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ESSEC Institut d’Etudes Politiques de Paris Problématiques Asiatiques Siboni Jonathan Jean-Marie Bouissou 1 Jonathan Siboni ([email protected] ) ESSEC / Institut d’Etudes Politiques de Paris Le luxe en Asie hier, aujourd’hui, demain ~ Le secteur du luxe au Japon et son évolution, en relation avec les changements de mentalités collectives ~ La Chine, nouveau Japon du luxe ? Problématiques Asiatiques, CERI Sciences Po sous la direction de Jean-Marie Bouissou

Le luxe au Japon - Le luxe en Asie hier, aujourd'hui, demain

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Par J Siboni, étudiant ESSEC - Institut d'Etudes Politiques de Paris.

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Jonathan Siboni ([email protected]) ESSEC / Institut d’Etudes Politiques de Paris

Le luxe en Asie hier, aujourd’hui, demain

~ Le secteur du luxe au Japon et son évolution, en relation avec les changements de mentalités collectives ~ La Chine, nouveau Japon du luxe ?

Problématiques Asiatiques, CERI Sciences Po sous la direction de Jean-Marie Bouissou

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一 Le Japon, Eldorado du luxe

A. La réussite spectaculaire du luxe au Japon…

1. Le Japon, paradis du luxe 5 2. Les débuts du secteur du luxe au Japon 5 3. La folie des licences 6 4. De la bulle… 6 5. … à la crise 6

B. … Doit beaucoup à des traits culturels spécifiques

1. la permanence du groupe et le besoin de reconnaissance qui en découle 7 2. Une volonté d’Occidentalisation 8 3. Une forte culture consumériste… 9 4. … renforcée par la tradition du cadeau 10 5. L’importance attachée à la qualité des produits et du service 10 6. Une vaste tranche de la population ayant un haut niveau de revenu 11

二 Le luxe face à la crise du Japon, de la passion à la raison

A. Une crise protéiforme qui a engendré de profonds changements de mentalité…

1. De la déliquescence du groupe… 12 2. … à l’éclosion de l’individu en quête d’identité 13 3. Une recherche de fuite face au stress 14 4. Moins de paraître, plus d’être 15 5. Une Femme de plus en plus autonome 16

B. … amenant à une profonde évolution du secteur du luxe

1. Une évolution quantitative 18 2. Des produits de luxe à meilleur prix… 18 3. … voire contrefaits 19 4. Un recentrage des consommateurs sur quelques marques phares 20 5. Des depato (grands magasins) aux boutiques en propre… 21 6. … et le chant du cygne des licences… 22 7. … pour créer un véritable univers de marque cohérent et mieux s’ancrer dans l’espace mental de consommateurs de plus en plus exigeants 23

8. L’importance des phénomènes de mode 24

Postface : La Chine, nouveau Japon du luxe ? 28

Bibliographie 40 Annexes 44

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Le secteur du luxe au Japon et son évolution, en relation avec les changements de mentalités collectives

“Across the luxury brand horizon, the Japanese market is looking less like the El Dorado it’s been since the mid-1990’s and a lot more like Waterloo” Newsweek 10/02/2003

« Le luxe est un besoin des grands Etats et des grandes civilisations. Cependant il y a des heures où il ne faut pas que le peuple le voit »

Victor Hugo, Choses vues

En 1977 Kyojiro Hata conseillait à Henri-Louis Vuitton de s’implanter au Japon. Moins de 30 ans plus tard il est à la tête d’un Empire du luxe constitué de 49 magasins, employant 4.000 personnes et faisant un chiffre d’affaire de 130 milliards de Yen (avec au passage une croissance de 400% sur les 10 dernières années), ce qui représente près du tiers du chiffre d’affaires mondial de Louis Vuitton. Mais qu’est ce que le luxe au juste ? Sa définition paraît être aussi floue que les nuages des rêves qu’il est censé générer. Etymologiquement, si le luxe vient du latin luxus : abondance, raffinement, on le fait souvent varier du lux, la lumière, donc le rayonnement, l’élégance, à la luxuria, c'est-à-dire l’excès. Comme le résume bien Jean Castarède, « le luxe a perpétuellement balancé entre ces deux pôles du paraître et de l’être ». Le luxe peut en effet être considéré comme porteur d’une essence, d’un être, ou simplement représentation d’un avoir, d’un paraître, d’un superflu… qui en fin de compte n’est peut être cette « chose très nécessaire » que pour Voltaire.

Jean Castarède propose ainsi une définition : « Est luxueux tout ce qui n’est pas

indispensable mais délectable s’il est sensible à la grâce », mais on ausculte alors quelque chose d’essentiel : le luxe doit aussi raconter une histoire. Cela suppose que l’histoire soit intéressante – d’où l’importance de la qualité et de l’univers de la marque à travers ses valeurs et ses codes – mais aussi qu’elle intéresse, qu’elle corresponde aux attentes du client. Un client qui a en effet des attentes particulières : il faut répondre à ses désirs et non à ses besoins et agir autant sur le mental que le matériel. Alors plutôt que de chercher à fixer des mots sur une réalité qui par essence vise à dépasser le palpable, on peut dire que le luxe possède un certain nombre de caractéristiques, comme l’offrande, l’identité, la rareté, et se cristallise dans des objets correspondant à une démarche personnalisée, techniquement parfait et esthétiquement beau. Au pays qui a la tradition du cadeau, l’obsession de la qualité et la folie de la mode, le luxe ne peut ainsi qu’être roi…

Et il l’est. Globalement le luxe représente aujourd’hui au Japon près de 1300 milliards

de Yen, soit 18% des ventes d’article dans le monde, à quoi viennent s’ajouter les achats faits à l’étranger par les touristes japonais. Le Japon est en crise depuis 15 ans ? Tous les économistes s’empressent de rajouter : « sauf pour les produits de luxe ». Richard Colasse, PDG de Chanel Japon, va même plus loin : « La crise ? Quelle crise ? C’est paradoxalement pendant la décennie de récession des années 1990 que le luxe a explosé au Japon ».

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Pourtant, si le succès du luxe au Japon n’est plus à démontrer, il pourrait aujourd’hui

être remis en question. « Le boom du luxe au Japon, c’est passé » constate crûment Mineaki Saito, président d’Hermès Japon. L’institut Yano note ainsi un recul des ventes de près d’un tiers depuis 1997 et Louis Vuitton a pour la première fois de son histoire japonaise enregistré en 2004 une croissance de ses ventes à un chiffre seulement. Alors qu’est ce qui a changé au Japon ? Est-on en train d’assister au chant du signe de cet amour de luxe des Japonais, tellement passionnel qu’il transcendait l’économie ? Mais alors comment expliquer que les plus grandes marques de luxe ouvrent leurs plus grands magasins au monde aujourd’hui encore au cœur de Tokyo, dans la lignée d’Hermès en 2001, Louis Vuitton en 2002, Prada en 2003 ou Chanel en 2004, avec sa plus grande boutique au monde pour la bagatelle de 240 millions de dollars ? Le luxe au Japon, comme ailleurs, aime jouer avec les paradoxes.

Ainsi si le succès du luxe au Japon n’est plus à démontrer, il est tout du moins à

analyser, pour mieux comprendre quels sont les facteurs socio-économiques spécifiques qui lui sont sous-jacents, et ainsi être mieux à même d’appréhender son évolution. Attention toutefois, et les Japonais le savent bien, Tokoro kawareba, shina kawaru (autre pays, autres mœurs). La gageure consiste à analyser en profondeur les facteurs culturels et sociaux qui ont permis au luxe de s’épanouir au Japon, sans regarder ce succès à travers un prisme de compréhension occidental, qui nous renverrait une image biaisée. En un mot quels sont les facteurs spécifiques au Japon qui y ont permis le succès du luxe ? Et en quoi la crise qu’il traverse depuis une quinzaine d’année a changé ces paradigmes et ainsi remis en question le succès du luxe qui reposait sur eux ?

Le luxe a donc certes connu une réussite spectaculaire au Japon (I/A), au point qu’on ait

pu y voir l’Eldorado du luxe. Puis avec la baisse des ventes on a vu l’Eldorado se mettre à ressembler à Waterloo selon Newsweek, et comme le dit si bien Marc Bloch, « c’est le passé qui éclaire l’étrangeté du présent ». Chercher à comprendre les changements qu’a connus le secteur du luxe au Japon nous oblige ainsi à nous interroger dans un premier temps sur les facteurs spécifiques au Japon qui ont pu contribuer au succès du luxe (I/B). Puis nous nous intéresserons à leur évolution au travers des changements de mentalité collective qu’a connus le Japon à la lumière de la crise et des implications qu’ils ont pu avoir sur les achats de luxe (II/A). Avant de voir enfin comment le secteur du luxe a évolué en fonction de ces changements (II/B).

« Le luxe au Japon ? C’est un mystère pour tout le monde », répond Yves Carcelle, président de Louis Vuitton. Un mystère que nous allons maintenant chercher à élucider…

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一 Le Japon, Eldorado du luxe

A. La réussite spectaculaire du luxe au Japon…

1. Le Japon, paradis du luxe

Le marché du luxe au Japon représente 18% des ventes mondiales, avec près de 1300 milliards de Yen. Le Japon absorbe à lui seul 20% des ventes mondiales de Gucci et d’Armani, 29% pour Hermès et Chanel, qui s’est même fait le luxe d’y doubler son chiffre d’affaires sur les trois dernières années.

La palme d’or revenant à Louis Vuitton, véritable institution nationale, qui réalise au Japon 34% de ses ventes mondiales (50% si l’on ajoute les ventes à des clients japonais lors de déplacements à l’étranger), et représente à lui seul 29% des ventes de luxe au Japon. Aujourd’hui un habitant sur 6 possède au moins un article estampillé Louis Vuitton, et la proportion monte même à 94,3 % si on se restreint aux jeunes femmes Tokyoïtes âgées de 20 à 30 ans (Saison Research Institute).

2. Les débuts du secteur du luxe au Japon

On a constaté une véritable explosion du luxe au Japon pendant les années 1990, mais la flamme avait été allumée bien avant. La fin des années 1970 et les années 1980 ont ainsi été celles du début du secteur du luxe au Japon. Le marché japonais commençait à s’ouvrir sur l’extérieur depuis le milieu des années 1970, mais la législation japonaise était encore assez stricte, et il était difficile pour les maisons de luxe de s’y implanter sans l’aide d’un intermédiaire japonais. La participation au capital était en effet limitée dans un premier temps à 50%, mais il était surtout interdit d’exploiter plus de 10 points de vente. Ainsi Gucci décidait de signer un contrat d’agence avec un détaillant spécialisé, alors qu’Hermès décidait de se faire représenter par une chaîne de grands magasins ou encore que Loewe réalisait un joint-venture avec un grossiste fournissant les grands magasins. Louis Vuitton décidait lui d’une stratégie différente et novatrice, séparant les contrats de distribution et les contrats de gestion. Ces contrats imposaient aux grands magasins toute une série de clauses restrictives visant à encadrer la vente, telles que le choix de l’endroit de la boutique, le dessin du matériel nécessaire à la vente et de l’uniforme des vendeurs, l’interdiction de faire chuter les prix ou la totale prise en charge créative de la publicité (mais une prise en charge financière partagée, car dans entreprise de luxe il y a luxe… mais aussi entreprise). Louis Vuitton pouvait ainsi contrôler toutes les étapes de la fabrication à la vente, et permettre au client Japonais de saisir « les valeurs de la marque, à savoir son histoire et sa tradition. » (Kyojiro Hata, Louis Vuitton Japon : l’invention du luxe). Mais même pour Louis Vuitton, la règle d’or pendant les 20 premières années du luxe au Japon ça a été les depato, ces department stores (grands magasins) qui étaient l’unique réseau de distribution du luxe au Japon. Aujourd’hui encore, les 5 plus grandes marques de luxe étrangères (Louis Vuitton, Gucci, Prada, Hermès, Chanel) constituent à elles seules 5% des chiffres d’affaires des grands magasins japonais.

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3. La folie des licences Puis surgit la folie des licences qui prit une ampleur démesurée en Asie avec pour chef

de file Pierre Cardin, les marques de luxe donnant le droit d’exploiter un nom (donc les valeurs et l’histoire qui s’y rattachent) appliqué sur certains produits, contre des royalties. L’appât du gain immédiat toucha même de très grands noms, comme Armani, Kenzo ou Dior (qui dénombrait à la fin des années 1980 350 licenciés), qui n’avaient peut être pas sur le coup saisi à quel point la stratégie des licences portait en elle-même deux risques intrinsèques fondamentaux : le risque de baisse de la qualité et celui de banalisation de la marque. Les licences rapportaient gros, mais aussi gros était le risque encouru pour l’image des marques, une image qui est justement leur principal atout de différenciation en tant que marque de luxe.

Cette stratégie engendrait donc des royalties colossales, et permit aux marques de luxe d’exploser… seulement peut-être au sens figuré comme au sens propre. La perte de contrôle de la fabrication des produits même et le fait de diluer ainsi la marque allaient se révéler très dangereux pour les marques de luxe, qui voyaient leur nom accolé à des produits qui n’en avaient plus le standing, et en venaient à polluer et brouiller l’univers de leur marque. Et le problème quand on vend une histoire qui se veut intemporelle, c’est qu’il vaut mieux être vigilant quand on privilégie les profits à court terme sur la pérennité du long terme. Sinon on scie la branche sur laquelle on se tient… même debout et riche. Car sur le moment en tout cas, les licences ont permis un développement fulgurant des ventes.

4. De la bulle… Puis à la fin des années 1980 « la frugalité japonaise a cédé le pas à une frénésie de

consommation de produits de luxe ou d’objets importés » selon un article du Monde de Septembre 1988. C’était en effet l’ère de la bulle (financière, immobilière,…) qui engendra aussi une bulle du luxe. On estime qu’entre 1985 et 1988 l’effet richesse créé par la spéculation foncière et boursière a injecté dans l’économie près de 400.000 milliards de Yen. Les Japonais avaient de l’argent, et ils le montraient, engendrant une profusion de produits de luxe dans les vitrines d’Aoyama, Harajuku ou Shibuya ou de voitures de luxe dans leurs rues, à tel point qu’on surnomma ces nouveaux riches les Benz-zoku, ceux qui ont une Mercedes. On oubliait la discrétion dans la richesse héritée des grands marchands de l’époque Edo, qui se contentaient de magnifier leurs kimonos de somptueux brocarts pour contourner l’interdiction du shogunat de montrer leur fortune. Les marques de luxe ont alors connu un succès fulgurant, comme Louis Vuitton dont le chiffre d’affaires au Japon est passé de 11,9 milliards de Yen en 1987 à 35,3 milliards en 1990, soit presque un triplement en trois ans. Seulement à la différence des deux premières, la bulle du luxe n’éclata pas. Elle arrêta certes de monter, et le taux de croissance de Louis Vuitton retomba en 1991 à 9%, mais la consommation ne répond pas aux mêmes mécanismes que la spéculation, et on peut dire qu’un « effet cliquet de la consommation » (Duesenberry) s’était peut être enclenché.

5. … à la crise

L’éclatement des bulles foncières et immobilières enclencha une crise financière, qui finit par se répercuter par une crise de l’économie réelle. C’était l’ère de la crise au Japon… et de la folie du luxe. « La crise ? Quelle crise ? C’est paradoxalement pendant la décennie de récession des années 1990 que le luxe a explosé au Japon » constate ainsi Richard Colasse, PDG de Chanel Japon. Les Japonais paraissaient en effet braver les préceptes économiques dès qu’il était question de luxe, faisant du luxe un oasis de prospérité au milieu d’un univers de déflation. On pensait ainsi avoir définitivement trouvé l’Eldorado du luxe au Japon.

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Pourtant depuis 1997 les ventes de luxe ont chuté

de près d’un tiers au Japon, passant de 1900 milliards de Yen à 1220 milliards de Yen en 2003, et rappelant que le Japon était peut être « un pays comme les autres ». Ce qui n’empêche pas certaines grandes marques de luxe de continuer à vivre bercé de ce doux rêve, eux qui cherchent justement à en vendre. Ainsi de Louis Vuitton, qui n’a jamais cessé de connaître une croissance de ses ventes au Japon défiant les lois de la gravité (cf courbe) au point de devenir « le coffre-fort de Bernard Arnault », ou de Christian Dior Couture qui a plus que doublé son chiffre d’affaires japonais depuis 2001. Mais qu’est ce qui a pu contribuer à faire que ce soit au Japon et pas ailleurs que les entreprises de luxe aient trouvé leur Eldorado ?

B. … Doit beaucoup à des traits culturels spécifiques

1. la permanence du groupe et le besoin de reconnaissance qui en découle L’ordre social japonais a consacré la primauté du groupe sur l’individu, et érigé sa

survie en idéal absolu. Les Japonais ont en effet bien avant Meiji cherché à bâtir une société harmonieuse qui la protègerait de la violence de la nature, cette nature « impermanente » selon les mots d’Augustin Berque, qui les menaçait bien plus que d’autres peuples (tremblements de terre, tsunamis,…). Le désordre de la nature rendait ainsi d’autant plus primordial et nécessaire un ordre interne absolu, une véritable cohésion sociale, bâtie autour de la canalisation des instabilités, de la maîtrise de soi et de la retenue. Cependant cette primauté du groupe va se voir réaffirmée et étendue à l’échelle de la

Nation toute entière lors de l’ère Meiji, alors que la confrontation avec le monde occidental rendra nécessaire une intégration des forces vives de la Nation derrière un objectif commun : rattraper l’Occident. On a alors « inventé » un équilibre en élargissant à la nation entière un idéal culturel qui était celui d’une minorité, les samouraïs, et érigé leurs principes en idéaux : contrôle de soi, obéissance et sacrifice. On comprend ainsi mieux l’omniprésence des rapports verticaux, le fameux rapport oyabun/kobun (père/enfant), puisque la cohésion du groupe passe par une hiérarchie clairement établie et clairement respectée, car garante de stabilité, au point d’ailleurs que Nakane Chie parle dans les années 70 de tate-shakai, d’une véritable « société verticale ». Enfin le mode d’organisation même choisi en 1868 pour cimenter le pays fut celui des « mura », ces anciennes communautés villageoises où « la priorité est donnée à la vie harmonieuse du groupe sur son efficacité immédiate, et la sphère privée est mal délimitée » (Jean-Marie Bouissou, Quand les sumos apprennent à danser).

Tous ces éléments ont ainsi pu concourir à former une mentalité collective où le groupe prime, et où l’intégration de l’individu en son sein est primordiale à sa survie. On touche alors au concept fondamental de wa - d’harmonie au groupe par conformité - et au rapport uchi/soto si prégnant au Japon. Uchi signifie le dedans, l’intérieur, le soi, le groupe. Soto signifiant par opposition le dehors, l’extérieur, les autres, l’étranger. Dans une société japonaise très normative, où tout ou presque peut être classé en uchi/soto, l’individu se doit

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ainsi d’être en permanence en uchiwa par rapport au groupe, à l’intérieur de ces cercles concentriques qui l’entourent et le définissent (famille, quartier, village, entreprise,…). Ce poids du groupe entraîne un certain conformisme, et malheur à celui qui veut se distinguer à tout prix par ses valeurs et ses comportements, car il encoure une version moderne de murahachibu, ce bannissement des 8 activités villageoises fondamentales.

Le rapport de soi au groupe n’est donc pas tant à considérer comme un abandon de l’individualité, mais plutôt comme un système différent d’interaction sociale, qui base ce rapport moins sur des principes moraux que sur des pratiques communes, permettant de « satisfaire à moindre coût un besoin de reconnaissance » (Yatabe, 1992). Hegel a montré il y a déjà fort longtemps combien ce besoin de reconnaissance était au coeur de la nature humaine, tant tout homme poursuit le désir d’être reconnu par autrui. Ce désir prend néanmoins au Japon une telle mesure telle qu’il pouvait être érigé en principe existentiel.

Les Japonais cherchent donc cette harmonie au sein de groupe, et veulent s’intégrer

en son sein. Or les Japonais sont très sensibles au regard d’autrui. Ils sont extro-déterminés (other-directed) selon le langage de David Riesman, et ont tendance à calquer leur comportement en fonction de ce dernier. Cette attitude fonctionne certes vis-à-vis de l’étranger, mais aussi à l’intérieur même de la société japonaise. On attache donc naturellement une importance particulière à ce que l’autre voit d’abord, à la face… « celle qu’on ne doit pas perdre, et que l’on doit sauver » ajoute Philippe Pelletier. Il est d’ailleurs assez intéressant de noter dans la lignée d’Augustin Berque l’ambivalence du mot japonais omote, qui signifie le visage mais aussi le masque. Et quel meilleur masque que son apparence ? L’image qu’on donne de soi, le paraître, a donc une forte importance au Japon, puisqu’elle permet à l’individu de communier avec le groupe.

On en vient ainsi naturellement au secteur du luxe qui nous intéresse plus

particulièrement, puisque les produits qu’il englobe véhiculent une forte valeur d’image, qui correspond à cette valeur sociale et d’appartenance à un groupe. Cette face qu’on doit sauver, c’est d’abord celle que l’autre voit, et l’expression de l’individu concerne en premier lieu l’industrie de l’apparence, et donc son summum : l’industrie du luxe. Qu’est ce qui représente en effet mieux la face que les cosmétiques ? L’industrie du luxe a en effet pour particularité de véhiculer une image, à travers un aspect visuel (cosmétique, mode, bijouterie, accessoires,…) ou symbolique (vins et spiritueux,…) et les Japonais en quête d’image représentative d’un statut social ont trouvé dans le luxe leur domaine de prédilection.

2. Une volonté d’Occidentalisation

Les produits de luxe symbolisent bien plus qu’un univers matériel, ils véhiculent un univers mental imaginaire. Et cet univers véhiculé est clairement occidental, tant les marques japonaises de luxe ont jusqu’à un passé très proche été plutôt en retrait. Si l’on considère par exemple 5 marques de luxe au Japon qui font plus des ¾ du marché (Louis Vuitton, Gucci, Hermès, Chanel et Prada), on voit bien à quel point c’est bien un univers occidental qui sert de référentiel. La réussite de ces marques de luxe laisserait alors apparaître une volonté d’Occidentalisation, qui est loin d’être née avec la Haute Croissance.

Pour Maruyama Masao en effet, la modernité japonaise plonge ses racines dans la période Tokugawa (1600-1847), qui valorisa soit les apports européens (rangaku), soit la tradition nationale (kokugaku), deux tendances qui ont transcendé le néo-confucianisme et ouvert la voie à l’attraction occidentale. Les Japonais préfèrent le pragmatisme au dogmatisme, et importent de l’étranger ce qui est pratique, empruntant par exemple aux

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commerçants portugais et hollandais le vocabulaire servant à désigner les objets introduits. Suivit le courant occidentaliste de l’ère Meiji regroupant différents intellectuels autour de Fukuzawa Yukichi et de son fameux slogan Datsu-A, Nyu-Ô (Quitter l’Asie, rejoindre l’Occident)… certains comme Tsuda Sôkichi en viennent même dans la foulée à critiquer le concept d’Orient (Tôyô) puisqu’il place fatalement le Japon et la Chine dans le même sillage. Le Japon de l’ère Meiji va ainsi réorganiser son enseignement, son administration et son armée sur les modèles français ou allemand, ou encore adopter les principes économiques et scientifiques des Britanniques. La date clef du processus d’Occidentalisation reste cependant 1945, quand l’Amérique émerge victorieuse et porteuse d’un modèle économique, politique (la démocratie), voire sociologique avec le consumérisme de l’American Way of Life, faisant de la Haute Croissance l’ère de la « Japamerica », qui consacre la prévalence du mai-homu (my home), du mai-ka (my car) et de l’américanisation culturelle (baseball, cinéma,…). Sans jamais renier leurs origines, les Japonais de la Haute Croissance ont fait pour certains plus qu’intérioriser une certaine volonté d’Occidentalisation, ils ont fait preuve d’une volonté d’Occidentalisation certaine, dont les produits de luxe ont indéniablement bénéficié. Et comme le fait remarquer Alain-Dominique Perrin, ancien patron de Cartier : « Peut-être les Japonais n'ont-ils pas envie de consommer des marques de luxe japonaises, car pour eux le luxe a un parfum d'Occident ».

D’ailleurs puisque le luxe inclut les cosmétiques, quoi de plus symbolique de

l’admiration de la beauté occidentale que cette admiration des Japonaises pour les crèmes rendant leur peau blanche… à moins que ce soit, comme le masque blanc du théâtre nô, une manière de cacher les vrais sentiments… wakon yosai comme toujours ☺

3. Une forte culture consumériste…

Découlant de cette volonté d’Occidentalisation mais la dépassant, le Japon a fait preuve d’une culture consumériste très développée. Comme souvent avec le Japon le modèle a peut être même dépassé le maître, faisant du shopping un loisir à part entière. Il suffit pour s’en convaincre de se balader dans les grandes artères des grandes villes japonaises, comme Omotesando que certains dénomment déjà les Champs Elysées japonais. Le shopping relève au Japon d’un hobby et d’un plaisir, ce qui va naturellement engendrer de fortes exigences des consommateurs. Ce Japon du consumérisme post-industriel va ainsi donner naissance à de nouvelles formes de consommation : ce n’est pas tant l’achat qu’on recherche en soi, mais plutôt des sensations, des émotions qui l’accompagnent. L’achat n’est finalement que l’accomplissement d’une démarche qui la dépasse.

Cette logique du shopping plaisir s’exacerbe dans le secteur du luxe, qui a vite saisi

l’importance que revêt l’environnement lors d’un achat d’un objet de luxe. Les boutiques des grandes marques de luxe sont au Japon de véritables œuvres architecturales (cf annexes), où tout est réglé avec une minutie impressionnante, de la lumière à la musique… amenant une réflexion sur le merchandising tellement poussée qu’on y parle de selling ceremony. Le magasin de Louis Vuitton sur Omotesando s’immisce dans cette même logique (cf photos en annexe). Le bâtiment de 1000 m2 a été réalisé en 2002 sous la coupelle de Jun Aoki, célèbre architecte japonais qui a travaillé sur plusieurs boutiques Louis Vuitton, selon un concept d’ « entassement au hasard de malles Louis Vuitton », à chaque malle correspondant un univers différent. Aux dires de Kyojiro Hata, PDG de Louis Vuitton Japon, « C’est comme si on faisait un petit voyage. Cette conception architecturale repose sur le plaisir des sens. ». En un mot si le shopping est un plaisir au Japon, le shopping de luxe est un véritable bonheur.

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4. … renforcée par la tradition du cadeau

Le luxe consiste à se faire plaisir ou à faire plaisir. Comme on l’a vu de nombreux facteurs poussent au développement du luxe au Japon grâce aux consommateurs qui veulent se faire plaisir (sentiment d’appartenance au groupe à travers une valorisation sociale, volonté d’Occidentalisation,…), mais un autre va aussi jouer le jeu du luxe, à savoir la volonté de faire plaisir. La tradition du cadeau est en effet une véritable institution au Japon, et les facteurs mentaux qu’il met en œuvre ont une profonde et étonnante ressemblance avec des traits spécifiques aux produits de luxe. Jusqu’au Moyen Âge le luxe a en effet été le reflet de ce mystère religieux qui pousse l’homme à se dépasser par une offrande ou par un signe. Ainsi les temples, les parures, les cathédrales relèvent de ce mouvement mystérieux qui élève les individus vers un acte gratuit. Un article du Nouvel Observateur de février 2004 me paraît à cet égard particulièrement symbolique, de par justement son style décalé : « A Tokyo, les temples du luxe sont les cathédrales des temps modernes. On les visite. On s’y rend en pèlerinage groupé le dimanche, le jour saint du shopping. On sacrifie pieusement au rituel en exhibant sa carte bleu ». Cette démarche en vient ainsi quelque part à sacraliser leur vie et embellir leur quotidien.

C’est cette même logique qui est à l’œuvre dans le culte japonais du cadeau. Il s’agit

de faire un don de caractère sacré, le défi étant pour le destinataire de faire en retour un don équivalent afin de ne plus lui être redevable envers son bienfaiteur (système giri). Ce cadeau se doit pour être en phase avec la magnificence de l’acte quelque chose qui dépasse l’univers matériel pour entrer dans l’univers mental. Et quel objet peut ainsi être mieux en phase avec cette exigence de dépassement du purement matériel que l’objet de luxe. Lui qui permet, selon Jean Castarède, à l’homme d’être « interpellé par une œuvre qui ne relève pas seulement de la technique, mais d’une dimension quasi spirituelle qui est celle de l’esthétique » et permet ainsi « d’exalter en l’homme la capacité contemplative ». Quand on achète un objet de luxe, on n’achète pas tant un objet qu’un signe, et dans l’Empire des signes la tradition du cadeau n’a pu que renforcer le développement du luxe.

5. L’importance attachée à la qualité des produits et du service

Tous les professionnels du luxe le savent bien : « le Japon est un marché exigeant et connaisseur » comme le résume Olivier Mellerio, président du Comité Colbert. Ou encore Kyojiro Hata: « les Japonais sont les consommateurs les plus exigeants au monde en ce qui concerne la qualité. ». Puis il raconte de nombreuses anecdotes concernant des produits qui étaient renvoyés à Paris pour une petite égratignure à peine visible, et qui engendraient la furie des bureaux parisiens, qui répondaient : « C’est parce que c’est fait main. A Paris on les vend quand même. ». La réponse ne tardait alors pas : « Dans ces cas là, vendez les à Paris ». Bernard Arnault en va même jusqu’à dire que « les Japonais viennent avec une loupe dans les magasins » (L’Express 16/02/2004). Les Japonais ont ainsi un grand souci du détail, un souci culturel et historique qui va des estampes aux jardins, en passant par la ritualisation du thé. Ce souci de la perfection est constant, et c’est donc tout naturellement que les produits de luxe trouvent encore une fois un terrain de prédilection au Japon.

La qualité des produits est donc primordiale au Japon, mais la qualité du service l’est tout autant, ce qui joue encore le jeu du luxe. D’autant plus que l’absence de politiques de promotion chez les marques de luxe au Japon les a amené à se différencier sur les media et surtout sur les services. Louis Vuitton a ainsi de tout temps apporté une attention particulière sur le service au Japon, Kyojiro Hata parlant même de « mythification du service » (cf publicité en annexe). En 2002 Louis Vuitton inaugure ainsi avec sa boutique

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d’Omotesando le service de concierges à l’entrée de ses magasins, comme dans des hôtels. Ils sont là pour informer ou guider les clients, qu’ils connaissent personnellement et qu’ils aident par une connaissance approfondie des produits, mais peuvent aussi réserver un hôtel ou un restaurant, appeler un taxi,… Car pour en revenir à un point que nous avons déjà abordé, « le shopping est pour nos clients une forme de divertissement » (Kyojiro Hata). Le luxe est tout sauf un marché de masse, et il faut bien garder à l’esprit que la réputation d’une marque de luxe ne dépend pas de la satisfaction de ses clients… elle dépend de la satisfaction de chaque client. Et à l’aube du XXIe siècle, comme le remarquent si bien Gutsatz et Dassetto, « le consommateur ne recherche pas tant l’objet unique que le traitement unique ». La qualité du service revêt ainsi une telle importance au Japon que ceux qui ont cru pouvoir l’ignorer ont essuyé un cuisant échec. Ainsi par exemple de Sephora qui a raté son développement au Japon, en essayant d’appliquer son modèle de libre-service de cosmétique sans prendre pleinement conscience de l’attente de services spécifiques aux clients japonais.

6. Une vaste tranche de la population ayant un haut niveau de revenu

Le Japon est en effet un des pays au monde disposant de la plus grande classe moyenne, ce qui lui donne une force quantitative impressionnante. La 2e guerre mondiale a en effet fait du Japon en 1945 un pays neuf, démantelant les grands trusts et réduisant les inégalités par la démocratisation du système scolaire. La reconstruction s’est ensuite accompagnée d’un consensus pour la croissance, et même si tous ne réussissaient pas de la même façon, tous avaient le sentiment que le brassage social de la forte croissance reposait sur une certaine égalité des chances, sentiment renforcé par une homogénéité des modes de vie. Une très large partie de la population (89% entre les années 60 et 90) partageait ainsi une « culture » de classe moyenne, se reconnaissant dans les aspirations de la ménagère Sazae-san du journal Asahi. Et cette classe moyenne japonaise avait pour particularité d’avoir un pouvoir d’achat très élevé (multiplié par 5 entre 1955 et 1975). Aujourd’hui encore, après 15 ans de crise, le revenu moyen au Japon est de 66.000 euros, contre 22.000 euros en France, ce qui donne idée du pouvoir d’achat considérable (toute proportion gardée, car les prix et les loyers sont beaucoup plus élevés) des Japonais.

Mais c’est surtout qualitativement que cette classe moyenne japonaise tire sa

spécificité, et permet au secteur du luxe de se développer. Le Japon a en effet pour particularité d’être un pays qui s’est énormément enrichi sans permettre à ses habitants d’avoir des niveaux de vie connaissant les mêmes trajectoires que celles de leurs homologues d’autres pays développés. Alors qu’en Europe ou aux Etats-Unis l’enrichissement se traduit par l’achat d’une grande maison et d’une riche voiture, ces deux possibilités sont assez réduites au Japon du fait de l’extrême promiscuité du pays qui a propulsé les prix de l’immobilier à des sommets et rendu l’automobile impraticable du fait d’embouteillages surhumains. Que restait-il alors pour exprimer son statut financier et social ? Les produits de luxe bien sûr. Un autre facteur a aussi joué, dans la mesure où les produits de luxe ne sont pas considérés au Japon comme réservés exclusivement à une classe de riches, ils sont même plutôt vus comme un droit des classes moyennes à rechercher une certaine élégance. C’est ce qu’explique Kyojiro Hata dans Louis Vuitton Japon : l’invention du luxe : « Ce qui différencie le Japon de l’Occident, c’est que les jeunes femmes qui cherchent à acquérir un style de vie élégant forment une part importante de la clientèle. La situation est identique à Taiwan, en Corée du Sud et à Hong-Kong, et probablement en Chine. Ce phénomène, par contre, n’existe pas en Occident où les marques de luxe sont réservées à une certaine classe sociale. Ceux qui n’en font pas partie et porteraient des produits de luxe se verraient aussitôt soupçonnés de vol. ». Le Japon a ainsi pu être la terre de prédilection d’un certain « snobisme de masse », où acheter des produits de luxe relevait plus de la règle que de l’exception.

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二 Le luxe face à la crise du Japon, de la passion à la raison « Si vous pouvez réussir au Japon, vous pouvez réussir partout ailleurs. Mais les vieilles règles et stéréotypes qui caractérisaient le Japon ont changé, ce qui offre un nouveau challenge aux managers qui veulent s’attaquer au marché le plus dur du monde ».

Karl Moore, professeur à Oxford University

A. Une crise protéiforme qui a engendré de profonds changements de mentalité…

1. De la déliquescence du groupe…

La primauté du groupe sur l’individu en tant qu’idéal à l’échelle de la nation toute entière provient comme nous l’avons vu d’une généralisation des valeurs d’une minorité – les samouraïs - qu’on a fait prévaloir lors de l’ère Meiji sur celles des catégories populaires ou de la classe marchande par exemple, ce qui a donné à cet équilibre une fragilité intrinsèque qui remonte à la surface dès lors que le système perd en légitimité.

L’éclatement des bulles financière et immobilière et les multiples crises (bancaires,

financières, économiques,…) qu’elles ont engendrées, ont ainsi pu faire éclater certains des paradigmes de l’équilibre social, et même sociétal, qui étaient à la base du Japon de la Haute Croissance. La confiance absolue dans la hiérarchie a été remise en question par les multiples scandales politico financiers des années 1990, faisant même de 1991 une« année pourrie » selon un éditorialiste d’Asahi Shinbun. Tous ces scandales ont contribué à dévoiler les faces cachées d’un système qu’à trop vouloir ériger en modèle on avait parfois idéalisé. Les Japonais ont ainsi été traumatisés par la découverte en 1995 que certains entrepreneurs avaient triché sur les normes antisismiques à Kobe, découverte peut-être plus traumatisante encore que le tremblement de terre en lui-même, œuvre du destin. De même l’affaire du sang contaminé en 1996 a aussi contribué à faire perdre au groupe de sa superbe, et donc logiquement à l’effacement de l’individu devant sa primauté. La crise en est ainsi venue à remettre en question l’équilibre social qui caractérisait le Japon, dans lequel les individus se « sécurisaient mutuellement » (Jean-Marie Bouissou). Les Japonais en sont venus à douter de la confiance qu’ils pouvaient porter au groupe, et donc naturellement des efforts qu’ils étaient prêts à consentir pour sa survie.

Ainsi si le Japon a su par deux fois - en 1853 et en 1945 - se réunir tout entier derrière

le projet national de rattraper l’Occident, aujourd’hui cet objectif est dépassé sans qu’aucun autre objectif d’intégration sociale ait pris le relais. Alors que la mondialisation et les règles qu’elle impose paraît constituer une « troisième ouverture » selon les mots de Christian Sautter, les Japonais ne seraient plus aussi prêts qu’avant à communier dans un projet collectif, qui légitimerait à leurs yeux tous les sacrifices. Comme l’explique Jean-Marie Bouissou dans Quand les sumos apprennent à danser, « c’est cette foi que la crise a détruite. » Mais si du coup le groupe n’existe plus, ou existe moins en tant qu’entité englobante et unifiante, alors les comportements mimétiques visant à exprimer l’appartenance en son sein perdent de facto de leur importance. Le secteur du luxe est particulièrement symbolique de cette évolution, puisque les objets de luxe peuvent comme on l’a vu être utilisés comme identifiant social. Quoi de plus symbolique par exemple du statut du

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salaryman qui a réussi qu’une grosse berline de luxe ? Au Japon comme ailleurs la voiture a toujours joué un rôle essentiel dans la revendication d’une certaine appartenance sociale, réelle ou désirée. Et si l’on s’intéresse à l’évolution du marché de ces voitures au Japon on constate que leurs ventes ont chuté de 2/3 au cours des 15 dernières années, passant de 330.000 en 1990 à près de 110.000 en 2003. Dans un système social extrêmement normatif et réglé autour d’une véritable « géographie du statut social » (Jean-Marie Bouissou), ces voitures garantissaient en effet une certaine reconnaissance, puisque avec un système salarial fonctionnant à l’ancienneté, seuls ceux qui avaient atteint un certain âge pouvaient se les offrir. Seulement si ces voitures ont pu cristalliser le système d’entreprise basé sur le salaire à l’ancienneté, elles sont naturellement devenues impopulaires avec l’effondrement de ce dernier. Et le porte parole d’Honda de conclure : « Aujourd’hui les conducteurs japonais recherchent plus un plaisir de conduire qu’un statut social ». Le Japon a donc changé, et a vu l’invincibilité du groupe s’effriter. Et comme l’a à juste titre souligné Jean-Louis Estienne de l’EHESS, « le modèle bismarckien a consacré l’Etat nation, le modèle de l’après-guerre l’entreprise flexible, le modèle du troisième millénaire ne pourra ignorer l’ultime dimension du paradigme japonais : l’individu ».

2. … à l’éclosion de l’individu en quête d’identité

La crise a ainsi compromis la place du groupe et le rôle social traditionnel joué par la famille, l’école ou l’entreprise. Ces trois piliers japonais étaient des sources d’identité pour l’individu qui se reconnaissait en leur sein en tant que partie d’un tout qui le dépassait en même temps qu’il l’englobait. Partant, en atteignant la cohésion sociale consubstantielle au groupe, la crise a fait voler en éclat cette société contrôlée (kanri shakai) qui caractérisait le Japon d’après l’ère Meiji. Les Japonais se sont ainsi retrouvés en quête existentielle d’identité, le retrait du groupe laissant la place vacante à l’émergence de l’individualité… si tant est qu’elle puisse exister au Japon. Des sociologues célèbres comme Ruth Benedict ou Nakane Chie ont en effet pu le mettre en doute, ce qui souligne encore plus à quel point les Japonais peuvent se retrouver en quête d’identité. Les marques qui connaissent le plus grand succès au Japon sont donc naturellement celles qui réussissent le mieux à aider les individus à exprimer leur sens individuel d’identité et d’expression personnelle. Les marques de luxe ont à nouveau un rôle de choix à jouer, puisque si elles ont permis de satisfaire ce besoin de reconnaissance du à la primauté du groupe, elles ont aussi de tout temps pu servir de marque d’identité. Ce rôle de marque d’identité est en effet consubstantiel au luxe, et on peut déjà le voir à l’œuvre sous la Renaissance lorsqu’on a voulu faire des châteaux qui ne servaient plus seulement de protection, et qu’on a remplacé leurs ponts-levis par des jardins somptueux. Ainsi François Ier fait venir les artistes italiens, au premier rang desquels Leonard de Vinci, pour construire les châteaux de la Loire et attirer sur lui tous les regards. Car le luxe est aussi un appel à la considération, un désir de se faire remarquer.

Cette recherche d’identité bénéficie ainsi fortement au luxe et se révèle plus

particulièrement dans le succès des produits dits « aspirationnels », ces produits qui véhiculent un certain rêve d’identification. On peut ainsi voir dans le succès des cigarettes Marlboro au Japon un certain aspect d’identification à « l’homme Marlboro » et à son esprit de liberté, de rébellion, de force. Ce qui fait dire aux managers de Philipp Morris Japon que « le message de Marlboro de liberté de l’ouest Américain a eu un grand succès au Japon parce qu’il répondait à un besoin ». Un besoin qui relève selon moi d’un besoin aspirationnel. Et si on le voit à l’œuvre dans la cigarette, il s’exprime de manière encore plus forte dans les accessoires de luxe, comme les sacs Louis Vuitton ou les lunettes Prada, car

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comme nous l’avons vu ils procèdent de marques constituées autour de véritables univers qui répondent à une histoire, des valeurs, des codes, auxquels on s’identifie.

Pour autant cette explosion des désirs individuels et le basculement du système de

valeurs du groupe à l’individu qu’elle consacre ne sont ni des phénomène brutaux, ni même provoqués par la crise. Depuis des décennies en effet les mentalités japonaises évoluaient vers un certain hédonisme et une volonté de vivre à leur façon plutôt qu’en fonction des attentes de la société. La crise n’a donc aucunement créé l’hédonisme japonais, elle l’a relâché après plus d’un siècle de refoulement derrière la « culture traditionnelle » et la pression sociale. Et comme le fait remarquer Jean-Marie Bouissou dans Quand les sumos apprennent à danser, le fait que les boutiques de luxe n’est pas désempli « n’est pas le signe qu’il n’y a pas de crise (…) ; c’est plutôt le signe qu’elle a été assez forte pour faire craquer le corset du contrôle social ». La crise n’a donc fait qu’accélérer ces changements et surtout mettre en adéquation les pratiques sociales avec les mentalités qui avaient déjà évolué, ouvrant la voie à l’hédonisme marchand et à la consécration du luxe qui en est l’expression la plus aboutie.

Il ne faudrait cependant pas que l’arbre de l’évolution cache la forêt de la tradition.

Car cette tendance à l’individualisation, si elle est forte et indéniable, n’empêche cependant pas une certaine prégnance du fonctionnement collectif. La tradition d’entraide locale se perpétue et le développement des ONG et du bénévolat y est très fort, le rôle des femmes y étant particulièrement important. Seulement cette tradition se perpétue néanmoins dans un cadre qui a changé, et qui correspondrait plus à une « société de liens affinitaires » (kôen-shakai) qu’à la société verticale (tate-shakai) si chère à Nakane Chie.

3. Une recherche de fuite face au stress

Comme le fait remarquer Jean-Marie Bouissou dans Quand les sumos apprennent à danser, « la société japonaise fonctionne au stress ». Et s’il est vrai que le taux de suicide très élevé au Japon (21,1 suicides/100.000 habitants, contre 12 aux Etats-Unis et 17,6 en France) date principalement de la crise, la société japonaise portait en elle-même des caractères stressants avant même qu’elle n’explose. En effet si cette société par son approche globalisante est censée rassurer ses membres en leur fixant un cadre précis, elle corsète en même temps tellement leur comportement que tout manquement fait peser la menace d’une sortie de route, dramatique de conséquence. Car si la société est tout, alors en être exclu réduit l’individu à rien. Cette société bâtie pour procéder à une gestion sociale du stress, ainsi enlevé des préoccupations des individus, peut en fait aboutir à un stress incroyablement plus dangereux dès lors qu’il échappe à son contrôle, d’autant plus dangereux que les individus n’y sont pas habitués, n’ayant jamais eu à le gérer dans leur sphère privée. La société corsetée portait donc en elle le stress comme la nuée l’orage, mais son corset le retenait jusqu’à ce que la crise en vienne à bout, comme tant d’autres composantes sociales au Japon. Si l’on ajoute à cela la remise en question de la cohésion du groupe et de la prévisibilité des comportements qu’elle induisait, ainsi que l’écroulement de la « géographie du statut social », alors on a la mesure du stress qui a pu s’immiscer dans la vie des Japonais, à mesure que la crise détruisait les valeurs et les repères qui étaient à la base de leur équilibre mental.

Cette incertitude sur l’avenir a amené nombre de Japonais à rechercher une fuite face

à ce stress. Cette fuite de la société corsetée se retrouve cristallisée dans les shôjo, ces jeunes femmes immatures qui vivent dans un monde de Cendrillon bercées de kawaïï, de peluches,… et de luxe. Elles échappent aux pesanteurs sociales et aux contraintes de la

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société corsetée, et s’érigent en pilier d’un consumérisme japonais post-industriel. Pour les autres la fuite va de la fuite physique qui peut même parfois être définitive, l’émigration (le Japon est le seul grand pays développé à avoir un solde migratoire déficitaire), à la fuite mentale des otaku (ces 5 millions de jeunes qui ne vivent plus que dans leur monde, voire dans leur chambre). Entre ces deux extrêmes il y a bien le tourisme (17,8 millions de touristes en 2000), ou même Disneyland à Tokyo (25 millions d’entrées par an), mais aussi des échappatoires plus à portée de main… Une échappée plus modeste consiste à aller par exemple prendre un café dans un Starbucks (98% de reconnaissance assistée au Japon, malgré une présence remontant seulement à 1996) ou dans un Häagen-Dazs (1/3 des ventes mondiales), qui ont réussi à rencontrer du succès au Japon en faisant comprendre au consommateur qu’ils vendaient « a little bit of luxury ».

Le luxe bénéficie aussi de cet environnement d’incertitude pour deux autres raisons :

premièrement parce que comme le rappelle Nicolas Sitbon, directeur Marketing chez Zenith LVMH, « même en période de récession, on a besoin d’un peu de bonheur, de se faire plaisir. ». Ensuite parce que cette incertitude sur l’avenir peut aussi se répercuter sur des ventes de produits de luxe qui font souvent office de valeurs refuges… ce qui paraît plutôt logique puisqu’ils aspirent à être des produits « intemporels ». On a ainsi constaté une hausse des ventes de bijoux et montres haut de gamme au Japon pendant la crise, ces produits étant considérés par les Japonais comme un investissement, au même titre que l’épargne placée à la banque.

« Pour le luxe, le Japon se présente comme précurseur. » selon le président du

Comité Colbert, Olivier Mellerio. Et en ce qui concerne des évolutions plus globales au niveau mondial, on remarque aujourd’hui que le luxe a tendance à moins évoluer vers un luxe de produit, et plus vers un luxe d’expérience. Le Japon a à cet égard un comportement assez avant-gardiste, qui se cristallise assez bien dans le phénomène des SPA. La forte croissance du SPA au Japon est certes lié au vieillissement de la population (40% des Japonais ont plus de 50 ans) et à des seniors de plus en plus attirés par le SPA (en an les plus de 50 ans sont passés de 15 à 26% des membres), mais on peut aussi voir dans ce phénomène une recherche croissante de calme, de fuite face à une réalité devenue trop stressante.

4. Moins de paraître, plus d’être

La Haute Croissance a permis une croissance quantitative incroyable – on parle d’une multiplication du PIB par 152 entre 1950 et 1990 – mais qui a parfois manqué de qualitatif. La croissance n’a pas toujours été maîtrisée (pollution,…) et a engendré du superflu qui a fait perdre de vue au Japon ses vrais valeurs. Pour corriger ces erreurs du passé et enfin dépasser une crise qui remet en question le Japon jusque dans ses profondeurs, il faut retrouver l’âme derrière le superficiel, en revenir aux fondements. Cette volonté de retour aux sources se voit à travers les images que véhiculent la télévision, qui dépeint un Japon volontiers rural et traditionnel, un Japon des furusato (vieux villages), comme pour perpétuer le mythe du Grand Village du Japon et ainsi amortir les transformations radicales de paradigme qui assaillent les individus. Il faut aller derrière le tatemae, la façade, et chercher le honne, cette voie du cœur qui permettait aux Japonais de communiquer sans même parler. On cherche ainsi plus d’authenticité, et on peut voir cette évolution dans le changement de conception du mari idéal pour les femmes japonaises, où les « maris 3 kô » (sortis d’une bonne université, riches et grands) ont tendance à être supplantés par les « maris 3 kyô » (caractère, intelligence et persévérance). Ce sont les potentialités intérieures qui doivent primer aujourd’hui - l’être - et non pas ce qu’on voit en surface- le paraître.

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Plus d’authenticité chez les autres, mais aussi chez soi où le paraître est maintenant à bannir. Cette réflexion être/paraître est au cœur de toute réflexion sur les produits de luxe, puisque comme nous l’avons vu le luxe lui-même a toujours balancé entre l’être et le paraître. L’origine étymologique du luxus de l’abondance et du raffinement a toujours eu tendance à être occulté par la luxuria - l’excès – de ceux qui cherchaient à le vilipender, ou par le lux - la lumière, donc le rayonnement, l’élégance – de ceux qui cherchaient à le magnifier. Le luxe peut en effet être considéré comme porteur d’une essence, d’un être, ou simplement représentation d’un avoir, d’un paraître, d’un superflu. Et comme le fait remarquer Bernard Arnault, « les clients cherchent l’authenticité et la qualité, ils veulent moins de show off ». Les consommateurs japonais se sont ainsi mis à être plus regardants des produits de luxe qu’ils consommaient. Le luxe des années 1980 était en effet concomitant avec développement de la bulle qui permettait à certains de s’enrichir très vite et très facilement. Les marques de luxe se sont alors mises à exploser au Japon, où il leur suffisait de nouer des partenariats avec des grands magasins japonais ou des compagnies de commerce pour pouvoir inonder le marché de produits de marque, quelle qu’elle soit, que les consommateurs se déchiraient. Mais cet argent facile et l’esprit de suivisme de foule qui avait aidé à le faire naître ont explosé en même temps que la bulle. L’emploi à vie s’est vu remis en question, les revenus ont baissé et les consommateurs se sont mis à regarder de plus prêt les produits qu’ils achetaient. Le Japon a connu en cela une évolution similaire au reste du monde, qui est passé de l’argent facile et du clinquant des années 1980 à la recherche de l’authentique et de vrais valeurs des années 1990. Comme le remarquait déjà un article du Point du 16 novembre 1991, « le grand banquet matérialiste est fini. »

5. Une Femme de plus en plus autonome

« Les femmes en Europe ne quittent pas la maison sans la licence de leur mari ; les Japonaises ont la liberté d’aller là où elles veulent, sans que leur mari n’en sache rien » Luìs Frois, 1585

Alors que 300 ans plus tard tout aurait semblé donner tort à Luìs Froìs dans le Japon

de l’ère Meiji, sa remarque regagne 400 ans plus tard en pertinence. La place et le rôle de la femme ont en effet beaucoup évolué au cours des dernières années au Japon, dans un pays qui a connu une « révolution douce » selon les doux mots d’Anne Garrigue-Testard.

L’ère Meiji avait consacré dans la lignée du régime Tokugawa un enfermement des

sexes dans leur sphère, l’homme au travail, la femme à la maisonnée (ie), les deux étant liés dans une relation verticale et hiérarchique. Mais cette « tradition » relevait encore une fois plus d’une « invention » destinée à faire communier le Japon derrière un objectif commun qu’à une réalité historique… Ces relations verticales n’étaient en effet auparavant la règle que pour une fraction de la population géographiquement (Nord Est) et sociologiquement (les samouraïs). Ailleurs des relations horizontales pouvaient exister et donner raison à Luis Frois. Mais face au choc violent de la modernité le Japon avait un besoin vital de cohésion pour faire face aux risques de déstructuration sociale, et on décida d’encadrer la femme japonaise pour en faire un pilier de l’Etat Nation, comme l’a si bien montré Watsuji Tetsurô.

Seulement comme d’autres traditions inventées au cours de l’ère Meiji, sa fragilité intrinsèque fut mise à mal par les évolutions de la société et par la volonté des femmes d’émerger en tant qu’individu au cours des années 80. Le changement de condition de la femme au Japon est sûrement un des phénomènes les plus nets de la socio culture japonaise, avec néanmoins des modulations suivant les âges et les régions. 1984 constitue ainsi une année symbolique, qui voit la part des femmes mariées actives dépasser alors celle des femmes au foyer. Les femmes japonaises traversent ainsi progressivement cette « révolution

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douce », gagnant leur autonomie dans une société qui les avait trop longtemps reléguées en coulisses. 2000 constitue une autre date clé, puisque la proportion des femmes de 25-29 ans célibataires dépasse alors la proportion de femmes mariées. La femme gagne en autonomie et découvre les « joies » du célibat, en vient à se marier plus tard (26 ans en moyenne pour les femmes, 29 ans pour les hommes), voire à recourir beaucoup plus facilement au divorce (les femmes japonaises ont davantage l’initiative des divorces, qui sont passés de 7,4 divorcés pour 10000 habitants en 1960 à 17,8 en 1997). On est ainsi passé d’une situation héritée de l’ère Meiji où il faut compter sur les femmes, à une situation où les femmes comptent et revendiquent leur place et leur indépendance, mais aussi leurs individualités. On peut penser à Utada Iraku, jeune chanteuse de 16 ans qui connut un succès fulgurant en 1999 grâce à sa spontanéité et son esprit d’initiative, ou au feuilleton Oshin et à sa grand-mère héroïque et courageuse, qui peut être vu selon l’anthropologue Tessa Morris-Suzuki comme la métaphore d’un Japon rompant avec son passé mâle et militariste, et s’affirmant comme un Japon pacifiste et travailleur, plus féminin.

Mais cette arrivée en puissance des femmes, si elle a constitué un challenge aux stéréotypes patriarcaux japonais, en a aussi constitué un pour les marques de luxe. Et les compagnies qui ont ausculté ce phénomène ont payé le prix fort. On peut ainsi prendre l’exemple de Dunhill, qui avait connu un très fort développement dans les années 1970 et 1980, atteignant même « 90% en reconnaissance assistée et 4 millions de paires de chaussettes par an. » selon les termes de Simon Lister, ancien président de Dunhill Japon. Mais la compagnie n’a pas assez cherché à se repositionner en fonction du poids grandissant des femmes, et est resté cantonné au segment homme mature. Ce qui engendra une baisse continue de ses ventes au Japon, ses ventes disparaissant en quelque sorte en même temps que ses consommateurs. A contrario d’autres compagnies comme LVMH ou Burberry ont tiré parti des erreurs de Dunhill. Burberry lança ainsi une sous-marque du nom de Blue Label, spécialement destinée aux jeunes femmes, et choisit Namie Amuro, une chanteuse japonaise très connue, pour porter ses mini-jupes. Une stratégie couronnée de succès.

Car le marché du luxe au Japon a pour particularité de dépendre plus les jeunes

femmes actives, à la différence des marchés du luxe occidentaux qui tendent à être menés par des consommateurs plus âgés et plus riches. Elles ont donc un rôle moteur, qu’elles jouent d’autant mieux qu’elles peuvent disposer d’un pouvoir d’achat colossal comme les maintenant célèbres « célibataires parasites » (parasaito shinguru) comme les a appelé Masahiro Yamada. Elles sont ainsi près de 8 millions à avoir entre 25 et 34 ans, gagnent entre 3 et 5 millions de Yen par an et vivent encore chez leurs parents, ce qui leur donne un « argent de poche » considérable, qu’elles dépensent volontiers dans leur facture de téléphone portable, leurs sorties et leur shopping. Un shopping dont elles sont de vrais fans, toujours au fait des dernières tendances – qu’elles contribuent d’ailleurs à créer – et dépensant en moyenne 400000 Yen par an dans la mode, soit près de 10 % de leur revenu.

Les femmes japonaises s’affirment ainsi de plus en plus, comme le fait remarquer

Ambar Brahmachary, président de J Walter Thompson. « Les femmes au Japon sont en situation d’infériorité continue. Chez elles doivent servir leurs maris, au travail leurs patrons. La boutique est le seul endroit où on les sert, un moment de plaisir où elles se sentent enfin respectées à leur juste valeur» et peuvent exprimer leur individualité. Les compagnies qui ont su le mieux saisir cette volonté d’affirmation et de séduction féminine ont mieux su conquérir ce « nouveau » marché, cristallisé dans le renouveau du secteur des cosmétiques ou dans le succès de l’angel bra de Triumph, qui met en valeur la forme de la poitrine de ses clientes grâce à une structure renforcée. Si des doutes ont bien saisi le management au début… ils n’ont jamais atteint les consommatrices, qui ont assuré des ventes de 13 millions d’unités en 2004.

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B. … amenant à une profonde évolution du secteur du luxe

“Across the luxury brand horizon, the Japanese market is looking less like the El Dorado it’s been since the mid-1990’s and a lot more like Waterloo” Newsweek 10/02/2003

1. Une évolution quantitative

Jusqu'à récemment l’amour des Japonais pour les marques de luxe avait transcendé la macroéconomie. Le Japon des années 1990 restera ainsi comme celui de la croissance exponentielle des marques de luxe, en même que temps que la « décennie perdue » de la récession et de la déflation. Quelque part il a continué aujourd’hui, puisque le secteur du luxe est passé d’une hausse de 10% en 2001 alors que la consommation baissait au Japon à une baisse de 2% en 2002, juste quand la consommation avait à nouveau augmenté.

Si le Japon absorbe aujourd’hui encore 18% du luxe du monde, ces importations de produits de luxe, estimées à 1220 milliards de yens en 2003, connaissent un déclin continu depuis 1997 (sauf 2001), où elles constituaient 22% des articles de luxe dans le monde. D’où la sanction sans appel de Mineaki Saito, président d’Hermès au Japon : « le boom du luxe au Japon, dont le pic se situe en 1997, c’est terminé ». L’institut Yano note ainsi un repli des ventes de produis de luxe au pays du Soleil Levant de près d’un tiers depuis 1997 où elles approchaient 1900 milliards de Yen (1897,1).

Car comme le fait remarquer Emmot, le Soleil se couche aussi. Ainsi le marché des articles de luxe importés au Japon a encore diminué de près de 3% en 2003, et 2004 n’a fait que confirmer cette tendance, avec des Japonais qui

se remettent à voyager et consomment du coup moins chez eux, et une force de l’euro qui a tendance à influer sur les prix des produits de luxe, majoritairement d’origine européenne.

2. Des produits de luxe à meilleur prix…

Résultant d’une volonté de restreindre des dépenses incontrôlées du temps d’une bulle qui l’était autant, certains consommateurs japonais sont de plus en plus réticents à dépenser des fortunes pour acquérir des produits de luxe, même de qualité. Trois nouvelles tendances me paraissent assez bien illustrer cette nouvelle attention portée sur le prix : a) Le développement des recycling boutiques qui permettent aux consommateurs de revendrent des produits de luxe légèrement utilisés, parfois au quart de leur prix initial. Cette démarche permet au vendeur d’acquérir le dernier modèle en date et ainsi d’être en phase avec les produits à la mode et à l’acheteur d’acheter des produits de qualité à des prix défiant toute concurrence.

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b) Le développement des ventes parallèles : les prix des objets de luxe au Japon sont en effet d’après le Yano Research Institute 40% plus élevés qu’aux Etats-Unis, et 60% plus élevés qu’en Europe. Ce qui est à l’origine de la frénésie dépensière des Japonais qui voyagent, mais aussi d’un courant non négligeable au Japon même. Avec la déréglementation de la distribution au Japon, les boutiques qui vendent des marques de luxe sans en être dépositaires ne tombent en effet pas sous le coup de la loi, leur nombre s’est multiplié depuis la fin des années 1990. Elles s’a pprovisionnent soit par des achats à l’étranger, soit par leurs fourmis : des milliers d’acheteurs individuels, parfois de simples touristes qui rapportent au Japon ou expédient de l’étranger des produits de luxe en petite quantité. On ignore le volume du marché des réseaux parallèles mais il paraît important, au point qu’additionné à la contrefaçon ils pourraient représenter jusqu’à 20% des ventes de luxe dans l’archipel.

c) Le développement des family sales, en fait véritables soldes dont on tait le nom pour garder la face. Complètement inenvisageables il y a 20 ans pour ne pas entacher la légitimité de prix très élevés, elles avaient apparu il y a quelques années, réservées initialement aux employés et à leurs amis, à quelques célébrités et aux mannequins. Ces ventes initialement très rares et exclusives sont devenues aujourd’hui assez fréquentes, pratiquées « en cachette » par la plupart des magasins pour se débarrasser de stocks colossaux à des prix dérisoires. « On doit souvent attendre deux heures pour entrer » selon le rédacteur en chef d’un magasine de mode.

3. … voire contrefaits

On en vient là au véritable fléau du luxe, qui ne se limite pas en Asie mais y est pandémique dans des pays comme la Chine ou la Corée, et en vient même à avoir un certain impact au Japon. Les clients savent qu’ils achètent du faut mais ne cherchent plus alors un produit de luxe pour son être, pour sa qualité, mais simplement pour son paraître, pour son sigle. Certes les Japonais attachés aux détails et à la qualité ne sont pas les clients rêvés de la contrefaçon parfois grossière d’Asie ou de Thaïlande, néanmoins certains d’entre eux en viennent à succomber aux « charmes » d’une contrefaçon devenue véritablement industrielle en Corée du Sud, et qui produit des imitations parfois de bonne qualité. Le secteur de la contrefaçon en Corée du Sud a été en effet dynamisé par la récession entraînée par la crise de 1997, passant d’une logique artisanale à une logique industrielle, appuyée par des réseaux de distribution. Les marchés de Séoul regorgent ainsi d’articles imités vendus entre 10 et 20% de leurs prix au Japon, qui en viennent à attirer certains consommateurs japonais, ces derniers pouvant de surcroît rapporter de la contrefaçon pour leur usage personnel au Japon sans tomber sous le coup de la loi. Les trafiquants profitent de cette faille pour « enrôler » des touristes, simple ruisseau toutefois comparée à l’océan des trafics de la pègre qui achètent en masse en Corée pour ensuite faire venir leurs ballots par la poste ou sur des bateaux de pêche, alimentant un réseau de la contrefaçon qui s’il ne menace pas la survie des marques de luxe, les inquiète fortement. Ce phénomène reste néanmoins beaucoup moins prégnant qu’en Chine, dans la mesure où la démarche de luxe des Japonais est un phénomène plus global lié comme nous l’avons vu au plaisir du shopping et de l’acte consumériste. C’est en fin de compte l’expérience du luxe qui compte plus que l’objet à lui seul, à la différence de la Chine où la démarche ostentatoire constitue un risque beaucoup pus grand pour les marques de luxe.

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4. Un recentrage des consommateurs sur quelques marques phares

35% des importations de

produits de luxe au Japon sont le fait de 12 marques, qui globalisent un chiffre d’affaires de près de 450 milliards de Yen en 2002. Ce chiffre consacre une augmentation de près de 30% par rapport à 2000, alors que les importations de luxe dans leur globalité n’ont connu sur la même période qu’une hausse de 7,5%. On constate ainsi qu’un certain « luxe à deux vitesses » est apparu aujourd’hui au Japon, pour reprendre les termes de Richard

Colasse, PDG de Chanel Japon. Avec la crise en effet, les clients sont devenus plus exigeants, et font une véritable sélection entre les marques. Certaines marques phare gagnent des parts de marché en gagnant en visibilité grâce à la publicité, en ouvrant de nouveaux magasins et en introduisant de nouveaux produits, et réussissent ainsi à pérenniser des croissances à deux chiffres. On peut ainsi prendre l’exemple de Louis Vuitton qui a ainsi enchaîné 15% de croissance en 2002 et 13% de croissance en 2003, ou encore de Christian Dior et Bulgari qui ont tous deux connu une croissance supérieure à 20% en 2003. Mais pour d’autres comme Tiffany, Giorgio Armani ou Gucci les choses sont plus indécises. « Le simple fait d’avoir un grand nom n’est plus une clé du succès » résume Ian Bickley, président de Coach Japon. Kensuke Kojima, fondateur de Kojima Fashion Marketing, va plus loin encore : « Un très petit nombre de marques très populaires vont bien. Les autres sont mortes. ». Ces évolutions sont les conséquences d’évolutions plus profondes du luxe, car « il y a quinze ans l’environnement était moins rude. On pouvait encore bâtir une stratégie à partir de licences » reconnaît Bernard Arnault. Mais aujourd’hui un environnement du luxe beaucoup plus concurrentiel engendre des investissements de plus en plus élevés du fait des ouvertures de boutique, des coûts de personnel, de coûts de part de voix qui sont colossaux,… une véritable guerre des marques de luxe dont seuls les « sumos » peuvent survivre.

Le marché se dirige ainsi vers une plus grande segmentation, et la réussite de

nouveaux entrants se fait de plus en plus rare… mais reigai no nai kisoku wa nai. Le succès fulgurant du maroquinier new-yorkais Coach montre en effet que la réussite d’un nouvel entrant n’est pas impossible. Assimilé par le public aux grandes marques de luxe, Coach a enregistré une croissance de 50% en 2004 et triplé son chiffre d’affaires sur trois ans, pour atteindre 30 milliards de yen en 2004, et prévoit l’ouverture de 30 nouvelles boutiques d’ici 2006. Mais Coach c’est avant tout un « cas d’école qui doit son succès à la pertinence de ses études de marché, une superbe qualité de produit et de services au consommateur, des boutiques à couper le souffle et un renouvellement permanent de sa gamme de produit. »

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selon Naomi Moriyama, responsable d’une société de conseil en marketing. Une réussite superbe et qui impressionne, mais qui tient plus de l’exception que de la règle, et qui surfe aussi sur une conjoncture favorable, la faiblesse du dollar avantageant l’Américain Coach tandis que la vigueur parallèle de l’euro handicape ses concurrents principalement européens.

Après des années d’expansion et une récente course à l’ouverture de boutiques de

grande taille, le marché du luxe paraît ainsi être en proie à une saturation qu’on croyait impossible au Japon. Il suffit pour cela de considérer qu’aujourd’hui à Tokyo 94,3% des femmes entre 20 et 30 ans possèdent un produit Louis Vuitton, 92,2% un produit Gucci,… selon les données du Saison Research Institute. Du coup et selon une logique économique implacable « si vous voulez grossir, vous devez prendre des parts de marché à vos compétiteurs » résume le PDG de Prada, Patrizio Bertelli, ce qui implique quelques gagnants (kachi gumi) et surtout beaucoup de perdants (make gumi).

5. Des depato (grands magasins) aux boutiques en propre…

Le basculement d’idéologie du groupe à un renforcement de l’individualisation s’est naturellement ressenti sur la distribution des produits de luxe à plusieurs égards. La recherche d’identité que peuvent vivre certains Japonais se fait ressentir en une recherche de véritable identité des produits qu’ils consomment et auxquels ils s’identifient, ce qui déconnecte leur démarche de la logique des depato (department store), ces grands magasins où toutes les marques se côtoient. Et si les marques de luxe sont indispensables à ces grands magasins, réalisant en moyenne près de 5% uniquement sur Louis Vuitton, Gucci, Prada, Hermès et Chanel, l’inverse est de moins en moins vrai. Les grands magasins restent en effet une possibilité pour certaines marques de luxe qui n’ont pas tous les moyens nécessaires à l’ouverture de boutiques en propre ou pour des marques qui veulent développer une certaine catégorie de produit (type accessoires pour Armani) et lui donner de la visibilité. Mais de tout temps et aujourd’hui plus encore, ce qui va faire le succès d’une grande marque de luxe sera sa capacité à avoir une image forte et la cohérence qu’elle réussira à avoir dans l’univers mental des consommateurs, en même temps qu’un niveau très élevé de service. Pour ce faire les marques cherchent naturellement à accroître leur prise de contrôle en direct des réseaux de distribution, et désertent de plus en plus les depato pour ouvrir des boutiques en propre, plus à même de communiquer au consommateur l’univers de la marque dans toute sa plénitude, nécessité si vitale dans un marché devenu de plus en plus concurrentiel. Le mouvement est certes ancien, et dès 1981 Louis Vuitton ouvrait une boutique en propre hors des « ghettos depato », mais il s’est accéléré récemment avec des changements de législation en 2000 qui ont facilité la sortie des depato pour les marques de luxe, et des prix de l’immobilier qui – s’ils restent incroyablement chers – n’en ont pas moins diminué.

Un autre aspect des changements que connaît le Japon joue également dans cette

même logique de désertion des grands magasins par les consommateurs de luxe. Ces consommateurs tendent en effet au Japon à être plus jeunes que dans les pays Occidentaux, et l’incertitude économique et l’inertie politique de la décennie passée a jeté le discrédit sur la génération de leurs parents. C’est donc tout aussi naturellement qu’ils tendent à se détourner de leurs modes de vie, et que les jeunes femmes préfèrent s’éloigner des grands magasins où elles avaient l’habitude de faire leurs courses avec leurs mères. Les grands magasins gardent certes aujourd’hui encore un certain poids au Japon par effet d’inertie et pour les femmes habituées à les fréquenter (Chanel réalise encore plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires par an uniquement au grand magasin Isetan, à Tokyo). On constate néanmoins que leur chiffre d’affaire diminue continuellement depuis 14 ans et la faillite médiatique de Sogo en 2000 après 170 ans d’existence n’a fait que renforcer l’attention

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désormais portée sur les boutiques gérées directement par les marques. C’est donc tout naturellement que ce déclin des depato s’accompagne parallèlement d’un développement de grands complexes commerciaux qui permettent aux marques de luxe d’exprimer leur univers dans des boutiques en propres. Un exemple particulièrement symbolique est le Herbis ENT qui vient d’ouvrir à Osaka en novembre, dans Nishi-Umeda, et qui compte 83 boutiques dont le plus grand magasin japonais de Bulgari et de Coach. Tsutomu Okuda, président de Daimaru, une chaîne de depato implantée à Umeda, reconnaît ainsi que la guerre du luxe est déjà perdue pour les depato : « Nous ne pouvons pas espérer gagner la guerre des marques à Umeda. Il doit y avoir un moyen de continuer à gérer notre business sans compter sur les super marques. » (Yomiuri Shinbun, 10/11/2004).

Cette volonté d’ouverture de boutiques en propre a ainsi généré une véritable course

à l’ouverture de boutiques depuis quelques années, dont voici quelques exemples les plus importants (on trouvera une fiche détaillée en annexe) :

� 04/2001, Giorgio Armani, plus grand magasin au Japon, Kioicho, Tokyo, 1860 m2 � 06/2001, Maison Hermès, plus grand magasin d’Asie, Ginza, Tokyo, 1150 m2 (cf annexe) � 12/2001, Cartier, plus grand magasin au Japon, Ginza, Tokyo, 1000 m2 � 09/2002, Louis Vuitton, plus grand magasin au monde, Omotesando, Tokyo, 3340 m2 � 04/2003, Coach, plus grand magasin d’Asie à Shibuya, Tokyo, 680 m2 � 05/2003, Gucci, plus grand magasin du Japon, Ginza, Tokyo, 1000 m2 � 06/2003, Prada, plus grand magasin d’Asie, Aoyama, Tokyo, 2800 m2 (cf annexe) � 10/2003, Louis Vuitton, boutique branchée ouverte jusqu’à 23h, Roppongi Hills, 900 m2 � 09/2004, Christian Dior Couture, plus grand magasin d’Asie, Ginza, Tokyo, 1000 m2 � 12/2004, Chanel, plus grand magasin au monde, Ginza, Tokyo, 1300 m2 (cf annexe) Selon le Nihon Keizai Shinbun, 17 nouveaux magasins de luxe de plus de 500 m2 auront été inaugurés sur la seule année 2004.

6. … et le chant du cygne des licences …

La crise a rendu les consommateurs plus exigeants et enclenché un système darwinien au sein du secteur du luxe qui s’en croyait à l’abri au Japon, cessant d’être bercé par ses rêves d’Eldorado qui commençaient à se dissiper. Seuls les marques qui avaient véritablement une essence et une identité propre et forte pouvaient survivre, et on a vu en quoi cela avait pu contribuer au déplacement du centre de gravité de la distribution des depato aux boutiques en propre. Mais ces évolutions ont aussi des conséquences stratégiques plus globales, puisqu’elles rendent dépassées et même dangereuses les stratégies de licence qui avaient pu charmer les entreprises de luxe dans les années 1980 et 1990, derrière l’exemple de Pierre Cardin. Certaines marques de luxe avaient en effet pris le risque dans les années 80 d’écorner leur griffe en l’apposant sur tout ce qui pouvait se vendre, gonflant leurs recettes grâce aux royalties engrangées, mais au prix de deux risques majeurs : la baisse de la qualité et la banalisation de la marque du fait d’une diffusion mal maîtrisée. Et à l’heure d’une recherche de cohérence d’univers de la marque accrue, la prise de contrôle des réseaux de fabrication paraît plus importante encore que celle de leurs réseaux de distribution.

Quoi de pire en effet sur les mentalités des consommateurs que des produits qui

portent la marque sur leur étiquette, mais pas dans leur qualité ? Quoi de pire à l’heure de l’authenticité qu’un produit qui n’a plus de la marque que son paraître, et a perdu tout son être ? Les stratégies de licence consistant à laisser produire et vendre certains produits estampillés de la marque mais sortant de son spectre d’origine (briquet, parapluie,… mais

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aussi chaussures, T-shirts), elles ont pu parfois brouiller l’image de la marque en l’associant à des produits qui n’étaient pas à la hauteur et la banalisaient. En privilégiant le court terme des royalties des licences au long terme de l’image certaines marques de luxe l’ont ainsi détruite, et il leur faudra des millions et des années pour espérer la reconstruire.

Cette prise de conscience des risques des licences n’est toutefois pas nouvelle au

Japon, et dès 1990 Dior a entrepris de réduire en trois ans de 350 à 150 le nombre de ses licenciés. Car la préservation de son image était à ce prix. Cette volonté de corriger les erreurs court termistes du passé s’est néanmoins accélérée à mesure que la crise enclenchait ce processus darwinien, et que seuls les plus « purs » en termes d’image pouvaient survivre. On assiste ainsi aujourd’hui à une volonté farouche des marques de luxe de récupérer leurs licences afin de récupérer le contrôle des produits, plus important encore que celui de la distribution. On peut prendre l’exemple de Benetton qui était entré sur le marché japonais dans les années 80 par l’intermédiaire d’un partenaire japonais, JV, et qui s’est ensuite battu pour le racheter, afin de contrôler son développement. Et si aujourd’hui le Japon représente 8% du chiffre d’affaire de Benetton, « obtenir le contrôle absolu du nom Benetton a été vital dans notre succès » comme le dit Fabrizio De Nardis, PDG de Benetton Japon.

7. … pour créer un véritable univers de marque cohérent et mieux s’ancrer dans l’espace mental de consommateurs de plus en plus exigeants

Les gens veulent plus d’authenticité après des années de déception, et les véritables

produits de luxe sont ceux qui parviennent à avoir cet aspect intemporel, car ils cristallisent quelque chose qui dépasse l’univers purement matériel. Et si les Japonais sont maintenant en quête de l’être qui se cache derrière le paraître des individus, ils le cherchent aussi dans les produits qu’ils consomment. Ainsi Emmanuel Prat, président de LVMH Japon, affirmait-il dès 1991 qu’il y avait « un recentrage important de la consommation vers des produits plus authentiques, favorable aux grandes marques de qualité ». Cette recherche d’essence de la marque amène donc tout naturellement les marques de luxe à chercher à communiquer aux individus leur univers, afin qu’il s’ancre dans l’esprit des consommateurs. C’est une des raisons qui ont amené le mouvement des depato vers les boutiques en propre, les marques de luxe cherchant à mieux contrôler leur distribution. Mais au-delà de ce mouvement quel est le but fondamental poursuivi par les marques de luxe lorsqu’elles créent des vaisseaux amiraux colossaux comme celui de Louis Vuitton à Omotesando ou celui de Chanel à Ginza ? Au-delà d’une simple adaptation de distribution, les marques de luxe essaient plus profondément d’avoir un meilleur contrôle sur leur image et aider ainsi le consommateur perdu à enfin saisir toute la cohérence de la marque et de son univers. C’est tout le concept de flagship store, ou vaisseau amiral, qui cristallise les conclusions du Comité Colbert, selon lesquelles « les boutiques sont de plus en plus des lieux où la maison présente l’ensemble de son univers (…) afin de marquer au mieux sa différenciation ».

Dans la même logique les marques de luxe essaient de diversifier leurs offres pour créer un univers complet autour de leur marque, à l’image de Louis Vuitton qui après le prêt-à-porter et les chaussures en 1998 se lance maintenant dans la bijouterie joaillerie. Mais la stratégie est beaucoup plus risquée, car on risque de brouiller l’image de la marque en l’associant à des produits qui correspondent parfois moins à son univers initial. Comme le fait remarquer Alain-Dominique Perrin, ancien patron de Cartier : « On ne peut pas étirer impunément une grande marque. Elle a ses racines, son histoire, son ADN. Une marque a un périmètre, ce qu'on appelle l'"umbrella" en anglais, le parapluie. Si vous dépassez ses limites, il pleut sur votre marque ! » (article du Monde, 27 Décembre 2004) La logique d’effort de cohérence de la marque est néanmoins la même, visant à aider le consommateur à en saisir

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l’héritage et les codes. Alors, et alors seulement, les produits qu’elle vendra transcenderont enfin l’univers matériel pour aller se loger dans cet espace mental imaginaire qui leur est propre, en tant que produits de luxe.

Le dernier exemple en date et particulièrement

symbolique à cet égard est le vaisseau amiral (flagship store) que vient d’ouvrir Chanel en plein cœur de Ginza. Chanel a voulu faire de son plus grand magasin au monde la vitrine de son univers, et a choisi Chuodori car « Ginza est la grande vitrine de l’Asie et le restera encore pendant longtemps » selon les mots de Richard Colasse, président de Chanel Japon. Les chiffres parlent d’eux même : un investissement de 240 millions de dollars, une façade de 700.000 diodes qui peut également faire office d’écran, 3 étages formant 1300 m2 de boutique, un parking réservé aux clients, une salle d’exposition et de concert, mais aussi un restaurant gastronomique tenu par Alain Ducasse sur le toit, baptisé Beige en honneur à la couleur fétiche de Chanel. Le tout dans un immeuble de 56m conçu par Peter Marino, inspiré du tweed caractéristique de Chanel rendu par une façade constituée de feuilles de verre associées à un nid d’abeille en aluminium. A chaque étage sont exposées des œuvres d’art contemporain commandées pour l’occasion, notamment un « Double C » d’Arman et un camélia géant de Rieko Kawabe. Le tout dégage un véritable sentiment de submersion dans un univers particulier, puisque tout ce qu’on y voit ou qu’on y entend joue sur les valeurs, les codes, l’héritage de la marque, en un mot son ADN, de manière à faire cultiver un attachement émotionnel. Le secteur du luxe a en effet un capital symbole qu’il sait faire fructifier pour jouer sur l’émotionnel et permettre aux individus en mal de repères de trouver ce prolongement de soi par la consommation (extended self) qui est une « consommation de sens » (Lipovetsky) et non plus d’accumulation.

8. L’importance des phénomènes de mode

Les phénomènes de mode sont loin d’être spécifiques au Japon, et aujourd’hui encore Paris, Milan ou New York paraissent jouer un rôle de créateur de mode que Tokyo n’a que très partiellement ravi. De surcroît ils sont loin d’être récents, et on peut sûrement les faire remonter au début de la Renaissance, quand la parure luxueuse symbolique d’un ordre social élitiste laisse peu à peu place à un art de paraître très créatif et évolutif, qui engendre des phénomènes de mode souvent différents, voire contradictoires. Seulement le Japon a cela de spécifique qu’il fait preuve d’une grande réactivité par rapport aux phénomènes de mode et à leur créativité, avec une grande implication de ses consommateurs. Fabrizio De Nardis, PDG de Benetton Japon dit ainsi des Japonais qu’ils sont « les clients les plus sensibles à la mode au monde, les plus rapides à demander le dernier jouet ou la dernière folie des autres pays. ». Le slogan de Louis Vuitton au Japon ne dit d’ailleurs rien d’autre: « Toujours des surprises pleines de nouveauté. »

Karel Van Wolferen a dit du système japonais qu’il s’apparentait à un capitalisme de

guerre en tant de paix. Sa formule me paraît particulièrement bien correspondre au marketing dans le luxe au Japon. Un spécialiste du secteur va d’ailleurs dans ce sens : « Les gens ont l’habitude de décrire le Japon comme le paradis des marques de luxe… mais le marketing et la gestion des ventes ressemble à une vraie guerre des tranchées ». Les consommateurs japonais sont en effet considérés comme étant les plus connaisseurs au monde et sont ainsi très discriminants sur les produits qu’on leur offre. Les cycles de vie des

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produits sont très courts, les préférences varient très vite, spécialement chez ces jeunes femmes qui ont un rôle de moteur dans l’industrie du luxe au Japon. « Il ne peut pas y avoir d’immobilisme au Japon, constate Olivier Mellerio, président du Comité Colbert, le client japonais attend constamment renouveau et nouveauté ». Et si les phénomènes de mode ne sont pas nouveaux au Japon, ils paraissent ces dernières années avoir pris un rythme beaucoup plus soutenu. Les marques de luxe sortent d’ailleurs des produits spécifiques pour le Japon, dont certains sont beaucoup plus extravagants que les gammes qu’ils destinent à l’Europe ou aux Etats-Unis. Ainsi de Christian Dior, dont le président Sidney Toledano affirme que « le Japon est un marché hautement stratégique pour Dior, car nous y lançons de nombreux produits en exclusivité qui répondent aux attentes d’une clientèle très réactive ». Les Japonais se caractérisent en effet par une grande recherche d’information précédant leurs achats de luxe, et leur réactivité se trouve accélérée par la puissance des magasines de mode au Japon (comme Fruits,…), qui réalisent des tirages extraordinaires et se caractérisent par une approche très didactique et prescriptive, trouvant un grand écho auprès des jeunes. De manière assez intéressante on peut même remarquer que la mode au Japon n’est pas toujours issue des créations des designers et des grandes marques mais provient aussi des jeunes Japonais eux même (à Harajuku ou ailleurs), qui de par leur créativité et réactivité ont parfois un rôle assez préemptif. Le Japon en vient alors à jouer un rôle de laboratoire du luxe, du fait de cette grande réactivité à la mode mondiale. Jean-Paul Gauthier a ainsi ouvert trois boutiques à Tokyo où il « teste » ses produits grâce aux réactions des Japonais. Ils sont en effet tellement « réceptifs et gourmands de mode, mais en même temps très exigeants » qu’un produit qui fonctionne au Japon a de fortes chances de marcher dans le reste du monde. Ainsi si aujourd’hui la mode est à la Chine… la mode d’aujourd’hui est au Japon.

Il est à ce titre intéressant de noter que tout comme le Japon, le secteur de la mode a

connu une période extrêmement dynamique et réactive durant la seconde moitié du XXe siècle. La seconde moitié du XXe siècle consacre en effet la Haute Croissance au Japon, mais aussi la désacralisation de la parure conventionnelle, la haute couture se voyant substituer de nouveaux courants de mode, inspirés par de nouveaux créateurs ou par le prêt-à-porter des couturiers. L’explosion de ces courants de mode dans la mode traduit une volonté de paraître autrement et de paraître vrai, d’une authenticité, avec toujours néanmoins une volonté de représentation d’un certain style de vie. Les vêtements en viennent ainsi à perdre leur côté symbolique de représentation, en même temps qu’ils traduisent une plus grande créativité et consacrent le triomphe de la mode contemporaine, soutenue par l’intérêt des medias. C’est l’ère de « la mode des modes » comme l’appelle Danielle Allérès, dont les Japonais vont se montrer friands. Cette mode des modes est cristallisée dans le phénomène des shôjo, ces jeunes femmes au comportement parfois infantile qui font preuve d’une frénésie dépensière qui ne trouve son équivalent que dans la rapidité avec laquelle elles se lassent de leurs achats, et suivent la mode avec une minutie incroyable. Ainsi, ayant pour ainsi dire atteint la maturité ensemble, le Japon et la mode seraient comme deux camarades de classe ayant usé leurs pantalons sur les mêmes bancs d’école, et qui en auraient garder pour toujours une certaine proximité, en même temps qu’une attirance mutuelle. Au-delà même de ces similarités conjoncturelles dues à des contemporanéités de développement, le secteur de la mode et plus généralement le secteur du luxe a un point commun structurel et fondamental avec le Japon, à savoir la problématique tradition/modernité. En effet ce qui est le plus marquant au Japon, c’est de voir un pays d’une modernité époustouflante, des Shinkansen aux nouvelles technologies, en passant par les gratte-ciels illuminés de néons, mais en même temps très attaché à ses origines, à ses traditions, au Japon des mura et des kami. De même le luxe est en permanence amené à trouver un équilibre entre tradition et modernité, entre son histoire, ses valeurs, ses codes, et

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la mode, sur qui il faut savoir s’appuyer sans se travestir. La mode, c’est et ça doit rester selon Bernard Arnault, « l’accessoire de l’accessoire ». En même temps, « Tout en témoignant de valeurs immuables, les créations de Louis Vuitton doivent être un reflet de leur époque. » rappelle Kyojiro Hata. Cette capacité à trouver un équilibre entre tradition et modernité si caractéristique du Japon se retrouve aussi être une caractéristique essentielle du secteur du luxe, et peut contribuer à expliquer l’attrait des Japonais pour ces produits qui relèvent en fin de compte des challenges auxquels ils sont confrontés chaque jour.

Un certain nombre de changements structurels ont ainsi affecté le secteur du luxe au Japon au cours des dernières années, amenant à de profondes évolutions tant quantitatives que qualitatives. Et si Louis Vuitton a pu aux dires de son président Yves Carcelle devenir « la première marque sur le premier marché du luxe au monde » et se voir souvent élevée en parangon du succès du luxe au Japon, c’est aussi parce qu’elle a su réussir à allier la forme et le fond. En plus de sa qualité de produit séculaire Louis Vuitton a en effet toujours su avoir une stratégie de développement au Japon qui a anticipé certaines des évolutions qu’a traversées le secteur du luxe. En effet, dès son arrivée en 1978, Louis Vuitton avait fait figurer dans ses contrats de distribution au Japon neuf points très restrictifs, dont le choix de l’endroit de vente dans le grand magasin, le choix du matériel de vente et le dessin de l’uniforme des vendeurs, la gestion totale de la publicité (dont le coût est néanmoins partagé avec le grand magasin), une interdiction des chutes de prix (même pour les détentrices des cartes du grand magasin), ou encore l’interdiction de vendre des produits hors des boutiques Louis Vuitton. De même Louis Vuitton n’a jamais succombé et à aucune condition aux sirènes des licences, ce qui l’a aidé à pérenniser une image pure et contrôlée. A la question « Pourquoi tant d’exigence ? », la réponse de Kyojiro Hata me paraît particulièrement avant-gardiste : « Parce qu’il faut que les clients comprennent parfaitement pas seulement le nom de Louis Vuitton, mais aussi les valeurs de la marque, à savoir son histoire et sa tradition. ». Parce qu’une marque ne réussit pas lorsqu’elle est conne de beaucoup de gens, mais « quand les clients ont une compréhension exacte de ses valeurs ». (Kyojiro Hata, Louis Vuitton Japon : l’invention du luxe). Je ne sais pas si Louis Vuitton a inventé le luxe, au Japon ou ailleurs, mais leur volonté de ne jamais sacrifier le long terme au court terme me paraît être une clé de réussite dans un domaine où ce n’est pas tant un produit qu’on vend, mais des siècles d’histoire.

Les Japonais ont vécu et vivent encore une intense période de changements de mentalité collective. Leurs repères évoluent (famille, école, entreprise,…) et l’individu ne peut que gagner en puissance dans l’espace laissé vide par la déliquescence du groupe. Mais si le Japon est souvent qualifié de monde post-consumériste, les Japonais ne vivent peut être toutes ces évolutions qu’en avance sur le reste du monde. Un monde qui est lui aussi de plus en plus en perte de repères et qui est entré dans la « postmodernité » selon Lipovetsky, un âge où la consommation ne relève plus de l’accumulation mais d’une consommation de sens, où un individu achète un produit parce qu’il lui ressemble, parce qu’il est un « prolongement de soi ». Un monde où on n’achète plus pour un paraître, mais pour un être. Un monde du luxe qui ne peut naturellement être l’Eldorado que d’une élite, ceux qui auront réussi à imprégner leur marque séculaire dans l’esprit des consommateurs en démontrant la cohérence et l’intemporalité de leur univers.

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Il me paraît aussi intéressant de constater que la crise constitue au Japon un certain

parallèle avec ce qu’avait pu constituer Mai 68 en France, « l’étincelle qui a permis aux individus de se dégager des inhibitions sociales » selon Dominique Cuvillier. En Mai 68 cette nouvelle liberté offerte aux femmes d’exprimer leur séduction s’est cristallisée dans la minijupe, et aujourd’hui ce qu’on remarque au Japon… ce sont les jupettes ultracourtes de ses lycéennes. Voudrait-on y voir alors une volonté d’affirmer une individualité trop longtemps refoulée par les carcans de la société, encore à l’œuvre dans l’uniforme qu’on retrousse ? Le sociologue japonais Asao Naito préfère répondre : « C’est moins une forme d’individualisme que de groupisme ». La boucle est ainsi bouclée, puisque c’est toujours le groupe qui continue de dicter sa loi… même dans le nouveau monde de l’individu roi.

« Pour séduire, le luxe doit susciter l’émotion, offrir du plaisir et du rêve, incarner le

raffinement ou redonner confiance » selon Virginie Jacoberger-Lavoué. Cela cristallise beaucoup des aspirations des Japonais, qui viennent de traverser quinze années de profonds changements économiques, culturels, sociaux,… Ceux qui arriveront à relever ce challenge ont encore de beaux jours devant eux sur le marché du luxe au Japon. Mais la tâche est beaucoup plus dure qu’il y a encore quelques années, car et le Japon et le marché du luxe ont changé. Il leur faut constamment avancer dans la modernité sans jamais trahir leur tradition, apprendre à surfer sur les vagues de la mode sans jamais se laisser emporter par ses rouleaux, «rêver, sans laisser leur rêve être leur maître, penser, sans n'être qu'un penseur»… Dans ce combat darwinien, seuls les plus grands peuvent survivre et se permettre de supporter les investissements absolument colossaux nécessaires, en terme de part de voix, de personnel, d’investissements boutiques,… Et si seuls les sumos du luxe peuvent rester dans la course au Japon, ils doivent maintenant comme tant d’autres « apprendre à danser ». Au terme d’une analyse qui a cherché à éclairer le présent à la lumière du passé et de son

évolution laissons ainsi à un proverbe japonais le soin de conclure sur le futur: Issun saki wa yami. A l’issue de ce mémoire je tenais à exprimer toute ma gratitude à : • Elizabeth HAUSWALD, Chaumet, Tokyo • François LACOMBE, correspondant pour l’AFP et Le Monde à Tokyo • Ibaham MATH-LY-ROUN, Directeur Travel Retail, Christian Dior Parfums, Tokyo • Denis MORISSET, ancien Président d’Armani France, spécialise du luxe en Asie • Olivier SALMON, Président de Clarins Japon • Jonathan ZRIHEN, ancien VP Clarins Asie Pacifique, Président de Clarins USA

qui m’ont accordé de leur précieux temps et grandement aidé dans mon analyse Ainsi qu’à Emmanuel Prat, Jean-Claude Florant, Franck Marilly, Joel Bellassen, Yves Tiberghien, Elyette Roux, Pierre Bilger, Philippe Moreau-Defarges, Alessia Lefebure, Ramanya Vy Wei, Michel Phan et tant d’autres pour qui la place manque ici mais pas dans mon cœur, d’avoir pris de leur temps pour lire ce mémoire et de m’avoir gratifié de leurs précieux commentaires.

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La Chine, nouveau Japon du luxe ?

Ceux qui ont eu le courage d’arriver jusqu’à cette postface méritent bien une récompense, surtout les non Japonisants surpris de voir se terminer un mémoire censé les aider à percer le mystère du luxe au Japon par une phrase toute aussi mystérieuse. Pour vous remercier voici donc sa traduction littérale « un pouce en avant et c’est l’obscurité », autrement dit nul ne sait ce que réserve l’avenir. Nul ne sait mais nombre prédisent, et leurs prédictions sur l’avenir du luxe nous amènent dans un autre pays asiatique, proche (géographiquement plus que culturellement) du Japon, la Chine. Avec 12% des ventes mondiales de luxe la Chine en est déjà le 3e marché (derrière les Etats-Unis et le Japon) et surtout le premier en terme de croissance, faisant de son accession au trône de premier marché du luxe une simple question d’années. 10 pour Serge Brunschwig, 9 pour Goldman Sachs, 8 pour Merrill Lynch… le compte à rebours du passage de flambeau entre les deux puissances asiatiques est en tout cas bien lancé. On retrouve la même excitation perçue au Japon dans les années 1980 et ce même terme « d’eldorado du luxe ». Nick Debnam, directeur de la section Marchés de Consommation section Asie Pacifique de KPMG, parle même de la Chine comme du «Japon II du luxe» et Bernard Arnault souligne les similarités entre le développement de LVMH au Japon d’hier et en Chine d’aujourd’hui. Après avoir consacré les pages qui précèdent au développement du marché du luxe au Japon et les deux dernières années à celui du marché du luxe en Chine il me paraît ainsi intéressant d’esquisser ici quelques éléments de réflexion autour d’une question aussi intrigante qu’importante pour les marques de luxe : la Chine sera-t-elle le nouveau Japon du luxe ?

Répondre à cette question demandera comme au Japon de chercher à démêler dans un premier temps passion et raison, en regardant quelles sont les véritables clientèles du luxe en Chine afin d’appréhender leurs évolutions qualitatives et pas uniquement quantitatives. Cette postface se propose donc de regarder la diversité des clientèles du luxe en Chine et leurs dynamiques d’évolution, avant de voir dans quelle mesure on peut les comparer avec ce qui s’est produit il y a une vingtaine d’années au Japon (et il y a une vingtaine de pages dans ce mémoire).

La clientèle de luxe en Chine….

La Chine représente aujourd’hui le 3 ou 4e marché mondial du luxe avec près de 12% des ventes mondiales. Une part non négligeable qui prend surtout son importance d’un point de vue dynamique, puisqu’elle n’était que de 1% il y a à peine cinq ans et que des marques comme Louis Vuitton y connaissent chaque année des taux de croissance de 50%. Cette dynamique, parallèle à celle du pays tout entier qui grimpe doucement mais sûrement les marches du développement économique, amènera la Chine à être selon Goldman Sachs le premier client du luxe dès 2015 avec une part de marché de près de 30%. L’enrichissement chinois se traduit de fait par le développement rapide d’une consommation ostentatoire qui se cristallise dans les produits de luxe, tout simplement parce que « les gens aiment montrer qu'ils ont réussi » (Jacques-Franck Dossin, Godman Sachs) et toute marque de luxe qui se respecte ne peut donc que s’intéresser au développement de ce marché, ou plutôt de ces marchés tant l’apparente unicité de ces chiffres englobe des dynamiques profondément plurielles. La Chine connaît en effet une diversité géographique, ethnique, culturelle et bien sûr économique extraordinaire qui trouve écho dans celle de ses clients de produits de luxe, partagés entre des clients immensément riches qui ne vivent que dans le luxe et la classe grandissante des cols blancs qui ne vivent que pour lui, en dépit d’un pouvoir d’achat bien moindre que celui de leurs homologues occidentaux. Ils se rattrapent en étant en retour bien

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plus nombreux, composant une « classe moyenne » de 150 millions de Chinois (selon la China Brand Strategy Association) potentiellement acheteurs de produits de luxe. Un chiffre qui tient néanmoins plus du mirage que du miracle si on les considère globalement comme clients de produits de luxe, des clients qui sont plutôt de l’ordre de 10 à 15 millions, soit 1% de la population (proportion non négligeable mais surtout grandissante). Parmi eux 5 millions gagnent plus de $30.000 par an (soit plus de $140.000 ajusté en parité pouvoir d’achat) et 320.000 Chinois sont millionnaires en dollars selon Merrill Lynch (leur nombre grandissant encore plus vite que l’économie nationale). Beaucoup de monde et d’argent, constituant des types de clientèles très spécifiques :

- Les clients du parti et ceux du guanxi, notion cardinale en Chine de réseau qu’il faut posséder et entretenir pour réussir à faire des affaires. La consommation de produits de luxe a ainsi été historiquement très masculine en Chine, pour la simple et bonne raison que les seules personnes qui pouvaient acheter ces produits ont longtemps été les cadres du parti. Des cadres friands de produits de luxe qui ont trouvé d’autres moyens bien plus subtils et efficaces de remplir leur garde-robe, préférant parfois proposer à leurs partenaires d’aller acheter quelques affaires plutôt que de leur demander de l’argent liquide pour les aider dans les leurs. D’où ces intrigants couples masculins qui affluent dans les boutiques de luxe, l’un restant au fond sur une chaise pendant que l’autre dévalise le magasin, à une vitesse n’ayant d’égale que celle à laquelle le premier vient à la fin tout payer, ou que celle à laquelle nos deux acolytes disparaissent ensuite de conserve. Et le combat (officiel) contre la corruption explicite ne devrait faire que renforcer celle-ci, plus implicite et discrète.

- Les ernai, ces « deuxièmes femmes » plus fréquentes dans le Sud de la Chine, maîtresses de riches businessmen qui viennent les voir au détour d’une visite d’usine dans l’appartement qu’ils leur paient et leur remplissent de produits de luxe, souvent achetés le dimanche matin en toute discrétion …. comme pour se déculpabiliser de leur visite éclair

- Les touristes chinois qui ont pour particularité (au-delà d’être de plus en plus nombreux) de faire du shopping leur principale occupation et poste de dépense à l’étranger. Enfin étranger au sens large puisque le tourisme shopping concerne avant tout Hong Kong, où les taxes sur les produits de luxe sont 30% moins élevées qu’en Chine continentale. 31 millions de touristes chinois ont ainsi parcouru le monde en 2005 (contre 18 millions de Japonais) et ils seront selon l’Organisation Mondiale du Tourisme 50 millions en 2008 et 100 millions d’ici 2020, leur consommation grandissante prenant souvent la relève de celle déclinante de leurs homologues japonais dans les grandes boutiques parisiennes. Ils ont certes un pouvoir d’achat souvent moins élevé, mais adoptent des attitudes surprenantes de trade-off, ou plutôt de trade up / trade down pour reprendre les termes de Silverstein et Fiske dans leur excellent livre Trading Up. Ces touristes adoptent en effet des comportements de consommation très hétérogènes, économisant sur certains postes (hôtel, repas) pour dépenser beaucoup plus («rocketing») sur d’autres … au grand bénéfice des marques de luxe. « Les Chinois vont à Paris, logent dans des hôtels 2 étoiles, mangent de la nourriture chinoise bon marché et passent tout leur temps à faire du shopping » comme le constate Christopher Zanardi-Landi, directeur de Louis Vuitton en Chine.

Les exotiques guanxi et ernai vont continuer d’exister et de consommer en Chine, mais leur part relative devrait continuer à diminuer à mesure que le marché du luxe s’autonomise et puise sa croissance dans la consommation personnelle de clients réguliers ou occasionnels :

- Parmi les clients réguliers on retrouve naturellement les nombreux riches chinois, responsables dans des banques ou des entreprises, cadres du parti ou entrepreneurs, qui constituent la grande partie de 320.000 millionnaires chinois souvent aussi jeunes que riches.

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Des millionnaires qui détiennent plus de 530 milliards de dollars de patrimoine (selon le BCG) et achètent déjà plus de Bentley à Pékin que dans aucune autre concession au monde.

- Moins riches mais bien plus nombreux sont les occasionnels du luxe chinois, des cols blancs de plus en plus nombreux et de plus en plus friands de marques de luxe. Plus que leur pouvoir d’achat c’est leur nombre et surtout leur comportement de consommation qui font rêver les marques de luxe, tant ils sont prêts «à économiser trois mois de salaire pour s’acheter un sac Louis Vuitton» (Angelica Cheung, Rédactrice en Chef de Vogue Chine). Tout comme les touristes chinois sacrifient leurs hôtels sur l’autel des produits de luxe, ces cols blancs économisent chez eux en achetant des marques chinoises (nourriture mais aussi électroménager où Haier est omniprésent) pour consommer des marques étrangères sur eux. Les produits de luxe sont en effet relégués en Chine au statut de nécessaire (pour signifier la réussite et le statut social) et non de superflu (une relation entre luxe et superficialité d’ailleurs quasi inexistante en Chine où elle n’est évoquée que par 2% des interrogés selon une étude de TNS, alors qu’elle est assez fréquente en Occident). La force des produits de luxe vient en effet de leur capacité à savoir ajouter à leur excellence matérielle une excellence immatérielle, ce qui leur permet de jouer en Chine un rôle clé d’expression de statut social et de réussite financière dans la pure lignée de Thorstein Veblen et de sa consommation ostentatoire, énoncée en 1899 et qui a rarement trouvé meilleurs ambassadeurs que ces «nouveaux riches» chinois, pour qui la marque doit être connue et reconnue (d’où l’importance des logos) et savoir capitaliser sur son origine étrangère.

Cette diversité quantitative en termes de pouvoirs d’achat est surtout qualitative en termes de comportements d’achats, du fait de profondes différences culturelles tant entre les Chines (Hong Kong, Macao et Taiwan /Chine) qu’à l’intérieur même de la Chine continentale.

Si la Chine représente 12% des ventes mondiales de luxe 10% proviennent en effet uniquement de Hong Kong, Macao & Taiwan (quitte à s’attirer les foudres des géopoliticiens) où leurs prix sont jusqu’à 30% plus faibles. A une clientèle locale plus développée du fait d’un développement plus précoce (un Hong Kongais sur deux possède une montre de plus de $500) s’ajoute ainsi une proportion grandissante de continentaux venant faire du tourisme shopping. Hong Kong a de surcroît depuis longtemps ajouté à cette dynamique de consommation une dynamique de prescription, développant son aura stylistique grâce à des clients aussi variés (touristes et expatriés de toute l’Asie et du monde entier) que précurseurs.

Différences intra-Chine surtout, tant la Chine continentale tient plus du continent que du pays, regroupant une population et une superficie deux fois et demi supérieure à celles des 27 pays européens. “Où que vous alliez, chaque ville évolue à un rythme différent, avec ses caractéristiques propres, et nous devons regarder chaque ville individuellement, pour la comprendre” explique Christopher Zanardi-Landi, directeur de Louis Vuitton en Chine. Les consommateurs de luxe sont en effet très différents selon qu’ils résident à Shanghai, Pékin, Canton ou dans les 108 villes millionnaires qui constituent les 2nd et 3 rd-tier cities.

- Les clients de Shanghai sont en général plus précurseurs du fait d’un héritage culturel et stylistique précoce (Shanghai n’était-elle pas le « Paris de l’Orient » des années 30?) que des décennies de communisme n’ont pas complètement réussi à éradiquer. Les clients y sont plus éduqués et habitués à voyager, et on assiste à la montée en puissance de clientèles plus féminines et d’une certaine classe de bobo (le terme a été repris en chinois), cherchant à exprimer leur personnalité et leur culture dans des achats plaisir conduisant à une certaine sophistication du marché du luxe et non plus à un enthousiasme aveugle pour les marques

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(re)connues. Ce qui explique la prolifération de boutiques au sein du Plaza 66 ou de Three on the Bund, qui attirent néanmoins plus de visiteurs que d’acheteurs du fait de prix 30% plus élevés qu’à Hong Kong. Shanghai est ainsi pour la Chine ce que la haute couture est pour le prêt-à-porter, une vitrine qui fait naître le rêve et amène ensuite les clientes vers les boutiques lorsqu’elles voyagent à Hong Kong ou a Paris.

- La féminisation du luxe à l’œuvre à Shanghai joue bien moins à Pékin où la clientèle est encore très masculine, du fait de deux histoires et positionnements très différents. Capitale économique d’un système capitaliste en pleine effervescence, Shanghai permet plus facilement aux femmes de connaître une certaine libéralisation et indépendance et d’innover en termes stylistiques. Pékin reste a contrario la capitale politique d’un monde communiste où priment tradition et conservatisme culturel, et où la représentation du pouvoir se traduit dans une consommation plus ostentatoire qui leur fera préférer une Rolex à une Patek. Ce qui n’empêche pas les clients du Nord de la Chine d’être plutôt avertis et d’accorder souvent plus d’importance à la qualité qu’aux prix, à la différence de leurs compatriotes du Sud.

- Les clients de Canton sont en effet plus sensibles à la « value for money » et plus attentifs aux prix et aux promotions, avec pour corollaire une très faible fidélité aux marques dans un contexte de consommation plus statutaire, du fait d’un développement plus tardif. Le luxe y est ainsi avant tout lié à une représentation de statut social et de différenciation des autres classes sociales plutôt que de différenciation au sein d’une même classe sociale

- Cette diversité déjà importante n’est encore que la partie émergée de l’iceberg, ces trois villes ne faisant encore partie selon la typologie chinoise que des 1st-tier cities. Or on assiste aujourd’hui à une diffusion de la consommation de produits de luxe parallèle à celle de la croissance économique vers des 2nd-tier cities comme Hangzhou, qui avec 20% de croissance et plus de 30 millions de touristes par an (soit autant que de touristes chinois dans le monde entier) fait le bonheur des boutiques de luxe qui y prolifèrent, d’Euro Street à la Hangzhou Tower (qui génère à elle seule un chiffre d’affaire annuel de plus de $200 millions). Viennent ensuite les 3rd-tier cities et leurs clients souvent plus riches financièrement qu’esthétiquement, à qui le challenge du luxe sera au moins autant d’apprendre à acheter mieux qu’à acheter plus. Certains d’entre eux vont continuer d’aller acheter à l’étranger ou à Hong Kong mais ils consomment aussi beaucoup sur place, particulièrement pour les cadeaux. Les Chinois considèrent par exemple l’achat d’une bague de mariage comme un acte collectif symbolique qui doit donc se faire en présence de toute sa famille, et Cartier prévoit d’ajouter cette année jusqu’à 10 boutiques aux 14 qu’il détient déjà en Chine.

Le marché du luxe chinois a donc deux spécificités, c’est un marché historiquement tiré par les hommes et par des hommes jeunes (20-40 ans) quand les marchés occidentaux font souvent la part belle aux femmes plus matures. Cette dynamique originellement masculine explique le développement précurseur de marques comme Zegna, Dunhill, Ferragamo et Boss, qui sont aujourd’hui les seules marques occidentales à posséder plus d’une cinquantaine de boutiques en Chine ayant été parmi les seules à avoir eu le courage (ou la lucidité, c’est selon) de s’y installer dès les soubresauts de l’immédiat post-Tiananmen. Il y a encore 5 ans les hommes représentaient 75% des ventes de produits de luxe en Chine, une proportion encore majoritaire mais en constante diminution à mesure que les Chinoises gagnent leur indépendance et transforment doucement mais sûrement le marché du luxe.

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…. et ses dynamiques d’évolution

« la Chine sera le premier marché du luxe d’ici 10 ans ». Les marques de luxe ont beau tirer leur prestige de leurs différences, nombre d’entre elles s’accordent sur ce point puisque cette même phrase a été prononcée par Serge Brunschwig chez LVMH ou Nicola Bulgari et Giorgio Armani au sein de leurs marques éponymes. Les Japonais consomment certes encore deux fois plus de produits de luxe que les Chinois, mais c’est plus le futur que le présent du marché chinois qui fait rêver les marques occidentales. « Le marché chinois grossit en effet à pleine vitesse » constate le CFO d’Armani Paolo Fontanelli, et Goldman Sachs prévoit une croissance du marché du luxe chinois de 20% jusqu’en 2008 puis de 10% jusqu’en 2015, date à laquelle l’Empire du Milieu deviendrait le premier marché mondial avec 30% de parts de marché. Ce marché va continuer à se développer sous l’effet conjugué de la croissance (10,7% en 2006 après 25 ans de croissance à deux chiffres) multipliant les nouveaux riches à travers le pays et de l’émergence grandissante de deux segments de consommateurs qui vont tout autant tirer cette consommation quantitativement que la bouleverser qualitativement. La Chine traverse en effet une période de transformations aussi rapides que protéiformes, qu’elles soient économiques, culturelles, sociologiques…. qui se répercutent sur son marché du luxe à travers l’importance grandissante des « petits empereurs » issus de la politique de l’enfant unique et des femmes à l’indépendance grandissante. Les clients du guanxi et les ernai continueront d’exister et de tirer le marché du luxe par leur consommation ostentatoire et sans limite, mais leur part relative devrait décroître à mesure que ces deux segments bien plus importants vont se développer et complexifier le défi du marché chinois pour les marques de luxe. Ce marché majoritairement masculin et consistant en cadeaux pour les autres va en effet évoluer vers un marché plus équilibré constitué de cadeaux pour soi, ce qui fait prédire à Bernard Arnault que « les Chinois seront à terme des clients sophistiqués », dont les spécificités demanderont d’autant plus d’efforts de compréhension culturelle.

La première évolution provient de l’arrivée progressive sur le marché de l’emploi, et

donc sur celui du luxe, des enfants issus de la politique de l’enfant unique mise en place après 1979 et concomitante à la politique d’ouverture économique de Deng Xiaoping. Des jeunes aux caractéristiques économiques et sociologiques très particulières, puisqu’ils n’ont jamais connu le communisme économique et la pauvreté qui furent le quotidien de leurs parents et ont au contraire grandi dans un climat de développement économique fulgurant leur inculquant un optimisme et une ambition n’ayant d’égale que celle du pays tout entier, générant une atmosphère d’effervescence générale tout à fait propice à la consommation d’objets de luxe. Ils font surtout preuve d’un individualisme aussi surdimensionné que contrastant avec le collectivisme des générations précédentes, cristallisant autour d’eux toutes les attentes et les sacrifices (mais aussi les ressources) de deux parents et de quatre grands parents. Et contrairement à ces parents qui ont connu le démantèlement progressif du système communiste et ont du développer en retour un taux d’épargne très élevé pour faire face aux 3 montagnes des coûts d’éducation, de logement et de santé, ces «petits empereurs» dépensent plus en fonction de leurs revenus que de leurs patrimoines. Ivan Kwok du BCG estime ainsi que ces enfants uniques consacrent jusqu’à 20% de leurs revenus en vêtements, soit deux fois plus que la moyenne nationale. Des enfants qui n’en sont d’ailleurs plus vraiment puisque les premiers ont aujourd’hui entre 25 et 30 ans et commencent à devenir des consommateurs plus réceptifs à des valeurs d’individualité qu’à celles d’ostentation des «nouveaux riches» les ayant précédés, développant le «nouveau chic» et le «nouveau cool» de la Chine de demain (Husband et Chadha). « Des clients fous de marques, qui savent ce qu’ils veulent, attendent ce qu’il y a de mieux et n’ont pas honte de l’exiger » dixit un rapport de KPMG consacré à des petits empereurs …. qui seront demain les petits empereurs du luxe

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L’autre tendance de fond jouant le jeu de la personnalisation de la demande du luxe

en Chine est la libéralisation sociale et l’indépendance économique grandissante des femmes. Qu’elles soient célébrités ou employées épargnant des mois de salaires, femmes d’entrepreneurs ou femmes entrepreneurs (le plus riche Chinois est d’ailleurs une Chinoise, Zhang Yin), les femmes seront les clients du luxe de demain en Chine, représentant déjà plus du tiers des ventes et gagnant chaque jour un peu plus d’importance. Ces nouvelles clientes seront elles aussi plus à même d’insuffler une certaine personnalisation de la consommation de luxe (qu’on commence déjà à percevoir à Shanghai), à laquelle il faudra savoir répondre.

On assiste ainsi à un étirement du secteur du luxe en Chine, qui englobe des réalités de plus en plus diverses qu’on peut schématiser en s’appuyant sur le modèle de Husband et Chadha (The Cult of the Luxury Brand) utilisé pour comparer les niveaux de développement des différents marchés du luxe en Asie à la manière du vol d’oies sauvages d’Akamatsu. La Chine se développe en effet très vite, mais son immensité ne peut qu’entraîner une hétérogénéité du secteur du luxe à mesure que certains segments montent en gamme et se sophistiquent (sous l’effet des petits empereurs, des bobos, des femmes…) dans les plus grandes villes, quand d’autres commencent à peine à s’affirmer dans des 2nd-tier cities, voire à émerger dans des 3 rd-tier cities. Un étirement qui demande aux marques de luxe une prise en compte croissante des spécificités culturelles de clientèles de plus en plus diverses, qu’on

ne saurait appréhender avec une stratégie unique. Ce schéma montre la plus grande maturité des marchés du luxe du Japon ou de HK, mais il souligne surtout l’étirement du marché du luxe chinois du fait de la diversification croissante de ses clientèles.

Le développement du secteur du luxe en Chine a donc été historiquement tiré par la tradition du cadeau (guanxi, ernai, touristes) et par une consommation statutaire s’épanouissant dans un système faisant primer l’interdépendance au groupe sur l’indépendance des individus. Un individu à l’origine très masculin qui cherche à travers sa consommation de marques de luxe occidentales à montrer sa réussite et une certaine modernité. Autant de traits qui ne sont pas sans rappeler le développement du marché du luxe au Japon, et qui évoluent profondément au cours des dernières années à mesure que la diversification des clientèles engendre une complexification du secteur du luxe. Ou plutôt une personnalisation sous l’effet conjoint de ces « petits empereurs » élevés à l’individualisme et de ces femmes élevées au libéralisme, qui contribuent à l’émergence (partielle mais réelle) d’un luxe d’être et plus uniquement de paraître, un luxe qui sort des galeries d’hôtels où il était confiné pour s’affirmer dans de magnifiques boutiques comme il était sorti des depato au Japon quinze ans plus tôt. Le parallèle avec le Japon est plutôt remarquable, et Ralph Toledano, président de Chloé, de souligner que « ce qui se passe en Chine est très similaire à ce qui s’est passé au Japon il y a vingt ans, en beaucoup plus rapide ». D’où cette question aussi intrigante qu’importante pour les marques de luxe : la Chine sera-t-elle le nouveau Japon du luxe?

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La Chine, nouveau Japon du luxe ?

Cette question peut à première vue paraître paradoxale et surprenante, et pourtant la Chine et le Japon partagent des similarités culturelles qui ont pu en faire des terreaux propices au développement des marques de luxe. A une vingtaine d’années près néanmoins puisque le secteur du luxe a pris son essor au Japon à partir du début des années 1980 quand il a fallu attendre le début des années 2000 en Chine.

La Chine et le Japon partagent le fait d’avoir connu à un moment donné de leur

histoire récente (1945 au Japon, 1978 en Chine) une série de réformes ayant profondément transformé leurs systèmes économiques et sociaux, qu’elles aient été imposées de l’extérieur (au Japon avec les Etats-Unis) ou qu’elle soient venues de l’intérieur (en Chine avec Deng Xiaoping). Ces politiques de développement capitalistique basées sur la montée en gamme progressive des exportations (le fameux vol d’oies sauvages d’Akamatsu) ont permis d’engendrer des taux de croissance extraordinaires et une montée en puissance progressive du pays tout entier, qui a fini par engendrer autant d’admiration que de crainte (du japan bashing des années 80 aux quotas textiles aujourd’hui). Ce développement a permis aux biens de première nécessité de se diffuser (au cours des années 1970 au Japon et 1990 en Chine), et a généré un enrichissement tel qu’au bout d’une génération un secteur du luxe commence à se développer. Le parallèle historique est surprenant, et ne s’arrête pas là puisque dans les deux cas le luxe qui émerge est en premier lieu un luxe de paraître (show off) fondamentalement interpersonnel, un luxe où on consomme au moins autant pour les autres à qui on veut signifier un certain statut social (on parle de produits status markers) que pour soi. Comment expliquer sinon qu’à Tokyo 94% des femmes de 20 ans aient un accessoire Louis Vuitton et 92% quelque chose de chez Gucci ?

Cette volonté de représentation, de se situer dans le groupe vient d’une conception de l’individu commune à ces deux sociétés confucéennes, un individu qui ne peut se concevoir que dans un cadre d’interdépendance par rapport à ses pairs, alors qu’il préfèrera magnifier son indépendance dans les sociétés occidentales. A la conception weberienne d’un individu acteur rationnel qu’on retrouve souvent en Occident répond en effet en Asie une conception d’un individu plutôt agent des comportements du groupe, correspondant à la vision de société holistique décrite par Durkheim. Au mot japonais signifiant soi (jibun) qui cristallise bien cette dialectique, signifiant « la part de soi dans l’espace de vie partagé », répond le concept chinois de face (mianzi), concept absolument central dans l’Empire du Milieu où il

n’est jamais question de la perdre. Martin Roll a ainsi raison de rappeler dans Asian Brand Strategy que la pyramide de Maslow que nous considérons comme naturelle en Occident est moins opérante en Asie, ou l’est plutôt différemment puisqu’au sommet de la hiérarchie ne se trouvent pas uniquement le prestige et l’épanouissement personnel mais l’admiration et le statut, dans une société avant tout collective.

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A l’indépendance du « moi-je »

occidental répond ainsi l’interdépendance du « moi-nous » asiatique, pour reprendre les termes de Christian Blanckaert (Les Chemins du luxe). Dans des sociétés en proie à une remise en question fondamentale de la place de chaque individu en son sein, les produits de luxe ont eu l’opportunité de pouvoir s’ériger en marqueur social, au point d’en devenir pour Chadha et Husband « les moyens pour les Asiatiques de redéfinir leur identité et leur position sociale ». On comprend alors comment ces produits de luxe puissent apparaître comme nécessaires au Japon et en Chine et mériter des sacrifices, qui n’en sont en fin de compte pas vraiment.

A ces similarités culturelles s’ajoutent des similarités conjoncturelles. La Chine et le Japon sont en effet des sociétés historiquement très hiérarchisées, dans lesquelles la place de chacun était comme on l’a vu essentielle, et les réformes survenues à partir de 1945 au Japon et à partir de 1978 en Chine ont eu pour conséquence de profondément remettre en question ces hiérarchies passées. Ce n’est plus tant le fait d’être issu d’une famille de samuraï ou d’une famille excellant depuis des dynasties aux tests impériaux qui fait qu’on est reconnu et adulé au Japon et en Chine, mais bien plus fonction du seul référentiel qui émerge après ces profonds bouleversements hiérarchiques, l’argent. Un argent dans les deux cas porté aux nues comme dans la rue car il ne demande qu’à être montré, constituant un terrain rêvé pour des marques de luxe qui « indiquent par leur consommation l’accès à ce qui est rare, exclusif et désirable » comme le rappelle Kapferer, et qui idéalement devraient donner ces mêmes caractéristiques à celui ou celle qui les porte. Dans le Japon des années 1980 comme dans la Chine des années 2000 cet enrichissement extrêmement rapide se fait dans des conditions d’optimisme et d’ambition sans borne, portés par un dynamisme interne extraordinaire et par l’approbation tacite du monde entier qui table sur leur domination future de l’économie mondiale (du « Japan as Number one » d’Ezra Vogel en 1979 aux études donnant aujourd’hui la Chine future première puissance mondiale), d’où des comportements de consommation eux aussi sans limite, «souvent plus liés aux revenus qu’aux patrimoines» (Michael Burke, président de Fendi), dans la mesure où toute fortune n’est encore qu’un début. Alors autant dépenser aujourd’hui vu qu’on gagnera encore plus demain.

Ces parallèles donnent un certain crédit à la comparaison des conditions de développement préalables des secteurs du luxe en Chine et au Japon, mais il faut être prudent avant d’extrapoler sur des similarités de destinations probables. Le Japon et la Chine partagent en effet plus de différences structurelles que de proximité culturelle, et si on peut voir dans les clients chinois d’aujourd’hui quelques souvenirs des clients japonais d’hier il serait rapide et trompeur de voir dans les clients japonais d’aujourd’hui les clients chinois de demain.

La Chine a d’abord une hétérogénéité qui n’a d’égale que l’homogénéité du Japon. Géographiquement, ethniquement et culturellement la Chine regroupe des populations vivant dans des conditions aussi différentes que la Suède (sur la même latitude que le Nord de la Chine) ou le Maroc (sur la même latitude que le Sud de la Chine), le tout sur un

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territoire deux fois plus grand que les 27 pays européens et 25 fois plus grand que le Japon. Diversité culturelle mais aussi économique distinguent la Chine d’aujourd’hui du Japon d’hier, où le développement du luxe a été aussi diffus que celui de la croissance du fait justement de cette homogénéité ethnique et sociale. Royaume du luxe, le Japon l’est en effet devenu en tant que royaume des classes moyennes, et de classes moyennes riches, quand la Chine se distingue plutôt par des inégalités extrêmes et grandissantes. Il faut donc faire très attention quand on compare les marchés du luxe en Chine et au Japon, tout simplement parce qu’il n’y a pas un mais des marchés du luxe en Chine. Et si leur agglomération forme un jour le premier marché mondial ce sera plus du fait de la force du nombre que grâce au rêve utopique qu’un Chinois sur 6 possède un produit Louis Vuitton comme au Japon.

Le problème de la contrefaçon est une autre grande différence entre le développement du marché du luxe au Japon où il fut plutôt l’exception, et en Chine où il est plutôt la règle, du fait de la différence toute aussi profonde entre la quête de perfectionnisme japonais et celle de pragmatisme chinois. Les Japonais avaient il y a vingt ans déjà une perception bien plus cultivée des produits qu’ils consommaient et étaient bien plus exigeants sur leur qualité, ce qui les rapprocherait des clients de Hong Kong mais les différencie des Chinois continentaux. Paradoxalement ce problème de la contrefaçon touche surtout les très riches et les très pauvres en Chine, les classes moyennes ayant plutôt tendance à rêver et à économiser des mois pour acheter des produits authentiques, si importants pour signifier leur statut social qu’ils ne risqueraient pas de le compromettre avec des contrefaçons. Les Chinois les plus pauvres achètent des faux sans connaître les marques qui sont contrefaites, mais le vrai problème vient surtout du fait que ce sont souvent les riches qui achètent des contrefaçons en Chine, et considèrent comme un jeu de mélanger du vrai et du faux. D’où les tournées de shopping entre riches copines de Hong Kong à Shenzhen (on dit souvent que les Chinois vont acheter du vrai à Hong Kong et les Hong Kongais du faux en Chine) ou cette étude de Synovate qui affirme que 73% des acheteurs de produits contrefaits en Chine sont des chefs d’entreprise, des professionnels et des cols blancs. Ce problème fut bien moins répandu au Japon où la qualité l’a souvent emporté sur le prix (car comme le disent si bien les Japonais « on ne paie le prix qu’une fois, mais on voit la qualité tous les jours ») et le combattre en Chine demandera autant de force et de patience que d’efforts d’éducation, en espérant donner raison à Coco Chanel qui disait que « la copie ne tue pas l’original ».

Une dernière grande différence entre les expériences japonaise et chinoise tient à un des mystères du développement du luxe au Japon, qui est profondément resté un luxe occidental. Si le Japon a depuis les années 1970 offert au monde ses plus fervents consommateurs de luxe, il lui a aussi offert parmi ses plus talentueux designers (comme Kenzo Takada ou Yohji Yamamoto), des designers qui ont néanmoins souvent trouvé plus de succès en Occident qu’au Japon où le luxe a justement « un parfum d'Occident ». Il n’est en revanche pas certain que le développement du marché du luxe se fasse lui aussi au bénéfice quasi unique des marques occidentales en Chine, du fait de perceptions très différentes des relations envers l’étranger en général et l’Occident en particulier. Etymologiquement déjà la Chine se considère comme centre de l’univers et a donc plus à apprendre aux autres qu’à apprendre des autres, alors que le Japon a depuis longtemps appris à emprunter aux autres (parmi lesquels la Chine) pour se renforcer. Ces deux visions ont conduit à deux réactions opposées face au contact de l’Occident au XIXe siècle, qui allaient servir de prélude au délitement de l’immense Empire Chinois et à la montée en puissance du Japon. La chance du Japon aura été de se voir lancé le défi de l’Occident en 1852, soit quatre ans après que la Chine a été humiliée lors de la guerre de l’Opium. Quatre courtes années qui allaient néanmoins suffire au Japon pour se convaincre de l’avance prise par l’Occident, et l’amener à apprendre à se moderniser sans se renier derrière son Wakon

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Yosai (esprit japonais, technique occidentale), s’appuyant sur les inventions et les idées occidentales pour mener à bien sa révolution Meiji et être la première nation non occidentale à se moderniser. Ce débat entre conservateurs et partisans d’une ouverture à la modernisation (tiyong, équivalent chinois du wakon yosai) tourna en Chine à l’avantage des premiers, courte victoire puisqu’elle allait précipiter la perte du pays tout entier. Perte ô combien douloureuse puisqu’elle signifia la perte de Hong Kong puis de Macao, l’établissement de concessions puis le traumatisme japonais, et allait donner à la renaissance d’après 1978 un goût de revanche tout particulier. Ainsi si aujourd’hui les Chinois consomment des marques de luxe occidentales c’est bien plus pour leur modernité et leur symbolique de réussite internationale que pour leurs valeurs à proprement parler occidentales, valeurs qui avaient pu avoir un certain charme dans un Japon aimant tant s’en inspirer. Et si les chinoises désirent aujourd’hui avoir une peau toujours plus blanche c’est bien plus dans la continuité de canons de beauté qui dès la dynastie Tang aimaient assimiler la beauté au blanc du jade que du fait d’une prétendue volonté de ressembler à des occidentales. A un Japon poursuivi par un complexe d’infériorité vis-à-vis d’un Occident érigé en modèle répond en effet une Chine fière et sans complexe, une Chine «trop grande, trop vieille et trop sûre d’elle » (Helmutt Schütte, Dean de l’INSEAD à Singapour) qui pourrait vouloir demain exprimer ce patriotisme à travers des marques de luxe chinoises et plus uniquement occidentales si certaines parvenaient à véhiculer cette idée de réussite internationale. Les Chinois n’ont-ils d’ailleurs pas inventé la soie et la porcelaine bien avant nous, pour leur propre usage mais aussi pour le notre ? Alors pourquoi ne pourraient-ils pas bientôt développer des marques de luxe (LaVie, Shanghai Tang) sur nos marchés…. et rendre notre réussite plus dure sur le leur ? Cette situation constituerait un challenge de plus pour les marques de luxe par rapport au Japon, même si la balance penche aujourd’hui plutôt en leur faveur pour plusieurs raisons. La Chine est d’abord un pays tellement grand qu’il paraît difficile d’y constituer une base de développement cohérente, nécessaire à l’établissement d’une marque de luxe ; les Chinois ont ensuite tendance à chercher un retour sur investissement rapide quand « le luxe est d’abord une épreuve de temps, donc de patience » (Pierre Bergé) ; les designers chinois sont enfin confrontés à un dilemme entre tradition et modernité, qui fait qu’une actrice comme Zhang Ziyi peut porter un cheongsam au festival de Cannes mais viendra plutôt en robe Chanel à une projection en Chine. En sera-t-il toujours ainsi ? Aux marques de luxe de tout faire pour y parvenir ….

Quelques leçons pour les marques de luxe en Chine

La Chine sera-t-elle le nouveau Japon du luxe? Quantitativement sûrement, qualitativement sûrement pas. Des similarités culturelles peuvent en effet expliquer une émergence rapide des produits de luxe comme marqueur de réussite sociale dans l’Empire du Soleil Levant comme dans celui du Milieu, mais il serait aussi réducteur que trompeur de voir dans la Chine un simple Japon bis du luxe. Ainsi si les Chinois pourraient bientôt devenir les «premiers clients du luxe», la palme de « meilleurs clients du luxe » acquise par les Japonais à l’issue de trois décennies de quête de sophistication et d’autant de millénaires de quête de perfection sera bien plus dure à leur prendre. Alors que le Japon a pu constituer un paradis pour les marques de luxe du fait de sa diffusion généralisée dans une population homogène et éduquée, le marché chinois est quant à lui bien plus complexe, la contrefaçon y sera bien plus dure à contenir et l’appartenance occidentale bien moins suffisante comme gage de réussite. « Le combat chinois se déroule sur un marché qui pose une combinaison unique de challenges culturels, démographiques et géographiques » comme le résume Tom Doctoroff (président de JWT Chine) et le marché du luxe en soulèvera de plus en plus à mesure qu’il se complexifie sous l’effet de la concurrence qui s’y développe et de consommateurs qui se sophistiquent.

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Y réussir demandera aux marques de luxe de commencer par démythifier l’eldorado

chinois, de savoir écouter et s’adapter aux spécificités d’un marché aussi prometteur que riche de challenges. Bien aborder le marché chinois demande de commencer par reconnaître les coûts élevés nécessaires à une implantation très qualitative (coûts de localisation, de communication …), qui ressemble aujourd’hui plus à de la construction de marques que de profits. Il faut éviter de chercher trop vite la quantité et toujours se focaliser sur la qualité, « car avec le temps cette qualité sera quantitative » comme le souligne Caroline de Maisonneuve, qui connaît bien les Chinois de par sa fonction de Marketing Manager Asie aux Galeries Lafayette. Démythifier les coûts mais aussi le temps nécessaire à la réussite, les marques de luxe devant apprendre à travailler avec une conception du temps forcément plus longue dans une Chine à l’histoire millénaire, et toujours considérer leur implantation dans une optique de long terme. Si seul le temps fait les vraies marques de luxe en les ancrant dans l’histoire, seul le temps pourra leur permettre de réussir en Chine en avançant doucement, dans un pays ou il faut avant tout savoir faire preuve de patience, savoir prendre du temps pour en gagner. Moet Hennessy en constitue un très bon exemple, devant beaucoup de son succès très rapide en Chine aux cinq années passées précédemment sur place à étudier les comportements et la psychologie des consommateurs.

Les similarités évoquées plus haut entre la Chine et le Japon ne doivent en effet pas masquer de profondes différences culturelles, qui font que si les Japonais avaient une vision et une consommation du luxe plutôt sociétale et collective les Chinois sont avant tout caractérisés par une vision personnelle avec un impact sociétal. Les consommateurs de luxe y sont motivés par une profonde démarche de connaissance de soi, qui fait que chaque décision doit être justifiée et justifiable, afin de pouvoir ensuite convaincre leur entourage. La logique est donc rationnelle quand elle est relationnelle au Japon, les Chinois cherchant dans les marques de luxe des valeurs légitimes et cohérentes leur correspondant, mais devant rester simples pour être facilement transmissible dans leur cercle proche. De nombreux nouveaux riches chinois sont en effet avant tout d’anciens pauvres à l’éducation sacrifiée, qui cherchent à retrouver une certaine substance à travers des produits de luxe les rendant plus respectables, et véhiculant des valeurs aisément transmissibles à leurs enfants. D’où le succès de marques mettant en avant le savoir-faire (donc la légitimité) et la transmission comme Patek, d’où surtout la nécessité pour les managers locaux de montrer l’exemple, de créer cette légitimité qui seule permettra aux marques de luxe d’ancrer leur pérennité en Chine. Si les Chinois sont exigeants et peu fidèles c’est en effet certainement moins pour des raisons structurelles que du fait d’un manque d’éducation sur les spécificités des différentes marques de luxe, leur consommation ayant été initialement considérée dans son acception la plus ostentatoire.

Les marques de luxe doivent ainsi avant tout mettre l’accent sur la communication de leur histoire, de leur ADN et porter une grande attention à la maîtrise d’une image souvent naissante (comme l’a fait le Comité Colbert à Shanghai du 26 Octobre au 7 Novembre 2005). L’immensité du pays et la forte concurrence que se mènent les marques occidentales rendent cette communication difficile, les canaux classiques (presse, télévision….) se révélant souvent peu adaptés à un marché du luxe encore balbutiant, qui demande avant tout d’aller parler à ses clients et de développer un tissu relationnel. Cette communication passe par le merchandising au sein de boutiques de luxe à la localisation cardinale, des boutiques qui servent en effet à éduquer les clients chinois, à créer cette brand awareness qui seule pourra les décourager d’acheter des contrefaçons et les encourager à choisir telle marque plutôt qu’une autre lorsqu’ils voyageront à Hong Kong ou à Paris. Une démarche d’éducation d’autant plus importante que les chinoises n’ont pas pu comme dans les pays plus développés se faire transmettre les fondamentaux de l’univers du luxe par leurs mères, qui il y a encore quinze

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ans n’avaient pas le droit de mettre de rouge à lèvre dans certains lieux en Chine. D’où la nécessité pour les marques de luxe de se « substituer à la mère » dans ces logiques de sensibilisation, selon les termes de Paolo Gasparrini, Président de L’Oreal Chine.

Cette démarche d’éducation est cruciale pour fidéliser des clients chinois ayant encore une faible connaissance des différentes marques de luxe, et doit chercher à dépasser les produits pour faire partager une vision, une expérience du luxe et de ses valeurs. Faire connaître des marques bien sûr, mais surtout développer une culture du luxe seule à même de pérenniser cette consommation et de faire marcher la Chine sur les traces du Japon en la faisant passer du statut de « show off » à celui de « fit in » selon les termes de Husband et Chadha, « de l’ostentation à l’émotion » pour prendre ceux d’Elyette Roux. Autant d’aspects qui ne pourront passer que par une logique de formation interculturelle réciproque, tant des vendeurs chinois à nos spécificités occidentales que de nos managers occidentaux aux spécificités des client(e)s chinois(es) en constante évolution. Comme le rappelle Christian Blanckaert, Directeur des Affaires Internationales chez Hermès, le seul moyen de réussir en Chine sera « d’apprendre et d’écouter, de partager culturellement avec elle ».

Partager culturellement signifiant apprendre à comprendre les spécificités culturelles d’un pays extraordinairement divers, apprendre à comprendre les mentalités de Chinois de plus en plus éduqués et ouverts, de ces « petits empereurs » ou de ces chinoises qui recherchent l’individualité de l’être et plus seulement le statut social du paraître. Apprendre surtout à s’adapter puisque comme le fait remarquer Mélanie Fouquet de JP Morgan « le plus grand défi pour le secteur du luxe provient du fait qu’il change extrêmement vite », ce qui demande aux marques de luxe de compléter des stratégies d’implantation occidentales s’inspirant de Clausewitz par d’autres plus chinoises d’adaptation à un environnement en constant changement à la Sun Tzu. C’est bien là que se jouera le défi du luxe en Chine, sur cette capacité à écouter les clients chinois et à répondre à leurs attentes de personnalisation, dans une logique de travail sans cesse accru d’écoute et de Customer Relationship Management.

Etre flexible ne signifie pas pour autant être laxiste, comme dans le combat essentiel

contre la contrefaçon, dans lequel à nouveau seuls le temps et les efforts culturels finiront par jouer pour ou contre le luxe. Le temps de mettre en place des mesures strictes, celui que les consommateurs deviennent plus sophistiqués et s’intéressent autant à l’expérience du luxe qu’aux produits la matérialisant, celui enfin que « les marques chinoises montent en gamme et soient de plus en plus amenées à lutter contre la contrefaçon » (Pierre Denis, Directeur de Christian Dior Couture & Parfums Asie). Les efforts culturels aussi, pour comprendre que la contrefaçon n’est jamais abordée en Chine sous un angle moral pour des raisons justement culturelles, liées à une conception de la propriété intellectuelle complètement différente de la nôtre. Il n’est d’ailleurs pas anodin de remarquer que le terme chinois signifiant copier, xue学, signifie aussi apprendre, et donc que copier n’est en fin de compte qu’apprendre à progresser pour les Chinois. Combattre le problème de la contrefaçon demandera ainsi autant de force avec les autorités (la fermeture du Silk Market à Beijing et du Xiangyang Market à Shanghai constituant des premiers pas positifs) que de patience avec les consommateurs, et il sera autrement plus efficace de réussir à leur transmettre les véritables valeurs du luxe (donc les valeurs du luxe véritable) que de chercher à éradiquer les contrefaçons de toutes les rues chinoises. Ce combat de la contrefaçon, comme celui du luxe tout entier, ne pourra donc être gagné en Chine qu’en jouant sur le terrain de l’éducation et du dialogue interculturel, dans une logique d’équilibre entre excellence du matériel et de l’immatériel, entre force du rationnel et de l’émotionnel… au cœur du luxe en Chine comme ailleurs. Laissons ainsi la conclusion à un proverbe chinois:

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Bibliographie : Livres :

• ALLERES Danielle, Mode, Economica 2005

• ALLERES Danielle, Marques de luxe, significations et contenu, Economica 2005

• ALLERES Danielle, luxe… métiers et management atypiques, Economica 2005

• ALLERES Danielle, L’empire du luxe, Belfond 1992

• ASSOULY Olivier (sous la direction de), Le luxe, IFM Editions du regard 2004

• BLANCKAERT Christian, Les chemins du luxe, Grasset 1996

• BOUISSOU Jean-Marie, Quand les sumos apprennent à danser, Fayard 2003

• BOUISSOU Jean-Marie, FAURE Guy, LAIDI Zaki, L’expansion de la puissance japonaise, Editions Complexe 1992

• CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ? 2004

• GUTSATZ et DASSETTO, Marques de luxe et capital symbolique, cycle de conférence 2003

• HATA Kyojiro, Louis Vuitton Japon, Assouline 2004

• LIPOVETSKY Gilles, L’ère du vide, Gallimard 1983

• LIPOVETSKY Gilles et ROUX Elyette (titulaire de la Chaire LVMH de l’ESSEC), Le Luxe éternel : Du sacré au temps des marques, Gallimard 2003

• PELLETIER Philippe, Le Japon, Idées Reçues Le Cavalier Bleu 2004

• PELLETIER Philippe, Japon, Crise d’une autre modernité, Documentation Française 2002

• PELLETIER Philippe, Le Japon, une puissance en question, Documentation Française 2003

• PREVOST Giselle, Voyage au pays du luxe, Le Cherche Midi Editeurs 2001

• ROLL Martin, Asian Brand Strategy, Palgrave Macmillan 2005

• SABOURET Jean-François (collectif), Japon, peuple et civilisation, La Découverte 2004

• SILVERSTEIN Michael J. et FISKE Neil, Trading Up, Portfolio 2005

J’ai volontairement réduit mon spectre aux livres portant sur le secteur du luxe et le Japon ayant directement contribué au mémoire, et non à ceux sur la Chine n’ayant contribué qu’à la postface Articles (classés ante chronologiquement) :

1) Japon

• Japon, la passion du luxe, Le Point, 09/12/2004

• Lettre Mensuelle du Comité Colbert, 12/2004

• Le marché du luxe au Japon, Ambassade de France au Japon, 2004

• Rien n’est trop beau pour Chanel à tokyo, Michel Temman, Libération, 4/12/2004

• Coup de blues pour l’industrie du luxe au Japon, David Barroux, Les Echos, 01/12/2004

• Luxury 2004, The Lure of Asia, International Herald Tribune, 01/12/2004

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• Le secteur du luxe entame une nouvelle vie au Japon, Francois Lacombe, AFP Tokyo 12/2004

• Bipolarisation dans l’industrie du luxe, Yomiuri Shinbun, 10/11/2004

• Quelques nuages apparaissent dans le ciel du luxe au Japon, Francois Lacombe, 26/10/2004

• Louis Vuitton contre-attaque au Japon, David Barroux, Les Echos, 3/09/2004

• Les Français jouent la carte du luxe au Japon, Marie Bordet, Le Point, 10/06/2004

• Tokyo, l’écriture de la beauté, Philippe Pons et Florence Evin, Le Monde, 19/05/2004

• Fate of luxury sedan market reflects changing face of society, Kaho Shimizu, The Japan Times, 14/05/2004

• Bernard Arnault : Les créateurs sont notre richesse, L’Express, 16/02/2004

• Japon, la Mecque du luxe, Nouvel Observateur, 12/02/2004

• Dior prend ses quartiers de luxe à Tokyo, Michel Temman, Libération, 8/12/2003

• Japanese tire of luxury brands, Ken Belson, New York Times, 26/10/2003

• Louis Vuitton croit encore au Japon, David Barroux, Les Echos, 5/09/2003

• Can the High End Hold Its Own? , Sheridan Prasso, Business Week, 30/06/2003

• Flawed Jewel, Dawn Matus, Hawaii Business Magazine, 04/2003

• Le paradoxe du luxe, Erich Chol, L’Express, 27/02/2003

• The Luxury Bubble, George Wehrfritz et Kay Itoi, Newsweek, 10/02/2003

• La contrefaçon prospère sur le marché du luxe au Japon, Philippe Pons, Le Monde, 9/10/2002

• Les répercussions sociales de la prospérité, Philippe Pons, Le Monde, 1/10/1988

2) Chine

• Luxury brands struggle to find profit in mainland China, Le-Min Lim Bloomberg 02/01/2007

• Euro fashion invades Asia, Natasha Bita, The Australian, 02/01/2007

• China: luxury goods’ new continent?, China Daily, 28/12/2006

• Money Talks, Brian Schwarz et Vanessa Wong, Insight, 12/2006

• Young drives spending on luxuries, China Daily, 30/11/2006

• The lure of a precious market, Justine Lau, Financial Times, 27/10/2006

• Hanghzou: Bulls in China, shop, Geoff Dyer, FT Business of Luxury 2006

• La Chine s’intéresse à la mode, Corinne Jeammet, France 2, 10/2006

• For China, a full embrace of luxury, Samuel Chen, International Herald Tribune, 16/10/2006

• Shopping centres: a brave new world of retail, Ross Tieman, Financial Times, 26/09/2006

• Le luxe français au cœur de Pékin, Mathieu Baratier, RFI, 31/08/2006

• Chinese hunger for luxury goods, China Daily, 06/07/2006

• High-end consumers drive up luxury sales, China Daily, 01/07/2006

• Le luxe dans les pays émergents: la Chine et Inde, Stephane Truchi, Ipsos, 26/06/2006

• In China, to get rich is glorioys, Frederik Balfour, Business Week, 06/02/2006

• La longue marche des Français en Chine, Kira Mitrofanoff, Challenges, 20/04/2006

• China’s hunger for luxury goods grows, Jehangir S. Pocha, Globe, 21/03/2006

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• Taking Charge; Touch of class; French flair, Jiang Jingjing, China Daily, 06/03/2006

• Luxury brands on scent of China’s new woman, China Daily, 11/02/2006

• China: The New Lap of Luxury, Ernst & Young report, 2005

• Le nouvel eldorado chinois, Gilles Denis, Ghislain de Montalembert, Le Figaro 30/12/2005

• Luxury Spending : China’s Affluent Entering « Enjoy Now » Phase of Consumption, Zijun Li, Worldwatch Institute, 16/12/2005

• Louis Vuitton renforce sa présence en Chine, Cécile Ducourtieux , Le Monde 22/11/2005

• Louis Vuitton affirme ses ambitions chinoises, Tristan de Bourbon, La Tribune, 21/11/2005

• LVMH hails China’s luxury goods boom, Richard McGregor, Financial Times, 18/11/2005

• La Chine, prochain marché clé pour les marques, Tristan de Bourbon, La Tribune 02/11/2005

• Interview with Denis Morisset, luxuryculture.com, 11/2005

• Comment le luxe français envahit le marché chinois?, Brice Pedroletti, Le Monde, 30/10/2005

• LVMH perçoit un pays au « potentiel considérable », Brice Pedroletti, Le Monde, 30/10/2005

• Les clientes veulent apparaître comme « des femmes de goût », Brice Pedroletti, Le Monde, 30/10/2005

• Chinese luxury shoppers to top Japanese, Mark O’Neill, South China Morning Post, 27/10/2005

• La France veut doper ses ventes de luxe en Chine, Yann Rousseau, Les Echos, 27/10/2005

• China : Catastrophe for creativity or luxury opportunity ?, Suzy Menkes, IHT, 28/09/2005

• China luxury industry prepares to boom, Charlotte Windle, BBC News, 27/09/2005

• Luxury brands upbeat on Chinese market, Janet Ong and Sara Gay, Bloomberg, 23/05/2005

• Luxury brands focus on China, China Daily, 19/05/2005

• “Live life now” is mantra of new rich, China Daily, 17/05/2005

• Industry wakes up to the dragon, Adam Jones, FT Business of Luxury 2005, 17/05/2005

• Chinese tourists, Adam Jones, FT Business of Luxury 2005

• A Nanjing, les grandes marques ont trouvé leur écrin, A-M- Rocco, Challenges, 12/05/2005

• Le filon mandarin fait rêver, Delphine Cuny, La Tribune, 01/02/2005

• A country in love with luxury, Justine Lau, Financial Times, 12/01/2005

• Luxury for the people, Sarah Raper Larenaudie, Time Style & Design, 03/01/2005

• The road to China, A soft approach, Jessica Michault, International Herald Tribune, 07/12/2004

• World fashion industry casts vote of confidence in China, Xinhua 03/12/2004

• Luxury 2004: the lure of Asia, Suzy Menkes, International Herald Tribune, 01/12/2004

• Luxury 2004: the lure of Asia, Katie Weisman, International Herald Tribune, 01/12/2004

• Luxury goods storming Chinese cities, China Daily, 30/11/2004

• Shanghai, nouvelle vitrine de la mode, Anne-Laure Quilleriet, Le Monde, 27/11/2004

• Luxury foreign products make inroads, China Daily, 14/11/2004

• Luxury eyes China as market and future competitor, China Daily, 17/11/2004

• Lifestyle aficionados ignore prices, China Daily, 15/11/2004

• Les nouvelles frontières du luxe, Anne-Laure Robert, La Tribune, 15/11/2004

• L’industrie du luxe met le cap sur la Russie et la Chine, Pierre de Gasquet, Les Echos, 04/11/2004

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• Louis Vuitton s’offre le plus grand magasin de luxe en Chine, Les Echos, 24/09/2004

• China grows as LVMH luxury goods market, Nicola Clark, IHT, 16/09/2004

• Luxury brands is banking on French fair, Justine Lau, Financial Times, 08/09/2004

• Luxury brands are rushing into China’s red hot market, Clay Chandler, Fortune 26/07/2004

• Luxury’s new empire, The Economist, 17/06/2004

• China’s golden week: A luxury El dorado, Suzy Menkes, IHT, 11/05/2004

• Une etude pointe la difficulté pour le luxe d’investir en Chine, Les Echos, 02/03/2004

• L’industrie du luxe, l’âge de raison, Enjeux les Echos, 01/02/2004

• La Chine, nouvel eldorado du luxe, Ipsos, 15/12/2003

• La Chine, nouvel eldorado pour les industriels du luxe, Laure Robert, La Tribune, 03/12/2003

• Where are the world’s most promising new luxury markets?, S. Wade, Colored Stone, 2003

• Notion du luxe en Chine, étude d’AEC pour le Comité Colbert, 1997 et 2003

Production “made in China” et contrefaçon

• La Délocalisation du luxe, un sujet encore tabou, Le Monde Economie, 12/12/2006

• The complex trade in luxurious fakes, Andrew Yeh, Financial Times, 19/04/2006

• Contrefaçon : Louis Vuitton gagne un procès en Chine Yann Rousseau Les Echos 19/04/2006

• As luxury industry goes global, knockoffs follow, Alessandra Galloni, The WSJ, 31/01/2006

• Luxury brands take on landlords, John Leary and Patrick Ma, Financial Times, 25/01/2006

• The Gucci Killers, Linda Tischler, Fast Company, 01/2006

• Fake expectations, South China Morning Post, 25/12/2006

• China goes luxury, Reena Jana, Business Week, 01/12/2005

• Le luxe “made in China” encore balbutiant, Yann Rousseau, La Tribune, 27/09/2005

• Fake luxury goods have sinister tag, China Daily, 21/05/2005

• Interview de Marc Antoine Jamet, Ambassade de France en Chine, 02/05/2005

• China: Mass production meets quality control, Alexandra Harney, FT Business of Luxury 2005

• “Made in China” suspense of luxury brands, China Daily, 17/12/2004

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Annexes :

• Ouvertures de boutiques de luxe au Japon (2001-2004) :

• Hermès à Ginza (Peter Marino, 2001), une Maison à $138 millions

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• Louis Vuitton à Omotesando (Jun Aoki, 2002), un investissement de $100 millions

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• Prada à Aoyama (Herzog et de Meuron, 2003), phénomène de mode à $87 millions

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• Chanel à Ginza (Peter Marino, 2004), un investissement record de $240 millions

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• L’attention portée au service : une publicité Louis Vuitton