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Jacques Derrida Le monolinguisme de l'autre

Le monolinguisme de l'autre

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Jacques Derrida

Le monolinguismede l'autre

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INCISESCollection dirigée par Agnès Rauby

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée

L'ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE (Introduction à L'essai sur l'origine desconnaissances humaines, de Condillac), 1973.

GLAS, 1974.

OCELLE COMME PAS UN, préface à L enfant au chien-assis, de Jos Joliet,1980.

D'UN TON APOCALYPTIQUE ADOPTÉ NAGUÈRE EN PHILOSOPHIE, 1983 .

OTOBIOGRAPHIES. L'enseignement de Nietzsche et la politique du nompropre, 1984.

SCHIBBOLETH. Pour Paul Celan, 1986.PARAGES, 1986.

ULYSSE GRAMOPHONE. Deux mots pour Joyce, 1987.DE L'ESPRIT. Heidegger et la question, 1987.PSYCHÉ. Inventions de l'autre, 1987.MÉMOIRES. Pour Paul de Man, 1988.LIMITED INC., 1990.

L'ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE, nouvelle édition, 1990.DU DROIT À LA PHILOSOPHIE, 1990.DONNER LE TEMPS. 1. La fausse monnaie, 1991.

POINTS DE SUSPENSION. Entretiens, 1992.

PASSIONS, 1993.

SAUF LE NOM, 1993.

KHÔRA, 1993.

SPECTRES DE MARX, 1993.

POLITIQUES DE L'AMITIÉ, 1994.

FORCE DE LOI, 1994.

MAL D'ARCHIVE, 1995.

APORIES, 1996.

RÉSISTANCES - de la psychanalyse, 1996.LE MONOLINGUISME DE L'AUTRE, 1996.ÉCHOGRAPHIES - de la télévision (Entretiens filmés avec Bernard

Stiegler), 1966.DEMEURE, dans Passions de la littérature, 1996.

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Jacques Derrida

Le monolinguismede l'autreou la prothèse d'origine

Galilée

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© Éditions Galilée, 1996. 9, rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralementou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centrefrançais d'exploitation du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.

ISBN 2-7186-0474-3 ISSN 1242-8434

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pour David Wills

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Plus brève et souvent différente dans sa forme, une version orale dece texte fut présentée lors d'un colloque organisé par Édouard Glissantet David Wills, du 23 au 25 avril 1992, à l'université d'État de Loui-siane, à Baton Rouge, aux États-Unis.

Sous le titre « Echoes from EIsewhere/Renvois d'ailleurs », cette ren-contre fut internationale et bilingue. Qu'il s'agisse de linguistique oude littérature, de politique ou de culture, on devait y traiter des pro-blèmes de la francophonie hors de France.

Une première esquisse de cette communication avait déjà été luelors d'un colloque organisé à la Sorbonne par le Collège Internationalde Philosophie, sous la responsabilité de Christine Buci-Glucksmann.

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Le « manque » n'est pas dans la méconnaissanced'une langue (le français), mais dans la non-maîtrised'un langage approprié (en créole ou en français).L'intervention autoritaire et prestigieuse de la languefrançaise ne fait que renforcer les processus dumanque.

La revendication de ce langage approprié passedonc par une révision critique de la langue française[... ]

Cette révision pourrait participer de ce qu'onappellerait un anti-humanisme, dans la mesure oùle domesticage par la langue française s'exerce à tra-vers une mécanique de 1'« humanisme ».

EDOUARD GLISSANT,Le discours antillais, Seuil, 1981, p. 334.

Là, une naissance à la langue, par enchevêtrementde noms et d'identités s'enroulant sur eux-mêmes:cercle nostalgique de l'unique. [... ] Je crois profon-dément que, dans ce récit, la langue elle-même étaitjalouse.

ABDELKEBIR KHATIBI,Amour bilingue, Fata Morgana, 1983, p. 77.

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— Imagine-le, figure-toi quelqu'un qui culti-verait le français.

Ce qui s'appelle le français.Et que le français cultiverait.Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc

un sujet, comme on dit, de culture française.Or un jour ce sujet de culture française vien-

drait te dire, par exemple, en bon français:« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la

mienne. »Et encore, ou encore:« Je suis monolingue. Mon monolinguisme

demeure, et je l'appelle ma demeure, et je le res-sens comme tel, j 'y reste et je l'habite. Il m'ha-bite. Le monolinguisme dans lequel je respire,même, c'est pour moi l'élément. Non pas un élé-ment naturel, non pas la transparence de l'éthermais un milieu absolu. Indépassable, incontes-table: je ne peux le récuser qu'en attestant sonomniprésence en moi. Il m'aura de tout temps

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précédé. C'est moi. Ce monolinguisme, pourmoi, c'est moi. Cela ne veut pas dire, surtoutpas, ne va pas le croire, que je sois une figureallégorique de cet animal ou de cette vérité, lemonolinguisme. Mais hors de lui je ne serais pasmoi-même. Il me constitue, il me dicte jusqu'àl'ipséité de tout, il me prescrit, aussi, une solitudemonacale, comme si des vœux m'avaient liéavant même que j'apprenne à parler. Ce solip-sisme intarissable, c'est moi avant moi. Àdemeure.

Or jamais cette langue, la seule que je soisainsi voué à parler, tant que parler me sera pos-sible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne lefut en vérité.

Tu perçois du coup l'origine de mes souf-frances, puisque cette langue les traverse de parten part, et le lieu de mes passions, de mes désirs,de mes prières, la vocation de mes espérances.Mais j'ai tort, j'ai tort à parler de traversée et delieu. Car c'est au bord du français, uniquement,ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvablede sa côte que, depuis toujours, à demeure, jeme demande si on peut aimer, jouir, prier, creverde douleur ou crever tout court dans une autrelangue ou sans rien en dire à personne, sans par-ler même.

Mais avant tout et de surcroît, voici le doubletranchant d'une lame aiguë que je voulais teconfier presque sans mot dire, je souffre et je

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jouis de ceci que je te dis dans notre langue ditecommune:

« Oui, je n 'ai qu 'une langue, or ce n 'est pas lamienne. »

- Tu dis l'impossible. Ton discours ne tientpas debout. Il restera toujours incohérent,« inconsistent », dirait-on en anglais. Apparem-ment inconsistant, en tout cas, gratuit dans sonéloquence phénoménale, puisque sa rhétoriquefait l'impossible avec le sens. Ta phrase n'a pasde sens, elle n'a pas le sens commun, tu peux lavoir s'emporter elle-même. Comment pourrait-on avoir une langue qui ne soit pas la sienne ?et surtout si on prétend, tu y insistes, n'en avoirqu'une, une seule, toute seule ? Tu avances unesorte d'attestation solennelle qui se tire bêtementpar les cheveux dans une contradiction logique.Pire, diagnostiquerait peut-être le savant devantun cas si grave, et qui se donne lui-même pourincurable, ta phrase s'extirpe d'elle-même dansune contradiction logique augmentée d'unecontradiction pragmatique ou performative. C'estdésespéré. Le geste performatif de l'enonciationviendrait en effet prouver, en acte, le contrairede ce que prétend déclarer le témoignage, àsavoir une certaine vérité. « Jamais elle ne le fut[mienne] en vérité », osais-tu dire. Celui quiparle, le sujet de l'énonciation, toi, mais oui, lesujet de langue française, on l'entend faire lecontraire de ce qu'il dit. C'est comme si tu men-

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tais en avouant, dans un même souffle, le men-songe. Un mensonge dès lors incroyable quiruine le crédit de ta rhétorique. Le mensonge sedément par le fait de ce qu'il fait, par l'acte delangage. Il prouve ainsi, pratiquement, lecontraire de ce que ton discours prétend affir-mer, prouver, donner à vérifier. On n'en finiraitpas de dénoncer ton absurdité.

- A h bon, mais alors pourquoi n'en finirait-on pas ? Pourquoi est-ce que cela dure ? Toi-même, tu sembles ne pas arriver à te convaincre,et tu multiplies ton objection, toujours la même,tu t'épuises dans la redondance.

— Dès que tu dirais en français qu'elle, la languefrançaise — celle que tu parles ainsi, ici même, etqui rend nos propos intelligibles, à peu près (à quiparlons-nous, d'ailleurs, pour qui ? et nous tra-duira-t-on jamais ?) - eh bien, elle n'est pas talangue, alors que tu n'en as pas d'autre, tu ne tetrouveras pas seulement pris dans cette « contra-diction performative » de l'énonciation, tu aggra-veras l'absurdité logique, en vérité le mensonge,voire le parjure, à l'intérieur de l'énoncé.Comment pourrait-on n'avoir qu'une langue sansen avoir, sans en avoir qui soit la sienne ? la siennepropre ? Et comment le savoir, comment pré-tendre en avoir connaissance ? Comment le dire ?Pourquoi vouloir faire partager cette connais-sance, dès lors qu'on allègue également, et dans le

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même élan du même idiome, ne connaître ou nepratiquer aucune autre langue ?

— Halte. Ne nous refais pas ce coup-là, veux-tu. À qui adresse-t-on souvent le reproche de« contradiction performative », aujourd'hui, entoute hâte ? À ceux qui s'étonnent, à ceux qui seposent des questions, à ceux qui parfois se fontun devoir de s'y embarrasser. Certains théori-ciens allemands ou anglo-américains ont crutrouver là une stratégie imparable; ils se fontmême une spécialité de cette arme puérile. Àintervalles réguliers, on les voit poindre la mêmecritique en direction de tel ou tel adversaire, depréférence un philosophe de langue française. Ilarrive aussi que des philosophes françaisimportent l'arme ou lui impriment un brevetnational quand ils ont les mêmes ennemis, des« ennemis de l'intérieur ». On pourrait en don-ner bien des exemples. Cette panoplie d'enfantne comporte qu'un seul et pauvre dispositif polé-mique. Son mécanisme se réduit à peu près àceci: « Ah ! vous vous posez des questions ausujet de la vérité, eh bien, dans cette mesuremême, vous ne croyez pas encore à la vérité, vouscontestez la possibilité de la vérité. Commentvoulez-vous, dès lors, qu'on prenne au sérieuxvos énoncés quand ils prétendent à quelquevérité, à commencer par vos prétendues ques-tions ? Ce que vous dites n'est pas vrai puisquevous questionnez la vérité, allons, vous êtes un

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sceptique, un relativiste, un nihiliste, vous n'êtespas un philosophe sérieux ! Si vous continuez, onvous mettra dans un département de rhétoriqueou de littérature. La condamnation ou l'exilpourraient être plus graves si vous insistez, onvous enfermerait dans le département de sophis-tique, car, en vérité, ce que vous faites relève dusophisme, ce n'est jamais loin du mensonge, duparjure ou du faux témoignage. Vous ne pensezpas ce que vous dites, vous voulez nous égarer.Et voilà maintenant que pour nous émouvoir etnous gagner à votre cause, vous jouez la carte del'exilé ou du travailleur immigré, voilà que vousalléguez, en français, que le français vous a tou-jours été langue étrangère ! Allons donc, si c'étaitvrai, vous ne sauriez même pas le dire, vous nesauriez si bien dire ! »

(Je te fais remarquer un premier glissement:je n'ai jamais parlé, jusqu'ici, de « langue étran-gère ».

En disant que la seule langue que je parle n'estpas la mienne, je n'ai pas dit qu'elle me fût étran-gère. Nuance. Ce n'est pas tout à fait la mêmechose, nous y viendrons. )

Que cette scène soit vieille comme le monde,en tout cas comme la philosophie, voilà qui negêne pas les procureurs. On en conclura pareuphémisme qu'ils ont la mémoire courte. Ilsmanquent d'entraînement.

Ne ranimons pas ce débat aujourd'hui. J'ai latête ailleurs, et même si je n'avais pas essayé

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d'autre part, et si souvent, de répondre à ce typed'objection, cela ne m'empêcherait pas à l'instant,de toute façon, de m'installer résolument, avectoute l'imprudence requise, dans la provocationde cette prétendue « contradiction performative »à l'instant où cette dernière serait venue s'enve-nimer de parjure et d'incompatibilité logique.Rien ne m'empêchera de répéter à qui veut l'en-tendre - et de signer cette déclaration publique:

« Il est possible d'être monolingue (je le suisbien, non ?), et de parler une langue qui n'estpas la sienne. »

- Cela te reste à démontrer.

- En effet.

- Pour démontrer, il faut d'abord comprendrece qu'on veut démontrer, ce qu'on veut dire ouqu'on veut vouloir dire, ce que tu oses prétendrevouloir dire là où, depuis si longtemps, selon toi,il faudrait penser une pensée qui ne veut riendire.

- En effet. Mais accorde-moi alors que« démontrer » voudra dire aussi autre chose, etc'est cette autre chose, cet autre sens, cette autrescène de la démonstration qui m'importe.

- Je t'écoute. Qu'est-ce que cela veut dire,cette attestation que tu prétends signer ?

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- Eh bien, je risquerai d'abord, avant decommencer, deux propositions. Elles paraîtront,elles aussi, incompossibles. Non seulementcontradictoires en elles-mêmes, cette fois, maiscontradictoires entre elles. Elles prennent la formed'une loi, chaque fois une loi. Le rapport d'an-tagonisme que ces deux lois entretiennentchaque fois entre elles, tu l'appelleras donc, si tuaimes ce mot que j'aime, antinomie.

- Soit. Quelles seraient donc ces deux pro-positions ? Je t'écoute.

- Les voici:1. On ne parle jamais qu 'une seule langue.2. On ne parle jamais une seule langue.Cette seconde proposition va dans le sens de

ce que mon ami Khatibi énonce clairement dansla Présentation d'un ouvrage sur le bilinguisme,au moment où il définit en somme une problé-

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matique et un programme. Je l'appelle donc àmon secours:

« S'il n'y a pas (comme nous le disons aprèset avec d'autres) la langue, s'il n'y a pas demonolinguisme absolu, reste à cerner ce qu'estune langue maternelle dans sa division active,et ce qui se greffe entre cette langue et celle diteétrangère. Qui s'y greffe et s'y perd, ne revenantni à l'une ni à l'autre: l'incommunicable.

De la bi-langue, dans ses effets de parole etd'écriture [... ] ¹. »

« Division », dit-il. « Division active. » Voilàpourquoi on écrit, voilà comme on rêve d'écrire,peut-être. Et voilà pourquoi, deux motivationsplutôt qu'une, une seule raison mais une raisontravaillée par ladite « division », voilà pourquoile faisant toujours on se rappelle, on s'inquiète,on se met en quête d'histoire et de filiation. Ence lieu de jalousie, en ce lieu partagé de ven-geance et de ressentiment, en ce corps passionnépar sa propre « division », avant toute autremémoire, l'écriture se destine comme d'elle-même à l'anamnèse.

Même si elle l'oublie, elle appelle encore cettemémoire, elle s'appelle ainsi, l'écriture, elles'appelle de mémoire. Une aveugle pulsiongénéalogique trouverait son ressort, sa force et

1. Du bilinguisme, Denoël, 1985, p. 10.

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son recours dans la partition même de cettedouble loi, dans la duplicité antinomique decette clause d'appartenance:

1. On ne parle jamais qu'une seule langue — ouplutôt un seul idiome.

2. On ne parle jamais une seule langue — ouplutôt il n'y a pas d'idiome pur.

— Serait-ce donc possible ? Tu me demandesde te croire sur parole. Et tu viens d'ajouter« idiome » à « langue ». Cela change bien deschoses. Une langue n'est pas un idiome, nil'idiome un dialecte.

— Je n'ignore pas la nécessité de ces distinc-tions. Les linguistes et les savants en généralpeuvent avoir de bonnes raisons d'y tenir. Je neles crois pas tenables en toute rigueur, néan-moins, et jusqu'à leur extrême limite. Si l'on neprend pas en considération, dans un contextetoujours très déterminé, des critères externes,qu'ils soient « quantitatifs » (ancienneté, stabilité,extension démographique du champ de parole)ou « politico-symboliques » (légitimité, autorité,domination d'une « langue » sur une parole, undialecte ou un idiome), je ne sais pas où l'onpeut trouver des traits internes et structurels pourdistinguer rigoureusement entre langue, dialecteet idiome.

En tout cas, même si ce que je dis là restaitproblématique, je me placerais toujours à ce

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point de vue depuis lequel, au moins par conven-tion entre nous, et provisoirement, cette distinc-tion est encore suspendue. Car les phénomènesqui m'intéressent sont justement ceux quiviennent à brouiller ces frontières, à les passer etdonc à faire apparaître leur artifice historique,leur violence aussi, c'est-à-dire les rapports deforce qui s'y concentrent et en vérité s'y capita-lisent à perte de vue. Ceux qui sont sensibles àtous les enjeux de la « créolisation », par exemple,le mesurent mieux que d'autres.

-J'accepte donc la convention proposée, etune fois encore, puisque tu veux raconter tonhistoire, témoigner en ton nom, parler de ce quiest « tien » et de ce qui ne l'est pas, il me resteà te croire sur parole.

— N'est-ce pas ce qu'on fait toujours quandquelqu'un parle, et donc quand il atteste ? Etmoi aussi, oui, à cette antinomie je crois, elle estpossible, c'est ce que je crois savoir. D'expé-rience, comme on dit, et c'est ce que je voudraisdémontrer, ou plutôt que démontrer « logique-ment », remettre en scène et rappeler par la « rai-son des effets ». Et plutôt que rappeler, me rap-peler. Moi-même. Me rappeler, à moi commemoi-même.

Ce que je voudrais me rappeler moi-même, ceà quoi je voudrais me rappeler, ce sont les traitsintraitables d'une impossibilité, et si impossible

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et si intraitable qu'elle n'est pas loin d'évoquerune interdiction. Il y aurait là une nécessité, maisla nécessité de ce qui se donne comme impos-sible-interdit (« Tu ne peux pas faire ça ! maisnon ! — Mais si ! - Mais non, si j'étais toi je nele ferais pas ! - Mais si, si tu étais moi, tu leferais, tu ne ferais que ça ! — Mais non ! ») — etune nécessité qu'il y a et qui œuvre pourtant: latraduction, une autre traduction que celle dontparlent la convention, le sens commun et cer-tains doctrinaires de la traduction. Car cettedouble postulation,

— On ne parle jamais qu'une seule langue...(oui mais)- On ne parle jamais une seule langue...,ce n'est pas seulement la loi même de ce qu'on

appelle la traduction. Ce serait la loi elle-mêmecomme traduction. Une loi un peu folle, je suisprêt à te l'accorder. Mais vois-tu, ce n'est pastrès original, et je le répéterai encore plus tard,j'ai toujours soupçonné la loi, comme la langue,d'être folle, en tout cas l'unique lieu et la pre-mière condition de la folie.

Ceci - qui venait de s'ouvrir, tu t'en sou-viens -, ce fut donc un colloque international.En Louisiane, ce qui n'est pas, tu le sais, n'im-porte où en France. Généreuse hospitalité. Lesinvités ? Des francophones appartenant, commeon dit étrangement, à plusieurs nations, à plu-

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sieurs cultures, à plusieurs États. Et tous ces pro-blèmes d'identité, comme on dit si bêtementaujourd'hui. Parmi tous les participants, il en futdeux, Abdelkebir Khatibi et moi-même, qui,outre une vieille amitié, c'est-à-dire la chance detant d'autres choses de la mémoire et du cœur,partagent aussi un certain destin. Ils vivent,quant à la langue et à la culture, dans un certain« état »: ils ont un certain statut.

Ce statut, dans ce qui se nomme ainsi et quiest bien « mon pays », on lui donne le titre de« franco-maghrébin ».

Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, jete le demande, à toi qui tiens au vouloir-dire ?Quelle est la nature de ce trait d'union ? Qu'est-ce qu'il veut ? Qu'est-ce qui est franco-maghré-bin ? Qui est « franco-maghrébin » ?

Pour savoir qui est franco-maghrébin, il fautsavoir ce que c'est que franco-maghrébin, ce queveut dire « franco-maghrébin ». Mais dans l'autresens, en inversant la circulation du cercle et pourdéterminer, vice versa, ce que c'est qu'être franco-maghrébin, il faudrait savoir qui l'est, et surtout(ô Aristote !) qui est le plus franco-maghrébin.Autorisons-nous ici d'une logique dont le typeserait, disons-le donc, aristotélicien: on se règlesur ce qui est « le plus ceci ou cela » ou sur cequi est « le mieux ceci ou cela », par exemple surl'étant par excellence, pour en venir à penserl'être de ce qui est en général, procédant ainsi,pour ce qui est de l'être de l'étant, de la théologie

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à l'ontologie et non l'inverse (même si en vérité,diras-tu, les choses sont plus compliquées maisce n'est pas le sujet).

Selon une loi circulaire dont la philosophie estfamilière, on affirmera donc que celui qui est leplus, le plus purement ou le plus rigoureusement,le plus essentiellement franco-maghrébin, celui-là donnerait à déchiffrer ce que c'est qu'êtrefranco-maghrébin en général. On déchiffreral'essence du franco-maghrébin sur l'exempleparadigmatique du «plus franco-maghrébin », dufranco-maghrébin par excellence.

À supposer encore, ce qui est loin d'être sûr,qu'il y ait quelque unité historique de la Franceet du Maghreb, le « et » n'aura jamais été donné,seulement promis ou allégué. Voilà de quoi nousdevrions parler au fond, de quoi nous ne man-quons pas de parler, même quand nous le faisonspar omission. Le silence de ce trait d'union nepacifie ou n'apaise rien, aucun tourment, aucunetorture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Ilpourrait même aggraver la terreur, les lésions etles blessures. Un trait d'union ne suffit jamais àcouvrir les protestations, les cris de colère ou desouffrance, le bruit des armes, des avions et desbombes.

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Formons alors une hypothèse, et laissons-latravailler. Supposons que, sans vouloir blesserAbdelkebir Khatibi, un jour de colloque enLouisiane, loin de chez lui et loin de chez moi,loin de chez nous aussi, je lui fasse une décla-ration, à travers la fidèle et admirative affectionque je lui porte. Que lui déclarerait cette décla-ration publique ? Ceci, à peu près: « CherAbdelkebir, vois-tu, je me considère ici commele plus franco-maghrébin de nous deux, et peut-être même le seul franco-maghrébin. Si je metrompe, si je m'abuse ou si j'abuse, eh bien, jesuis sûr qu'on me contredira. Je tenterais alorsde m'expliquer ou de me justifier du mieux queje pourrais. Regardons autour de nous et clas-sons, divisons, procédons par ensembles.

A. Il y a, parmi nous, des Français franco-phones qui ne sont pas maghrébins: des Françaisde Fiance, en un mot, des citoyens françaisvenus de France.

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B. Il y a aussi, parmi nous, des " franco-phones " qui ne sont ni français ni maghrébins:des Suisses, des Canadiens, des Belges ou desAfricains de divers pays d'Afrique centrale.

C. Il y a enfin, parmi nous, des maghrébinsfrancophones qui ne sont pas et n'ont jamais étéFrançais, entendons citoyens français: toi, parexemple, et d'autres Marocains, ou des Tuni-siens.

Or, vois-tu, je n'appartiens à aucun de cesensembles clairement définis. Mon " identité "ne relève d'aucune de ces trois catégories. Où meclasserais-je donc ? Et quelle taxinomie inventer ?

Mon hypothèse, c'est donc que je suis ici,peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la foismaghrébin (ce qui n'est pas une citoyenneté) etcitoyen français. À la fois l'un et l'autre. Etmieux, à la fois l'un et l'autre de naissance. Lanaissance, la nationalité par la naissance, laculture natale, n'est-ce pas ici notre sujet ? (Unjour il faudra consacrer un autre colloque à lalangue, à la nationalité, à l'appartenance cultu-relle par la mort, cette fois, par la sépulture, etcommencer par le secret d'Œdipe à Colonne:tout le pouvoir que cet " étranger " détient surles " étrangers " au plus secret du secret de sondernier lieu, un secret qu'il garde, ou confie à lagarde de Thésée en échange du salut de la villeet des générations à venir, un secret qu'il refusenéanmoins à ses filles, en les privant de leurslarmes même et d'un juste " travail du deuil ". )

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Ne sommes-nous pas convenus de parler icide la langue dite maternelle, et de la naissancequant au sol, de la naissance quant au sang et,ce qui veut dire tout autre chose, de la naissancequant à la langue ? Et des rapports entre la nais-sance, la langue, la culture, la nationalité et lacitoyenneté ?

Que mon " cas " ne relève d'aucun des troisensembles alors représentés, telle fut du moinsmon hypothèse. N'était-ce pas aussi la seule jus-tification de ma présence, s'il en fut une, à cecolloque ? »

Voilà à peu près ce que j'aurais commencé pardéclarer à Abdelkebir Khatibi.

Ce que tu veux bien écouter en ce moment,c'est au moins l'histoire que je me raconte, celleque je voudrais me raconter ou que peut-être autitre du signe, de l'écriture et de l'anamnèse, enréponse aussi au titre de cette rencontre, au titredes Renvois d'ailleurs ou des Echoes from else-where, je réduis sans doute à une petite fable.

Si j'ai bien confié le sentiment d'être ici, oulà, le seul franco-maghrébin, cela ne m'autorisaità parler au nom de personne, surtout pas dequelque entité franco-maghrébine dont justementl'identité demeure en question. Nous allons yvenir car tout cela, dans mon cas, est loin d'êtresi clair.

Notre question, c'est toujours l'identité.Qu'est-ce que l'identité, ce concept dont latransparente identité à elle-même est toujours

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dogmatiquement présupposée par tant de débatssur le monoculturalisme ou sur le multicultura-lisme, sur la nationalité, la citoyenneté, l'appar-tenance en général ? Et avant l'identité du sujet,qu'est-ce que l'ipséité ? Celle-ci ne se réduit pasà une capacité abstraite de dire « je », qu'elle auratoujours précédée. Elle signifie peut-être en pre-mier lieu le pouvoir d'un « je peux », plus ori-ginaire que le « je », dans une chaîne où le « pse »de ipse ne se laisse plus dissocier du pouvoir, dela maîtrise ou de la souveraineté de l'hospes (jeme réfère ici à la chaîne sémantique qui travailleau corps l'hospitalité autant que l'hostilité — hos-tis, hospes, hosti-pet, posts, despotes, potere, potissum, possum, pote est, potest, pot sedere, possidere,compos, etc. —) 1.

Etre franco-maghrébin, l'être « comme moi »,ce n'est pas, pas surtout, surtout pas, un surcroîtou une richesse d'identités, d'attributs ou denoms. Cela trahirait plutôt, d'abord, un troublede l'identité.

Reconnais à cette expression, « trouble del'identité », toute sa gravité, sans en exclure lesconnotations psycho-pathologiques ou socio-

1. C'est là une chaîne que Benveniste, on le sait, recons-titue et exhibe en plusieurs lieux, notamment dans unmagnifique chapitre consacré à « L'hospitalité » (dans LeVocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, p. 87 sq.,Minuit, 1969), chapitre sur lequel je reviendrai peut-êtreailleurs de façon plus problématique ou inquiète.

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pathologiques. Pour me présenter commefranco-maghrébin, j'ai fait allusion à la citoyen-neté. La citoyenneté, on le sait, ne définit pas uneparticipation culturelle, linguistique ou histo-rique en général. Elle ne recouvre pas toutes cesappartenances. Mais ce n'est pourtant pas unprédicat superficiel ou superstructurel flottant àla surface de l'expérience.

Surtout quand cette citoyenneté est de part enpart précaire, récente, menacée, plus artificielle quejamais. C'est « mon cas », c'est la situation, à lafois typique et singulière, dont je voudrais parler.Et surtout, quand on l'a obtenue, cette citoyen-neté, au cours de sa vie, ce qui est peut-êtrearrivé à plusieurs Américains présents à ce col-loque, mais quand on l'a aussi, et d'abord, per-due, au cours de sa vie, ce qui n'est certainementarrivé à presque aucun Américain. Et si un jourtel ou tel individu s'est vu retirer la citoyennetéelle-même (ce qui est plus qu'un passeport, une« carte verte », une éligibilité ou un droit d'élec-teur), cela est-il jamais arrivé à un groupe en tantque tel ? Je ne fais pas allusion, bien entendu, àtel ou tel groupe ethnique faisant sécession, selibérant un jour d'un autre État-nation, ou quit-tant une citoyenneté pour s'en donner une autre,dans un État nouvellement institué. Il y a tropd'exemples de cette mutation.

Non, je parle d'un ensemble « communau-taire » (une « masse » groupant des dizaines oudes centaines de milliers de personnes), d'un

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groupe supposé « ethnique » ou « religieux » qui,en tant que tel, se voit un jour privé de sacitoyenneté par un État qui, dans la brutalitéd'une décision unilatérale, la lui retire sans luidemander son avis et sans que ledit grouperecouvre aucune autre citoyenneté. Aucune autre.

Or j'ai connu cela. Avec d'autres, j'ai perdupuis recouvré la citoyenneté française. Je l'ai per-due pendant des années sans en avoir d'autre.Pas la moindre, vois-tu. Je n'avais rien demandé.Je l'ai à peine su sur le moment, qu'on me l'avaitenlevée, en tout cas dans la forme légale et objec-tive du savoir où je l'expose ici (car je l'ai su bienautrement, hélas). Et puis, un jour, un « beaujour », sans que j'aie une fois de plus riendemandé, et trop jeune encore pour le savoird'un savoir proprement politique, j'ai retrouvéladite citoyenneté. L'État, à qui je n'ai jamaisparlé, me l'avait rendue. L'État, qui n'était plus1'« État français » de Pétain, me reconnaissait denouveau. C'était en 1943, je crois, je n'étaisencore jamais allé « en France », je ne m'y étaisjamais rendu.

Une citoyenneté, par essence, ça pousse pascomme ça. C'est pas naturel. Mais son artifice etsa précarité apparaissent mieux, comme dansl'éclair d'une révélation privilégiée, lorsque lacitoyenneté s'inscrit dans la mémoire d'uneacquisition récente: par exemple la citoyennetéfrançaise accordée aux Juifs d'Algérie par ledécret Crémieux en 1870. Ou encore dans la

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mémoire traumatique d'une « dégradation »,d'une perte de la citoyenneté: par exemple laperte de la citoyenneté française, pour les mêmesJuifs d'Algérie, moins d'un siècle plus tard.

Tel fut en effet le cas « sous l'Occupation »,comme on dit.

Oui, « comme on dit », car en vérité, c'est unelégende. L'Algérie n'a jamais été occupée. Je veuxdire que si elle a jamais été occupée, ce ne futcertainement pas par l'Occupant allemand. Leretrait de la citoyenneté française aux Juifsd'Algérie, avec tout ce qui s'ensuivit, ce fut lefait des seuls Français. Ils ont décidé ça toutseuls, dans leur tête, ils devaient en rêver depuistoujours, ils l'ont mis en œuvre tout seuls.

J'étais très jeune à ce moment-là, je necomprenais sans doute pas très bien — déjà je necomprenais pas très bien — ce que veut dire lacitoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais jene doute pas que l'exclusion - par exemple horsde l'école assurée aux jeunes Français — puisseavoir un rapport à ce trouble de l'identité dontje te parlais il y a un instant. Je ne doute pasnon plus que de telles « exclusions » viennentlaisser leur marque sur cette appartenance ounon-appartenance de la langue, sur cette affilia-tion à la langue, sur cette assignation à ce qu'onappelle tranquillement une langue.

Mais qui la possède, au juste ? Et qui possède-t-elle ? Est-elle jamais en possession, la langue,une possession possédante ou possédée ? Possé-

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dée ou possédant en propre, comme un bienpropre ? Quoi de cet être-chez-soi dans la languevers lequel nous ne cesserons de faire retour ?

Je viens de le souligner, l'ablation de lacitoyenneté dura deux ans mais elle n'eut paslieu, stricto sensu, « sous l'Occupation ». Ce futune opération franco-française, on devrait mêmedire un acte de l'Algérie française en l'absence detoute occupation allemande. On n'a jamais vuun uniforme allemand en Algérie. Aucun alibi,aucune dénégation, aucune illusion possible: ilétait impossible de transférer sur un occupantétranger la responsabilité de cette exclusion.

Nous fûmes otages des Français, à demeure, ilm'en reste quelque chose, j'ai beau voyager beau-coup.

Et je le répète, je ne sais pas s'il y en a d'autresexemples, dans l'histoire des États-nationsmodernes, des exemples d'un telle privation decitoyenneté décrétée pour des dizaines et desdizaines de milliers de personnes à la fois. Dèsoctobre 1940, abolissant le décret Crémieux du24 octobre 1870, la France elle-même, l'Étatfrançais en Algérie, 1'« État français » légalementconstitué (par la Chambre du Front populaire !)à la suite de l'acte parlementaire que l'on sait,cet État refusait l'identité française, la reprenantplutôt à ceux dont la mémoire collective conti-nuait à se rappeler ou venait à peine d'oublierqu'elle leur avait été prêtée la veille et n'avait pasmanqué de donner lieu, moins d'un demi-siècle

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plus tôt (1898), à de meurtrières persécutions età des commencements de pogroms. Sans empê-cher toutefois une « assimilation » sans précé-dent: profonde, rapide, zélée, spectaculaire. Endeux générations.

Ce « trouble de l'identité », est-ce qu'il favo-rise ou est-ce qu'il inhibe l'anamnèse ? Est-cequ'il aiguise le désir de mémoire ou désespère lephantasme généalogique ? Est-ce qu'il réprime,refoule ou libère ? Tout à la fois sans doute etce serait là une autre version, l'autre versant dela contradiction qui nous mit en mouvement. Etnous fait courir à perdre haleine ou à perdre latête.

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Sous ce titre, le monolinguisme de l'autre,figurons-nous. Esquissons une figure. Elle n'auraqu'une vague ressemblance, et avec moi-même etavec le genre d'anamnèse auto-biographique quitoujours paraît de rigueur quand on s'exposedans l'espace de la relation. Entendons « rela-tion » au sens de la narration, par exemple durécit généalogique, mais aussi, plus générale-ment, au sens que Edouard Glissant imprime àce terme quand il parle de Poétique de la Rela-tion, comme on pourrait aussi parler d'une poli-tique de la relation.

J'ose donc me présenter ici à toi, ecce homo,parodie, comme le franco-maghrébin exemplaire,mais désarmé, avec des accents plus naïfs, moinssurveillés, moins polis. Ecce homo, car il s'agiraitbien d'une « passion », il ne faut pas sourire, lemartyre du franco-maghrébin qui dès la nais-sance, depuis la naissance mais aussi de la nais-sance, sur l'autre côte, la sienne, n'a rien choisi

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et rien compris, au fond, et qui souffre encoreet témoigne.

Quant à cette valeur si énigmatique de l'at-testation, voire de l'exemplarité dans le témoi-gnage, voici une première question, la plus géné-rale sans doute. Que se passe-t-il quandquelqu'un en vient à décrire une « situation »prétendument singulière, la mienne par exemple,à la décrire en en témoignant dans des termesqui le dépassent, dans un langage dont la géné-ralité prend une valeur en quelque sorte struc-turelle, universelle, transcendantale ou ontolo-gique ? Quand le premier venu sous-entend:« Ce qui vaut pour moi, irremplaçablement, celavaut pour tous. La substitution est en cours, ellea déjà opéré, chacun peut dire, pour soi et desoi, la même chose. Il suffit de m'entendre, jesuis l'otage universel. » ?

Comment cette fois décrire alors, commentdésigner cette unique fois ? Comment détermi-ner ceci, un ceci singulier dont l'unicité juste-ment tient au seul témoignage, au fait que cer-tains individus, dans certaines situations,attestent les traits d'une structure néanmoinsuniverselle, la révèlent, l'indiquent, la donnent àlire « plus à vif», plus à vif comme on le dit etparce qu'on le dit surtout d'une blessure, plus àvif et mieux que d'autres, et parfois seuls dans leurgenre ? Seuls dans un genre qui, ce qui ajouteencore à l'incroyable, devient à son tour exempleuniversel, croisant et accumulant ainsi les deux

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logiques, celle de l'exemplarité et celle de l'hôtecomme otage ?

— Ce n'est pas ce qui m'étonne le plus. Caron ne peut témoigner que de l'incroyable. Entout cas de ce qui peut seulement être cru, de cequi, passant la preuve, l'indication, le constat, lesavoir, en appelle seulement à la croyance, doncà la parole donnée. Quand on demande de croiresur parole, on est déjà, qu'on le veuille ou non,qu'on le sache ou non, dans l'ordre de ce qui estseulement croyable. Il s'agit toujours de ce quiest offert à la foi, appelant la foi, de ce qui estseulement « croyable » et donc aussi incroyablequ'un miracle. Incroyable parce que seulement« crédible ». L'ordre de l'attestation témoigne lui-même du miraculeux, du croyable incroyable:de ce qu'il faut croire de toute façon, croyableou non. Telle est la vérité à laquelle j'en appelleet à laquelle il faut croire, même, et surtout,quand je mens ou parjure. Cette vérité supposela véracité, même dans le faux témoignage — etnon l'inverse.

— Oui, et ce qui ajoute à l'incroyable, disais-je, c'est que de tels individus témoignent ainsidans une langue qu'ils parlent, certes, qu'ilss'entendent à parler, d'une certaine manière etjusqu'à un certain point...

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— ... d'une certaine manière et jusqu'à un cer-tain point, comme on doit le dire de toute pra-tique de la langue...

— ... mais qu'ils parlent, eux, en la présentant,dans cette langue même, comme la langue del'autre. Telle aura été l'épreuve, cette fois, de laplupart d'entre nous quand nous parlions anglaisdans cette rencontre. Mais comment le ferais-je,moi, ici même, en te parlant français ? De queldroit ?

Un exemple. Qu'ai-je fait tout à l'heure, àprononcer une sentence telle que « je n'ai qu'unelangue, ce n'est pas la mienne » ou bien « on neparle jamais qu'une seule langue » ? Qu'ai-jevoulu faire en enchaînant à peu près ainsi:« donc, il n'y a pas de bilinguisme ou de pluri-linguisme » ? ou encore, multipliant ainsi lescontradictions, « on ne parle jamais une seulelangue », donc « il n'y a que du plurilin-guisme » ? Autant d'assertions en apparencecontradictoires (il n'y a pas X, il n'y a que X),autant d'allégations dont je crois bien que jeserais pourtant capable, si le temps m'en étaitdonné, de démontrer la valeur universelle.N'importe qui doit pouvoir dire « je n'ai qu'uneseule langue et (or, mais, désormais, à demeure)ce n'est pas la mienne ».

Une structure immanente de promesse ou dedésir, une attente sans horizon d'attente informetoute parole. Dès que je parle, avant même deformuler une promesse, une attente ou un désir

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comme tels, et là où je ne sais pas encore ce quim'arrivera ou ce qui m'attend au bout d'unephrase, ni qui, ni ce qui attend qui ou quoi, jesuis dans cette promesse ou dans cette menace -qui rassemble dès lors la langue, la langue pro-mise ou menacée, prometteuse jusque dans lamenace et vice versa, ainsi rassemblée dans sa dis-sémination même. Dès lors que les sujets compé-tents dans plusieurs langues tendent à parler uneseule langue, là même où celle-ci se démembre,et parce qu'elle ne peut que promettre et se pro-mettre en menaçant de se démembrer, unelangue ne peut que parler elle-même d'elle-même. On ne peut parler d'une langue que danscette langue. Fût-ce à la mettre hors d'elle-même.

Loin de fermer quoi que ce soit, ce solipsismeconditionne l'adresse à l'autre, il donne sa paroleou plutôt il donne la possibilité de donner saparole, il donne la parole donnée dans l'épreuved'une promesse menaçante et menacée 1: mono-linguisme et tautologie, impossibilité absolue demétalangage. Impossibilité d'un métalangageabsolu, du moins, car des effets de métalangage,

1. Ce qui se formule ainsi de la promesse commemenace risquait alors, et risque encore, sans doute, deparaître assez dogmatique et obscur. Qu'il me soit permisde renvoyer sur ce point à une argumentation plus sou-tenue et je l'espère, plus convaincante, dans « Avances »,préface à Serge Margel, Le Tombeau du dieu artisan,Minuit, 1995.

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des effets ou des phénomènes relatifs, à savoirdes relais de métalangage « dans » une langue yintroduisent déjà de la traduction, de l'objecti-vation en cours. Ils laissent trembler à l'horizon,visible et miraculeux, spectral mais infinimentdésirable, le mirage d'une autre langue.

- Ce que j'ai du mal à entendre, c'est tout celexique de l'avoir, de l'habitude, de la possessiond'une langue qui serait ou ne serait pas la sienne,la tienne, par exemple. Comme si le pronom etl'adjectif possessifs étaient ici, quant à la langue,proscrits par la langue.

- Du côté de qui parle ou écrit ladite langue,cette expérience de solipsisme monolingue n'estjamais d'appartenance, de propriété, de pouvoirde maîtrise, de pure « ipséité » (hospitalité ouhostilité) de quelque type que ce soit. Si la « non-maîtrise d'un langage approprié » dont parleEdouard Glissant qualifie en premier lieu, pluslittéralement, plus sensiblement, des situationsd'aliénation « coloniale » ou d'asservissement his-torique, cette définition porte aussi, pourvuqu'on y imprime les inflexions requises, bien au-delà de ces conditions déterminées. Elle vautaussi pour ce qu'on appellerait la langue dumaître, de l'hospes ou du colon.

Bien loin de dissoudre la spécificité, toujoursrelative, si cruelle soit-elle, des situations d'op-pression linguistique ou d'expropriation colo-

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niale, cette universalisation prudente et différen-ciée doit rendre compte, je dirais même qu'elle estla seule à pouvoir le faire, de la possibilité déter-minable d'un asservissement et d'une hégémonie.Et même d'une terreur dans les langues (il y a,douce, discrète ou criante, une terreur dans leslangues, c'est notre sujet). Car contrairement à cequ'on est le plus souvent tenté de croire, le maîtren'est rien. Et il n'a rien en propre. Parce que lemaître ne possède pas en propre, naturellement, cequ'il appelle pourtant sa langue; parce que, quoiqu'il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elledes rapports de propriété ou d'identité naturels,nationaux, congénitaux, ontologiques; parcequ'il ne peut accréditer et dire cette appropriationqu'au cours d'un procès non naturel de construc-tions politico-phantasmatiques; parce que lalangue n'est pas son bien naturel, par cela mêmeil peut historiquement, à travers le viol d'uneusurpation culturelle, c'est-à-dire toujours d'es-sence coloniale, feindre de se l'approprier pourl'imposer comme « la sienne ». C'est là sacroyance, il veut la faire partager par la force oupar la ruse, il veut y faire croire, comme aumiracle, par la rhétorique, l'école ou l'armée. Il luisuffit, par quelque moyen que ce soit, de se faireentendre, de faire marcher son « speech act », decréer les conditions pour cela, pour qu'il soit« heureux » (« felicitous » — ce qui veut dire, dansce code, efficace, productif, efficient, générateurde l'événement escompté, mais parfois tout sauf

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« heureux ») et le tour est joué, un premier tour entout cas se sera joué.

La libération, l'émancipation, la révolution, cesera nécessairement le second tour. Il affranchiradu premier en confirmant un héritage en l'inté-riorisant, en se le réappropriant - mais seulementjusqu'à un certain point, car c'est mon hypo-thèse, il n'y a jamais d'appropriation ou de réap-propriation absolue. Parce qu'il n'y a pas de pro-priété naturelle de la langue, celle-ci ne donnelieu qu'à de la rage appropriatrice, à de la jalousiesans appropriation. La langue parle cette jalousie,la langue n'est que la jalousie déliée. Elle prendsa revanche au cœur de la loi. De la loi qu'elleest elle-même, d'ailleurs, la langue, et folle. Folled'elle-même. Folle à lier.

(Comme cela va de soi, et comme cela nemérite pas ici de trop longs développements, rap-pelons d'un mot, en passant, que ce discours surl'ex-appropriation de la langue, plus précisémentde la « marque », ouvre à une politique, à un droitet à une éthique; il est même, osons le dire, seulà pouvoir le faire, quels qu'en soient les risques,et justement parce que l'équivoque indécidable encourt les risques et donc en appelle à la décision,là où, avant tout programme et même toute axio-matique, elle conditionne le droit et les limitesd'un droit de propriété, d'un droit à l'hospitalité,d'un droit à l'ipséité en général, au « pouvoir » del'hospes même, maître et possesseur, et en parti-culier de soi-même - ipse, compos, ipsissimus, des-

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potes, potior, possidere, pour citer sans ordre lespassages d'une chaîne reconstituée par Benvenisteet dont je parlais plus haut. )

Si bien que le « colonialisme » et la « coloni-sation » ne sont que des reliefs, traumatisme surtraumatisme, surenchère de violence, emporte-ment jaloux d'une colonialité essentielle, commeles deux noms l'indiquent, de la culture. Unecolonialité de la culture et sans doute aussi del'hospitalité, quand celle-ci se conditionne ets'auto-limite en une loi, fût-elle « cosmopolite »- comme le voulait le Kant de la paix perpétuelleet du droit universel à l'hospitalité.

Quiconque doit pouvoir déclarer sous ser-ment, dès lors: je n'ai qu'une langue et ce n'estpas la mienne, ma langue « propre » m'est unelangue inassimilable. Ma langue, la seule que jem'entende parler et m'entende à parler, c'est lalangue de l'autre.

Comme le « manque », cette « aliénation » àdemeure paraît constitutive. Mais elle n'est ni unmanque ni une aliénation, elle ne manque de rienqui la précède ou la suive, elle n'aliène aucuneipséité, aucune propriété, aucun soi qui ait jamaispu représenter sa veille. Bien que cette injonctionmette en demeure à demeure ¹, rien d'autren'« est là », jamais, pour veiller sur son passé ou

1. Pour éclairer un peu cet usage insistant de l'idiomelié à demeure, je me permets de renvoyer à « Demeure »,dans Passions de la littérature, Galilée, 1996.

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sur son avenir. Cette structure d'aliénation sansaliénation, cette aliénation inaliénable n'est passeulement l'origine de notre responsabilité, ellestructure le propre et la propriété de la langue.Elle institue le phénomène du s'entendre-parlerpour vouloir-dire. Mais il faut dire ici le phéno-mène comme phantasme. Référons-nous pourl'instant à l'affinité sémantique et étymologiquequi associe le phantasme au phainesthai, à la phé-noménalité, mais aussi à la spectralité du phéno-mène. Phantasma, c'est aussi le fantôme, le doubleou le revenant. Nous y sommes.

- Nous en sommes, tu veux dire ?

-À nous lire et à nous entendre comme ilfaut, ici...

- I c i ?

— ... ou là, qui osera faire croire le contraire ?Qui oserait prétendre le prouver ? Que noussoyons ici dans un élément dont la phantasma-ticité spectrale ne puisse en aucun cas êtreréduite, la réalité de la terreur politique et his-torique ne s'en trouve pas atténuée, au contraire.Car il y a des situations, des expériences, dessujets qui sont justement en situation (maisqu'est-ce que situer veut dire dans ce cas ?) d'entémoigner exemplairement. Cette exemplarité nese réduit plus simplement à celle de l'exempledans une série. Ce serait plutôt l'exemplarité -

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remarquable et remarquante - qui donne à lirede façon plus fulgurante, intense, voire trauma-tique, la vérité d'une nécessité universelle. Lastructure apparaît dans l'expérience de la bles-sure, de l'offense, de la vengeance et de la lésion.De la terreur. Événement traumatique parcequ'il y va ici de coups et blessures, de cicatrices,souvent de meurtres, parfois d'assassinats collec-tifs. C'est la réalité même, la portée de touteférance, de toute référence comme différance.

Quel statut dès lors assigner à cette exempla-rité de re-marque ? Comment interpréter l'his-toire d'un exemple qui permet de ré-inscrire, àmême le corps d'une singularité irremplaçable,pour la donner ainsi à remarquer, la structureuniverselle d'une loi ?

Problème abyssal, déjà, que nous ne pourrionstraiter ici, dans ce qu'il a de classique. Encorefaut-il relever, mais depuis l'abîme, une chancequi ne manquera pas de compliquer la donne oula pliure, d'engager le pli dans la dissémination,comme dissémination. Car c'est comme une pen-sée de l'unique, justement, et non du pluriel,comme on l'a trop souvent cru, qu'une penséede la dissémination s'est présentée naguère enune pensée pliante du pli — et pliée au pli 1. Parce

1. Sur la dissémination comme expérience de l'unicitéet sur la dissémination selon plis, ou pli sur pli, cf. LaDissémination, Seuil, 1972, p. 50, 259, 283, 291 sq. etpassim.

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qu'il y a le pli d'une telle re-marque, la répliqueou la ré-application du quasi-transcendantal oudu quasi-ontologique dans l'exemple phénomé-nal, ontique ou empirique, et dans le phantasmemême, là où celui-ci suppose de la trace dans lalangue, on est justement obligé de dire à la fois« on ne parle jamais qu'une seule langue » et « onne parle jamais une seule langue », ou bien « jene parle qu'une seule langue, (et, mais, or) cen'est pas la mienne ».

Car l'expérience de la langue (ou plutôt, avanttout discours, l'expérience de la marque, de lare-marque ou de la marge), n'est-ce pas juste-ment ce qui rend possible et nécessaire cette arti-culation ? N'est-ce pas ce qui donne lieu à cettearticulation entre l'universalité transcendantaleou ontologique et la singularité exemplaire outémoignante de l'existence martyrisée ? Quandnous évoquons ici les notions apparemment abs-traites de la marque ou de la re-marque, nouspensons aussi à des stigmates. La terreur s'exerceau prix de blessures qui s'inscrivent à même lecorps. Nous parlons ici de martyre et de passion,au sens strict et quasi étymologique de cestermes. Et quand nous disons le corps, nousnommons aussi bien le corps de la langue et del'écriture que ce qui en fait une chose du corps.Nous en appelons donc à ce qu'on nomme sivite le corps propre et qui se trouve affecté de lamême ex-appropriation, de la même « aliéna-

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tion » sans aliénation, sans propriété à jamaisperdue ou à se réapproprier jamais.

Jamais, tu entends ce mot dans notre langue ?Et sans ? Sans jamais comprendre, tu entends ?Voilà désormais ce qu'il faut démontrer dans lascène ainsi faite.

En quoi la passion d'un martyre franco-maghrébin peut-elle donc témoigner de cettedestinée universelle qui nous assigne à une seulelangue mais en nous interdisant de nous l'appro-prier, telle interdiction se liant à l'essence mêmede la langue ou plutôt de l'écriture, de lamarque, du pli de la re-marque ?

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— Voilà une manière bien abstraite de raconterune histoire, cette fable que tu appelles jalouse-ment ton histoire, et qui serait seulement latienne.

— Dans son concept courant, l'anamnèse auto-biographique présuppose V identification. Nonpas l'identité, justement. Une identité n'estjamais donnée, reçue ou atteinte, non, seuls'endure le processus interminable, indéfinimentphantasmatique, de l'identification. Quelle quesoit l'histoire d'un retour à soi ou chez soi, dansla « case » du chez-soi (chez, c'est la casa), quoiqu'il en soit d'une odyssée ou d'un Bildungsro-man, de quelque façon que s'affabule une consti-tution du soi, de l'autos, de l'ipse, on se figuretoujours que celui ou celle qui écrit doit savoirdéjà dire je. En tout cas la modalité identificatricedoit être déjà ou désormais assurée: assurée dela langue et dans sa langue. Il faut, pense-t-on,

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que soit résolue la question de l'unité de lalangue, et donné l'Un de la langue au sens strictou au sens large - un sens large qu'on étirerajusqu'à y comprendre tous les modèles et toutesles modalités identificatoires, tous les pôles deprojection imaginaire de la culture sociale.Chaque région s'y trouve représentée en confi-guration, la politique, la religion, les arts, la poé-sie et les belles-lettres, la littérature au sens étroit(moderne). Il faut déjà savoir dans quelle langueje se dit, je me dis. On pense ici aussi bien au jepense, qu'au je grammatical ou linguistique, aumoi ou au nous dans leur statut identificatoire,tel que le sculptent des figures culturelles, sym-boliques, socio-culturelles. De tous les points devue, qui ne sont pas seulement grammaticaux,logiques, philosophiques, on sait bien que le jede l'anamnèse dite autobiographique, le je-me duje me rappelle se produit et se profère différem-ment selon les langues. Il ne les précède jamais,il n'est donc pas indépendant de la langue engénéral. Voilà qui est bien connu mais rarementpris en considération par ceux qui traitent engénéral de l'autobiographie — que ce genre soitlittéraire ou non, qu'on le tienne d'ailleurs pourun genre ou non.

Or sans même nous engager ici vers le fondsans fond des choses, nous devrions peut-êtrenous en tenir à une seule conséquence. Elleconcerne ce qui fut notre lieu commun, lors ducolloque, dès son titre même, à savoir l'ailleurs

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et le renvoi, à supposer qu'ils puissent jamaisdonner un lieu commun. Le je en question s'estsans doute formé, on peut le croire, si du moinsil a pu le faire et si le trouble de l'identité dontnous parlions à l'instant n'affecte pas précisé-ment la constitution même du je, la formationdu dire-je, du moi-je, ou l'apparition, commetelle, d'une ipséité pré-égologique. Il se seraitalors formé, ce je, dans Te site d'une situationintrouvable, renvoyant toujours ailleurs, à autrechose, à une autre langue, à l'autre en général.Il se serait situé dans une expérience insituablede la langue, de la langue au sens large, donc, dece mot.

Cette expérience ne fut ni monolingue, nibilingue, ni plurilingue. Elle ne fut ni une, nideux, ni deux + n. En tout cas, il n'y avait pasde je pensable ou pensant avant cette situationétrangement familière et proprement impropre(uncanny, unheimlich) d'une langue innom-brable.

Il est impossible de compter les langues, voilàce que je voulais suggérer. Il n'y a pas de cal-culabilité, dès lors que l'Un d'une langue, quiéchappe à toute comptabilité arithmétique, n'estjamais déterminé. Le Un de la monolangue dontje parle, et celui que je parle, ne sera donc pasune identité arithmétique, ni même une identitétout court. La monolangue demeure donc incal-culable, en ce trait du moins. Mais que leslangues paraissent strictement indénombrables,

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cela ne les empêche pas toutes de disparaître.Elles sombrent par centaines en ce siècle, chaquejour, et cette perdition ouvre la question d'unautre sauvetage ou d'un autre salut. Pour faireautre chose qu'archiver des idiomes (ce que nousfaisons parfois scientifiquement, sinon suffisam-ment, dans une urgence de plus en plus pres-sante), comment sauver une langue ? Une languevivante et « sauve » ?

Que penser de cette nouvelle sotériologie ?Est-ce bon ? Au nom de quoi ? Et si, pour sauverdes hommes en perdition dans leur langue, pourdélivrer les hommes eux-mêmes, exception faitede leur langue, il valait mieux renoncer à celle-ci, renoncer du moins aux meilleures conditionsde survie « à tout prix » pour un idiome ? Et s'ilvalait mieux sauver des hommes que leur idiome,là où il faudrait hélas choisir ? Car nous vivonsun temps où parfois la question se pose. Sur laterre des hommes aujourd'hui, certains doiventcéder à l'homo-hégémonie des langues domi-nantes, ils doivent apprendre la langue desmaîtres, du capital et des machines, ils doiventperdre leur idiome pour survivre ou pour vivremieux. Économie tragique, conseil impossible. Jene sais pas si le salut à l'autre suppose le salut del'idiome. Nous en reparlerons, comme de ce motétrange, en français, le salut.

Repartons donc.Ce que je dis, celui que je dis, ce je dont je

parle en un mot, c'est quelqu'un, je m'en sou-

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viens à peu près, à qui l'accès à toute langue nonfrançaise de l'Algérie (arabe dialectal ou littéraire,berbère, etc. ) a été interdit. Mais ce même je estaussi quelqu'un à qui l'accès au français, d'uneautre manière, apparemment détournée et per-verse, a aussi été interdit. D'une autre manière,certes, mais également interdit. Par un interditinterdisant du coup l'accès aux identificationsqui permettent l'autobiographie apaisée, les« mémoires » au sens classique.

Dans quelle langue écrire des mémoires dèslors qu'il n'y a pas eu de langue maternelle auto-risée ? Comment dire un « je me rappelle » quivaille quand il faut inventer et sa langue et sonje, les inventer en même temps, par-delà ce défer-lement d'amnésie qu'a déchaîné le double inter-dit ?

- Déferlement déchaîné d'un interdit ? Quelledrôle de langue tu parles là, là encore, eneffet...

- Déferlement déchaîné, car il convient depenser ici à des tensions et à des jeux de force,à la physis jalouse, vengeresse, cachée, à la fureurgénératrice de cette répression — et c'est pourquoicette amnésie reste active, en quelque sorte,dynamique, puissante, autre chose qu'un simpleoubli. L'interdiction n'est pas négative, elle neprovoque pas simplement à la perte. Ni à la per-dition l'amnésie qu'elle organise depuis le fond,

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dans les nuits de l'abîme. Elle roule, elle sedéroule comme une vague qui emporte tout, surdes plages que je connais trop. Elle porte tout,cette mer, et des deux côtés, elle s'enroule, elleemporte et s'enrichit de tout, elle remporte, rap-porte, déporte et se gonfle encore de ce qu'ellearrache. L'entêtement d'un capital sans tête. Etpuis j'aime le mot français « déferlement », jem'en explique ailleurs...

Sans doute vaudrait-il mieux éviter d'accrédi-ter ici des catégories familières, de nous rassureren elles, à quelque domaine qu'elles appar-tiennent. On cède par exemple à la facilité ouau mécanisme en parlant d'interdit. Si interditreste le nom, si nous y tenons, l'interdit fut d'untype à la fois exceptionnel et fondamental. Défer-lant. Quand on interdit l'accès à une langue, onn'interdit aucune chose, aucun geste, aucun acte.On interdit l'accès au dire, voilà tout, à un cer-tain dire. Mais c'est là justement l'interdit fon-damental, l'interdiction absolue, l'interdiction dela diction et du dire. L'interdit dont je parle,l'interdit depuis lequel je dis, me dis et me le dis,ce n'est donc pas un interdit parmi d'autres.

D'autre part, le nom « interdit » paraît encoretrop risqué. Il demeure facile ou équivoque dansla mesure où cette limite n'a jamais été posée,édictée comme un acte de loi - un décret officiel,une sentence - ni comme une barrière physique,naturelle, organique. Il n'y avait là ni frontièrenaturelle ni limite juridique. On avait le choix, on

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avait le droit formel d'apprendre ou de ne pasapprendre l'arabe ou le berbère. Ou l'hébreu. Cen'était pas illégal, ni un crime. Au lycée du moins— et l'arabe plutôt que le berbère. Je ne me rap-pelle pas que personne ait jamais appris l'hébreuau lycée. L'interdit opérait donc selon d'autresvoies. Plus rusées, pacifiques, silencieuses, libé-rales. Il prenait d'autres revanches. Dans la façonde permettre et de donner, car tout était donnéen principe, ou en tout cas permis.

Enfin et surtout l'expérience de ce doubleinterdit ne laissait à personne aucun recours. Ellene m'en laissa aucun. Elle ne pouvait pas ne pasêtre l'expérience d'un passage de la limite. Je nedis pas non plus « transgression », le mot est à lafois trop facile et trop chargé, mais on comprendmieux pourquoi je parlais à l'instant de déferle-ment.

Ce passage de la limite, j'y verrais aussi, en uncertain sens de ce mot, une écriture, en un sensde ce mot auprès duquel je rôde depuis desdécennies. L'« écriture », oui, on désigneraitainsi, entre autres choses, un certain moded'appropriation aimante et désespérée de lalangue, et à travers elle d'une parole interdictriceautant qu'interdite (la française fut les deux pourmoi), et à travers elle de tout idiome interdit, lavengeance amoureuse et jalouse d'un nouveaudressage qui tente de restaurer la langue, et croità la fois la réinventer, lui donner enfin une forme(d'abord la déformer, réformer, transformer), lui

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faisant ainsi payer le tribut de l'interdit ou, cequi revient sans doute au même, s'acquittantauprès d'elle du prix de l'interdit. Cela donnelieu à d'étranges cérémonies, à des célébrationssecrètes et inavouables. Donc à des opérationscryptées, à du mot sous scellé circulant dans lalangue de tous.

Mais comment orienter cette écriture, cetteappropriation impossible de la langue interdic-trice-interdite, cette inscription de soi dans lalangue défendue — défendue pour moi, à moi,mais aussi par moi (car on peut le savoir, je suisà ma manière un défenseur de la langue fran-çaise) ?

Je devrais plutôt dire: comment orienterl'inscription de soi auprès de cette langue défen-due et non simplement en elle, auprès d'elle,comme une plainte auprès d'elle déposée, ungrief et déjà une procédure en appel ? Telle ins-cription ne pouvait s'orienter, dans mon cas,depuis l'espace et le temps d'une langue mater-nelle parlée, puisque je n'en avais pas, justement,pas d'autre que le français. Je n'avais pas delangue pour le grief, ce mot que j'aime àentendre maintenant en anglais où il signifiedavantage la plainte sans accusation, la souf-france et le deuil. Il faudrait penser ici à un griefquasiment originaire, puisqu'il ne déplore mêmepas une perte: je n'ai rien eu à perdre, à maconnaissance, que le français, la langue endeuillée

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du deuil. Dans un tel grief, on prend ainsi, àdemeure, le deuil de ce qu'on n'a jamais eu.

Car jamais je n'ai pu appeler le français, cettelangue que je te parle, « ma langue maternelle ».

Ces mots ne me viennent pas à la bouche, ilsne me sortent pas de la bouche. Aux autres, « malangue maternelle ».

Voilà ma culture, elle m'a appris les désastresvers lesquels une invocation incantatoire de lalangue maternelle aura précipité les hommes. Maculture fut d'emblée une culture politique. « Malangue maternelle », c'est ce qu'ils disent, cequ'ils parlent, moi je les cite et je les interroge.Je leur demande, dans leur langue, certes, pourqu'ils m'entendent, car c'est grave, s'ils saventbien ce qu'ils disent et de quoi ils parlent. Sur-tout quand ils célèbrent si légèrement la « frater-nité », c'est au fond le même problème, les frères,la langue maternelle, etc.

C'est un peu comme si je rêvais de les réveillerpour leur dire « écoutez, attention, maintenantça suffît, il faut se lever et partir, autrement ilvous arrivera malheur ou, ce qui revient un peuau même, il ne vous arrivera rien du tout. Quede la mort. Votre langue maternelle, ce que vousappelez ainsi, un jour, vous verrez, elle ne vousrépondra même plus. Allez, en route,maintenant. Écoutez... ne croyez pas si vite,croyez-moi, que vous êtes un peuple, cessezd'écouter sans protester ceux qui vous disent

écoutez.. . ».

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- Abdelkebir Khatibi, lui, parle de sa « languematernelle ». Sans doute n'est-ce pas le français,mais il en parle. Il en parle dans une autrelangue. Le français, justement. Il fait cette confi-dence publique. Il publie son discours dans notrelangue. Et pour dire de sa langue maternelle,voilà une confidence, qu'elle l'a « perdu ».

— Oui, mon ami n'hésite pas à dire alors « malangue maternelle ». Il n'en parle pas sans trem-blement, on peut l'entendre, sans ce discretséisme du langage qui signe la vibration poétiquede tout son œuvre. Mais il ne semble pas reculerdevant les mots de « langue maternelle ». C'estla confiance que je trouve à cette confidence. Ilaffirme même, ce qui est encore autre chose, lepossessif. Il ose. Il s'affirme possessif comme siaucun doute n'insinuait ici sa menace: « malangue maternelle », dit-il.

Voilà qui tranche. En douceur sans doute et

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presque en silence, mais qui tranche. Le tran-chant de ce trait distingue justement l'histoireque je raconte, la fable que je me raconte, l'in-trigue dont je suis ici le représentant, le témoin,d'autres diraient trop vite le plaignant. Le tran-chant de ce trait la distingue de l'expériencedécrite par Khatibi quand il écoute l'appel del'écriture. Déjà, on croit l'entendre l'écouter, cetappel, au moment où celui-ci retentit. Il lui par-vient en écho, il lui revient dans la résonanced'une bi-langue. Khatibi tient contre son oreillela conque volubile d'une langue double. Maisdès, oui, dès l'ouverture de ce grand livre qu'estAmour bilingue, il y a une mère. Une seule.Quelle mère aussi. Celui qui parle à la premièrepersonne élève la voix depuis la langue de samère. Il évoque une langue d'origine qui l'apeut-être « perdu », certes, lui, mais qu'il n'a pasperdue, lui. Il gardé ce qui l'a perdu. Et il gardaitaussi, déjà, bien entendu, ce qu'il n'a pas perdu.Comme s'il pouvait en assurer le salut, fût-cedepuis sa propre perte. Il eut une seule mère etplus d'une mère, sans doute, mais il a bien eu salangue maternelle, une langue maternelle, uneseule langue maternelle plus une autre langue. Ilpeut alors dire « ma langue maternelle » sans lais-ser paraître, en surface, le moindre trouble:

« Oui, ma langue maternelle m'a perdu.Perdu ? Mais quoi, ne parlais-je pas, n'écri-

vais-je pas dans ma langue maternelle avec une

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grande jouissance ? Et la bi-langue n'était-ellepas ma chance d'exorcisme ? Je veux dire autrechose. Ma mère était illettrée. Ma tante — mafausse nourrice - l'était aussi. Diglossie natalequi m'avait voué peut-être à l'écriture, entre lelivre de mon dieu et ma langue étrangère, parde secondes douleurs obstétricales, au-delà detoute mère, une et unique. Enfant, j'appelais latante à la place de la mère, la mère à la placede l'autre, pour toujours l'autre, l'autre 1. »

Bien qu'un mauvais jour ma mère à moi, dansles dernières années de sa vie, devînt commeaphasique et amnésique, bien qu'alors elle parûtavoir oublié jusqu'à mon nom, elle ne fut pas« illettrée », sans doute. Mais à la différence dela tradition dans laquelle naquit Khatibi, mamère elle-même ne parlait pas plus que moi, jele suggérais plus haut, une langue qu'on pût dire« pleinement » maternelle.

Essayons désormais de désigner plus directe-ment les choses, au risque de les mal nommer.

Premièrement, l'interdit. Un interdit, gardonspar provision ce mot, un interdit particuliers'exerçait donc, je le rappelle, sur les langues arabeou berbère. Il prit bien des formes culturelles etsociales pour quelqu'un de ma génération. Maisce fut d'abord une chose scolaire, une chose quivous arrive « à l'école », mais à peine une mesure

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ou une décision, plutôt un dispositif pédago-gique. L'interdit procédait d'un « système édu-catif », comme on dit en France depuis quelquetemps, sans sourire et sans inquiétude. Étantdonné toutes les censures coloniales - surtoutdans le milieu urbain et suburbain où je vivais —,étant donné les cloisons sociales, les racismes, unexénophobie au visage tantôt grimaçant et tantôt« bon vivant », parfois presque convivial oujoyeux, étant donné la disparition en cours del'arabe comme langue officielle, quotidienne etadministrative, le seul recours était encore l'école;et à l'école l'apprentissage de l'arabe, mais au titrede langue étrangère; de cette étrange sorte delangue étrangère comme langue de l'autre, certes,quoique, voilà l'étrange et l'inquiétant, de l'autrecomme le prochain le plus proche. Unheimlich.Pour moi, ce fut la langue du voisin. Car j'habitaisà la bordure d'un quartier arabe, à l'une de cesfrontières de nuit, à la fois invisibles et presqueinfranchissables: la ségrégation y était aussi effi-cace que subtile. Je dois renoncer ici aux fines ana-lyses qu'appellerait la géographie sociale de l'ha-bitat, comme la cartographie des salles de classede l'école primaire, où il y avait encore, avant dedisparaître au seuil du lycée, beaucoup de petitsAlgériens, Arabes et Kabyles. Tout proches et infi-niment lointains, voilà la distance dont on nousinculquait, si je puis dire, l'expérience. Inou-bliable et généralisable.

L'étude facultative de l'arabe restait certes per-

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mise. Nous la savions autorisée, c'est-à-dire toutsauf encouragée. L'autorité de l'Éducation natio-nale (de 1'« instruction publique ») la proposaitau même titre, en même temps et sous la mêmeforme que l'étude de n'importe quelle langueétrangère dans tous les lycées français d'Algérie.L'arabe, langue étrangère facultative en Algérie !Comme si on nous disait, et c'est ce qu'on nousdisait en somme: « Voyons, le latin est obliga-toire pour tous en sixième, bien sûr, ne parlonspas du français, mais voulez-vous apprendre desurcroît l'anglais, ou l'arabe, ou l'espagnol oul'allemand ? » Jamais le berbère, me semble-t-il.

Sans avoir de statistiques à ma disposition, jeme souviens que le pourcentage des élèves delycée qui choisissaient l'arabe avoisinait le zéro.Dans leur extrême rareté, ils ne formaient mêmepas un groupe homogène, ceux qui s'y enga-geaient selon un choix qui paraissait alors insoliteou bizarre. Il y avait parmi eux, parfois, desélèves d'origine algérienne (des « indigènes »,selon l'appellation officielle), quand exception-nellement ils accédaient au lycée - car alors tousne se portaient pas eux-mêmes vers l'arabecomme discipline linguistique. Parmi ceux quioptaient pour l'arabe, il y avait, me semble-t-il,des petits Français d'Algérie d'origine nonurbaine, des fils de colons, venus del'« intérieur ». Suivant les conseils ou le désir deleurs parents, nécessité faisant loi, ils pensaientd'avance au besoin qu'ils auraient un jour de

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cette langue pour des raisons techniques et pro-fessionnelles: entre autres choses pour pouvoirse faire entendre, c'est-à-dire aussi écouter, envérité obéir, par leurs ouvriers agricoles.

Tous les autres, dont j'étais, subissaient pas-sivement l'interdit. Celui-ci représentait massi-vement la cause, autant que l'effet - l'effetrecherché, donc - de l'inutilité croissante, de lamarginalisation organisée de ces langues, l'arabeet le berbère. Leur exténuation fut calculée parune politique coloniale qui affectait de traiterl'Algérie comme l'ensemble de trois départe-ments français.

Je ne peux pas, là encore, analyser de frontcette politique de la langue et je ne voudrais pasme servir trop facilement du mot « colonia-lisme ». Toute culture est originairement colo-niale. Ne comptons pas seulement sur l'étymo-logie pour le rappeler. Toute culture s'instituepar l'imposition unilatérale de quelque « poli-tique » de la langue. La maîtrise, on le sait,commence par le pouvoir de nommer, d'imposeret de légitimer les appellations. On sait ce qu'ilen fut du français en France même, dans laFrance révolutionnaire autant ou plus que dansla France monarchique. Cette mise en demeuresouveraine peut être ouverte, légale, armée oubien rusée, dissimulée sous les alibis de l'huma-nisme « universel », parfois de l'hospitalité la plusgénéreuse. Elle suit ou précède toujours laculture comme son ombre.

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Il ne s'agit pas d'effacer ainsi la spécificitéarrogante ou la brutalité traumatisante de cequ'on appelle la guerre coloniale moderne et« proprement dite », au moment même de laconquête militaire ou quand la conquête sym-bolique prolonge la guerre par d'autres voies. Aucontraire. La cruauté coloniale, certains, dont jesuis, en ont fait l'expérience des deux côtés, sion peut dire. Mais toujours elle révèle exem-plairement, là encore, la structure coloniale detoute culture. Elle en témoigne en martyr, et « àvif».

Le monolinguisme de l'autre, ce serait d'abordcette souveraineté, cette loi venue d'ailleurs, sansdoute, mais aussi et d'abord la langue même dela Loi. Et la Loi comme Langue. Son expérienceserait apparemment autonome, puisque je dois laparler, cette loi, et me l'approprier pour l'en-tendre comme si je me la donnais moi-même;mais elle demeure nécessairement, ainsi le veutau fond l'essence de toute loi, hétéronome. Lafolie de la loi loge sa possibilité à demeure dansle foyer de cette auto-hétéronomie.

C'est en faisant fond sur ce fond qu'opère lemonolinguisme imposé par l'autre, ici par unesouveraineté d'essence toujours coloniale et quitend, répressiblement et irrépressiblement, àréduire les langues à l'Un, c'est-à-dire à l'hégé-monie de l'homogène. On le vérifie partout, par-tout où dans la culture cette homo-hégémoniereste à l'œuvre, effaçant les plis et mettant le

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texte à plat. La puissance colonisatrice elle-même, au fond de son fond, n'a pas besoin pourcela d'organiser de spectaculaires initiatives: mis-sions religieuses, bonnes œuvres philanthro-piques ou humanitaires, conquêtes de marché,expéditions militaires ou génocides.

On va m'accuser de mélanger tout ça. Maisnon ! Mais si, on peut et on doit, tout en pre-nant garde aux distinctions les plus rigoureuses,tout en respectant le respect du respectable, nepas perdre de vue cette obscure puissancecommune, cette pulsion coloniale qui auracommencé par s'insinuer, ne tardant jamais àl'envahir, dans ce qu'ils appellent d'une expres-sion usée à rendre l'âme: « le rapport à l'autre » !ou « l'ouverture à l'autre » !

Mais pour cette raison même, le monolin-guisme de l'autre, cela veut dire encore autrechose, qui se découvrira peu à peu: que de toutefaçon on ne parle qu'une langue — et on ne Vapas. On ne parle jamais qu'une langue - et elleest dissymétriquement, lui revenant, toujours, àl'autre, de l'autre, gardée par l'autre. Venue del'autre, restée à l'autre, à l'autre revenue.

Bien entendu, l'accès une fois barré à la langueet à l'écriture de tel autre - ici l'arabe ou le ber-bère — comme à toute la culture qui en est insé-parable, l'inscription de cette limite ne pouvaitpas ne pas laisser de traces. Elle devait multiplieren particulier les symptômes d'une fascinationdans la pratique apparemment commune et pri-

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vilégiée du français. La langue soustraite - l'arabeou le berbère, pour commencer — devenait sansdoute la plus étrangère.

Mais ce privilège n'allait pas sans quelque sin-gulière et trouble proximité. Parfois je medemande si cette langue inconnue n'est pas malangue préférée. La première de mes langues pré-férées. Et comme chacune de mes langues pré-férées (car j'avoue en avoir plus d'une), j'aime àl'entendre surtout hors de toute « communica-tion », dans la solennité poétique du chant oude la prière.

Il me sera d'autant plus difficile, dès lors, demontrer que la langue française nous était éga-lement interdite. Également, mais je le concède,autrement.

Deuxièmement, l'interdite. Je le répète, cetteexpérience passe encore et surtout par l'école. Onpeut y voir une histoire de cour et de classe, maisde cour et de classe scolaires. Un tel phénomènedevait se distribuer selon plusieurs lieux de géné-ralité. Il tournait autour de cercles, les cercles àla fois excentriques et concentriques de clôturessocio-linguistiques. Pour les élèves de l'écolefrançaise en Algérie, qu'ils fussent algériensd'origine, « nationaux français 1 », « citoyens

1. Sur cette notion juridique comme sur l'extraordi-naire histoire de la citoyenneté en Algérie (qui à maconnaissance n'a pas d'autre équivalent, stricto sensu, au

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français d'Algérie » ou qu'ils fussent nés dans cemilieu des Juifs d'Algérie qui étaient à la fois ousuccessivement l'un et l'autre (« Juifs indigènes »,comme on disait sous l'Occupation sans occu-pation, Juifs indigènes et néanmoins français pen-dant un certain temps), pour tous le français étaitune langue supposée maternelle mais dont lasource, les normes, les règles, la loi étaient situéesailleurs. Elles étaient renvoyées ailleurs, dirions-nous pour évoquer ou renverser le titre de notrecolloque. Ailleurs, c'est-à-dire dans la Métropole.Dans la Ville-Capitale-Mère-Patrie. On disaitparfois la France, mais le plus souvent la Métro-pole, du moins dans la langue officielle, dans larhétorique imposée des discours, des journaux, del'école. Quant à ma famille, et presque toujoursailleurs, on y disait entre soi « la France » (« ilspeuvent se payer des vacances en France, ceux-là », « il va faire ses études en France, celui-là »,« il va faire une cure en France, en général àVichy », « ce prof, vient de France », « ce fromagevient de France »).

monde), je renvoie au lumineux article de Louis-AugustinBarrière, « Le puzzle de la citoyenneté en Algérie », publiédans la revue du Gisti (Plein droit, nos 29-30, novembre1995) dont je veux saluer au passage le travail aujourd'huiexemplaire. Cet article commence ainsi (mais il faut toutlire): « Jusqu'à la Libération, les musulmans d'Algérien'étaient considérés que comme des nationaux français etnon pas comme des citoyens français. Cette distinctions'expliquait par l'histoire. »

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La métropole, la Ville-Capitale-Mère-Patrie, lacité de la langue maternelle, voilà un lieu quifigurait, sans l'être, un pays lointain, proche maislointain, non pas étranger, ce serait trop simple,mais étrange, fantastique et fantomal. Au fondl'une de mes premières et plus imposantes figuresde la spectralité, la spectralité elle-même, je medemande si ce ne fut pas la France, je veux diretout ce qui portait ce nom (à supposer qu'unpays et que ce qui porte le nom d'un pays soitjamais autre chose, même pour les patriotes lesplus insoupçonnables, surtout pour eux, peut-être. )

Un pays de rêve, donc, à une distance inob-jectivable. En tant que modèle du bien-parler etdu bien-écrire, il représentait la langue du maître(je crois n'avoir d'ailleurs jamais reconnu d'autresouverain dans ma vie). Le maître prenaitd'abord et en particulier la figure du maîtred'école. Celui-ci pouvait ainsi représenter digne-ment, sous les traits universels de la bonne Répu-blique, le maître en général. Tout autrement quepour un petit Français de France, la Métropoleétait l'Ailleurs, à la fois une place forte et un toutautre lieu. Depuis l'irremplaçable emplacementde ce Là-bas mythique, il fallait tenter, en vain,bien sûr, de mesurer la distance infinie ou laproximité incommensurable du foyer invisiblemais rayonnant dont nous arrivaient les para-digmes de la distinction, de la correction, del'élégance, de la langue littéraire ou oratoire. La

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langue de la Métropole était la langue mater-nelle, en vérité le substitut d'une langue mater-nelle (y a-t-il jamais autre chose ?) comme languede l'autre.

Pour le petit Provençal ou le petit Breton, ily a bien sûr un phénomène analogue. Paris peuttoujours assurer ce rôle de metropolis et occupercette place pour un provincial, comme les beauxquartiers pour une certaine banlieue. Paris, c'estaussi la capitale de la littérature. Mais l'autre n'aplus dans ce cas la même transcendance du là-bas, l'éloignement de l'être-ailleurs, l'autoritéinaccessible d'un maître qui habite outre-mer. Ily manque une mer.

Car nous le savions d'un savoir obscur maisassuré, l'Algérie n'était en rien la province, niAlger un quartier populaire. Pour nous, dèsl'enfance, l'Algérie, c'était aussi un pays, Algerune ville dans un pays, en un sens trouble de cemot qui ne coïncide ni avec l'État, ni avec lanation, ni avec la religion, ni même, oserai-je ledire, avec une authentique communauté. Et dansce « pays » d'Algérie, on voyait d'ailleurs sereconstituer le simulacre spectral d'une structurecapitale/province, (« Alger/l'intérieur », « Alger/Oran », « Alger/Constantine », « Alger-ville/Alger-banlieue », quartiers résidentiels, en généralsur les hauteurs/quartiers pauvres, souvent plusbas).

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Nous venons peut-être de décrire un premiercercle de généralité. Entre le modèle dit scolaire,grammatical ou littéraire, d'une part, et la langueparlée d'autre part, il y avait la mer, un espacesymboliquement infini, un gouffre pour tous lesélèves de l'école française en Algérie, un abîme.Je ne l'ai traversé, corps et âme ou corps sansâme (mais l'aurai-je jamais franchi, autrementfranchi ?), pour la première fois, d'une traverséeen bateau, sur le Ville d'Alger, qu'à l'âge de dix-neuf ans. Premier voyage, première traversée dema vie, vingt heures de mal de mer et de vomis-sements - avant une semaine de détresse et delarmes d'enfant dans le sinistre internat du« Baz'Grand » (dans la « khâgne » du lycéeLouis-le-Grand et dans un quartier dont je nesuis quasiment jamais sorti depuis).

On pourrait aussi « raconter » à l'infini, on adéjà commencé à le faire ici ou là, ce qu'on nous« racontait », justement, de 1'« histoire de

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France », entendons par là ce qu'on enseignait àl'école sous le nom d'« histoire de France »: unediscipline incroyable, une fable et une bible maisune doctrine d'endoctrinement quasiment inef-façable pour des enfants de ma génération. Sansparler de la géographie: pas un mot sur l'Algérie,pas un seul sur son histoire et sur sa géographie,alors que nous pouvions dessiner les yeux fermésles côtes de Bretagne ou l'estuaire de la Gironde.Et nous devions connaître à fond, en gros et endétail, nous récitions en vérité par cœur le nom.des chefs-lieux de tous les départements français,des plus petits affluents de la Seine, du Rhône,de la Loire ou de la Garonne, de leurs source etembouchure. Ces quatre fleuves invisiblesavaient à peu près la puissance allégorique desstatues parisiennes qui les représentent et que j'aidécouvertes en éclatant de rire beaucoup plustard: j'étais devant la vérité de mes leçons degéographie. Laissons. Je me contenterai dequelques allusions à la littérature. C'est au fond,de l'enseignement français en Algérie, la premièrechose que j'ai reçue, la seule en tout cas que j'aieaimé recevoir. La découverte de la littératurefrançaise, l'accès à ce mode d'écriture si singulierqu'on appelle la « littérature-française », ce futl'expérience d'un monde sans continuité sensibleavec celui dans lequel nous vivions, presque sansrien de commun avec nos paysages naturels ousociaux.

Mais cette discontinuité en creusait une autre.

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Et devenait, de ce fait, doublement révélatrice.Elle exhibait sans doute la hauteur qui séparetoujours la culture littéraire - la « littérarité »comme un certain traitement de la langue, dusens et de la référence — de la culture non litté-raire, même si cette séparation ne se réduitjamais au « pur et simple ». Mais outre cettehétérogénéité essentielle, outre cette hiérarchieuniverselle, un sevrage sans ménagement livraitdans ce cas une partition plus aiguë, celle quisépare la littérature française — son histoire, sesœuvres, ses modèles, son culte des morts, sesmodes de transmission et de célébration, ses« beaux-quartiers », ses noms d'auteurs et d'édi-teurs - de la culture « propre » des « Françaisd'Algérie ». On n'entrait dans la littérature fran-çaise qu'en perdant son accent. Je crois n'avoirpas perdu mon accent, pas tout perdu de monaccent de « Français d'Algérie ». L'intonation enest plus apparente dans certaines situations« pragmatiques » (la colère ou l'exclamation enmilieu familial ou familier, plus souvent en privéqu'en public, et c'est au fond un critère assezfiable pour l'expérience de cette étrange et pré-caire distinction). Mais je crois pouvoir espérer,j'aimerais tant qu'aucune publication ne laisserien paraître de mon « français d'Algérie ». Je necrois pas, pour l'instant et jusqu'à démonstrationdu contraire, qu'on puisse déceler à la lecture, etsi je ne le déclare pas moi-même, que je suis un« Français d'Algérie ». De la nécessité de cette

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transformation vigilante je garde sans doute unesorte de réflexe acquis. Je n'en suis pas fier, jen'en fais pas une doctrine, mais c'est ainsi:l'accent, quelque accent français que ce soit, etavant tout le fort accent méridional, me paraîtincompatible avec la dignité intellectuelle d'uneparole publique. (Inadmissible, n'est-ce pas ? Jel'avoue. ) Incompatible a fortiori avec la vocationd'une parole poétique: avoir entendu RenéChar, par exemple, lire lui-même ses aphorismessentencieux avec un accent qui me parut à la foiscomique et obscène, la trahison d'une vérité, celan'a pas peu fait pour ruiner une admiration dejeunesse.

L'accent signale un corps à corps avec lalangue en général, il dit plus que l'accentuation.Sa Symptomatologie envahit l'écriture. C'estinjuste, mais c'est ainsi. À travers l'histoire queje raconte et malgré tout ce que je semble parfoisprofesser d'autre part, j'ai contracté, je l'avoue,une inavouable mais intraitable intolérance: jene supporte ou n'admire, en français du moins,et seulement quant à la langue, que le françaispur. Comme dans tous les domaines, sous toutesses formes, je n'ai jamais cessé de remettre enquestion le motif de la « pureté » (le premiermouvement de ce qu'on appelle la « déconstruc-tion » la porte vers cette « critique » du phan-tasme ou de l'axiome de la pureté ou vers ladécomposition analytique d'une purification quireconduirait à la simplicité indécomposable de

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l'origine), je n'ose avouer encore cette exigencecompulsive d'une pureté de la langue que dansles limites dont je suis sûr: cette exigence n'estni éthique, ni politique, ni sociale. Elle nem'inspire aucun jugement. Elle m'expose seule-ment à la souffrance quand quelqu'un, et ce peutêtre moi, vient à y manquer. Je souffre davan-tage, bien sûr, quand je me surprends ou quandje suis pris en « flagrant délit » moi-même (voilàencore que je parle de délit, malgré ce que jeviens de dénier). Surtout, cette exigence demeuresi inflexible qu'elle excède parfois le point de vuegrammatical, elle néglige même le « style » pourse plier à une règle plus secrète, pour « écouter »le murmure impérieux d'un ordre dont quel-qu'un en moi se flatte de comprendre, mêmedans des situations où il serait tout seul à le faire,en tête-à-tête avec l'idiome, la visée dernière: ladernière volonté de la langue, en somme, une loide la langue qui ne se confierait qu'à moi.Comme si j'étais son dernier héritier, le dernierdéfenseur et illustrateur de la langue française.(J'entends d'ici les protestations, de divers côtés:mais oui, mais oui, riez donc !). Comme si jecherchais à jouer ce rôle, à m'identifier avec cehéros-martyr-pionnier-législateur-hors-la-loi quin'hésiterait devant rien pour bien marquer quecette dernière volonté, en sa pureté impérative etcatégorique, ne se confond avec rien qui soitdonné (le lexique, la grammaire, la bienséancestylistique ou poétique) — qui n'hésiterait donc

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pas à violer toutes ces instructions, à tout brûlerpour se rendre à la langue, à cette langue-ci.

Car toujours, je l'avoue, je me rends à lalangue.

Mais à la mienne comme celle de l'autre, etje me rends à elle avec l'intention, presque tou-jours préméditée, de faire qu'elle n'en reviennepas: ici et non là, là et non ici, non pour rendregrâce à rien qui soit donné, seulement à venir,et c'est pourquoi je parle d'héritage ou de der-nière volonté.

J'avoue donc une pureté qui n'est pas trèspure. Tout sauf un purisme. Du moins est-ce laseule impure « pureté » dont j'ose confesser legoût. C'est un goût prononcé pour une certaineprononciation. Je n'ai cessé d'apprendre, surtouten enseignant, à parler bas, ce qui fut difficilepour un « pied noir » et surtout dans ma famille,mais à faire que ce parler bas laissât paraître laretenue de ce qui est ainsi retenu, à peine, àgrand peine contenu par l'écluse, une écluse pré-caire et qui laisse appréhender la catastrophe. Àchaque passage le pire peut arriver.

Je dis « écluse », écluse du verbe et de la voix,j'en ai beaucoup parlé ailleurs, comme si unmanœuvrier savant, un cybernéticien du timbregardait encore l'illusion de gouverner un dispo-sitif et de veiller sur un niveau le temps d'unpassage. J'aurais dû parler de barrage pour deseaux peu navigables. Ce barrage menace toujoursde céder. J'ai été le premier à avoir peur de ma

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voix, comme si elle n'était pas la mienne, et à lacontester, voire à la détester.

Si j'ai toujours tremblé devant ce que je pour-rais dire, ce fut à cause du ton, au fond, et nondu fond. Et ce que, obscurément, comme malgrémoi, je cherche à imprimer, le donnant ou leprêtant aux autres comme à moi-même, à moicomme à l'autre, c'est peut-être un ton. Tout semet en demeure d'une intonation.

Et plus tôt encore, dans ce qui donne son tonau ton, un rythme. Je crois qu'en tout c'est avecle rythme que je joue le tout pour le tout.

Cela commence donc avant de commencer.Voilà l'origine incalculable d'un rythme. Le toutpour le tout mais aussi à qui perd gagne.

Car bien sûr, je ne l'ignore pas et c'est ce qu'ilfallait démontrer, je l'ai aussi contracté à l'école,ce goût hyperbolique pour la pureté de la langue.Et partant pour l'hyperbole en général. Unehyperbolite incurable. Une hyperbolite générali-sée. Enfin, j'exagère. J'exagère toujours. Maiscomme pour les maladies qu'on attrape à l'école,le bon sens et les médecins rappellent qu'il y fautdes prédispositions. On doit supposer un terrainfavorable. Il reste qu'aucune révolte contreaucune discipline, aucune critique de l'institu-tion scolaire n'aura pu faire taire ce qui ressem-blera toujours en moi à quelque « dernièrevolonté », la dernière langue du dernier mot dela dernière volonté: parler en bon français, enfrançais pur, même au moment de s'en prendre,

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de mille façons, à tout ce qui s'y allie et parfoisà tout ce qui l'habite. Cet hyperbolisme (« plusfrançais que le français », plus « purement fran-çais » que ne l'exigeait la pureté des puristes alorsmême que, depuis toujours, je m'en prends à lapureté et à la purification en général, et bien sûraux « ultras » d'Algérie), cet extrémisme intem-pérant et compulsif, je l'ai sans doute contractéà l'école, oui, dans les différentes écoles françaisesoù j'ai passé ma vie. (Tiens, est-ce fortuit, lesinstitutions qui m'ont hébergé, même dansl'enseignement dit supérieur, se sont appelées« écoles », plus souvent que « universités »).

Mais, je viens de le suggérer, cette démesurefut sans doute plus archaïque en moi que l'école.Tout avait dû commencer avant la maternelle;il me resterait donc à l'analyser plus près de monantiquité, ce que je me sens encore incapable defaire. J'ai toutefois besoin de me reporter à cetteantiquité pré-scolaire pour rendre compte de lagénéralité de cet « hyperbolisme » qui auraenvahi ma vie et mon travail. En relève tout cequi s'avance au titre de la « déconstruction »,bien sûr, un télégramme y suffirait ici, àcommencer par cette « hyperbole » (c'est le motde Platon) qui aura tout commandé, y comprisla réinterprétation de khôra, à savoir le passageau-delà même du passage du Bien ou de l'Unau-delà de l'être (hyperbolè... epekeina tes ousias),l'excès au-delà de l'excès: imprenable. Surtout,la même hyperbole aura précipité un petit Juif

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français d'Algérie à se sentir, et parfois à oser sedire en public, jusqu'à la racine de la racine,avant la racine et dans l'ultra-radicalité, plus etmoins français mais aussi plus et moins juif quetous les Français, tous les Juifs et tous les Juifsde France. Et ici encore, que tous les Maghrébinsfrancophones.

Bien que je mesure, crois-moi, le ridicule etl'outrecuidance de ces allégations puériles(comme le « je suis le dernier des Juifs » dansCirconfession), j'en prends le risque pour êtrehonnête avec mes interlocuteurs et avec moi-même, avec ce quelqu'un en moi qui sent ainsiles choses. Ainsi et non autrement. Comme tou-jours je te dis la vérité, tu peux me croire, toi.

Naturellement, tout cela fut un mouvementen mouvement. Le processus ne cessait de s'ac-célérer. Les choses changèrent plus vite qu'aurythme des générations. Cette précipitation duraun siècle pour toute l'Algérie, moins d'un sièclepour les Juifs d'Algérie. Il faudrait donc une soi-gneuse modulation diachronique à ce récit. Maisil y eut un moment singulier dans le cours de lamême histoire. Pour tous les phénomènes de cetype, la guerre précipite la précipitation générale.Comme pour les étapes de la citoyenneté offerteou retirée, comme pour le progrès de la scienceet de la technique, de la chirurgie et de la méde-cine en général, la guerre reste un formidable« accélérateur ». En pleine guerre, juste après ledébarquement des Alliés en Afrique du Nord, en

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novembre 1942, on assiste alors à la constitutiond'une sorte de capitale littéraire de la France enexil à Alger. Effervescence culturelle, présencedes écrivains « célèbres », prolifération des revueset des initiatives éditoriales. Cela confère aussiune visibilité plus théâtrale à la littérature algé-rienne d'expression, comme on dit, française,qu'il s'agisse d'écrivains d'origine européenne(Camus et bien d'autres) ou, mutation très dif-férente, d'écrivains d'origine algérienne.Quelques années plus tard, dans le sillage encorebrillant de cet étrange moment de gloire, j'ai étécomme harponné par la littérature et par la phi-losophie françaises, l'une et l'autre, l'une oul'autre: flèches de métal ou de bois, corps péné-trant de paroles enviables, redoutables, inacces-sibles alors même qu'elles entraient en moi,phrases qu'il fallait à la fois s'approprier, domes-tiquer, amadouer, c'est-à-dire aimer en enflam-mant, brûler (l'amadou n'est jamais loin), peut-être détruire, en tout cas marquer, transformer,tailler, entailler, forger, greffer au feu, faire venirautrement, autrement dit, à soi en soi.

Soyons plus justes. Amadouer, dans ce cas,c'était un rêve, sans doute. Cela reste un rêve.Quel rêve ? Non pas de faire mal à la langue (iln'est rien que je respecte et aime autant), nonpas de la léser ou de la blesser dans l'un de cesmouvements de revanche dont je fais ici monthème (sans jamais pouvoir déterminer le lieu duressentiment, qui se venge de qui, et d'abord si

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la langue elle-même n'est pas portée, dès l'ori-gine, par cette jalousie vengeresse), non pas de lamaltraiter, cette langue, dans sa grammaire, sasyntaxe, son lexique, dans le corps de règles oude normes qui constituent sa loi, dans l'érectionqui la constituait elle-même en loi. Mais le rêvequi devait commencer alors de se rêver, c'étaitpeut-être de lui faire arriver quelque chose, àcette langue. Désir de la faire arriver ici en luifaisant arriver quelque chose, à cette languedemeurée intacte, toujours vénérable et vénérée,adorée dans l'oraison de ses mots et dans les obli-gations qui s'y contractent, en lui faisant arriver,donc, quelque chose de si intérieur qu'elle ne fûtmême plus en position de protester sans devoirprotester du même coup contre sa propre éma-nation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement quepar de hideux et inavouables symptômes,quelque chose de si intérieur qu'elle en vienne àjouir comme d'elle-même au moment de seperdre en se retrouvant, en se convertissant àelle-même, comme l'Un qui se retourne, qui s'enretourne chez lui, au moment où un hôteincompréhensible, un arrivant sans origine assi-gnable la ferait arriver à lui, ladite langue,l'obligeant alors à parler, elle-même, la langue,dans sa langue, autrement. Parler toute seule.Mais pour lui et selon lui, gardant en soncorps, elle, l'archive ineffaçable de cet événe-ment: non pas un enfant, nécessairement, maisun tatouage, une forme splendide, cachée sous

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le vêtement, où le sang se mêle à l'encre pouren faire voir de toutes les couleurs ¹. L'archiveincarnée d'une liturgie dont personne ne tra-hirait le secret. Que personne d'autre en vériténe pourrait s'approprier. Pas même moi quiserais pourtant dans le secret.

Je dois en rêver encore, dans ma « nostal-gérie ».

1. Au moment de relire les épreuves d'imprimerie, jevois à la télévision ce film japonais dont j'ignore le titre etqui raconte l'histoire d'un artiste en tatouage. Son chef-d'œuvre: un tatouage inouï dont il couvre le dos de safemme en lui faisant l'amour, dans le dos, quand il acompris que telle était la condition de son « ductus ». Onle voit enfoncer la pointe de sa plume blessante alors quesa femme, sur le ventre, retourne vers lui un visage sup-pliant et douloureux. Elle le quitte à cause de cette vio-lence. Mais lui envoie plus tard, sans que d'abord il lereconnaisse, le fils qu'elle emportait de lui, pour qu'il enfasse à son tour un maître du tatouage. Désormais le pèreartiste ne pourra faire œuvre, sur le dos d'une autre femme,qu'en la couchant sur son fils, un fils beau comme un dieu,un fils qu'il n'a pas encore reconnu mais qu'il appelle parson nom à chaque moment de grande douleur, et cet appelest une commande, pour qu'il donne plus de plaisir encompensation à la jeune femme, support ou sujet del'opération, subjectile souffrant, passion du chef-d'œuvre.Le dénouement est terrible, je ne le dirai pas, mais lafemme seule survit, et donc le chef-d'œuvre. Et la mémoirede toutes les promesses. Ce chef-d'œuvre qu'elle porte, ellene peut pas le voir, pas directement et sans miroir, mais ilsubsiste à même la femme, du moins pour quelque temps.À demeure pour un temps fini, bien sûr.

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J'avais dû appeler cela mon indépendance del'Algérie.

Mais je l'ai dit, déjà, ce ne fut là qu'un pre-mier cercle de généralité, un programmecommun à tous les élèves, dès lors qu'ils se trou-vaient assujettis et formés à cette pédagogie dufrançais. Dès lors qu'ils se trouvaient en un mot.

À l'intérieur de cet ensemble, lui-même privéde modèles d'identification facilement acces-sibles, on peut distinguer l'un des sous-ensemblesauquel j'appartenais jusqu'à un certain point.Jusqu'à un certain point seulement, car dès qu'ilest question de culture, de langue, ou d'écriture,le concept d'ensemble ou de classe ne peut plusdonner lieu à une topique simple d'exclusion,d'inclusion ou d'appartenance. Ce quasi-sous-ensemble, donc, serait celui des «Juifs indi-gènes », comme on disait précisément à cetteépoque. Citoyens français depuis 1870 et jus-qu'aux lois d'exception de 1940, ils ne pouvaients'identifier proprement, au double sens du« s'identifier soi-même » et du « s'identifier-à »l'autre. Ils ne pouvaient s'identifier selon desmodèles, normes ou valeurs dont la formationleur était étrangère, parce que française, métro-politaine, chrétienne, catholique. Dans le milieuoù je vivais on disait « les catholiques », on appe-lait « catholiques » tous les Français non juifs,même s'ils étaient, parfois, protestants, ou, je nesais plus, orthodoxes: « catholique » signifiaittout ce qui n'est ni juif ni berbère ni arabe. Ces

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jeunes Juifs indigènes ne pouvaient alors s'iden-tifier facilement ni aux « catholiques » ni auxArabes ou aux Berbères dont en général, danscette génération, ils ne parlaient pas la langue.Deux générations auparavant, certains de leursgrands-parents parlaient encore l'arabe, au moinsun certain arabe.

Mais déjà étrangers aux racines de la culturefrançaise, même si c'était là leur seule cultureacquise, leur seule instruction scolaire, et surtoutleur seule langue, étrangers plus radicalementencore, pour la plupart, aux cultures arabe ouberbère, ces jeunes « Juifs indigènes » restaient desurcroît, pour la plupart d'entre eux, étrangers àla culture juive: aliénation de l'âme, étrange-ment sans fond, une catastrophe, d'autresdiraient aussi une chance paradoxale. Telle auraitété en tout cas l'inculture radicale dont je ne suissans doute jamais sorti. Dont je sors sans en êtresorti, en sortant tout entier sans m'en être jamaissorti.

Là aussi, une sorte d'interdit aura imposé saloi non écrite. Depuis la fin du siècle dernier,avec l'octroi de la citoyenneté française, l'assi-milation, comme on dit, et l'acculturation, lasurenchère enfiévrée d'une « francisation », quifut aussi une embourgeoisie, ont été si fréné-tiques, si insouciantes aussi que l'inspiration dela culture juive sembla succomber à uneasphyxie: état de mort apparente, arrêt de la res-piration, syncope, arrêt du pouls. Mais ce n'était

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là, en alternance, que l'un des deux symptômesde la même affection, car, l'instant d'après, lepouls semblait s'emballer, comme si la même« communauté » avait été droguée, intoxiquée,enivrée en tout cas par la nouvelle richesse.Mille signes le montrent, sa mémoire s'était dumême coup vidée ou transférée, transvidée. Elles'essoufflait jusqu'à rendre l'âme mais pour enincorporer une autre en toute hâte. A moinsque ce mouvement n'ait été amorcé plus tôt,exposant d'avance cette communauté juive àl'expropriation coloniale. Je ne suis pas enmesure, justement, et spontanément, de mettrecette dernière hypothèse à l'épreuve: parce queje porte en négatif, si je puis dire, l'héritage decette amnésie à laquelle je n'ai jamais eu lecourage, la force, les moyens de résister, etparce qu'il y faudrait un travail d'historien ori-ginal dont je me suis senti incapable. Peut-êtreà cause de cela même.

Cette incapacité, cette mémoire handicapée,c'est bien le thème ici de ma plainte. C'est mongrief. Car tel que j'ai cru le percevoir à l'adoles-cence, quand je commençais à comprendre unpeu ce qui se passait, cet héritage s'était déjà sclé-rosé, voire nécrosé dans des comportementsrituels dont le sens n'était même plus lisible pourla plupart des Juifs d'Algérie. J'avais affaire, pen-sais-je alors, à un judaïsme des « signes exté-rieurs ». Mais je ne pouvais me révolter, et crois-moi, je me révoltais contre ce que je tenais pour

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des gesticulations, en particulier les jours de fêtedans les synagogues, je ne pouvais m'emporterque depuis ce qui était déjà une insidieuse conta-mination chrétienne: la croyance respectueuseen l'intériorité, la préférence pour l'intention, lecœur, l'esprit, la méfiance à l'égard d'une litté-ralité ou d'une action objective livrée à la méca-nicité du corps, bref une dénonciation si conven-tionnelle du pharisaïsme.

Je n'insiste pas sur ces choses trop connues etdont je suis bien revenu. Mais je les évoque enpassant pour signaler seulement que cette« contamination » chrétienne, je n'étais pas leseul à en être affecté. Les comportements sociauxet religieux, les rituels juifs eux-mêmes, dans leurobjectivité sensible, en étaient souvent marqués.On imitait les églises, les rabbins portaient unesoutane noire, et le bedeau ou le Suisse (che-masch) un bicorne napoléonien; la « bar mitzva »s'appelait « communion » et la circoncision« baptême ». Les choses ont un peu changédepuis, mais je me reporte aux années trente,quarante, cinquante...

Quant à la langue, au sens étroit, nous nepouvions même pas recourir à quelque substitutfamilier, à quelque idiome intérieur à la commu-nauté juive, à une sorte de langue de retraite quiaurait assuré, comme le yiddish, un élément

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d'intimité, la protection d'un « chez-soi » contrela langue de la culture officielle, un auxiliaired'appoint dans des situations socio-sémiotiquesdifférentes. Le « ladino » n'était pas pratiquédans l'Algérie que j'ai connue, en particulier dansles grandes villes comme Alger, où la populationjuive se trouvait concentrée *.

* À supposer que ces modestes réflexions proposent deverser un exemple assez commun, en somme, au dossierd'une étude générale à venir, et à supposer que celle-cisoit de type historique ou socio-anthropologique, alors,dans ces hypothèses qui resteront ici autant d hypothèses,on pourrait voir s'annoncer une taxinomie ou une typo-logie générale. Son titre le plus ambitieux pourrait être:Le monolinguisme de l'hôte. Les jui fs du XXe siècle, la languematernelle et la langue de l'autre, des deux côtés de la Médi-terranée. Depuis la côte de cette longue note, c'est commesi je prenais en vue l'autre rive du judaïsme, sur un autreautre littoral de la Méditerranée, en des lieux qui me sontencore plus étrangers, d'une autre façon, que la Francechrétienne.

Les figures les plus connues et les plus justement célèbresen seraient européennes par la naissance. Et toutes « ash-kénazes ». Ce qui soulève déjà nombre de problèmes. Quelserait le versant « sépharade » de cette typologie ? De plus,la diversité de ces figures juives ashkénazes d'Europeappelle une taxinomie enchevêtrée (que je tente d'étudierdans un séminaire sur l'hospitalité et à laquelle j'espèreconsacrer un jour une étude). Avant de dire un mot, siinsuffisant et hors de proportions soit-il, bien sûr, dequelques-unes seulement parmi des aventures qui furentimmenses et singulières (de Kafka à Lévinas, de Scholemà Adorno, de Benjamin à Celan et à Arendt), rappelons en

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En un mot, voilà une « communauté » désin-tégrée, tranchée ou retranchée. On imagine ledésir d'effacer un tel événement, ou à tout lemoins de l'atténuer, de le compenser, de ledénier aussi. Mais que ce désir s'accomplisse ounon, le traumatisme aura eu lieu, avec ses effetsindéfinis, déstructurants et structurants à la fois.

premier lieu la situation de Franz Rosenzweig. En premierlieu car celui-ci a proposé une mise en perspective généralede notre problème; il a déplié la question des Juifs et de« leur » langue étrangère, si je puis dire. Il l'a fait de façonplus « théorique » et formalisée. Qu'on souscrive ou non àses interprétations, elles offrent une sorte de topographiesystématique et d'autant plus précieuse.

1. Rosenzweig, donc. Déjà, le « peuple éternel », à ladifférence de tous les autres, « ne commence pas parl'autochtonie ». Le « père d'où est issu Israël était unimmigré » (L'Étoile de la rédemption, tr. fr. A. Derczanskiet J. -L. Schlegel, Seuil, 1982, p. 354). Déjà il est privéd'un « chez soi » où « s'endormir », fors la terre sainte ousacrée dont la propriété d'ailleurs ne revient qu'à Dieu(p. 355). Surtout, il n'a pas de langue en propre, seule-ment la langue de l'hôte: « le peuple éternel a perdu salangue propre (seine eigne Sprache verloren hat) », « il parlepartout la langue de ses destinées extérieures, la languedu peuple chez qui il réside comme hôte (bei dem es etwazu Gaste wohnt), par exemple; et quand il ne revendiquepas le droit à l'hospitalité (das Gastrecht), mais qu'il vitpour soi dans des colonies fermées [in geschlossener Sied-lung: il ne s'agit pas ici de colonie de " colonisation "mais, au sens large, d'habitation ou d'agglomération], ilparle la langue du peuple dont il a reçu, en sortant delui, la force d'opérer cette marche [Siedeln, cet établisse-ment] ; cette langue, il ne la possède jamais en raison de

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Cette « communauté » aura été trois fois dissociéepar ce que nous appelons un peu vite des interdits.1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de laculture arabe ou berbère (plus proprement magh-rébine). 2. Elle fut coupée, aussi, et de la langue etde la culture française, voire européenne qui n'estpour elle qu'un pôle ou une métropole éloignée,

son appartenance au même sang, mais toujours commela langue d'immigrés venus de partout: le " judéo-espa-gnol " [" dzudezmo "] dans les Balkans, le " tatsch " [autrenom du yiddish] en Europe de l'Est sont simplement lescas les plus connus aujourd'hui. Alors que tous les autrespeuples sont par conséquent identifiés à leur languepropre et que la langue se dessèche dans leur bouche lejour où ils cessent d'être peuple, le peuple juif ne s'iden-tifie plus jamais entièrement à la langue qu'il parle (wächstdas jüdische Volk mit den Sprachen, die es spricht, nie mehrganz zusammen) ».

Et après un jugement qui mériterait plus d'un soupçoninquiet, comme tout son discours sur le sang, d'ailleurs,l'un et l'autre ressemblant parfois à s'y méprendre,quoique involontairement, bien sûr, mais si imprudem-ment, à des slogans antisémites, Rosenzweig conclut que«cette langue... n'est pas la sienne (nicht die eigene ist:n'est pas la langue propre) »: « Même là où il parle lalangue de l'hôte qui l'accueille (die Sprache des Gatsvolks),un vocabulaire propre ou du moins une sélection spéci-fique dans le vocabulaire commun, des tournures propres,un sentiment propre de ce qui est beau ou laid dans lalangue en question, tout cela trahit que cette langue...n'est pas la sienne. » (P. 356. )

De même qu'il y a une terre sainte (la sienne mais detoute façon inappropriable, seulement allouée, prêtée parDieu, seul propriétaire légitime de la terre), de même la

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hétérogène à son histoire. 3. Elle fut coupée enfin,ou pour commencer, de la mémoire juive, et decette histoire et de cette langue qu'on doit supposerêtre les siennes, mais qui à un moment donné nele furent plus. Du moins de façon typique, pour laplupart de ses membres et de façon suffisamment« vivante » et intérieure.

langue sainte n'est la sienne que dans la mesure où il nela « parle » pas et dans la mesure où, dans la prière (caren elle « il ne peut que prier »), elle n'est là que pourattester: « attestation » (Zeugnis) que « sa vie linguistiquese sent toujours en terre étrangère et que sa patrie lin-guistique personnelle (seine eigentliche Sprachheimat) sesait ailleurs, dans le domaine de la langue sainte, inacces-sible au langage quotidien... ».

[Je reparlerai peut-être ailleurs (dans Les yeux de lalangue. L'abîme et le volcan, à paraître) de la lettre queScholem écrivit à Rosenzweig en offrande, un jour d'an-niversaire, en décembre 1926. (« Une lettre inédite deGerschom Scholem à Franz Rosenzweig. À propos denotre langue. Une confession », remarquable texte éditéet traduit par Stéphane Mosès dans Archives de sciencessociales des religions, 60 (1), juillet-septembre 1985, p. 83-84. Cette traduction, que nous citerons, était suivie d'unprécieux article de S. Mosès, « Langage et sécularisationchez Geschom Scholem ». )

Cette « Confession au sujet de notre langue » (Bekennt-nis über unsere Sprache) avouait une angoisse devant leséruptions volcaniques que risquaient de provoquer unjour la modernisation, la sécularisation, plus précisémentF« actualisation » (Aktualisierung) de l'hébreu sacré: « Cepays est un volcan où bouillonnerait le langage (Das Landist ein Vulkan. Es beherbergt die Sprache) [... ] Il existe unautre danger, bien plus inquiétant (unheimlicher) que la

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Triple dissociation pour ce qu'on doit pour-tant continuer, par une fiction dont le simulacreet la cruauté sont ici notre thème, à désignercomme la même « communauté », dans le même« pays », la même « République », trois départe-ments du même « État-nation ».

Où se trouve-t-on alors ? Où se trouver ? À qui

nation arabe et qui est une conséquence nécessaire del'entreprise sioniste: qu'en est-il de 1'" actualisation " dela langue hébraïque ? cette langue sacrée dont on nourritnos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme (Abgrund)qui ne manquera pas de s'ouvrir un jour ? [... ] Ne ris-querions-nous pas de voir un jour la puissance religieusede ce langage se retourner violemment contre ceux qui leparlent ? [... ] Quant à nous, nous vivons à l'intérieur denotre langue, pareils, pour la plupart d'entre nous, à desaveugles qui marchent au-dessus d'un abîme. Maislorsque la vue nous sera rendue, à nous et à nos descen-dants, ne tomberons-nous pas au fond de cet abîme ? Etnul ne peut savoir si le sacrifice de ceux qui seront anéan-tis dans cette chute suffira à le refermer. »

Du fond de cet abîme (Abgrund) dont la figure ne cessede revenir, au moins cinq fois dans cette lettre de deuxpages, monte une voix spectrale. La logique de la hantisene s'allie pas fortuitement à une linguistique du nom.L'essence du langage, disons aussi bien de la langue(Sprache), Scholem, comme d'autres, Benjamin ou Hei-degger par exemple, la détermine à la fois depuis la sacra-lité et depuis la nomination, en deux mots depuis les nomssacrés, depuis la force du nom sacro-saint: « Le langageest nom (Sprache ist Namen). C'est dans le nom qu'estenfouie la puissance du langage, c'est en lui qu'est scellél'abîme qu'il renferme (Im Namen ist die Macht derSprache beschlossen, ist ihr Abgrund versigeli). »

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peut-on encore s'identifier pour affirmer sapropre identité et se raconter sa propre histoire ?À qui la raconter, d'abord ? Il faudrait se consti-tuer soi-même, il faudrait pouvoir s'inventer sansmodèle et sans destinataire assuré. Ce destina-taire, on ne peut jamais que le présumer, certes,dans toutes les situations du monde. Mais les

Depuis Ja perte des noms sacrés, depuis leur disparitionapparente, leur spectralité revient, elle vient hanter notrepauvre discours. « Certes, la langue que nous parlons estrudimentaire, quasi fantomatique (wir freilich sprechen einegespenstische Sprache). Les noms hantent nos phrases, écri-vains ou journalistes jouent avec, feignant de croire, ou defaire croire à Dieu, que tout cela n'a pas d'importance (eshabe nichts zu bedeuten). Et pourtant, dans cette langue avi-lie et spectrale, la force du sacré (die Kraft des Heiligen)semble souvent nous parler. Car les noms ont leur viepropre. S'ils ne l'avaient pas, malheur à nos enfants, quiseraient alors livrés sans espoir à un avenir vide. »

Le danger de cette perte, Scholem le nomme à plusd'une reprise: verdict et apocalypse, la vérité en sommed'un jugement dernier de l'histoire. ]

Comment « situer » alors le discours du premier des-tinataire de cette étrange lettre ? Depuis quel lieuentendre Rosenzweig dont L'Étoile de la Rédemption(1921) était déjà apparue et que Scholem, qui ne tardapas à se brouiller avec son auteur, tenait pour « l'une descréations les plus importantes de la pensée religieuse juivede notre siècle » (De Berlin à Jérusalem, tr. S. Bollack,Albin Michel, 1984, p. 199-200) ?

Deux remarques minimales sur les seuls traits que nouspuissions retenir ici: quelles que soient la radicalité et lagénéralité de cette dé-propriation de la langue attribuée

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schèmes de cette présomption étaient dans ce cassi rares, si obscurs, si aléatoires, que le motd« invention » paraît à peine exagéré.

Si j'ai bien décrit ces prémisses, le monolin-guisme alors, mon « propre » monolinguisme,qu'est-ce que c'est ?

Mon attachement au français a des formes que

au « peuple juif», Rosenzweig l'atténue, pourrait-on se ris-quer à dire, de trois façons.

Celles-ci désignent aussi trois réappropriations inter-dites au « Juif-Français-d'Algérie » qui parle et dont jeparle ici.

a. Rosenzweig rappelle que le Juif peut encore s'ap-proprier et aimer la langue de l'hôte comme la siennepropre dans un pays qui est le sien, et dans un pays quisurtout n'est pas une « colonie », une colonie de coloni-sation ou d'invasion guerrière. Rosenzweig marqua sonattachement sans réserve à la langue allemande, à la languede son pays. Il le fit de toutes les façons et au point detraduire la Bible en allemand. Rivalité respectueuse et ter-rifiée avec Luther, « Gastgeschenk », remerciement et gagede l'hôte qui rend grâce de l'hospitalité reçue, dit un jourScholem, encore lui; c'était à Jérusalem, en Israël, plusde trente ans après, en 1961. Scholem s'adressait alors àBuber, collaborateur de Rosenzweig pour la traduction dela Bible, et il jouait de ce mot, Gastgeschenk, avec autantd'admiration convenue que d'ironie et de scepticismeenvers le prétendu couple « judéo-allemand ». Ce Gast-geschenk, à savoir une traduction, la traduction d'un textesacré, ajoute alors Scholem, ce « sera plutôt — je dis celanon sans désagrément — la pierre tombale d'une relationqui a été anéantie dans une catastrophe effroyable. LesJuifs pour qui vous avez entrepris cette traduction ne sont

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parfois je juge « névrotiques ». Je me sens perduhors du français. Les autres langues, celles queplus ou moins maladroitement je lis, déchiffre,parle parfois, ce sont des langues que je n'habi-terai jamais. Là où « habiter » commence à vou-loir dire quelque chose pour moi. Et demeurer.Je ne suis pas seulement égaré, déchu, condamné

plus et ceux de leurs enfants qui ont échappé à cette catas-trophe ne lisent plus l'allemand [... ]. Le contraste qui exis-tait entre le langage courant de 1925 et celui de votretraduction ne s'est pas atténué au cours des trente-cinqdernières années, et il s'est même accru ».

Une traduction de la Bible comme pierre tombale, unepierre tombale à la place d'un don de l'hôte ou d'unprésent d'hospitalité (Gastgeschenk), une crypte funérairepour rendre grâce d'une langue, le tombeau d'un poèmeen mémoire d'une langue donnée, un tombeau qui encomprend tant d'autres, y compris tous ceux de la Bible,y compris celui des Évangiles (et Rosenzweig ne fut jamaisloin de devenir chrétien), le don d'un poème commeoffrande d'un tombeau qui, saura-t-on jamais, pourraitêtre un cénotaphe, quelle chance pour commémorer unmonolinguisme de l'autre ! quel sanctuaire, et quel sceau,pour tant de langues !

Scholem insinue courtoisement le soupçon du céno-taphe mais il est vrai que, à la fin de cette adresse extra-ordinaire, il lui fallait bien citer encore Hölderlin, luiaussi, rendant, à son tour, à l'inoubliable poème de lalangue allemande, un salut que je crois ici mémorable. Lapromesse ou l'appel s'y laissent encore entendre: « Quantà l'usage que les Allemands feront désormais de votre tra-duction, qui pourrait le prédire ? Car il s'est produit dansla vie des Allemands bien plus que tout ce que Hölderlinpouvait prévoir quand il écrivait:

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hors du français, j'ai le sentiment d'honorer ou deservir tous les idiomes, en un mot d'écrire le« plus » et le « mieux » quand j'aiguise la résistancede mon français, de la « pureté » secrète de monfrançais, celle dont je parlais plus haut, sa résistancedonc, sa résistance acharnée à la traduction: entoutes langues, y compris tel autre français.

Und nicht übel ist, wenn einigesverloren gehet, und von der Redeverhullet der lebendige Laut

(Ce n'est pas un mal si quelque chose / endure la per-dition et du discours / la voix vivante en vient à se voiler. )

Cette voix vivante que vous avez voulu faire vibrer dusein de la langue allemande, elle s'est voilée. Se trouvera-t-il quelqu'un pour l'entendre encore ? »

Cette question fait trembler les derniers mots de l'al-locution de Jérusalem (cf. Gershom G. Scholem,« L'achèvement de la traduction de la Bible par MartinBuber », Allocution prononcée à Jérusalem en février1961, dans Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du

judaïsme, Calmann-Lévy, 1974, tr. Bernard Dupuy légè-rement modifiée, p. 441-447. )

b. Rosenzweig rappelle aussi ces langues « juives » quesont tout de même le judéo-espagnol et le yiddish quandils sont ejfectivement parlés.

c. Rosenzweig rappelle enfin la langue sacrée, la languede prière qui reste une langue propre au peuple juif quandil la pratique, la lit et la comprend — au moins dans laliturgie.

Or, pour en rester au point de vue taxinomique ainsiprivilégié, la situation typique du Juif franco-maghrébinque je tente de décrire est celle dans laquelle, soulignons-

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Non que je cultive l'intraduisible. Rien n'estintraduisible pour peu qu'on se donne le tempsde la dépense ou l'expansion d'un discourscompétent qui se mesure à la puissance de l'ori-ginal. Mais « intraduisible » demeure - doit res-ter, me dit ma loi - l'économie poétique del'idiome, celui qui m'importe, car je mourrais

le encore, l'expropriation va jusqu'à la perte de ces troisrecours:

a. le français « authentique » (il disposait d'un françaisapparemment « maternel », peut-être, mais non métro-politain, un français de colonisé — ce que ne fut pas l'al-lemand de Rosenzweig, comme de tous les Juifs ashké-nazes d'Europe);

b. le judéo-espagnol (qui n'était plus pratiqué);c. la langue sacrée qui, dans les cas où elle était encore

prononcée dans la prière, n'était le plus souvent niauthentiquement ni largement enseignée, ni donc, saufexception, comprise.

2. Arendt. L'éthique de la langue de ce Juif allemandque fut Rosenzweig ne fut pas celle d'une Juive allemandenommée Hannah Arendt. Aucun recours pour elle, nidans la langue sacrée, ni dans un nouvel idiome commele yiddish, mais un attachement indéracinable à unelangue maternelle unique, l'allemand. (Dans une mesurelimitée que nous n'analyserons pas ici, son expérienceserait analogue à celle de Adorno. Dans Was ist deutsch ?[qui fut d'abord, en 1965, un entretien radiophonique;tr. fr. par M. Jimenez et E. Kaufholz, dans Modèles cri-tiques, Payot, 1984, p. 220 sq. ], celui-ci laisse clairemententendre qu'il a mal supporté la contrainte de l'anglais etl'exil linguistique — un exil qu'il a même rompu, lui, à ladifférence de Arendt, en rentrant en Allemagne où il a

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encore plus vite sans lui, et qui m'importe, moi-même à moi-même, là où une « quantité » for-melle donnée échoue toujours à restituer l'évé-nement singulier de l'original, c'est-à-dire à lefaire oublier, une fois enregistré, à emporter sonnombre, l'ombre prosodique de son quantum.Un mot pour un mot, si tu veux, syllabe par

pu retrouver une langue à laquelle il ne cesse de recon-naître un privilège « métaphysique », p. 229. )

On connaît les déclarations fameuses de Arendt à cesujet dans « Qu'est-ce qui reste ? Reste la langue mater-nelle » ( Was bleibt ? Es bleibt die Muttersprache, Entretienavec Günter Gaus qui fut diffusé par la télévision alle-mande en 1964 et obtint, il faut le noter, un prix alle-mand, le prix Adolf Grimme; il avait été publié en 1965dans Günter Gaus Zur Person, Munich; en français dansLa Tradition cachée, le Juif comme paria, tr. Sylvie Cour-tine-Denamy, Bourgois, 1987). Arendt répond de façonà la fois désarmée, naïve et savante quand on l'interrogesur son attachement à la langue allemande. Aura-t-il sur-vécu à l'exil américain, à son enseignement et à ses publi-cations en anglo-américain, et « même aux temps les plusamers » ? « Toujours », dit-elle sans détour et sans hési-tation. La réponse semble tenir d'abord en un mot,immer. Elle a toujours gardé cet attachement indéfectibleet cette familiarité absolue. Le « toujours » semble quali-fier justement ce temps de la langue. Il dit peut-êtredavantage: non seulement que la langue dite maternelleest toujours là, le « toujours là », le « toujours déjà là », et« toujours encore là »; mais aussi qu'il n'y a peut-êtred'expérience du « toujours » et du « même », là, commetel, que là où il y a, sinon la langue, du moins quelquetrace qui se laisse figurer par la langue: comme si l'ex-périence du « toujours » et de la fidélité à l'autre comme

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syllabe. Dès lors qu'on renonce à cette équiva-lence économique, d'ailleurs strictement impos-sible, on peut tout traduire, mais dans une tra-duction lâche au sens lâche du mot« traduction ». Je ne parle même pas de poésie,seulement de prosodie, de métrique (l'accent etla quantité dans le temps de la prononciation).

à soi supposait la fidélité indéfectible à la langue; le par-jure même, le mensonge, l'infidélité supposeraient encorela foi dans la langue; je ne peux mentir sans croire et fairecroire à la langue, sans accréditer l'idiome.

Après avoir dit « toujours » très simplement, commesi la réponse était suffisante et épuisée, Arendt ajoutecependant quelques mots, face à une insistante questionsur ce qui s'est passé dans son habitation de la langue« aux temps les plus amers », donc au temps du nazismele plus déchaîné (le plus déchaîné comme tel, déchaînécomme nazisme, car il y a toujours un temps du nazismeavant et après le nazisme):

« Toujours. Je me disais: que faire ? Ce n'est tout demême pas la langue allemande qui est devenue folie ! Eren second lieu: rien ne peut remplacer la langue mater-nelle. » (Tr. fr. p. 240. )

Apparemment simples et spontanées, ces deux phrasesse suivent naturellement, sans que leur auteur voie, sansqu'il donne à voir en tout cas l'abîme qui s'ouvre souselles. Sous elles ou entre elles.

Nous ne pouvons revenir sur tous les plis de cesénoncés classiques. Comme « la sollicitude maternelle(qui) ne se supplée point », disait Rousseau, la languematernelle, confirme Arendt, rien ne peut la remplacer.Mais comment penser ensemble cette supposée unicité-singularité-irremplaçabilité de la mère (phantasme indes-tructible accrédité par la seconde phrase) et cette étrange

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Rien n'est intraduisible en un sens, mais en unautre sens tout est intraduisible, la traduction estun autre nom de l'impossible. En un autre sensdu mot « traduction », bien sûr, et d'un sens àl'autre il m'est facile de tenir toujours fermeentre ces deux hyperboles qui sont au fond lamême et se traduisent encore l'une l'autre.

question sur une folie de la langue, un délire envisagémais aussitôt exclu par la première phrase ?

Quand, interrogeant puis s'exclamant, Arendt semblenier, comme une chose absurde, qu'une langue puissedevenir folle (« Je me disais: que faire ? Ce n'est tout demême pas la langue allemande qui est devenue folle ! »),que tait-elle ? Elle ne nie pas, elle dénie. Elle cherchevisiblement à se rassurer, dans l'exclamation d'un « toutde même pas ! », « on ne me fera jamais croire ça, quandmême ! » D'abord une langue en elle-même, semble-t-ellepenser, avec le bon sens même, ne saurait être ni raison-nable ni délirante: une langue ne peut devenir folle; onne peut pas la soigner ou la mettre en analyse, on ne peutpas la confier à une institution psychiatrique. Il faut êtrefou ou chercher un alibi pour alléguer la démence d'unelangue. Le bon sens souffle donc à Arendt cette protes-tation incrédule: ce n'est tout de même pas la langue quiest devenue folle; car cela n'a pas de sens, c'est extrava-gant; à qui le ferait-on croire ? Ce sont donc les sujetsde cette langue, plutôt, ce sont les hommes eux-mêmesqui perdent la raison: les Allemands, certains Allemandsune fois maîtres du pays et de la langue. Ceux-là seulssont alors devenus diaboliques et frénétiques. Ils nepeuvent rien sur la langue. Celle-ci est plus vieillequ'eux, elle leur survivra, elle continuera d'être parléepar des Allemands qui ne seraient plus nazis, voire pardes non-Allemands. D'où la conséquence logique, le

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Comment peut-on dire et comment savoir,d'une certitude qui se confond avec soi-même,que jamais on n'habitera la langue de l'autre,l'autre langue, alors que c'est la seule langue quel'on parle, et que l'on parle dans l'obstinationmonolingue, de façon jalousement et sévèrementidiomatique, sans pourtant y être jamais chez

bon sens même qui enchaîne la seconde phrase à lapremière, à savoir qu'on ne peut remplacer la languematernelle.

Or ce que Arendt semble ne pas envisager du tout, cequ'elle semble conjurer, dénier ou forclore le plus natu-rellement du monde, c'est en un mot plus d'une chose:

a. D'une part qu'une langue puisse en elle-même deve-nir folle, voire devenir une folie, la folie elle-même, le lieude la folie, la folie dans la loi. Arendt ne peut ou ne veutpenser cette aberration: pour que les « sujets » d'unelangue deviennent « fous », pervers ou diaboliques, mau-vais d'un mal radical, il a bien fallu que la langue n'y fûtpas pour rien; elle a dû avoir sa part dans ce qui a renducette folie possible; un être non parlant, un être sanslangue « maternelle » ne peut pas devenir « fou », pervers,méchant, meurtrier, criminel ou diabolique; et si lalangue est pour lui autre chose qu'un simple instrumentneutre et extérieur (ce que Arendt a raison de supposer,justement, car il faut que la langue soit plus et autre chosequ'un outil pour rester tout le temps, « toujours », avecsoi à travers les déplacements et les exils), il faut bien quele citoyen parlant devienne fou dans une langue folle —où les mêmes mots perdent ou pervertissent leur sens pré-tendument commun. Et on comprendra moins que rienà quelque chose comme le nazisme si on en exclut, avecla langue et le langage, tout ce qui en est inséparable: cen'est pas rien, c'est presque tout.

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soi ? Et que la garde jalouse qu'on monte auprèsde sa langue, là même où l'on dénonce les poli-tiques nationalistes de l'idiome (je fais l'un etl'autre), commande de multiplier les shibbolethscomme autant de défis aux traductions, autantd'impôts prélevés à la frontière des langues,autant d'alliances assignées aux ambassadeurs de

b. D'autre part et par là même, une mère, la mèrede la langue dite « maternelle », il faut aussi qu'ellepuisse devenir ou avoir été folle (amnésique, aphasique,délirante). Alors même qu'elle aurait dû y être portéepar son propos même (l'unicité irremplaçable de lalangue maternelle), ce que, plus en profondeur, Arendtne semble pas avoir en vue, fût-ce de très loin, ce quepeut-être elle n'a pas voulu voir, pu vouloir voir, c'estqu'il est possible d'avoir une mère folle, une mère« unique » et folle, folle parce que, dans la logique duphantasme, unique. Même si une mère n'est pas folle,ne peut-on avoir une mère folle ? La relation à la mèreserait alors une folie.

Cette terrible hypothèse peut se dire de bien des façons.L'une d'entre elles nous reconduirait vers la grande ques-tion du phantasme, de l'imagination comme phantasia etlieu du phantasma. On pourrait par exemple, pour resterprès du Rousseau de la « sollicitude maternelle qui ne sesupplée point », relier cette thématique de l'imagination(phantasmatique) avec celle de la compassion. L'une etl'autre, l'une comme l'autre faculté paraissent co-exten-sives à la supplémentarité, c'est-à-dire au pouvoir de sup-pléer, de rajouter en remplaçant, donc d'une certainefaçon de remplacer l'irremplaçable: par exemple et parexcellence la mère, là où il y a lieu de suppléer l'insup-pléable. Il n'est pas de maternité qui n'apparaisse commesubstituable, dans la logique ou la menace de la substi-

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l'idiome, autant d'inventions ordonnées aux tra-ducteurs: invente donc dans ta langue si tu peuxou veux entendre la mienne, invente si tu peuxou veux la donner à entendre, ma langue,comme la tienne, là où l'événement de sa pro-sodie n'a lieu qu'une fois chez elle, là même oùson « chez elle » dérange les cohabitants, les

tution. L'idée que, à la différence du père, on sait« naturellement » qui est la mère, au spectacle de lanaissance, c'est un vieux phantasme (encore à l'œuvrechez le Freud de L'Homme aux rats) qu'on ne devraitpas avoir attendu les « mères porteuses » et la « pro-création assistée » pour identifier comme tel, à savoircomme phantasme. Rappelons-nous ce nom étrange queje ne sais qui (Voltaire dit que c'est Malebranche)donna à l'imagination: « la folle du logis ». La mèrepeut devenir la folle du logis, la délirante de la loge,de ce lieu de substitution où loge le chez-soi, la logeou le lieu, la localité ou la location du chez-soi. 11 peutarriver qu'une mère devienne folle, et cela peut être,certes, un moment de terreur., Quand une mère perdla raison et le sens commun, l'expérience en est aussieffrayante que quand le roi devient fou. Dans les deuxcas, ce qui devient fou, c'est quelque chose comme laloi ou l'origine du sens (le père, le roi, la reine, lamère). Or cela peut parfois arriver comme un événe-ment, sans doute, et menacer un jour, une fois, dansl'histoire de la maison ou de la lignée, l'ordre mêmedu chez-soi, de la casa, du chez. Cette expérience peutangoisser comme une chose qui arrive mais aurait pune pas arriver: elle aurait même dû ne pas arriver.

Mais on peut dire encore la même chose en deux sensplus radicaux, à la fois différents et non différents decelui-ci, à savoir, 1) formellement, la mère comme

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concitoyens et les compatriotes ? Compatriotesde tous les pays, poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme ! Chaque fois quej'écris un mot, tu entends, un mot que j'aime etque j'aime écrire, le temps de ce mot, l'instantd'une seule syllabe, le chant de cette nouvelleinternationale se lève alors en moi. Je n'y résiste

l'unique insuppléable mais toujours substitutive, et pré-cisément comme lieu de la langue, c'est ce qui rend pos-sible la folie, et 2) plus profondément, comme cette pos-sibilité toujours ouverte, elle est la folie même, la folietoujours à l'œuvre: la mère, comme la langue maternelle,l'expérience même de l'unicité absolue qui peut seulementêtre remplacée parce qu 'elle est irremplaçable, traduisibleparce que intraduisible, là où elle est intraduisible (quetraduirait-on autrement ?), la mère est la folie: la mère« unique » (disons la maternité, l'expérience de la mère,la relation à la mère « unique ») est toujours une folie etdonc toujours, en tant que mère et lieu de la folie, folle.Folle comme l'Un de l'unique. Une mère, une relation àla mère, une maternité est toujours unique et donc tou-jours lieu de folie (rien ne rend plus fou que l'unicitéabsolue de l'Un ou de l'Une). Mais toujours unique, elleest toujours seulement remplaçable, re-plaçable, sup-pléable là seulement où il n'y a de place unique que pourelle. Remplacement de la place même, à la place de laplace: khôra. La tragédie et la loi du remplacement, c'estqu'il remplace l'unique — l'unique en tant que substitutsubstituable. Qu'on soit fils ou fille, et chaque fois dif-féremment selon qu'on est fils ou fille, on est toujoursfou d'une mère qui est toujours folle de ce dont elle est,sans jamais pouvoir l'être uniquement, la mère, précisé-ment au lieu, et dans le logis, du chez-soi unique. Etsubstituable parce que unique. On pourrait montrer que

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jamais, je suis dans la rue à son appel, même sien apparence, dès l'aube, je travaille en silence àma table.

Mais surtout, et voici la question la plus fatale:comment est-il possible que la seule langue quece monolingue parle et soit voué à parler, à toutjamais, comment est-il possible qu'elle ne soit pas

l'unicité absolue rend aussi fou que la remplaçabilité abso-lue, la remplaçabilité absolue qui remplace l'emplacementmême, la place, le lieu, le logis du chez-soi, l'ipse, l'être-chez-soi ou l'être-avec-soi du soi.

Ce discours sur l'insensé nous rapproche d'une énergiede la folie qui pourrait bien être liée à l'essence de l'hos-pitalité comme essence du chez-soi, essence de l'être-soiou de l'ipséité comme être-chez-soi. Mais aussi comme cequi identifie la Loi à la langue maternelle, l'y enracine ouinscrit en tout cas.

« Toujours. Je me disais: que faire ? Ce n'est tout demême pas la langue allemande qui est devenue folle. Et ensecond lieu [en second lieu ! ] : rien ne peut remplacer lalangue maternelle. » Après avoir dit l'irremplaçable, le non-suppléable de la langue maternelle, Arendt ajoute: « Onpeut oublier sa langue maternelle, c'est vrai. J'en ai desexemples autour de moi et ces personnes parlent d'ailleursbien mieux que moi les langues étrangères. Je parle tou-jours avec un accent très prononcé et il m'arrive souventde ne pas m'exprimer de façon idiomatique. Elles en sontcapables en revanche, mais on a alors affaire à une languedans laquelle un cliché chasse l'autre parce que la produc-tivité dont on fait preuve dans sa propre langue a été cou-pée net, au fur et à mesure que l'on oubliait cette langue. »

L'interlocuteur lui demande alors si cet oubli de lalangue maternelle n'est pas la « conséquence d'un refou-

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la sienne ? Comment croire qu'elle reste encoremuette pour lui qui l'habite et qu'elle habite auplus proche, qu'elle demeure lointaine, hétérogène,inhabitable et déserte ? Déserte comme un désertdans lequel il faut pousser, faire pousser,construire, projeter jusqu'à l'idée d'une route etla trace d'un retour, une autre langue encore ?

lement ». Arendt approuve: oui, l'oubli de la langue mater-nelle, la substitution qui alors supplée la langue maternelleserait bien l'effet d'un refoulement. On pourrait peut-êtredire, au-delà de cette formulation arendtienne: c'est là lelieu et la possibilité même du refoulement par excellence.Arendt, on le sait, nomme alors Auschwitz comme la cou-pure, le lieu coupant, le tranchant du refoulement:

« Oui, très souvent. J'en ai fait l'expérience auprès decertaines personnes de façon tout à fait bouleversante.Voyez-vous, ce qui a été décisif, c'est le jour où nousavions entendu parler d'Auschwitz. »

Autre manière de reconnaître et d'accréditer une évi-dence: un événement tel que « Auschwitz », ou le nommême qui nomme cet événement, peut répondre de refou-lements. Le mot reste un peu vague, il est sans douteinsuffisant mais il nous met sans ménagement sur la voied'une logique, d'une économie, d'une topique qui ne relè-vent plus de l'ego et de la conscience proprement subjec-tive. Il nous appelle à aborder ces questions au-delà de lalogique ou de la phénoménologie de la conscience, ce quiarrive encore trop rarement dans la sphère la pluspublique du langage contemporain.

3. Lévinas. L'éthique de la langue, pour Lévinas, futencore autre: ni celle de Rosenzweig ni celle d'Adorno,ni celle d'Arendt. Expérience différente, en effet, pourquelqu'un qui dans la langue française écrivit, enseigna,

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Je dis route et trace de retour, car ce qui dis-tingue une route d'un frayage ou d'une via rupta(son étymon), comme methodos de odos, c'est larépétition, le retour, la réversibilité, l'itérabilité,l'itération possible de l'itinéraire. Comment est-il possible que, reçue ou apprise, cette langue soitressentie, explorée, travaillée, à réinventer sans

vécut presque toute sa vie, alors que le russe, le lituanien,l'allemand et l'hébreu restaient ses autres langues fami-lières. Peu de référence solennelle à une langue maternellechez lui, me semble-t-il, aucune assurance prise auprèsd'elle, mais, de la part de quelqu'un qui déclara « l'essencedu langage est amitié et hospitalité », la grâce rendue aufrançais en chaque occasion, au français langue d'adoptionou d'élection, langue d'accueil, langue de l'hôte. Au coursd'un entretien (pourquoi parle-t-on souvent de ces chosessi graves à l'occasion d'entretiens publics et comme parsurprise, dans une sorte d'improvisation ?), Lévinasnomme un sol du sol, le « sol de cette langue qui est pourmoi le sol français ». (Emmanuel Lévinas, qui êtes vous ?de François Poirié, Lyon, La Manufacture, 1987. ) Il s'agitdu français classique des Lumières. En choisissant unelangue qui dispose d'un sol, Lévinas parle d'une familia-rité acquise: celle-ci n'a rien d'originaire, elle n'est pasmaternelle dans sa figure. Suspicion radicale et typique,prudence attendue de la part de Lévinas, à l'endroit dece qu'on pourrait appeler le radicalisme arendtien, àsavoir l'attachement à une certaine sacralité de la racine.(On sait que Lévinas distingue toujours la sainteté de lasacralité - en hébreu même s'il est difficile de le faire dansd'autres langues, l'allemand par exemple. ) En heidegge-rienne qu'elle reste à cet égard, mais comme beaucoupd'Allemands, juifs ou non, Arendt ré-affirme la langue

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itinéraire et sans carte, comme la langue del'autre, ?

Je ne sais pas s'il y a de l'arrogance ou de lamodestie à prétendre que ce fut, dans une largemesure, mon expérience, ou que cela ressembleun peu, du moins pour la difficulté, à mon des-tin.

maternelle, c'est-à-dire une langue à laquelle on prête unevertu d'originarité. « Refoulée » ou non, cette langue restel'essence ultime du sol, la fondation du sens, l'inaliénablepropriété qu'on transporte avec soi. Quant à Lévinas, cequ'il dit du français dans son histoire propre, il l'accorded'abord à la langue de la philosophie. La langue de filia-tion grecque est capable d'accueillir tout le sens venud'ailleurs, fût-ce d'une révélation hébraïque. Autremanière de dire que la langue, et d'abord l'idiome« maternel », n'est pas le lieu originaire et irremplaçabledu sens; proposition conséquente en effet avec la penséelévinassienne de l'otage et de la substitution. Mais lalangue est « expression » plutôt que génération ou fon-dation: « À aucun moment la tradition philosophiqueoccidentale ne perdait à mes yeux son droit au derniermot; tout doit en effet être exprimé dans sa langue [dansl'héritage de la langue grecque] mais peut-être n'est-ellepas le lieu du premier sens des êtres. » [... ] (Éthique etinfini, Fayard, 1982, p. 15. Je souligne. )

Comment entendre, chez Lévinas, cette fréquenteinjonction ? Pourquoi faudrait-il rompre, d'une certainefaçon, avec la racine ou avec l'originarité présumée natu-relle ou sacrée de la langue maternelle ? Pour rompre avecl'idolâtrie de la sacralisation, sans doute, et y opposer lasainteté de la loi. Mais n'est-ce pas aussi un appel à sedégriser de la folie maternelle au nom de la sainte loipaternelle (encore que la présence de la schekhina soit

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Mais on me dira, non sans raison, qu'il en esttoujours ainsi a priori - et pour quiconque. Lalangue dite maternelle n'est jamais purementnaturelle, ni propre ni habitable. Habiter, voilàune valeur assez déroutante et équivoque: onn'habite jamais ce qu'on est habitué à appelerhabiter. Il n'y a pas d'habitat possible sans la

aussi féminine) ? Au nom d'un père qui, de surcroît,Rosenzweig le rappelle, n'est pas fixé à la terre ? Quant àl'unicité de la langue paternelle, on devrait pouvoir répé-ter, pour l'essentiel, ce que nous disions plus haut de lalangue maternelle et de sa loi. Père et mère, il faudra bienl'admettre, sont ces « fictions légales » que Ulysses réserveà la paternité: à la fois remplaçables et irremplaçables.

Il y a de grands écrivains que je ne me hâterai pasd'inscrire dans l'esquisse de cette petite taxinomie. Kafkaet Celan d'abord. Une note ne suffirait pas même à nom-mer ce que ces non-Allemands (différents en cela deRosenzweig, Scholem, Benjamin, Adorno, Arendt) quiécrivirent surtout en allemand (différents en cela de Lévi-nas) ont fait arriver à la langue allemande. Qu'il suffisede marquer cette valeur diacritique, en quelque sorte,entre les destins: pour Kafka et Celan, qui n'étaient pasallemands, l'allemand ne fut néanmoins ni une langued'adoption ou d'élection (la chose fut, on le sait, pluscompliquée) ni, à la différence du français pour les Juifsd'Algérie, une langue « coloniale » ou une « langue dumaître ». Peut-être peut-on parler, au moins, de ce queKafka appela un jour, de façon énigmatique mais si trou-blée, si troublante, « l'approbation vague des pères »: « Enallemand, la classe moyenne du langage n'est que cendre,une cendre qui ne peut prendre un semblant de vie quefouillée par des mains juives excessivement animées... Ceque voulaient la plupart de ceux qui commen-

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différence de cet exil et de cette nostalgie. Certes.C'est trop connu. Mais il ne s'ensuit pas que tousles exils soient équivalents. À partir, oui, à partirde cette rive ou de cette dérivation commune,tous les expatriements restent singuliers.

Car il y a un pli à cette vérité. À cette véritéa priori universelle d'une aliénation essentielle

cèrent à écrire en allemand, c'était quitter le judaïsme,généralement avec l'approbation vague des pères (c'est cevague qui était révoltant); ils le voulaient, mais leurspattes de derrière collaient encore au judaïsme du père etleurs pattes de devant ne trouvaient pas de nouveau ter-rain. Le désespoir qui s'ensuivit constitua leur inspira-tion. » (À Max Brod, juin 1921, cité par Hanns Ziscnler,« Kafka va au cinéma », Cahiers du cinéma, 1996, Diffu-sion Seuil, O. Mannoni, p. 165. ) Puisque nous suivonsKafka au cinéma, un bref arrêt sur image: nous sommesen Europe centrale, demandons-nous quelle est l'intrigue— et quel marieur, quel mariage de raison aurait pu allierl'allemand d'une langue maternelle qui ne serait en aucuncas « devenue folle », l'allemand de Hannah Arendt, avecl'allemand de Kafka, comme de ceux qui « commencèrentà écrire en allemand » et à « quitter le judaïsme, généra-lement avec l'approbation vague des pères ». Kafka etArendt: ni endogamie ni exogamie de la langue. Raisonou folie ?

Dans cette typo-topologie, mais aussi hors d'elle, en celieu de défi pour la distinction entre ashkénaze et sépha-rade, je me sens encore moins capable d'un discours à lamesure d'une autre poétique de la langue, d'un événe-ment immense et exemplaire: dans 1 œuvre d'HélèneCixous, et de façon miraculeusement unique, un autrecroisement tresse toutes ces filiations, les réengendrant versun avenir encore sans nom. Cette grande-écrivain-fran-

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dans la langue - qui est toujours de l'autre - etdu même coup dans toute culture. Cette néces-sité se trouve ici re-marquée, donc marquée etrévélée une fois de plus, toujours une premièrefois de plus, dans un site incomparable. Unesituation dite historique et singulière, on diraitidiomatique, la détermine et la phénoménalise enla rapportant à elle-même.

çaise-juive-d'Algérie-sépharade qui réinvente, entre autres,la langue de son père, sa langue française, une languefrançaise inouïe, il faut rappeler que c'est aussi une juive-ashkénaze-allemande par la « langue maternelle ».

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Tous ces mots: vérité, aliénation, appropria-tion, habitation, « chez-soi », ipséité, place du sujet,loi, etc., demeurent à mes yeux problématiques.Sans exception. Ils portent le sceau de cettemétaphysique qui s'est imposée à travers, juste-ment, cette langue de l'autre, ce monolinguismede l'autre. Si bien que ce débat avec le monolin-guisme n'aura pas été autre chose qu'une écrituredéconstructive. Celle-ci toujours s'en prend aucorps de cette langue, ma seule langue, et de cequ'elle porte le plus ou le mieux, à savoir cettetradition philosophique qui nous fournit laréserve des concepts dont je dois bien me servir,et que je dois bien servir depuis tout à l'heurepour décrire cette situation, jusque dans la dis-tinction entre universalité transcendantale ouontologique et empiricité phénoménale.

Pourquoi souligner cette dernière distinction ?Parce que, parmi tant d'effets paradoxaux, il yaurait celui-ci, dont j'indique seulement le prin-

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cipe. Cette re-marque empirico-transcendantaleou ontico-ontologique, cette pliure qui s'im-prime à même l'articulation énigmatique entreune structure universelle et son témoin idioma-tique, je voudrais montrer maintenant qu'elleinverse, sans attendre, tous les signes.

La rupture avec la tradition, le déracinement,l'inaccessibilité des histoires, l'amnésie, l'indé-chiffrabilité, etc., tout cela déchaîne la pulsiongénéalogique, le désir de l'idiome, le mouvementcompulsif vers l'anamnèse, l'amour destructeurde l'interdit. Ce que j'appelais tout à l'heure letatouage quand il en fait voir, à même le corps,de toutes les couleurs. L'absence d'un modèled'identification stable pour un ego — dans toutesses dimensions: linguistiques, culturelles, etc., -provoque à des mouvements qui, se trouvanttoujours au bord de l'effondrement, oscillententre trois possibilités menaçantes:

1. une amnésie sans recours, sous la forme dela déstructuration pathologique, de la désintégra-tion croissante: une folie;

2. des stéréotypes homogènes et conformes aumodèle français « moyen » ou dominant, uneautre amnésie sous la forme intégrative: uneautre espèce de folie;

3. la folie d'une hypermnésie, un supplémentde fidélité, un surcroît, voire une excroissance dela mémoire: engager, à la limite des deux autrespossibilités, vers des tracés - d'écriture, delangue, d'expérience — qui portent l'anamnèse

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au-delà de la simple reconstitution d'un héritagedonné, au-delà d'un passé disponible. Au-delàd'une cartographie, au-delà d'un savoir ensei-gnable. Il s'agit là d'une tout autre anamnèse, etmême d'une anamnèse du tout autre, si on peutdire, au sujet de laquelle je voudrais m'expliquerun peu.

C'est la chose la plus difficile. Elle devrait mepermettre de revenir à mes deux propositions ini-tiales et apparemment contradictoires, mais elleengage à une autre pensée de l'aveu ou de laconfession, du « faire la vérité » que j'ai peut-êtreesquissé dans Circonfession, auprès d'une mèrequi mourait en perdant la mémoire, la parole etle pouvoir de nommer.

Résumons. Le monolingue dont je parle, ilparle une langue dont il est privé. Ce n'est pasla sienne, le français. Parce qu'il est donc privéde toute langue, et qu'il n'a plus d'autre recours- ni l'arabe, ni le berbère, ni l'hébreu, ni aucunedes langues qu'auraient parlées des ancêtres —,parce ce monolingue est en quelque sorte apha-sique (peut-être écrit-il parce qu'il est aphasique),il est jeté dans la traduction absolue, une tra-duction sans pôle de référence, sans langue ori-ginaire, sans langue de départ. Il n'y a pour luique des langues d'arrivée, si tu veux, mais deslangues qui, singulière aventure, n'arrivent pas às'arriver, dès lors qu'elles ne savent plus d'où ellespartent, à partir de quoi elles parlent, et quel estle sens de leur trajet. Des langues sans itinéraire,

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et surtout sans autoroute de je ne sais quelleinformation.

Comme s'il n'y avait que des arrivées, doncdes événements, sans arrivée. Depuis ces seules« arrivées », depuis ces arrivées seules, le désir sur-git; il surgit avant même l'ipséité d'un je-moipour le porter d'avance, porté qu'il est, ce der-nier, par l'arrivée même; il surgit, il s'érigemême comme désir de reconstituer, de restaurer,mais en vérité d'inventer une première langue quiserait plutôt une avant-première langue destinéeà traduire cette mémoire. Mais à traduire lamémoire de ce qui précisément n'a pas eu lieu,de ce qui, ayant été (l')interdit, a dû néanmoinslaisser une trace, un spectre, le corps fantoma-tique, le membre-fantôme - sensible, doulou-reux, mais à peine lisible - de traces, de marques,de cicatrices. Comme s'il s'agissait de produire,en l'avouant, la vérité de ce qui n'avait jamais eulieu. Qu'est-ce alors que cet aveu ? et la fauteimmémoriale ou le défaut originaire depuis les-quels il faut écrire ?

Inventée pour la généalogie de ce qui n'est pasarrivé et dont l'événement aura été absent, nelaissant que des traces négatives de lui-mêmedans ce qui fait l'histoire, telle avant-premièrelangue n'existe pas. Ce n'est même pas une pré-face, un « foreword », une langue d'origine per-due. Elle ne peut être qu'une langue d'arrivée ouplutôt d'avenir, une phrase promise, une languede l'autre, encore, mais tout autre que la langue

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de l'autre comme langue de maître ou du colon,encore que les deux puissent parfois annoncerentre elles, les entretenant en secret ou les gar-dant en réserve, tant de ressemblances trou-blantes.

Troublantes car cette équivoque ne sera jamaislevée: dans l'horizon eschatologique ou messia-nique que cette promesse ne peut dénier — ouqu'elle peut seulement dénier -, l'avant-premièrelangue peut toujours courir le risque de devenirou de vouloir être encore une langue du maître,parfois celle de nouveaux maîtres. C'est à chaqueinstant de l'écriture ou de la lecture, à chaquemoment de l'expérience poétique que la décisiondoit s'enlever sur un fond d'indécidable. C'estsouvent une décision politique - et quant aupolitique. L'indécidable, condition de la décisioncomme de la responsabilité, inscrit la menacedans la chance, et la terreur dans l'ipséité del'hôte.

C'est peut-être ici le lieu de deux remarques,l'une plus typologique ou taxinomique, l'autresans doute plus lisiblement politique.

1. Soulignons encore ce qui distingue cettesituation de celle de franco-maghrébins ou plusprécisément d'écrivains maghrébins francophonesqui ont, eux, un accès à leur langue dite mater-nelle. Cette ressource a été remarquablementdécrite par Khatibi. Son analyse paraît à la foisproche et subtilement différente de celle que jetente ici:

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« Toute langue (se) propose à la pensée plu-sieurs modes, directions et sites, et tenter detenir toute cette chaîne sous la loi de l'Un auraété l'histoire millénaire de la métaphysique etdont l'islam représente ici la référence théolo-gique et mystique par excellence.

« Or, dans ce récit [ Talismano, d'AbdelwahabMeddeb] qui se transcrit entre une diglossie etune langue morte, que serait penser selon cettedirection unifiante (dans la langue française) ?Et, selon notre perspective, que serait penserselon cet incalculable: faire de trois l'un et del'un, le médian, l'autre, l'intervalle de ce palim-pseste ?

«J'ai suggéré [... ] que l'écrivain arabe delangue française est saisi dans un chiasme, unchiasme entre l'aliénation et l'inaliénation (danstoutes les orientations de ces deux termes): cetauteur n'écrit pas sa langue propre, il transcritson nom propre transformé, il ne peut rien pos-séder (si tant soit peu on s'approprie unelangue), il ne possède ni son parler maternel quine s'écrit pas. [Je souligne: s'il ne possède passon parler maternel en tant qu'il ne s'écrit pas,du moins le " possède "-t-il en tant que " par-ler ", ce qui n'est pas le cas du Juif d'Algériedont le parler maternel n'a pas proprementl'unité, l'âge et ia proximité supposée d'un par-ler maternel, étant déjà la langue de l'autre, ducolon français non juif], ni la langue arabeécrite qui est aliénée et donnée à une substitu-tion, ni cette autre langue apprise et qui lui faitsigne de se désapproprier en elle et de s'y effa-

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cer. Souffrance insoluble lorsque cet écrivainn'assume pas cette identité entamée, dans uneclarté de pensée qui vit de ce chiasme, de cetteschize ¹. »

2. Malgré les apparences, cette situationexceptionnelle est en même temps exemplaire,certes, d'une structure universelle; elle représenteou réfléchit une sorte d'« aliénation » originairequi institue toute langue en langue de l'autre:l'impossible propriété d'une langue. Mais cela nedoit pas conduire à une sorte de neutralisationdes différences, à la méconnaissance d'expropria-tions déterminées contre lesquelles un combatpeut être mené sur des fronts bien différents. Aucontraire, c'est là ce qui permet de re-politiserl'enjeu. Là où la propriété naturelle n'existe pas,ni le droit de propriété en général, là où onreconnaît cette dé-propriation, il est possible etil devient plus nécessaire que jamais d'identifier,parfois pour les combattre, des mouvements, desphantasmes, des « idéologies », des « fétichisa-tions » et des symboliques de l'appropriation. Untel rappel permet à la fois d'analyser les phéno-mènes historiques d'appropriation et de les trai-ter politiquement, en évitant en particulier lareconstitution de ce que ces phantasmes ont pumotiver: agressions « nationalistes » (toujours

1. « Incipits », dans Du bilinguisme, p. 189.

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plus ou moins « naturalistes ») ou homo-hégé-monie monoculturaliste.

Comme l'avant-premier temps de la languepré-originaire n'existe pas, il faut l'inventer.Injonctions, mise en demeure d'une autre écri-ture. Mais surtout il faut l'écrire à l'intérieur, sion peut dire, des langues. Il faut appeler l'écri-ture au-dedans de la langue donnée. Pour moicela aura été, de la naissance à la mort, le fran-çais.

Par définition, je ne sais plus dire, je n'aijamais pu dire: c'est un bien ou un mal. Ce futainsi. À demeure.

La chance obscure, ma chance, une grâce dontil faudrait remercier je ne sais quelle puissancearchaïque, c'est qu'il me fut toujours plus facilede bénir ce destin. Plus facile, le plus souvent,et encore maintenant, que de le maudire. Le jouroù je saurais à qui en rendre grâce, je saurais toutet pourrais mourir en paix. Tout ce que je fais,surtout quand j'écris, ressemble à un jeu decolin-maillard: celui qui écrit, toujours à lamain, même quand il se sert de machines, tendla main comme un aveugle pour chercher à tou-cher celui ou celle qu'il pourrait remercier pourle don d'une langue, pour les mots mêmes danslesquels il se dit prêt à rendre grâce. À demandergrâce aussi.

Cependant que l'autre main cherche, plusprudente, une autre main d'aveugle, à protégercontre la chute, contre une chute prématurée, la

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tête la première, en un mot contre la précipita-tion. Depuis longtemps, je dis qu'on écrit desmanuscrits pour deux mains. Et je digitalisecomme un fou.

Mais cette intimité déconcertante, ce lieu « àl'intérieur » du français, voilà qu'il n'a pas pu nepas inscrire dans le rapport à soi de la langue,dans son auto-affection, si on peut dire, undehors absolu, une zone hors la loi, l'enclave cli-vée d'une référence à peine audible ou lisible àcette toute autre avant-première langue, à cedegré zéro-moins-un de l'écriture qui laisse samarque fantomatique « dans » ladite mono-langue. C'est là encore un phénomène singulierde traduction. Traduction d'une langue quin'existe pas encore, et qui n'aura jamais existé,dans une langue à l'arrivée donnée.

Cette traduction se traduit dans une traduc-tion interne (franco-française) jouant de la non-identité à soi de toute langue. En jouant et enjouissant.

Une langue n'existe pas. Présentement. Ni lalangue. Ni l'idiome ni le dialecte. C'est d'ailleurspourquoi on ne saurait jamais compter ces choseset pourquoi si, en un sens que j'expliciterai dansun instant, on n'a jamais qu'une langue, cemonolinguisme ne fait pas un avec lui-même.

Bien sûr, pour le linguiste classique, chaquelangue est un système dont l'unité se reconstituetoujours. Mais cette unité ne se compare àaucune autre. Elle est accessible à la greffe la plus

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radicale, aux déformations, aux transformations,à l'expropriation, à une certaine a-nomie, àl'anomalie, à la dé-régulation. Si bien que legeste est toujours multiple — je l'appelle iciencore écriture, même s'il peut rester purementoral, vocal, musical: rythmique ou prosodique —qui tente d'affecter la monolangue, celle qu'on asans l'avoir. Il rêve d'y laisser des marques quirappellent cette toute autre langue, ce degré zéro-moins-un de la mémoire en somme.

Ce geste est pluriel en soi, divisé et surdéter-miné. Il peut toujours se laisser interprétercomme un mouvement d'amour ou d'agressionenvers le corps ainsi exposé de toute langue don-née. Il fait en vérité les deux, il se plie et s'em-ploie et s'enchaîne auprès de la langue donnée,ici le français en français, pour lui donner cequ'elle n'a pas et qu'il n'a pas lui-même. Maisce salut, car c'est un salut adressé à la mortalitéde l'autre et un désir de salvation infinie, c'estaussi coup de griffe et de greffe. Il caresse avecles ongles, parfois des ongles d'emprunt.

Si, par exemple, je rêve d'écrire une anamnèsede ce qui m'a permis de m'identifier ou de direje à partir d'un fond d'amnésie et d'aphasie, jesais du même coup que je ne pourrai le faire qu'àfrayer une voie impossible, à quitter la route, àm'évader, à me fausser compagnie à moi-même,à inventer une langue assez autre pour ne plusse laisser réapproprier dans les normes, le corps,la loi de la langue donnée - ni par la médiation

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de tous ces schèmes normatifs que sont les pro-grammes d'une grammaire, d'un lexique, d'unesémantique, d'une rhétorique, de genres de dis-cours ou de formes littéraires, de stéréotypes oude clichés culturels (les plus autoritaires restantles mécanismes de la reproductibilité avant-gar-diste, la régénérescence infatigable du sur-moilittéraire). L'improvisation de quelque inaugu-ralité est sans doute l'impossible même. La réap-propriation a toujours lieu. Comme elle demeureinévitable, l'aporie engage alors un langageimpossible, illisible, irrecevable. Une traductionintraduisible. En même temps, cette traductionintraduisible, ce nouvel idiome fait arriver, cettesignature fait arrivée, elle produit des événementsdans la langue donnée à laquelle il faut encoredonner, parfois des événements non constatables:illisibles. Événements toujours promis plus quedonnés. Messianiques. Mais la promesse n'est pasrien, ce n'est pas un non-événement.

Comment tenir compte de cette logique ?Comment tenir ce compte ou ce logos ? Bien queje me sois souvent servi de l'expression « lalangue donnée » pour parler d'une monolanguedisponible, le français par exemple, il n'y a pasde langue donnée, ou plutôt, il y a de la langue,il y a donation de langue (es gibt die Sprache),mais une langue n'est pas. Pas donnée. Ellen'existe pas. Appelée elle appelle, comme l'hos-pitalité de l'hôte avant même toute invitation.Enjoignante, elle reste à être donnée, elle ne

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demeure qu'à cette condition: rester encore àêtre donnée.

Tournons-nous alors une fois de plus verscette proposition quelque peu sentencieuse: « onn'a jamais qu'une seule langue ». Faisons-lui faireun tour de plus. Faisons-lui dire ce qu'elle nesait pas vouloir dire, laissons-la dire autre choseencore.

Bien sûr, on peut parler plusieurs langues. Ily a des sujets compétents dans plus d'une langue.Certains même écrivent plusieurs langues à lafois (prothèses, greffes, traduction, transposi-tion). Mais ne le font-ils pas toujours en vue del'idiome absolu ? et dans la promesse d'unelangue encore inouïe ? d'un seul poème hierinaudible ?

Chaque fois que j'ouvre la bouche, chaque foisque je parle ou écris, je promets. Que je le veuilleou non: la fatale précipitation de la promesse, ilfaut ici la dissocier des valeurs de volonté, d'in-tention ou de vouloir-dire qui lui sont raison-nablement attachées. Le performatif de cette pro-messe n'est pas un speech act parmi d'autres. Ilest impliqué par tout autre performatif; et cettepromesse annonce l'unicité d'une langue à venir.C'est le « il faut qu'il y ait une langue » [quisous-entend nécessairement: « car elle n'existepas », ou « puisqu'elle fait défaut »], « je prometsune langue », « une langue est promise » qui à lafois précède toute langue, appelle toute parole et

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appartient déjà à chaque langue comme à touteparole.

Cet appel à venir rassemble d'avance lalangue. Il l'accueille, il la recueille, non pas dansson identité, dans son unité, pas même dans sonipséité, mais dans l'unicité ou la singularité d'unrassemblement de sa différence à soi: dans ladifférence avec soi plutôt que dans la différenced'avec soi. Il n'est pas possible de parler hors decette promesse l qui donne, mais en promettantde la donner, une langue, l'unicité de l'idiome.Il ne peut être question de sortir de cette unicitésans unité. Elle n'a pas à être opposée à l'autre,ni même distinguée de l'autre. Elle est la mono-langue de l'autre. Le de ne signifie pas tant lapropriété que la provenance: la langue est àl'autre, venue de l'autre, la venue de l'autre.

1. Contrairement à ce qu'en diraient sans doute desthéoriciens de la promesse comme « speech act » et langageperformatif, il n'est pas nécessaire que cette promesse,pour être proprement ce qu'elle est, soit tenable, ni mêmequ'elle soit sincèrement ou sérieusement tenue pourtenable. Pour qu'une promesse s'élance comme telle(impliquant donc la liberté, la responsabilité, la décida-bilité), il faut que, par-delà tout programme contraignant,elle puisse toujours se laisser hanter par la possibilité, pré-cisément, de sa perversion (conversion en menace là oùune promesse ne peut promettre que du bien, engage-ment non sérieux d'une promesse intenable, etc. ). Cettepossibilité-virtualité est irréductible et elle appelle uneautre logique du virtuel. Je me permets de renvoyerencore, sur ce point, à Avances, op. cit.

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La promesse dont je parle, celle dont je disaisplus haut qu'elle reste menaçante (contrairementà ce qu'on pense en général de la promesse) etdont j'avance maintenant qu'elle promet l'im-possible mais aussi la possibilité de toute parole,cette singulière promesse ne livre ni ne délivreici aucun contenu messianique ou eschatologique.Aucun salut qui sauve ou promette la salvation,même si, au-delà ou en deçà de toute sotériolo-gie, cette promesse ressemble au salut adressé àl'autre, à l'autre reconnu comme autre tout autre(tout autre est tout autre, là où une connaissanceou une reconnaissance n'y suffit pas), à l'autrereconnu comme mortel, fini, à l'abandon, privéde tout horizon d'espérance.

Mais qu'il n'y ait aucun contenu nécessaire-ment déterminable à cette promesse de l'autre etdans la langue de l'autre, cela n'en rend pasmoins irrécusable l'ouverture de la parole parquelque chose qui ressemble au messianisme, à lasotériologie ou à l'eschatologie. C'est l'ouverturestructurelle, la messianicité, sans laquelle le mes-sianisme lui-même, au sens strict ou littéral, neserait pas possible. À moins que, peut-être, celane soit justement le messianisme, cette promesseoriginaire et sans contenu propre. Et à moins quetout messianisme ne revendique pour lui-mêmecette rigoureuse et désertique sévérité, cette mes-sianicité dépouillée de tout. Ne l'excluons jamais.

Là encore, nous aurions affaire à une remarquede la structure universelle: l'idiome messianique

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de telle ou telle religion singulière y retrouveraitson empreinte. Nous aurions affaire au devenir-exemplaire que chaque religion porte en soncœur, en raison même de cette remarquabilité.Ce monolinguisme de l'autre a certes le visage etles traits menaçants de l'hégémonie coloniale.Mais ce qui en lui reste indépassable, quelle quesoit la nécessité ou la légitimité de toutes lesémancipations, c'est tout simplement le « il y ade la langue », un « il y a de la langue qui n'existepas », à savoir qu'il n'y a pas de métalangage etque toujours une langue sera appelée à parler dela langue - parce que celle-ci n'existe pas. Ellen'existe pas désormais, elle n'existe jamaisencore. Quel temps ! Quel temps il fait, queltemps il fait dans cette langue qui n'arrive pas àdemeure !

Tu peux traduire une telle nécessité de biendes façons, dans plus d'une langue, par exempledans l'idiome de Novalis ou de Heidegger quandils disent, chacun à sa manière, le Monologued'une parole qui parle toujours d'elle-même.Heidegger a déclaré de façon explicite l'absencede tout métalangage, cela fut rappelé ailleurs.Cela ne veut pas dire que la langue est mono-logique et tautologique mais qu'il revient tou-jours à une langue d'appeler l'ouverture hétéro-logique qui lui permet de parler d'autre chose etde s'adresser à l'autre. On peut aussi le traduiredans l'idiome de Celan, ce poète-traducteur qui,écrivant dans la langue de l'autre et de l'holo-

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causte, inscrivant Babel dans le corps même dechaque poème, revendiqua pourtant expressé-ment, signa et scella le monolinguisme poétiquede son œuvre. On peut aussi le livrer, sans tra-hison, dans d'autres inventions d'idiomes, dansd'autres poétiques, à l'infini.

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Encore un mot pour épiloguer un peu. Ce quej'ébauche ici, ce n'est surtout pas le commence-ment d'une esquisse d'autobiographie oud'anamnèse, pas même un timide essai de Bil-dungsroman intellectuel. Plutôt que l'expositionde moi, ce serait l'exposé de ce qui aura fait obs-tacle, pour moi, à cette auto-exposition. De cequi m'aura exposé, donc, à cet obstacle, et jetécontre lui. Ce grave accident de circulationauquel je ne cesse de penser.

Certes, tout ce qui m'a, disons, intéressédepuis longtemps — au titre de l'écriture, de latrace, de la déconstruction du phallogocentrismeet de « la » métaphysique occidentale (que je n'aijamais, quoi qu'on en ait répété à satiété, iden-tifié comme une seule chose homogène et sur-veillée par son article défini au singulier, j'ai sisouvent dit le contraire et si explicitement !),tout cela n'a pas pu ne pas procéder de cetteétrange référence à un « ailleurs » dont le lieu et

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la langue m'étaient à moi-même inconnus ouinterdits, comme si j'essayais de traduire dans laseule langue et dans la seule culture franco-occi-dentale dont je dispose, dans laquelle j'ai été jetéà la naissance, une possibilité à moi-même inac-cessible, comme si j'essayais de traduire dans ma« monolangue » une parole que je ne connaissaispas encore, comme si je tissais encore quelquevoile à l'envers (ce que font d'ailleurs bien destisserands) et comme si les points de passagenécessaires de ce tissage à l'envers étaient deslieux de transcendance, donc d'un « ailleurs »absolu, au regard de la philosophie occidentalegréco-latino-chrétienne, mais encore en elle (epe-keina tes ousias, et au-delà - khôra —, la théologienégative, maître Eckhart et au-delà, Freud et au-delà, un certain Heidegger, Artaud, Lévinas,Blanchot et quelques autres).

Certes. Mais je ne saurais en rendre compte àpartir de la situation individuelle que je viens dedécrire si schématiquement. Cela ne peut s'ex-pliquer à partir du trajet individuel, celui dujeune Juif « franco-maghrébin » d'une certainegénération. Les voies et les stratégies que j'ai dûsuivre dans ce travail ou dans cette passion obéis-sent aussi à des structures et donc à des assigna-tions intérieures à la culture gréco-latino-chris-tiano-gallique dans laquelle mon monolinguismem'enferme à jamais; il fallait compter avec cette« culture » pour y traduire, attirer, séduire celamême, 1'« ailleurs », vers lequel j'étais moi-même

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d'avance ex-porté, à savoir 1'« ailleurs » de ce toutautre avec lequel j'ai dû garder, pour me gardermais aussi pour m'en garder, comme d'uneredoutable promesse, une sorte de rapport sansrapport, l'un se gardant de l'autre, dans l'attentesans horizon d'une langue qui sait seulement sefaire attendre.

C'est tout ce qu'elle sait faire, se faire attendre,et voilà tout ce que je sais d'elle. Encore aujour-d'hui et sans doute à jamais.

Toutes les langues de « la » dite métaphysiqueoccidentale, car il y en a plus d'une, et jusqu'àces lexiques proliférants de la déconstruction,toutes et tous appartiennent, par presque tout letatouage de leur corps, à cette donne aveclaquelle il faut ainsi s'expliquer.

Une généalogie judéo-franco-maghrébinen'éclaire pas tout, loin de là. Mais pourrais-jerien expliquer sans elle, jamais ? Non, rien, riende ce qui m'occupe, m'engage, me tient en mou-vement ou en « communication », rien de ce quim'appelle parfois à travers le temps silencieux descommunications interrompues, rien aussi biende ce qui m'isole dans une sorte de retraitepresque involontaire, un désert que j'ai parfoisl'illusion de « cultiver » moi-même, d'arpentercomme un désert, en me donnant de belles etbonnes raisons — le peu de goût, mais aussi« l'éthique », la « politique » ! - alors qu'uneplace d'otage m'y fut réservée, une mise endemeure, dès avant moi.

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Le miracle de la traduction n'a pas lieu tousles jours, il y a parfois désert sans traversée dudésert. Et peut-être est-ce là ce que, dans leconfinement de la culture parisienne, sans doute,mais déjà dans la « médiatisation » occidentale,voire sur les autoroutes de la mondialisation encours de 1'« espace public », on appelle si sou-vent, aujourd'hui, l'illisibilité.

Quelles sont alors les chances de lisibilitéd'un tel discours sur l'illisible ? Car ce que tuviens de m'entendre dire, je ne sais pas si celasera intelligible. Ni où ni quand, ni pour qui.À quel point. Je viens peut-être de faire une« demonstration », ce n'est pas sûr, mais je nesais plus dans quelle langue entendre ce mot.Sans accent, la demonstration n'est pas uneargumentation logique imposant une conclu-sion, c'est d'abord un événement politique, unemanifestation dans la rue (j'ai dit, tout àl'heure, comment je descends dans la rue tousles matins, jamais sur la route mais dans larue), une marche, un acte, un appel, une exi-gence. Une scène encore. Je viens de faire unescène. En français aussi, avec un accent, ladémonstration peut être avant tout un geste,un mouvement du corps, l'acte d'une « mani-festation ». Oui, une scène. Sans théâtre maisune scène, une scène de rue. À supposer qu'elleait quelque intérêt pour qui que ce soit, cedont je doute, ce serait dans la mesure où elleme trahit, cette scène, dans la mesure où tu y

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entendras, depuis une écoute dont je n'ai pasidée, ce que je n'ai pas voulu dire ni enseignerni faire savoir, en bon français.

— Me promets-tu ainsi un discours sur lessecrets encore lisibles de l'illisibilité ? Se trouvera-t-il quelqu'un pour l'entendre encore ?

- Cela aurait ressemblé pour moi, il y a bienlongtemps, avec d'autres mots, à un terrifiant jeud'enfant, inoubliable là-bas, interminable, je l'ailaissé là-bas, je te le raconterai un jour. La voixvivante s'en est voilée, une voix toute jeune, maiselle n'est pas morte. Ce n'est pas un mal. Si unjour elle m'est rendue, j'ai le sentiment que je ver-rai alors, pour la première fois en réalité, commeaprès la mort un prisonnier de la caverne, la véritéde ce que j'ai vécu: elle-même au-delà de lamémoire, comme l'envers caché des ombres, desimages, des images d'images, des phantasmes quiont peuplé chaque instant de ma vie.

Je ne parle pas de la brièveté d'un film enre-gistré qu'on pourrait revoir (la vie aura été sicourte) mais de la chose même.

Au-delà de la mémoire et du temps perdu. Jene parle même pas d'un dévoilement ultime maisde ce qui sera resté, de tout temps, étranger à lafigure voilée, à la figure même du voile.

Ce désir et cette promesse font courir tousmes spectres. Un désir sans horizon, car c'estlà sa chance ou sa condition. Et une promesse

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qui ne s'attend plus à ce qu'elle attend: là oùtendu vers ce qui se donne à venir, je sais enfinne plus devoir discerner entre la promesse et laterreur.

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