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MARDI 7 AVRIL 202076E ANNÉE– NO 23403
2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
LE REGARD DE PLANTU
Pour l’auteur de « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité », le passé nous montre que l’on ne se protège pas en s’isolant et en fermant ses frontièresPAGE 24
TribuneHarari : « La coopération est l’antidote »
COVID19 : LES DÉFIS DU TRAÇAGE PAR TÉLÉPHONE▶ Un consortium de chercheurs européens est surle point de lancer une infrastructure pour aider lesautorités sanitaires à garantir un suivi des patients
▶ Une application sursmartphone peut permettre de savoir, non pas oùs’est rendu un malade, maisqui il a côtoyé, en détectantles téléphones proches
▶ La Chine et la Corée duSud ont déjà franchi le pas,sans s’inquiéter du respectde la vie privée. Le RoyaumeUni et l’Allemagnes’y préparent à leur tour
▶ Le dispositif impose« une vigilance particulière », estime la présidente de la CNIL, qui n’yest cependant pas hostilePAGES 14-15 ET IDÉES – PAGE 25
CHINE : À WUHAN EN DEUIL, L’HOMMAGE AUX MORTS
Le 4 avril, veille de Qingming, jourconsacré à la mémoire des morts,Wuhan s’est arrêté trois minutes
pour honorer les victimes.GILLES SABRIÉ POUR « LE MONDE »
▶ Retour dans la ville, épicentre initial de la pandémie, qui va sortir du confinement▶ Les lenteurs et les dissimulations du système d’alerte chinois
L’assaillant, un réfugié soudanais, s’était plaint dans des écrits religieux de vivre dans « un pays de mécréants ». Il a tué deux personnes et en a blessé cinq autres, dont trois grièvement, samedi 4 avril, dans la DrômePAGE 13
TerrorismeL’attaque au couteau de RomanssurIsère
Les comparutions immédiates se poursuiventpendant l’épidémie, sans grandes précautions, dans des salles presque vides– et à Paris, sans avocatspour les plus pauvres.Reportages dans quatretribunaux d’IledeFrancePAGES 10-11
ProcèsUne justicequi tâtonne et tourne au ralenti
1 ÉDITORIAL
D’INDISPENSABLES GARDEFOUSPAGE 26
En cinq ans, Laurent Bayle a fait du complexe musical parisien qu’il dirige une marque qui s’exporte. En cette période difficile, il entend en conforter le succèsPAGE 22
Entretien« Faire de la Philharmonieune référence »
MASQUESLe port du masque pourrait être étendu à toute la population : la volteface du gouvernementPAGE 8
SOIGNANTSLes personnels médicaux font face à un deuxième front : protéger leurs familles… d’euxmêmesPAGE 6
ÉQUATEURA Guayaquil, la deuxième ville du pays, des dizaines de cadavres attendent des jours sur les trottoirsPAGE 5
ROUMANIELa colère des médecins, envoyés à la mort sans masques et sans aucun matériel de protectionPAGE 4
ROYAUME-UNIBoris Johnson, malade depuis dix jours, a été hospitalisé ; la reine a appelé les Britanniques à l’unitéPAGE 4
PAGES 2-3
EconomieLa crise du coronavirus et le grand retour de l’EtatPAGES 16-17
SocialFedEx somméde protéger seséquipes à RoissyPAGE 18
EntreprisesLa Coface prévoit une hausse de 25 % des faillitesPAGE 18
MayotteLes fragilitésde l’île face à l’épidémiePAGE 12
ANALYSEZ 2018 // DÉCHIFFREZ 2019
220 PAGES
12 €
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2 | CORONAVIRUS MARDI 7 AVRIL 20200123
A Wuhan en deuil, un hommage aux morts sous contrôleEn passe d’être déconfiné le 8 avril,Wuhan, épicentre initial de la pandémie, revient à la vie, dans une atmosphère d’étroite surveillance. Officiellement,2 570 personnes sont décédées dans cette capitale provinciale de 11 millions d’habitants
REPORTAGEwuhan (chine) envoyé spécial
C omme un long sanglot sonore,les sirènes et les klaxons de laville de Wuhan, dans le centrede la Chine, retentissent troisminutes en hommage aux3 338 morts officiellement du
Covid19 dans le pays, dont 2 570 dans cette capitale provinciale de 11 millions d’habitants. La Chine a choisi le 4 avril, jour de Qingming, la fête des morts, pour saluer lesvictimes de la pandémie, en passe d’êtremaîtrisée dans le pays. A Pékin, et dans toutes les villes chinoises, les dirigeants se tenaient face aux drapeaux en berne. A Wuhan, les rues étaient fermées autour du lieu de la cérémonie, en bordure du Yangzi, là où se dresse une stèle gravée d’un poème de Mao Zedong, en mémoire aux victimesd’une grande inondation en 1954. Face à deux policiers, casquette à la main et tête baissée, quelques dizaines de passants se tenaient, certains en silence, d’autres en pleurs, d’autres encore, filmant la scène, smartphone à la main. Un trentenaire tombe dans les bras de sa compagne, sanglotant. Il est sorti de l’hôpital sain et sauf, maisses parents, contaminés, y sont toujours.
La ville de Wuhan reste largement confinée. Dans certains districts, les habitantspeuvent sortir deux heures par jour au plusmais, dans d’autres, le confinement est encore strict. Les autorités de la ville, qui avaient annoncé la fin du confinement pour le 8 avril, ont précisé que l’ouverture serait progressive, face au risque d’une deuxième vague d’infection. Plus de 1 300 patients du Covid19 sont encore hospitalisés, tandis qu’un millier de patients asymptomatiques ont été détectés ces derniers jours, risquant, eux aussi, de transmettre le virus. A Wuhan, toutes les résidences etlieux publics sont encore gardés par du personnel en combinaison blanche, visage caché par un masque et des lunettes, qui vérifie la température, les autorisations de circuler, et le code QR des passants : une application sur smartphone traque lesmouvements de chacun et permet de savoirs’ils se sont trouvés dans une zone à risque,ou à proximité d’une personne infectée.
Dans ces conditions, les hommages sontdiscrets. L’hôpital central de Wuhan est entouré de palissades en plastique jaune : fermé au public pour désinfection jusqu’au6 avril, indique une affiche. C’est l’un des principaux hôpitaux de la ville, et celui qui avu le plus de décès liés au Covid19. Certains ont déposé des gerbes d’orchidées blanches et jaunes au pied des barrières, en hommageaux victimes. « Saluons les héros, pleurons leshéros », peuton lire sur une carte attachée à un bouquet. « Docteur Li, le monde devrait être aussi sincère et honnête que le tien. Feifei,Shanghaï », liton sur une autre carte. Le docteur Li Wenliang, 34 ans, avait été l’un despremiers à donner l’alerte au sujet d’un mystérieux virus ressemblant au SRAS, fin décembre. Il avait été réprimandé, comme septautres médecins, tous accusés de « diffuser des rumeurs ». Les autorités chinoisesn’avaient finalement réagi que trois semai
nes plus tard, quand l’épidémie était déjàhors de contrôle. Le 23 janvier, Wuhan, et bientôt toute la province du Hubei, était placé en quarantaine.
A cette date, le Dr Li Wenliang, ophtalmologiste à l’hôpital central, souffrait déjà de graves symptômes du Covid19. Sa mort, le 7 février, avait suscité une explosion de colère : une unanimité sur les réseaux sociaux rarement vue en Chine. Depuis, les autorités l’ont réhabilité et élevé au rang de martyr de la nation, aux côtés de treize autres médecins morts en combattant l’épidémie. Lesoir, leurs visages sont projetés sur l’un desgigantesques ponts qui traversent le Yangzi.
Mais cette tentative de récupération passemal. « Le gouvernement a fait une erreur. Le reconnaître, c’est bien, mais si le système ne change pas, cela ne sert à rien. J’ai entendu parler de ce virus dès fin décembre. Pourquoi ontils attendu si longtemps pour avertir la population ? », accuse un jeune homme, qui préfèregarder l’anonymat. Il est venu avec un ami déposer un bouquet devant l’hôpital. Une jeunefemme a traversé toute la ville pour aller voir l’hôpital central. « Aujourd’hui, beaucoup d’habitants de Wuhan ne peuvent toujours passortir de chez eux. Je ne voulais pas que les médecins partent sans personne pour leur rendre hommage », expliquetelle.
PHOTOS INTERDITESDepuis le 23 mars, la ville de Wuhan a relâché un peu le confinement et les habitants peuvent récupérer les cendres de leurs proches morts pendant la quarantaine. La plupart s’y sont pressés les premiers jours, créant de longues files d’attente qui ont jetéle doute sur le bilan officiel de 2 570 morts à Wuhan. Deux semaines plus tard, quelquesrares familles se rendent encore dans lescrématoriums, accompagnées de volontaires des comités de résidents qui les aident àgérer les démarches administratives, et s’assurent qu’ils ne fassent pas d’esclandres… Leprocessus est strictement encadré. Interdictions formelles de prendre des photos pour les familles. Même à l’extérieur d’un des sept crématoriums de la ville, l’apparitiond’un appareil photo fait jaillir plusieursagents de police.
Même scène à Biandanshan, le plus grandcimetière de la ville. Des dizaines d’agentsen uniforme bleu marine et masque blanccontrôlent l’entrée. Pandémie oblige, seulsles proches de personnes mortes depuis le début de la quarantaine sont autorisés à accéder au cimetière pour l’enterrement. Ilssont déposés par des chauffeurs volontaires, deux personnes par famille, plus un volontaire des comités de résidents, ou un membre du « danwei », l’unité de travail dudéfunt, explique un panneau à côté du hautportail de pierres gardant l’entrée des lieux.Quand certaines familles font mine de répondre à nos questions, les chaperons desorganisations officielles les poussent vers le couloir fait de palissades de plastique jaune, aménagé pour mieux contrôler les flux de visiteurs.
Les plus âgés portent souvent un brassardde tissu noir marqué de l’idéogramme « xiao », signifiant la piété filiale et le deuil. Une dizaine de familles défilent en trente
minutes. Beaucoup portent les portraits des défunts en noir et blanc : surtout des hommes âgés, crâne dégarni et sourcils broussailleux. Les urnes funéraires sont placées dans de petits coffres en bois, entourés de soie rouge et jaune. Des urnes de jade ont étéoffertes par le gouvernement et les places dans les cimetières ont vu leur prix abaisséde 30 %. Les crémations ont aussi été rendues gratuites pendant toute la période,pour faciliter la gestion de l’afflux de corps.
La famille de Wan Du a préféré attendre.Pas pressée de se mêler à la foule pour récupérer les cendres de cet oncle de 70 ans emporté par le virus, fin janvier. « Nous avonsorganisé une cérémonie à la maison. Nousavons accroché sa photo, allumé des bougies,et lui avons rendu hommage avec toute la famille », raconte Xie Hanlin, la bellesœur du défunt, jointe par téléphone. « Il doit y avoirune file très longue pour récupérer les cendres… Wan Du était un cas suspect deCovid19, mais il n’avait pas pu être testéavant sa mort. Il n’est donc pas compté dans les statistiques. Le nombre réel de morts doit être bien plus élevé que les chiffres officiels », souffle Mme Xie. La nuit tombée, dans unerue du centre, non loin du fleuve, des habitants, plutôt âgés, font brûler de faux billetsdans des cercles tracés à la craie pour sym
boliser l’argent et les offrandes faites aux ancêtres. « Comme on ne peut retournerdans notre village d’origine pour aller balayer les tombes des ancêtres comme le veutla tradition de Qingming, on fait ça ici », explique le patron d’un petit kiosque vendant cigarettes et boissons.
MORTS SANS LEURS PROCHESUn jeune couple ralentit le pas, pour observer. Lui, 27 ans, épaisse tignasse noire et lunettes, un bouquet d’orchidées à la main.Elle, cheveux longs, décolorés, lentillesbleues sur les yeux. Tous les deux portent lemasque chirurgical de rigueur. Ils ont l’airun peu ému par ces rituels de la génération de leurs parents. La jeune femme, qui ne donne que son prénom anglais − Cathy −, 26 ans, vit seule chez elle. Sa mère est encoreà l’hôpital, elle récupère des suites du Covid19. Et son père est mort il y a plus d’un mois, emporté par le virus.
Une chance dans son malheur : l’hôpital,débordé en début d’épidémie, l’a laissée s’occuper de son père jusqu’à son décès, fin février. Sa mère, également hospitalisée, se trouvait aussi à leurs côtés. Légère consolation quand la plupart des malades sont morts sans leurs proches, n’ayant pour compagnie que du personnel médical débordé,
DANS CERTAINS DISTRICTS, LES
HABITANTS PEUVENT SORTIR DEUX HEURES
PAR JOUR AU PLUS MAIS,
DANS D’AUTRES, LE CONFINEMENT
EST ENCORE STRICT
A Wuhan, dans le Hubei, le 5 avril, M. et Mme Feng, âgés de 70 ans et 68 ans, discutent par vidéo, au bord du Yangzi Jiang, avec leur fille, qui habite de l’autre côté du fleuve. C’est leur première sortie après plus de deux mois. GILLES SABRIÉ POUR « LE MONDE »
A Wuhan, le 4 avril, des habitants honorent leurs morts en brûlant du faux papiermonnaie.Les contrôles continuent dansla ville encore largement confinée, comme ici (à droite), à l’entrée d’un parc. GILLES SABRIÉ POUR « LE MONDE »
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 3
AU PIED DE LA STÈLE OÙ A EU LIEU LA CÉRÉMONIE D’HOMMAGE AUX VICTIMES, UN HOMME SANGLOTE. IL A
PERDU UN CAMARADE DE L’ARMÉE MORT DU COVID19
ET SON PÈRE, DÉCÉDÉ D’UNE AUTRE CAUSE
Entre dissimulations et lenteurs, l’échec du système d’alerte chinoisLes autorités ont sommé les médecins de Wuhan de se taire et ont tout fait pour minimiser les risques de transmission entre humains
pékin correspondant
E n ce 4 mars 2019, Gao Fuest un scientifique encoreplein de certitudes. « Il y
aura à l’avenir d’autres virus comparables au SRAS [syndrome respiratoire aigu sévère, en 2003], mais il n’y aura plus d’épidémie comparable », promet le directeurgénéral du centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, au cours d’une réunion organisée à Pékin, la veille de l’ouverture des deux sessions du Parlement.
Depuis 2004, un système informatisé de reporting des maladies contagieuses permet à chaque hôpital d’informer Pékin en temps réel de l’apparition de casdouteux, et d’obtenir une expertise en quelques heures. « Nous avons construit un très bon réseau de détection des maladies contagieuses. Si des virus viennent, on lesbloquera. » D’ailleurs, le système adéjà fait ses preuves. « Regardez leMERS [un coronavirus apparu au Moyen Orient en 2012], un touriste coréen venu en Chine en était porteur. On l’a repéré et isolé. En Corée du Sud, il y a eu 186 maladeset 32 morts », expliquetil.
« Trouver le responsable »Pourtant, le 30 décembre 2019, lorsque, comme tous les soirsavant d’aller se coucher, Gao Fusurfe sur quelques forums spécialisés pour vérifier que la situationest sous contrôle, ce médecin, à latête d’un organisme de 2 000 personnes, a un choc. A Wuhan, des médecins commencent à discuter d’une pneumonie d’origine inconnue. Il appelle immédiatement la commission de la santé de Wuhan, qui lui confirme lesfaits. Plus de trois personnes sontconcernées. L’information auraitdû remonter à Pékin, mais c’est presque par inadvertance que Gao Fu l’a apprise. Le système national d’alerte n’a pas fonctionné,ouvrant la voie à l’une des plus graves épidémies de l’histoirecontemporaine.
Ce même 30 décembre, à midi,Ai Fen, directrice du départementdes urgences de l’hôpital centralde Wuhan, regarde la vidéo des poumons d’un patient atteint d’un virus, lorsqu’un camarade d’études travaillant dans un autrehôpital lui transfère un message qui circule sur les réseaux sociaux : « N’allez pas au marché [d’animaux vivants] de Huanan, ily a plusieurs cas de fièvre ». « C’est vrai ? », lui demandetil.
Depuis près de deux semaines,le service de Ai Fen et celui des maladies respiratoires reçoiventquelques patients atteints de fièvre ou de toux, sur lesquels lesmédicaments traditionnels ne produisent aucun effet : un patient a été reçu le 16 décembre, unle 27 décembre et sept le 28 décembre. Mme Ai a demandé un examen approfondi du patient reçu le 27, transféré entretemps au département des maladies respiratoires. Ce 30 décembre, à 16 heures, un collègue lui apporteles résultats : « CoronavirusSRAS », estil écrit. Transmission : par postillons à courte distance ou par le toucher, estil précisé. « J’ai eu des frissons en lisant cela. Je me suis dit que c’était terrible », raconteratelle par la suite.
Après en avoir parlé à son homologue du département con
cerné, elle envoie la vidéo et une photo du rapport à son camarade de promotion et aux médecins deson département en entourant de rouge l’expression : « CoronavirusSRAS ». Le message circule. Unophtalmologue de l’hôpital, le docteur Li Wenliang, le transfèreà une centaine de collègues aveccette mention : « Sept cas de SRAS confirmés au marché de Huanan ». C’est sur ces messages que tombe Gao Fu. Dès le 31 décembre, il envoie neuf personnes àWuhan, par le vol de 6 h 45.
Dans la capitale du Hubei, lesennuis ont déjà commencé pour Ai Fen. Le 30 décembre, à 22 h 20, la commission de la santé de la ville lui envoie un message : « Il nefaut pas diffuser cette informationau public. Si panique il y a, il faudratrouver le responsable. » La menace est claire. Le 31 décembre, laChine prévient l’Organisation mondiale de la santé.
Sur ordre de Pékin, les autoritésde Wuhan publient alors un premier communiqué, rassurant. Elles ont découvert 27 cas suspects de pneumonie virale liés au marché, mais « jusqu’à présent, les investigations n’ont pas pu permettre d’établir de manière évidenteune transmission d’humain à humain ni une infection du corpsmédical ».
Pourtant, quelques heures plustard, le 1er janvier, le propriétaired’une clinique privée située à proximité du marché et qui a soigné plusieurs patients atteints defièvre franchit à son tour la porte du service des urgences que dirige Ai Fen. Pour elle, la transmission entre humains ne fait plus de doutes. Elle ordonne à son équipe de porter un masque, unecharlotte et de se laver fréquemment les mains. A 23 h 46, le directeur du bureau de l’inspection de la discipline de l’hôpital lui envoie un message : « Passez me voir demain matin ». Elle n’endort pas de la nuit.
Le 2 janvier, à 8 heures, alorsqu’elle n’a pas fini la tournée de ses patients, nouveau coup de téléphone : « Venez maintenant ».« En tant que directrice, comment astu pu répandre des fausses rumeurs ? Retourne dans ton département et dis à chacun, individuellement, de ne pas parler de cettepneumonie. N’en parle à personne d’autre, y compris à ton mari », la sermonnetil. Ayant le sentiment d’avoir « nui au développement de Wuhan », confieratelle,elle propose de démissionner etmême qu’on la mette en prison. « Non, c’est le moment pour toi de faire tes preuves », lui répondon.
Le soir, en rentrant chez elle,cette mère de famille se contente de dire à son mari : « S’il m’arrive
quelque chose, tu dois bien élever les enfants. » Elle ne lui confiera lavérité que le 20 janvier, après que Zhong Nanshan, une sommité médicale, aura révélé à la Chineentière ce que Ai Fen et ses collègues savent depuis trois semaines : le nouveau coronavirus setransmet entre humains.
Un retard lourd de conséquences. « Si les initiatives non pharmaceutiques [distanciation sociale] avaient pu être menées une, deuxou trois semaines plus tôt en Chine, le nombre de cas aurait puêtre diminué de 66 %, 86 % et 95 %respectivement », affirment alors douze scientifiques dans une étude publiée le 13 mars.
Entendu par la police le 3 janvier, le docteur Li Wenliang devra rédiger son autocritique. Il tombera malade le 10 janvier. Sa mort,le 7 février, suscitera une immense émotion dans tout le pays.Pour se racheter, les autoritésl’ont élevé – ainsi que treize autresmédecins décédés – au rang de martyr.
Les compteurs s’emballentSi l’alerte a donc été donnée le30 décembre, nul ne sait avec certitude quand le virus est apparu. Officiellement, le premier cas estun certain M. Chen, tombé malade le 8 décembre et qui, depuis, s’est rétabli. Il n’aurait pas de lien avec le marché de Huanan. Mais selon le South China Morning Post, qui a pu consulter un rapport officiel, le premier cas identifié remonterait au 17 novembre,et concernerait un malade de 55 ans. Entre une et cinq personnes auraient été contaminéeschacun des jours suivants.
Rapidement, les compteurss’emballent. A partir du 17 décembre, plus de dix personnes sont infectées quotidiennement. Le 31 décembre, il y aurait eu266 cas confirmés. 381 le jour suivant. Mais, durant la première quinzaine de janvier, les médecins n’ont pas la parole. Seules les autorités régionales valident les cas suspects, et uniquement àpartir de critères extrêmementrestrictifs. « Elles semblent très relax », constate le 9 janvier un épidémiologiste venu de Pékin.
Le 11 janvier, il n’y a officiellement que 41 cas confirmés, maisla Chine annonce le premier décès dû au coronavirus. Les premiers travaux effectués par les laboratoires sur le génome sont passés sous silence. Un premiercas à l’étranger est signalé en Thailande le 13 janvier. Le 15 janvier, Li Qun, chef des urgences à lacommission nationale de la santé, affirme à la télévision être « parvenu à la conclusion que lerisque de transmission d’humainà humain est faible ».
Dès lors, il n’y a aucune raisond’annuler le traditionnel banquet organisé à l’approche duNouvel An lunaire, le 18 janvier àWuhan, auquel participent40 000 familles. Le même jour,une nouvelle équipe médicaleenvoyée par Pékin prend conscience de la tragédie en cours etconseille le confinement de laville. Annoncé par les autorités le22 janvier à 20 heures, celuicisera effectif le 23 janvier, à 10 heures du matin. Entretemps,cinq millions de personnes auraient quitté la ville. Et le docteur Gao a perdu ses certitudes.
frédéric lemaître
LA DOCTEURE AI FEN EST CONVOQUÉE AU BUREAU DE L’INSPECTION DE LA
DISCIPLINE DE L’HÔPITAL. « DIS À CHACUN DE NE PAS PARLER DE CETTE
PNEUMONIE. N’EN PARLEÀ PERSONNE, Y COMPRIS
À TON MARI »,LUI ORDONNETON
emmitouflé dans des combinaisons blanches. La jeune femme attend désormais que sa mère sorte de l’hôpital pour organiser les funérailles de son père. Elle raconte son histoire d’une voix fragile, hésitant parfois sur les détails. Ellemême contaminée, avec dessymptômes plus légers, elle a passé vingtjours à l’hôpital, puis est restée confinée quatorze jours chez elle avant de pouvoir sortir, il y a à peine quelques jours. Une proche de lafamille s’est occupée de récupérer les cendres de son père.
Un peu plus loin, au pied de la stèle autourde laquelle a eu lieu la cérémonie aux victimes, des fleurs et des bougies ont été poséesle matin même. Un jeune homme assis entailleur, sanglote à en perdre le souffle. Il a perdu son père, décédé d’une autre cause, et un camarade de l’armée, mort du Covid19. Une forte odeur de baijiu, un alcool de grainsà plus de quarante degrés, suggère qu’il a tenté de noyer son chagrin, sans succès. Des amis, volontaires avec lui dans leur comitéde résidents, tentent de le consoler, puis s’impatientent. Ils essaient de jouer sur sa fibre patriotique : c’est un ancien militaire, ils l’enveloppent d’un grand drapeau chinois, rouge avec ses cinq étoiles jaunes, et jouent l’hymne national sur leur smartphone. Il finit par se lever, aidé par ses compagnons. De
vant l’hôpital central de Wuhan, en soirée, il ne reste que quelques pétales d’orchidées, lesbouquets ont déjà été jetés. L’hommage ne doit pas s’éterniser. Mais un livreur de fleurs surgit sur son scooter électrique. Un bouquet de plus, une carte et un nouvel hommage à Li Wenliang. Le livreur prend une photo, l’envoie à sa cliente, puis l’appellepour confirmer. Elle habite dans le Sichuan,à plus d’un millier de kilomètres de Wuhan. « Ils ont sacrifié leur vie. Je voulais juste le remercier », déclaretelle au téléphone.
simon leplâtre
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4 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
En Roumanie, la colère des médecins « envoyés à la mort »Les démissions se multiplient pour protester contre le manque de moyens, alors que la densité médicale du pays est la plus faible d’Europe
bucarest correspondant
C’ est une petite ville située à la frontière avecl’Ukraine, dans le
nordest de la Roumanie : Suceava, quelque 100 000 habitants et 33 morts depuis la confirmation officielle de la présence du coronavirus dans le pays, fin février. Dans cette paisible commune devenue le principal foyer d’infection au Covid19 en Roumanie, 866 personnesont contracté la maladie (sur 3 894 cas au total, et 148 morts àce jour). Un quart d’entre euxsont des médecins et des infirmières, qui ont démissionné en masse. Ils accusent les autoritéslocales de ne pas leur avoirfourni de masques et de matériels de protection.
« On nous a envoyés à la mort »,assure un médecin qui cache son identité en cette période d’état d’urgence et de couvrefeu, assurés par la police et l’armée. « Pasde gants, pas de masques, pénurie de désinfectants et de combinaisons, rien, nada, que dalle, protestetil. Comment traiter les malades ? Nous sommes des médecins, pas des magiciens. »
La colère des praticiens monteen Roumanie. L’épidémie due au coronavirus met en difficulté unsystème médical sousfinancéqui accuse un manque dramatique d’équipements de protection,et de plus en plus de médecins préfèrent démissionner. « C’estfacile de nous blâmer, déclare ladocteure Camelia Roiu, qui exerce à l’hôpital pour les grands brûlés de Bucarest. Nous demander de lutter contre le virus sansnous assurer la moindre protection est criminel. »
« Serment d’Hippocrate »Une opinion qui ne fait cependant pas l’unanimité. « Tous les cadres médicaux ont l’obligationde sauver leurs patients, affirme l’anesthésiste Radu Tincu, aux urgences de l’hôpital Floreasca de Bucarest. Il n’est pas moral d’abandonner les patients au moment oùils ont le plus besoin de nous. »
L’état d’urgence ayant été décrété, les autorités ne communiquent plus les chiffres relatifs à ces démissions, mais les témoignages des médecins révèlent l’ampleur du phénomène. « Nousavons deux options, a réagi le premier ministre libéral, Ludovic Or
ban. On peut interdire aux médecins qui démissionnent de pratiquer en Roumanie, ou leur donner un préavis avec un temps de réflexion. La première, extrême, est plus facile à mettre en place, mais nous avons besoin de chaque médecin et de chaque infirmière. Je leur demande de respecter le serment d’Hippocrate. Le gouvernement continuera à fournir les hôpitaux en matériels de protection. »
La Roumanie, 19 millions d’habitants, connaît l’une des plusfaibles densités médicales en Europe. Malgré une hausse des salaires de 50 % décidée en 2018,
des milliers de médecins ontquitté le pays depuis son entrée dans l’Union européenne,en 2007, pour des postes mieux rémunérés dans les pays del’Ouest, rejoignant 4 millions deleurs compatriotes partis chercher ailleurs une vie meilleure –soit un cinquième de la population. La France, l’Allemagne et le RoyaumeUni en ont été les principaux bénéficiaires. Selon le ministère de la santé, 25 000 médecins et infirmières ont ainsi quitté la Roumanie ces dix dernières années.
Sortant de sa réserve, le président, Klaus Iohannis, a appelé àdes mesures exceptionnelles.« Nos cadres médicaux sont la première ligne du front dans cetteguerre contre l’épidémie, je saisqu’ils travaillent dans une situation de stress énorme et qu’ils ontbesoin de davantage que des mots d’encouragement, atilsouligné, le 2 avril. J’ai donc demandé au gouvernement de trouver une solution pour offrir une prime mensuelle de 500 euros àtous les médecins qui font face. »
Cette prime suffiratelle ? Lesspécialistes des maladies infectieuses ont prévenu les autorités
que la Roumanie n’a pas encore atteint le pic de l’épidémie. Et le pire est peutêtre encore à venir, car un autre danger menace lepays à l’occasion de la fête orthodoxe de Pâques, le 19 avril. Chaque année, plus d’un million deRoumains partis travailler àl’Ouest reviennent au pays àcette occasion. Les autorités tentent d’empêcher qu’un tel afflux de personnes potentiellementinfectées devienne un désastrecomplet pour le système hospitalier du pays.
Empêcher les retours« Je lance un appel à nos concitoyens de la diaspora, a imploré le président Iohannis, vendredi3 avril. Ne revenez pas à la maisonpour les fêtes. Votre retour seraitextrêmement dangereux pourvousmêmes et pour ceux qui vous sont chers. » Depuis la fin février, plus de 200 000 Roumainssont déjà rentrés dans leur pays sans avoir pu être testés. Or, la majorité d’entre eux venaientd’Italie et d’Espagne, les principaux foyers d’infection enEurope de l’Ouest – c’est ce quiexplique le drame de la ville deSuceava.
« Beaucoup, revenus de l’étranger, ont pris d’assaut notre hôpital sans prévenir les médecinsqu’ils venaient de pays contaminés, affirme Dorin Stanescu, chefdu département d’anesthésie etde thérapie intensive à l’hôpital départemental. Ce sont eux quiont contaminé nos cadres médicaux. Nous avons essayé de nousprocurer des dispositifs de protection, mais il n’y en avait plus sur lemarché. C’était la catastrophe, etdes départements entiers de l’hôpital ont été décimés. Les médecins ont démissionné pour se mettre à l’abri. »
Le président Iohannis a ordonné, le 3 avril, la reprise enmain par des médecins militairesde l’hôpital de Suceava, épicentre de l’épidémie en Roumanie. « C’était une mesure nécessairepour stabiliser la situation sur place, atil déclaré. Nous avonsdoté l’hôpital de 5 000 combinaisons et de 20 000 masques. Cet hôpital doit être désinfecté en urgence et la même mesure doit s’appliquer à la ville entière. » Suceava est désormais en quarantaine, et seuls les militaires peuvent y entrer et en sortir.
mirel bran
Malade depuis dix jours, Boris Johnson hospitalisé à LondresLors du cinquième discours de son règne, Elizabeth II a appelé les Britanniques à l’unité
londres correspondante
D ans un très rare discours télévisé, Elizabeth II s’est adresséeaux Britanniques, di
manche 5 avril au soir, pour lesappeler au courage, à l’unité et aurespect des mesures de confinement, de plus en plus difficiles àtenir avec l’arrivée du beautemps. L’heure est grave auRoyaumeUni, où l’épidémie causée par le coronavirus s’emballeet le nombre de décès a bondi cesderniers jours (619 morts comptabilisés dimanche, pour un totalapprochant les 5 000 morts àl’hôpital).
Le virus sévit désormais aucœur du pouvoir : peu après lediscours de la souveraine, Downing Street a fait savoir que BorisJohnson, testé positif le 26 mars,venait d’être admis à l’hôpital :« Il s’agit d’une étape de précaution, le premier ministre continuant à présenter des symptômespersistants dix jours après avoirété testé positif au coronavirus. »
Boris Johnson, 55 ans, a été admis à SaintThomas, un hôpitallondonien, vers 20 heures, pour« de nouveaux tests ». Le premier ministre souffrait ces derniersjours d’une forte fièvre persistante et, à en croire le Times, les médecins lui ont administré un « traitement à base d’oxygène »,mais Downing Street précisaitdimanche soir qu’il ne « s’agitpas d’une admission d’urgence »,et que le premier ministre « continue à diriger le gouvernement ».
Ces derniers jours, malgré sonétat, Boris Johnson a participépar vidéoconférence à toutes les « réunions Covid » quotidiennesde son cabinet. Pour autant, c’estDominic Raab, le ministre des affaires étrangères, qui devait présider la réunion de 9 h 15, lundi 6 avril. En tant que premier secrétaire d’Etat, M. Raab est consi
déré comme premier ministreadjoint et endosse le rôle provisoire de « survivor ».
Carrie Symonds, la compagnede M. Johnson, a tweeté samedi4 avril qu’elle se remettait tout juste après avoir passé la semaineau lit. La jeune femme, 32 ans, enceinte de plus de six mois, attend son premier enfant.
Dans son discours, Elizabeth II,souveraine à l’exceptionnelle longévité (94 ans le 21 avril,soixantehuit ans de règne), acommencé dimanche par remercier les personnels du NHS, lesystème de santé britannique,« en première ligne », « ceux travaillant dans les maisons de retraite, ceux qui mènent à bien desmissions essentielles, qui, sanségoïsme, continuent à faire leurdevoir hors de chez eux pour nousaider tous ». La reine a égalementremercié « ceux d’entre vous qui restez à la maison, aidant de cettemanière les plus vulnérables ».
Référence au BlitzFaisant référence à la résilience nationale durant la secondeguerre mondiale, Elizabeth II, qui était adolescente pendant ce conflit, a espéré que « dans les années qui viennent, tout le monde pourra être fier de la manière qu’il aura eue de relever le défi. Et ceux qui viendront après nous diront que cette génération était l’une desplus fortes. Que la discipline personnelle, la détermination dans une relative bonne humeur et l’attention aux autres caractérisenttoujours ce pays ».
La reine a conclu un discours,largement rédigé par ellemême, selon le Sunday Times, par une note d’espoir, assurant que « des meilleurs jours reviendront, nousserons à nouveau avec nos amis, avec nos familles, nous nous retrouverons de nouveau ».
C’est la cinquième adresse de lasorte au pays, pour une reine
ayant cultivé une parole très raretout au long de son règne. Elle en prononça un pour la guerre du Golfe, en 1991 (« Le pays est fier de ses forces armées »), un autre à l’occasion de la mort de la princesse Diana en 1997 (« Je vous parle avec tout mon cœur, en tant que reine et en tant que grandmère »), un pour les funérailles desa mère, Elizabeth, en 2002 (« Je vous remercie pour l’amour que vous lui avez donné, durant sa vie ») et un pour son jubilé(soixante ans de règne), en 2012.
Tous les détails avaient, ce dimanche, leur signification : l’airgrave, la robe vert émeraude trèssobre, le bureau dépouillé, sansphotos de famille, juste des fleursen pot.
La reine reste exceptionnellement populaire, malgré lesmultiples scandales et aléas de lafamille Windsor (comme toutrécemment, le départ du prince Harry et de sa femme, Meghan Markle, ou pire, l’amitié au longcours du prince Andrew pour ledélinquant sexuel américainJeffrey Epstein). Elle a accompagné les Britanniques durant les grandes crises qu’ils ont eu àtraverser. Sa présence à Windsor,avec sa petite sœur Margaret,durant la seconde guerremondiale – sa mère ayant refuséque les filles quittent leur père, le
roi George VI, et le pays – abeaucoup compté aux yeux desBritanniques.
Elle participe ainsi de la légendaire résilience nationale montrée durant le Blitz, la campagne de bombardements du pays par l’Allemagne nazie, entre septembre 1940 et mai 1941 (plus de 40 000 civils périrent). Elizabeth II a d’ailleurs évoqué cette période dimanche, faisant référence à son premier discours radiodiffusé, « avec ma sœur Margaret », depuis le château de Windsor, fin 1940. Elle avait 14 anset avait adressé un message auxautres enfants du pays.
L’« esprit du Blitz », cette capacité des Britanniques à continuer à vivre sous les bombes, est passé au rang de mythe national. Il a souvent été évoqué ces derniers jours par les médias conservateurs, tout comme celui de « Dun
kerque », quand Matt Hancock, le ministre de la santé de Boris Johnson, a appelé tous les laboratoiresdu royaume à contribuer à l’effortpour tester les Britanniques – fin mai 1940, une flotte composée decentaines de bateaux de toutesorte avait réussi à évacuer les troupes britanniques encerclées à Dunkerque, en France.
Manque de ventilateursSon fils, le prince Charles, futurroi, a contracté le virus et estsorti sans encombres de ses septjours de quarantaine. Elizabeth IIest en bonne santé, mais, étantdonné son grand âge, elle s’est isolée début mars à Windsor avecson mari, le prince Philip, 98 ans.Pour l’enregistrement télévisédiffusé dimanche, un seul cameraman de la BBC était présent, enéquipement de protection, et àbonne distance de la souveraine,dans le fameux salon blanc duchâteau, souvent utilisé pour lesévénements familiaux de la famille royale.
L’allocution a été programméeen concertation avec le gouvernement Johnson. Le moment estcrucial : ce dernier pensait pouvoir éviter un scénario à l’italienne. Mais le nombre de décèsaugmente très vite et les critiques enflent, à mesure que les médias pointent son manque de
préparation. Tests, ventilateurs,équipements de protection : toutmanque dans les hôpitaux. Lesdécès de personnels soignants semultiplient : cinq médecins,deux infirmières de 36 et 39 ans,une sagefemme, deux aidessoignants… Dimanche, Matt Hancock a admis que le NHS pourraitdisposer à terme de 18 000 ventilateurs (aidant les malades lesplus graves à respirer), contre 10 000 environ actuellement,mais peutêtre pas à temps pourle pic épidémique, attendu autour du 12 avril.
Les Britanniques achèvent leurdeuxième semaine de confinement. Et, dimanche, nombred’entre eux ont profité d’un radieux soleil pour prendre l’air. Le ministre de la santé a aussitôt menacé : si les mesures de distanciation sociale n’étaient pas parfaitement respectées, la promenade de santé journalière ne serait bientôt plus autorisée. Tout le monde ne donne pas l’exemple,même au plus haut niveau : Catherine Calderwood, la conseillère médicale du gouvernement écossais de Nicola Sturgeon, a dû démissionner dimanche soir, après avoir été prise en flagrant délit de weekend dans sarésidence secondaire, au nord d’Edimbourg.
cécile ducourtieux
Downing Street aprécisé dimanche
soir que le premier ministre
« continue à diriger le
gouvernement »
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MOLD.
HONGRIE
SERBIE
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Bucarest
Mer Noire
ROUMANIE
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Une famille rassembléepour regarder le discours d’Elizabeth II, à Manchester, dimanche 5 avril. PHIL NOBLE/REUTERS
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 5
En Equateur, « la crise a tourné à l’horreur »A Guayaquil, ville la plus touchée, des cadavres attendent plusieurs jours dans la rue avant d’être emportés
bogota correspondante
D ans la ville équatorienne de Guayaquil,Gilber Arango lance,vendredi 3 avril, un
appel à l’aide sur le réseau Twitter. « Cela fait 80 heures que mamère est décédée. Personne nevient la chercher. Aideznous »,imploretil. Enveloppé dans undrap blanc, le corps de Maria delCarmen, décédée d’une insuffisance rénale, gît à ses pieds sur letrottoir. « Les hôpitaux sont dangereux et débordés à cause du coronavirus. Ils n’en ont pas voulu »,explique quelques heures plustard Yureinis, la sœur de Gilber.
La famille d’origine vénézuélienne vivait dans une chambremisérable, la logeuse n’a pasvoulu garder la morte, qu’il a fallu veiller dans la rue. « La police est finalement venue, poursuit Yureinis. On nous a dit qu’elleserait incinérée, mais qu’on n’aurait pas les cendres. » Lesimages de cadavres gisant dansles rues de Guayaquil ont fait letour du monde. Elles contribuent à semer la paniqueparmi les 2,4 millions d’habitants de la ville. « La crise, ici, atourné à l’horreur », soupire Martha Roldos, directrice du médiadigital Milhojas.
Premier pays du continent sudaméricain touché par le coronavirus, l’Equateur enregistrait,vendredi, 3 368 cas de Covid19 et145 décès. Personne n’accorde decrédibilité à ces chiffres. Le président Lenin Moreno luimême aadmis que « les statistiques officielles ne reflètent pas la réalité »et a évoqué la possibilité que « des dizaines de milliers de personnes » puissent être contami
nées. Sur les cartes du ministèrede la santé, la province deGuayas, dont Guayaquil est le cheflieu, est en rouge sombre, avec 2 388 cas et 102 décès, soitplus du 70 % du total national.
Veronica Castillo, cadre d’entreprise, a elle aussi dû attendreplus de quarantehuit heurespour que les services funéraires viennent chercher son père, décédé « très probablement » du Covid19. Elle qui vit dans un grandappartement avec l’air conditionné a aussi « trouvé le tempslong ». Elle conclut : « Je comprends que dans les quartiers pauvres, les gens confinés ne veuillentpas cohabiter avec leurs cadavres. » Guayaquil est un port dynamique, animé mais marquépar les inégalités sociales. Latempérature y dépasse 30º C.
« Droit à la dignité humaine »Comme partout, les services hospitaliers qui manquent de masques et de tests peinent à faireface à la pandémie ; plusqu’ailleurs, les services funéraires ont été débordés. Jeudi, le président Lenin Moreno a mis enplace une « force d’interventionconjointe » afin que « les morts deGuayaquil aient l’enterrement digne qu’ils méritent ».
La Commission interaméricaine des droits de l’homme a exprimé, vendredi, « sa consternation » face aux difficultés querencontrent les gens de Guayaquil pour transporter et enterrerleurs proches, rappelant que « lesoin des restes mortels est uneforme de respect du droit à la dignité humaine ».
Pourquoi le Covid19 s’estil répandu plus rapidement à Guayaquil que partout ailleurs en Amérique latine ? Dans ce pays diviséqu’est l’Equateur, la question ravive les conflits politiques et le régionalisme. « La gestion trèscentralisée de l’administration sanitaire par le gouvernement deRafael Correa [l’exprésident quia gouverné de 2006 à 2016] et la corruption ont fragilisé le systèmede surveillance épidémiologiquede la ville de Guayaquil », affirmeMme Roldos. En attente de son jugement dans une affaire de corruption, M. Correa, qui vit àBruxelles, se déchaîne, lui, contrele gouvernement en place.
Le manque de coordination entre les autorités centrales et la
municipalité de Guayaquil acompliqué la gestion de la crise,avant que la maire, Cynthia Viteri, testée positive au coronavirus, ne soit contrainte à unestricte quarantaine.
Les habitants de la capitale,Quito, logée dans la montagne,pointent du doigt la décontraction et le manque de civisme desgens de la côte, qui auraientmoins bien respecté les consignes de confinement. Le président Moreno et la directrice duService national de gestion des risques les ont publiquement accusés d’être « indisciplinés ». Le qualificatif exaspère évidemment les habitants de la tropicaleGuayaquil.
Le calendrier scolaire de la villeportuaire est celui de l’hémisphère Sud : beaucoup de travailleurs migrants viennent en
vacances durant les mois de février et mars, en provenance notamment d’Espagne (où viventplus de 400 000 Equatoriens) etd’Italie. Par ailleurs, quand l’épidémie a atteint l’Europe, les étudiants aisés ont parfois fait lechoix de rentrer.
Les échanges commerciauxavec la Chine sont dynamiques,mais cette potentielle source de contamination n’est pas évoquée.La « patiente zéro » de Guayaquil venait d’Espagne. Elle a été diagnostiquée le 29 février. La semaine suivante, un match defootball réunissait plus de 20 000 personnes dans le stadede la ville et les féministes descendaient massivement dans la rue à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
Journée de prièresLe gouvernement central a réagivite : dès le 15 mars, il fermait sesfrontières. Mais les consignespour la mise en place de la quarantaine, doublée d’un couvrefeu à partir de 14 heures, ont étéconfuses. A Guayaquil, un cer
tain nombre d’entreprises depompes funèbres ont cesséd’opérer l’aprèsmidi. D’autres ont mis la clé sous la porte « par crainte de contagion », alors que les mesures administratives prises pour faire face à une augmentation de la mortalité compliquaient, en pratique, la procédure de levée des corps. La panique a aggravé la situation.
Jorge Wated, directeur de la« force d’intervention conjointe » mise en place par le président, a prévenu que le nombre demorts du Covid19 dans la province de Guayas pourrait se situer entre 2 500 et 3 500 au coursdes prochains mois. A la demande des Eglises catholique et évangéliques, la municipalité deGuayaquil a décrété une journéede prière, dimanche 5 avril.
marie delcas
Un « germe d’espoir » dans les hôpitaux espagnolsAvec 674 morts dimanche, un nombre en baisse pour le deuxième jour d’affilée, le dernier bilan illustre une stabilisation de l’épidémie
madrid correspondante
I l est 8 h 40 ce dimanche5 avril, lorsque le message arrive sur WhatsApp : « Les ur
gences de l’hôpital SeveroOchoareviennent à la normale après tant de jours de lutte contre le coronavirus. » Jorge Rivera, le responsable de communication dece modeste centre hospitalier deLeganes, dans la banlieue sudouest de Madrid, n’a pas résisté àl’envie de partager la nouvelle. Non pas pour crier victoire. Il est encore trop tôt. Mais parce que lasensation, en Espagne, est que lepire de la crise sanitaire est peutêtre passé. Le dernier bilan faitétat de plus de 130 000 personnes positives et 12 418 mortesdu Covid19, dont 674 dimanche. Un chiffre en baisse pour le deuxième jour consécutif.
L’hôpital SeveroOchoa revientde loin. C’est ici qu’avaient été filmées, le 21 mars, les images de malades allongés sur le sol de la salle des urgences, dans l’attenteinterminable d’une chambre. Ici
que l’on voyait des personnes âgées assises au milieu des couloirs, accrochées à leur bonbonned’oxygène, lançant des regards désemparés autour d’elles. Ici qu’une infirmière s’est effondréeen larmes, devant les caméras de la télévision publique espagnoleTVE, en demandant l’impossible : « S’il vous plaît, les familles, soyeztranquilles, nous leur donnons beaucoup d’amour et de tendresse… Ayez confiance en nous… »
Ce dimanche, dans les couloirsapaisés, plus de cohue, de chaos etde corps en détresse. Mais sur les murs, des dessins réalisés par les enfants des écoles de la ville en honneur aux soignants, affublésd’habits de superhéros. Ils portent un message : « Todo ira bien »(« Tout ira bien »).
« Systèmes D »Les autorités veulent y croire. « Leschiffres de la semaine confirment une stabilisation et un ralentissement de l’épidémie », a souligné leministre espagnol de la santé, Salvador Illa, mettant en avant
une augmentation des cas confirmés de seulement 5 % par jour. Le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour l’Europe, Hans Kluge, a aussi exprimé,dimanche, un « optimisme prudent » quant à la situation en Espagne. Une prudence partagée par leprésident du gouvernement, le socialiste Pedro Sanchez, qui a décidé de prolonger l’état d’alerte jusqu’au 25 avril. « Passé le pic de contagion, nous sommes en mesure de faire plier la courbe, atil déclaré, le 4 avril. L’objectif suivant est de réduire encore plus les contagions pour que les hôpitaux récupèrent leurs capacités. »
« Nous nous trouvons face à ungerme d’espoir, mais les unités de soins intensifs restent encoresous tension », avertit au téléphone Angela Hernandez, porteparole du syndicat de médecins Amyts. Dans les régions de Madrid, de Catalogne, mais aussi de CastilleLeon et de CastillelaManche, les capacités ont atteint leurs limites la semaine dernière. Si elles ne les ont pas dépassées,
c’est parce que ces régions ont triplé leur nombre de chambres en soins intensifs. Et que « les soignants ont intensifié le triage des patients susceptibles d’être intubés », ajoutetelle.
Peu à peu, mêmes si tous soulignent leur douleur de voir « mourir seuls » tant de malades, les médecins aperçoivent le bout dutunnel. « Le nombre de guérisons commence à dépasser celui desnouvelles hospitalisations et lapression sur les soins intensifs s’estun peu relâchée, souligne DiegoGil Mayo, anesthésiste à l’hôpital RamonyCajal de Madrid. Nous sommes en train de désintuberpas mal de gens, ce qui nous réconforte. » Depuis le début del’épidémie, plus de 38 000 personnes positives ont guéri en Espagne, soit près de 30 % du totaldes cas confirmés.
« Depuis cinq jours, on voitqu’enfin la courbe s’aplatit », confirme Raquel Carrillo, interne au service des infections de l’hôpital GregorioMaranon de la capitale.Ici, même la bibliothèque a été
transformée en salle de soins intensifs. Et la docteure Carrillo atesté tous les « systèmes D » : ventiler des malades avec des masques de plongée Decathlon, utiliser des sacspoubelle comme blouse médicale, fabriquer des lunettes de protection avec des intercalaires transparents…
« Le virus n’a pas disparu »Après avoir « beaucoup pleuré les premiers jours » et s’être réveillée la nuit « avec de la tachycardie », en pensant aux gens « qui comptaient sur nous, médecins, alors que nous ne savions rien et que nous avions peur », elle est « optimiste ». Cette mère de famille n’a pas vu ses filles de 7 et 10 ans depuis cinq semaines. « Elles sontchez leur grandmère paternelle :je ne pouvais pas risquer de les contaminer », expliquetelle.
En Espagne, plus de 12 000 soignants ont été testés positifs et 12sont morts du Covid19. Aux urgences de l’hôpital La Paz de Madrid, où travaille Laura LopezTappero, « 70 % de mes collègues
ont été infectés par le virus ».Ceux qui ne l’ont pas été, commeelle, sont épuisés. Et leur crainteest que le confinement ne soitlevé trop vite. « Le virus n’a pasdisparu et, quand les gens sortiront de chez eux, les épisodes decontagion reprendront, mais ilfaudra éviter d’avoir de nouveauxpics », estime la docteure LopezTappero, qui espère que la levéedu confinement se fera « partranches d’âge ».
Le gouvernement travaille déjàà un plan pour généraliser lestests d’anticorps et de diagnostic, habiliter des hôtels pour isoler lesmalades avec des symptômes légers, et rouvrir l’activité de manière progressive… Les médecins, eux, ne veulent plus être des « héros ». « Nous sommes des professionnels. Nous avons des enfants, des parents, et nous aussi nous tombons malades, souligne la docteure LopezTappero. Nous voulons juste pouvoir affrontercette épidémie dans les meilleures conditions possibles… »
sandrine morel
Un cadavre abandonné depuis trois jours, selon des témoins, devant une clinique de Guayaquil, en Equateur, le 3 avril. MARCOS PIN/AFP
Les consignes mettant en place
un couvre-feu à partir
de 14 heures ont été confuses,
désorganisant les entreprises depompes funèbres
OCÉANPACIFIQUE
Quito
Esmeraldas
Guayaquil
MachalaLoja
Manta
PÉROU
COLOMBIE
100 km
ÉQUATEUR
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6 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Les soignants face à la peur de contaminer leurs prochesEn première ligne face au Covid19, ils sont nombreux à transposer chez eux les règles strictes d’hygiène qu’ils appliquent au travail
A près des heures passées àsoigner à l’hôpital, « j’ai l’impression d’être un foyer d’infection, un réservoir à virus »,confie Jean Letoquart, infirmier anesthésiste au service
mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) de Lens. C’est avec la peur au ventre de « ramener le coronavirus à la maison » qu’il rentre chez lui. Parfaitement formés aux gestes barrières, les soignants sont nombreux à transposer dans leur propre logement les règles d’hygiène strictes qu’ils appliquent dansles établissements de santé.
Se laver, briquer, désinfecter est le leitmotivdes soignants de retour près de leurs proches.« Dès que je rentre, je passe mes mains à la Betadine », témoigne Jean Letoquart. « Je me lavede tout ce qui a pu me toucher à l’hôpital », abonde un médecin psychiatre d’un hôpital parisien. Corps, vêtements, tout est récuré.
Huit heures, c’est le temps que Mathilde Padilla a passé, jeudi 2 avril, avec le même masque chirurgical sur la bouche et le nez à soigner, laver, nourrir. Affectée à un centre de soin et de réadaptation accolé à un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de l’agglomération de Rouen, l’étudiante infirmière, 21 ans, termine sa journée sous un pâle soleil et s’autorise à lâcher : « Je suis crevée. » Pourtant, pas questionde quitter le front de l’épidémie : « C’est le métier que j’ai choisi », assume la jeune femme.
Solidarité, abnégation, résilience, l’étudiante décline les qualités de milliers d’infirmiers, médecins, chirurgiensdentistes, aidessoignants… mobilisés face au Covid19. Toutefois, s’ils acceptent le dangerpour euxmêmes, jour après jour l’inquiétude d’être un vecteur de contamination pour les autres et pour leurs proches gagnedu terrain. Leur tour de garde terminé, les soignants partent sur un autre front : il leur revient de protéger leur famille.
Clémentine Fensch, infirmière libéraledans une maison de santé parisienne, a ressenti les premiers symptômes le 17 mars. « J’ai d’abord eu une phase de déni, ditelle. C’est compliqué lorsqu’on est soignant d’admettre de se retrouver dans la position du malade. » Le temps d’incubation de la maladie est généralement de trois à cinq jours. Mais la période peut s’étendre jusqu’à quatorze jours, pendant lesquels le soignant peut être contagieux.
Etre positif au Covid 19, « c’est bon, c’est fait !,tente de dédramatiser un rhumatologuefrancilien qui en subit encore les symptômes.Je pense que j’ai contaminé mon épouse. » « Une semaine avant d’avoir été testé positif, j’avais assisté à une réunion de famille avec mes six enfants, j’ai averti tout le monde, dispensé des conseils sur WhatsApp, raconte l’homme de 62 ans. Mais mon angoisse a étéaussi d’avoir pu transmettre le Covid19 à mes patients à risques, immunodéprimés. »
« JE N’AI JAMAIS EU DE TELLES CRAINTES »« L’idée est de préserver la maison, explique lepsychiatre hospitalier parisien, dont la compagne attend un enfant. Je sais qu’il n’y a pas de risque pour l’embryon, mais à l’hôpital, je ne dispose que d’un seul masque chirurgicalpar jour qui, au bout de quatre heures, est un nid à bactéries. » « Nous n’avons pas de matériel de protection en quantité nécessaire, nousdéambulons dans l’hôpital dans nos tenues civiles alors que nous avons accueilli dans notre service des cas qui se sont révélés positifs,poursuit le soignant. Comme je ne me senspas en sécurité à l’hôpital, à la moindre courbature, j’ai peur de l’avoir chopé. »
Branlebas de combat chez Garance LeBian, pharmacienne à Cergy (Vald’Oise). Dèsle 14 mars, au lendemain de la fermeture desécoles pour cause d’épidémie, elle met en place pour sa famille « un protocole qui vaut ce qu’il vaut ». « Lorsque je rentre de ma
journée de travail, je toque à la porte avec maclé. Mon mari m’ouvre, je retire mes chaussures, je file directement jusqu’à une petite dépendance, où je mets toutes mes affaires dansun sacpoubelle, je me lave entièrement des pieds à la tête et je fais tourner une machine àlaver le linge. Je procède également à une désinfection régulière des interrupteurs et des poignées de porte », détaille la pharmacienneavant de confier : « Je n’ai jamais eu de telles craintes. »
Cette angoisse engendre aussi une « tension permanente » pendant les heures de travail, ditelle, « pour ne pas contaminer ni être contaminé ». « Mais à des moments, la vigilance retombe un peu », s’inquièteelle,alors que certains clients de la pharmacienne s’autorisent des comportements désinvoltes. « Je suis très choquée de voir des gens prendre la pharmacie comme une bonneexcuse pour sortir », résume Garance Le Bian,citant une vieille dame venue trois matins d’affilée, pour des raisons différentes, ou cette jeune femme qui a fait le déplacement pour n’acheter, finalement, qu’une crème anticellulite. « Cela nous rend nerveux, pourne pas dire autre chose. »
L’autre outil pour préserver sa famille estla « distanciation » avec ses membres, pas
toujours simple à mettre en œuvre. En sortant du centre de soin de Rouen où elle travaille, Mathilde Padilla aurait voulu, le 3 avril, prendre le tramway en direction de lagare pour rejoindre ses parents. Mais elles’est arrêtée à l’arrêt Hôtel de ville, pour s’isoler dans sa chambre d’étudiante, seule. « Je nevais plus voir mes parents depuis le début duconfinement, je pourrais être porteur sain, explique la jeune femme. Il y a des individus quin’ont pas de comorbidité, et pourtant développent une forme grave de la maladie. Je ne veux pas prendre le risque de porter le virus chez mes parents. »
A 28 ans, une aidesoignante lyonnaise aentrepris une démarche plus radicale encore : partir de chez elle, pour s’installer chezune collègue infirmière avec qui elle s’entendait bien. Et ce, dès le 15 mars. « Je vis chez mamère, elle a de très gros problèmes respiratoires, ma sœur aussi, et elle est diabétique insulinodépendant, résume la jeune femme qui travaille dans un service de gériatrie où lescas de suspicion de Covid19 se multiplient. Ramener la maladie à la maison est un risqueque je ne pouvais prendre. »
« On est nombreuses à avoir eu les symptômes, on n’a pas le choix d’aller bosser », rappelle la soignante, qui se sent ainsi soulagée
« J’AI D’ABORD EU UNE PHASE DE DÉNI. C’EST COMPLIQUÉ,
LORSQU’ON EST SOIGNANT, D’ADMETTRE
DE SE RETROUVER DANS LA POSITION
DU MALADE »CLÉMENTINE FENSCH
infirmière libérale dans une maison de santé parisienne
Le Conseil d’Etat saisi devant l’« inégalité d’accès aux soins »L’association Coronavictimes estime que des critères transparents devraient être appliqués dans le choix d’hospitaliser ou non les malades
A lors que la liste des victimes du Covid19 s’allonge chaque jour, le Con
seil d’Etat a été invité, jeudi 2 avril,en référé, à examiner la situation singulière des « personnes résidentes des Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] et personnes maintenues à domicile » actuellement privées « de fait » d’accès aux soins hospitaliers.
Cette requête de 30 pages, queLe Monde a consultée, a été introduite par l’association Coronavictimes, récemment fondée à l’initiative de membres du Comité antiamiante Jussieu (du campusuniversitaire parisien éponyme), collectif engagé depuis les années1990 dans la défense des victimesde l’amiante et les questions desécurité sanitaire. « Pour nous, ilétait inimaginable de rester inactifs devant un crime sanitairequi se déroule sous nos yeux, et de
ne pas tenter de peser afin que le gouvernement prenne les mesuresnécessaires pour limiter l’hécatombe », explique le mathématicien Michel Parigot, chercheur auCNRS, président de Coronavictimes et du Comité antiamiante Jussieu.
Un « tri » des patients « opaque »Procédure d’urgence, le référé permet de contraindre l’exécutif à prendre dans un délai très bref « toutes les mesures nécessaires »quand l’administration porte « une atteinte grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale, et ce dans l’exercicede l’une de ses prérogatives. Accèsau 15 et à l’hôpital, fin de vie et soins palliatifs, décès et identification des causes de la mort… dans sa requête, Coronavictimes – qui évoque rien moins qu’un« massacre silencieux » – détaillela discrimination arbitraire à la
quelle seraient confrontés les résidents des Ehpad et les personnes maintenues à domicile « à chacune des étapes de développement potentiel de la maladie ». L’association réclame « de toute urgence » un traitement équitableet transparent des malades.
« Le tri des malades en fonctionde leur espérance de vie et de leurs chances de survie se pratique déjà,dans un cadre fixé et admis, poursuit M. Parigot. Mais avec 7 650 morts du Covid19 dont plus de 2 000 en Ehpad [au 4 avril] et unsystème hospitalier submergé, la situation est très différente. On prive des soins nécessaires des personnes qui, en situation normale,auraient pu guérir. »
Quant au « tri » des patients,M. Parigot estime qu’il est « réalisédans une opacité qui peut faire douter de son équité ». « Or, le“choix” réalisé ne doit pas seulement être juste, mais aussi être
perçu comme tel par les malades etleurs familles, précisetil. Ils doivent être assurés qu’un handicapésoit traité comme une personne valide et que le niveau social n’entrera pas en compte dans le choix ».
Les requérants demandentdonc au Conseil d’Etat, garant de
la légalité de l’action publique et la protection des droits et libertésdes citoyens, d’enjoindre d’urgence au premier ministre et auministre des solidarités et de la santé d’édicter des directives et un protocole explicites pour« encadrer la décision de faire bénéficier, ou non, les malades quien ont besoin de l’accès à la réanimation, afin que ce choix soit effectué en vertu de décisions transparentes », dont la responsabilité n’incombe pas « aux seulsmédecins ».
« Dénuement moral et juridique »« Dans la loi d’urgence sanitaire du 23 mars, aucune disposition n’aété prise pour assurer aux personnes qui vont mourir du Covid19 hors du système hospitalier, dont l’accès leur est dénié, des soins palliatifs de qualité leur garantissant une fin de vie digne et sans souffrance, déplore Me Guillaume
Hannotin, conseil de Coronavictimes. La véritable cause deleur décès ne sera pas le virus, maisla pénurie de matériel et la désorganisation des soins face à cettemaladie. »
Pour l’avocat, « le silence du gouvernement ajoute au dénuement matériel, auquel sont déjà confrontés les soignants, une forme de dénuement moral et juridique, en leur faisant porter laresponsabilité du tri des patientssans en fixer le cadre qui relèved’un choix de société ».
Selon nos informations, le jugedu Conseil d’Etat a admis la requête de Coronavictimes et l’acommuniquée au premier ministre et au ministre des solidaritéset de la santé, qui doiventapporter leur réponse d’ici à lundi6 avril, 10 heures. La décision devrait ensuite intervenir très rapidement.
stéphane foucart
« ON PRIVE DES SOINS
NÉCESSAIRESDES PERSONNES
QUI, EN SITUATION NORMALE, AURAIENT
PU GUÉRIR »MICHEL PARIGOT
chercheur au CNRS et président de Coronavictimes
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 7
HOSPITALISATIONS PAR DÉPARTEMENTpour 100 000 habitants
Martinique
Mayotte
La Réunion
Guadeloupe
Guyane
de 100 à 150
de 150 à 159,5
de 50 à 100
de 25 à 50
de 10 à 25
moins de 10
Petite couronne2 972
771816
28 747
6 859
16 182
18 mars 5 avril18 mars 5 avril
RETOUR À DOMICILE
Personneshospitalisées
En réanimationet en soins intensifs
DÉCÈS À L’HÔPITAL HOSPITALISATIONET RÉANIMATION
depuis le 1er mars
5 889
0
2 000
4 000
6 000
8 000
10 000
12 000
14 000
COMPARATIF EUROPÉENItalie FranceAllemagne Royaume-Uni
Espagne
Les donnéescommencent au 10e décès.
Jour 0 Jour 10 Jour 21 Jour 29 Jour 40
12 641 mortsen Espagne
15 887 mortsen Italie
8 078 morts*en France
4 943 mortsau Royaume-Uni
(jour 22)
1 584 mortsen Allemagne
Sources : Santé publique France, Johns Hopkins UniversityInfographie Le Monde * Chi�re comprenant 5 889 décès à l'hôpital et au moins 2 189 décès en Ehpad
Epidémie de Covid-19 : situation au 5 avril, 14 heures
d’un « poids énorme ». Une situation qui luipermet également de dépanner en retournant travailler sur ses temps de repos, quandcela se révèle nécessaire.
Si la nouvelle vie en colocation se passesans encombre, dans les 40 mètres carrés partagés, cela reste « du bricolage », « fait àl’arrache », pointe l’infirmière avec qui elle loge désormais. « L’hôpital aurait dû fairequelque chose pour aider dans ces situations. J’ai plein de collègues hyperstressées quand elles rentrent chez elles. J’en ai souvent vu une en pleurs… »
« LE RISQUE ZÉRO N’EXISTE PAS »Tenir ses parents à distance pour les plus jeunes, ou, à l’inverse, éloigner ses enfants pour les soignants actifs. Telle est l’obsession des soignants engagés dans la lutte contre le coronavirus. Au lendemain de lafermeture des écoles, une infirmière et unaidesoignant en couple, travaillant auxHospices civils de Lyon, ont décidé, pour desraisons pratiques, de confier leur enfant de 4 ans à ses grandsparents. Initialement,c’était l’affaire de quelques jours, tout auplus. Plus de trois semaines plus tard, le garçon y est toujours. « C’est dur, mais nousavons préféré ne pas le récupérer. Si nous étions porteurs sains, quelles pourraient être les conséquences pour mes parents qui ont70 ans ? », s’interrogel’infirmière.
Autre crainte partagée concernant l’épidémie : « La vérité d’un jour n’est pas celle du lendemain », rapporte un médecin hospitalierparisien. « Nous connaissons peu la maladie et les terrains qu’elle peut occuper, admet
Yvan Tourjansky, kinésithérapeute au seinde la clinique de Meudon (HautsdeSeine).Malgré les mesures barrières que nous pratiquons, sans virer à la paranoïa, le risque zéron’existe pas. » Parmi les soignants interrogés, et chez ceux qui disposent à leur domicile desuffisamment d’espace, plusieurs ont reconnu ne plus partager le lit de leur compagne ou de leur compagnon.
Chez Garance Le Bian, à Cergy, les règles dedistanciation sont également valables pourla famille – elle est mère d’un garçon de 11 anset d’une fille de 14 ans : « C’est violent de dire àson fils de s’éloigner en permanence, et de parfois devoir hurler quand il s’approche trop près. Cela fait dix jours sans bisou, sans câlin. On a juste craqué une fois la semaine dernière.Juste une minute. »
éric nunès, stéphane mandardet camille stromboni
Dans un laboratoire de biologie médicale, à NeuillysurSeine (HautsdeSeine), le 23 mars.CHRISTOPHE ENA/AP
La réserve sanitaire, une « grosse structure qui patine » face à la criseLe dispositif, mis en place pour répondre à ce type de situation, est pris de vitesse par la plateforme de l’ARS d’IledeFrance, élaborée avec une startup
L’ épidémie de grippe H5N1,en 2007, avait convaincu laFrance d’anticiper d’autres
crises en créant un corps de réservesanitaire, de plusieurs milliers depersonnes, capable de venir, en urgence, en soutien de professionnelsde santé submergés par l’afflux demalades. Treize ans plus tard, faceau Covid19, la réserve sanitairepeine pourtant à remplir son office.A tel point que l’agence régionale desanté (ARS) d’IledeFrance a dûcréer, le 21 mars, un dispositif de renfort alternatif, RenfortsCovid, monté avec la startup de santéMedGo.
Ce dispositif a été adopté, par lasuite, par sept autres ARS. Depuis le17 mars, la réserve sanitaire a mêmeenvoyé sur le terrain près de huitfois moins de personnes que la plateforme RenfortsCovid. Pourexpliquer ce naufrage, les volontaires comme les ARS estiment que son fonctionnement et ses moyenssont inadaptés à une telle situationd’urgence.
Pourtant, les volontaires ne manquent pas. Depuis le début de lacrise, fin janvier, près de 19 000 eprsonnes ont fait acte de candidature pour rejoindre la réserve sanitaire, qui comptait déjà 21 000 membres.Mais selon le décompte fait le 3 avril,seuls 719 réservistes ont été mobilisés jusqu’ici. Pour sa part, au 1er avril,la plateforme RenfortsCovid lancée le 21 mars avait déjà pourvu plus de 5 500 demandes de renfort. De plus, sur les 16 363 volontaires inscrits sur cette interface numérique, 13 319 volontaires avaient un métier recherché par les établissements de santé, en majorité des infirmières et des aidessoignantes, en réanimation et en gériatrie.
Pannes informatiquesMaud Picaud, 29 ans, infirmière, réside normalement au Qatar. Bloquée en France par le confinement,elle s’est inscrite le 23 mars sur laplateforme RenfortsCovid. « J’aihésité avec la réserve sanitaire, maisje savais que je serais “déclenchée” moins vite et que ce serait beaucoupplus bureaucratique. » Son profil estrecherché. Disponible, elle a travaillé en réanimation et aux urgences. « J’ai commencé à la cliniqueClaudeGalien, dans l’Essonne, puisj’ai été au centre de régulation del’hôpital de VilleneuveSaintGeorges. » Depuis, elle reçoit des centaines de propositions. « Le privé est plus réactif, l’hôpital public de la Salpêtrière, à Paris, ne me faisait venirqu’après avoir fini les tâches administratives, soit plusieurs jours. »
JeanLuc, 46 ans, originaire de la région GrandEst, également infirmier, est membre de la réserve sanitaire depuis plusieurs années. « Ilsm’ont appelé, mais j’étais déjà sur le
pont contre le Covid. » Nathalie, elle, est médecin généraliste. Habitant enRhôneAlpes, elle s’est portée candidate pour la réserve sanitaire. « Au bout de dix jours, je n’avais toujours pas de réponse, alors j’ai choisi la plateforme RenfortsCovid, qui permet de choisir la zone de mission. J’ai rejoint une clinique à 20 kilomètres de chez moi. »
Sousdimensionné, le serveur informatique de la réserve sanitaireest tombé en panne face au nombrede connexions. Même sans cet aléa,c’est le fonctionnement même de laréserve qui pèche. Là où la plateforme RenfortsCovid met en contact direct les établissements de santé et les volontaires, la réservesanitaire répond aux demandes desARS qui, ellesmêmes, font le relaisavec les hôpitaux, cliniques ou établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui ont besoin d’aide. Parailleurs, le système RenfortsCovid confie aux établissements de santéla vérification des compétences desvolontaires, alors que la réservesanitaire effectue ellemême lecontrôle des dossiers de milliers devolontaires avec… huit personnes.
Isabelle Mouginot n’avait pasexercé son métier d’infirmière depuis trente ans. Elle s’est inscrite sur la plateforme RenfortsCovid le 26 mars. « La réserve sanitaire n’admet pas les profils comme le mien, sescritères sont trop restrictifs, ditelle. Dès le lendemain, on m’a appeléepour des gardes de nuit à la clinique Labrousse, à Paris. Quand j’avais desquestions, je demandais à un cadre. Depuis, trois autres établissements m’ont contactée. »
L’agence Santé publique France,dont dépend la réserve sanitaire, tente de se dédouaner. « La réserven’est en aucun cas décisionnaire sur les renforts à apporter, mais répondaux demandes des ARS », affirmetelle. Résultat, comme le répète à l’envi Catherine Lemorton, exdéputée (PS) à la tête de la réserve sanitaire depuis un an, « beaucoup nesont plus disponibles quand on les sollicite, parce qu’ils ont déjà été appelés ». Les établissements peuventégalement solliciter directementdes volontaires.
Il n’existe, en effet, aucune coordination. « RenfortsCovid, expliquel’ARS d’IledeFrance, est une plateforme indépendante de la réserve sanitaire. » De fait, ce dispositif, pensé comme un complément, est devenu la principale porte d’entrée pour l’envoi de renforts dans le pays. L’ARSde BourgogneFrancheComté, qui l’utilise, le confirme tout en mettantles formes : « RenfortsCovid permet l’expression de solidarités locales,cela ne se fait pas au détriment de laréserve. » Autre abonnée à RenfortsCovid, l’ARS d’Occitanie constate qu’elle est « très opérante et qu’ellefait correspondre la demande etl’offre. RenfortsCovid va sans douterebattre les cartes ».
Claude Le Pen, professeur à l’université ParisDauphine, où il dirige lemaster économie et gestion de la santé, estime que « la réserve sanitaire paie le refus de l’Etat de lui accorder davantage d’autonomie ». Or,ajoutetil, « dans les crises, on se retrouve avec une grosse structure qui patine d’un côté, et de l’autre des professionnels qui n’ont pas d’interlocuteur. La haute administration de lasanté en France, très centralisatrice, abeaucoup de mal avec des dispositifs ponctuels et très réactifs. »
« Noyée dans la bureaucratie »Née en mars 2007 de la loi sur la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, la réserve sanitaire avait été confiée à l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). En 2015, elle compte 2 078 personnes et sa gestion mobilise six personnes, deux de moins qu’en 2020. La même année, le sénateur (UMP) Francis Delattre écrit, dans son rapport sur l’Eprus, que seuls 120 réservistes sont réellement actifs, car, ditil, cette réserve, surtout composée de retraités, est avant tout un outil de « diplomatie sanitaire ».
En 2016, dans un climat de pression financière, la petite équipe del’Eprus et de la réserve sanitaire estabsorbée dans la grande agence Santé publique France. « Dans monrapport, en 2015, se souvient M. Delattre, je militais, au contraire, pourleur accorder plus de liberté. C’était des missionnaires. Au nom de la sécurité sanitaire, la réserve a été noyéedans la bureaucratie et confiée à des gestionnaires à la petite semaine. »
En 2010, la Cour des comptes, dansson rapport sur l’Eprus, estimait déjàque « les difficultés de recrutement [de la réserve] conduisent à envisagerune réorientation profonde tendant àune décentralisation des recrutements (…) en situation de crise ». Jusqu’au début des années 2010, ce sontles préfets qui signaient les contrats d’engagement des candidats à la réserve sanitaire.
jacques follorou
« C’EST VIOLENT DE DIRE À SON FILS
DE S’ÉLOIGNER EN PERMANENCE,
ET DE PARFOIS DEVOIR HURLER QUAND IL
S’APPROCHE TROP PRÈS »GARANCE LE BIAN
pharmacienne à Cergy
RENFORTSCOVID CONFIE AUX ÉTABLISSEMENTS
DE SANTÉ LA VÉRIFICATION DES COMPÉTENCES DES
VOLONTAIRES. LA RÉSERVE SANITAIRE EFFECTUE ELLE
MÊME LE CONTRÔLE, AVEC… HUIT PERSONNES
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8 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
G ouverner, c’est prévoir, mais peuton prévoir quoi que ce soitface à cette crise « iné
dite » et à ce « risque inconnu » quereprésente l’épidémie de Covid19, dont la gestion au quotidien « a sa marge d’incertitude », aux dires du ministre de la santé, Olivier Véran ? L’exécutif ne cesse de se confronter à cette questiondepuis trois semaines. Si bien quela perspective d’une sortie de crise devient difficile à dessiner, au risque de se prendre les piedsdans le tapis.
Le 13 mars, le premier ministre,Edouard Philippe, n’assuraitil pas qu’« à partir du mois d’avril, ilva falloir penser au rebond et à la façon dont on va préparer la suite » ? Un tel discours n’a plus droit de cité aujourd’hui. « La criseva durer, il va falloir tenir », répète dorénavant le chef du gouvernement. « La commande de Matignon et de l’Elysée, c’est d’être à 100 % dans la crise. La crise, lacrise, la crise », souffle un conseiller. Car le temps vers « l’après »risque bien de s’étirer telle une montre molle.
Si la France est confinée officiellement jusqu’au 15 avril, la date defin réelle de cette mesure exceptionnelle reste en suspens. « Onpeut avoir des indices qui laissent àpenser que, probablement, ça devra durer, mais je n’en ai pas la certitude », a prévenu Olivier Véran,samedi 4 avril, dans un entretienau média en ligne Brut. Le conseil scientifique chargé d’appuyer Emmanuel Macron dans sa prisede décision préconisait pour sa part un confinement « au moins »jusqu’au 22 avril.
« Impossible de répondre »La France a enregistré, dimanche5 avril, un bilan de 357 morts supplémentaires sur une journée.Son chiffre le plus bas en la matière sur une semaine. Mais il estimpossible, pour l’heure, de fairedes prédictions sur l’état sanitaire à venir du pays et la duréede l’épidémie. « Nous ne sommes pas capables aujourd’huid’avoir une chronologie précise »,convienton dans l’entouraged’Edouard Philippe. « On ne sait pas si on va être sur le pic de lacrise, s’il y aura une deuxième vague… Personne n’a de regard surla durée de ce qu’il se passe, on nesait pas grandchose de ce satanévirus », ajoute un ténor de l’opposition au fait de ces questions.
Quand les enfants, par exemple, pourrontils retourner à
l’école ? « C’est impossible de répondre », a reconnu, samedi, le ministre de l’éducation nationale, JeanMichel Blanquer, aprèsavoir brandi dans un premiertemps la date du 4 mai.
Le premier ministre s’est malgré tout risqué à dessiner un coinde ciel bleu dans ce paysage morose, en évoquant la perspective du déconfinement. Edouard Philippe a expliqué, mercredi 1er avril, lors de son audition devant la mission d’information del’Assemblée nationale sur le Covid19, que la démarche était àl’étude et qu’elle pourrait être« progressive ».
Ce qui lui a valu, depuis, unefoule de critiques, alors que desimages de flâneurs profitant dubeau temps se sont répandues aucours du weekend. « Le mot “déconfinement” a été prononcé troptôt », entraînant un « relâchement » de la part des Français, aestimé Damien Abad, président du groupe Les Républicains (LR) au PalaisBourbon.
« Se projeter dans le déconfinement, c’est prématuré. Passons le
cap du pic épidémique déjà, chaque chose en son temps », soufflede son côté une tête d’affiche dela majorité. Un conseiller de l’exécutif reconnaît qu’aborder lasuite peut avoir un aspect « désincitatif » pour le « rester chez soi ». « Le déconfinement, c’est unsujet, mais on sait qu’on a letemps d’en parler, souffle une ministre. C’est compliqué d’y penserquand on a 400 morts par jour. »
Selon un cadre de La République en marche (LRM), « c’est l’opinion qui a poussé le premier ministre » à sortir du bois. Une pression assumée à demimot. « Ce
thème du déconfinement allait arriver. JeanLuc Mélenchon étaitdessus, les médias aussi, justifieton à Matignon. Cela fait partie de la stratégie de ne pas subir letempo des questions, à commencer par celles de l’opposition, et dele faire dans une transparence complète. » Dès le lendemain deson audition à l’Assemblée nationale, Edouard Philippe a néanmoins cru bon de préciser sur TF1que « le déconfinement, ça n’estpas pour demain ».
« On rêve tous du grand soir »Estce pour ne pas être accusé denourrir le « relâchement », ou, plus prosaïquement, pour ne pas se dédire ? L’exécutif se refuse àassumer un changement de doctrine sur la question du port dumasque, qui pourrait être généralisé dans le cadre du futur déconfinement. Depuis le 31 mars, desmasques textiles sont produitspour les professionnels situés en « deuxième ligne » (caissiers, livreurs, etc.), en plus de ceux (chirurgicaux et FFP2) réservés enpriorité aux personnels de santé.
« Nous encourageons le grandpublic, s’il le souhaite, à porter desmasques, en particulier ces masques alternatifs qui sont en coursde production », a déclaré le directeur général de la santé, JérômeSalomon, vendredi, ouvrant unebrèche dans la doctrine gouvernementale. Le lendemain, M. Salomon a précisé que « cela ne remplace en aucun cas les mesures de distanciation sociale, de réduction des contacts, de distancephysique d’un mètre, les mesuresde confinement et le respect des gestes barrières ».
Car il est trop tôt pour imaginerles Français retrouvant leur vie d’avant d’un claquement de doigts. « On rêve tous du grand soir de la crise, où chacun reprendrait lamême vie du jour au lendemain, comme si cela n’avait été qu’une parenthèse. Mais, en réalité, la sortie de crise sera progressive, en biseau », dit Stanislas Guerini, délégué général de LRM. D’autant que la crise économique – dont l’ampleur pourrait se révéler comparable à celle de 1929, selon l’exécutif –guette derrière la crise sanitaire.
« Les habitudes resteront perturbées, la menace réelle, note ChloéMorin, experte associée à la Fondation JeanJaurès. Ceux qui auront été au front seront épuisés,ils risquent de vivre une formed’abandon ou de manque de compréhension, comme les poilus quine pouvaient pas raconter les tranchées et mouraient de chagrin face à la légèreté d’une société qui faisait la fête dans les années 1920. Qu’estce qui va se passer quand les gens, qui espéraientun retour brutal à la vie d’avant, vont réaliser que, sur le plan économique et sanitaire, ce ne serapas le cas ? »
Selon son entourage, Emmanuel Macron devrait recevoir audébut de cette semaine des « éléments tangibles » pour mesurerl’efficacité du confinement. De quoi l’aider, diton, à « fixer uncap et un horizon » qu’il pourraitexposer dans une nouvelle allocution télévisée. Et essayer deprévoir, un peu.
olivier faye,alexandre lemarié,
et solenn de royer
Port du masque : le virage à 180 degrés du gouvernementDans l’optique du déconfinement, et si la production le permet, le port du masque pourrait être étendu à l’ensemble de la population
C eci « n’est pas un changement de doctrine », assureton au sein de l’exécu
tif. Le port du masque, pourtant,pourrait bien être généralisé, en particulier dans l’optique du futur déconfinement de la population française, dont la date estencore loin d’être connue. Le ministre de la santé, Olivier Véran, areconnu luimême que cette mesure pourrait compléter utilement le recours aux gestes barrières face au coronavirus. « Etre capables d’avoir d’autres moyensde protection de la populationlorsqu’on aura levé le confinement, avec une sensibilisationcomplète de la population, ça faitsens », atil souligné, samedi,dans un entretien au média en ligne Brut. « Nous sommes en traind’évoluer vers ça, reconnaît de son côté un interlocuteur régulier d’Emmanuel Macron. Il n’estpas impossible qu’on étende etqu’on généralise l’usage du mas
que, mais en fonction des capacités disponibles. »
La brèche a été ouverte, vendredi 3 avril, par le directeur général de la santé, Jérôme Salomon. « Nous encourageons le grand public, s’il le souhaite, à porter des masques, en particulier ces masques alternatifs qui sont en coursde production », atil déclaré lors de son point presse quotidien. Depuis le 31 mars, des masques en textile sont en effet produits pour les professionnels situés en « deuxième ligne », comme lescaissiers ou les livreurs. Vendredi,l’Académie de médecine a suggéré que le port d’un masque« grand public » ou « alternatif »aux masques médicaux soitrendu obligatoire pour les sortiespendant la période de confinement et lors de sa levée. Un avisconforme à celui rendu dans unnombre croissant de pays du monde. Le président américain, Donald Trump, a notamment
rapporté à ses concitoyens qu’il était désormais conseillé de se couvrir le visage lorsqu’ils sortent de chez eux.
Eviter une ruéeDepuis le début de la crise du coronavirus, le gouvernement français oriente en priorité les masques – qu’ils soient chirurgicaux ou FFP2 – vers les personnels soignants. Des hôpitaux, d’abord, mais aussi des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Afin que les citoyens ne se ruent pas vers les masques, l’exécutif a par ailleurs communiqué quant à leur supposée inutilité pour le grand public. « Il n’y a pas besoinde masque quand on respecte la distance de protection visàvis desautres », assurait ainsi la porteparole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, le 25 mars. Quelques joursplus tôt, elle affirmait déjà que« les masques ne sont pas nécessai
res pour tout le monde » et que leur usage généralisé pourrait même s’avérer « contreproductif » s’ils étaient mal portés.
N’y atil pas, dès lors, un paradoxe à opérer un virage à 180 degrés en la matière ? « Ce n’est pas paradoxal par rapport au stock dont nous étions en possession. La politique de masques a été ajustée à nos capacités, reconnaît un conseiller de l’exécutif. Nous allonsmaintenant être en capacité de produire et d’importer massivement pour répondre à l’ensemble des besoins. » « Nous avons commencé
cette crise avec un stock donné, et on a bâti notre stratégie pour réserver les masques chirurgicaux aux soignants, souligne un proche du premier ministre, Edouard Philippe. C’était du reste cohérent avec le discours de l’OMS [Organisation mondiale de la santé], qui disait que ça ne servait à rien à la population générale. Maintenant, grâce aux efforts de l’Etat, les soignants ont accès à un stock de masques. »
« Ne baissons pas la garde »Emmanuel Macron a incarné ce changement de pied en se rendantdans une usine de production de masques, le 31 mars, dans le MaineetLoire. « Les masques, c’est une bataille essentielle », a alors déclaré le chef de l’Etat. « Nous avons une demande sociale et des avis favorables à l’utilisation de masques en dehors des populations de soignants, donc on y travaille avec desmasques alternatifs », souligneton à Matignon. « Nous sommes
en train de regarder cela en lien avec les experts en virologie et le conseil scientifique », rapporteton au ministère de la santé, tout en précisant qu’il est « trop tôt » pour parler de déconfinement.
« Ne baissons pas la garde, alerteun proche d’Edouard Philippe.L’essentiel du combat n’est pas gagné, à savoir donner des masques aux soignants. » Car il n’est pasquestion de laisser penser que desmasques seront distribués à tousdès demain. « Nous avons une priorité absolue pour protéger nos soignants, qu’ils soient en ville ou à l’hôpital, a souligné Jérôme Salomon, samedi, comme pour préciser ses propos de la veille. Peutêtre qu’un jour nous proposerons à tout le monde de porter une protection, mais on n’en est pas là. » « Depuis le début de cette épidémie, nous apprenons chaque jour, atil ensuite reconnu. On adapte notre position, on évalue. »
o. f.
Le premier ministre, Edouard Philippe, et le ministre de la santé, Olivier Véran, lors de leur audition devant la mission d’information de l’Assemblée sur le Covid19, le 1er avril. THOMAS SANSON/AFP
« La commandede Matignon et
de l’Elysée, c’estd’être à 100 % dans la crise.
La crise, la crise,la crise », souffle
un conseiller
L’interminable sortie de crise de l’exécutifAprès avoir évoqué le déconfinement, le gouvernement doit gérer la longueur de la crise sanitaire
« La politiquede masques a été ajustée
à nos capacités »,note un conseiller
de l’exécutif
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 9
Paris repense sa stratégieface aux crisesLes responsables de la ville tentent de tirer de premières leçons de la catastrophe liée au Covid19
C omment mieux tenir lechoc ? Comment rebondir après un désastrecomme le coronavirus ?
A la Mairie de Paris, tout en parant au plus pressé et en anticipant le déconfinement, l’élue sortante, Anne Hidalgo, et son équipe commencent à tirer les leçons de cette épreuve. « Qu’estce que le monde d’après : juste un retour à l’ancien, ou autre chose ? La maire nous a demandé d’y réfléchir très librement,et on y passe pas mal de temps », ditun membre de son cabinet.
Certaines pistes pourraient déboucher rapidement. Pour éviter de nouvelles contaminations, certains imaginent par exemple d’installer des distributeurs de gel hydroalcoolique un peu partout, notamment dans les abribus, « comme on l’a fait pour les défibrillateurs ». De même, dans les cafés, une distance d’un mètre doitelle être imposée entre les tables ? Mais au prix du mètre carré, les cafetiers y survivraientils ? D’autres interrogations, beaucoup plus vastes, concernent l’urbanisme, le logement, les sansabri…
« C’est toute notre stratégie de résistance aux crises que nous actualisons, pour tenir compte de ce quenous apprend celleci et mieux nous armer face aux prochaines », note Sébastien Maire, le « M. Résilience » de la Mairie.
En 2017, à la faveur d’une proposition de soutien financier de la Fondation Rockefeller, Paris avait été la première ville française à se doter officiellement d’une « stratégie de résilience », votée par le conseil municipal, et à nommer au sein de l’administration un « haut responsable de la résilience ». A l’époque, il s’agissait de se préparerà des attentats, des crues, des inondations, des canicules ou des grèves massives, plutôt qu’à des problèmes sanitaires. Le mot « pandémie » figurait tout de même dans le discours d’Anne Hidalgo.
Le plan de 2017 ne prévoyait pasmoins de 35 actions plus ou moinsconcrètes. Quelquesunes ont été lancées, en particulier l’aménagement des cours d’école en îlots de fraîcheur en retirant le bitume, ou la formation de volontaires aux « gestes qui sauvent ». Beaucoup d’autres sont restées à l’état de projet, comme celle visant à « assurer un soutien psychologique à l’ensemble de la population face à des chocs ». Elle aurait pourtant été utile en cette période anxiogène.
« Le travail mené nous sertaujourd’hui », affirme Célia Blauel, l’adjointe chargée de l’environnement. La Mairie a mobilisé son réseau de citoyens solidaires, les « volontaires de Paris », pour prendre quotidiennement des nouvelles des personnes âgées ou placar
der des messages de prévention dans les halls d’immeubles.
« Du fait des épisodes précédentsque nous avons dû gérer, notre cellule de crise fonctionne efficacement, ajoute Célia Blauel. Chacun connaît son rôle, et la maire tranche en cas de besoin. » Alors que seuls 20 % des agents municipaux travaillent encore, les services de la ville se sont repliés en bon ordresur leurs missions essentielles : lesrues restent globalement nettoyées, les ordures collectées, l’eau potable continue à couler, les morts sont enterrés ou incinérés.
De nombreuses faillesL’épidémie a néanmoins montré plusieurs failles. La plus criante estla faiblesse du système hospitalier,en IledeFrance comme ailleurs. Proche de la saturation en temps normal, il se révèle à présent totalement débordé. La responsabilité principale en ce domaine revient àl’Etat, mais les élus locaux n’en étudient pas moins la façon dont ils peuvent agir, d’autant qu’Anne Hidalgo préside l’Assistance publiqueHôpitaux de Paris (APHP).
Fautil construire de nouveauxhôpitaux ? Rouvrir l’hôpital des armées du ValdeGrâce ou les urgences de l’HôtelDieu ? « La ville dispose aussi d’Ephad dont nous allons devoir repenser la configuration, afin de mieux séparer les malades et les bien portants », avance JeanLouis Missika, l’un des principaux adjoints d’Anne Hidalgo. La constitution de solides stocks de masques, gels, respirateurs et autres biens stratégiques est envi
sagée, compte tenu de l’énorme échec actuel en la matière.
C’est le deuxième sujet mis enévidence par la crise actuelle : les menaces de pénurie. De médicaments et de produits de santé, mais aussi de nourriture ou d’énergie. « Aujourd’hui, un aliment effectue en moyenne 660 kilomètres avant d’arriver dans l’assiette d’un Parisien, relève Célia Blauel. C’est une aberration environnementale, et un danger en cas de blocage des transports. Nous devons relocaliser une partie de la production alimentaire, et la question est voisine pour l’électricité. » L’IledeFrance dépend en effet à 90 % du courant produit dans d’autres régions.
Autre préoccupation majeure, lelogement. En particulier celui du personnel clé des collectivités publiques et des entreprises : des cadres, des informaticiens, mais aussi des soignants, des éboueurs, des caissières… « Comment faire ensorte que ceux qui assurent la continuité de la vie de la nation puissent le faire en toutes circonstances et defaçon sûre ?, s’interroge Fouad Awada, le directeur de l’Institut Paris Région, un organisme public derecherche sur l’aménagement et l’urbanisme. La crise montre que cen’est pas si facile. Nous sommes un peu défaillants. » Le télétravail résout une partie des difficultés, pas toutes. A Paris, la mairie doit ainsi trouver en urgence des hébergements provisoires pour quelque 200 personnes, des agents municipaux qui habitent en banlieue, des infirmières, etc.
« En termes de résilience, rapprocher les logements des emplois, et pas seulement le temps des crises, doit devenir une priorité », estime Sébastien Maire. En 2017, la ville s’était fixé l’objectif de diminuer de 30 % le nombre de déplacements domiciletravail à l’échelle de l’agglomération d’ici à 2030, notamment grâce au télétravail et à la création d’espaces de coworking placés près des logements. Mais le dossier n’a guère avancé.
Au passage, la crise met en reliefle problème de ceux qui n’ont pas de logement. « L’épidémie fait apparaître toutes les fragilités d’une ville hyperdense et ultrainégalitaire comme Paris, analyse David Belliard, élu de Paris et candidat écologiste à la Mairie. Il y a ceux quiont des résidences secondaires et peuvent partir, ceux qui vivent dansde grands appartements, et tous lesautres – y compris les SDF, les Roms,les migrants… » Des mesures ont été prises en urgence : une partie de ceux qui vivent à la rue ont été placés à l’abri, notamment dans des gymnases. Mais cela n’a rien d’une réponse structurelle. Quant à la densité de la ville, la question
va nécessairement être posée. A Paris, elle était déjà évoquée par de nombreux candidats aux municipales, en général pour dénoncer la « bétonisation ». L’épidémie ne peut que donner de nouveaux arguments en ce sens. « Les métropoles hyperdenses sont des bombes virales », estime David Belliard. « Pour l’humanité, les bienfaits de la densité l’emportent largement », juge néanmoins Fouad Awada, de l’Institut Paris région.
Les responsables ont aussi entête l’autre grande menace pour Paris, celle d’une crue aussi importante qu’en 1910. La ville, la région paraissent mal préparées. « Nous sommes considérablement plus vulnérables qu’en 1910, car très dépendants désormais des réseaux d’électricité, de chaleur, de transport, de gestion des déchets,qui ont été construits le long de la Seine », constate Ludovic Faytre, spécialiste des inondations à l’Intitut Paris Région.
En cas de crue, la capitale pourrait être coupée en deux, sans métro, de nombreux immeubles privés d’électricité, d’eau potable, les hôpitaux pourraient être inutilisables. « De vous à moi, quand la crue arrivera, mieux vaudra quitter Paris », confie une experte de la région. Mais, que faire si la crue nécessitant des évacuations massives survient en pleine pandémie, imposant un confinement ? « Ce serait totalement contradictoire », reconnaît M. Faytre. Deux crises qui se conjuguent, et c’est la catastrophe. Sans solution à ce stade.
denis cosnard
Sur le parvis de l’Hôtel de ville de Paris, le 31 mars. ANTOINE WDOWCZYNSKI/HANS LUCAS VIA AFP
La parole politique mise à mal dans la lutte contre le Covid19La défiance d’une partie de l’opinion et la prolifération de « fake news » mettent en difficulté le pouvoir dans sa gestion de la crise
L e phénomène n’est pas nouveau. Mais il s’amplifie avecl’épidémie du Covid19.
Alors que l’exécutif doit faire face àune crise sanitaire sans précédent,la défiance envers la parole officielle atteint des sommets. Selon un sondage Elabe publié le 1er avril,41 % des Français font confiance aupouvoir pour « lutter efficacement contre l’épidémie », soit 18 points de moins en deux semaines.
Plus grave, près de deux Françaissur trois pensent que le gouvernement leur ment sur la gestion de l’épidémie : 63 % estiment qu’on leur « cache des choses », selon un sondage OpinionWay, publié le 30 mars ; 70 % que l’Etat « ne dit pasla vérité aux Français », dans une étude Odoxa publiée cinq jours plus tôt. « La confiance dans la parole politique était déjà basse au début du quinquennat. Elle a baissé au moment des “gilets jaunes”, et continue de s’effriter. Le discrédit est aujourd’hui majeur », se désole l’exdéputé La République en marche (LRM) Matthieu Orphelin. Un souci de taille pour l’exécutif, au
moment où il doit convaincre la population de respecter ses consignes de confinement sur le long terme. Sans se relâcher, alors que des dizaines de Français ont pris des libertés avec l’attestation de déplacement, ce weekend. « On constate un délitement de la parolepolitique, réduite au même niveau que le pékin moyen sur Facebook », regrette le délégué général adjoint de LRM, Pierre Person.
Les critiques de l’opposition etdes personnels soignants contre lapénurie de matériel ont contribué à nourrir la défiance actuelle. « Dans l’opinion, on constate une très forte grogne contre le manque de masques et des tests, avec l’idée que les premiers à en pâtir sont les salariés, qui continuent à travailler sur le terrain », observe Jérôme Fourquet, directeur du pôle opinion de l’IFOP. Avant de pointer lerisque d’une recrudescence du clivage entre « les élites » et « le peuple » : « Cela réactive un ressentiment de la France d’en bas contre les technos, accusés de ne pas avoir suffisamment préparé le pays à
affronter une telle crise. On retrouve un syndrome du mouvement des “gilets jaunes”, avec l’idée que la classe politique aurait collectivement failli. »
Percée des théories complotistesSi la volteface de l’exécutif sur la question des masques suscite letrouble en interne – « Dire qu’il n’yavait pas besoin de masques est une erreur, qui a entaché la crédibilité du propos du gouvernement dans son ensemble », enrage undéputé LRM –, elle donne surtout des arguments à l’opposition.
La présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, adénoncé un gouvernement qui ment sur « absolument tout, sansaucune exception ». Des propos « démagogiques », selon les macronistes. « Marine Le Pen affaiblit la démocratie en se faisant portedrapeau des complotistes en tout genre, assène le députéLRM PieyreAlexandre Anglade.Elle mélange faits et avis pour créer de la confusion. » Audelàdu rôle joué par l’opposition, les
responsables de la majorité s’inquiètent de la prolifération des fausses informations qui rejaillissent sur Internet, et de laperméabilité de la société française aux théories du complot.
Dans un sondage IFOP diffusé le28 mars, 26 % des Français estiment que le coronavirus a étécréé intentionnellement en laboratoire. « Sur les réseaux sociaux,toutes les paroles se valent. Notre société verse dans l’idée qu’on cacherait la vérité sur nombre de sujets », se désole Pierre Person. « Les théories complotistes percent dans notre pays, avec une remise en cause de toute parole officielle, qu’elle soit politique, scientifique ou médiatique, s’alarme Aurore Bergé, porteparole de LRM. Il y a un vrai risque que lacrise sanitaire et économique actuelle rejaillisse sur une crise démocratique et d’information. »
Déterminé à traquer « les faussesinformations », le mouvement présidentiel a mis en place une rubrique « désintox » sur le site Internet de LRM pour mener la bataille
sur les réseaux sociaux. Une initiative essentielle aux yeux du délégué général, Stanislas Guerini, qui y voit un affrontement idéologique entre deux modèles : « C’est uncombat à la vie, à la mort entre ceux qui ont la conviction que c’est dans les démocraties qu’on trouvera la solution à cette crise multiforme, et ceux qui ont une tentationpopuliste, voire autoritaire. »
« La crise du coronavirus est untest pour la démocratie, qui doit affronter les mensonges des nationalistes qui se prétendent mieux à même de protéger les peuples que les autres, observe M. Anglade, en dénonçant des ingérences étrangères. Derrière la guerre sanitaire, se joue une guerre d’influence menée par la Chine et la Russie, qui présentent leurs systèmes politiques comme des modèles pour vaincre la pandémie. »
Un combat qui tient à cœur àEmmanuel Macron. Le 16 mars, lors de sa deuxième allocution télévisée, il a mis en garde les Français contre les « fausses informations », qui « circulent à toutva ».
« Evitez de croire dans toutes les fausses rumeurs, les demiexperts ou les fauxsachants », atil demandé, en vantant « la parole claire » et « l’information transparente » de l’exécutif.
« Clarté » et « transparence ». Cesont justement les mots d’ordre d’Edouard Philippe dans sa communication de crise. Après quelques faux pas, le premier ministre a multiplié les prises de parole, ces derniers jours, pour rassurer sur lagestion du gouvernement. Sa méthode ? Tout dire, sans nier les problèmes ou les hésitations.
Le 2 avril, sur TF1, le locataire deMatignon a ainsi reconnu les « vraies difficultés » auxquelles se heurte la France pour s’approvisionner en masques, et admis des « tensions très fortes » sur certains médicaments. « Nous ne savons pas tout », atil encore affirmé, le 1er avril, devant la mission d’information de l’Assemblée. Comme s’ils’agissait de tout mettre sur la table, afin de se prémunir contre toute accusation de mensonge.
alexandre lemarié
Un conseil municipal exceptionnel en vueLe 3 février au soir, beaucoup d’élus parisiens avaient quitté l’Hôtel de ville, après un ultime conseil municipal – du moins est-ce ce que tous pensaient. En réalité, les membres du Conseil de Paris vont probablement être appelés à se réunir à nouveau, au moins de façon virtuelle. Le second tour étant repoussé à une date en-core inconnue, peut-être en octobre, la maire sortante, Anne Hi-dalgo, envisage de convoquer un Conseil en mai, notamment pour valider le versement de certaines subventions à des associations qui se retrouveraient, sinon, en difficulté. La question doit être dis-cutée, lundi 6 avril, avec les présidents des groupes politiques. « Juridiquement, il n’est peut-être pas indispensable de réunir un conseil, mais politiquement, cela va devenir délicat de gérer la ville sans débat démocratique », commente un proche de la maire.
La constitution de solides stocksde masques, gels,
respirateurs et autres biens
stratégiques est envisagée
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10 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Malgré l’épidémie, la justice continue de fonctionnercahincaha, parfois sans avocats, et avec des prétoiresqui se sont largement vidés. Nonrespect du confinement, trafic de masques… de nouveaux délits émergent, ainsi que de nouvelles règles d’audience
RÉCIT
M oins d’un mètre séparela juge et ses deux assesseures dans la tropétroite salle n° 7 du palais de justice de Bobigny. Alors l’audience se
déplace, prend ses aises dans la vaste salle desassises, où les magistrates peuvent laisser un fauteuil d’écart entre elles. A Nanterre aussi, on migre vers la salle d’ordinaire réservée auxassises : le dispositif de visioconférence permet d’y faire comparaître certains prévenus confinés sans les extraire de prison. Toute lajournée, dans le hall du tribunal de Paris, gigantesque fourmilière en temps normal, on n’entend rien d’autre que le ronron des escalators et les voix des vigiles postés à l’unique porte d’accès ouverte. A Créteil, l’audience s’achève à 20 heures quand, certains soirs avant le confinement, les débats peuvents’étirer jusqu’à une heure du matin.
Malgré l’épidémie de Covid19, la justicecontinue. Au ralenti, tant bien que mal, mais elle continue. Mercredi 1er avril, Le Monde s’estrendu dans quatre tribunaux d’IledeFrance pour assister aux comparutions immédiates – l’un des rares « contentieux essentiels » que le ministère de la justice n’ait pas mis sur pause. Partout, le même constat : le coronavirus a vidé les prétoires et bouleversé lesaudiences. Cambrioleurs, pickpockets et petits trafiquants, habitués de ces procès expéditifs, représentent encore la majorité des dossiers. Mais les comparutions immédiates sanctionnent ces joursci de nouveaux comportements délictueux estampillés Covid19 :nonrespect du confinement, crachat sur lesforces de l’ordre, trafic de masques, ou violences conjugales sur fond de forte promiscuité.
Pour limiter celle qui règne dans les maisons d’arrêt, redoutables foyers infectieux, lagarde des sceaux, Nicole Belloubet, a demandé aux procureurs de recourir le moins possible à l’incarcération. Résultat : des magistrats du parquet tiraillés entre la volonté desanctionner et la crainte d’engorger les prisons. Tendance paradoxale chez les juges également : au nom de la lutte contre la propagation du virus, ils libèrent certains prévenus qui attendent leur procès en détention provisoire avant d’être jugé en comparution « immédiate ». Mais pour y maintenir certains autres dont les dossiers sont épineux, ils profitent de l’ordonnance prise le 25 mars, dans lecadre de l’état d’urgence sanitaire, qui fait passer de deux à quatre mois la durée maximale d’une détention provisoire. Le coronavirus vide les cellules d’un côté et entretient la surpopulation carcérale de l’autre.
Curieuse atmosphère dans ces salles où lesflacons de gel hydroalcoolique fleurissent sur les pupitres, et où la vigilance visàvis des gestes barrières décline au fil de l’audience. Bien vite, les prévenus – rarement masqués – comparaissent épaule contre épaule dans le box, les dossiers passent sans précaution de main en main, et personne ne tient huit heures sans se gratter le nez. Le concept de distanciation sociale varie d’un palais de justice à l’autre. A Créteil, le public – les familles des prévenus – était autorisé dans la salle ; pas à Nanterre, où le huis clos sanitaire avait été décrété. A Paris, aucun policier chargé d’escorterles prévenus dans le box ne portait de masque chirurgical ; à Bobigny, tous en avaient un, l’audience a d’ailleurs failli s’achever car leur stock arrivait à épuisement – de nouveaux masques sont arrivés à temps.
On a vu des avocats contraints de chuchotertrès fort, à un ou deux mètres de distance, les conseils qu’ils glissent habituellement à l’oreille de leurs clients ; un président de tribunal rassurer l’assemblée après de multiplesquintes de toux ; des policiers suggérer aux prévenus de ne pas s’approcher de la vitre du box, parce que « sur les vitres, ça reste très, trèslongtemps » ; une audience renvoyée (et une détention provisoire prolongée) parce que le prévenu n’avait pu être soumis à une expertise psychiatrique, l’expert qui devait la pratiquer n’ayant pu se rendre à la maison d’arrêt en raison du confinement. Et tout un tas de scènes inédites que l’on ne reverra plus jamais une fois l’épidémie achevée.
« Laisser des gens sans défense, ce n’est pas bien »Tribunal de Paris. Pas une seule affaire liée auCovid19 mercredi 1er avril devant la chambre 231, qui ne se penchait que sur des dossiers prépandémie renvoyés à ce jour. Cela n’a pas empêché le virus de perturber les débats, et de faire des victimes : les justiciables privés d’avocats. Le bâtonnier de Paris a en effet décidé de ne plus désigner de commis d’office – les avocats payés par l’Etat, mis à dispositionde ceux qui n’en ont pas les moyens –, estimant que les conditions ne sont pas réuniespour assurer la sécurité sanitaire des avocats et des justiciables.
Seuls sont présents à cette audience les avocats choisis, et payés, par leurs clients. Unanimes dans leur désarroi, ils sont divisés. « Personne ne devrait se trouver dans cette salle aujourd’hui, s’offusque l’une. Ni magistrats, ni avocats, ni prévenus, ni policiers… ni la presse. C’est scandaleux, ce virus est dangereux, cela ne rime à rien de poursuivre ces audiences. » « Je ne comprends pas l’attitude du bâtonnier, estime un autre. Il y a des solutions pour s’entretenir avec les prévenus dans les geôles en faisant attention aux gestes barrières, même si ce n’est pas idéal. Laisser ces gens sans défense, surtout dans une période aussi anxiogène, ce n’est pas bien. »
Premier dommage collatéral : Yassine (tousles prénoms ont été modifiés). Un mois et demi plus tôt, en pleine grève des avocats, sixd’entre eux s’étaient relayés auprès de lui lorsd’une action de défense massive destinée à entraver les procédures. Ils avaient déposé six conclusions pour des nullités de procédure et cinq questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Interpellé en flagrant délitdans le métro en train de voler le téléphone portable dans la poche d’une voyageuse, Yassine avait refusé de se soumettre au prélèvement d’empreintes digitales. Pour cette raison, le tribunal avait décidé de le juger plustard et de le placer en détention provisoire enattendant. Six semaines à FleuryMérogis (Essonne) plus tard, empreintes digitales enregistrées, Yassine est de retour au tribunal, mais les avocats ne sont plus là. Les QPC et nullités que personne n’est venu soutenir sont évacuées. Seul face au juge, les yeux rougis par les larmes, Yassine est condamné à huit mois ferme. Bonne nouvelle pour lui : il sort de prison le soir même, avec une convocation chez le juge de l’application des peineschargé d’aménager la sienne.
« J’ai une infection à la jambe, je descends plus en promenade »Tribunal de Bobigny. Walid, 30 ans, se déplace péniblement dans le box avec ses
béquilles. En détention provisoire à Fresnes(ValdeMarne) pour avoir conduit sans permis et sans assurance, mais avec stupéfiants et en récidive, il demande sa mise en liberté dans l’attente de son procès, prévuquelques jours plus tard. Son avocat évoquela promiscuité en prison, et les risques liés aux diverses pathologies de son client, reconnu handicapé.
« J’ai peur d’être enfermé làbas compte tenude tout ce qui se passe avec le coronavirus, plaide Walid. J’ai une infection à la jambe, je descends même plus en promenade. Je suis vraiment désolé, je sais que tout est de ma faute, mais j’ai trop peur d’être enfermé làbas, y a trop de cas de coronavirus. » Demande de mise en liberté acceptée, sous contrôle judiciaire, en attendant le procès.
Arrive Mehdi, lui aussi pour une demandede liberté avant son procès pour « escroquerie en bande organisée ». Debout derrière lavitre en Plexiglas, le prévenu pose allègrement ses mains sur le rebord du box, saisit àpleine paume la tige du micro pour expliquer à la présidente qu’il doit absolument sortir parce qu’il a des problèmes de vue et des problèmes de dents avant, joignant le geste à la parole pour qu’elle comprenne bien, de se frotter les yeux et les gencives avec les doigts. Pendant ce temps, son avocatapporte un certificat médical à la présidente,qui le saisit à l’aide d’un mouchoir pour ne pas le toucher directement.
« Un crachat, en période de contamination, c’est odieux » Tribunal de Créteil. Ahmed en avait plus qu’assez d’être confiné, ce que le tribunal deCréteil, qui ne l’est pas, pouvait comprendre, sinon approuver. Lorsqu’il est tombésur un contrôle de police, le 31 mars, à la gare de VilleneuveSaintGeorges (ValdeMarne), cet Algérien de 53 ans est passé devant tout le monde, s’est collé à cinquante centimètres des policiers et leur a tenduune attestation de sortie toute raturée enleur disant qu’ils « n’avaient rien à faire là ». On lui a demandé ses papiers, il a sorti un titre de séjour et a craché dessus en disantqu’il avait le Covid19.
Garde à vue, comparution immédiate. Lemonsieur est passablement embarrassé. « J’ai craché dessus pour pas qu’il me le prenne, je ne sais pas ce qui m’a pris », explique Ahmed, il était un peu énervé, il venaitdéjà d’écoper d’une amende de 135 euros. D’ailleurs, il n’a pas le Covid19, il a une cirrhose. Trois mois de prison avec sursis.
Il a de nouveau été question de crachatquelques minutes plus tard avec Demba, grand gaillard de 25 ans qui a frappé son ancienne petite amie à coups de poing et de casque de moto le 30 mars à SaintMandé (ValdeMarne) – elle en porte les stigmatesun peu partout sur le visage. Trois agents de la police municipale, appelés par les voisins, sont intervenus et se sont fait insulter, eux et leur mère, de tous les noms. Le jeunehomme a été maîtrisé non sans mal, et nonsans cracher au visage d’une policière.
« C’est un peu abject ? », demande doucement le président. La policière en tremble encore, et explique qu’elle est maman,qu’elle a deux enfants. « Un crachat, c’est déjàextrêmement humiliant en période normale,insiste la procureure, mais en période de contamination, c’est odieux. » Le prévenu reconnaît quelques coups, s’excuse à peine. Engarde à vue, il avait dit : « Si je l’avais tapée,
elle serait à l’hôpital. » Dixhuit mois de prison, dont six avec sursis.
« Une promiscuité difficile avec le confinement »Tribunal de Bobigny. Le 28 mars, Marvin,110 kg, a donné un coup de poing à sa conjointe qui lui criait dessus parce qu’il n’avaitpas nourri les quatre premiers enfants nichangé la couche du petit dernier pendantqu’elle était sortie faire les courses. La procureure, constatant « une promiscuité difficile avec le confinement à 7 dans 71 m2 », requiert du sursis et l’interdiction de retourner au domicile familial pour le prévenu, qui reconnaît les faits.
Le tribunal a fini de délibérer, l’audience reprend, Marvin est censé revenir dans le box pour le jugement, mais se fait attendre. A sa place apparaît un policier masqué qui, par la fente du box vitré, explique à la présidente que Marvin ne peut pas revenir tout de suite àcause d’un sérieux problème digestif, pour le dire poliment. « Je crois qu’on ne va pas le remonter, parce que franchement, il est mal. »
Moment de flottement à l’audience, la présidente ne sait pas trop quoi faire. La jeunegreffière n’a pas tout saisi, et voudrait comprendre ce qui se passe pour noter l’incident sur son procèsverbal d’audience. Derrière lePlexiglas et son masque chirurgical, le policier hésite, semble chercher ses mots, puis dit, un peu embarrassé : « On ne peut pasfaire remonter le prévenu, il a été pris d’une chiasse soudaine.
– Quoi ?, demande la greffière, qui n’a pasbien entendu, à cause du masque et du Plexiglas qui les séparent.
– Le monsieur a été pris d’une chiasse soudaine, répète le policier, sans se démonter, niôter son masque.
– Il a été pris de quoi ?, insiste la greffière, ense levant pour faire le tour du box et se placer devant l’ouverture du plexiglas.
– Euh… Bah d’une chiasse soudaine. »
« PERSONNE NE DEVRAIT SE TROUVER
DANS CETTE SALLE AUJOURD’HUI, S’OFFUSQUE
UNE AVOCATE. C’EST SCANDALEUX, CE VIRUS
EST DANGEREUX, CELA NE RIME À RIEN
DE POURSUIVRECES AUDIENCES »
« J’ai peur d’être enfermé làbas, y a trop de cas » : scènes de la justice sous Covid19
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 11
La greffière rougit et s’excuse d’avoir fait répéter trois fois l’élégante expression au policier, pendant que les magistrats peinent à réprimer un gloussement.
En réalité, ce n’est pas drôle : on craint quele prévenu soit atteint du Covid19. « C’est undes symptômes », affirme à juste titre le policier masqué. « C’est peutêtre juste lestress ? », tente l’avocate. Le policier répondqu’un second prévenu, au dépôt, se sent mallui aussi, toux et mal au crâne. Il faut appelerun médecin, mais l’huissier n’est pas là :confiné chez lui. C’est donc la procureure ellemême qui descend de son perchoir pour s’en charger. Marvin ne revient pas dans le box. Douze mois de sursis et interdiction d’entrer en contact avec sa conjointe et deretourner au domicile conjugal.
« Maintenant, restez chez vous, sinon, au gnouf ! »Tribunal de Bobigny. Depuis le 23 mars, lestrois premiers défauts d’attestation lorsd’un contrôle dans la rue entraînent une contravention. Au bout de quatre fois enmoins de trente jours, cela devient un délitjugé au tribunal. Lassana, 18 ans, a été arrêtéà Pantin (SeineSaintDenis) le 31 mars,c’était la septième fois en une semaine qu’il était contrôlé sans attestation.
« Vous êtes bien conscient que, depuis quinzejours, nous sommes tous confinés ?, demande une assesseure.
– Franchement, j’ai zéro excuse.– Vous faisiez quoi, vous alliez voir les co
pains ?– Oui.– On vous a retrouvé à chaque fois à un point
de deal. Vous en pensez quoi ?– J’en sais rien.– Vous dites fumer cinq joints par jour. Vous
n’étiez pas en train d’aller récupérer votre consommation de cannabis ?
– Non.– Maintenant vous allez rester chez vous ?
– Oui.– Ou sortir dans le cadre prévu par la loi ?– Oui.– Vous faites quoi actuellement ? – Rien du tout.– Vous avez arrêté l’école depuis deux ans, que
faitesvous de vos journées ?– Je traîne avec des potes. »Il se trouve que le père de Lassana a la santé
fragile. « En sortant, ce sont des gens commevotre père que vous mettez en danger », explique la présidente. L’assesseure enchérit : « Si le gouvernement a mis en place des règles strictes, c’est que ce n’est pas un virus anodin. »« J’ose espérer que ces discours permettront defaire comprendre à monsieur qu’il est grand temps de rentrer dans le rang », ajoute la procureure, qui requiert 240 heures de travaux d’intérêt général (TIG).
L’avocate plaide « l’immaturité » de son toutjeune client, qui brave le confinement parce qu’il se croit « immortel ». Lassana est condamné à 150 heures de TIG. L’avocate reste à deux mètres du garçon pour le sermonner enchuchotant : « Bon, maintenant, vous avez compris, vous arrêtez vos bêtises et vous restez chez vous ! Sinon, au gnouf ! »
« Les policiers partent à la chasse »Tribunal de Bobigny. Jackson, 21 ans, d’AulnaysousBois (SeineSaintDenis), a été contrôlé cinq fois sans attestation entre le 27 et le 31 mars, il se dirige tout droit vers les travaux d’intérêt général – et risquerait la prison ferme en cas de récidive. Mais son avocate souligne une bizarrerie sur le procèsverbald’interpellation : le policier qui l’a rédigé précise qu’avant de patrouiller, lui et ses deux collègues ont consulté, au commissariat, une liste d’individus déjà verbalisés plusieurs fois pour nonrespect du confinement. Puis ils sont montés dans leur voiture, ont reconnu Jackson au détour d’une rue, savaient qu’il faisait partie de cette liste, et l’ont arrêté. Son
« ILS CONNAISSENTUN FOURNISSEUR EN
CHINE, ILS PENSAIENTSE FAIRE
UN PETIT PÉCULE EN ACHETANT DES MASQUES
20 CENTIMES ET ENLES REVENDANT 40 »,
PLAIDE UNE AVOCATE AU SUJET DE SES CLIENTS
attestation, qu’il n’avait pas, ne lui a été demandée qu’une fois en garde à vue.
En clair, affirme l’avocate : au lieu d’effectuer des contrôles aléatoires, des policierstiennent une liste de personnes susceptibles d’être arrêtées car déjà contrôlées troisfois sans attestation. En encore plus clair, selon elle : des policiers détournent l’infraction de nonrespect du confinement pourarrêter ceux qu’ils soupçonnent d’être impliqués dans le trafic de stupéfiants. « Ilspartent à la chasse sur les points de deal », explique l’avocate, qui demande que l’interpellation, et donc la procédure, soient considérées comme nulles.
Après délibération, la présidente fait droità sa demande : « Le motif du contrôle est irrégulier, je n’ai jamais vu un PV d’interpellationaussi mal fait. » Elle précise tout de même àl’attention du jeune homme : « Nous vous remettons en liberté parce qu’il y a un vrai soucid’irrégularité procédurale. Mais vous mettezen danger la vie de votre famille, celle des gens que vous croisez, et la vôtre. Pardon d’avoir à dire ça, mais des gens de votre âge meurent du coronavirus. »
« Les handicapés, j’en ai rien à foutre, ils sont confinés »Tribunal de Nanterre. Tommy Junior, 24 ans, doit plier son double mètre dans le box pour arriver à la hauteur du micro. Le 30 mars, aux trois policiers qui lui signifiaient qu’il venait de garer sa Mercedes sur une place pour handicapés, ce gérant d’une société de nettoyage, également étudiant en école de management, a répondu : « De toute façon, les handicapés, j’en ai rien à foutre, ils sont confinés. »
L’interpellation est houleuse, Tommy Junior se débat, les insultes fusent. « Bande defils de pute », « Me cassez pas les couilles »,« Vous êtes des trous de balle », « Sales rats »,« Enfants de la DDASS », indique le procèsverbal des policiers, sur lequel on lit encore :« Vous êtes des smicards, vous me contrôlez
parce que j’ai une doudoune à 1 000 euros et une Rolex. » « C’est vrai que lorsque je me suis fait contrôler, je n’ai pas été des plus courtois »,convient Tommy Junior, qui nie toutefois les propos grossiers qu’on lui prête. Oui, il a parléde la doudoune et la Rolex. « Je leur ai dit : “Bande de jaloux.” Par contre, “sales rats” ou “fils de pute”, c’est pas des mots que j’ai dits. »
Un coup de Taser, et Tommy Junior s’est retrouvé au sol. Lorsque les policiers ont tenté de lui mettre un masque, il a craché dans leur direction avant de se frotter la bouche contre l’appuitête, quelques instants plus tard, dans la voiture qui l’embarquait au commissariat.
« Moi je travaille, et je me fais contrôler cinqfois par jour », se défend le jeune homme, qui explique sa nervosité par le fait qu’il était pressé et qu’une journée compliquée l’attendait au boulot. Et s’il a bien craché après avoir été mis au sol, c’est parce qu’il avait mangé dubitume, et ce n’était pas en direction des policiers. Déjà condamné récemment à du sursis pour outrage et rébellion, il voit ce sursis révoqué. Total : dix mois de prison, 500 euros au titre du préjudice moral pour chacun des trois agents – absents de l’audience, sur conseil de leur avocate, en raison de la situation sanitaire. Pas d’incarcération immédiate, le juge de l’application des peines enverra une convocation. « Vous pourrez essayer de plaiderle bracelet », suggère le président.
« J’ai une phobie des masques maintenant ! »Tribunal de Bobigny. Le dernier dossier dujour sera renvoyé vu son épaisseur et l’heure tardive, mais il faut tout de même se prononcer sur le sort, d’ici là, des deux prévenus, que la présidente invite à s’asseoir, mais « pas juste à côté l’un de l’autre ».
Marwan, masque baissé sur le mentonpour pouvoir parler, explique qu’il est un entrepreneur à succès en Algérie, qu’il dirigehuit sociétés avec un gros chiffre d’affaires,notamment dans l’importexport, donne une adresse sur les ChampsElysées, et estime ses revenus à 30 000 euros par mois. Laprésidente fronce le sourcil : « Dans ce cas, onpeut s’interroger sur l’opportunité d’acheterdes masques en Chine pour les revendre en période de crise sanitaire. »
En l’occurrence, 50 000 masques, queMarwan et son acolyte auraient dû retirer s’ilsn’avaient pas été dénoncés et interpellés avant. Or, depuis un décret du 23 mars, les stocks de masques sont réquisitionnés en France. « Ils connaissent un fournisseur en Chine, ils pensaient se faire un petit pécule en les achetant 20 centimes et en les revendant 40, ils le reconnaissent, commence à plaider l’avocate. A l’époque où ils ont commandé ces masques dont ils n’ont jamais vu la couleur, le décret n’était pas passé, c’était légal, ce n’était pas encore l’état d’urgence sanitaire. »
« C’est très important que je reste à l’extérieur,parce que je gère plusieurs sociétés à la fois, explique Marwan. Et c’est trop risqué de rester enprison avec le coronavirus, comme a dit l’avocate. » Lui et son compère sont relâchés, leur procès aura lieu le 2 juin. En attendant, les masques sont saisis. « Je m’en fiche des masques !, répond Marwan, tout sourire, et désignant celui qu’il a au menton. Celuilà, je le porte parce qu’on m’a forcé, mais j’ai une phobie des masques maintenant ! »
yann bouchez,jeanbaptiste jacquin,
franck johannèset henri seckel
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12 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Grand récif du Nord-Est
Grand récif du Nord-Est
Grand récif du Nord-Est
Récif du Sud
Récif du Sud
Récif du Sud
Grand récif du Nord-Est
Récif du Sud
1 435 km de La Réunion(2 h 15 de vol)
Océan Indien
Canal de Mozambique
Mtsahara
Mtsamboro
Bandraboua
Dzoumonié
Longoni
Bouyouni
Vahibé
Majicavo-Koropa
Mréréni
Combani
Mréréni-Kali
Choungui
Nyambadao
Ouangani
Poroani
Tsingoni
Mtsangamouji
Acoua Koungou
Chiconi Coconi Tsararano
M A Y O T T E
Kahani
BarakaniSada
Mamoudzou
Dzaoudzi
Dembéni
Moutsamoudou
Bouéni Bandrélé
Kani-Kéli
Chirongui
0 5 km
H
H
H
H
Premier cas déclaré, un patient en provenance
de l’Oise, détecté le 14 mars
Mayotte est dotée de 16 lits de réanimation en temps normal
et devrait pouvoir disposer de 50 lits en prévision du pic de l’épidémie, tous dotés de
respirateurs. La Réunion devrait quant à elle passer de 74 lits
à 111 lits rapidement et dispose de 184 respirateurs.
Mercredi 25 mars, l’Etat a annoncé l’envoi du porte- hélicoptères Mistral, doté d’un hôpital militaire, afin d’épauler
Mayotte et La Réunion dans leur lutte contre l’épidémie de Covid-19.
Il pourra transporter du fret ou servir d’hôpital de délestage
s’il bénéficie de renforts sanitaires.
Mayotte
La Réunion
Part des logements avec l’eau courante en 2017 au sein des 72 villages de l’île
Moins de 50 %
Villages cumulant les di�cultés sociales et économiques
De 50 % à 80 % Plus de 80 % Zoneinhabitée
4 résidences sur 10 sont en tôle et 3 sur 10 sont sans accès à l’eau courante
16 villages sur 72 cumulentles di�cultésCela représente 23 % de la population
Un con�nement et des conditions de vie di�cilesLes gestes barrières, qui visent à freiner la propagation de l’épidémie, sont di�ciles à respecter en raison de la précarité des conditions de vie. Un couvre-feu a été décrété à Mayotte de 20 heures à 5 heures du matin.
3
1
2
H
9 médecins généralistes libéraux pour 100 000 habitants, contre 92 en France métropolitaine en 2016
Un système de santé déjà en di�culté
Centre hospitalier de Mayotte
Autres hôpitaux de référence (4 sites)
Réanimation adulte (1 site)
Surveillance adulte (1 site)
Nombre de lits d’hôpital pour 100 000 habitants en 2018
Prévalence du diabète, en %
Prévalence de l’obésité chez les femmes, en %
H
H
Mayotte
Guyane
La Réunion
Guadeloupe
Martinique
France entière
14
35
39
48
55
60
La Réunion
Mayotte
France entière
14
10,5
5
23,2
47
17,4*
* France métropolitaine
Le système de santé est sous-dimensionné pour faire face à la pandémie. Les transferts de Mayotte vers La Réunion seront plus di�ciles que d’ordinaire, La Réunion devant elle aussi faire face à la double crise de la dengue et du coronavirus. Par ailleurs, une part importante de la population sou�re de pathologies qui rendent les malades plus vulnérables en cas de contamination.
Foyer épidémique de dengueau 25 mars 2020
2 495 cas
175 hospitalisations dont 10 patients en réanimation
6 décès
01020304050607080
61 décès en 2020
47 en 2019
39 en 2018
1er mars 23 mars
Décès cumulés à Mayotteentre le 1er mars et le 23 mars
050100150200250300350
147 cas
344 cas
Mayotte
La Réunion
Cas déclarés de Covid-19
11 mars 5 avril
Taux pour 100 000 habitants au 23e jour* de l’épidémie
Mayotte
La Réunion
France
52,6
35,8* soit au 2 avril
*soit au 5 avril
*soit au 21 mars21,6
2 décès au 5 avril
Mayotte est frappée par une épidémie de dengue d'une ampleur exceptionnelle au moment où l'île doit faire face à la pandémie de Covid-19. La di�usion est plus rapide qu'en métropole ou qu'à La Réunion.
Une situation sanitaire préoccupante
Sources :Agences régionales de santé de Mayotte et de La Réunion, Insee ; Drees 2019, « Alimentation et nutrition dans les départements et régions d’outre-mer », IRD Infographie : Mathilde Costil, Sylvie Gittus-Pourrias, Delphine Papin
L’épidémie révèle les fragilités de MayotteLa propagation du Covid19 est redoutée sur cette île de l’océan Indien, dont les infrastructures médicales sont insuffisantes et où l’habitat est précaire pour une grande partie de la population
L e premier cas de Covid19 àMayotte a été identifié le 14 mars.Il s’agissait d’un voyageur de re
tour de l’Oise. Trois jours après, le17 mars, l’île était placée en confinement, tout comme le reste du territoire français. Cette mise en confinement intervenue très tôt dans la chronologiede l’épidémie a probablement permis d’éviter, à ce stade, le « tsunami sanitaire » tant redouté dans ce département de 279 000 habitants souséquipé médicalement au regard de la moyennenationale, où 84 % de la population vitsous le seuil de pauvreté, où quatre logements sur dix sont des constructionsprécaires et trois sur dix n’ont pas accès à l’eau courante.
Trois semaines après l’apparition dupremier malade, 147 cas ont été confirmés à Mayotte, dont 31 chez des professionnels de santé et une vingtaine chez les policiers ; 17 patients sont hospitalisés au centre hospitalier de Mamoudzou, et on compte deux décès, chez despersonnes qui présentaient d’importantes fragilités. « On se prépare activement pour faire face à la vague qui pourrait venir mais, pour l’instant, elle n’estpas là », veut rassurer le préfet, JeanFrançois Colombet. Le nombre de lits deréanimation a été porté de 16 à 25 et « onpeut rapidement, en quarantehuit heures, passer à 50 », affirmetil. Toutefois, si le nombre de cas continue à augmenter régulièrement, il y a peu de malades en réanimation : seulement trois. Peutêtre du fait de la jeunesse de la population, dont la moitié a moins de 18 ans,seulement 4 % ayant plus de 70 ans.
Pour l’heure, l’épidémie ne s’est pasdisséminée sur le territoire. Tous les cas contacts sont identifiés, avec des foyers de contamination circonscrits, soit enmilieu professionnel (santé et policeaux frontières), soit géographiquement.« L’écrasante majorité des cas est liée auxvoyages, a expliqué, jeudi 2 avril la directrice de l’agence régionale de santé (ARS) de Mayotte, Dominique Voynet,lors d’une audioconférence de presse.Certains se sont développés au sein d’unemême famille. Mais, pour deux autresfoyers, nous avons deux fréquentationspossibles : ils sont tous allés dans lemême cabinet médical et sont tous allés aux mêmes obsèques [à Bandrélé, dans le sud de l’île]. Dans ce cas, le risque est grand, puisqu’on a tendance à vouloir montrer de la compassion envers la famille et à oublier de ne pas serrer desmains ou de ne pas s’embrasser. »
Confinement efficaceSurtout, il n’y a pour l’instant pas de diffusion dans les bidonvilles, où les appels au confinement ont été passés en shimaoré (la principale langue parlée) avec des mégaphones. Le grand cadi (le chef religieux), Mahamoudou Hamada Saanda, a également fait passer le message. Les 325 mosquées du département et toutes les écoles coraniques sont fermées. Dans toutes les communes, les bonnes pratiques ont été diffusées par les hautparleurs des mosquées.
Alors que beaucoup craignaient que lesappels au confinement ne soient guère respectés, les Mahorais font preuve dediscipline. La circulation reste très ré
duite, même si environ 200 procèsverbaux sont dressés quotidiennement. Le confinement est tellement efficace qu’il a désorganisé l’économie informelle, quireprésente les deux tiers des entreprises marchandes à Mayotte. De ce fait, l’Etatet les mairies unissent leurs efforts pour distribuer des colis alimentaires aux familles en grande difficulté.
« Tout le secteur sanitaire et social estsous tension », confie Mme Voynet, quiattend des renforts, notamment chez les professionnels de santé, maintenant quele département a été désigné prioritaire pour la réserve sanitaire. Le principal souci porte sur la logistique et l’approvisionnement en matériel médical depuis que les vols réguliers ont été suspendus. « Cela a totalement désorganisé notre travail, constate la directrice de l’ARS. On a des besoins massifs en médicaments, réassorts, pièces détachées, vaccins, produits sanguins… Organiser tout ça est unevraie galère alors qu’en plus on est en compétition avec La Réunion pour la répartition du fret puisqu’il n’y a plus de vols directs vers Mayotte. »
L’inquiétude se renforce à l’approchedu ramadan, qui devrait débuter autour du 23 ou du 24 avril et qui constitue par essence un moment « antidistanciation sociale ». Les autorités administratives tentent, en lien avec les autorités religieuses, d’établir des recommandations pour concilier ce mois saint pour les fidèles musulmans avec les impératifs de protection des populations. A Mayotte, lemot d’ordre reste de rigueur : « Ra hachiri » (« Soyons vigilants »).
patrick roger
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 13
A Romans, un effroyable « parcours terroriste »L’assaillant, réfugié soudanais, s’était plaint dans des écrits religieux de vivre dans « un pays de mécréants »
lyon correspondant
E ndeuillée, RomanssurIsère (Drôme) est encoresous le choc. Samedi4 avril, vers 10 h 45, un
homme de 33 ans, originaire du Soudan et inconnu des services de police, a tué deux personnes etblessé cinq autres, dont trois grièvement, à l’arme blanche.
Arrivé en France en 2016 etdomicilié depuis fin 2019 danscette commune de 33 000 habitants, où il vivait dans un petitstudio de 12 m2 et travaillait dansune entreprise de maroquinerie,Abdallah AhmedOsman s’est d’abord rendu dans un bureau detabac où il avait l’habitude d’allerpour acheter des cigarettes ets’en est pris au patron et à sa femme, qu’il est parvenu à blesser. Après avoir cassé son Opinelau cours de l’affrontement, ils’est rendu dans une boucherie où il s’est saisi d’un autre couteauen passant audessus du comptoir, et a tué un client. « Il a pris uncouteau (…) a planté un client,puis est reparti en courant, a relaté Ludovic Breyton, le dirigeantde l’établissement, à l’Agence FrancePresse (AFP). Ma femme aessayé de porter assistance à lavictime, en vain. »
Le trentenaire a ensuite reprissa déambulation macabre dans larue. A un passant qu’il croise, il demande s’il est maghrébin. L’homme répond qu’il est français et continue sa route. Aprèsl’avoir dépassé, Abdallah AhmedOsman se retourne et le poignarde dans le dos avant de poursuivre son errance dans les rues de RomanssurIsère. Il aperçoit un homme sorti ouvrir ses volets et fond sur lui en lui assénant plusieurs coups de couteau.L’homme meurt sous les yeux de son fils de 12 ans.
Dans le même temps, le 17 reçoit plusieurs appels pour signaler une attaque au couteau placeErnestGailly, à RomanssurIsère. AhmedOsman a encore letemps de s’en prendre de nouveau à deux passants, mais l’arrivée, à 11 heures, d’une patrouillede six policiers met fin à la tuerie. L’assaillant jette son cou
teau, s’agenouille, se met à prieren arabe et se laisse interpellersans résistance.
En une quinzaine de minutes, ila tué deux personnes et blessé cinq autres, dont trois sontaujourd’hui dans un état stable àl’hôpital après avoir vu leur pronostic vital engagé. « Ceux quiavaient la malchance de se trouver sur son passage ont été agressés », a déploré MarieHélèneThoraval, la maire de la commune, auprès de l’AFP.
Après quelques heures d’échanges samedi avec le parquet de Valence et dans l’attente des résultats de la perquisition menée àson domicile, le Parquet nationalantiterroriste (PNAT) a finalement décidé, autour de 19 h 30, de se saisir de l’affaire et a ouvert uneenquête pour assassinats et tentatives d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste et association de malfaiteursà but terroriste.
Dans son communiqué, le PNATprécise que « les premières investigations ont mis en évidence un parcours meurtrier déterminé de nature à troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou laterreur ». Il précise que « des documents manuscrits à connotation religieuse, dans lesquels l’auteurdes lignes se plaint notamment de vivre dans un pays de mécréants »,ont été retrouvés. Selon les informations du Monde, il s’y décrirait en combattant.
Dans l’aprèsmidi, le ministre del’intérieur, Christophe Castaner, qui s’est rendu sur les lieux, avait évoqué déjà « le parcours terroriste » de l’assaillant présumé. « Mes pensées accompagnent les victimes de l’attaque de RomanssurIsère, les blessés, leurs familles.
Toute la lumière sera faite sur cet acte odieux qui vient endeuiller notre pays déjà durement éprouvé cesdernières semaines », a, pour sa part, réagi, samedi sur Twitter, le président de la République, Emmanuel Macron. Qualifiant l’attaque d’« attentat islamiste », MarineLe Pen a, quant à elle, également dans un Tweet, demandé au gouvernement de « cesser absolument de vider les prisons et les centresd’accueil de demandeurs d’asile ».
Aucune explication à ce gestePlacé en garde à vue, l’assaillant, blessé aux deux mains, n’a jusqu’ici apporté aucune explication à son geste. Il a affirmé ne pas sesouvenir de ce qui s’était passé. Il devait être conduit, dimanche dans la soirée, dans les locaux de ladirection générale de la sécurité intérieure à LevalloisPerret (HautsdeSeine), cosaisie sur ce dossier avec la sousdirection antiterroriste (SDAT) et la direction interré
gionale de la police judiciaire de Lyon. Sa garde à vue peut durer jusqu’à mardi en milieu de journée.
Interrogé par les enquêteurs,l’un de ses amis a indiqué qu’AhmedOsman ne se sentait pasbien depuis quelques jours. Il vivait mal le confinement et aurait même consulté un médecin quelques jours auparavant, se pensant contaminé par le Covid19. Une information que la police n’est pas parvenue à confirmer à ce stade.
Arrivé en France en 2016, passépar la SeineSaintDenis, puis parGrenoble et enfin RomanssurIsère, Abdallah AhmedOsman avait obtenu le statut de réfugié en juin 2017 et un titre de séjour de dix ans le mois suivant. Il travaillait jusqu’ici comme« piqueur » dans le cuir et était considéré comme un employé sérieux et ponctuel, mais ne serendait plus sur son lieu de travaildepuis la mise en place des mesu
res restrictives de déplacementliée à la lutte contre la propagation du Covid19.
Les premiers éléments de l’enquête n’ont pas permis de mettre à jour de quelconques antécédents psychiatriques, ni de signes particuliers relatifs à unepratique radicale de l’islam. Abdallah AhmedOsman a simplement été décrit par son voisinage comme quelqu’un de discret, peu disert, mais présentant depuis quelque temps des signes de nervosité.
Samedi, deux autres Soudanaisont été placés en garde à vue. L’una 28 ans, inconnu de tous les services, il est également réfugié et aété rapidement interpellé audomicile d’Abdallah AhmedOsman. Lors de la perquisition au domicile de ce second homme,les policiers ont arrêté le troisième homme, demandeurd’asile depuis le 2 mars.
Les enquêteurs n’ont pour l’ins
tant retrouvé aucune trace de liens éventuels entre Abdallah AhmedOsman et l’organisationEtat islamique, ni de marque d’allégeance au groupe terroriste. Le contenu de plusieurs téléphonessaisis à son domicile et un ordinateur étaient toutefois toujours en cours d’analyse.
Plusieurs observateurs notaientcependant que, il y a à peine plus d’une semaine, l’organisation Etat islamique avait appelé sa communauté à agir, en profitant de la crise sanitaire et alors que « la sécurité et les institutions médicales ont atteint les limites de leurs capacités dans certains domaines ». Dans un éditorial datédu 19 mars, AlNaba, la lettre numérique hebdomadaire de l’organisation, encourageait ainsi ses fidèles à s’en prendre aux « apostats » dans les moments de crise afin de les affaiblir.
simon piel (à paris)et richard schittly
Une affaire hors norme de fraude sociale bientôt devant la justiceEntreprise de travail temporaire espagnole, Terra Fecundis doit être jugée en mai dans un dossier de fraude au travail détaché en France
I l s’agit probablement de laplus grosse affaire de dumping social jugée en France.
Elle concerne une entreprise de travail temporaire espagnole : Terra Fecundis, dont le siège setrouve en Murcie, dans le sudest du pays. Selon nos informations, cette société ainsi que ses dirigeants vont devoir rendre des comptes devant la sixième chambre correctionnelle du tribunal deMarseille, à l’occasion d’un procèsprogrammé du 11 au 14 mai, quirisque, toutefois, d’être décalé à cause de la crise sanitaire.
Les prévenus se voient reprocherd’avoir mis à disposition, pendant plusieurs années, des milliers d’ouvriers – principalement originaires d’Amérique latine –, sans lesavoir déclarés dans les règles et en méconnaissant diverses obligations relatives au salaire minimum, aux heures supplémentaires, aux congés payés, etc.
Le préjudice serait lourd pourles femmes et les hommes ainsi employés, mais aussi pour la Sécurité sociale française, privée descotisations qui, selon l’accusation, auraient dû lui être versées : un peu plus de 112 millions d’euros entre début 2012 et fin 2015 – la période retenue par la
procédure pénale, sachant que l’entreprise espagnole poursuit toujours son activité dans l’Hexagone, aujourd’hui.
Depuis au moins une dizained’années, la société Terra Fecundis fournit à des exploitants agricoles tricolores de la maind’œuvre pour la cueillette desfruits et des légumes. Ses servicessont manifestement très appréciés : en 2019, elle avait un peu deplus de 500 clients, disséminéssur 35 départements, d’après un document mis en ligne sur le siteInternet de la direction régionaledes entreprises, de la concurrence, de la consommation, dutravail et de l’emploi (Direccte) d’Occitanie. « Estimé » à 57 millions d’euros, son chiffre d’affaires en France provient, en grandepartie, de contrats signés avec des maraîchers des BouchesduRhône et du Gard.
Terra Fecundis a commencé àcapter l’attention de la justice il y a presque neuf ans, à la suite d’un épisode tragique. En juillet 2011, un de ses salariés, de nationalitééquatorienne, avait trouvé la mort à l’hôpital d’Avignon, peu detemps après avoir fait un malaise à l’issue d’une journée de travailéreintante. Agé de 33 ans,
l’homme avait été victime d’une déshydratation sévère dans des circonstances troublantes, qui avaient conduit à l’ouvertured’une enquête.
Parallèlement, plusieurs Direccte se sont penchées sur les méthodes et le modèle économique de la société espagnole, dontles tarifs sont moins élevés que bon nombre de ses concurrents :de « 13 à 15 euros de l’heure contre 20 à 21 euros pour une entreprised’intérim française », comme l’indiquait, en 2014, un rapport dudéputé socialiste Gilles Savary surle « dumping social ».
Organisation quasi militaireTrès vite, les services du ministère du travail ont compris que Terra Fecundis se prévalait de la procédure dite du détachement. Celleci permet à un patron implanté dansun Etat donné d’envoyer du personnel à l’étranger, à condition que la mission à effectuer soit limitée dans le temps ; dans cette configuration, le travailleur détaché et son employeur continuent de cotiser au système de protection sociale du pays d’envoi.
Dans le cas de Terra Fecundis,un tel procédé revient à contourner la législation, aux yeux des
Direccte impliquées dans le dossier, car, selon elles, le prestataire espagnol exerce une activité « permanente, stable et continue » sur notre territoire. Autrement dit, ces intérimaires auraient dû être déclarés en France, avec – à laclé – le versement de contributions dues aux Urssaf.
Finalement, une enquête préliminaire a été ouverte en 2014, notamment pour « travail dissimulé en bande organisée ». Coordonnées par la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille,les investigations ont mobilisé plusieurs services : l’inspection du travail, la police aux frontières, l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI)… La presse s’y est intéressée à maintes repri
ses, décrivant une organisation très stricte, quasi militaire, appuyée sur une équipe de responsables locaux et sur les véhicules de « Terra Bus », qui achemine la maind’œuvre d’une exploitation à une autre. Plusieurs ouvriers se sont plaints des horaires à rallonge, des rémunérations inférieures au temps consacré à leurs tâches et de conditions d’existence parfois indignes.
En 2017, le préfet du Gard amême ordonné la fermeture de logements à SaintGilles, qui étaient sousloués par Terra Fecundis pour pouvoir héberger plusieurs dizaines de ses salariés. Le rapport de l’inspectrice du travail avait relevé « l’état répugnant des chambres, toilettes, sanitaires et cuisines ». L’agence régionale de santé, de son côté, avait constaté l’existence d’un « risque sanitaire et de nonconformités en matière de fourniture d’eau ».
« Avec mon équipe, nous avonseu l’occasion d’intervenir dans laplupart des principaux dossiers de fraude sociale de ces dix dernières années, confie Me JeanVictor Borel, l’avocat qui défend l’Urssaf en ProvenceAlpesCôte d’Azur dans la procédure. Or, à notre connaissance, cette affaire hors norme est
celle qui présente les enjeux financiers les plus importants de l’histoire judiciaire en matière de fraude sociale. Elle est donc particulièrement attendue, et suivie. »D’autres protagonistes se sont constitués partie civile, notamment la CFDT et Prism’emploi,l’organisation patronale dumonde de l’intérim – en raison du« préjudice d’image » causé au secteur par cette affaire.
Contactés par Le Monde, la direction de Terra Fecundis et son avocat en France, Me Guy André, n’ont pas donné suite. En 2015,son PDG avait assuré dans nos colonnes être dans les règles et n’avoir jamais été inquiété, aprèsdes « centaines d’inspection ».
L’enquête ouverte à la suite de lamort d’un ouvrier équatorien, en 2011, a mis hors de cause le prestataire espagnol. En revanche, la société française, qui avait fait travailler cet homme, a étérenvoyée, en tant que personne morale, devant le tribunal correctionnel de Tarascon (BouchesduRhône). Rendu en janvier, le jugement s’est soldé par une relaxe,selon Me Yann Prevost, l’avocat dela famille. Il a interjeté appel.
bertrand bissuel(avec sandrine morel, à madrid)
Le préjudice serait lourd
pour la Sécurité sociale, privée
des cotisations qui,selon l’accusation,
auraient dû lui être versées
La police judiciaire, à RomanssurIsère (Drôme), le 4 avril. AP
Des observateursnotent que
l’Etat islamique a appelé sa
communautéà profiter de lacrise sanitaire
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14 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Applis, smartphones, les défis du pistage massifCertains prônent un suivi des malades du Covid19 par le biais d’applications, au risque d’une surveillance de masse
A près les masques et les tests,les téléphones mobiles pourlutter contre la pandémie deCovid19 ? Le 26 mars, unevingtaine de chercheurs dumonde entier ont mis en li
gne un « manifeste » insistant sur l’utilité des données téléphoniques en temps d’épidémie pour « alerter », « lutter », « contrôler » ou « modéliser ».
Chaque abonné mobile, en sollicitant desantennes relais, donne en effet à son opérateur un aperçu de ses déplacements. Les « simples » listings d’appels, après anonymisation, peuvent ainsi permettre de savoircomment se déplacent des populations, où se trouvent les zones à forte densité, donc à risque, de vérifier si des mesures de restriction de mobilité sont bien appliquées…
Ces techniques ont déjà fait leurs preuvesdans des situations de crise, notammentcontre Ebola. Et le 3 avril, l’ONG Flowmindera publié un rapport préliminaire d’analyse des mobilités au Ghana, grâce à un accord avec l’opérateur britannique Vodafone, permettant d’estimer le respect des restric
tions imposées dans deux régions. Les données des opérateurs peuvent aussi améliorer les modèles épidémiologiques. Ceuxciconsidèrent classiquement que les populations sont homogènes, avec des individus ayant les mêmes chances de se contaminerles uns et les autres.
La réalité est évidemment différente : lescontacts sont plus nombreux à l’école que dans une entreprise, les adolescents sontplus « tactiles »… Les téléphones peuvent quantifier ces interactions dans différentslieux, voire diverses tranches d’âge. Ils peuvent aussi donner des indications sur leurs évolutions entre période normale et confinée. Un sujet sur lequel va travailler uneéquipe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en collaboration avec Orange.
Mais les téléphones peuvent parler plusprécisément. Chercheurs et responsablespolitiques envisagent sérieusement l’utilisation des mobiles pour révolutionner le contact tracing, ou « suivi de contacts ». C’estàdire le pistage, grâce à des applications installées sur les smartphones, des malades et
des personnes qu’ils sont susceptiblesd’avoir infectées. La Chine, Singapour et la Corée du Sud ont déjà franchi le pas. Et denombreux autres pays s’apprêtent à les imiter, comme le RoyaumeUni ou l’Allemagne. En Europe, le dispositif qui semble tenir lacorde n’est pas exactement le même qu’en Chine. Plutôt que de savoir où s’est rendu unmalade, l’idée est d’identifier qui cette personne a côtoyé. Et cela, sans nécessairement accéder à ses déplacements, mais en détectant les téléphones à proximité, grâce notamment à la technologie sans fil Bluetooth.
Le 1er avril, PEPPPT, un consortium dechercheurs européens, a annoncé être sur le point de lancer une infrastructure informatique permettant aux autorités sanitaires de construire une telle application de suivi despatients. Tout le code informatique sera ouvert, et le modèle est censé garantir la protection des données personnelles. Il doit permettre, espèrentils, de faire fonctionner ensemble des applications de différents pays,afin de s’adapter aux déplacements des populations. Les premières applications fondées sur ce protocole, dont les derniers tests
sont en cours, pourraient arriver à la « miavril ». Plusieurs gouvernements suivraient de près leurs travaux.
Aux EtatsUnis, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) développent une application similaire. Celleci fonctionnerait en deux phases.D’abord, il sera possible pour chaque utilisateur d’enregistrer, avec le GPS et le Bluetooth, ses déplacements et de les partager, ou non, avec une autorité de santé. Cettedernière pourrait, en agrégeant les informations reçues, diffuser les zones à risque auprès des utilisateurs. Les chercheurs assurent travailler sur des mécanismes cryptographiques rendant impossible pour l’autorité d’accéder aux données individuelles. Dans un second temps, les utilisateurs pourraient être avertis s’ils ont été encontact rapproché avec une personne malade. Cette équipe se targue, elle aussi, decollaborer avec de « nombreux gouvernements de par le monde » et d’avoir approchél’Organisation mondiale de la santé (OMS).
NOMBREUSES LIMITESLa confiance dans cette méthode de suivides contacts s’appuie sur une étude parue dans Science, le 31 mars, et réalisée par l’université d’Oxford. Les auteurs du rapport onttravaillé sur deux types d’actions censées calmer le moteur de l’épidémie (autrementappelé taux de reproduction, soit le nombre de personnes qu’une personne infectée peutcontaminer) : l’efficacité à isoler les cas et la mise en quarantaine des personnes ayantété en contact avec un malade.
« La transmission, dans le cas du Covid19,étant rapide et intervenant avant que des symptômes n’apparaissent, cela implique que l’épidémie ne peut être contenue par le seul isolement des malades symptomatiques »,préviennent les chercheurs. D’où l’idée d’isoler aussi les contacts d’une personne contaminée. Cette parade est ancienne et souvent utilisée en début d’épidémie pour la juguler et pour déterminer les paramètresclés de la maladie. Mais la technique a ses limites, car elle demande de remplir des questionnaires et des enquêtes de terrain pour retracer lesparcours et les interactions sociales.
Les chercheurs britanniques d’Oxford estiment qu’il faudrait le faire avec au moins50 % d’efficacité, voire 80 %, pour faire décliner rapidement l’épidémie. Or cela est impossible avec les méthodes de suivi de contacts habituelles. Seule une application sur smartphone remplirait les critères de quantité et de rapidité. « Le choix réside entre le confinement et ce suivi de contact par télé
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Covid-19
Chaque utilisateur obtientun identi�ant unique.
1 Contact entre les individusLe sujet A, sans le savoir, est porteur du virus et présenteun risque de contamination. Il entre en contact avec d’autres sujetsB et C, qui possèdent aussi l’application.
Test positif au Covid-19Le sujet A est testé positif. Il fournit à l’autorité(gouvernement, autorité de santé...) l’accèsà l’historique de son application.Le sujet A est isolé.
Mise en con�nementSelon les règles en vigueur, les sujets B et Cpeuvent avoir à respecter des mesuresde distanciation sociale, être con�nésou mis en quarantaine ou être testés.
Envoi d’une noti�cationL’autorité après traitement des données envoieune noti�cation à tous les contacts qui ontcroisé le sujet A dans la période.
Installation de l’applicationLes utilisateurs A, B et C installent sur leur smartphoneune application de traçage numérique. Elle détectepar Bluetooth les autres utilisateurs de l’application à proximité.
Comment fonctionne une application de traçage numérique du Covid-19
L’application enregistre,par Bluetooth, qu'il a été à proximité de B et C en stockant leur identi�ant.
Source : Le Monde Infographie Le Monde - Audrey Lagadec,
Véronique Malécot
2
5 4 3
L’historique est conservésur le smartphone, et nonsur un serveur central.Selon les applications,la durée de conservation de l’historique peut varier.
Le Bluetooth porte jusqu’à plusieurs mètres selon l’environnement.En mesurant l’instensité du signal, cela permet de mesurer la distance entre deux personnes. La question du tempsde « contact » doit être aussi prise en compte.
alertes sonores sur smartphone, tableaux sur les sites Internet des collectivités locales, l’information issuedu traçage des personnes contaminées au Covid19 est accessible à tous en Corée du Sud.
Ainsi, n’importe qui peut lire sur lesite de l’arrondissement de Seocho, àSéoul, que le contaminé numéro 23, hospitalisé le 30 mars, habite le quartier de Banpo 2dong. Il se trouvait dans un magasin Paris Baguette, le28 mars, entre 13 heures et 13 h 02, « avec un masque et sans avoir eu de contacts », ou dans des bureaux d’agences immobilières du bâtiment, Banpozai Plaza, entre 13 h 14 et 14 h 02.
Cette précision et cette diffusion généralisée peuvent inquiéter, tant cesinformations relèvent de la vie privée. Ce traçage a ainsi pu révéler des moments embarrassants, comme cecas passé dans un « love hôtel », qui aété mentionné par les autorités dans son bilan public.
L’obligation pour toute personnearrivant de l’étranger de télécharger une application permettant de contrôler le respect des quatorze jours de
quarantaine peut aussi incommoder. D’après une étude réalisée, début mars, par la faculté de santé publique de l’université de Séoul, la crainte d’être la cible de stigmatisation en casd’infection préoccuperait davantage les SudCoréens que celle d’attraper lecoronavirus.
Pour autant, le traçage reste bien accepté et fait partie des mesures adoptées par la Corée du Sud qui intéressent plusieurs pays dont la France. Le président Emmanuel Macron l’a abordé lors d’un entretien téléphonique, le 13 mars, avec son homologue, Moon Jaein. Ce traçage est un desfacteurs – avec le civisme, les tests massifs et une ingénieuse politiquede vente rationnée des masques – permettant au pays, qui comptait 10 156 contaminés le 4 avril – unecentaine de cas quotidiens supplémentaires depuis vingttrois jours – de ne pas recourir au confinement etde maintenir les élections législativesprévues le 15 avril.
Il a aussi permis la mise au pointd’applications comme Corona Baeksin, de l’éditeur Handasoft, qui alerte
un utilisateur se trouvant à moins de 100 mètres d’un endroit visité par unepersonne contaminée.
Son acceptation tient également àce qu’il est strictement encadré dans un pays très attaché à ses valeurs démocratiques et où les données personnelles sont gérées selon un cadre proche du Règlement général sur la protection des données (RGPD) en vigueur en Europe.
Données détruitesUn cadre toutefois sous le coup d’uneprocédure d’exception : le traçage est appliqué conformément à la loi de2015, adoptée pour corriger les errements de la gestion de l’épidémie du coronavirus MERS, caractérisée par la dissimulation d’informations par les autorités.
Le texte autorise le Centre coréen decontrôle des maladies (KCDC), chargé de la crise, de demander aux autres administrations des informations debase, comme le nom ou le numéro d’identité d’un contaminé, son historique médical et celui de ses déplacements à l’étranger, voire sa localisa
tion. Depuis le 26 mars, un système automatisé permet un traitement rapide de ces données collectées auprèsde la police, des opérateurs de téléphonie ou des banques.
La procédure passe outre le consentement individuel, inscrit dans la législation sudcoréenne. Mais les données restent hébergées par les opérateurs et les structures indépendantes du KCDC. Pour ce qui est de la géolocalisation, le système n’a pas recours au GPS des téléphones, mais à latriangulation par les opérateurs.
Les autorités ont par ailleurs clarifiéles informations pouvant être rendues publiques. Certaines régions, comme la province de Gyeonggi (autour de Séoul) en donnaient trop,ce qui facilitait l’identification des contaminés. Le nouveau cadre limitela divulgation au sexe et l’âge de la personne, aux lieux visités et aux heures de passage. Comme il s’agitd’un régime spécial, les données sont détruites une fois leur utilité passée.Les particuliers peuvent le vérifier.
philippe mesmer (tokyo, correspondance)
En Corée du Sud, le respect de la vie privée en question
SI CES APPLIS PRÉSENTENT SUR LE
PAPIER UN GRAND INTÉRÊT, PERSONNE N’A JAMAIS TENTÉ D’EN DÉVELOPPER
UNE POUR UN PAYS ENTIER EN
SEULEMENT QUELQUES JOURS
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phone », résume Christophe Fraser, le responsable de l’équipe.
Certains chercheurs estiment aussi que cesapplications pourraient être utiles lors du déconfinement des populations pour éviter une flambée épidémique. « Plutôt que de mettre en quarantaine des populations entières, nous pourrions le faire seulement avecceux pour qui c’est nécessaire. La seule façon de faire tout ça, c’est de manière numérique »,a affirmé, lors de la présentation du projet PEPPPT, Marcel Salathé, directeur du département d’épidémiologie numérique de l’Ecole fédérale polytechnique de Lausanne.
Si ces applis présentent sur le papier ungrand intérêt épidémiologique, personne n’a jamais tenté d’en développer une pour un pays entier en seulement quelques jours. Jusqu’ici, seules des initiatives localisées, aux résultats certes prometteurs, ont été expérimentées. « Nous pensons qu’une solution électronique de suivi de contacts à grande échelle peut fonctionner si des efforts considérables sont entrepris pour adapter son fonctionnement aux processus sanitaires existants, et si elle est adaptée à ses utilisateurs », explique le docteur Lisa O. Danquah, de l’école de santé publique de l’Imperial College, à Londres.
Les limites à ce type d’applications sontnombreuses. D’abord, on ne sait pas tout surle SARSCoV2 : pendant combien de tempsun patient estil asymptomatique et contagieux ? Sur les surfaces, à partir de quelle « quantité » de virus le risque de contamination apparaîtil ? Jusqu’à quelle distance etpendant combien de temps considèreton qu’il y a eu un contact à risque ?
Du paramétrage du système dépendront lenombre de fausses alertes et le degré d’engorgement des lieux de dépistage. « Ces applications sont utiles, mais ce n’est pas une baguette magique. Cela peut faire partie d’un éventail de mesures. Il semble bien que les masques aient aussi un effet, par exemple, surla propagation », rappelle Alain Barrat, physicien au Centre de physique théorique deMarseille, qui a travaillé avec des capteurs decourte portée dans des écoles et des hôpitaux pour recenser les interactions précises.
Il n’est pas non plus acquis que le Bluetoothsoit capable d’évaluer finement la distanceentre les individus. Les développeurs de l’application de Singapour expliquent que, pour un usage optimal, l’application doit êtreouverte en permanence.
DONNÉES TRÈS SENSIBLESPar définition, ces applis ne fonctionnerontque si elles sont installées par un nombre significatif d’individus. Le corollaire, comme lefait remarquer Michael Parker, professeur de bioéthique à l’université d’Oxford et coauteur de l’article de Science, est que les utilisateurs aient confiance dans le système.
Pour cela, il recommande la transparencedu code informatique et son évaluation indépendante, la mise en place d’un conseil desurveillance avec participation de citoyens,le partage des connaissances avec d’autres pays… « Le fait que les gens restent libres de choisir et de ne pas installer l’application estaussi un gardefou », ajoutetil. Un sondage réalisé les 26 et 27 mars par son équipe montre que 80 % des Français interrogés seraientprêts à installer une telle application. Une enquête qui a ses limites, les sondés s’étant prononcés uniquement sur l’applicationimaginée par les chercheurs, a priori peu gourmande en données personnelles.
Ce type de dispositif de suivi, à l’échelled’une population entière, pose justement laquestion des informations personnelles et de leur utilisation par les Etats. Même si le dispositif ne repose pas sur la géolocalisation et que ces données restent sur le téléphone, d’autres informations pourraient, eneffet, être collectées. Et la question de la sécurité du code de l’application – une faille permettrait à des pirates de s’emparer des données – est entièrement ouverte.
Quelle que soit la solution technique, cesdispositifs vont brasser des données très sensibles. Or, les scientifiques ont largement prouvé que le concept de données anonymesest trompeur. Certes, plusieurs experts estiment que ces applications ne sont pas condamnées à installer une surveillance demasse. Mais encore fautil qu’elles fassent l’objet d’un développement informatiqueminutieux et vérifié, et qu’elles utilisent desalgorithmes éprouvés. Le tout avec la mise enplace de robustes gardefous techniques et légaux. « Il est possible de développer une application entièrement fonctionnelle qui protège la vie privée. Il n’y a pas à faire un choix entre le“contact tracing” et la vie privée. Il peut y avoirun très bon équilibre entre les deux », assureYvesAlexandre De Montjoye, expert reconnu, qui dirige le Computational PrivacyGroup à l’Imperial College de Londres. A condition de s’en donner les moyens.
david larousserieet martin untersinger
Le risque d’« une nouvelle èrede surveillance numérique invasive »Les gouvernements vont devoir faire des choix délicats, et ce, alors que les crises sont propices aux décisions hâtives. Le danger est de faire sauter les digues en matière de libertés publiques
ANALYSE
A vec les bonnes applications,tous les bogues de l’humanité deviennent mineurs »,
écrivait, en 2013, l’essayiste EvgenyMorozov, moquant la propensiondes geeks à voir la technologie comme solution à tous les problèmes du monde. Face au Covid19,cette tendance au « solutionnisme technologique » est de nouveau à l’œuvre. Comment ne la seraitellepas, alors que la pandémie fait rage,tuant par milliers et plongeant des millions de confinés dans l’angoisse et l’incertitude ?
Une idée a prospéré dans le mondeentier sur ce terreau favorable : l’utilisation des données numériques, enparticulier des téléphones mobiles,pour combattre la pandémie. L’idée coule de source : alors que dans certains pays, notamment la France,80 % de la population se promèneavec son smartphone en poche, lesdonnées mobiles sont une mine d’orpour les épidémiologistes et les pouvoirs publics, en particulier en matière de géolocalisation.
Elles offrent aux scientifiques unaperçu fidèle des flux de populations, et donc une précieuse fenêtre sur la pandémie. Pour les pouvoirspublics, ces données peuvent permettre d’anticiper la charge des infrastructures de santé, de savoir si lesrestrictions de déplacement sont efficaces, voire de suivre à la trace les malades et les confinés.
Le travail sur des données agrégées, qui ne permettent en théorie d’identifier personne et qui ont fait leurs preuves par le passé, a déjà commencé, partout dans le monde.
En France, Orange fournit à l’Institut national de la santé et de la recherchemédicale (Inserm), à l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (APHP)ou à certaines préfectures des données issues de ses abonnés téléphoniques. Google a, à son tour, a publié l’évolution de la fréquentation decertains types de lieux (restaurants, transports…), en se fondant sur les données en sa possession.
La tentation d’aller plus loinMais, avec la propagation rapide de lapandémie, la tentation d’aller plus loin est forte. En Israël, les moyens del’antiterrorisme sont mis à profit pour identifier les malades potentiels en se fondant sur leur proximité,déduite de leurs données téléphoniques, avec des personnes infectées. A Taïwan, le respect du confinementpar les personnes malades est vérifié directement par le biais des données mobiles. Dès février, la Chine a déployé dans certaines provinces une application pour filtrer les déplacements. Si le particulier reçoit un codeorange ou rouge, il est soupçonné de porter le virus et doit s’isoler.
L’idée de telles applications semblait alors lointaine et dystopique.Quelques semaines et plusieurs dizaines de milliers de morts plustard, les initiatives se multiplientpour rendre le « traçage des contacts », un des outils de base de luttecontre les épidémies, plus rapide, plus fiable, automatique et réalisable à l’échelle de dizaines de millionsd’individus.
L’Allemagne et le RoyaumeUni,entre autres, travaillent sur des applications en ce sens, sur la base du volontariat. Le nouveau comité
scientifique établi par l’Elysée doit aussi y réfléchir. Non seulement destinées à sauver des vies, ces applications sont même censées rendre possible le retour à la vie « normale » – et donc à l’activité économique – sans déclencher une nouvelleflambée épidémique.
Sur le papier, c’est l’exemple parfaitde la « bonne application » raillée par Morozov. Les données personnellesseules ne mettront pas un terme à ceque les Nations unies qualifient de pire crise depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Mais ces données, sous certaines conditions, peuventêtre utiles contre la pandémie. Ellessont déjà là : le secteur privé et certains Etats ont construit, ces vingt dernières années, de gigantesques infrastructures pour les collecter.Pour la plupart, ces données sont utilisées pour vendre de la publicité. Ilest tentant d’y puiser des armes contre la pandémie.
Les grandes démocraties vont doncdevoir faire des choix délicats, et ce,alors que les périodes de crise sont propices aux décisions hâtives, aux textes de loi mal ficelés et aux effetsde cliquet. La grande inconnue demeure à ce jour dans l’acceptabilité sociale de ces dispositifs. L’ampleur de la crise sanitaire, et son lourd bi
lan, estelle de nature à faire sauter lesdigues en matière de libertés publiques ? La société civile s’inquiète déjà.
« Les initiatives des Etats visant àcontenir le virus ne doivent pas servirde prétexte à entrer dans une nouvelle ère de systèmes généralisés desurveillance numérique invasive.Plus que jamais, les gouvernementsdoivent veiller rigoureusement à ce que les restrictions imposées aux droits humains ne piétinent pas lesgaranties en la matière, établies delongue date », écrivent plusieurs dizaines d’ONG, dont Amnesty International ou Human Rights Watchdans une déclaration commune, publiée le 2 avril.
Car toutes les solutions ne se valent pas du point de vue de la protection des données. Certaines applications, utilisant un minimum d’informations personnelles, peuvent être respectueuses de la vie privée, à condition que les conditions de sécurité informatique et d’organisation soient réunies. L’Europe, avec son règlement sur les données personnelles, passe pour avoir la législation la plus stricte sur la question. Cedernier n’interdit pourtant pas de développer des outils numériquescontre la pandémie.
Comme le rappelle la présidente dela Commission nationale de l’informatique et des libertés, MarieLaure Denis, si ce système de géolocalisation est contraint dans le temps, transparent, assorti de mesures desécurité, le moins intrusif possible, et comporte un intérêt scientifiqueavéré, alors le droit ne devrait pas s’y opposer. Et il y a fort à parier que les citoyens non plus.
m. u.
« Les applications de “contact tracing” appellent une vigilance particulière »Pour MarieLaure Denis, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, « il faut respecter le principe du consentement »
ENTRETIEN
D ans de nombreux pays, lesinitiatives destinées à utiliser les données personnel
les pour lutter contre la pandémie de Covid19 se multiplient. En France, l’un des comités scientifiques établis par l’Elysée doit réfléchir à « l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées ». MarieLaure Denis, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’autorité française de protection des données, explique quels sont les principaux points de vigilance pour limiter le potentiel intrusif de tels dispositifs.
La CNIL atelle été saisie par le gouvernement d’un projet en lien avec la pandémie ?
Non. La CNIL se tieFnt à la disposition des pouvoirs publics. Nous voulons faire preuve de pragmatisme tout en favorisant les éventuelles solutions les plus protectrices de la vie privée. Une de nos priorités, c’estd’être en phase avec la réalité du contexte sanitaire, afin de pouvoir apprécier si les mesures mises en œuvre sont proportionnées. Le collège de la CNIL a ainsi été auditionné cette semaine par le président du comité scientifique, le professeur JeanFrançois Delfraissy.
Que signifie le pragmatisme que vous évoquez ? Une lecture moins stricte des textes ?
Aujourd’hui, le cadre réglementaire de l’Union européenne en matière de protection des données est à la fois souple et protecteur, et permet de tenir compte de situations d’urgence comme celle que nous traversons. Il exige néanmoins des garanties fortes. Si nous parlons desuivi individualisé des personnes, il y a deux solutions. La première, c’est que ce suivi repose sur le volontariat,c’estàdire le consentement libre et éclairé. Il ne faut pas qu’il y ait desconséquences pour celui qui refuserait de télécharger une application,par exemple.
Il faut aussi qu’il respecte les principes de la protection des données : proportionnalité [que les dommages à la vie privée soient à la hauteur de l’efficacité du dispositif], durée de conservation, caractère provisoire, sécurité… Dans ce cas, il n’y a pas besoin dedisposition législative. Pour le suivi individualisé des personnes qui ne reposerait pas sur le consentement, ilfaudrait, d’une part, une disposition législative et, d’autre part, que le dispositif soit conforme aux principes de la protection des données.
Avezvous des inquiétudes sur ce type de projets ?
Il nous faut être particulièrementvigilants pour limiter leur potentiel intrusif. D’abord, ne doivent être col
lectées que les données nécessaires àdes finalités explicites ; s’agitil d’informer du contact avec une personne porteuse du virus ou de vérifier le respect du confinement ? Il faut aussi respecter le principe du consentement.
Les modalités techniques des dispositifs doivent, par ailleurs, être minutieusement analysées, parcequ’elles ont une incidence sur la protection de la vie privée. Il faut enfinque ce soit temporaire, c’est un pointessentiel. Tout dispositif visant à limiter de manière importante et durablement la protection des données des individus pourrait, selon lasituation, constituer une lignerouge à ne pas dépasser.
Que pensezvous des projets d’applications de suivi des contacts qui enregistrent la liste des autres applications à proximité, afin qu’en cas de diagnostic positif, on puisse avertir tous les contacts d’un malade donné ?
Il faut se garder de penser qu’uneapplication va tout résoudre, même si les nouvelles technologies peuvent contribuer à une sortie sécurisée du confinement, dans le cadred’une réponse sanitaire plus globale.
Les dispositifs doivent intégrer ledroit des personnes à leur vie privée,pas seulement pour respecter l’Etatde droit, mais aussi parce que c’est un gage de confiance, sans lequel les utilisateurs potentiels de ces techno
logies seront peu disposés à lesadopter. S’agissant des applications de contact tracing, elles appellent une vigilance particulière, car leur incidence sur le respect de la vie privée est très variable.
Une application utilisant la technologie Bluetooth, pour détecter si un autre téléphone équipé de cettemême application se trouve à proximité immédiate, apporte davantagede garanties qu’une applicationgéolocalisant précisément et en continu.
D’une façon générale, il faut privilégier les solutions qui minimisent la collecte des informations, par exemple en utilisant un identifiantplutôt que des données nominatives. Les solutions doivent aussi privilégier le chiffrement de l’historique des connexions et le stockage des données sur un téléphone, plutôt que de les envoyer systématiquement dans une base centralisée.
Un élément déterminant pourl’appréciation que le collège de laCNIL pourrait porter sur un tel dispositif, outre l’assurance de son caractère provisoire, serait le recueil d’un consentement libre et éclairéde l’utilisateur.
A ce jour, en France, les pouvoirspublics, lorsqu’ils ont évoqué une réflexion sur des dispositifs de suivi numériques, ont exclu que leur éventuelle mise en œuvre se fasse sur uneautre base que le volontariat.
propos recueillis par m. u.
LA GRANDE INCONNUE DEMEURE À CE JOUR
DANS L’ACCEPTABILITÉ SOCIALE DE CES
DISPOSITIFS
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16 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Blocage de l’économie, paiement des salaires, aide aux entreprises, plans d’aide aux hôpitaux… La crise redonne à la puissance publique un rôle de premier plan, au prix d’une dette colossale. Il devrait chercher à conserver son pouvoir une fois l’orage passé
DOSSIER
A oût 1914, la France entredans la guerre en pantalonrouge garance et la fleur aufusil. Pour soutenir ses valeureux soldats, l’Etat, quianticipe une guerre de quel
ques mois, annonce qu’il prend en charge le paiement de leur loyer, dont il décide le gel intégral. Il ne faudrait pas que des épouses et des enfants se retrouvent à la rue tandis que l’homme se bat au front. Quatre ans plus tard, quand les poilus retournent chez eux, la puissance publique, au lieu de revenirà la situation d’avantguerre, maintient le blocage des loyers, puis érige le logement en priorité nationale avec, en 1919, ses premières lois d’urbanisme et sa politique du logement. Cette dernière sera ambitieuse, maisprovoquera une pénurie considérable de logements et modifiera fondamentalementtout un segment de l’économie. Ce n’est qu’en 1948 que les loyers seront débloqués.
Les tranchées ne sont aujourd’hui plus lesmêmes, ce sont nos appartements et nosmaisons qui nous maintiennent confinés, en attendant que la « guerre » contre le virustouche à sa fin. Mais, comme en 1914, l’Etat redevenu toutpuissant impose le blocagede l’économie, pour sauver des vies menacées, et assure en contrepartie les salaires deceux qui ne peuvent plus travailler et les fins de mois des entreprises et des commerces au bord de la faillite. Qu’en seratilune fois la paix revenue ? La puissance publique en sortira, comme après chaqueépreuve de grande ampleur, à la fois renforcée dans son identité et fragilisée par lepoids d’une dette considérable.
« UNITÉ DE SURVIE »Pour l’instant, l’Etat est chef de guerre et médecin réanimateur. Il retrouve la fonction que lui attribue le sociologue Norbert Elias d’« unité de survie ». « L’essence de l’Etat est la survie des individus, décrypte l’économiste Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il se montre capable d’interrompre l’économie pour lutter contre la mort. » Le président et ses ministres battent la campagne confinée, se frottent à la logistique des masques, des blouses, des réactifs, font fabriquer des respirateurs par des constructeurs automobiles. Tout en promettant, comme leurs ancêtres en 1918 ou en 1945, voire en 2008, après la crise financière, que le monde ne sera plus comme avant.
« Le jour d’après ne ressemblera pas au jourd’avant », a assuré le président Macron au sortir de la visite d’une usine de masques, le 31 mars. Avant d’ajouter : « Il nous faut retrouver la force morale et la volonté pour produire
davantage en France et retrouver cette indépendance. » Plus tôt, il avait annoncé un plan massif d’aide aux hôpitaux. Soudain, le libéralet jupitérien Macron se glisse dans la peau du général de Gaulle. Vite raillé par l’opposition de droite et de gauche, qui pointe la responsabilité du président dans la vente de fleurons industriels à l’étranger (le pôle énergie d’Alstom quand il était ministre de l’économie).
Pourtant, il ne s’agit pas d’un revirementcomplet tant, ces dernières années, le discours sur la souveraineté est remonté enFrance, comme partout dans le monde, en même temps que la critique du libéralisme.
La résurgence des populismes sur la planète s’est ainsi tout entière retrouvée dans la figure symbolique du président américain,Donald Trump. C’est lui qui, en déclenchant la guerre commerciale avec la Chine, a appuyé sur le détonateur.
« La fin du capitalisme néolibéral », annonce, provocatrice, une note du 30 mars dela banque Natixis. Celleci met en avant troisforces déjà visibles dans les chiffres : labaisse du commerce mondial, avec le fort recul des investissements des pays étrangers en Chine, la volonté nouvelle des Etats de développer et de protéger leur industrie straté
gique, et la demande forte d’une protection sociale étendue. On peut en ajouter une quatrième, la montée en puissance de la contestation écologique sur le thème du climat.
Premier point, la chute des échanges mondiaux devrait être encore accélérée par la crise tant que le virus persistera dans un coindu globe, conduisant à maintenir longtemps des frontières fermées et des avions au sol. La vague de Covid19 a aussi montré que les chaînes de valeur (production et approvisionnement) des entreprises sont à la foistrop étendues, avec des usines et des fournisseurs dans le monde entier, et trop fragiles. « On découvre à la faveur de cette crise que 80 % des principes actifs des médicaments ou des tests proviennent de Chine et d’Inde, constate l’économiste Elie Cohen. Il va forcément y avoir une pression pour réduire ce niveau dedépendance. » C’est le sens du propos macronien. « Quand la production s’arrête dans un pays, toute la chaîne est arrêtée. Nous pensons donc qu’il y aura retour à des chaînes de valeur régionales, avec l’avantage d’une fragilité moindre et d’une diversification des risques », assure la note de Natixis.
LA SOUVERAINETÉ EN QUESTIONC’est à ce niveau qu’intervient le sujet de lasouveraineté. L’affaire Huawei, cet équipementier télécoms chinois accusé par lesAméricains d’être le porteavions de la domination politique et technologique chinoise, arendu les Européens méfiants. Ils s’inquiètent aussi de la mainmise de l’empire du Milieu sur les batteries, composant stratégique de l’automobile électrique. D’où le projet de développement d’une filière européenne, soutenue financièrement par les gouvernements français et allemand et par la Commission européenne. A présent, la relocalisation de la chaîne de valeur des industries de la santé est tout en haut des priorités desEtats. « La puissance publique, avec son pouvoir d’achat dans ce domaine, exigera unepart de contenu local, estime Elie Cohen. Et comme dans l’énergie, on dimensionnera nos besoins de santé en fonction des pointes avec des surcapacités assumées ». A l’inverse des politiques d’économies permanentes, qui rythment la vie quotidienne du systèmehospitalier français.
C’est le troisième moteur, celui de la protection sanitaire et sociale. La mobilisation autour du sujet des retraites, en décembre 2019, avait montré la préoccupation des Français à ce sujet. Le placement de l’hôpital et de ses héros quotidiens sous les projecteurs permanents de l’actualité va renforcer cette demande. Avec la possibilité d’une nationalisation de secours d’Air France, l’extension du domaine des services publics français sera une tentation forte.
Orienter son appareil économique, raffermir ses services publics, on est loin de la vague libérale qui, ces trente dernières années, abalayé les vieilles idées nées dans l’aprèsguerre en France, avec les nationalisations massives et la création de la Sécurité sociale. Une idée de la GrandeBretagne, d’ailleurs, grâce à l’économiste William Beveridge, qui,
LA RELOCALISATION DE LA CHAÎNE DE VALEUR DES INDUSTRIES DE
LA SANTÉ EST UNE PRIORITÉ DES ÉTATS
depuis le début de la crise, l’Allemagne est méconnaissable. Avec une rapidité déconcertante, la Républiquefédérale a mis de côté tous les principes qui font la spécificité de son modèle : faible intervention de l’Etat dans l’économie, équilibre des comptes publics, fort contrôle du Parlement sur les décisions de l’exécutif,notamment en matière d’endettement et de libertés publiques.
Le 25 mars, le Bundestag a voté, aprèsun débat très succinct, la levée de l’obligation constitutionnelle de limitation de la dette publique. Il a avalisé sans broncher un plan de relance sans équivalent dans l’histoire allemande : un budget complémentaire déficitairede 156 milliards d’euros, plus de 500 milliards d’euros de garanties sur les emprunts privés et la création d’unfonds public de participation. Doté de 600 milliards d’euros, ce dernier sera capable de nationaliser tout ou partie d’un grand groupe en difficulté, pour éviter son rachat par des étrangers.50 milliards d’euros ont commencé à être distribués, quasiment sans conditions, aux travailleurs indépendants, au travers des banques publiques régionales. Tout cela dans un large consensus politique et économique. Même l’Institut de recherche éco
nomique de Munich (IFO), habituel pourfendeur de la dette publique, recommande que les Etats européens investissent dans leur système de santé.
L’urgence : le manque de liquiditésL’Allemagne estelle en train de revoir son rapport à l’Etat ? De devenir, forcéepar la crise, keynésienne ? On en est loin pour le moment. Il s’agit pour l’instant de gérer l’urgence : le manquede liquidités dans l’économie réelle. Avec l’adoption du plan de relance, les responsables de la CDU (Union chrétiennedémocrate, le premier parti du pays) n’ont laissé aucun doute : un plan de remboursement a été déposé afin de retrouver l’équilibre budgétaire pour l’« après corona ». Et certains économistes libéraux voient dans la levée du « frein à la dette » lapreuve de la pertinence de l’outil. C’estbien parce que l’Allemagne a été si vertueuse ces dernières années au plan budgétaire qu’elle peut déployer sa puissance en pleine crise.
« On voit maintenant combien ilétait important de refuser tous les appels à augmenter les dettes qui ont été formulés ces dernières années », tranche Niklas Potrafke, directeur du Centre pour les finances publiques et l’économie politique de l’institut IFO.
Le ministre socialdémocrate des finances Olaf Scholz n’a pas dit autre chose : « L’Allemagne a le souffle » pourfaire face à cette crise, elle peut, en quelque sorte « se le permettre ».
Mais pour combien de temps ? Etsuffitil de sauver l’Allemagne ? La criseest mondiale et n’en est qu’à ses débuts. L’Italie et l’Espagne chancellent.La date du retour à la normale sembleincertaine et, avec elle, le chiffrage de la récession. Le gouvernement tabledésormais sur une contraction du PIB de 8 %. « Beaucoup de chaînes de soustraitance internationales sont interrompues. D’importants produits dont nous avons besoin pour en fabriquer d’autres n’arrivent plus en Allemagne. Beaucoup de produits d’exportation ne peuvent plus être achetés. (…) La consommation qui nous soutenait ces dernières années est limitée ou totalement interrompue », a déclaré, jeudi 2 avril, le ministre de l’économie Peter Altmaier. Face au choc qui s’annonce, le plan allemand de soutien à l’économie pourrait être insuffisant.
Les problèmes chroniques de l’Allemagne pourraient alors resurgir : l’insuffisance de certaines infrastructures, notamment numériques, la vulnérabilité de régions victimes de sousinvestissement, la spécialisation dans
des industries en déclin, la forte dépendance de l’industrie aux marchés extérieurs, en particulier chinois, ou lerefus de prendre au sérieux les déséquilibres de la zone euro.
Certains économistes, à gauchecomme à droite, suggèrent depuis quelque temps que l’Etat utilise les bonnes conditions d’emprunt du pays pour réinvestir dans l’outil de production et financer l’innovation. C’est le cas de Michael Hüther, directeur de l’Institut économique de Cologne, proche du patronat, qui critique depuis deux ans l’obsession de l’équilibre budgétaire. Aujourd’hui, il va plus loin,plaidant en faveur de l’émission de titres de dette garantis par l’ensemble des pays européens pour aider les plusen difficulté face à la crise, les « coronabonds ». Avec six autres économistes allemands de renom, il a signé, le 21 mars, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, une tribune en faveur d’une solidarité financière européenne par le biais de titres de dettes communs. Une première. Pour l’instant, l’idée est taboue pour les conservateurs. Mais elle est soutenue explicitement par les Verts, aujourd’hui second parti du pays.
cécile boutelet(berlin, correspondance)
En Allemagne, la levée inédite du frein à la dette publique
Le grand retour de l’Etat
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus | 17
dans un rapport de 1942, avait jeté les bases de ce que l’on appellera plus tard l’Etatprovidence. C’est un autre sujet de Sa Majesté, la première ministre Margaret Thatcher, qui, auseuil des années 1980, lancera la grande vague libérale du « small state ». L’Etat minimal au service d’une économie entièrement soumise aux lois du marché. Son lointain successeur Boris Johnson est en train d’enterrer la philosophie de la Dame de fer.
Louis Gallois, aujourd’hui président de PSA,a été directeur général de l’industrie au ministère du même nom, entre 1982 et 1986. Il se souvient avec un brin de nostalgie des grands patrons qui défilaient dans son bureau quand il les convoquait. « Finalement, cela n’a pas été très efficace, se souvientil. Nous avons eu quelques succès, comme les nationalisations de 1991, et de gros échecs, comme le plan d’aide à la filière machinesoutils, se souvientil. Aujourd’hui, l’Etat n’a ni les compétences ni les moyens de mener des politiques sectorielles. » De plus, pour l’Europe, dont une grande partie de la richesse provient des exportations, il serait suicidaire de se refermer comme une huître. Ses membres ne le veulent pas. « Une fois la crise terminée, estce que l’on ne risque pas de contrevenir aux règles du commerce international que l’on a nousmêmes défendues ? », sedemande Sébastien Jean, directeur du Centred’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Il ajoute : « Il sera plus difficile de qualifier la politique chinoise de subventions industrielles d’entorse au libreéchange si on se met à l’adopter. »
PRENDRE LE VIRAGE NUMÉRIQUEC’est bien le problème. Retourner en 1980, voire en 1945, n’est pas possible. « Mais il y a d’autres modèles d’Etat social ouvert qui fonctionnent mieux que le nôtre, comme en Scandinavie ou en Allemagne », assure PhilippeAghion, professeur au Collège de France. D’où l’impératif d’imaginer une autre stratégie pour l’Etat. « Avec tous les leviers dont il vadisposer, il faut que l’Etat relance la croissance en faisant prendre à la France le virage numérique, estime Nicolas Colin, essayiste etcofondateur de la firme d’investissement TheFamily. Investir massivement dans la télémédecine et réfléchir à la réorganisation del’hôpital, en adaptant la réglementation pourrendre cela compatible avec le numérique. Et faire la même chose dans l’éducation, les médias, le commerce, les paiements. »
Même raisonnement en ce qui concernel’énergie. « Dans ce domaine, la difficulté estque ces investissements, dans le solaire oul’éolien par exemple, ne sont pas assez rentables pour que les entreprises y investissement massivement, assure l’économiste en chef deNatixis, Patrick Artus. On pourrait imaginer qu’une banque d’Etat comme Bpifrance couvre la différence de compétitivité, le tempsque la technologie arrive à maturité. C’est ceque fait le gouvernement avec les batteries. »
Mais qu’il se positionne plus en stratège eten soutien financier qu’en directeur des opérations, l’Etat se heurte à un écueil : celui de sa dette. « Tous les pays sortent des guerres avec une dette colossale, rappelle l’historien de l’économie JeanMarc Daniel. Dès lors, leur principal souci est de la réduire. Et la seule solution, c’est l’inflation et la croissance. » Pessimiste, il imagine inévitable un plan massif d’économies et d’augmentation des impôts. « Je ne pense pas que l’évolution de la dette jouera un rôle majeur dans la redéfinition potentielle du rôle de l’Etat », rétorque Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI. Il est vrai que les pressions déflationnistes restent fortes, notamment du fait des surcapacités en Chine. Le pari de Blanchard est que les taux d’intérêt ne remonteront pas de sitôt et que les banques centrales resteront accommodantes. Mais les Allemands et les Néerlandais, déjà réticents à tout chèque en blanc pour sauver l’Italie du désastre, se contenterontils indéfiniment de cette situation ? Si la zone euro est menacée par cette divergence,la donne peut alors changer radicalement. Et puis si la crise s’éternise et que le gouvernement ne parvient pas à démontrer son efficacité, Yann Algan, professeur d’économie à Sciences Po, craint que l’Etat, au contraire, ne s’affaiblisse, et le consensus démocratique avec lui, au profit des rhétoriques populistes. Cela aussi s’est vu dans l’histoire.
philippe escande
Des plans d'aide massifs pour soutenir entreprises et particuliers
Prise en charge d’une partie des salaires(chômage partiel)
Elargissement de l’assurance-chômage(ou assouplissement des règles)
Aide à la garde d’enfants
Arrêts maladie facilités
Moyens �nanciers supplémentaires
Aide à la recherche sur le Covid-19/coronavirus
Aide spéci�que pour le personnelsoignant
Les Etats à la manœuvre pour secourirtous les acteurs de la crisePrincipaux outils d’aide utilisés par les grands pays occidentaux
AIDE AUXENTREPRISES
Prêts directs
Garantie par l’Etat des prêts accordés
par les banques
Report du paiement de charges
Aides spéci�ques pour les indépendants
AIDE AUX SALARIÉSET AUX MÉNAGES
AIDE AU SYSTÈMEDE SANTÉ
Sources : Gouvernements, Eurostat, FMI, Fondation Robert Schuman, IFS, Le Monde, Washington Post Infographie : Maxime Mainguet, Audrey Lagadec
milliards de dollars
345 1 100 475 2 200Sommes mobiliséesen milliards d’euros
14 %
dont 12 %
32 %
dont 22 %
20 %
dont 16 % dont 2 %
10 % Estimation du plan, en % du PIB
dont % de garanties de prêts
Plan d’aide misen place
Le plan d’aide français suit un schéma classique : la garantie de prêts octroyés aux entreprises, des reports de charges et des aides directes, aux entreprises comme aux ménages.
Le plan allemand élargit le recours au chômage partiel, porte une attention particulière aux grandes entreprises et prévoit que l’Etat allemand va contracter de nouvelles dettes, une 1re depuis 2013.
Outre les garanties et les reports de taxes pour les entreprises, le plan britannique prévoit notamment le paiement par l’Etat de 80 % du salaire des personnes menacées de licenciement.
En plus de l’aide aux entreprises, petites ou grandes, le plan américain inclut l’octroi d’un chèque à chaque Américain (1 200 dollars/adulte), ainsi que le gel du remboursement des dettes étudiantes.
FRANCE ALLEMAGNE ROYAUME-UNI ÉTATS-UNIS
Des premiers plans d’aide massifs, quel que soit le rapport du pays à la dépense publique
98,1
56,861,2
44
84
42,3
105,4
37,9
Dépenses publiques, en % du PIB (2015)
Dette publique, en % du PIB (2019)
« IL SERA PLUS DIFFICILE
DE QUALIFIER LA POLITIQUE CHINOISE
D’ENTORSE AU LIBREÉCHANGE
SI ON SE MET À L’ADOPTER »SÉBASTIEN JEAN
économiste
la crise économique s’annonce dévastatrice pour les pays émergents. La baisse de la demande mondiale va faire plonger les exportations manufacturières du Vietnam, du Laos ou du Bangladesh. La chute du tourisme va frapper la Thaïlande,la Tunisie ou l’Egypte. Pour ceux quidépendent des exportations des matières premières, la chute des cours va assécher leurs revenus. Ces économies émergentes « doivent maintenant faire face à l’éventualité d’un choc financier et d’une récession mondiale », a alerté récemmentla Banque mondiale. Les pays qui ont le plus bénéficié de l’intégrationà l’économie mondiale sont désormais les plus exposés à la récession provoquée par le Covid19.
Cette crise met à nu la fragilité deleurs services publics et, en premier lieu, celui de la santé. L’Inde est le pays où les dépenses publiques dans ce domaine (1,28 % du PIB) sont parmi les moins élevées du monde. « J’ai toujours considéré la santé publique comme un facteur de développement du capital humain, témoigne Shamika Ravi, directrice
de la recherche du think tank Brookings en Inde, mais je dois bien admettre que, avec cette crise, c’est bien plus que cela : un droit humain. » Dans les pays pauvres et émergents,le secteur privé, à l’arrêt, ne peut plus jouer le rôle qui lui était dévolu par les agences et banques de développement dans la lutte contre la pauvreté. La Banque mondiale appelle désormais les gouvernements à offrir une protection sociale aux plus démunis. Un besoin de la puissance publique renforcé par le tarissement des transferts d’argent de la diaspora de l’étranger, elle aussi frappée par la baisse de ses revenus.
« Les Etats ne peuvent pas tout àcause des capacités administratives limitées et des problèmes de corruption, reconnaît W. Gyude Moore, ancien ministre des travaux publics au Liberia et chercheur au Center forGlobal Development, think tank basé à Washington, mais ils peuvent agir en mobilisant les communautés locales et les ONG. » L’autre contrainte est financière. Le FMI évaluait, le 27 mars, les besoins de ces pays à 2 500 milliards de dollars.
Or tous les pays ne sont pas égaux devant l’endettement. S’il est la solution pour financer la hausse des dépenses publiques dans les pays riches, il constitue un problème pour les émergents, étranglés par le surenchérissement du coût de la dette.
Renforcement de l’autoritarismeLa fuite de capitaux des pays émergents depuis le début de la crise a considérablement affaibli les devises locales. Ce qui augmente mécaniquement le remboursement de ladette souvent contractée en dollars ou en euros, d’autant plus que celleci a fortement augmenté. Entre2010 et 2018, la dette publique est passée de 40 % à 59 % du PIB dans les pays d’Afrique subsaharienne.
Les pays du G20, qui ont déjà débloqué 5 000 milliards de dollars pour secourir leurs économies, ont promis d’aider les pays pauvres. Despromesses qui tardent à être concrétisées malgré l’urgence de la situation. Dans le meilleur des cas, l’effacement des dettes publiques par les Etats créditeurs n’est qu’une réponse partielle car une part crois
sante de celleci est détenue par des investisseurs privés. Les entreprises des pays émergents sont elles aussi lourdement endettées. Entre 2007 et 2019, la valeur de leurs obligations émises sur les marchés internationaux est passée de 500 milliards à 2 300 milliards de dollars.
« En ces temps de crise, tout lemonde se tourne vers l’Etat, expliqueShiv Shankar Menon, qui fut le conseiller à la sécurité de l’ancien premier ministre (20042014) indien Manmohan Singh, or il faut bien constater que, ces dernières années, cela s’est surtout traduit par une hausse de l’autoritarisme. » Au nom de la lutte contre l’épidémie, celuicis’est même renforcé dans plusieurs pays. En Hongrie, le premier ministre Viktor Orban a obtenu le 30 marsle feu vert du Parlement pour légiférer par décret en vertu de l’état d’urgence. Après des années de développement centré sur l’essor du secteurprivé et l’augmentation de la dette, la fragilité des Etats dans les pays émergents ouvre la voie à toutes les aventures politiques.
julien bouissou
Les pays émergents, les plus exposés à la récession
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18 | coronavirus MARDI 7 AVRIL 20200123
Les faillites d’entreprises devraient bondir de 25 %L’assureurcrédit Coface anticipe une explosion des défaillances dans le monde en 2020
S uite logique de la violenterécession que devrait connaître l’économie mondiale
en 2020, avec une production en recul de 1,3 %, les défaillances d’entreprises vont bondir de 25 %, selon les chiffres publiés lundi6 avril par Coface. « Ce serait, de très loin, la plus forte hausse depuis2009 [+ 29 %], quand bien même l’activité économique redémarrerait graduellement dès le troisièmetrimestre et qu’il n’y aurait pas de deuxième vague épidémique ausecond semestre », précise la société d’assurancecrédit. La filiale du groupe Natixis prévoit aussi un net recul en volume des échanges internationaux de 4,3 %, après– 0,4 % en 2019, année marquée par la guerre commerciale entre les EtatsUnis et la Chine.
Cette explosion des défaillancesd’entreprises s’annonce, d’après les économistes de Coface, deuxfois plus forte aux EtatsUnis (+ 39 %) que dans les principales économies d’Europe de l’Ouest (+ 18 %). Sur le Vieux Continent, toutefois, le RoyaumeUni se détache, avec une prévision prochede celle des EtatsUnis. En France, où le président de la Républiques’était engagé, dès la mimars, àinstaurer les mesures nécessaires pour éviter les faillites, « quoi qu’ilen coûte », les défaillances pourraient augmenter de 15 %, contre11 % en Allemagne, 18 % en Italie et22 % en Espagne, anticipe Coface.
Dans un entretien accordé auJournal du dimanche, le 5 avril, leministre de l’économie, BrunoLe Maire, a notamment indiqué que la garantie des prêts bancaires promise par l’Etat (à hauteurde 300 milliards d’euros) avait déjà été sollicitée par « plus de 100 000 entreprises », soit, « sur huit jours, 20 milliards d’euros » deprêts garantis. Autre mesureclé : la prise en charge du chômage
partiel, qui concernait, le 3 avril,une entreprise du secteur privé sur quatre (soit 473 000 sociétés)et 5 millions de salariés.
De plus, « en trois jours, 450 000petites entreprises ont sollicité le fonds de solidarité », a précisé M. Le Maire. Ce dispositif prévoit une aide de 1 500 euros en cas de forte baisse du chiffre d’affaires.Les sociétés menacées de faillitepeuvent obtenir un soutien supplémentaire de 2 000 euros. Enfin,l’ensemble des entreprises bénéficient d’un report du paiement descharges sociales et fiscales.
Plans de sauvegarde prolongésAutres dispositions pour prévenirles défaillances, l’assouplissement des procédures judiciaires. En France, le délai de quarantecinq jours pour se déclarer en dépôt de bilan auprès du tribunal decommerce est allongé à trois mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, afin de permettreéventuellement à la société deprofiter du redémarrage de l’économie. De même, les plans de sauvegarde et de redressementpourront être prolongés.
Toutefois, au dire de l’économiste Denis Ferrand, de Rexecode, le pic des défaillances pourrait survenir, paradoxalement,lors du redémarrage de l’activité. « Les dispositifs de soutien de l’Etatau moment du choc sont transitoires, soulignetil. Or, c’est au moment où la demande se redressera que les besoins en fonds de roulement des entreprises rebondiront. » Le report des charges sociales et fiscales, ainsi que d’autrespostes comme les loyers, pourraitaussi être une bombe à retardement, décalant certaines difficultés à l’été, voire à l’automne, en fonction du calendrier du confinement et de la fin des mesures.
béatrice madeline
Epargnés par la crise, des opérateurs télécoms mettent leurs salariés au chômage partielSFR a utilisé le dispositif pour plus de la moitié de ses effectifs. Bouygues Telecom, pour une partie. Free y renonce et maintient ses dividendes. Orange privilégie les vacances imposées
E n cette période de confinement, on n’a jamais autanttéléphoné ni navigué sur
Internet. Dans le marasme économique actuel, une industrie s’en sort bien : les télécommunications. Même si les boutiques sontfermées, et que l’activité pour lesprofessionnels tourne au ralenti, Orange, SFR, Free (dont le fondateur, Xavier Niel, est actionnaire du Monde à titre individuel) et Bouygues Telecom conservent lesrevenus récurrents de leurs clients. Ces derniers sont, en cettepériode d’incertitude, peu nombreux à changer d’opérateur. Parallèlement, la difficulté à déployer les réseaux permet aux opérateurs de moins dépenser.
« A court terme, le confinementpeut avoir un impact sur le chiffre d’affaires, mais peu sur l’Ebitda [équivalent du résultat brut d’exploitation] », confirme StéphaneBeyazian, analyste chez RaymondJames. Dans ce contexte, estil « civique », selon le terme employé par le premier ministre, Edouard Philippe, de faire appel à la solidarité nationale, en recourant à des mesures de chômage partiel ? A cette question, les quatre opérateurs français ont apporté des réponses diverses.
SFR a décidé de sauter sur l’occasion. Le groupe de PatrickDrahi a mis 5 000 de ses 9 000 salariés au chômage partiel et n’a pas pris d’engagement pour compenser la perte financière dupersonnel concerné, qui touchera 84 % de son salaire net. « On a calculé que c’était pluséquitable pour les commerciauxde percevoir le chômage partielque de perdre leur part variable, qui constitue une grande partie deleur rémunération », justifieArthur Dreyfuss, secrétaire général d’Altice FranceSFR.
Cette mesure a été néanmoinsaccueillie avec « violence et effarement » par les représentants dupersonnel du groupe. « On est surde la prise en charge massive d’unchômage partiel par la collectivité », s’émeut la CFDT de SFR, quiredoute ensuite des licenciements secs.
Dans un mail adressé aux salariés, le directeur général, Grégory Rabuel, avait justifié cette décision par « une baisse significative de [son] activité en raison des mesures de confinement et d’un ralentissement global de l’économie en France ». Des déclarations quicontrastent avec celles faites, le 24 mars, par Patrick Drahi, propriétaire d’Altice, la maison mèrede SFR. « Toutes nos activités sonttrès résilientes », atil affirmé, prévoyant même des indicateursfinanciers en hausse cette année.
« Les salaires pèsent 20 % de leurscoûts, en mettant la moitié des salariés au chômage partiel, je ne vois pas comment ils ne pourraientpas aller jusqu’à améliorer leurs chiffres », confirme M. Beyazian.
Au sein du gouvernement, onétudie la légitimité de ces mesures. L’opérateur a bien annoncé tambour battant qu’il ne distribuerait pas de dividendes, une façon de répondre à la requête du ministre de l’économie, Bruno Le
Maire. Celuici jugeait qu’il n’était pas possible de réclamer de l’argent à l’Etat tout en récompensant les actionnaires. Un sacrifice tout relatif pour SFR : l’entreprise n’a pas pour habitude d’en verser régulièrement.
« Incidence limitée »Depuis le 30 mars, Bouygues Telecom, qui a pourtant reconnu, le 1er avril, que « l’incidence de la pandémie restait limitée sur l’activité », recourt également au chômage partiel pour 20 % environde ses 7 800 collaborateurs, principalement des conseillers de boutiques et les commerciaux de la branche entreprises.
Contrairement à SFR, Bouyguesva compenser la perte de rémunération. L’opérateur a aussi renoncé à mettre au chômage partiel les employés des centres d’appels, en les équipant, afin qu’ilspoursuivent leur mission à domicile. Ce dispositif global est pourl’instant prévu pour quinze jours.Des mesures plus draconiennes pourraient être mises en place, « si le confinement devait se prolonger », prévient Didier Casas, directeur général adjoint deBouygues Telecom.
Pour le moment, Orange et Freeont décidé d’adopter des politiques opposées, assumant euxmêmes les rémunérations descollaborateurs désœuvrés. Free a calculé que 1 000 salariés, dont650 vendeurs, de ses 11 000 employés étaient inactifs. En attendant, l’opérateur tente de les occuper en leur faisant suivre des formations en ligne.
Si la crise persiste, ce sont2 000 à 3 000 salariés qui pourraient se retrouver sans occupation, le déploiement du réseaumobile et fixe tournant déjà auralenti. Pour éviter la défaillance
de ses soustraitants, Free a aussimis en place un fonds de solidarité, dont une première tranche de 10 millions d’euros vient d’êtredébloquée.
Comme pour ses concurrents,l’impact de la crise est à ce stade « limité », a précisé le groupe, le 17 mars. Prendre des mesures de chômage partiel aurait étécompliqué, dans la mesure où Free a prévu cette année un généreux dividende, qui bénéficiera d’abord à son premier actionnaire, Xavier Niel, détenteur de71 % du capital.
Chez l’opérateur Orange, dontle premier actionnaire est l’Etat, c’est la solution des « vacancesimposées » qui est privilégiée, avec la volonté que les salariés neposent pas de congés à la sortiedu confinement, afin de permettre une reprise rapide de l’activité. Près d’un tiers des effectifs (environ 90 000 personnes) serait en incapacité de travailler.Les syndicats s’inquiètent, eux, de la perte de la part variable desrémunérations.
En revanche, la kyrielle depetites et moyennes entreprisesqui déploient les réseaux fibresur le territoire est touchée deplein fouet par la pandémie. Le27 mars, InfraNum, leur syndicat,qui représente 40 000 emploisdirects, a prévenu que seuls 30 %d’entre eux étaient encore sur le terrain, avec une activité très réduite. Etienne Dugas, leur président, redoute que nombre d’entre elles ne mettent la clé sous laporte. « Si, aujourd’hui, on ne relance pas un minimum l’activité,il faudra au moins un an pour revenir à la même cadence que nous connaissions avant lacrise », s’inquiètetil.
sandrine cassiniet vincent fagot
FedEx dans la mire de l’inspection du travailLa société de transport est accusée de ne pas assez protéger les salariés de son centre de tri de Roissy
L e ton monte entre l’Etat etl’entreprise américainede transport et de fretFedEx. Vendredi 3 avril,
les services du ministère du travail l’ont mise en demeure de « faire cesser [la] situation dangereuse » pour la santé des travailleurs au sein de son centre de tri de l’aéroport de Roissy CharlesdeGaulle (CDG), dans le Vald’Oise, le plus gros site de la société en dehors des EtatsUnis. FedEx devait prendre les mesures nécessaires avant le lundi avril, enparticulier la fourniture, à chaque travailleur, de deux combinaisonsjetables, quatre paires de gants et quatre masques par vacation pourse prémunir du Covid19.
Cette sommation intervientalors qu’un intérimaire est mort de cette maladie, le 24 mars, et qu’à plusieurs reprises des cassuspects ont contraint l’entreprise à évacuer des zones et à renvoyer des employés à leur domicile. La CGT évoque un « cluster ». Quelque 2 500 salariés et environ 400 intérimaires ou soustraitants travaillent chez FedExRoissyCDG.
Chaque jour, 1 200 tonnes defret y sont chargées, déchargées,scannées, triées, de l’enveloppe dequelques grammes au moteur d’avion Boeing. Une vraie fourmilière dans laquelle les colis passent de main en main avant d’êtredistribués dans le monde, par camions ou avions. Comme ailleurs, l’inquiétude visàvis du
Covid19 a mis du temps à émerger. « Tout a commencé au comité social et économique de fin janvier, se souvient Sukru Kurak, délégué CGT de l’entreprise. On demandait si le virus pouvait se trouver sur des colis en provenance de Chine. » A l’époque, le Covid19 n’est pas encore considéré comme la nouvelle peste noire.
« Les collègues ont peur »Lorsqu’en mars l’épidémie continue de se répandre, la direction de FedEx commence à prendre des mesures. « A partir du 10 mars, explique Julien Ducoup, directeur général des opérationsdu site de RoissyCDG, dès lorsqu’une personne est suspectée d’avoir le Covid19, nous la renvoyons à son domicile ainsi que lessalariés qui ont été en contact proche avec elle. Nous leur demandons de consulter leur médecin, qui décide de la mise en quatorzaine ou du retour au travail. »
L’entreprise refuse de communiquer un quelconque chiffre mais, d’après la CGT, hors intérimaires, il y avait au moins 137 sa
lariés de FedEx en quarantaine àleur domicile en début de semaine dernière et 19 cas connus de Covid19. « Il y en a tous les jours de nouveaux », assure M. Kurak. Entre le 16 et le 20 mars, à la suite de signalements des salariéset syndicats de l’entreprise qui dénoncent l’absence de mesures de protection, une série de courriers vont être envoyés par l’inspectiondu travail à FedEx.
Tous les risques y sont listés : lesplus de 300 personnes qui se massent lors de leur prise de service aupoint d’inspection et de filtrage, laprise d’empreinte biométrique à laquelle ils doivent procéder, la palpation de sécurité effectuée sans gants, le gel hydroalcooliqueen rupture de stock, l’absence de masques et de gants, la permanence de lieux de promiscuité confinés comme les réfectoires, les salles de briefing, les fumoirs ou les vestiaires, l’absence de désinfection d’appareils comme les scans, les talkieswalkies…
L’entreprise semble se conformer partiellement aux demandesde l’inspection du travail, tandis que les événements se précipitent. Le 24 mars, David H., un intérimaire de 63 ans, meurt du Covid19. « Il avait effectué sa dernière mission dans la nuit du 16 au17 mars au tri des petits colis et desenveloppes, souligne M. Ducoup. Il avait indiqué à des collèguesqu’il ne se sentait pas bien. » « Il n’avait pas eu de visite médicale, on ne sait pas s’il avait des problè
mes de santé », ajoute MarieOdileBonnet, de la CGT Manpower, pour laquelle travaillait David H. D’après le syndicat, 80 intérimaires et une dizaine de salariés sont alors placés en quarantaine.
Dans la nuit du 26 au 27 mars,un salarié est évacué par les pompiers. Il avait été pris de vomissements et de toux, d’après la CGT.La direction assure pour sa part qu’il n’est pas soupçonné d’être porteur du Covid19. Mais, au seindes équipes, « les collègues ont peur », confie Halim Faid, agent detri et élu CGT du CSE. Le manageurdu même service, absent depuisle 20 mars, a notamment informésa direction, le 26 mars, qu’il était porteur du Covid19. Les salariésqui ont travaillé avec lui sont invités à rester chez eux et le service est désinfecté.
« Rôle crucial »Dans l’aprèsmidi du 28 mars,deux zones opérationnelles sontencore évacuées et désinfectées en raison de « cas de suspicion », indique Julien Ducoup. Plusieurs syndicats d’intérimaires déclenchent, le 28 mars, un droit d’alertepour danger grave et imminent. Une à une, les agences Manpower,Start People, Randstad, Adecco et CRIT suspendent les délégations d’intérimaires chez FedEx. Dès le 31 mars, toutefois, certaines reprennent, à l’exception de Manpower et de Randstad. FedEx se défend : depuis le 27 mars, des gants en latex et du gel sont four
Le 28 mars, plusieurs syndicats
d’intérimaires ont déclenché
un droit d’alerte
DÉFENSEPhotonis : « avis négatif » de Bruno Le Maire pour un rachat par TeledyneLe groupe américain d’ingénierie et d’électronique Teledyne a dit avoir reçu un « avis négatif » du ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, au rachat de l’entreprise Photonis, spécialisée dans la photodétection, selon un document déposé auprès du gendarme boursier américain, vendredi 3 avril. – (AFP.)
AÉRONAUTIQUEBoeing prolonge la suspension de sa production dans l’Etat de WashingtonBoeing a annoncé, dimanche 5 avril, qu’il prolongeait pour une durée indéterminée la suspension de l’activité dans ses deux usines de l’Etat de Washington, mise en œuvre depuis le 25 mars. Cela concerne, entre autres, le site d’Everett, qui assemble le 777, le 747, le 767 et une partie du 787, et dont une salariée est morte des suites du Covid19. – (AFP.)
SANTÉApple conçoit des masques pour soignantsApple a conçu des masques destinés au personnel hospitalier, couvrant l’intégralité du visage, et sera en mesure d’en produire quelque 1 million en rythme hebdomadaire, à partir de la fin de semaine, a annoncé le PDG du groupe, Tim Cook, dimanche 5 avril, sur le réseau social Twitter. – (AFP.)
nis ; ainsi que des masques, depuis le 30 mars ; l’accès au site et les opérations ont été réorganisés pour le respect des règles de distanciation.
Le 2 avril, l’inspection du travailse rend sur place et constate que les salariés ont des masques chirurgicaux, mais que leur renouvellement n’est pas prévu, alors que leur efficacité n’est plus probante au bout de quatre heures. Idem pour les gants. Les services de l’Etat considèrent en outre que les salariés doivent être munis de combinaisons jetables pour ne pas transporter le viruschez eux. Le 3 avril, la mise en demeure tombe. « Je ne me l’expliquepas », a réagi, le 5 avril, M. Ducoup,qui tient à rappeler le « rôle crucial » que joue sa société dans l’acheminement en Europe defournitures médicales.
« Il ne s’agit pas de dire qu’il ne sepasse rien, mais ils ne sont pasencore au niveau d’exigence nonnégociable », fait valoir l’entourage de la ministre du travail, Muriel Pénicaud. FedEx a engagé unrecours suspensif contre la mise en demeure. « Il y a des mesuresqu’il est tout simplement impossible de mettre en œuvre dans les délais impartis », observe M. Ducoup, notamment la fourniture de combinaisons et de gants en nombre suffisant. Au ministère du travail, on veut croire que le dialogue et les heures qui viennent permettront d’y remédier.
julia pascual
« On est sur de la prise en
charge massived’un chômage
partiel par la collectivité »,
s’émeut la CFDT de SFR
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 horizons | 19
En « réa », la course à la viePAROLES DE SOIGNANTS 4|5 Dans une série en cinq épisodes, des professionnels de santé évoquent leur quotidien au temps de la pandémie. Juliette Chommeloux, 31 ans, réanimatrice à Paris, raconte au « Monde » les coulisses de ce combat incessant
E n sortant de ma demigarde àl’hôpital, le samedi 14 mars, surle coup de 1 heure du matin,j’avais mauvaise conscience.Mes vacances commençaient cematinlà, les premières depuis
mon arrivée au service de réanimation de l’Institut de cardiologie à la PitiéSalpêtrière en novembre dernier, et j’avais prévu de partir à la montagne avec mon copain, réanimateuranesthésiste dans un autre hôpital. Maiscomment dire ? J’avais le sentiment de quitter le navire à la veille d’une déferlante. « Pars !, a insisté un collègue. Et reviensnous en forme. On en aura besoin ! »
Je suis donc partie, le ventre noué. Le soirmême, le premier ministre annonçait lafermeture de tous les lieux publics. Et le lendemain, je me réveillais dans une stationde ski fermée, les trains pour Paris déjà prisd’assaut. L’idée d’être coincés loin de l’hôpital était insupportable. Vite, on a loué une voiture à Chambéry pour rejoindre Paris. J’ai textoté à mon service : « J’arrive ! » C’étaitle 17 mars. J’ai l’impression que c’était il y atrois mois.
Lundi 23 mars Quelle journée ! Tout est réorganisé en fonction du Covid19. Lits, gardes,réunions, précautions sanitaires, traitements, débriefings. Et à une vitesse prodigieuse. On a d’abord converti une unité de six lits, en évacuant ailleurs nos patients noninfectés. Puis on nous en a demandé sixautres. Puis six autres. Cela fait dixhuit lits,soit l’intégralité de notre service de réanimation consacré à l’épidémie. Et voilà qu’on nous en demande six autres, que nous n’avons pas, mais que nous allons trouver enconvertissant l’unité de soins continus en unité de « réa ». Un cassetête. A l’impossiblenous sommes tenus.
La « transmission médicale », qui permetchaque matin à 8 h 30 de s’informer de ce quis’est passé la nuit, ne peut plus se faire « au litdu malade », comme d’habitude. Nous sommes donc réunis dans une salle dont on ouvre grand les fenêtres, en gardant chacun nos distances et en se limitant à cinq personnes. Des webcams nous relient à deux autres pièces. C’est perturbant. La discussion enéquipe est un truc vital pour notre fonctionnement. Mais il faut éviter que les soignants tombent malades. Notre chef de service estobsédé par ce point et traque un masque detravers ou la moindre faille sanitaire. En rentrant le soir, je tremble à l’idée de ramener duvirus sur mes baskets. On ne peut pas, on ne doit pas, se laisser contaminer.
Question équipement, ça va. En réa, noussommes toujours plutôt privilégiés. Mais on a conscience que les masques sont comptés ; on s’interroge sur la nécessité dechanger de blouse au moment de passer d’une unité à l’autre ; je note que les flaconsde solution hydroalcoolique sont désormaissiglés « LVMH ».
Nous accueillons les cas graves. Je devraisdire les cas gravissimes. La réa, c’est quandmême l’ultime étape. Nos patients sont intubés, plongés dans le coma, entièrement dépendants d’une machine. C’est notre quotidien. Mais là… Nous découvrons un virus bien plus féroce, destructeur, invasif, que nous le pensions en lisant les rapports provenant de Chine. La jeunesse des patients me surprend. Le plus jeune a 25 ans et n’était pas spécialement fragile. Le plus âgé 67. La moyenne tourne autour de 50.
Bien sûr, il faut tenir compte du biais lié auxcritères pour accéder à notre service. Noussommes un centre de référence ECMO, c’est un sigle qui signifie « membrane d’oxygénation extracorporelle » et désigne une technique d’assistance circulatoire utilisée pour sauver des malades pour lesquels la ventilation artificielle n’est pas suffisante. En gros,on les fait respirer par un poumon artificiel.C’est une technique utilisée dans nos chambres de réa, mais qu’il est possible d’apporteren urgence aux patients en détresse dans d’autres hôpitaux grâce à une unité mobile. Ilfaut bien sûr un personnel très bien formé…et des patients capables de tenir le choc. Doncpas trop âgés, pas affectés par une maladiechronique, alertes, et capables, une fois passée la déflagration causée par la maladie,de remonter la pente.
On fait un pari sur l’avenir, sans pouvoir sepermettre d’entreprendre un traitement aussi lourd sur des personnes à l’espérancede vie minime. C’est terrible, je sais. Celanous hante. Mais c’est le quotidien d’un service de réa. L’afflux actuel de malades ne fait qu’accentuer la pression et exacerber notre angoisse. Qui choisir ? Qui élire pour ce traitement de la dernière chance ? Nos lits deviennent rares. Des amis ont été horrifiésen entendant à la télé que les hôpitaux italiens opéraient une « sélection » des malades.
Le mot est affreux. Il recoupe pourtant une réalité hyperstressante.
Un des collègues avait la tâche redoutable,aujourd’hui, de gérer tous les appels arrivant dans le service. Nous sommes tellement affublés de gants, de blouses, de surblouses, de charlottes, de masques pour entrer dans leschambres qu’on ne peut répondre nousmêmes. Et c’était fou. Les demandes arrivaient de partout. La vague tant annoncée est là.
Mardi 24 mars L’hôpital m’épate. Il m’arrivede râler, de regretter qu’on ne soit pas toujours assez prévenants ou efficaces. Mais franchement, là, alors que la situation est tendue à l’extrême, tout le personnel est solidaire et se plie en quatre, quitte à pousser les murs, à tout réorganiser, à s’adapter. La charge de travail est massive. Médecins, infirmières, aidessoignantes, brancardiers, manipulateurs radio, cadres, secrétaires… Nous sommes tous débordés, mais l’ambiance estsuper. D’autant qu’on se sent soutenus. Amis, parents (« Courage ! On pense à toi », m’écriventils sans attendre de réponse), public (vingt pizzas sont arrivées par magie à midi). Je n’ai jamais vu un tel élan. Ça booste !
Un sujet me turlupine : les familles des malades. Normalement, elles sont accueilliesdans le service, 24 heures sur 24. Cela fait partie de notre métier. Parler avec elles, expliquer,trouver les mots pour annoncer les mauvaisesnouvelles. Mais les visites, désormais, sont exclues. Et j’imagine leur désarroi. L’envie de visualiser au moins le visage chéri, même intubé, même abîmé. Comment faire ? Il faut y réfléchir. Peutêtre organiser un temps de Skype, par famille, avec des plannings qu’un étudiant pourrait gérer. Mais comment, dansune telle effervescence, garantir horaires et disponibilité ? Il le faudrait pourtant. Les familles sont demandeuses. Elles téléphonentune à deux fois par jour. On répond. Trop succinctement. Elles sont compréhensives, s’excusent de déranger. J’en suis malade.
Nos cerveaux bouillonnent d’idées. Noussommes sur le quivive, gorgés d’adrénaline. Dès que j’ai un instant, je parcours la multitude de mails et de messages WhatsAppconsacrés au Covid19. Hypothèses, recherches, traitements, protocoles, tests. Nos chefspartagent les articles et informations qu’ils reçoivent. Cela nous implique. On aimerait tant trouver le médicament parfait, basé sur
des données scientifiques avérées ! C’est compliqué. Avant, le temps d’un petit café, onparlait d’autre chose. Aujourd’hui, c’est « Covid, Covid, Covid ». Et nous passons un tempsfou à documenter nos patients. Cœur, reins, sang… Tout est noté, presque minute par minute. Il faut nourrir une banque de données. Tout aidera à comprendre comment agit cevirus. On avance à l’aveugle.
Il y aura sans doute un décès, cette nuit,dans mon service. Oui, il va y avoir de la casse. Je me blinde. Mais j’appréhende.Quand des jeunes disparaissent, je pense quecela aurait pu être un ami proche ou moimême. Quand ce sont des gens plus âgés, je pense à mes parents. Garder sa sensibilité n’est pas une tare dans notre métier. Cela pousse à être toujours à fond.
Mercredi 25 mars C’est de pire en pire. On vamanquer de tout : lits, ventilateurs, personnel. Et ce n’est pas encore le pic de l’épidémie,plutôt prévu pour miavril. Ce soir, il ne restait à la Pitié qu’un seul lit de réanimationpour deux cents patients atteints par le Covid19 dont l’état pouvait se dégrader. Le téléphone du service reçoit un double appel en permanence. C’est crispant d’entendre le« bip » alors qu’on se concentre sur la demande. Un autre hôpital, le Samu… Tout le monde réclame un lit. Et notre fameuse ECMO. On réfléchit : ce patient estil éligible ?
J’essaie d’avoir le maximum de renseignements : âge, antécédents médicaux, mode devie. Parmi les six actuellement dans mon unité figurent un couturier, un policier, uningénieur, un chauffeur de VTC, un ancien militaire, un caissier polyvalent, lequel a remplacé une bibliothécaire à qui on vientde retirer l’ECMO. Une petite preuve qu’on avance, si ce n’est qu’elle a fait une complication et que son état reste très grave. Un homme de 62 ans est mort avant que safemme, hospitalisée ailleurs, n’ait eu le temps d’arriver en ambulance. On lui a expliqué les choses comme on a pu, puis on l’aéquipée de pied en cap pour entrer dans lachambre. C’était terrible. Elle voulait biensûr lui prendre la main. Un autre patientd’une cinquantaine d’années décédera sans doute cette nuit. Le professeur Combes,notre chef, nous galvanise mais nous rappelle sans cesse à l’ordre : « Préservezvous. Ne donnez pas tout. C’est un marathon quenous devons courir. » Le soir, je continue deparler de la maladie avec mon copain. Celanous obsède. Je ne peux pas bouquiner. Devant un film, je m’endors.
Samedi 28 mars Quelle garde ! Quelle folie !Je l’ai commencée vendredi à 8 h 30 et terminée aujourd’hui vers 15 h 30. Je n’ai pas dormi.Je n’avais jamais eu autant de lits sous ma responsabilité. Et les demandes d’ECMO n’ont cessé de pleuvoir. Le chirurgien degarde est parti en poser dix dans d’autres hôpitaux. Du jamaisvu. Les cas se multiplient. Ça tombe, ça tombe. Jusqu’où ? Il nous faudrait trouver encore de la place. Mais où la prendre ? Des amis, ce soir, voulaient faire unvisioapéro. J’ai décliné. Je rebosse demain.
Lundi 30 mars Ce matin, on a poussé la métaphore de la guerre en rebaptisant nos unités du nom d’une plage du Débarquement :Omaha, Utah, Juno, Sword. La mienne, c’estJuno Beach, et nous sommes en phase de stagnation. Ni avancée ni recul. Les patients sont dans le même état grave et il est encore trop tôt pour enlever les machines. On traquel’infection, on multiplie les analyses, on retourne régulièrement les malades sur le ventre pour alléger la pression du cœur et faciliter l’oxygénation. Je garde espoir. Je veux lestirer d’affaire. Je pense avec tristesse à ceuxauxquels j’ai refusé le secours d’ECMO.Certains sont peutêtre morts…
Une copine psychiatre m’a dit tout à l’heure :« N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de vider ton sac. » Un jour, peutêtre. Mais pas maintenant. On avance. On résiste. On s’endurcit. On s’améliore. On fait au mieux avec les moyens du bord et je trouve que c’est fou comme nous sommes mieux organisés qu’il ya une semaine. Pas question de craquer. La déferlante est là, mais nous ne sommes pas sousl’eau. Notre système de santé est solide.
Les soirs où je sors assez tôt, il m’arrive depédaler le long du canal SaintMartin sous une haie d’honneur. Les applaudissements crépitent à 20 heures précises. Et je souris. J’ai31 ans. J’ai fait douze ans d’études, et je me sens parfaitement à ma place. Je ne sais pas cequi nous tombera dessus demain matin. Je sais juste qu’on fera face. Ce moment est fou. Mais ce qui se passe chaque jour à l’hôpital a quelque chose de grandiose.
annick cojean
Prochain article Une psychiatre à l’écoute des soignants
Juliette Chommeloux, devant la PitiéSalpêtrière, à Paris, le 30 mars. JULIEN DANIEL/MYOP POUR « LE MONDE »
« IL Y AURA SANS DOUTE UN DÉCÈS, CETTE NUIT, DANS
MON SERVICE. OUI, IL VA Y AVOIR DE LA
CASSE. JE ME BLINDE. MAIS
J’APPRÉHENDE »JULIETTE CHOMMELOUX
réanimatrice à la Pitié-Salpêtrière
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20 |carnet MARDI 7 AVRIL 20200123
Rafael Gomez NietoSoldat espagnol de la division Leclerc
I l n’est pas courant que les services de l’Elysée publient uncommuniqué saluant la disparition d’un simple soldat
de la seconde guerre mondiale en des termes aussi élogieux. « Le Président de la République salue ce héros de la liberté », membre de « la fine pointe des glorieuses troupes de Leclerc ». Ce soldat était le dernier homme vivant de la Nueve, la 9e compagnie de la 2e division blindée (2e DB), composée en majorité de républicains espagnols qui furent les premiers à libérer Paris en entrant dans la capitale dans la soirée du 24 août 1944.
Rafael Gomez Nieto est mort,lundi 30 mars, emporté par le Covid19, dans une clinique près de son domicile de Lingolsheim,commune limitrophe de Strasbourg où il résidait et qu’il avait contribué à libérer, le 23 novembre 1944. La 2e DB accomplissait ainsi le serment de Koufra : « Nedéposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront sur la cathédrale de Strasbourg. » Rafael Gomez était dans sa centième année et habitaitseul. Il y a encore quelques semaines, il conduisait toujours sa voiture. Il avait quatre enfants, trois filles et un garçon.
Rafael Gomez Nieto est né le17 janvier 1921 à Roquetas de Mar,près d’Almeria (Andalousie). Filsd’un militaire professionnel, il apassé son enfance dans les différentes garnisons où son père servait, à Cadix, Madrid ou Barcelone. A 17 ans – son père est restéfidèle à la République après lecoup d’Etat mené par le généralFranco en 1936 –, Rafael Gomezest luimême mobilisé. Nous sommes en 1938, la bataille de l’Ebre est un échec pour la République et la famille va prendre lechemin de l’exil en janvier 1939,fuyant avec presque 500 000Espagnols devant les troupesfranquistes pour trouver refugeen France.
Il est interné à ArgelèssurMer,son père à SaintCyprien, dans les camps indignes que la France aimprovisés sur les plages des PyrénéesOrientales. Pour avoir une chance de les quitter, il faut avoirde la famille capable de vous accueillir. Par chance, un oncle habite Oran. Il écrit une lettre aux autorités qui leur permet de rejoindre l’Algérie française. Rafael Gomez suit alors un apprentissage de cordonnier.
Après le débarquement américain en Afrique du Nord, en novembre 1942, avec ses copains d’Oran, il s’engage, d’abord dans les Corps francs d’Afrique, puis dans la 2e DB, qui est en formation au Maroc en vue du débar
quement en Europe. C’était une évidence. « Mon père, explique lefils de Rafael Gomez, avait lahaine des nazis, qui avaient détruit sa jeunesse en aidant Franco. » Il y a des Espagnols dansd’autres unités de la 2e DB, mais ils sont largement majoritairesparmi les 160 soldats de la 9e compagnie, dirigée par le capitaine Raymond Dronne.
« Foncez sur Paris »L’unité fait partie du Régiment de marche du Tchad, qui est dirigé par le commandant Joseph Putz, un ancien des Brigades internationales. La plupart de leurs véhicules blindés portent des noms espagnols : Rafael Gomez est le conducteur du Guernica, puis du Don Quichotte. En avril 1944, la division rejoint l’Angleterre et, le 1er août, débarque à Utah Beach pour être engagée dans la bataille de Normandie, où les armées alliées piétinent. Leclerc et de Gaullen’ont qu’une obsession, arriver lespremiers à Paris. C’est à Dronne que Leclerc confie cette mission le24 août en fin d’aprèsmidi aveccet ordre : « Foncez sur Paris. »Deux sections de la Nueve, une section du génie et trois chars sefaufilent jusqu’à l’Hôtel de ville, occupé par la Résistance. Mission accomplie. Rafael Gomez, sans une égratignure sauf ses pieds gelés lors de la libération de Colmar, sera de toutes les batailles jusqu’à la prise du nid d’aigle d’Hitler à Berchtesgaden en mai 1945.
Démobilisé, et déçu que les Alliés ne poursuivent pas le travailen renversant Franco, Rafael Gomez retourne à Oran, où il vafaire sa vie. En 1958, il quitte l’Algérie, où la guerre à nouveau faitrage, pour aller s’installer à Strasbourg. Il y deviendra mécanicienchez Citroën. Jeudi 2 avril, la télévision régionale d’Andalousie,Canal Sur, lui a rendu hommageen diffusant un documentaireinédit qui lui est consacré intitulé« El Andaluz que libero Paris » (« L’Andalou qui a libéré Paris ») et le roi et la reine d’Espagne ontenvoyé un télégramme de condoléances à sa famille de ce vieuxsoldat de la liberté.
michel lefebvre
17 JANVIER 1921 Naissance à Roquetas de Mar (Espagne)1ER AOÛT 1944 Débarque-ment en Normandie 24 AOÛT 1944 Les soldats de la « Nueve » entrent les premiers dans Paris2012 Décoré de la Légion d’honneur30 MARS 2020 Mort à Strasbourg
En 2017. GERARD JULIEN/ AFP
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Le Carnet
AU CARNET DU «MONDE»
Naissance
Clémentine PERRINet Benoît CHALHOUB
ont la joie d’annoncer la naissance de leur fille,
Iris, le 22 mars 2020.
51, rue Froidevaux,75014 Paris.
Décès
Murielle Lemoine,sa fille,
Marion, Mathurin, Raphaël et Gaétan Lemoine,ses petits-enfants,
Frédéric Lemoine,son gendre, sont profondément tristes de faire part de la disparition de
Annie APPÉRÉ,née DESSAGNE,
survenue le 3 avril 2020,à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Son rire continuera de les accompagner.
Ils remercient les équipes soignantes du Groupe hospitalier Diaconesses-Croix-Saint-Simon ainsi que tous les soignants engagés dans la lutte contre le Covid-19.
3, rue de Médicis,75006 Paris.15, rue de l’Université,75007 Paris.9, rue Faber,35800 Dinard.
Yves,son époux,
Tom, Léa et Christine,ses enfants et sa belle-fille,
Eliott, Mila, Dahlia, Jaho,ses petits-enfants,
Sa famille de France et du Venezuela,
Ses amis,
ont la grande douleur de faire part du décès de
Hilciad’AUBETERRE LICHTENBERGER,
artiste,comédienne et peintre,
elle a animé pendant vingt ans le club des Peupliers, lieu d’ouverture
pour des malades mentaux,cofondatrice d’Empreintes & Arts,
survenu le 26 mars 2020.
Elle a été inhumée dans l’intimité au cimetière parisien de Bagneux.
17, rue Buot,75013 [email protected]
Pierre,son époux,
Emily, sa fille,
Samuel, son petit-fils,
Paule, sa sœur,
Daniel, son frère,
Toute sa famille,Ses amis,
ont l’immense tristesse de faire part du décès de
Mme Anne BEUCHOT, survenu à Paris, le 27 mars 2020,à l’âge de soixante-dix-sept ans.
Compte tenu des circonstances, l’inhumation aura lieu le 7 avril, au cimetière de la Pommeraye, à Saint-Désir (Calvados), dans la plus stricte intimité.
Une cérémonie y sera organisée
ultérieurement.
« Qu’est-ce que cela fait ?Tout est grâce. »
Journal d’un curé de campagne.Georges Bernanos.
Nous avons appris avec une grande tristesse la disparition, survenue le mardi 31 mars 2020, de
Michel CHODKIEWICZ,président des Editions du Seuil
de 1979 à 1989.
Cette grande figure intellectuelle, spécialiste de la mystique islamique à laquelle il a consacré plusieurs livres, était entrée au comité de lecture du Seuil en 1955. Il est nommé directeur général en 1977, après avoir fondé deux revues qui ont durablement marqué l’histoire du Seuil, La Recherche et L’Histoire.
Au terme d’un mandat de dix
années à la présidence du Seuil, il est élu directeur d’études à l’EHESS où il poursuit ses recherches. En 1992, il publie notamment un Océan sans rivage. Ibn Arabi, le Livre et la loi, dans la collection « Librairie du XXe siècle ».
Son immense culture et son sens
de la rigueur, son austérité même, non dénuée d’humour, ont marqué toutes celles et ceux qui ont travaillé à ses côtés.
Nos pensées vont à sa famille
et à ses proches.
Sa familleEt les Missionnaires d’Afrique
(Pères blancs), font part du retour au Seigneur du
père François DE GAULLE,officier de la Légion d’honneur,
officier de l’ordre nationaldu Burkina Faso.
Originaire du diocèse d’Autun,
il est décédé le 2 avril 2020, à Bry-sur-Marne (Val-de-Marne), à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans dont soixante-dix ans de vie missionnaire au Burkina Faso et en France.
L’inhumation aura lieu au cimetière de Bry, dans la plus stricte intimité le lundi 6 avril, dans l’après-midi.
Nous le recommandons à vos prières.
Roger et Catherine Durkheim,Martine et Daniel Novic,
ses enfants,Michaël et Andreea Novic, Elisa
Novic, Aurore Durkheim, Laura Durkheim et Clément Heuzé,ses petits-enfants,
Eliott et Sacha,ses arrière-petits-enfants,
Anne Marie Weil-Leven,sa sœur,
Mado Leven,sa belle-sœur,
Ses neveux et niècesAinsi que toute la famille,
ont la grande tristesse de faire part du décès de
Maud DURKHEIM,née LEVEN,
survenu le 31 mars 2020, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Les obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité le samedi 4 avril.
Caroline,sa fille,
Pascale, Claire et Michel,ses sœurs et son beau-frère,
Yves et Danielle, Patrick et Claire Niaudet,
ses beaux-frères et belles-sœurs,Ses collègues Et ses amis,
ont la tristesse d’annoncer la mort de
Laurent GRUSON,mathématicien.
Ils rappellent le souvenir de son
épouse,
Brigitte NIAUDET. 3, avenue des Chalets,75016 Paris.
Sa famille,Ses amis,
sont au regret de vous informer du décès de
Mme Huguette LEBOT,née BRIAND.
Thierry Huguet,son fils,
Lucette Bastard,sa sœur,
Mauricette Malnou,sa belle-sœur,
Fatima et Yasmina Hacheche,Evelyne Cornuau,Monique Martin,
ses amies, ont la douleur de faire part du décès de
Janinne MALNOU, survenu le 30 mars 2020, dans sa quatre-vingt-septième année.
Marina Margherita,son épouse,
Fabio, Michelangelo et Céline,ses fils et sa belle-fille,Telio, Laélien, Nora, César et Emma,ses petits-enfants,
Sa famille d’Italie et de Belgique,Ses chers amis de France et
d’ailleurs, ont la profonde tristesse de faire part du décès de
Lucio V. MARGHERITA,géophysicien de l’Imperial College,
Royal School of Mines, survenu à Paris, le 2 avril 2020,dans sa quatre-vingt-unième année.
La lumière de son esprit humaniste et la chaleur de son infinie tendresse ne nous quitteront jamais.
Compte tenu des restrictions sanitaires, les obsèques seront organisées dans l’intimité familiale.
195, boulevard Malesherbes,75017 Paris.
L’association Natures Sciences Sociétés-Dialogues
Et la revue Natures Sciences Sociétés, ont la très profonde tristesse d’annoncer le décès de
Agnès PIVOT,
survenu le 27 mars 2020.
Agnès Pivot a joué un rôle décisif dans la création de la revue NSS. Rédactrice en chef adjointe de 1993 à 2003, elle a ensuite eu en charge les relations internationales pour l’association et la revue en raison de sa connaissance des réseaux anglo-saxons proches de notre communauté interdisciplinaire. Elle animait l’équipe de son dynamisme, de son enthousiasme et de son caractère enjoué.
Marc et Catherine Porneuf,Claire et Frédéric Landrieu,
ses enfants et leurs conjoints,Loic et Alix, Blandine, Hugues,
Eléonore,ses petits-enfants et conjoint, ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Madeleine PORNEUF,ingénieur documentaliste
au CEA, survenu à Paris, le 1er avril 202,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
L’inhumation aura lieu le lundi 6 avril, au cimetière de Gif-sur-Yvette, dans la plus stricte intimité familiale, dans le contexte Covid-19 actuel.
Un hommage lui sera rendu
lors d’une réunion organisée ultérieurement.
Cet avis tient lieu de faire-part et de remerciements.
[email protected] [email protected]
La famille Françoiset leurs proches, ont la tristesse d’annoncer le décès de
Anne-MarieROUSSE FRANÇOIS,
pianiste concertiste et enseignante, survenu le 3 avril 2020,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
Un hommage sera organisé ultérieurement.
Jean-Paul, Catherine, Marc, Elisabeth et Christophe,ses enfants,
Cécile, Michèle, Florence,ses belles-filles,
Jérôme, Judith, Stéphanie, Aurélien, Aurélie, Mélina, Chloé, Paul, Thomas, Antoine, Clémence, Juliette, Mathilde, Simon et Céleste,ses petits-enfantset leurs conjoints,
Ses dix-sept arrière-petits-enfants,La famille Vernant de Provins,La famille Vernant-Neisson
de Martinique,La famille Caubarrère,Monique Hepner,
son amie de toujours, ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Janine VERNANT,née GRAMAIN,
survenu à Gentilly, le 3 avril 2020,à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans.
Anniversaires de décès
Le 7 avril 2009, à 3 h 30 du matin,
Vedran BURIC, décédait d’un infarctus, chez lui, 236, rue de Vaugirard, à Paris 15e.
« Ne pensez pas que les êtres qui mordent la vie avec autant de feu
dans le cœur, s’en vont sans laisser d’empreinte. »
Nicolas de Staël.
Le 5 avril 1987,
Philippe AYDALOT, nous quittait.
Une pensée est demandée à ceux qui l’ont connu et aimé.
Laïli,sa femme,Marion,sa fille.
Formation
Communications diverses
La Fédération des Aveuglesde France
rend hommageà ses généreux bienfaiteurs.
En désignant notre association
comme bénéficiairede leur patrimoine,
ils contribuent à améliorerla vie quotidienne
des personnes aveugleset malvoyantes.
Leur mémoire restera à jamaisancrée dans nos souvenirs.
Nous ne les oublierons jamais.
Fédération des Aveuglesde France,
6, rue Gager Gabillot,75015 Paris.
Tél. : 01 44 42 91 91.
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Les bénévoles de SOS Amitié écoutent
par téléphone et/ou par internetceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir des pensées suicidaires.
Nous recherchons des écoutants bénévoles
sur toute la France.L’écoute peut sauver des vies
et enrichir la vôtre !Choix des heures d’écoute,
formation assurée.
En IdF RDV sur www.sosamitieidf.asso.fr
En région RDV sur www.sos-amitie.com
L’Inalco lanceses écoles d’été en 2020.
L’Inalco organiseun programme de formation
en dialectes arabeset kurdes,
du 2 juin au 10 juillet 2020,et un programme de formation
en Français langue étrangère (FLE),du 26 juin au 10 juillet 2020.
Ces écoles d’étésont ouvertes à tous publics.
Inalco,65, rue des Grands Moulins, Paris 13e.
Renseignements :www.inalco.fr/formations/ecoles
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 disparitions | 21
13 MAI 1929 Naissance à Paris1978 Crée la revue « L’Histoire »1979-1989 Préside les éditions du Seuil1986 Publie « Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabi »31 MARS 2020 Mort à Candé (Maine-et-Loire)
OCTOBRE 1938 Naissance à Bandol (Var)1959 Ecole normale supérieure1967 Parution du « Métier de sociologue » (Mouton/Bordas), avec Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu1968 Il enseigne à l’Ecole normale puis, à partir de 1988, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Marseille2015 « Jeunesse et classes sociales » (Rue d’Ulm)2019 « Territoires, culture et classes sociales » (Rue d’Ulm)30 MARS 2020 Mort
JeanClaude ChamboredonSociologue
A vec la disparition deJeanClaude Chamboredon, le 30 mars, àl’âge de 81 ans, les
sciences sociales françaises perdent une figure marquante et certainement une des plus attachantes. Connu de tous les chercheurs de ces disciplines pour avoir coécrit en 1967, avec Pierre Bourdieu et JeanClaude Passeron, Le Métier de sociologue (Mouton/Bordas), il est l’auteur d’une œuvre impressionnante composée de textes devenus des fondamentaux de la sociologie, et aussi un de ses enseignants les plus respectés. Si les aléas de la viel’avaient éloigné du monde académique depuis plusieurs années, il n’y était pas oublié.
Né en octobre 1938 à Bandol(Var), il fut reçu en 1959 à l’Ecolenormale supérieure (ENS), où il fitpartie des quelques normaliens littéraires (il est lauréat de l’agrégation de lettres classiques en 1962) qui, dans les années 1960, se tournèrent vers la sociologie, dans un milieu intellectuel dominé par la philosophie (dont Louis Althusser était, rue d’Ulm, la figure éminente). Il rejoignit alors, au sein du laboratoire fondépar Raymond Aron, un groupe de sociologues qui, autour de Pierre Bourdieu et de JeanClaude Passeron, jeta les bases d’une entreprise collective visant à édifierune sociologie scientifique dont la revue Actes de la recherche en sciences sociales, fondée en 1975, devait constituer l’étendard.
A partir de 1968 et vingt ans durant, il enseigna la sociologie à l’Ecole normale supérieure avant de rejoindre l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Marseille, où son ami Passeron avait développé un laboratoire original associant sociologues, anthropologues et historiens. Son séminaire de formation à la recherche et, à partir de 1977, ses enseignements de préparation à
l’agrégation de sciences sociales marquèrent des générations de chercheurs et favorisèrent l’éclosion de personnalités intellectuelles parmi lesquelles on peut compter, entre autres, Michel Bozon, PierreMichel Menger, François Héran, Florence Weber, JeanLouis Fabiani, Christophe Charle, AnneMarie Thiesse ou encore Stéphane Beaud.
S’il fut un défenseur ardent de lasociologie, il le fit en considérant, à la suite d’Emile Durkheim (sur lequel il publia un texte retentissant, en 1984, dans la revue Critique), que celleci ne pouvait s’entendre qu’au cœur d’un ensembleplus vaste de disciplines, de méthodologies et d’héritages qu’il fallait faire travailler ensemble. C’est dans cet esprit qu’il concourut à la mise en place d’une formation commune à l’ENS et àl’EHESS, le DEA de sciences sociales, creuset de formation important pour plusieurs générationsde chercheurs aux profils très variés et lieu de promotion d’une interdisciplinarité cohérente et assumée (position encouragée par le géographe Marcel Roncayolo, alors directeur adjoint de l’ENS).
Processus de socialisationLe tempérament de JeanClaude Chamboredon l’a éloigné de Pierre Bourdieu à partir des années 1980 quand ce dernier, incarnant une théorie toujours plusunifiée, sembla résumer sous sonseul nom ce qui était né comme une entreprise collective. Ses travaux, qui traitent de sujets variés (l’enfance, les grands ensembles urbains, les rapports villescampagnes), ont la double caractéristique d’avoir, à chaque fois, considérablement bousculé l’état des connaissances et de constituer,quand on les considère ensemble,une recherche majeure sur les processus de socialisation des individus et la construction des groupes sociaux.
Ainsi, deux ans avant mai 1968, àrebours de toutes les études qui parlent alors d’uniformisation par la culture de masse, il montre, dansl’article « La Société française et sa jeunesse », en croisant les effets de la scolarisation, de la prolongation des études et de leur féminisation, comment l’amélioration relative des conditions de vie, dans le contexte de mobilité sociale des « trente glorieuses », engendre une image nouvelle de la jeunesse.
Cette réflexion sur la redéfinition sociale des âges de la vie l’amènera à interroger les fondements sociaux des modèles éducatifs, notamment dans un article écrit en 1973 avec Jean Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », ou à montrer dans un autre articleculte, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet » (1971), comment l’institutionnalisation du contrôle social, dans un contexte de transformation des modes de vie, structure les conceptions d’une jeunesse populaire dangereuse.
Son article publié en 1970 avecMadeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », est parmi les plus cités des études urbaines. Il y démontre quela proximité, dans les nouveaux quartiers urbains, de populations ayant des trajectoires résidentielles et sociales différentes produit moins des rapprochements (selon le modèle de la mixité ou de l’émergence d’une nouvelle société urbaine) que des tensions liées à leur cohabitation.
Ses travaux sur les rapports àl’espace rural l’amèneront à s’intéresser à la chasse, autant qu’auxreprésentations et perceptions sensibles des paysages (par des travaux sur JeanFrançois Millet ou sur la littérature régionale etnotamment sur la Provence). Al’opposé d’une facilité qui lierait
localisme et enracinement identitaire, Chamboredon pose les bases d’une étude des cadrages territoriaux à l’articulation des trajectoires individuelles, de l’histoire politique et de la construction desgroupes sociaux. Chemin faisant, il traduit ou introduit des sociologues de langue anglaise alors peu connus du lectorat français, notamment Basil Bernstein, Howard Becker, Edward Thompson ou Raymond Williams.
Son étude des processus de socialisation, ligne de force de son œuvre, est toujours liée chez lui à celle des données démographiques sousjacentes. Cette attention aux caractéristiques morphologiques du social en fait un brillant représentant d’une sociologie de tradition durkheimienne. Mais les textescultes de
JeanClaude Chamboredon sont surtout un outil précieux pour analyser les enjeux les plus contemporains de nos sociétés. On doit à Florence Weber d’avoir œuvré à republier, avec Paul Pasquali et Gilles Laferté, les plusimportants d’entre eux dansdeux ouvrages récents aux éditions Rue d’Ulm : Jeunesse et classes sociales (2015) et Territoires, culture et classes sociales (2019).
Parcourir Marseille ou le Varavec cet homme discret mais d’une érudition ébouriffante, modeste mais volontiers polémiste (ilétait aussi rugbyman…), c’était apprendre que rendre raison du monde social doit rester un exercice de plein air et de liberté.
pierrepaul zalio (sociologue,école normale supérieure
parissaclay)
En 2015. ARCHIVES PRIVÉES
Michel ChodkiewiczAncien président du Seuil
S i on travaille simplementsur les textes avec un espritouvert, on arrive à saisir lesconcepts mais pas le
“dawq” (saveur). Selon une imagequ’emploient les soufis : lorsque vous décrivez le miel à quelqu’un qui n’en a jamais goûté, vous avezbeau user de tous les instrumentsnécessaires pour vous exprimer,vous n’arriverez jamais à lui fairesentir ce qu’est le goût du miel. »Cet extrait d’une conférence sur l’influence du soufisme dans la pensée occidentale donnée à l’Institut du monde arabe en 1990 illustre bien les préoccupations duphilosophe Michel Chodkiewicz, mort mardi 31 mars. Il était âgé de 90 ans.
Grande figure intellectuelle,spécialiste incontesté du soufisme, Michel Chodkiewicz, né le 13 mai 1929, à Paris, a fondé les revues La Recherche et L’Histoire etprésidé les éditions du Seuil de1979 à 1989, avant d’être directeurd’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS),où il a poursuivi ses recherches sur la pensée d’Ibn Arabi, théologien et philosophe musulman duXIIIe siècle.
La famille de Michel Chodkiewicz, issue de l’aristocratie polonaise catholique, est établie en France depuis 1832. Lors d’un voyage dans les pays arabes, il découvre très jeune le soufisme et seconvertit à l’âge de 17 ans à l’islam,dont il étudie les grands textes àson retour.
En vendant des livres dans ungrand magasin parisien, il rencontre Paul Flamand, le cofondateur du Seuil avec Jean Bardet. Michel Chodkiewicz rédige d’abord des notes pour le comité de lecture avant d’intégrer la maison comme lecteur au début des années 1950. Il dirige la collection de poche « Le Temps qui court » en 1957, puis, en 1959, « Sources orientales ». Paul Flamand lui confie la direction générale en 1977, avant de le choisir comme successeur.
« Michel Chodkiewicz était unexcellent lecteur, passionné de littérature étrangère », souligneJeanMarie Borzeix, alors directeur littéraire du Seuil. Le nouveau PDG crée plusieurs collections dont « Faire l’Europe ». Ilpermet surtout à Maurice Olender de démarrer l’aventure de « La
Librairie du XXe siècle ». Et, se souvient ce dernier, il sauve aussi LeGenre humain dont le numéro de février 1988 était cosigné par Raymond Aron, Jean Pouillon ou Michel Pastoureau.
Le Seuil décroche deux Goncourt. Tahar Ben Jelloun l’obtienten 1987 pour La Nuit sacrée, une suite à L’Enfant de sable. A ses yeux, Michel Chodkiewicz reste« un excellent gérant de la maison d’édition et un très grand spécialiste du soufisme ». Un patron « très sec, direct, qui ne faisait jamais un compliment, mais toujours fiable ». Ses déjeuners d’affaires ne duraient jamais plus de quarantecinq minutes.
« L’incroyable clivage »« Il ne perdait pas son temps en mondanités », se souvient Tahar Ben Jelloun. A cette époque, la publication de ce prix était retransmise en direct à la télévision. C’estainsi que l’auteur, l’éditeur JeanMarc Roberts et Michel Chodkiewicz se retrouvent devant lepetit écran. Lorsque le verdicttombe, JeanMarc Roberts pousseun immense cri de joie, l’écrivain aussi, mais le PDG, sans un mot
de félicitations, prend le téléphone pour joindre l’imprimerie et se contente d’un « Allezy ! », signal pour démarrer le très gros tirage qu’il avait anticipé…
Erik Orsenna, Prix Goncourten 1988 pour L’Exposition coloniale, souligne, de son côté, « le mystère » Michel Chodkiewicz, ense demandant pourquoi les fondateurs du Seuil, si profondémentcatholiques de gauche, ont donné les clés de leur entreprise à un converti à l’islam. Selon l’écrivain, Michel Chodkiewicz « a préservé un magnifique héritage, en gardant Le Seuil comme un laboratoire des sciences sociales et en conservant l’indépendance de la maison ».
Parallèlement, le PDG publie denombreux ouvrages dont Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabi (Gallimard, 1986), et dirige une anthologie de textes sur IbnArabi, Les Illuminations de La Mecque (Sindbad, 1988).
Olivier Bétourné, qui, à 33 ans,fut le bras droit de Michel Chodkiewicz, note comme tous ceux qui l’ont bien connu « l’incroyable clivage » de sa personnalité, entre le gestionnaire hors pair et l’éru
dit du soufisme. Ce dernier avaitquitté la maison d’édition quandMaurice Olender, directeur de collection au Seuil, lui avait proposé, en 1992, d’y publier Un océan sans rivage. Michel Chodkiewicz le prévient : « Ce livre neferait nul plaisir à [mon] ancienne maison, simplement parce qu’il ne se vendra pas… »
nicole vulser
En 1987. DOMINIQUE SOUSE/CC BY-SA4.0
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22 |culture MARDI 7 AVRIL 20200123
« Faire de la Philharmonie une référence »En cinq ans, Laurent Bayle, son directeur, a fait du complexe musical parisien une marque qui s’exporte
ENTRETIEN
N ulle discordance dansle concert de louangesqui a accueilli le cinquième anniversaire
de la Philharmonie de Paris, inaugurée en janvier 2015. Même les opposants au projet reconnaissent la réussite du modèle et l’exemplarité de sa mise en œuvresous la houlette de son directeurgénéral, Laurent Bayle, lequel, en un quinquennat, a fait du complexe musical de La Villette une marque mondiale. En accueillantà Paris artistes et orchestres internationaux, mais aussi en développant sur le territoire les orchestres d’enfants Démos (dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) et en intégrant à la structure l’Orchestre de Paris, qui n’y était jusqu’alors que le premier des résidents. Entretien avec un hommeplus que jamais en quête du futur.
Comme toutes les institutions culturelles, la Philharmonie a dûfermer ses portes à cause de la pandémie liée au coronavirus. Quelles en seront, selon vous, les conséquences ?
Il y aura un avant et un aprèscoronavirus. Pour nous, comme pour l’ensemble du secteur culturel, l’épreuve est violente, car, par nature, nos activités dépendent d’interactions humaines, qu’il s’agisse des artistes qui circulent d’un pays à l’autre ou des publicspour lesquels l’échange est une valeur centrale. Nous sommesdonc particulièrement exposés etne serons certainement pas lespremiers à ouvrir nos espaces lorsque le confinement prendra fin. Cette crise risque donc de s’inscrire dans la durée. Le risquede perte de chiffres d’affaires dépasse d’ores et déjà les 15 millions d’euros pour la Philharmonie.
Quelles solutions mettezvous en place face à cette situation ?
L’heure appelle des approchessolidaires. Pour les personnels,permanents ou à durée déterminée, mais aussi pour les artistes ettechniciens intermittents, très fragilisés, il est de notre devoir de tout mettre en œuvre pour assurer le maintien de leurs revenus. Ilfaut également envisager des modes d’indemnisation partielle pour les solistes ou chefs qui ontvu du jour au lendemain des moisd’activité disparaître. Dans unmême temps, la Philharmonie doit explorer des voies rationnelles de sortie de crise budgétaire.
Depuis cinq ans, vous avez maintenu le cap de la Philharmonie et l’avenir vous a donné raison. N’avezvous jamais douté ?
Malgré les nombreuses et violentes polémiques, je n’ai jamaiseu d’interrogations profondes surla question du modèle, lequel a pourtant été très attaqué, que cesoit au sujet des dérives supposées des coûts liés à la construction ou de l’hérésie que constituait le fait d’installer un grand auditorium dans un environne
ment populaire et périphérique, en rupture avec les usages du XIXe siècle, qui a vu opéras et salles de concerts fleurir au cœur desvilles et dans les quartiers aisés.
Ce modèle, pensé par Pierre Boulez dans les années 1980, estil toujours d’actualité ?
Bien sûr, le contexte a changé,mais le principe demeure. Il ne s’agit plus de bâtir une simple sallede concerts, mais de déployer des espaces afin de démultiplier d’autres modes d’appropriation dela musique. Avant l’arrivée du Centre GeorgesPompidou, les muséesétaient principalement concentrés sur leurs collections. En introduisant une multipolarité, fûtelle sans lien de fonctionnalité, on a modifié le rapport psychologique du public non seulement à l’œuvred’art, mais aussi au bâtiment.
Qu’estce qui a changé au XXIe siècle ?
L’évolution principale concernece qu’on appelle sommairement la mondialisation. Une forme d’exacerbation des inégalités, unespécialisation à outrance qui fragmente plus qu’elle ne féconde, la
rupture entre les pôles urbains surconsommateurs et les zonespériurbaines et rurales qui se sentent déconnectées. Cette prééminence de la quête du profit financier n’existait pas, on parlait surtout de croissance industrielle. Aupoint qu’on observe aujourd’hui une confrontation brutale entre des pensées héritées du contrat social, voire du communisme, et un capitalisme dérégulé qui stimule l’émergence de groupes sociaux attachés au seul confortpersonnel. Cela a fait éclater l’unité de la société, avec le développement de l’individualisme et des communautarismes.
Quelles ont été les conséquences pour la politique culturelle ?
Les années 1980, qui appartiennent à la queue de comète de la pensée progressiste et humaniste, avaient pour priorité la mise en contact du public avec les grands chefsd’œuvre, ce qui implique une hiérarchie entre art savant et art populaire, la création contemporaine restant peu ou prou marginale, même si elle inspirait du respect. Ce carcan a été remis en cause, avec des aspects positifs. Aujourd’hui, les musiques populaires sont mises en valeur en tant que telles. C’est pourquoi la Philharmonie peut monter des expositions sur David Bowie ou Barbara, Renaud, l’année prochaine, programmer le courant électro. Mais la fin des références induit la question de la perte de sens.
Comment danser concrètement audessus du volcan ?
La culture a longtemps été perçue en termes d’épanouissement, de transcendance, de recherche de l’émotion suprême, d’où la hiérarchisation. Aujourd’hui, on a créé un malaise en érigeant en dogmesl’indispensable élargissement du public et la nécessité de répondre àses besoins et ses attentes. Pour moi, le défi est de parvenir à articuler les deux. Inviter les plus grands orchestres du monde et vouloir que l’Orchestre de Paris, qui a intégré sans heurts la Philharmonie, participe de cette émulation peut certes paraître résulter de l’ordre ancien. Mais si cela se conjugue structurellement, notamment avec les orchestres d’enfants Démos, cela change le regard sur l’orchestre, le collectif, ainsi que sa place dans les sociétés futures.
La Philharmonie a doublé le nombre de ses visiteurs, pour atteindre 1,6 million en 2019. Quid de ce nouveau public, dont 45 % ne fréquentent pas la grande salle de concerts ?
Plus ou moins 50 % du public vaau concert, plus ou moins 50 % se focalise autour d’autres modes d’appropriation : la Philharmonie fait, de ce point de vue, ses preuveset recueille un taux de satisfactiontrès élevé. Si les musiques populaires favorisent un rajeunissement très fort, le transfert de ce public vers l’orchestre symphonique reste trop faible. Mais il fautlaisser les choses s’opérer.
Estce le succès des orchestres Démos depuis dix ans qui vous a amené à imaginer une Philharmonie des enfants ?
L’idée est née du constat quel’offre pédagogique, même si on lamultipliait, resterait en perpétuelle saturation. Des gens campent devant le bâtiment pendant
quarantehuit heures pour avoir des places dans les ateliers. Le fait de n’avoir pas construit de restaurant d’entreprise nous a laissé unezone de 1 000 m2 non utilisée sur laquelle nous allons concevoir un espace d’hyperexpo permanente, interactif de A à Z, avec un contenusans cesse renouvelé. L’ouvertureest prévue en février 2021.
Quels seront les enjeux futurs pour la Philharmonie ?
L’une des priorités des cinq années à venir va être de conforter le succès de la Philharmonie, faire ensorte que la marque devienne pleinement une référence. Les musées nous ont montré le chemin en développant des collaborationsinternationales. Or, notre prototype est très bien perçu à l’étranger, qui est en demande d’adaptations. Il y a eu des discussions en Iran, momentanément interrompues à cause des jeux géopolitiques. Mais aussi en Asie, en Chine, par exemple, où l’enfant est roi. Undeuxième enjeu est de nature sociétale et environnementale, que la crise du coronavirus illustreà sa manière. Le dernier, enfin, concerne les modes de gestion.
Vous prévoyez que les financements publics vont continuer à s’étioler ?
Le combat à venir sera d’arriver àmaintenir ce qui existe déjà. Mais il faut d’ores et déjà établir un modèle autogéré, où l’artistique soit équilibré à 100 %. D’où l’idée de la
Laurent Bayle, devant le bâtiment de la la Philharmonie, à Paris, en septembre 2018. WILLIAM BEAUCARDET
« La Philharmoniedoit explorer desvoies rationnellesde sortie de crise
budgétaire »
Des concerts en ligne chaque soirLa Philharmonie de Paris, qui réalise la captation annuelle de cin-quante à cent concerts, n’a pas attendu la pandémie causée par le coronavirus pour proposer un accès libre et gratuit à la musi-que sur son site Live.philharmoniedeparis.fr – soit un flux perma-nent d’une centaine d’heures mêlant musique classique, contem-poraine, jazz et musique du monde. Confinement oblige, c’est à un véritable rendez-vous qu’elle convie désormais son public chaque soir à 20 h 30. Ainsi, jusqu’au 15 avril, des grands concerts seront remis en ligne pour une durée de vingt-quatre heures. De la mélodie française chantée par Sabine Devieilhe, le concert d’ouverture des Arts florissants en 2015, Ligeti avec l’Ensemble Intercontemporain, le Christian Sands Trio dans un hommage à Erroll Gardner (Jazz à La Villette), 200 Motels - The Suites d’après le film de Frank Zappa, sans oublier le War Requiem de Britten. Des activités pédagogiques sont également proposées aux fa-milles, ainsi que des visites virtuelles au Musée de la musique.
« marque », élément de rayonnement économique. Une partie desdéveloppements va donc conjuguer à la fois l’international – trouver des fonds – et le local, dans les régions, où nous renforçons notremission publique. Par exemple, le coût de la Philharmonie des enfants, de 10 millions d’euros, englobe pour 70 % nos apports eningénierie, les 30 % restants provenant de la Caisse des dépôts et de trois actionnaires privés, auxquels il faut un retour sur investissement. On aurait pu tabler sur des bénéfices en augmentant le prix des places. Mais ce serait contraire à notre philosophie. Nous devons trouver d’autres sources pour continuer à faire venir en semaine à la Philharmonie des classes de quartiers défavorisés.
C’est en septembre qu’aura lieu le premier concours jamais organisé en France pour les femmes chefs d’orchestre, reporté pour cause de pandémie. Défendre les femmes vous sembletil une nécessité ?
En France, le pourcentage defemmes chefs d’orchestre ou de compositrices programmées estde loin inférieur à 10 %. On nepeut se satisfaire de cette situation quand on voit l’évolution positive aux EtatsUnis, dans lespays scandinaves ou en Asie.Même si la Philharmonie doit rester indépendante de groupes de pression tel #metoo, je ne m’interdis pas, de façon transitoire, de créer des outils qui favorisent les femmes. Avec la chef d’orchestreClaire Gibault, cofondatrice avec nous du concours La Maestra, nous avons d’ailleurs reçu en très peu de temps plus de 200 candidatures. Il est grand temps que lesorchestres et les mentalités fassent leur mutation.
propos recueillis parmarieaude roux
« Je ne m’interdispas, de façon
transitoire, de créer des outilsqui favorisent les femmes »
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 télévision | 23
HORIZONTALEMENT
I. Dans les jours qui suivent. II. Plein les corps gras. Flotta dans ses vête-ments. III. Sur la portée. Entraîne ré-sistance et désobéissance. IV. Les brunes et les blondes sortent de chez elle. Grand ruban italien. V. Bonne raison pour noyer son chien. A beau-coup reproduit. VI. Grande antilope. Dans les décors au théâtre et à l’opéra. VII. Glisse au fond du sillon. Beau morceau pour la diva. Dans le filet. VIII. Intermédiaire en affaires. D’un auxiliaire. IX. En duel. Opposé aux ac-cords de paix. Crié comme un pachy-derme. X. Communication et transports.
VERTICALEMENT
1. Grand frisson et haut-le-corps. 2. Risque de s’envoler. 3. Dieu porteur de disque. Repas des premiers chré-tiens. 4. Son effet se fait entendre. Manifestation de désaccord. 5. D’un auxiliaire. Inscrivis dans le temps. 6. Masses blanches et gelées. En os-mose. 7. Le gros fait pouce. 8. Dispo-sera comme des briques. Dans les bras. 9. N’en perdent pas une miette. Entre deux portes. 10. Pièce de la charrue. Ses côtes et sa racine passent à table. 11. Fin de partie. Une lettre et des chiffres. Peintre islandais. 12. Gourmandise chocolatée au café.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 082
HORIZONTALEMENT I. Equarrissage. II. Cultuel. Etoc. III. Remettent. Ut. IV. Eu. Boito. V. Termine. No (nô). VI. Edmonton. Sol. VII. Me. INA. As. Ba. VIII. Epte. Sévères. IX. Nient. Aérait. X. Tentaculaire.
VERTICALEMENT 1. Ecrêtement. 2. Queue-de-pie. 3. ULM. Rm. Ten. 4. Atermoient. 5. Rut. Inn. Ta. 6. Retentas. 7. Ile. EO. Eau. 8. NB. Navel. 9. Séton. Sera. 10. At. Ios. Rai. 11. Goût. Obéir. 12. Ectoblaste.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
I
II
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GRILLE N° 20 - 083PAR PHILIPPE DUPUIS
SUDOKUN°20083
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5 1 9 4 8 3 2 7 6
6 4 7 1 5 2 8 3 9
3 2 8 6 7 9 5 4 1
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Canal+21.00 Le Roi lionFilm d’animation de Jon Favreau (EU, 2019, 115 min).22.55 Toy Story 4Film d’animation de Josh Cooley (EU, 2019, 100 min).
France 520.50 Metoo secoue (aussi)la FranceDocumentaire d’Anne Richardet Annette Lévy-Willard(Fr., 2019, 80 min).22.10 C dans l’airMagazine présentépar Caroline Roux.
Arte20.50 Afghanistan, pays meurtri par la guerreSérie documentaire de Mayte Carrasco et Marcel Mettelsiefen(All., 2020).0.40 Le Dessous des cartesMagazine présenté par Emilie Aubry.
M621.05 RatatouilleFilm d’animation de Brad Bird(EU, 2007, 115 min).23.00 Le Morning NightDivertissement présentépar Michaël Youn.
« The Mandalorian » explore des planètes familièresPour son lancement en France, le 7 avril, Disney+ propose une fiction tirée de l’univers de « La Guerre des étoiles »
DISNEY+À LA DEMANDE
SÉRIE
P arcs fermés, Mulan etBlack Widow confinéesdans le gynécée des héroïnes, privées de sortie
en salle, on comprend que la maison Disney ne soit pas d’humeur àfaire de cadeaux. Il faudra s’abonner à la plateforme aux grandes oreilles pour découvrir ce qui a assis sa réputation lors de son lancement outreAtlantique, en novembre 2019 : The Mandalorian.
Au moment où les derniers soubresauts de la triple trilogie de La Guerre des étoiles peinaient à susciter l’enthousiasme, la série a raffermi la foi vacillante des spectateurs de l’univers créé par George Lucas. Peutêtre parce qu’elle revient à l’une des inspirations premières du cinéaste, le western, version John Ford. Il suffit d’un épisode pour que le personnage central, chasseur de primes, assume laresponsabilité d’un enfançon qu’ildoit préserver des périls d’un monde hostile, comme dans Le Fils du désert (1948), de Ford.
Animaux numériquesL’argument des deux premiers épisodes de The Mandalorian aurait pu servir aux scénaristes d’Au nom de la loi, il y a soixante ans, à l’époque où Steve McQueen
pourchassait les criminels moyennant rémunération. Un chasseur de primes qui ne quitte jamais sonarmure sauve un homme d’affaires d’une bande armée, mais c’est pour mieux le remettre aux mainsdes forces de l’ordre. Le Mandalorian (c’est le nom de sa communauté) est obligé d’accepter une mission privée. Un commanditaire anonyme (Werner Herzog) le
charge de ramener vivant un prisonnier sur une planète semidésertique. Après un affrontement qui doit plus à Leone qu’à Ford, le chasseur de primes découvre que sa cible est un enfant. Il faudra un épisode peuplé de naufrageurs de l’espace et d’animaux numériquespour que le duo échappe aux périls les plus immédiats. Dans un autre système que celui d’une
franchise, ces éléments auraient pu trouver une nouvelle jeunesse à force d’invention plastique ou dramatique. C’est le contraire qui se passe. Personne n’avait jamais vu le Mandalorian avant la diffusion du premier épisode, mais c’est une silhouette familière, inspirée de Boba Fett, le mercenaire qui joue avec la vie de Luke Skywalker et de ses compagnons
dans la première trilogie de La Guerre des étoiles. Les charognardsqui dépècent son vaisseau ont les beaux yeux rouges des Jawas. La complexion verdâtre, les oreilles triangulaires de l’enfant ne laissent aucun doute sur sa parenté avec Yoda. A la familiarité des rebondissements s’ajoute celle des décors et des personnages.
L’exotisme est là, servi par des effets spéciaux comme George Lucas n’aurait pas osé en rêver en 1976. Un rhinocéros laineux, des montures qui ressemblent au croisement entre un kangourou etun têtard complètent le bestiaire de la saga. Et les réalisateurs despremiers épisodes, Dave Filoni et Rick Famuyiwa, s’en tiennent à l’économie rigoureuse du cinéma d’action. Mais ce n’est pas vraiment de cinéma qu’il s’agit. L’adrénaline coule, mais son flux est contrôlé comme par une pompe, rien n’est laissé au hasard ou à la passion. Les émotions sont aussi prévisibles et passagères que l’anxiété qui prend lorsque le wagonnet des montagnes russes gravit une pente. Mais n’estce pas le moment rêvé pour faire entrer Space Mountain dans votre salon ?
thomas sotinel
The Mandalorian créée parJon Favreau. Avec Pedro Pascal, Carl Weathers, Werner Herzog (EU, 2020, 8 × 40 min).
Emily Swallow dans le rôle de The Armorer (« l’Armurière »). FRANÇOIS DUHAMEL/LUCASFILM LTD.
L’Afghanistan, quarante années d’espoirs en désillusionsUne série documentaire remarquable, en quatre volets, retrace l’engrenage qui a conduit le pays à la guerre
ARTEMARDI 7 – 20 H 50
DOCUMENTAIRE
D es jeunes femmes en minijupe se déhanchantdans des boîtes de nuit.
Des filles et des garçons mélangés sur les terrains de sport. Des touristes débarqués en masse, hippiesen tête, pour admirer les splendeurs d’un pays fascinant.
Où sommesnous ? A Kaboul, àla fin des années 1960. Au cœur d’une capitale où les élites économiques et intellectuelles mènent
une vie à l’occidentale, comme leprouvent les étonnantes archives filmées du premier volet (sur quatre) de ce remarquable documentaire consacré à l’Afghanistan, des années 1960 à nos jours.
Il fallait bien quatre épisodes decinquante minutes chacun pour retracer l’histoire récente et tourmentée de ce pays complexe. Le résultat de ce travail vaut le détour, tant sont riches les témoignages des intervenants et variéesles images d’archives en provenance du monde entier : de la Gaumont aux extraits de reportages
de la BBC, en passant par des images de violents combats en première ligne, filmées par un reporter soviétique.
Long tunnel de violencesLe plus étonnant de ces quatre volets est sans doute le premier, consacré à la période 19641973. Une période dite « de démocratie » durant laquelle le pays, qui est alors une monarchie dirigée par le roi Mohammad Zaher Chah, se dote d’une Constitution. A Kaboul, on adopte un style de vie à l’occidentale, mais, dans le reste du pays, la
misère est toujours là. Sur le plan diplomatique, le roi accepte à la fois l’aide du voisin soviétique et celui des Américains.
En juillet 1973, un coup d’Etatmilitaire transforme le pays en République, avec à sa tête Mohammad Daoud Khan, qui n’était autreque le cousin du roi. Promesses deréformes, rapprochement avec l’URSS avant qu’un nouveau coup d’Etat militaire n’assassine Daoud,en avril 1978. Le nouveau pouvoir remplit les prisons d’opposants et tente d’installer un régime de typesoviétique.
Le pays bascule dans un longtunnel de violences sans fin, entrerévoltes islamiques, guerres meurtrières, réfugiés par millions et occupations étrangères. Le deuxième volet du documentaire,consacré à l’occupation soviétique(19791989), propose des archives inédites, qui témoignent de la dureté des combats.
alain constant
Afghanistan, un pays meurtri par la guerre, réalisé par Mayte Carrasco et Marcel Mettelsiefen (All., 2020, 4 × 52 min).
V O T R ES O I R É E
T É L É
0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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24 | IDÉES MARDI 7 AVRIL 20200123
L’historien montre la nécessité de s’appuyer sur la solidarité internationale pour vaincre le Covid19. C’est ainsi que l’humanité est parvenue, au cours du dernier siècle, à faire reculer l’impact des crises épidémiques
Face à l’épidémie due au coronavirus, beaucoup accusent la mondialisation et prétendent que leseul moyen d’éviter que ce scénario se reproduise est de démondialiser le monde. Construire des
murs, restreindre les voyages, limiter les échanges. Et pourtant, si le confinement, à court terme, est essentiel pour freiner l’épidémie, l’isolationnisme, à long terme, provoquerait un effondrement de l’économie sans offrir aucune protection contre les maladies infectieuses. Au contraire. Le véritable antidote à l’épidémie n’est pas la ségrégation, mais la coopération.
Les épidémies ont tué des millions degens bien avant l’ère de la mondialisation. Au XIVe siècle, il n’y avait ni avion ni bateaux de croisière, ce qui n’a pas empêché la peste noire de se répandre de l’ExtrêmeOrient à l’Europe occidentale en guère plus de dix ans, tuant au moins un quart de la population. En 1520, au Mexique, il n’y avait pas de trains, pas de bus etpas même d’ânes, et pourtant une épidémie de variole a décimé en six mois à peine un tiers de ses habitants. En 1918,une souche particulièrement virulente de grippe parvint à se répandre en quelques mois jusque dans les coins les plus reculés de la planète. Elle contamina plus d’un quart de l’espèce humaine et causa la mort de dizaines de millions de personnes en moins d’une année.
Au cours du siècle qui a suivi, l’humanité est devenue encore plus vulnérableaux épidémies par l’effet combiné d’une amélioration des transports et d’une croissance des populations. Aujourd’hui, un virus peut voyager en classe affaires à travers le monde en 24 heures et infecter des mégapoles. Nous aurions donc dûnous attendre à vivre dans un enfer infectieux où des fléaux mortels se seraient répandus les uns après les autres.
Dieux en colère, magie noire ou air viciéOr l’ampleur et l’impact des épidémies ont, en réalité, considérablement diminué. Malgré des virus abominables comme le VIH ou Ebola, jamais depuis l’âge de pierre les épidémies n’ont causé aussi peu de morts, en proportion, qu’au XXe siècle. C’est parce que la meilleure défense dont les hommes disposent contre les pathogènes, ce n’est pas l’isolement, c’est l’information. L’humanité a remporté la guerre contre les pathogènesparce que, dans la course aux armements à laquelle se livrent les pathogènes et les médecins, les pathogènes comptent sur des mutations aveugles et les médecinssur des analyses de données scientifiques.
Quand la peste noire a frappé auXIVe siècle, les gens n’avaient aucune idéede ce qui l’avait causée ni de ce qu’ils pouvaient faire pour l’enrayer. Jusqu’à l’époque moderne, les hommes imputaient généralement les fléaux à des dieux encolère, à la magie noire ou à un air vicié,et ils ne suspectaient pas l’existence desbactéries et des virus. Ainsi, quand la peste noire ou la variole sont apparues, laseule chose envisagée par les autoritésétait d’organiser des messes aux différents dieux et saints. Sans effet.
Au siècle dernier, des scientifiques, desmédecins et des soignants du monde entier ont mis en commun des informations et sont parvenus, ensemble, à comprendre à la fois les mécanismes des épidémies et les moyens de les combattre. La théorie de l’évolution a expliquépourquoi et comment de nouvelles mala
Yuval Noah Harari La coopération est le véritable antidote à l’épidémie
dies font irruption et quand d’anciennes deviennent plus virulentes. La génétique a permis aux scientifiques de lire le moded’emploi des pathogènes. Tandis que les hommes du Moyen Age n’ont jamais découvert ce qui avait causé la peste noire, ila fallu à peine deux semaines aux scientifiques pour identifier le nouveau coronavirus, séquencer son génome et développer un test fiable permettant d’identifier les individus contaminés.
Une fois que les scientifiques ont compris la cause des épidémies, il est devenu bien plus facile de les combattre. Les vaccins, les antibiotiques, une meilleure hygiène et une infrastructure médicale bien plus élaborée ont permis à l’humanité de prendre le dessus sur ses prédateurs invisibles. En 1967, 15 millions de personnes étaient encore atteintes de variole et 2 millions en mourraient. Mais, dix ans plus tard, après une campagne de vaccination, l’Organisation mondiale de lasanté (OMS) déclarait en 1980 que l’humanité avait gagné et que la variole était éradiquée. En 2019, pas une seule personnen’a été infectée ou tuée par la variole.
Que nous apprend l’histoire face à l’épidémie actuelle de Covid19 ? D’abord, que l’on ne se protégera pas en fermant définitivement nos frontières. Rappelonsnous que les épidémies se sont répandues rapidement même au Moyen Age, bien avant la mondialisation. Si, donc, on réduisait nos connexions mondiales àl’échelle d’un royaume médiéval, ce seraitencore insuffisant. Pour que l’isolement nous protège efficacement, il faudrait retourner à l’âge de pierre. Pouvezvousfaire une telle chose ?
L’histoire indique ensuite que la véritable protection vient du partage d’informations scientifiques fiables et de la solidarité internationale. Lorsqu’un pays estfrappé par une épidémie, il devrait partager en toute transparence les données recueillies sur l’infection sans craindre une catastrophe économique, tandis que d’autres pays devraient pouvoir se fier à ces informations et tendre la main auxvictimes plutôt que les ostraciser.
La coopération internationale est également nécessaire pour que les mesures de confinement soient efficaces. Quarantaines et confinements sont décisifs pourarrêter la propagation d’une épidémie.Mais, lorsque les pays se méfient les uns des autres et que chacun a l’impressiond’être livré à luimême, les gouvernements hésitent à adopter des mesures sidrastiques. Si vous découvrez 100 cas de Covid19 dans votre pays, déciderezvous de fermer des villes et des régions entières ? Dans une large mesure, cela dépend de ce que vous pouvez espérer des autres pays. Confiner vos villes pourrait provoquer un effondrement économique. Si vous pensez que d’autres pays vous vien
dront en aide, vous serez plus susceptibled’adopter une mesure aussi radicale. Mais si vous pensez qu’ils vous abandonneront, vous hésiterez à le faire jusqu’à cequ’il soit trop tard.
Face à de telles épidémies, le plus important est peutêtre de comprendre que la propagation de l’épidémie dans n’importe quel pays met en péril l’humanité tout entière. Parce que les virus évoluent. Des virus comme le SARSCoV2 proviennent d’animaux, comme la chauvesouris. Lorsqu’ils se transmettent aux humains, les virus ne sont d’abord pas bien adaptés à leurs hôtes. Lorsqu’ils se répliquent au sein des organismes humains, ils peuvent subir des mutations.
La plupart de ces mutations sont inoffensives. Mais il arrive qu’une mutation rende le virus encore plus contagieux ouplus résistant au système immunitairehumain, et cette souche mutante se répandra alors très rapidement parmi la population. Sachant qu’un seul individu peut héberger un milliard de milliards de particules virales soumises à des mutations constantes, chaque personne contaminée donne au virus un milliard de milliards de plus de chances de mieux s’adapter à l’homme.
Cela ne relève pas de la spéculation.En 2014, une seule mutation dans un seul virus Ebola qui avait infecté un seul être humain a rendu Ebola quatre fois plus contagieux pour les hommes ; de relativement rare, la maladie à virusEbola est ainsi devenue une épidémie dévastatrice. Tandis que vous lisez ces lignes, une mutation semblable a peutêtre lieu dans un seul gène du SARSCoV2 ayant contaminé quelqu’un àTéhéran, à Milan ou à Wuhan. Si tel est bien le cas, cela ne menace pas simplement les Iraniens, les Italiens ou les Chinois, mais votre vie aussi, directement. Le monde entier a intérêt à ne pas laissercela se produire. Ce qui signifie protégerchaque personne dans chaque pays.
Dans les années 1970, l’humanité aréussi à vaincre le virus de la variole parceque partout dans le monde les gens ont été vaccinés contre la variole. Si un seul pays avait échoué à vacciner sa population, il aurait mis en danger toute l’humanité, car tant que le virus de la variolecontinuait d’exister et pouvait évoluer quelque part, il pouvait se répandre ànouveau partout.
L’accès aux soins, élément majeurDans la bataille contre les virus, l’humanité a besoin de protéger étroitement ses frontières. Mais pas les frontières qui existent entre les pays, plutôt celle qui sépare le monde des hommes de celui des virus. La planète Terre fait équipe avec d’innombrables virus, et de nouveaux virus évoluent constamment à cause de mutationsgénétiques. La ligne de démarcation entrele monde des virus et le monde des hommes passe à travers le corps de chaque être humain. Si un dangereux virus parvient à franchir cette frontière à n’importe quel point du globe, c’est toute l’espèce humaine qu’il met en danger.
Au cours du siècle passé, l’humanité afortifié cette frontière comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Les systèmes desanté modernes ont été conçus pour servir de mur le long de cette frontière, et lessoignants, les médecins et les chercheurs sont les gardes qui patrouillent et repoussent les intrus. Or de longues portions de cette frontière sont restées exposées. Des
millions de personnes à travers le monden’ont pas accès aux soins. Cela met en danger chacun d’entre nous. Nous sommes habitués à penser la santé en termes nationaux, mais fournir un meilleur système de santé aux Iraniens et aux Chinois aide à protéger aussi les Israéliens et les Français des épidémies. Pour le virus, il n’y a aucune différence entre des Iraniens, des Chinois, des Français et des Israéliens. Pour le virus nous sommes tous des proies. Cette vérité toute simple devrait être une évidence pour tous, mais malheureusement elle échappe même à certains personnages parmi les plus importants de la planète.
L’humanité fait face aujourd’hui à unegrave crise, pas seulement à cause ducoronavirus mais aussi à cause de la défiance que les hommes ont les uns envers les autres. Pour vaincre une épidémie, il faut que les gens aient confiancedans les experts scientifiques, les citoyens dans les autorités publiques, et que les pays se fassent mutuellement confiance. Ces dernières années, des politiciens irresponsables ont délibérément sapé la confiance que l’on pouvaitavoir en la science, envers les autorités publiques et dans la coopération internationale. En conséquence, nous faisonsaujourd’hui face à cette crise sans leadersmondiaux susceptibles d’inspirer, d’organiser et de financer une réponse globale coordonnée.
Les Etats-Unis sont restés sur la toucheDurant l’épidémie d’Ebola en 2014, les EtatsUnis avaient assuré ce rôle de leader. Tout comme en 2008, lors de la crise financière, quand ils ont rassemblé derrière eux suffisamment de pays pour empêcher une crise économique mondiale. Mais ces dernières années, les EtatsUnis ont renoncé à leur rôle de leader mondial.Le gouvernement actuel l’a clairement fait savoir : les EtatsUnis n’ont dorénavant plus de véritables amis, ils n’ont que des intérêts. Lorsque la crise du coronavirus a éclaté, les EtatsUnis sont restés sur la touche et s’abstiennent depuis de jouerun rôle de premier plan. Même s’ils devaient finalement l’assumer, la confiancequ’inspire le gouvernement américain est à ce point dégradée que peu de pays seront prêts à les suivre. Accepteriezvousde suivre un leader dont la devise est « Moi d’abord » ?
Le vide laissé par les EtatsUnis n’a étécomblé par aucun autre Etat. Au contraire.La xénophobie, l’isolationnisme et la méfiance caractérisent pratiquement désormais l’ensemble du système international. Sans confiance et solidarité mondiales, nous ne pourrons pas enrayer l’épidémie de Covid19 et nous aurons probablement dans le futur à affronter d’autres épidémies de ce genre. Chaque crise est néanmoins aussi une opportunité. Espérons que l’épidémie actuelle aidel’humanité à comprendre le danger aigu que représente la désunion mondiale.
Dans ce moment de crise, le combat décisif se joue au sein même de l’humanité.Si cette épidémie conduit à une désunion et à une méfiance accrues entre leshommes, ce sera la plus grande victoiredu virus. A l’inverse, si l’épidémie entraîne une coopération mondiale plus étroite, alors nous n’aurons pas seulement vaincu le coronavirus, mais tous les pathogènes à venir.
Traduit de l’anglais parPauline Colonna d’Istria
Yuval Noah Harari est spécialiste de l’histoire militaire et médiévale, et l’auteur d’un ouvrage devenu un best-seller mondial, « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité » (Albin Michel, 2015), et de « 21 leçons pour le XXIe siècle » (Albin Michel, 2018). Maître de conférences au département d’histoire de l’Uni-versité hébraïque de Jérusalem, il s’intéresse tout particulièrement aux connaissances et aux aptitudes qui ont permis à l’homme d’accélérer son dévelop-pement à différents moments de l’histoire, et aux risques dont sont porteuses ces évolutions.
Cet article a d’abord été publié en anglais dans l’hebdomadaire américain « Time »
L’HUMANITÉ FAIT FACE AUJOURD’HUI À UNE GRAVE CRISE, PAS SEULEMENT À CAUSE DU CORONAVIRUS, MAIS AUSSI À CAUSE DE LA DÉFIANCE QUE LES HOMMES ONT LES UNS ENVERS LES AUTRES
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0123MARDI 7 AVRIL 2020 idées | 25
Adrien Abecassis, Dipayan Ghosh et Jack Loveridge L’état d’exception numérique n’est pas censé survivre au coronavirusL’usage de dispositifs de traçage des citoyens doit être réversible, temporaire et proportionné, préviennent les trois chercheurs à Harvard
L’épidémie due au coronavirus met sous pression nossociétés. Elle ébranle aussil’idée de démocratie et de li
berté : qui aurait pensé que se promener dans la rue puisse devenir, du jour au lendemain, interdit, passible d’amende ? En quelques heures, des habitudes et croyances que l’on pensait profondément ancrées ont été renversées.
Comme les impératifs de santépublique ont percuté des principes aussi fondamentaux que laliberté d’aller et venir, tout porteà croire qu’ils entreront enconflit avec la protection de la vie privée. L’Allemagne, l’Italie, leRoyaumeUni étudient le déploiement d’outils de localisation puissants, intrusifs, utilisant les données des téléphonesportables pour suivre les mouvements des porteurs de virus.Emmanuel Macron vient d’engager cette discussion en France.
L’idée de déployer un dispositifde surveillance de masse réveille évidemment des craintes d’utilisation abusive, d’excès de pouvoir de ceux qui détiendront ces données, de conséquences potentiellement désastreuses pour les libertés publiques. Cela irait contre les principes que nous avons éri
gés pour nous prémunir du spectre d’une surveillance totalitaire. Les lois sur la privauté des données personnelles, pour lesquellesl’Europe fait figure d’exception dans le monde, sont le reflet de cette culture.
Et pourtant, le virus sera présentplus longtemps que le confinement ne sera supportable. Il faudra bien imaginer des dispositifs permettant de regagner de la liberté de mouvement alors même que le virus circulera encore. Le plus probable est que cela passera par une combinaison de tests médicaux généralisés et de technologie de suivi personnalisé. Ce modèle a fait ses preuves : la Corée du Sud, Singapour, Hongkong ont tous réussi à résorber la pandémiesans confinement prolongé (parfois sans confinement du tout).
En terrain inconnuSi nous devons choisir, dansquelques semaines, entre l’effondrement dû à un arrêt prolongédu pays et l’acceptation de dispositifs de suivi que nous aurionsrefusés en temps normal, que feronsnous ?
Il n’y a pas de réponse univoqueà cette question : nous allons vers des terrains inconnus. Le pire se
rait, sous la pression de l’urgence, de s’engager dans une voie sans en maîtriser les conséquences. Quelques principes pourraient guider la réflexion.
D’abord, ces dispositifs devraient être temporaires et réversibles. Il ne s’agit pas de « normaliser » des outils de surveillance de masse : l’état d’exception numérique n’est pas censé survivre à la crise. Dès leur conception, les conditions de leur extinction doivent être programmées. Il y aura des pressions pour utiliser les données collectées, qui auront une valeur immense, pour d’autres objets – y compris pour le bien commun, par exemple pour améliorer les transports, les infrastructures de soins… Par principe, sauf à démontrer un intérêt public considérable, la réponse devrait être négative. C’estune question de confiance.
Ensuite, ces dispositifs devraientêtre strictement proportionnés. Pour suivre la pandémie, la Corée du Sud collecte non seulement les données personnelles de locations cellulaires et GPS, mais aussiles données de transports publics, de cartes de crédit, les dossiers d’immigration… L’utilité de chaque donnée devrait être stricte
ment démontrée, ainsi que le champ recherché. Il ne saurait ainsi être question de collecter desdonnées GPS des trois derniers mois pour lutter contre un virus ayant une période d’incubation dedeux semaines.
Angle mort des dataDe même, tout n’est pas acceptable sous prétexte d’une meilleure efficacité. En Chine, par exemple, les citoyens doivent télécharger une application agglomérant les données de leur téléphone avec leurs données de santé et attribuant à chaque personne un code de couleur reflétant cet état (vert, jaune ou rouge). Pour entrer dans un centre commercial, prendre untrain, il faut scanner un QR code généré par le téléphone. Un algorithme détermine si la personne peut entrer dans les espaces publics ou si elle doit être mise en quarantaine – le logiciel envoie alors les informations à la police locale. Si l’utilisation de l’intelligence artificielle ne peut, par principe, être exclue pour juguler la pandémie, il ne saurait être question d’entrer dans un tel niveau decontrôle, ni de déléguer à des algorithmes des décisions de confinement individuel.
Enfin, et ce n’est pas la moindredes leçons, il faudra se demander pourquoi nous devons improviser des principes d’exception enmatière de données personnelles et de surveillance en pleine crise. Il s’agit, en fait, d’un problème structurel : les grands textes sur les droits fondamentaux, régissant les équilibres démocratiquesentre libertés individuelles et nécessités collectives, s’appliquent très mal dans le monde numérique. Les Européens ont entreprisde combler cette lacune en supposant que chacun serait capable de contrôler ses propres données (et d’en autoriser ou non l’accès).
Les questions qui se posent aujourd’hui montrent que cette approche est incomplète. L’argument pour des dispositifs de surveillance est précisément de devoir balancer le nécessaire respect de la vie privée avec les obligations mutuelles que nousavons, en société, les uns enversles autres – en l’occurrence, ne pas contaminer son prochain. Pour cela, le consentement individuel ne suffit pas : il s’agit biend’une question politique, d’unchoix collectif déterminant le fonctionnement d’une communauté humaine.
Cet angle mort du cadre de laprotection des données devrait nous interpeller. Ces dernières années, plusieurs voix se sont élevées à travers le monde – dont celle du président de la République – pour un effort international visant à définir les droits et devoirs fondamentaux dans le monde numérique. Appeler dès maintenant à reprendre sérieusement cet effort montrerait que nous ne nous engageons pas à l’aveugle dans ces dispositifs, sans nous soucier de leurs conséquences à long terme sur l’équilibre de nos sociétés.
Adrien Abecassis est chercheur associé à l’Univer-sité d’Harvard (Kennedy School of Government)Dipayan Ghosh est codirec-teur du projet Technology and Democracy à l’Université d’Harvard (Kennedy School of Government) ; Jack Loveridge est chercheur associé à l’Université d’Har-vard (Weatherhead Center for International Affairs)
Stéphane Richard Les data seront indispensables à l’action sanitaire
Pour sortir du confinement, le PDG d’Orange préconise de suivre l’exemple de Singapour et de recourir au traitement de données individualisées de géolocalisation, avec le consentement de l’usagerC
omment sortir du confinement ?Une fois le pic épidémique passé,comme nombre de pays asiatiquesavant nous, l’Europe sera confron
tée à ce défi redoutable : comment permettre à chacun de retrouver une vie normale,et à nos économies, profondément bouleversées, de redémarrer rapidement, tout en évitant une reprise de l’épidémie ?
La première réponse sera évidemmentsanitaire. Plus que jamais, nous aurons besoin de nos personnels soignants dont l’engagement et la mobilisation, depuis le début de cette crise, forcent le respect. Nousdevrons aussi maintenir dans la durée les gestes barrières, auxquels nous sommes désormais habitués, et poursuivre à grandeéchelle les tests de dépistage pour qu’aucune braise ne rallume l’incendie.
Mais la deuxième réponse, c’est de plusen plus évident, sera technologique. Je suis convaincu en effet que la technologie et une utilisation intelligente et raisonnée des data seront le complément indispensable à l’action sanitaire. Le sujet est sensible, épidermique même. Il est aussi complexe,tant sur le plan juridique que technique. Le but ici est d’apporter un éclairage aussi factuel que possible dans un débat trop souvent passionnel et sans nuances.
Prévention personnaliséeDisonsle tout de suite : il ne s’agit en rien d’imposer, comme à Taïwan, un contrôle numérique intensif des déplacements oude donner, comme en Israël, aux forces de l’ordre la possibilité de géolocaliser, vialeur téléphone, les personnes contaminées pour garantir le respect de la quarantaine. Ma position est simple. Nous avons la chance dans l’Union européenne d’avoirun cadre réglementaire protecteur : le règlement général sur la protection des données (RGPD). Sachons l’utiliser dans toutesses dispositions !
Le RGPD permet, en premier lieu, de traiter des données anonymisées de géolocalisation, c’estàdire suffisamment agrégées
pour ne pas permettre d’identifier un individu particulier. Orange a ainsi développé un outil de modélisation des flux de population à partir de données de géolocalisation anonymisées que nous mettons à disposition de l’Institut national de la santé etde la recherche médicale (Inserm). Cela permet, par exemple, de mesurer les déplacements de la population à la suite des mesures de confinement, ou encore d’affiner les modèles épidémiologiques qui,sans cela, ne reposent que sur les données du transport aérien, forcément inexistantes en cette période… Autant d’informations essentielles pour que les autorités sanitaires aient un temps d’avance sur la maladie et dimensionnent en conséquence l’offre de soins dans les territoires.
Si elles sont utiles, ces données agrégéesne permettent pas, par définition, de faire de la prévention personnalisée, c’estàdirede prévenir quelqu’un qu’il a été en contact avec une personne porteuse du virus,
et qu’il est donc à risque. Entrer dans cette logique suppose d’organiser un traitementde données de localisation individualisées.
Alors, que nous dit le RGPD ? Comme lerappelait encore récemment la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), le traitement de données individualisées de géolocalisation est possible, sous certaines conditions, dès lors que l’utilisateur y consent. Il faut donc imaginer ce que pourrait être une solution de prévention efficace, reposant sur le consentement individuel.
Recours au BluetoothA l’évidence, en matière de traitement des données personnelles, comparaison n’est pas raison. Attardonsnous toutefois uninstant sur l’exemple de Singapour, qui a développé une solution technologiquement très performante, mais respectueusedes libertés publiques. Le principe est simple. Les citoyens sont incités à télécharger sur leur téléphone une application baptisée TraceTogether. L’application utilise laconnexion Bluetooth de l’appareil pour identifier les autres téléphones situés àproximité. Si un contact rapproché et suffisamment long est constaté, la donnée estenregistrée par l’application et stockée, de manière chiffrée, directement sur le téléphone. Si l’utilisateur apprend par la suite qu’il est porteur du virus, il transmet auxautorités sanitaires le fichier contenant lesidentifiants des téléphones des personnes qu’il a croisées pendant la période d’incubation. Cellesci sont ensuite contactées pour être averties du risque de contamination et être dépistées de manière préventive. Sur le plan technique, recourir au
Bluetooth est bien plus efficace qu’une solution reposant sur les données GPS ou les données cellulaires pour détecter les téléphones à proximité, y compris à l’intérieurdes immeubles.
Cette solution, qui repose sur le consentement, serait compatible avec le RGPD. De nombreuses garanties complémentaires pourraient être apportées dans une logique de protection des données individuelles. Sous le contrôle de la CNIL, les conditions d’expression du consentement devraient être parfaitement claires et explicites . Dès lafin de la crise, le système serait complètement désactivé et l’ensemble des données supprimées. Enfin, la mise en open source du code de l’application pourrait permettre à la communauté de développeurs d’en garantir la sécurité et l’intégrité.
Evidemment, cette application n’aurad’utilité que si un nombre suffisant d’utilisateurs accepte de la télécharger. Gageons que le civisme, la volonté collective d’en finir avec ce virus, et surtout les garanties deprotection des données personnelles, seront autant de facteurs qui permettrontune adoption massive de cette démarche.
En complément d’une vaste campagne dedépistage, une application de ce type, conforme au RGPD, construite et paramétrée avec les autorités sanitaires et reposant sur le consentement éclairé et l’esprit de responsabilité individuelle, pourrait être particulièrement utile en France pour assurer la sortie du confinement dans les meilleures conditions, et garantir l’avenir.
Stéphane Richard est président-directeur général d’Orange. Entre 2007 et 2009, il a été directeur de cabinet des ministres de l’économie Jean-Louis Borloo et Christine Lagarde
NOUS AVONS LA CHANCE, DANS L’UNION EUROPÉENNE, D’AVOIR UN CADRE RÉGLEMENTAIRE PROTECTEUR : LE RGPD. SACHONS L’UTILISER !
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26 |0123 MARDI 7 AVRIL 20200123
P armi les innombrables défis posés ànos sociétés par la crise du Covid19,les restrictions imposées aux liber
tés individuelles figurent en bonne place. Tout porte à croire que les interrogationslégitimes que nous devons avoir à ce sujet se poursuivront audelà de la période du confinement, lorsque la phase la plus aiguëde la pandémie sera passée.
S’il est encore trop tôt pour envisager ledéconfinement en France, il est du devoirdes pouvoirs publics de le préparer, afin que le pays puisse se remettre en ordre demarche et que l’activité économique puissereprendre dans les meilleures conditions, en limitant au maximum les effets de possibles vagues successives de contamination. L’un des instruments indispensables
à cet effet sera la pratique généralisée du dépistage. Un autre instrument à l’étude est celui du traçage numérique de la population, afin de vérifier la circulation du virus, à l’aide de données fournies par les téléphones personnels.
En Asie, ce procédé a été largement employé dans la lutte contre le Covid19, demanière coercitive en Chine, plus consensuelle en Corée du Sud et à Singapour, où les informations issues du traçage des personnes contaminées sont accessibles à tous. Les Européens, eux, ont une attitudedifférente à l’égard de cette surveillance : ilssont aujourd’hui plus protecteurs des données personnelles cédées à des entreprises privées comme Google et Facebook et traditionnellement réticents à ce type d’utilisation massive par l’Etat.
Les applications mises au point pour utiliser les données des smartphones dans lecadre de la lutte contre le coronavirus présentent différents degrés d’intrusion. Le modèle à l’étude dans plusieurs pays européens privilégie le suivi des contacts : plutôt que de tracer les déplacements d’unepersonne infectée, il s’agit d’identifier quicette personne a côtoyé, en détectant lestéléphones à proximité, grâce notammentà la technologie sans fil Bluetooth.
Ce procédé permettrait aux autorités sanitaires de prévenir les personnes côtoyées afin que cellesci se fassent dépister
et, le cas échéant, traiter, ou qu’elles seconfinent.
Les premiers sondages d’opinion révèlentun taux d’acceptation élevé pour ces dispositifs, confirmant une tendance désormais familière : dès lors que notre sécurité est menacée, nous sommes plus tolérants à l’égard des restrictions aux libertés publiques. Que les autorités sanitaires puissent mettre à profit la technologie numériquepour limiter la progression du virus est uneexcellente chose, mais il est impératif que le recours éventuel à des applications de traçage de contacts soit encadré par un ensemble de strictes garanties.
Cellesci pourront être recommandéespar la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Mais un certain nombre de conditions paraissent, à ce stade, s’imposer : ce type de dispositif doit être strictement limité dans le temps ; il doit se faire sur la base du consentement des personnes concernées ; il doit être soumis au contrôle du Parlement et du pouvoir judiciaire. De manière générale, il devra respecter les principes de protection des données personnelles déjà en vigueur.
Un consensus semble se former sur le faitque le monde postcoronavirus sera différent de celui d’avant. Il serait dommage de renier pour autant les acquis du « monded’avant » : la protection des données privées en est un, à l’échelle européenne.
Tirage du Monde daté dimanche 5 lundi 6 avril : 153 740 exemplaires
TRAÇAGE DU CORONAVIRUS : OUI, AVEC DES GARDEFOUS
K eep America great ».Après s’être convaincud’avoir rendu sa grandeur à l’Amérique, Do
nald Trump avait adopté ce sloganpour briguer sa réélection à la présidence des EtatsUnis en novembre. Mais en quelques semaines, lapandémie de Covid19 a rendu caduque cette ambitieuse promesse.Désormais, maintenir la prétendue « grandeur » du pays passe ausecond plan, il est surtout question de remédier aux défaillances que cette crise révèle.
Aucun pays, à commencer par laFrance, n’échappera à un travail d’introspection sur la façon dontil a anticipé, traversé et surmonté cette épreuve. Mais, au moment où les EtatsUnis entrent dans la période la plus difficile en matièrede saturation des hôpitaux, d’explosion du nombre de morts liéesau virus, doublée d’une augmentation stratosphérique des licenciements, le modèle américain n’a jamais semblé aussi fragile.
Les peurs d’une société en disent parfois plus sur sa vulnérabilité que bien des discours. En mars, il s’est vendu 2 millions d’armes aux EtatsUnis, le double du mois précédent. Cette frénésie est alimentée par la crainte que la pandémie aboutisse à des pénuries et des débordements. Depuis que Donald Trump a décrété que les marchands d’armes sont des commerces « essentiels » pouvant bénéficier d’une dérogation au confinement, les faits divers liés au Covid19 alimentent les infos locales. Aux EtatsUnis, les armes à feu sont considérées comme une réponse à beaucoup problèmes, même si elles sont à l’originede 38 000 décès chaque année.
Plus que d’armes, les Américains auraient surtout besoind’un système de couverture médicale digne de ce nom. Le débatsur l’amélioration de celuici n’apas attendu le Covid19 pour s’ouvrir. Il était déjà au cœur de la primaire démocrate, avant que lacrise sanitaire ne l’éclipse. Il risque de revenir en force au moment de l’élection présidentielle.
Les EtatsUnis sont le pays quiconsacre le plus d’argent à lasanté (17 % du PIB, contre 11 % en France) tout en ayant un système peu efficace et très inégalitaire. Avec moins de 3 lits d’hôpital pour 1 000 habitants (6 en France et 13 au Japon), une espérance devie inférieure à la moyenne despays de l’OCDE, des taux de comorbidité au Covid19 (40 % desAméricains sont obèses, un sur trois souffre de diabète, un surdeux de maladie cardiovasculaire) parmi les plus élevés au monde, les EtatsUnis comptent 30 millions de personnes quin’ont aucune couverture santé, tandis qu’un Américain sur deuxdéclare être sousassuré.
Depuis son élection, DonaldTrump a taillé dans les budgetsdes agences de santé et détricotél’Obamacare, le système d’assurance mis en place par son prédécesseur. La situation déjà précairerisque de s’aggraver avec l’explosion du chômage, dans la mesure où la moitié des Américains bénéficient d’une assurance santé grâce à leur travail.
La flexibilité du marché de l’emploi propre aux EtatsUnis montre, elle aussi, ses limites aveccette crise. Quand l’Europe tente
de maintenir les salariés dans les entreprises grâce à des mesures de chômage partiel financées par les Etats, l’Amérique licencie àtour de bras. Dix millions de personnes sont déjà au chômage. Le chiffre pourrait grimper jusqu’à 47 millions, selon la Fed de SaintLouis, tandis que le taux de chômage tendrait vers les 30 %.
Comme le souligne le Centrepour une croissance équitable,un think tank basé à Washington, « c’est une cascade qui, unefois lancée, est très difficile à arrêter ». Même si les embauches reprennent vite avec la reprise, tout le monde ne rebondira pas.« C’est une grave erreur de la politique menée par l’administration Trump », a estimé Patrick Artus,chef économiste de la banqueNatixis, le 4 avril sur Europe 1.« Groceries or therapy ? » (« acheter à manger ou se soigner ? ») :cette question sera sur de nombreuses lèvres ces prochaines semaines, et ce ne sont pas les1 200 dollars (1 108 euros) que les Américains les moins riches toucheront dans le cadre du plan de2 000 milliards voté par le Congrès qui vont changer la donne.
L’illusion d’un pays au sommetCe gâchis humain pourrait se doubler de conséquences macroéconomiques. Etant donné que, selonla Réserve fédérale (Fed), 40 % des Américains ne peuvent pas faire face à une dépense imprévue de plus de 400 dollars, on peut facilement imaginer que, ’avec l’explosion du chômage, les défauts sur les crédits à la consommation vont se multiplier, ce qui peut déboucher sur une crise bancaire.
Dernière vulnérabilité sur laquelle les EtatsUnis devront bien se pencher un jour : la dérive de la première chaîne d’information, Fox News, qui a joué un jeu très dangereux dans sa couverture du coronavirus. Approximations, fausses informations, minorationsystématique de la gravité de la situation, la chaîne de Rupert Murdoch n’a reculé devant rien pour protéger Donald Trump, alors que son bilan économique partait en fumée avec la crise sanitaire. Cela acontribué à entretenir jusqu’à très récemment un scepticisme assez fort dans l’électorat républicain, le cœur de l’audience de Fox News.
Le directeur du Harvard GlobalPublic Health Institute, Ashish Jha, a été jusqu’à affirmer au New York Times que Fox News pouvait avoir une part de responsabilité dans la propagation du virus. Ces accusations ont été relayées parune pétition signée par des universitaires et des journalistes de renom pour dénoncer le traitement biaisé de la chaîne.
La colère des oubliés de la mondialisation avait été le moteur de lavictoire de Donald Trump en 2016.Depuis, il a entretenu l’illusiond’un pays au sommet de sa puissance grâce à une croissance dopée par le déficit budgétaire et des marchés financiers stimulés par lelaxisme de la politique monétaire.Le Covid19 vient de faire éclater cette bulle, laissant le pays encore plus vulnérable à ses inégalités et dysfonctionnements. Avant de parler de « grandeur » de la nation,peutêtre faudraitil commencer par la réparer.
PLUS QUE D’ARMES, LES AMÉRICAINS
AURAIENT BESOIN D’UN SYSTÈME DE
COUVERTURE MÉDICALE DIGNE DE CE NOM
ÉCONOMIE | CHRONIQUEpar stéphane lauer
Le Covid-19 et lesfaiblesses de l’Amérique
LA FLEXIBILITÉ DU MARCHÉ
DE L’EMPLOI PROPRE AUX ÉTATSUNIS
MONTRE SES LIMITES
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