nombre pouvait mener à l’agressivité excessive à peu près tout animal. La condition : une très grande proximité entre les individus dans un espace confiné. Soit, la pression démographique dans un espace limité !

Il s’agit d’un problème que les animaux ne connaissent pratiquement pas

(peut-être le criquet, le lemming, ou d’autres à des moments précis). Le développement anarchique de l’espèce est un phénomène qui est évité chez la plupart des animaux par la prédation d’autres animaux. Chez les super-prédateurs, tels le loup, la régulation de la population est organisée en fonction des ressources disponibles. C’est pourquoi, une meute de loups occupe toujours de très grands

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espaces et son territoire est très nettement défini par un marquage à l’urine. Sa reproduction est limitée. Ainsi, l’exemple du loup est intéressant car l’animal a souvent été accusé par les légendes de « pulluler », chose qui est incompatible avec ses habitudes vitales : une régulation des naissances en accord avec la quantité de proies disponibles. À défaut de cette « sagesse » : la mort, tout simplement.

Konrad Lorenz, prix Nobel de médecine en 1973, qui a été l’un des premiers

éthologues et donc l’un des premiers à étudier les comportements animaux, expliquait déjà, dans « Les huit péchés capitaux », que la pression démographique dans un espace limité, telle que vécue chez l’homme, était de nature à engendrer l’agressivité chez tous les animaux 1 : « L’entassement de beaucoup d’hommes dans un espace restreint conduit non seulement, de manière indirecte, à des actes d’inhumanité provoqués par l’épuisement et la disparition progressive des contacts, mais il est la cause directe de tout un comportement agressif. De très nombreuses expériences, réalisées sur des animaux, nous ont appris que l’agressivité entre congénères peut être accrue par l’entassement. » (cité par DUBOIS, 1991, 76). C’est sans doute aussi pourquoi les animaux l’évitent naturellement. Dès lors, l’homme qui a si souvent cherché à se départir de ses origines animales, se définit par une nouvelle caractéristique bien plus sûrement que par sa sociabilité ou son langage évolué : il est le seul animal dont la population n’est pas régulée, soit le seul prédateur (s’il on admet qu’il en est un) qui ne régule pas sa propre population. L’homme ne se différencie pas des autres animaux par telle ou telle capacité, d’animal social ou d’animal doué de langage (cela, on s’aperçoit de plus en plus que ce sont des qualités que les animaux partagent), mais bien par son incapacité à gérer sa démographie. En cela, le loup est un exemple de population autogérée. En réalité, on s’aperçoit, grâce aux récentes études, que les conséquences de cette incapacité sont bien plus importantes et directes qu’une simple pollution : violence, inégalité, guerre… C’est pourquoi cette caractéristique humaine devient plus importante que toute autre. C’est la principale raison pour laquelle l’homme peut encore prétendre ne pas être un animal à part entière. Albert Jacquard a également mis en évidence cette faiblesse de l’humanité, celle de ne plus maîtriser, depuis bien longtemps, sa démographie : « L’invention de l’élevage, de l’agriculture, de l’écriture, le début de l’urbanisation ont provoqué, il y a 8 000 ou 10 000 ans, un décuplement de l’effectif suivi d’une lente progression qui a porté celui-ci à 250 millions à l’époque de Jésus-Christ. Puis, pendant 1500 ou 1600 ans, ce niveau est resté relativement constant, après quoi ce fut l’explosion : 500 millions en 1600, 1,5 milliards en 1900, 5 milliards aujourd’hui, 10 ou 11 milliards avant un siècle. » (JACQUARD, 1991, 113). Le titre de son ouvrage est éloquent : « Voici le temps du monde fini ». 1 Il n’est donc pas superflu de remarquer que la Cisjordanie palestinienne est l’un des territoires du monde où la population est la plus dense, avec quelques grandes métropoles. Ce facteur, bien que secondaire, ne doit pas être ignoré dans la perspective de mettre fin à la violence au Proche-Orient, tandis que ce territoire a encore été restreint ces derniers mois.

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Il est toutefois nécessaire de rappeler que, si l’occupation actuelle de la Terre par les hommes cause énormément de dégâts graves à la vie des autres espèces comme à la sienne, il n’en reste pas moins que la « limite » n’a sans doute pas encore été atteinte. Nul ne sait où celle-ci se situe. On sait juste qu’elle existe. Albert Jacquard a travaillé longtemps, en France, pour l’Institut National pour l’Étude des Populations (INEP) et s’il accorde beaucoup d’intérêt à la menace que représente l’explosion de la démographie humaine, il tient aussi à rappeler qu’elle ne peut être tenue pour responsable de tous les maux : « La question que l’on pose souvent est : « La Terre pourra-t-elle nourrir les 10 ou 11 milliards d’hommes qui la peupleront bientôt ? » La réponse, fort heureusement, est oui. Certes l’équilibre entre les besoins et les ressources nécessitera des transferts importants entre les continents (l’Afrique notamment risque de faire face à un déficit), mais globalement l’humanité aura à sa disposition de quoi nourrir tous les hommes. » (JACQUARD, 1997, 48).

Cela signifie qu’aujourd’hui, ni le désastre écologique, ni la famine, ne peuvent être mis sur le compte de notre démographie galopante : un partage équitable des richesses actuelles permettrait à 10 milliards d’êtres humains de vivre sur Terre et un mode de production sain et régulé serait probablement apte à éviter de nouveaux écueils écologiques. Bien plus, Jacques Gouverneur, rattaché au département des sciences de la population et du développement à l'UCL, l'assure : « La poussée démographique est elle-même une conséquence – et non une cause – de la pauvreté généralisée. » (GOUVERNEUR, 1994, 178). Donner une chance à un maximum d’êtres humains, ainsi que le commande la Genèse (I, 28), est en soi une bonne intention, mais cela n’est possible que dans la conscience de cette « limite » du monde fini. La situation est d’autant plus favorable à un partage des richesses que, finalement, à en croire les dernières conjectures, la population humaine serait sur le point de se stabiliser : « Les prévisions actuelles évoquent une stabilisation avant la fin du XXIe siècle, au niveau de neuf milliards d’humains. Le problème est donc clairement posé : comment rendre compatibles nos besoins et les apports de notre planète ? » (JACQUARD, 2004, 28).

« À l’aube du troisième millénaire, écrivait le biologiste Jean-Marie Pelt il y a quelques années, l’humanité est enfin sommée de prendre sa destinée en charge. Jusqu’ici les déterminismes de la nature régulaient l’espèce dans sa démographie et dans ses rapports avec l’environnement (…) L’homme, aujourd’hui, peut vaincre ces fléaux dont il connaît les mécanismes et dont il sait qu’il sera fatalement victime, s’il ne prend à temps les mesures indispensables pour les conjurer. » (PELT, 1990, 250). L’homme qui se libère acquiert toujours en contrepartie une nouvelle responsabilité. C’est souvent cette responsabilité qui le fait évoluer, davantage que la liberté gagnée au préalable. L’histoire peut se comprendre comme une longue course à la liberté dont chaque échelon est marqué par une nouvelle responsabilité, toujours plus lourde mais toujours plus riche d’apprentissages. Aujourd’hui, l’homme est contraint de comprendre la nature pour mieux vivre avec elle, de même qu’il doit repenser

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fondamentalement son mode de vie. Qui sait où cette connaissance et cette capacité d’autocritique pourront le mener ?

On le voit : l’homme n’est pas un éternel guerrier. Il ne l’a pas toujours été et

ne le sera peut-être pas éternellement. Peut-être sera-t-il capable de mettre un terme à cette mauvaise habitude acquise depuis seulement 5 000 ans. De même, l’homme n’a pas toujours méprisé la nature et massacré cruellement les « espèces nuisibles ». Ces deux étapes se sont succédé dans le temps. C’est pourquoi, il est permis d’imaginer que le retour à un comportement plus sage doive inclure ces deux étapes : gestion saine et durable de la nature et respect du monde animal, puis gestion des conflits entre les humains. C’est une chance qu’offrent aux hommes les sciences et la recherche, de pouvoir se souvenir de ce qu’a été l’histoire de l’homme, afin de déceler quelles erreurs ont pu être commises et, parfois, quelles solutions pourraient les rectifier. À moins que cette chance que l’homme a de voir sa vie défiler devant ses yeux ne soit qu’un phénomène banal de très mauvais augure.

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Des solutions existent

« Le siècle prochain sera écologique, ou nous ne serons plus. »1

Pr. Belpomme2

Solutions mondialistes à un problème mondial Aussi triste que soit le constat d’échec de notre mode de vie actuel, le seul fait de pouvoir le dresser est un espoir. Si les scientifiques qui annoncent le danger imminent prennent des allures de Cassandre, ils ne sont pour la plupart pas du tout défaitistes. Tous, à peu près, imaginent des solutions. Il ne reste, selon eux, plus qu’à en convaincre l’opinion, pour parvenir à faire jouer « l’arme absolue » : la démocratie. S’inspirer des origines, des fondements et des évolutions des travers humains est la voie la plus sûre pour réparer progressivement et systématiquement les dégâts infligés à la nature et à toutes les espèces que la Terre porte, dont l’espèce humaine, bien sûr. Les pistes existent. Certaines offrent des solutions provisoires qui s’inscrivent dans le système actuel. D’autres tracent le long chemin d’une réforme qui soignera les véritables causes d’un grand nombre de difficultés auxquelles l’homme doit faire face aujourd’hui. « Dans la tempête, quand le navire menace de sombrer, les marins, oubliant leurs conflits et leurs querelles, s’unissent et tentent de sauver le navire. La mobilisation humaine qui prend de l’essor aujourd’hui à l’échelle planétaire est déjà un élément positif de la crise contemporaine. » (REEVES, 2003, 219). Cet espoir est nourri par nombre d’intellectuels, depuis que des mouvements, altermondialistes notamment, ont porté le désastre écologique à une prise de conscience mondiale. « En effet, la gravité de la crise écologique a fait l’objet d’une prise de conscience favorisée par les sommets de la Terre de Rio (1992), de Kyoto (1998), de Johannesburg (2002). De sommet en sommet, se vérifient les périls des changements climatiques, du stockage des déchets nucléaires, de la déforestation, de la pollution des eaux, de la détérioration des fonds marins. (…) De manifestations en forums, le nouvel internationalisme s’affirme ainsi résolument écologiste et tend à donner à l’écologie critique toute sa portée politique dans la lutte 1 (BELPOMME, 2004a, 307). 2 Le professeur Dominique Belpomme a été l’un des premiers cancérologues français. Pionnier de la recherche, il est à l’origine de bon nombre de médicaments anti-cancéreux. Il participe actuellement au « Plan cancer », qui vient d’être institué en France, et préside également l’Association française pour la recherche anti-cancéreuse (Artac).

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contre la logique impériale. » (BENSAÏD, 2003, 33). L’écologie possèderait donc bien ce pouvoir unificateur qui, finalement, pourrait servir à une mobilisation efficace en faveur d’un autre monde, plus égalitaire et plus sain. Les solutions européennes L’espoir est permis au XXIe siècle. Des volontés fortes ne cessent de s’exprimer en faveur d’un véritable changement. Malheureusement, aucun dirigeant ne veut prendre l’initiative, au risque de se retrouver seul à s’imposer des conditions coûteuses et donc de souffrir d’un manque de compétitivité fatal à son État. C’est pourquoi, une éventuelle réforme écologiste devrait être organisée de concert par une majorité significative d’États consentants. Cette mission semble donc tout naturellement devoir être assignée à l’Union Européenne.

Ce qui a rendu la situation ambiguë dans l’Union Européenne, c’est l’adoption de beaux principes pour la protection de l’environnement, sans véritablement s’en donner les moyens ou imaginer les solutions concrètes pour les États membres : information, subventions, compensations, sanctions… Bien conscient de cette nécessité, c’est ce que s’est attelé à réaliser, au niveau du loup, le biologiste italien Luigi Boitani avec son « Action plan for the conservation of wolves in Europe. »1 (BOITANI, 2001) Ce dernier précise, pays par pays, les mesures nécessaires à mettre en œuvre et, considérant que la protection d’un animal aussi voyageur que le loup ne peut se faire qu’avec une coopération internationale, propose que son plan d’action soit adopté par la commission de la Convention de Berne, discuté autant que nécessaire et, finalement qu’un texte définitif soit approuvé par celle-ci. Le biologiste italien imagine que la commission assurerait la coopération entre les différentes législations nationales, qu’elle installerait un réseau d’échange d’informations et lancerait des études scientifiques ainsi que la recherche au niveau international.

Mais la première incohérence au sein de l’Union, c’est la politique agricole,

qui subventionne des troupeaux toujours plus larges alors que, en même temps, l’Union protège un animal, le loup, dont il est d’autant plus difficile de se protéger que le troupeau est grand. De même, la taille des troupeaux engendre des problèmes sanitaires, un mal-être animal, une dégradation des milieux pâturés et des risques accrus d’accidents sur les alpages (cfr supra). Les nouveaux objectifs de l’Europe sont donc difficilement compatibles avec les anciennes politiques.

Le commissaire européen à l’Agriculture, Franz Fischler, milite actuellement en faveur d’une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), dans cette optique. En effet, depuis son arrivée, l’Autrichien lutte pour une « éco-

1 « Plan d’action pour la protection du loup en Europe » (BOITANI, 2001).

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conditionnalité » aux subventions européennes, c’est-à-dire une mis sous conditions de celles-ci. En clair : l’argent délivré jusqu’ici par l’Europe aux éleveurs et autres agriculteurs sur base de la quantité de leur production le serait désormais plutôt en fonction de la qualité de cette production, soit moyennant le respect de conditions de suivi sanitaire, de respect de l’environnement, de bien-être animal et de sécurité du consommateur.

« Money for value ! »1 est le maître-mot du commissaire qui aime également à

répéter : « The more and more policy is over ! »2 (www.europa.eu.int, 7.04.2004). Cela signifie que, désormais, l’Union Européenne entend en avoir pour son argent lorsqu’elle subventionne le monde agricole mais, non plus sur le plan de la quantité de la production, mais bien du point de vue de sa qualité. Cette réforme de la PAC a été adoptée par la commission européenne le 27 octobre 2003 et devrait prendre cours en 2005. Sur le site de l’UE, le commissaire a tenu à faire part de son optimisme : « The agriculture reform has been agreed. This marks the beginning of a new era. European agricultural policy will change fundamentally. In future, our products will be more competitive, and our agricultural policy will be greener, more trade-friendly and more consumer-oriented. (...) Support will in future be conditional upon meeting clearly-defined environmental, animal welfare and food-safety standards. This will make it possible to cut payments to those who cause environmental damages or are cruel to animals. »3 (ibid).

Mais, si la perspective de cette réforme suscite l’espoir du point de vue de

l’environnement, le scepticisme est également de rigueur. Tout d’abord, le commissaire parle de produits plus compétitifs. L’éco-conditionnalité des produits est-elle bien de nature à les rendre davantage concurrentiels ? Il est probable que non. C’est pourquoi, Franz Fischler prévoit de débloquer 1,2 milliards d’euros supplémentaires en faveur du monde rural. Mais le commissaire parle également de commerce équitable et, là, il n’y a pas de doute : des investissements supplémentaires ne sont certainement pas de nature à favoriser ce commerce équitable. La multiplicité des objectifs (l’incompatibilité ?) risque de nuire beaucoup à la réforme de la PAC proposée par Fischler.

L’espoir a donc aussi ses limites. La plus importante de ces limites est évoquée par Franz Fischler lui-même : « The EU has done its homework. Now others must make a move for example our American friends who, unlike the EU, have over recent years revived their old system of support and have massively increased their trade-distorting agricultural

1 « De l’argent contre de la qualité ». 2 « La politique productiviste est terminée ». 3 « La réforme agricole a été adoptée. Ceci marque le début d’une nouvelle ère. La politique agricole européenne va changer fondamentalement. Dans le futur, nos produits seront plus compétitifs, et notre politique agricole sera plus verte, plus équitable et plus soucieuse du consommateur (...) Le support financier fera, dans le futur, l’objet de conditions clairement définies en fonction de standards environnementaux ou concernant le bien-être animal et la sécurité alimentaire. Ceci inclut qu’il sera possible de suspendre les subventions pour ceux qui causent des dommages à l’environnement ou qui sont cruels à l’encontre des animaux. » (en anglais sur www.europa.eu.int).

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subsidies. Not practising what you preach is unacceptable. »1 (ibid). La concurrence des Etats-Unis est un facteur qui ne peut donc pas être négligé. Le risque de la réforme est effectivement aussi que, si les produits européens ne sont pas compétitifs, l’UE pourrait ressortir affaiblie économiquement face aux Etats-Unis. La perspective semble tout à coup moins heureuse. Le loup comme force productive Bien que les espèces vivantes n’aient à justifier d’aucune utilité pour se voir reconnaître le droit d’exister, l’un des moyens les plus sûrs, inscrit dans le système actuel, pour rendre le loup et le reste de la nature sauvage acceptables pour les populations qui les côtoient, est de les amener à devenir économiquement profitables. Plus largement, un nouveau concept s’est répandu parmi les soucieux de la nature pragmatiques : « l’éconologie », mariage tant attendu entre deux sciences sœurs. « C’est la prise de conscience que les mesures écologiques sont souvent rentables. Résultat : plusieurs industries ont modifié leur comportement en ce sens. Une enquête menée par une banque suisse sur soixante-cinq entreprises européennes a montré un accroissement de la rentabilité proportionnel à l’intensité de leurs performances environnementales. Loin d’être diamétralement opposés, les objectifs économiques et écologiques se rejoignent donc dans bien des cas. » (REEVES, 2003, 210). Le loup et la nature peuvent avoir une valeur économique – bien qu’ils ne doivent pas y être réduits, bien entendu. Protégés efficacement, l’un et l’autre pourraient constituer de véritables forces productives, de plusieurs manières. Dans un premier temps, les régions où le loup est présent bénéficient d’un attrait touristique supplémentaire. Si, en plus, un éco-tourisme est convenablement organisé et développé dans la région, il peut générer une quantité d’emplois et une source de revenus non négligeables pour celle-ci. Plus simplement, l’image du loup et celle d’une flore verdoyante et équilibrée peuvent servir très efficacement sur les prospectus touristiques. Il s’agit sans aucun doute d’un atout touristique indéniable face à des régions qui en seraient dépourvues. « Bien sûr, le tourisme, même écologique, peut être nocif du fait du nombre. Il doit être strictement contrôlé. Mais il reste la source d’une prise de conscience bénéfique. Il peut apporter un soutien aussi bien à la nature qu’aux cultures locales et jouer un rôle pédagogique très précieux pour tous et, en particulier, pour les enfants. » (REEVES, 2003, 212). Le loup peut également attirer l’attention des dirigeants sur une région. Dans le cas du Mercantour, par exemple, le loup est le coup de projecteur qui a mis en lumière les problèmes de l’élevage de la région. La crise du pastoralisme qui n’avait jamais pu s’exprimer véritablement jusqu’alors a acquis un écho médiatique 1 « L’Union Européenne a fait son travail. Maintenant, d’autres doivent faire un geste : nos amis américains, par exemple, qui, au contraire de l’UE, ont, il y a quelques années, rétabli leur vieux système de financement et accru massivement les subventions agricoles qui dérèglent le marché. Ne pas pratiquer ce que l’on prêche est inacceptable. » (ibid).

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inespéré. Le loup pourrait ainsi également devenir le coup de pouce du destin pour redresser cette activité humaine vers une évolution saine et durable : protection des troupeaux, suivi sanitaire, diversification de la production, information de la population… Dans son plan européen, Luigi Boitani imagine trois manières de rendre le loup « économiquement profitable ». La première est l’installation d’un tourisme tout à fait spécialisé : « The goal is to bring tourists to a region where wolves exist and provide an opportunity for first hand contact with the wolf presence and its conservation problems (...) As the observation of wolves is rare, other activities linked to wolves should be available (taking plaster molds of tracks, howling during night, etc.). The tourists should be also able to bring something from the field (i.e., tracks made of plaster or sculptures made by local people). »1 (BOITANI, 2001, 40). La pratique de certains sports de type « aventure » et celle de la pêche dans les zones habitées par le loup seraient également efficacement promues par sa présence. Un deuxième apport économique efficace imaginé par Boitani est un label, voire un logo, qui pourrait être créé pour promouvoir la qualité des produits locaux. Non seulement ces produits bénéficieraient de la renommée que la région acquiert par la présence du loup, mais surtout la présence du prédateur est un gage de bonne tenue des troupeaux domestiques puisqu’elle implique un suivi rigoureux. Ce lien serait d’autant plus évident dans l’opinion si l’indemnisation des victimes était subordonnée à une protection efficace. « A wolf logo could be created to be easily identified by consumer and customer (such as label used to identify biological products). To be more effective, it should be recognised by local and even national government and controlled by a committee. »2 (ibid). Les produits contribueraient en contrepartie à faire la publicité de la région. Dernière astuce de Boitani quant à la création d’un loup économiquement profitable à sa région : le « centre du loup ». Celui-ci pourrait être à la fois un musée et un centre d’information touristique. Il pourrait être concentré sur le loup ou plutôt faire la promotion de toute la vie sauvage selon les cas, avec éventuellement des enclos contenant des animaux captifs et d’autres infrastructures. Les idées ne manquent donc pas pour assurer au loup un degré d’acceptation suffisant au sein des populations.

1 « L’objectif est d’attirer des touristes vers une région où le loup est présent et de fournir l’opportunité d’un contact direct avec lui ainsi qu’avec les problèmes de conservation qui lui sont liés. Comme observer des loups est quelque chose de rare, d’autres activités liées au loup devraient être accessibles (réaliser des moules en plâtre de leurs empreintes, hurler avec eux durant la nuit, etc.) Les touristes devraient aussi pouvoir ramener quelque chose du terrain (c’est-à-dire des moules en plâtre des empreintes ou des statuettes fabriquées par la population locale. » 2 « Un « logo loup » pourrait être créé qui serait facilement identifié par le consommateur ou le client (comme les labels utilisés pour identifier les produits biologiques). Pour être plus efficace, il pourrait être reconnu par le gouvernement local, voire national, et contrôlé par un comité. »

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Mais, est-il indispensable que le loup soit « profitable » ? On ne pourra pas s’empêcher d’y déceler le mot « profit ». C’est bien à ce régime que sont condamnés actuellement la nature et les hommes. Ca système a fait la preuve de son échec. La nature ne peut être réduite à une simple force productive. Les perspectives d’une écologie utile à l’économie sont certes intéressantes, mais ne doivent pas créer l’illusion : sauver le nature a un coût. Beaucoup imaginent malgré tout que d’autres voies sont possibles. Si l’écologie devait à nouveau être soumise à la quête du profit, le système serait relancé, plus fort encore. La critique socialiste est écologiste par essence La seule idée de tirer un profit de la nature sauvage elle-même aurait fait sursauter bon nombre de penseurs socialistes qui dénonçaient déjà cette dérive : « Avec l'apparition du capital, la nature cesse d'être reconnue comme une puissance pour soi, elle devient pur objet pour l'homme, une pure affaire d'utilité. » (BENSUSSAN et LABICA, 1999, 800). Rendre le loup et le monde sauvage « profitables » est pourtant quasiment devenu une condition sine qua non pour accepter ces derniers. L'histoire tend, sur ce point, à donner raison aux anti-capitalistes. Le système capitaliste, qui s'est étendu sans cesse depuis 1945, jusqu'à atteindre un statut mondialisé - c'est-à-dire planétaire, à l'exception de quelques rares bastions -, a précipité le monde dans deux crises, ou plutôt, les hommes dans une crise, sociale, et l'ensemble de la nature et de la vie sur Terre dans une catastrophe écologique. Son mode de production, d'une part, génère des inégalités toujours croissantes et, d'autre part, épuise les ressources en même temps qu'il pollue l'eau, la terre et l'air. L'inégalité entre les hommes et le mépris de la nature sont nés ensemble, ils sont entretenus aujourd'hui par un même système et s'avèrent l'un et l'autre meurtriers. C'est pourquoi, ces deux aspects de la critique et les deux types de lutte qu'ils engendrent, bien qu’ils aient évolué séparément, ont fini par se réunir jusqu'à devenir indissociables. Aussi, peut-on lire dans « Le dictionnaire de Marx contemporain », un article rédigé par Jean-Marie Harribey qui disserte de la nécessité de « dépasser une opposition stérile et paralysante entre une critique marxiste traditionnelle des rapports sociaux coupés des rapports de l'homme avec la nature et une critique écologiste simpliste des rapports de l'homme avec la nature sans référence aux rapports sociaux à l'intérieur desquels l'homme met en œuvre son projet de domestication de la nature. » (HARRIBEY, 2001, 184). Nature et société, inégalité et dégradation de l’environnement, doivent être traités ensemble. Rien de nouveau là-dedans : cela fait bien longtemps (depuis toujours ?) que le système capitaliste est critiqué de toutes parts et que des alternatives sont développées. En revanche, on peut penser que les préoccupations écologiques sont venues récemment se greffer à cette critique : il n'en est rien ! La nature et l'environnement ont toujours fait partie intégrante de la critique anti-capitaliste.

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Tout d'abord, le socialisme anti-capitaliste définit la nature à la fois comme « force productive » et comme milieu de vie des êtres vivants, ce qui présente comme avantage de garder un œil sur la nature lors de l'activité de production puisqu'elle est considérée d'emblée comme une condition de vie. « Dans n'importe quelle société – capitaliste on non – la nature fournit les matières premières indispensables à toutes les productions : à ce titre, elle constitue, conjointement avec la force de travail humaine, l'une des deux forces productives fondamentales. D'autre part, la nature fournit aux hommes un « environnement », un « cadre de vie » : à ce titre, elle peut être considérée comme un moyen de consommation essentiel aux individus. Or, le développement du capitalisme porte atteinte aussi bien à la force productive de la nature qu'à l'environnement. » (GOUVERNEUR, 1994, 177). Jacques Gouverneur, docteur en sciences économiques de l'université d'Oxford, considère que les atteintes du système capitaliste à la force productive qu'est la nature présentent deux aspects : l'un quantitatif et l'autre qualitatif : « D'un point de vue quantitatif, de nombreuses ressources naturelles se raréfient : raréfaction des ressources minières et énergétiques non renouvelables, déboisement accéléré et désertification de régions entières, disparition de diverses espèces animales et végétales (réduction de la biodiversité). Les dégradations qualitatives sont également bien connues : ainsi, les rejets chimiques polluent l'air, les sols et les eaux ; et la monoculture intensive épuise la fertilité des terres. » (ibid). Mais à cela doivent s'ajouter les atteintes à la nature, non plus comme force de production, mais en tant qu'environnement : « Saccage des villes par les promoteurs immobiliers, envahissement de l'espace par les routes et les voitures, pollution de l'air et des eaux, pluies acides attaquant les forêts et les monuments, amoncellement de déchets toxiques (y compris nucléaires), destruction par le chlore de la couche d'ozone qui protège contre les effets néfastes des rayons solaires, « effet de serre » conduisant à une élévation de la température moyenne de la Terre et à des perturbations climatiques majeures, etc : qu'elles soient immédiatement perceptibles ou non, voilà autant d'atteintes ou de menaces à la qualité de la vie, à la santé des individus, voire à la survie même de l'humanité. » (GOUVERNEUR, 1994, 178). L'économiste, non content d'avoir tenté d'identifier les principales atteintes du mode de production capitaliste à la nature, tâche également de mettre le doigt sur les caractéristiques de celui-ci qui sont l'origine de ces agressions. Elles sont au nombre de trois : « recherche du profit et ignorance des coûts sociaux, consommation à outrance par une minorité des habitants de la planète, pauvreté pour la plus grande partie d'entre eux. » (ibid). En effet, la pauvreté, qui est une conséquence du développement capitaliste selon Gouverneur, porte également atteinte à l'environnement parce que, n'ayant accès à aucun autre combustible, la classe pauvre est obligée de déboiser pour se nourrir et se chauffer, et, n'ayant pas accès aux terres fertiles, les paysans déboisent pour cultiver sur des terres fragiles et rapidement dégradées. Il n'en reste pas moins que les principales atteintes sont organisées par les pays riches et que la démographie galopante des pays pauvres est une conséquence de la pauvreté, elle-même conséquence de la croissance capitaliste.

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Aux sources de cet intérêt que portent les marxistes ou autres socialistes et, en somme, tous les anti-capitalistes à la nature, se trouvent de nombreuses déclarations de Karl Marx et d'autres, parfois oubliées. Marx considérait : « La nature, i.e. la nature qui n'est pas elle-même le corps humain, est le corps inorganique de l'homme. » (cité par BENSUSSAN et LABICA, 1999, 798). La nature est donc fondamentalement inscrite dans la pensée de Marx comme point de départ, comme condition de toutes choses. C'est ce que tente d'expliquer « Le dictionnaire critique du marxisme » : « L'homme est d'abord et indissolublement partie de la nature et ce métabolisme primitif se redouble dans le processus de préservation de son être : la constante relation de l'homme avec la nature n'est que la relation avec lui-même ou – ce qui est tout un – de la nature avec elle-même, de la nature qui se sépare d'elle-même. » (ibid). Ce préalable nécessaire à la réflexion marxiste est également rappelé par Jean-Marie Harribey, citant Alfred Schmidt : « Dans l'homme, la nature parvient à la conscience d'elle-même et s'unit à elle-même grâce à l'activité théorico-pratique de ce dernier. » (HARRIBEY, 2001, 185). C'est donc sur ces bases que les penseurs d'inspiration marxiste ont imaginé un autre mode de production. C'est aussi sur cette base que Harribey considère que l'écologie politique doit intégrer la critique du productivisme capitaliste : « La critique du capitalisme qu'il s'agit de mener est celle de la production qui n'a d'autre finalité que la valeur marchande pour le profit qu'elle contient, au mépris de toutes les valeurs de justice et de respect de la vie. » (HARRIBEY, 2001, 192). La menace écologique n'a pourtant pas pu échapper à la théorie économique capitaliste et celle-ci a donc tenté de s'y plier quelque peu. Pour ce faire, elle a décidé d'intégrer une considération des coûts sociaux, par l'instauration d'éco-taxes et de permis de polluer négociables. Par là, elle donne à la nature une valeur économique précise (elle la valorise ?) mais, surtout, elle la restreint à cette valeur économique. Les limites de ce système de marchandisation de la nature sont toujours les mêmes : tôt ou tard, la force productive de la nature sera totalement épuisée et, bien avant cela, l'environnement naturel des hommes et des autres êtres vivants sera détruit. Pourquoi se serait-on contenté d'une pénalité monétaire au lieu de fixer des limites au prélèvement et à la pollution des ressources naturelles si cette pénalité était en mesure de se substituer à une véritable réglementation ? Si l’éco-taxe devait mener à une limitation suffisante ou supérieure à ce qui est nécessaire, elle n’aurait aucun intérêt économique par rapport à de véritables mesures. La dérive que constitue le système « pollueur payeur » est dénoncée depuis déjà bien longtemps : « L’égoïsme « rationnel » que l’économie marchande a institutionnalisé dans les rapports entre les hommes s’étend ainsi à leurs rapports avec la nature. Le vice a créé la maladie ; pour guérir la maladie, il faudrait généraliser le vice ! Soigner un drogué en augmentant sa dose ne serait pas plus dramatiquement inadéquat (...) Dire que les industriels vont payer la pollution qu’ils provoquent n’est-ce pas oublier qu’ils vont répercuter la charge sur les consommateurs ou les salariés en sorte qu’on ne saurait a priori affirmer qui va supporter le coût de la dépollution ; en général, tout système d’évaluation monétaire, s’il ne s’accompagne pas d’une redistribution fiscale de

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la charge et d’un arbitrage des conflits, se fera au bénéfice des seuls riches. » (ATTALI et GUILLAUME, 1974, 185). La nature n'a pas de valeur économique intrinsèque. Harribey rappelle que de nombreux économistes ont tâché de démontrer que cette assertion était un pur non sens : « Si la lumière du soleil, l'air et l'eau purs, ou toute autre ressource conditionnent la vie, et si l'on part de l'idée que ces éléments auraient une valeur économique intrinsèque, alors celle-ci ne pourrait être qu'infinie. Or, une valeur économique ou un prix infini pour des biens ou services disponibles sont des non-sens. Une telle erreur logique est possible parce que la vieille distinction aristotélicienne entre valeur d'usage et valeur d'échange est rejetée par les économistes néo-classiques qui assimilent les deux notions, sans voir que la valeur d'usage est une condition nécessaire de la valeur d'échange, mais que la réciproque n'est pas vraie. » (HARRIBEY, 2001, 193). Pour rappel : même les premiers théoriciens de l'économie politique qui ont largement inspiré le monde capitaliste insistaient sur le fait que toute richesse n'est pas valeur. C'est le cas de Smith et de Ricardo, notamment. Ce que prônent, en conséquence, les défenseurs du principe « Toute richesse n'est pas valeur » est l'instauration, non pas d'un prix du droit de polluer, mais d'une norme de pollution qui ne pourrait être dépassée et serait définie par la société. D'un point de vue plus global, ce principe découle du type d'approche socio-économique qui réunit l'écologie politique et d'autres politiques anti-capitalistes, dont la théorie matérialiste de Marx : le holisme, par opposition à l'individualisme méthodologique contenu dans la théorie capitaliste. On peut imaginer dès lors que le socialisme refuse l'individualisme parce que les hommes doivent se considérer comme partie d'un tout, d'un ensemble d'hommes habitant la planète à un moment donné, tandis que l'écologie politique refuse l'individualisme car celui-ci empêcherait de prendre en compte les générations futures. En vérité, on devine logiquement que les préoccupations des uns vont de pair avec celles des autres, parce que les premières légitiment les secondes et les secondes sont le prolongement des premières. Les approches sociale et écologique apparaissent donc finalement comme indissociables. Elles se renforcent mutuellement et il se pourrait bien que la première, relativement ancienne, ait permis l'émergence de la seconde : « L'écologie politique ne naît pas du néant et elle hérite de près de deux siècles de luttes sociales contre l'exploitation et l'aliénation. » (HARRIBEY, 2001, 196). Harribey considère que l'écologie s'inscrit dans la continuité de la lutte ouvrière sur deux plans : celui de la revendication de justice sociale et celui de la contestation de la rationalité économique capitaliste. Aujourd’hui, Jean-Marie Harribey est conseiller scientifique pour l’organisation altermondialiste « Attac ». Un autre élément permettrait de penser que l’essor du socialisme serait plutôt la conséquence de nécessités écologiques. En effet, Jacques Attali et Marc Guillaume estiment que la prise en compte des coûts externes écologiques de

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l’économie (soit, la pollution) entraînerait un tel manque de rentabilité que la croissance serait nulle dans un grand nombre de secteurs. L’état stationnaire de l’économie étant, selon eux, parfaitement incompatible avec le système capitaliste, la socialisation devient inéluctable. Les auteurs imaginent donc que l’arrêt de la croissance n’est pas une exigence à avoir d’emblée mais plutôt une conséquence des exigences nécessaires à l’environnement : « La socialisation des moyens est alors la seule solution, au moins pour ces secteurs (de plus en plus nombreux) où les profits seront rendus décroissants par l’internalisation1. Le raisonnement néo-classique devrait donc lui-même conduire les économistes libéraux à accepter le socialisme comme inéluctable ! » (ATTALI et GUILLAUME, 1974, 192). Voilà qui expliquerait l’extraordinaire réticence des grandes puissances économiques à prendre en compte les coûts écologiques de la croissance. Il est tout de même fort difficile de vérifier l’hypothèse selon laquelle ces coûts seraient supérieurs aux profits engendrés par l’activité de production. Enfin, écologie et socialisme se heurtent à une même difficulté majeure : « Quelles forces sociales sont susceptibles de porter un projet majoritaire démocratique de transformation de la société pour aller dans le sens d'une meilleure justice vis-à-vis des classes les plus démunies et des générations à venir ? » (HARRIBEY, 2001, 197). En effet, malheureusement pour les écologistes, les générations à venir ne sont pas là pour faire entendre leur voix, et, au grand dam des socialistes, les classes démunies ont encore trop peu d'influence pour infléchir efficacement le système en place, quand bien même la contestation y serait largement majoritaire (cfr supra). On le voit, écologie et socialisme sont intimement liés. Dès l'origine, elles rappellent le lien qui unit inextricablement l'homme à la nature. L'une et l'autre souffrent du mépris que l'homme affiche vis-à-vis de la nature, soit face à lui-même. Elles se heurtent aux mêmes difficultés : un manque flagrant de démocratie réelle. L'une et l'autre connaissent, malgré tout, un sursaut depuis que le système capitaliste s'est mondialisé. Leur union scelle la volonté d’un retour à l'unité de l'homme et de la nature, cristallisée dans les revendications altermondialistes. Ces dernières espèrent opposer à une économie mondialisée, une politique et une justice de la même ampleur. En somme, elles voudraient, au minimum, comme l'écologie politique, comme le socialisme, imposer cette condition à l'économie : respecter d'abord ce qui n'a pas de valeur, l'homme, la Terre, la vie.

L’essor du combat anti-capitaliste

La lutte que beaucoup ont mené contre le système capitaliste depuis ses débuts et jusqu’à nos jours a désormais pleinement intégré les préoccupations écologiques. Comme le rappelle l’une de ses figures emblématiques, Daniel 1 L’internalisation est la prise en compte par l’activité de production de facteurs encore considérés comme économiquement externes, tels les dégâts environnementaux qui ne s’accompagnent actuellement d’aucun frais et ne sont donc, le plus souvent, pas considérés lors de choix éventuels.

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Bensaïd, dans « Le nouvel Internationalisme », le problème écologique s’affiche de plus en plus comme un point névralgique des revendications ou, tout au moins, a pris le statut d’une préoccupation à part entière parmi les vieux thèmes qui mobilisaient jusqu’alors les contestataires : « Les rapports de domination économique, militaire, scientifique et technique s’accompagnent désormais d’un impérialisme sans complexes, accaparant l’exploitation de l’eau et le traitement des déchets, utilisant les pays étranglés par la dette comme décharges publiques, envisageant d’instituer un marché des droits à polluer pour perpétuer la fracture énergétique entre les pays riches et les pays pauvres. » (BENSAÏD, 2003, 37). Mais la menace écologique ne se limite pas aux pays pauvres. Le péril qui accompagne la foule des problèmes écologiques ne cesse de croître, de même que les connaissances scientifiques quant à ce péril, et ce sont sans doute là les raisons pour lesquelles la mobilisation se fait de plus en plus massive et pressante tant aux niveaux national ou régional qu’au niveau mondial. Dès lors, on peut imaginer que les courants critiques vis-à-vis du capitalisme hégémonique, réunis aujourd’hui pour la plupart sous l’appellation « altermondialistes », vont continuer de voir leurs rangs gonfler par l’arrivée de nouvelles consciences citoyennes préoccupées par le sort de la Terre, de la nature et de l’homme. De sorte que, finalement, ce pourrait être la crise environnementale qui porterait à la conscience collective les travers du système capitaliste et qui mobiliserait le plus sûrement les « citoyens du monde » vers la revendication d’une alternative juste, saine et durable. Car, c’est certain, la crise écologique ne cessera pas tant qu’elle n’aura pas reçu l’attention des grands décideurs et fait l’objet de véritables solutions. Pour recevoir l’attention du monde politique, la crise écologique a besoin, avant tout, de faire l’objet d’un véritable intérêt au sein de la population. Malheureusement, il est peu probable, dans un premier temps, que les médias puissent se faire le véhicule et le propagateur de cette prise de conscience écologiste. Tant que ceux-ci seront aux mains des intérêts privés, ils devront se rendre à l’idéologie des annonceurs qu’ils se disputent. Il est aisé de comprendre qu’une critique sociale ou écologique des entreprises ou de leurs produits ne se prête pas à cette concurrence. Le secteur automobile, dont les publicités foisonnent, ne ferait pas bonne figure face à une dénonciation en règles de la nocivité des voitures. De même, les médias rechignent à parler de nouveaux moteurs, moins fragiles et plus propres, afin de ne pas effaroucher les publicitaires. Ce phénomène ne concerne pas uniquement l’automobile. Le problème : plus que la guerre des lecteurs, les médias se font la guerre des annonceurs. Pour le profit, souvent, et pour survivre, parfois. La privatisation de l’information apparaît comme la première ligne éditoriale de chaque journal : tous capitalistes. La solution devrait aussi pouvoir venir de l’enseignement car ce qui frappe le plus sur la question de l’environnement, ce n’est pas seulement l’ignorance de l’opinion publique, mais aussi et surtout son désintérêt. Bien peu ont un tant soit peu conscience de la gravité et de l’urgence de la situation. L’opinion publique fait

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preuve d’une extraordinaire passivité. Cette responsabilité, comment ne pas l’imputer à l’éducation qui ne fait pas grand place dans ses programmes à cette science de synthèse bien d’actualité qu’est l’écologie ? Elle en est, en partie, responsable, elle qui ne subit, théoriquement, pas de pressions semblables à celles qui détruisent les médias. Bien rares sont les cours consacrés aux catastrophes écologiques engendrées par l’activité humaine qui, elle, continue d'être largement enseignée selon les mêmes pratiques. Sans doute est-ce la raison pour laquelle très peu de politiciens considèrent l’écologie comme un thème de campagne suffisamment porteur ! Sans doute est-ce la raison pour laquelle les gens ne manifestent que très peu un désaccord ! Bien plus, aujourd’hui, dans la région de Profondeville, les gens en arrivent même à s’unir contre l’installation d’éoliennes dans leur région. Connaissent-ils véritablement tous les enjeux lorsqu’ils s’insurgent contre une violation de leur paysage champêtre par une poignée de moulins à vent modernisés ? L’insurrection contre les éoliennes contredit l’idée d’une passivité de l’opinion, mais confirme, en revanche, celle d’un large déficit d’information. Il s’agit là tout bonnement des célèbres « Nimby » et « Nimto ». Ces deux fidèles compagnons de la lutte anti-écologiste sont de loin les plus redoutables adversaires de toute réforme. En vérité, les deux disent « oui » à l’écologie, mais « Nimby », le citoyen, précise « Not in my backyard », soit « pas dans mon jardin » et « Nimto », le politicien, insiste « Not in my term of office », c’est-à-dire « Pas pendant mon mandat ». Pour combattre ces deux mécanismes très spontanés de l’opinion publique, une seule voie : l’information et l’éducation. En attendant, les militants devront encore se heurter à la passivité et aux réticences bien entretenues des populations.

Enfin, difficile de résister à comparer les populations désengagées, sages et passives à des moutons disciplinés et difficile de ne pas voir à travers ceux qui veulent faire bouger les choses, rétablir l’égalité entre les hommes, résister, y croire et protester jusqu’à un retour à l’équilibre, l’image intrépide et incorruptible du loup.

Car, finalement, ce qui fait vraiment peur dans le contexte actuel du conflit

entre homme et loup, c’est que l’on hait les loups autant que l’on aime les moutons. Les animaux bêlants, dociles et grégaires, qui paissent, paisibles, doivent être protégés, maintenus en sécurité totale. En revanche, l’animal libre et sauvage, qui dérange l’économie et le confort, quand bien même il pourrait ramener un peu d’équilibre, de justice et de santé à notre univers, est discrédité, accusé d’être dangereux et menacé ; un combat politique de mauvaise foi, servant des intérêts particuliers et primaires, est mené contre lui, afin que chacun en vienne à le détester et, finalement, qu’il soit autorisé ou toléré de l’abattre.

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L’homme : ni loup ni mouton

« La science a fait de nous des dieux, avant même que nous soyons des hommes. »

Jean Rostand1

Parce que l’économie et l’écologie ont une même origine et poursuivent un même but, à des niveaux différents, et parce que le système politique actuel tend à les monter l’une contre l’autre, imaginer un mode de société qui jette des ponts entre elles deux n’est ni utopique ni facultatif. La menace que font peser les multiples dégradations de l’environnement sur la vie de tous souligne l’urgence et la gravité de la situation. L’incertitude des prévisions quant à l’étendue des dégâts et leur promptitude à survenir, si des mesures (bien au-delà des objectifs de Kyoto) ne sont pas prises, ne doit pas freiner la volonté de changer les choses ; si les fourchettes sont larges, elles vont tout de même du « très grave » au « tragique » et s’inscrivent dans la première moitié du XXIème siècle. Il s’agit donc bien d’un court terme, même si celui-ci peut encore dépasser, en apparence, le mandat des politiciens en place.

Dans un langage imagé, on pourrait considérer que l’homme est un loup pour l’homme. Mais cela ne suffit pas : à chaque problème, une cause. Actuellement, les théories économiques dominantes, dont l’influence sur le pouvoir est grandissante, ignorent radicalement la nature. Dans leurs fondements, ces théories recèlent des erreurs qui ont porté les sociétés occidentales dans cette voie. Les remettre en cause ne relève pas de l’idéologie, mais bien d’une authentique nécessité. Cette remise en cause est d’autant plus nécessaire que, à mesure que l’économie est critiquée, celle-ci tente de s’extraire du système démocratique, par l’exercice d’une ingérence auprès du pouvoir politique toujours croissante au rythme de la mondialisation économique.

La production de biens de consommation, agricole ou industrielle, doit

impérativement être revue significativement pour limiter le prélèvement actuel des ressources et le rejet des déchets. Mais faut-il, pour limiter les dégradations, produire moins ? Beaucoup le pensent aujourd’hui. D’autres imaginent que des conditions de qualité y suffiraient. D’autres encore, les plus nombreux, ne s’en soucient toujours pas.

1 cité par HULOT, 2004, 94.

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Le cas du loup au Mercantour exprime ce malaise avec éloquence. Afin de produire en très grande quantité, le modèle productiviste, qui est actuellement celui de l’élevage en Europe, ne peut tolérer le moindre surplus de travail ou la moindre condition restrictive, même s’il s’agit d’une protection et d’un soin nécessaires à apporter tant aux troupeaux qu’à l’environnement. La concurrence mondialisée (celle de la Nouvelle-Zélande ou de l’Argentine en ce qui concerne le mouton) ne se prête pas à un relâchement de la production, ni à un soin renouvelé pour sa qualité. Ni les raisons sanitaires, ni la préservation de l’environnement, ni le souci d’un minimum de bien-être animal, n’avaient suffi jusqu’alors à amener les éleveurs français du Mercantour à assurer complètement la garde de leurs troupeaux sur les alpages. Mais lorsque le loup est de retour, cette garde devient indispensable. C’est donc le loup que l’on veut abattre légalement et, à défaut, que l’on abat dans une illégalité relativement tolérée. La nature ne fait pas le poids face au modèle productiviste, pas plus que le loup face à l’économie de marché.

Le phénomène n’est pas neuf. Comme pour beaucoup de travers humains,

une tendance voudrait qu’il en ait toujours été ainsi. Tel n’est pas le cas. De même que beaucoup croient que les guerres sont inhérentes à l’âme humaine, la même fatalité présiderait aux rapports de l’homme à l’économie et, bien entendu, dans le conflit entre nature et économie. Rien de tout cela ne se vérifie. Bien plus, les apparitions successives de ces phénomènes ont quelque peu coïncidé. Domestication de la nature, soumission à l’économie, pouvoir, inégalités et guerres ont émergé progressivement dans l’histoire de l’homme, à des intervalles si proches que l’on ne saurait dire si leurs naissances sont conjointes ou consécutives. Il en ressort essentiellement que la cupidité, la cruauté entre les hommes et vis-à-vis des animaux, ainsi qu’une éventuelle propension à la guerre, ne sont pas imputables à une prétendue « nature humaine ». On peut donc imaginer qu’un autre homme est possible, et même davantage : un autre homme existe.

Le lent processus de la sédentarisation, peut-être trop rapide pour l’homme –

l’adaptation n’a pas toujours pu s’organiser en douceur ou en pleine connaissance de cause – , a été émaillé de ces nouveaux éléments. Au départ de celui-ci : peut-être bien le loup. En effet, en tant que tout premier animal domestiqué, longtemps avant les autres, lorsque homme et loup chassaient ensemble, le loup pourrait bien être celui qui, bien involontairement, a suggéré à l’homme l’idée de domestiquer les animaux et de soumettre la nature. Depuis, entre bienfaits et dérives, l’agriculture et l’économie (issue du stockage du produit agricole) ont entraîné une foule de bouleversements. Retrouver l’origine de certains maux doit permettre d’y remédier mieux. Entre autres : beaucoup d’auteurs imaginent que la cruauté ou l’asservissement entre les hommes trouve son origine dans la cruauté et la soumission parfois imposées aux animaux.

Il est des raisons d’espérer, non seulement parce que le passé montre que

l’homme est bel et bien séparable des travers qui sont actuellement les siens mais

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aussi parce que le futur est actuellement pris en mains par un nombre croissant de personnes volontaires (utopistes ?) qui sont bien conscientes des problèmes environnementaux. Il s’agit bien sûr, principalement, de représentants des différents courants altermondialistes. Mais pas seulement : à court terme, des solutions plus pragmatiques et réalistes, c’est-à-dire inscrites dans le système actuel, sont notamment proposées à l’Union Européenne. Le commissaire européen, Franz Fisschler, espère réformer efficacement la politique agricole commune (PAC) tandis que Luigi Boitani tâche de porter au niveau européen le succès de la protection du loup qu’il a gagné en Italie. Plus globalement, l’idée de rendre la nature profitable économiquement gagne du terrain en même temps que celle de rendre l’économie soutenable écologiquement. Les deux voies valent la peine d’être exploitées, mais les mesures écologiques devraient être privilégiées car, si le concept d’une nature profitable économiquement est intéressant, y soumettre nos environnements est dangereux. Remettre la nature entre les mains de l’économie est un travers qui a déjà fait valoir ses dégâts.

Un autre type de solution, d’une portée planétaire celle-là, envisage de

réunir les nouvelles revendications socialistes, rassemblées en majeure partie dans les courants altermondialistes, et les préoccupations émergentes pour l’environnement. La lutte sociale, qui s’est internationalisée avec les forums sociaux et la mondialisation de l’information, a déjà été rejointe par les militants écologistes, dont l’aide s’est déjà bien souvent avérée précieuse. Ce mariage n’est pas contre nature. À la limite, il s’agit d’une vieille alliance oubliée. Les modèles socialistes, tels qu’ils ont été pensés à l’origine (soit anticapitalistes), semblent avoir été imaginés dans le souci de la nature. Ceci s’affiche clairement dans les fondements de l’approche socialiste.

Aujourd’hui, l’écologie politique pourrait même servir à l’essor du combat

anticapitaliste. À mesure que les dégradations de l’environnement se vérifient, le soutien à la cause écologique gagne de l’ampleur et les citoyens se font de plus en plus conscients des nécessités écologiques. Malheureusement, cette prise de conscience reste fort limitée. L’étrange passivité de l’opinion publique face à un problème qui menace la vie de tous ne trouve son explication que dans le déficit d’information et, surtout, le manque d’éducation à l’écologie. Une intégration dans les programmes scolaires de cette information, avec un bon relais dans les médias – actuellement rendus à l’idéologie des annonceurs -, est la seule voie démocratique possible. Mais il faudra surtout que chacun se sente impliqué et responsable.

En effet, les revendications doivent venir du peuple lui-même, qui aura pris

conscience de la crise actuelle via, dans un premier temps, une information alternative (Internet, organisations non gouvernementales…), car elle ne peut actuellement compter sur les médias ou le pouvoir politique. L’un et l’autre sont trop influencés par le monde économique. La sphère politique sera vraisemblablement la dernière à changer. Ce sont donc les médias qu’il faudrait, en

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premier, révolutionner. Tant que l’information sera entre les mains du secteur privé, les informateurs seront soumis à la loi du marché et à l’humeur des annonceurs ; toute remise en cause écologique ou sociale sera difficile et limitée, voire impossible. À quand une rubrique quotidienne consacrée à l’écologie ? Il n’est pas abusif de la réclamer dans la mesure où l’écologie est un thème de société à part entière et bien d’actualité puisque la gravité de la crise l’a conduite à devenir le problème numéro un des années à venir. Pour révolutionner les médias, il faudrait d’abord en convaincre le monde politique. Mais pour convaincre le monde politique, il faudrait d’abord révolutionner les consciences, chose que l’opinion publique a coutume d’attendre des médias. Ainsi, la population citoyenne est laissée seule face à elle-même. Pour qu’une majorité se dessine et que puisse être déployée « l’arme absolue » - la démocratie -, il faudra s’en remettre à l’esprit critique de chacun, à la capacité de mobilisation des masses et aux revendications alternatives. Révolutionner n’implique pas, en démocratie, de mener une révolution. À l’heure du « surf politique », c’est-à-dire l’heure où les politiciens reposent leurs projets sur les souhaits momentanés de l’opinion publique, la solution la plus sûre et la plus durable est de s’élever en une véritable vague que les surfeurs au pouvoir ne pourront ignorer.

Le pire n’est pas que l’homme puisse être un loup pour l’homme. Au sens

imagé, il l’est incontestablement par le mal qu’il se fait au travers de son désintérêt de la nature. Non, le plus grave, c’est sans doute que les hommes se fassent moutons, oisifs, au gré de quelques meneurs. Ces meneurs ne peuvent être laissés seuls aux commandes, auquel cas ce serait la démocratie qui serait en péril. Par la faute de tous, finalement, l’homme est bel et bien un loup pour l’homme quand les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général. Ceux qui dirigent, ni loups, ni requins, sont pourtant bien des hommes.

Il est étrange que, dans la majorité des États européens, un seul parti ait un

véritable projet pour l’environnement. C’est d’ailleurs cette réticence des partis dominants face à ce qui est un thème de société à part entière qui témoigne le mieux de l’incompatibilité entre les systèmes qu’ils prônent ou défendent et une protection véritable de la nature. Les citoyens électeurs doivent actuellement se rendre à un choix restrictif, un dilemme, qui n’est pas loin d’un « tout à l’écologie » contre un « pas d’écologie du tout ». Pourtant, le choix, l’homme ne l’a pas. L’environnement n’est pas un choix de vie ; c’en est une condition.

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Table des matières

Remerciements………………………………………………………... 3 Résumés en français, néerlandais et anglais………………………………. 4

Avertissement au lecteur……………………………………………….. 6 Grandeur nature…………………………………………………… 8

Introduction : du loup à l’homme…………………………… ….. 9 Quand on parle du loup…

Crier au loup, crier l’urgence……………………………… 12

Le pouvoir de faire la pluie acide et la sécheresse……… 13 La « main invisible » et la patte du loup…………….….. 14 Automutilation et inquiétudes de l’homme……………. 16

Quand on parle de l’économie…

La « maison » ou le réconfort d’un retour au signifiant…. 20

Le conflit des deux maisons…………………………... 21 L’économie de marché ou les travers économistes……. 23 À la source de bien des erreurs………………………... 24 L’application réelle des théories libérales……………… 27 La décroissance au secours de la nature………………. 29

Le loup comme force contre-productive La peur du loup naît de l’économie……………………… 34

Le loup, meilleur ami de l’homme……………………. 35 Moyen Âge et génocide chrétien : tombeaux du loup… 37 Les destins liés de l’Indien et de « frère loup »………… 38 Du Gévaudan à la strychnine…………………………. 39

88

Descartes porte l’estocade…………………………….. 40 Les affres de la sélection artificielle…………………… 41

Le retour du loup en Europe : une situation ambiguë…... 43 Pourquoi le droit ne suffit pas………………………… 44 Le loup, l’élevage et le mal-être de l’arc alpin français…. 46 Les responsabilités de la PAC………………………… 49 L’insoutenable concurrence mondialisée……………… 50

À la source du conflit Avec la haine du loup, le pouvoir, l’inégalité, la guerre…. 52 Dominer la nature, dominer l’homme………………… 54 La naissance du pouvoir ou le pouvoir de l’inégalité…... 55 La découverte de la guerre……………………………. 57 Les causes éthologiques du conflit……………………. 59

Des solutions existent Solutions mondialistes à un problème mondial………….. 61

Les solutions européennes……………………………. 62 Le loup comme force productive…………………….... 64 La critique socialiste est écologiste par essence………... 66 L’essor du combat anticapitaliste……………………… 70 L’homme : ni loup, ni mouton…………………………………… 73 Bibliographie…………………………………………………………. 77 Sources Web………………………………………………. 85

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Grandeur nature

Crise de la biodiversité, bouleversements climatiques, catastrophes sanitaires, pollution des terres, de l’air et des eaux. L’homme subit de plus en plus gravement les conséquences des coups qu’il inflige à l’environnement. En même temps, il ne cesse d’augmenter, en quantité et en gravité les dégradations inhérentes à son activité. Les mécanismes par lesquels il en est arrivé là sont complexes. L’exemple du loup, de retour en Europe occidentale depuis la fin du XXe siècle, permet de mettre en lumière ce déni de la nature au nom du souci économique. Ainsi, on peut entendre par « loup » le représentant de la vie sauvage et des écosystèmes du Nord. C’est dans le modèle économique qu’il faut rechercher les raisons de cette situation. De même, les principes qui président à l’élimination du loup ne sont autres que ceux dictés par la quête incessante du profit. Économie et écologie sonnent comme deux sciences sœurs. Elles n’ont pourtant toujours pas pu être conciliées. Les fondements mêmes du modèle capitaliste, dominant à travers le monde, s’avèrent incompatibles avec un souci efficace de l’environnement. Les revendications socialistes, liées à la nature, s’unissent aujourd’hui à la cause écologique au sein des mouvements altermondialistes. Mais il est temps, aujourd’hui, que tout le monde se préoccupe d’environnement, via l’éducation, l’information et l’engagement citoyen. L’union des hommes sera indispensable pour la survie de tous, vers un monde « grandeur nature ».