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0123 Vendredi 30 janvier 2015 Controverse | 9 Au centre du colloque « Heidegger et “les juifs” », qui s’est tenu à Paris du 22 au 25 janvier, les « Cahiers noirs », publiés en Allemagne en 2014 et où le philosophe exprime sans détour son antisémitisme Les heideggériens broient du noir marianne dautrey «N ous prépa- rons cette rencon- tre de- puis dix ans », confie Joseph Co- hen, coorganisateur, avec Gérard Bensussan, Hadrien Laroche et Raphael Zagury-Orly, du colloque « Heidegger et “les juifs” » qui s’est tenu à Paris du 22 au 25 janvier. « Notre motivation n’est pas venue de l’actualité, mais de la lecture de deux ouvrages auxquels nous som- mes redevables : La Dette impen- sée. Heidegger et l’héritage hébraï- que, de Marlène Zarader [Seuil, 1990], et Heidegger et « les juifs », de Jean-François Lyotard [Galilée, 1988]. Notre projet était d’interro- ger à nouveaux frais la relation de Heidegger avec l’“héritage hébraï- que”. » Mais voilà : au mois de mars 2014 est parue en Allemagne la première édition des « Cahiers noirs », dans lesquels le philoso- phe notait ses lectures, le premier jet de sa pensée et… parlait des juifs ! Rattrapé par l’actualité, le colloque s’est mué en théâtre d’une controverse passionnée, dont Paris a le secret depuis la première « affaire Heidegger »… en 1946. Parrainée par Bernard- Henri Lévy et sa revue La Règle du jeu, la rencontre était soutenue par Arte, France Culture, Libéra- tion, la BNF. Etaient conviés, en- tre autres, les philosophes Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Barbara Cassin, l’historien Maurice Olender, le cinéaste Luc Dardenne… Il fallut renoncer à l’idée d’« im- pensé », si centrale chez Heideg- ger : son antisémitisme n’était le fait ni d’un impensé ni d’un si- lence mais d’une négation, et on ne pouvait plus dire que sa philo- sophie en était indemne. Dans ses « Cahiers noirs », Heidegger colportait les pires clichés antisé- mites au moment même où ceux-ci étaient sur le point de se traduire par une politique d’ex- termination. Ce qu’avaient dé- noncé Victor Farias en 1987, puis, chacun à sa manière, Jean-Pierre et Emmanuel Faye, devenait pour beaucoup incontestable : Heidegger ne fut pas un nazi or- dinaire, mais un nazi convaincu. Après avoir mis son enseigne- ment et l’université de Fribourg au service du régime nazi, il ne l’a critiqué, à partir de 1934, que pour regretter qu’il ne soit pas assez radical : trop « bourgeois ». Venus d’Allemagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, d’Israël, de France, les philoso- phes sont venus prendre la me- sure de l’événement. « Il faut dire l’extrême lassitude qui s’abat sur moi et l’immense souffrance infli- gée à la pensée par la lecture de ces centaines de pages » : tels fu- rent les premiers mots de Gérard Bensussan ; « Je suis trauma- tisé », a dit Yves-Charles Zarka. Et ils précisèrent : « Ne vous éton- nez pas de notre émotion, nous intervenons ici étrangement au titre de témoins puisque nous dé- couvrons ces textes en même temps que vous. » En effet, l’ordre de publication des textes de Hei- degger a minutieusement été programmé par le philosophe lui-même, mort il y a quarante ans, et l’accès à ses archives jalou- sement gardé par son fils. Il faut lire les textes, ont répété tous les philosophes présents. « Encore faudrait-il y avoir accès et pouvoir publier les résultats de nos recherches ! », rappelle Sidonie Kellerer, une jeune chercheuse franco-allemande. Grâce à l’étude des manuscrits, elle a constaté que Heidegger avait, par exemple, re- manié sa fameuse conférence de 1938 « L’époque de l’image du monde » avant de la publier en 1950 et d’assurer ainsi sa réha- bilitation. Elle a été autorisée à publier une étude comparative des deux textes (Heidegger : le sol, la communauté, la race, Beau- chesne, 2014), mais pas la confé- rence originelle. Son étude d’un pan de la correspondance du phi- losophe paraît aujourd’hui dans la revue Critique. Tout comme Em- manuel Faye (lire ci-dessous), Sido- nie Kellerer a refusé d’intervenir au colloque. En France, les « Cahiers noirs » ne sont pas encore traduits. Nous n’en connaissons que les quelques citations reproduites dans les tra- ductions des ouvrages de Peter Trawny, leur éditeur en Allema- gne. Au colloque, celui-ci a dressé aussi froidement que possible la vision du monde qui ressort de ces textes : un tableau apocalypti- que où l’histoire d’une destruc- tion fomentée par une « juiverie internationale », un peuple « sans sol », « déraciné », à ce titre exclu de l’histoire de l’Etre, fait sombrer dans l’autodestruction infinie. Trawny a dénoncé un antisémi- tisme « onto-historique ». Un « an- tisémitisme métaphysique », a ren- chéri Donatella Di Cesare, mem- bre de la Société Heidegger. Métaphysique, onto-historique, peu importe au fond. L’enjeu ici est sans doute un certain usage de la langue et du concept qui pro- duit des effets de lecture propres à détacher les termes de leur rap- port à l’histoire, comme l’avaient déjà signalé Walter Benjamin ou Theodor Adorno. Dès la fin des an- nées 1920, ils dénonçaient les effets délétères de son « jargon de l’authenticité ». Henri Meschon- nic prit la relève en 1990 dans Le Langage Heidegger (PUF, 1990). L’intervention de François Fédier, l’un des traducteurs attitrés de Heidegger, fit la démonstration la plus probante que ce mésusage pouvait être prolongé par les tra- ductions françaises. Une heure trente durant, devant une salle comble et médusée, il métamor- phosa les mots de Heidegger. Lui qui, en son temps, avait traduit Gleichschaltung (« mise au pas » ou « alignement ») par « mise en harmonie », proposait aujour- d’hui pour Weltjudentum : « monde juif planétarisé » plutôt que « juiverie mondiale » ; pour Machenschaft : « fabrication » au lieu de « machinerie » ou « mani- gance », etc., au nom de la philolo- gie et cependant dans le plus grand mépris de la philologie. Lors de la soirée d’ouverture, Jean- Claude Milner avait prévenu : l’ambition de Heidegger était de refonder la langue allemande. Pourtant, à ses côtés, un académi- cien français, Alain Finkielkraut, réactualisait les mots du philoso- phe allemand, disant : « Les juifs, eux, ont aujourd’hui choisi la voie de l’enracinement. » De la philologie, de l’histoire, voilà ce qui manquait un peu. Les très belles interventions sur la fi- gure de saint Paul et du messia- nisme relus par Heidegger (Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly), ou celle de la jeune docteure Avishag Zafrani sur les critiques formulées par Hans Jonas dès les années 1960, ne furent cependant pas aussi éclairantes que celle du phi- losophe britannique Nicolas de Warren, qui replaça ces textes de Heidegger dans le contexte histo- rique du rêve d’un « accomplisse- ment des forces spirituelles de la guerre » au lendemain de 1918. Sous cet angle, l’« histoire de l’Etre » prend un autre sens : celui d’un programme au moins aussi politique que philosophique. p « Il faut dire l’extrême lassitude qui s’abat sur moi et l’immense souffrance infligée à la pensée par la lecture de ces centaines de pages » Gérard Bensussan Tribune L’extermination nazie n’est pas une philosophie Emmanuel Faye n’a pas voulu participer au colloque Heidegger. Il explique pourquoi L’ANTISÉMITISME de Heidegger, déjà do- cumenté notamment par ses propos sur les « nomades sémites » incapables d’avoir une révélation de « l’espace allemand », est aujourd’hui confirmé dans sa radica- lité par la publication des premiers « Ca- hiers noirs ». J’ai décliné ma participation au colloque « Heidegger et “les juifs” », par désaccord avec le fait d’accorder, en l’invi- tant, une forme de légitimation à François Fédier, connu pour avoir défendu comme acceptable la position négationniste du principal introducteur de Heidegger en France, Jean Beaufret, lequel écrivait à Fau- risson être parvenu aux « mêmes conclu- sions » que lui, au moment où ce dernier mettait publiquement en doute l’exis- tence des chambres à gaz (« Le Monde des livres » du 29 janvier 2006). Les interventions transcrites et déjà dif- fusées par différents auditeurs m’amè- nent à trois considérations : 1. L’un des principaux organisateurs du colloque, Gé- rard Bensussan, a orienté son propos sur la mise en cause de la position selon la- quelle la pensée exterminatrice de Hei- degger ne mériterait pas le nom de philo- sophie. Il relativise l’antisémitisme heideggérien en décrétant que toute la pensée occidentale serait antisémite. Cela n’est pas exact. Car si Voltaire et l’idéa- lisme allemand développent un antiju- daïsme problématique, il n’y a rien de tel, par exemple, chez Montaigne, Descartes, Leibniz ou Rousseau. Quant à l’antiju- daïsme d’une partie des Lumières, il de- meure sans commune mesure avec l’anti- sémitisme exterminateur des nationaux- socialistes. Bensussan caricature la position critique que j’ai défendue, pour en faire un diktat de « censeur », sans rap- peler que, en 2006, j’ai appelé dans Le Monde à l’ouverture des Archives Heidegger à tous les chercheurs. Or Bensussan n’a pas signé cette pétition. Récemment évoqué par Eggert Blum dans les colonnes de l’heb- domadaire allemand Die Zeit, cet appel est en passe de prendre une dimension européenne. 2. Le responsable actuel des traductions de Heidegger en France, François Fédier, a poussé l’apologie de ce dernier jusqu’à mo- difier le sens du mot « déracification » (En- trassung), terme central de l’antisémitisme nazi, en le rapportant au « racé » et non plus au « racial », pour tenter de faire croire que l’auteur des « Cahiers noirs » ne serait ni antisémite ni raciste alors même qu’il déplore la « déracification totale » de la ger- manité. Ces falsifications sémantiques dont Fédier est coutumier le disqualifient pour superviser la traduction française annoncée de ces « Cahiers ». 3. J’en viens maintenant aux développe- ments de l’éditeur allemand des « Cahiers noirs », Peter Trawny, car il représente, à mon sens, une nouvelle ligne de défense que l’on peut dire officielle, dans la mesure où elle est publiée par Klostermann, l’édi- teur même de Heidegger. Si Trawny admet à juste titre l’antisémitisme de Heidegger, il le limite arbitrairement, dans le second de ses essais parus en 2014, à « une dizaine d’années ». Je lui ai objecté, lors d’un récent colloque à New York, qu’il passait sous si- lence la dimension exterminatrice de l’anti- sémitisme heideggérien. Pas un mot, dans ses deux essais, sur le cours de l’hiver 1933- 1934 où le recteur Heidegger enjoint à ses étudiants de se donner pour but l’« extermi- nation totale » de l’ennemi intérieur, c’est-à- dire du juif assimilé, « incrusté dans la ra- cine la plus intime du peuple ». Vendredi, Trawny mettait enfin ce texte capital au centre de son propos. Il demandait cepen- dant s’il s’agissait d’une extermination phy- sique ou d’une annihilation spirituelle et concluait que Heidegger se serait tu sur le sens de cette extermination. Il est pourtant clair qu’il n’en est rien : appeler à l’extermi- nation totale, c’est la vouloir physique et spirituelle. Trawny a rapporté ensuite l’ex- termination à une forme d’« autoexter- mination », ce qui lui a permis de jouer, comme il le faisait déjà dans ses essais, d’une certaine réversibilité entre victimes et bourreaux, juifs exterminés et natio- naux-socialistes exterminateurs. De fait, en multipliant dans ses écrits insinuations et questions sans réponse, et en ne tenant pas compte de l’effectivité de l’histoire réelle, Trawny participe au brouillage caractéris- tique de la prose heideggérienne et à la dé- responsabilisation de sa pensée, au point de camper obscurément Heidegger en « philosophe ayant sauvé “Auschwitz” ». Or le travail critique du philosophe ne consis- te-t-il pas, tout à l’inverse, face aux « Ca- hiers noirs », à clarifier les implications humaines et historiques précises des énon- cés heideggériens, et à déjouer les différen- tes formes de relativisation, de déni et d’esquive auxquelles conduit la volonté de continuer à présenter sa doctrine extermi- natrice comme une philosophie, alors même que les textes publiés se révèlent chaque jour plus accablants ? p emmanuel faye Professeur de philosophie à l’université de Rouen. Dernier ouvrage publié : « Heidegger, le sol, la communauté, la race » (Beauchesne, 2014). compte-rendu Repères 1933 Martin Heidegger, né en 1889, adhère au parti nazi et accepte le poste de recteur de l’uni- versité de Fribourg, dont il démissionne en 1934. Il paie sa cotisation au parti jusqu’en 1945. 1947-1951 Dans le cadre de la dénazification, il est interdit d’enseignement. 1976 Mort de Heidegger. 1988 Publication de Heidegger et le nazisme, de Victor Farias (Verdier). Fouillant le passé du philosophe, il montre une grave compromis- sion avec le régime hitlérien. Le livre lance une durable polémique qui suscite des dizaines d’ouvrages. François Fédier, l’éditeur et traducteur de l’œuvre de Heidegger en France, signe Heidegger. Anato- mie d’un scandale (Robert Laffont), un plaidoyer. 1994 Jean-Pierre Faye publie Le Piège. La Philo- sophie heideggérienne et le nazisme (Balland) 2005 Emmanuel Faye publie Heidegger. Intro- duction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel). Il y soutient qu’il est devenu impossible de séparer la pensée de Heidegger et son engage- ment au parti nazi. 2014 Publication en Allemagne des « Cahiers noirs », édités par Peter Trawny.

Le monde sul Convegno Bnf 30.1.15 e intervento Faye

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Il Convegno si è svolto lo scorso fine settimana a Parigi su Heidegger, molto contestato per la presenza di "intellettuali" filo-negazionisti. Faye infatti (ma anche molti altri) ha declinato la partecipazione, e Le Monde ha pubblicato il suo intervento in cui spiega il perché.

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Page 1: Le monde sul Convegno Bnf 30.1.15 e intervento Faye

0123Vendredi 30 janvier 2015 Controverse | 9

Au centre du colloque « Heidegger et “les juifs” », qui s’est tenu à Paris du 22 au 25 janvier, les « Cahiers noirs », publiés en Allemagne en 2014 et où le philosophe exprime sans détour son antisémitisme

Les heideggériens broient du noir

marianne dautrey

«N ousprépa-ronscetterencon-tre de-

puis dix ans », confie Joseph Co-hen, coorganisateur, avec Gérard Bensussan, Hadrien Laroche et Raphael Zagury-Orly, du colloque « Heidegger et “les juifs” » qui s’esttenu à Paris du 22 au 25 janvier.« Notre motivation n’est pas venue de l’actualité, mais de la lecture de deux ouvrages auxquels nous som-mes redevables : La Dette impen-sée. Heidegger et l’héritage hébraï-que, de Marlène Zarader [Seuil, 1990], et Heidegger et « les juifs »,

de Jean-François Lyotard [Galilée, 1988]. Notre projet était d’interro-ger à nouveaux frais la relation de Heidegger avec l’“héritage hébraï-que”. » Mais voilà : au mois de mars 2014 est parue en Allemagnela première édition des « Cahiersnoirs », dans lesquels le philoso-phe notait ses lectures, le premier jet de sa pensée et… parlait desjuifs ! Rattrapé par l’actualité, le colloque s’est mué en théâtre d’une controverse passionnée,dont Paris a le secret depuis la première « affaire Heidegger »… en 1946. Parrainée par Bernard-Henri Lévy et sa revue La Règle du jeu, la rencontre était soutenue

par Arte, France Culture, Libéra-tion, la BNF. Etaient conviés, en-tre autres, les philosophes Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Barbara Cassin, l’historien Maurice Olender, le cinéaste Luc Dardenne…

Il fallut renoncer à l’idée d’« im-pensé », si centrale chez Heideg-ger : son antisémitisme n’était le fait ni d’un impensé ni d’un si-lence mais d’une négation, et on ne pouvait plus dire que sa philo-sophie en était indemne. Dans ses « Cahiers noirs », Heidegger colportait les pires clichés antisé-mites au moment même où ceux-ci étaient sur le point de setraduire par une politique d’ex-termination. Ce qu’avaient dé-noncé Victor Farias en 1987, puis,chacun à sa manière, Jean-Pierre et Emmanuel Faye, devenait pour beaucoup incontestable : Heidegger ne fut pas un nazi or-dinaire, mais un nazi convaincu. Après avoir mis son enseigne-ment et l’université de Fribourg au service du régime nazi, il ne l’acritiqué, à partir de 1934, que pour regretter qu’il ne soit pas assez radical : trop « bourgeois ».

Venus d’Allemagne, d’Italie, deGrande-Bretagne, des Etats-Unis,d’Israël, de France, les philoso-phes sont venus prendre la me-sure de l’événement. « Il faut direl’extrême lassitude qui s’abat sur moi et l’immense souffrance infli-gée à la pensée par la lecture de ces centaines de pages » : tels fu-rent les premiers mots de GérardBensussan ; « Je suis trauma-tisé », a dit Yves-Charles Zarka. Et ils précisèrent : « Ne vous éton-nez pas de notre émotion, nous intervenons ici étrangement au titre de témoins puisque nous dé-couvrons ces textes en même temps que vous. » En effet, l’ordrede publication des textes de Hei-degger a minutieusement été programmé par le philosophe lui-même, mort il y a quaranteans, et l’accès à ses archives jalou-sement gardé par son fils. Il faut

lire les textes, ont répété tous les philosophes présents.

« Encore faudrait-il y avoir accèset pouvoir publier les résultats de nos recherches ! », rappelle SidonieKellerer, une jeune chercheuse franco-allemande. Grâce à l’étude des manuscrits, elle a constaté queHeidegger avait, par exemple, re-manié sa fameuse conférence de 1938 « L’époque de l’image dumonde » avant de la publier en 1950 et d’assurer ainsi sa réha-bilitation. Elle a été autorisée à publier une étude comparative des deux textes (Heidegger : le sol, la communauté, la race, Beau-chesne, 2014), mais pas la confé-rence originelle. Son étude d’un pan de la correspondance du phi-losophe paraît aujourd’hui dans larevue Critique. Tout comme Em-manuel Faye (lire ci-dessous), Sido-nie Kellerer a refusé d’intervenir au colloque.

En France, les « Cahiers noirs »ne sont pas encore traduits. Nous n’en connaissons que les quelquescitations reproduites dans les tra-ductions des ouvrages de Peter Trawny, leur éditeur en Allema-gne. Au colloque, celui-ci a dressé aussi froidement que possible lavision du monde qui ressort de ces textes : un tableau apocalypti-que où l’histoire d’une destruc-tion fomentée par une « juiverieinternationale », un peuple « sanssol », « déraciné », à ce titre exclu de l’histoire de l’Etre, fait sombrer dans l’autodestruction infinie. Trawny a dénoncé un antisémi-tisme « onto-historique ». Un « an-tisémitisme métaphysique », a ren-chéri Donatella Di Cesare, mem-bre de la Société Heidegger.

Métaphysique, onto-historique,peu importe au fond. L’enjeu ici est sans doute un certain usage dela langue et du concept qui pro-duit des effets de lecture propres àdétacher les termes de leur rap-port à l’histoire, comme l’avaient déjà signalé Walter Benjamin ou Theodor Adorno. Dès la fin des an-nées 1920, ils dénonçaient les

effets délétères de son « jargon de l’authenticité ». Henri Meschon-nic prit la relève en 1990 dans Le Langage Heidegger (PUF, 1990). L’intervention de François Fédier,l’un des traducteurs attitrés de Heidegger, fit la démonstration la plus probante que ce mésusagepouvait être prolongé par les tra-ductions françaises. Une heure trente durant, devant une salle comble et médusée, il métamor-phosa les mots de Heidegger. Lui qui, en son temps, avait traduit Gleichschaltung (« mise au pas »ou « alignement ») par « mise en harmonie », proposait aujour-d’hui pour Weltjudentum : « monde juif planétarisé » plutôtque « juiverie mondiale » ; pour Machenschaft : « fabrication » au lieu de « machinerie » ou « mani-gance », etc., au nom de la philolo-gie et cependant dans le plus grand mépris de la philologie. Lorsde la soirée d’ouverture, Jean-Claude Milner avait prévenu : l’ambition de Heidegger était de refonder la langue allemande. Pourtant, à ses côtés, un académi-cien français, Alain Finkielkraut, réactualisait les mots du philoso-phe allemand, disant : « Les juifs, eux, ont aujourd’hui choisi la voiede l’enracinement. »

De la philologie, de l’histoire,voilà ce qui manquait un peu. Les très belles interventions sur la fi-gure de saint Paul et du messia-nisme relus par Heidegger (JosephCohen et Raphael Zagury-Orly), oucelle de la jeune docteure Avishag Zafrani sur les critiques formuléespar Hans Jonas dès les années 1960, ne furent cependant pas aussi éclairantes que celle du phi-losophe britannique Nicolas de Warren, qui replaça ces textes de Heidegger dans le contexte histo-rique du rêve d’un « accomplisse-ment des forces spirituelles de la guerre » au lendemain de 1918. Sous cet angle, l’« histoire del’Etre » prend un autre sens : celui d’un programme au moins aussi politique que philosophique. p

« Il faut dire l’extrême lassitude qui s’abat sur moi et l’immense souffrance infligée à la pensée par la lecture de ces centaines de pages »

Gérard Bensussan

Tribune L’extermination nazie n’est pas une philosophie Emmanuel Faye n’a pas voulu participer au colloque Heidegger. Il explique pourquoiL’ANTISÉMITISME de Heidegger, déjà do-cumenté notamment par ses propos sur les « nomades sémites » incapables d’avoir une révélation de « l’espace allemand », est aujourd’hui confirmé dans sa radica-lité par la publication des premiers « Ca-hiers noirs ». J’ai décliné ma participation au colloque « Heidegger et “les juifs” », par désaccord avec le fait d’accorder, en l’invi-tant, une forme de légitimation à François Fédier, connu pour avoir défendu comme acceptable la position négationniste du principal introducteur de Heidegger en France, Jean Beaufret, lequel écrivait à Fau-risson être parvenu aux « mêmes conclu-sions » que lui, au moment où ce dernier mettait publiquement en doute l’exis-tence des chambres à gaz (« Le Monde des livres » du 29 janvier 2006).

Les interventions transcrites et déjà dif-fusées par différents auditeurs m’amè-nent à trois considérations : 1. L’un des principaux organisateurs du colloque, Gé-rard Bensussan, a orienté son propos sur la mise en cause de la position selon la-quelle la pensée exterminatrice de Hei-degger ne mériterait pas le nom de philo-sophie. Il relativise l’antisémitisme heideggérien en décrétant que toute la pensée occidentale serait antisémite. Cela n’est pas exact. Car si Voltaire et l’idéa-lisme allemand développent un antiju-daïsme problématique, il n’y a rien de tel, par exemple, chez Montaigne, Descartes, Leibniz ou Rousseau. Quant à l’antiju-daïsme d’une partie des Lumières, il de-meure sans commune mesure avec l’anti-sémitisme exterminateur des nationaux-socialistes. Bensussan caricature la position critique que j’ai défendue, pour en faire un diktat de « censeur », sans rap-

peler que, en 2006, j’ai appelé dans Le Monde à l’ouverture des Archives Heidegger à tous les chercheurs. Or Bensussan n’a pas signé cette pétition. Récemment évoqué par Eggert Blum dans les colonnes de l’heb-domadaire allemand Die Zeit, cet appel est en passe de prendre une dimension européenne.

2. Le responsable actuel des traductions de Heidegger en France, François Fédier, a poussé l’apologie de ce dernier jusqu’à mo-difier le sens du mot « déracification » (En-trassung), terme central de l’antisémitisme nazi, en le rapportant au « racé » et non plus au « racial », pour tenter de faire croire que l’auteur des « Cahiers noirs » ne serait ni antisémite ni raciste alors même qu’il déplore la « déracification totale » de la ger-manité. Ces falsifications sémantiques dont Fédier est coutumier le disqualifient pour superviser la traduction française annoncée de ces « Cahiers ».

3. J’en viens maintenant aux développe-ments de l’éditeur allemand des « Cahiers noirs », Peter Trawny, car il représente, à mon sens, une nouvelle ligne de défense que l’on peut dire officielle, dans la mesure où elle est publiée par Klostermann, l’édi-teur même de Heidegger. Si Trawny admet à juste titre l’antisémitisme de Heidegger, il le limite arbitrairement, dans le second de ses essais parus en 2014, à « une dizaine d’années ». Je lui ai objecté, lors d’un récent colloque à New York, qu’il passait sous si-lence la dimension exterminatrice de l’anti-sémitisme heideggérien. Pas un mot, dans ses deux essais, sur le cours de l’hiver 1933-1934 où le recteur Heidegger enjoint à ses étudiants de se donner pour but l’« extermi-nation totale » de l’ennemi intérieur, c’est-à-dire du juif assimilé, « incrusté dans la ra-

cine la plus intime du peuple ». Vendredi, Trawny mettait enfin ce texte capital au centre de son propos. Il demandait cepen-dant s’il s’agissait d’une extermination phy-sique ou d’une annihilation spirituelle et concluait que Heidegger se serait tu sur le sens de cette extermination. Il est pourtant clair qu’il n’en est rien : appeler à l’extermi-nation totale, c’est la vouloir physique et spirituelle. Trawny a rapporté ensuite l’ex-termination à une forme d’« autoexter-mination », ce qui lui a permis de jouer, comme il le faisait déjà dans ses essais, d’une certaine réversibilité entre victimes et bourreaux, juifs exterminés et natio-naux-socialistes exterminateurs. De fait, en multipliant dans ses écrits insinuations et questions sans réponse, et en ne tenant pas compte de l’effectivité de l’histoire réelle, Trawny participe au brouillage caractéris-tique de la prose heideggérienne et à la dé-responsabilisation de sa pensée, au point de camper obscurément Heidegger en « philosophe ayant sauvé “Auschwitz” ». Or le travail critique du philosophe ne consis-te-t-il pas, tout à l’inverse, face aux « Ca-hiers noirs », à clarifier les implications humaines et historiques précises des énon-cés heideggériens, et à déjouer les différen-tes formes de relativisation, de déni et d’esquive auxquelles conduit la volonté de continuer à présenter sa doctrine extermi-natrice comme une philosophie, alors même que les textes publiés se révèlent chaque jour plus accablants ? p

emmanuel faye

Professeur de philosophie à l’université de Rouen. Dernier ouvrage publié : « Heidegger, le sol, la communauté, la race » (Beauchesne, 2014).

c o m p t e - r e n d u Repères1933 Martin Heidegger, né en 1889, adhère au parti nazi et accepte le poste de recteur de l’uni-versité de Fribourg, dont il démissionne en 1934. Il paie sa cotisation au parti jusqu’en 1945.

1947-1951 Dans le cadrede la dénazification, il estinterdit d’enseignement.

1976 Mort de Heidegger.

1988 Publication de Heidegger et le nazisme, de Victor Farias (Verdier).Fouillant le passé du philosophe, il montre une grave compromis-sion avec le régime hitlérien. Le livre lance une durable polémique qui suscite des dizaines d’ouvrages. François Fédier, l’éditeur et traducteur de l’œuvre deHeidegger en France, signe Heidegger. Anato-mie d’un scandale (RobertLaffont), un plaidoyer.

1994 Jean-Pierre Faye publie Le Piège. La Philo-sophie heideggérienne et le nazisme (Balland)

2005 Emmanuel Faye publie Heidegger. Intro-duction du nazisme dansla philosophie (Albin Michel). Il y soutient qu’ilest devenu impossible deséparer la pensée de Heidegger et son engage-ment au parti nazi.

2014 Publication en Allemagne des « Cahiers noirs », édités par Peter Trawny.