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Le moujik et la tendre fille. Conte de vieille Russie

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Le moujik et la tendre fille

Q u e s t i o n de S a i n t AUGUSTIN :

— Mais , que f a i s a i t d o n c , Dieu , a v a n t la c r é a t i o n d u M o n d e ?

R é p o n s e de M a r t i n LUTHER :

— Il t a i l l a i t d e s v e r g e s de noi- s e t i e r p o u r c e u x q u i p o s e n t d e s q u e s t i o n s i d i o t e s !

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T o u s d r o i t s de r e p r o d u c t i o n , de t r a d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n r é se rvés p o u r t o u s les pays .

© b y Les E d i t e u r s F r a n ç a i s Réun i s , P a r i s 1962.

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Loubianov le Juste alluma le cierge devant l'icône : une très vieille gravure de saint Nico- las, tavelée de rouille et de piqûres de mouches, et débita à toute vitesse la prière du soir, ava- lant la moitié des mots pour gagner du temps.

Il n'eut pas sitôt dit « AMEN » que la flamme était éteinte, écrasée entre le pouce et l'index. Cette fois il n'avait réellement pas perdu un cen- tième de seconde. Il avait même le sentiment d'avoir tué la flamme un peu trop tôt : plutôt sur « A » que sur « MEN ». Sur « MEN », le saint n'aurait rien à dire. Quelle que fût la ra- pidité prodigieuse avec laquelle la prière du soir avait été expédiée, il avait eu son compte d'hon- neurs et de lumière sacrée. Mais si c'était sur « A » le saint était fondé à se plaindre d'avoir été frustré d'une parcelle de lumière : le Sei- gneur tiendrait compte de sa plainte, et il en cuirait à Loubianov.

Déjà l'année d'avant, pour une peccadille sem- blable, c'était tout juste s'il avait réussi à étouf- fer, à temps, l'incendie dans la cour, devant la porte de la grange, grâce à la diligence de Ti- mothée son voisin le plus proche, accouru aussi- tôt. Un habile homme ce Timothée : il avait

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sauté sur la chaîne du puits, précipitant les seaux vides et les remontant pleins, à une vi- tesse stupéfiante. Pour sa part il n'avait eu que la peine de galoper du puits à la grange avec le seau plein pour projeter l'eau, en éventail, sur le front des flammes, et galoper en retour avec le seau vide, pour l'échanger contre un nouveau plein, déjà remonté du puits par Timothée. En dix minutes de course haletante, l'affaire avait été bâclée : les flammes étaient éteintes.

Il n'en était resté que quelques tas de cen- dres de paille, et de débris, trempés de l'eau des derniers seaux. Un bon fumier, disait-on, que les cendres. Loubianova, selon ses instructions, avait raclé toute la cour, le lendemain, et ré- pandu le monceau dans le potager. En définitive l'incendie avait été une excellente chose puis- qu'il en était résulté un bon nettoyage de la cour, qui en avait rudement besoin, et une dou- zaine de brouettes d'engrais pour le jardin.

Le feu avait pris naissance, tout bêtement de la lanterne renversée dans la paille foulée aux pieds devant la porte de la grange. Il la posait à terre, d'habitude, pour sa ronde du soir après souper. Il passait l'inspection de gauche à droite tandis que sa femme faisait la vaisselle. D'abord l'écurie. Quand il en ouvrait la porte la lumière venait caresser la croupe blanche des bœufs, ruminant le foin de la mangeoire. Il refermait soigneusement les deux loquets. Puis le pou- lailler pour vérifier si Loubianova n'avait pas oublié de mettre, bien en place, le gros cadenas de nuit. Elle l'oubliait parfois, et il devait la punir sévèrement pour cet oubli. Il eût préféré n'avoir pas à le faire. Quel bon sens y a-t-il à se mettre en colère, quand on peut s'en dispen-

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ser ? Mais réellement il le fallait. Des étourde- ries de ce genre sont parfois grosses de consé- quences. Les malandrins à deux et à quatre pattes, sont si nombreux, hélas, sur cette terre que tous ceux qui, par leurs vertus, ou leur la- beur, ont amassé quelques biens, sont astreints à la vigilance incessante pour les conserver.

Etait-ce vraiment saint Nicolas qui avait ren- versé la lanterne ? Ou tout bonnement le chat, le chien, ou même un simple coup de vent ?

C'était peut-être le chat ? Tous les soirs il était là, dans la cour, au moment de sa ronde. La lumière vacillante attirait les phalènes, les vers luisants, les papillons de la nuit, et le chat jouait à les attraper. Une véritable imprudence qu'il avait commise de poser ainsi la lanterne, par terre, alors que tout le sol de la cour était jonché de petits copeaux du bois sec de chauf- fage, et de débris de paille craquante. Un saut malencontreux du chat; ou peut-être du chien passant là par mégarde, l'avait renversée. Allez savoir ?

La chandelle couchée avait envoyé sa flamme, à travers la grille, à la paille d'alentour. En quelques secondes tout le sol s'était mis à flam- ber et les cris de sa femme l'avaient alerté. Il se trouvait derrière le hangar à outils quand l'incendie s'était allumé. Il avait aussitôt couru au puits. Le temps de remonter le premier seau que le voisin était déjà là. Une grande chance que Timothée soit dehors juste à ce moment-là, en train de fumer sa pipe en flânant sur le che- min. A eux deux ils avaient étouffé l'incendie de belle façon.

Une douzaine de seaux sur le front de mar- che du feu avait trempé la paille, et les flam-

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mes s'y heurtaient, pour y mourir, en sifflant. L'essentiel était la grange. Il ne s'était pas in- quiété des flammes qui traînaient dans le reste de la cour. Sa femme, en piaillant, tapait à grands coups de balai de bouleau sur les flam- bées de débris, de droite et de gauche, pour dé- fendre l'accès de la maison et de l'écurie, où les bœufs alertés par l'odeur du feu, renâclaient d'inquiétude.

— Détachez les bœufs Loubianova, à tout ha- sard ; et refermez la porte, sans mettre le lo- quet, avait crié Timothée.

Un voisin réellement intelligent ce Timothée. Loubianova avait obéi aussitôt en sorte que si le malheur s'était répandu, et que la grange en- tière se fût mise à flamber, les bœufs n'auraient eu qu'à pousser la porte de l'écurie pour se trouver dehors. On les aurait toujours retrouvés, au matin, quelque part dans les champs.

En fait la précaution était inutile, dès qu'il eut bien détrempé la paille sur un bon mètre de large, devant la porte, le feu devint inoffensif. Encore quelques volées en éventail au centre, puis une promenade les seaux à la main, pour achever de réduire les foyers persistants dans les tas de détritus de toutes sortes que le vent et le passage des hommes et des bêtes avait accu- mulés contre les piquets, et dans les encoi- gnures.

Il n'y eut bientôt plus que de petits brasiers rougeoyants, à disperser à coups de bottes. Un quart d'heure après, complètement rassurés, ils buvaient la bouteille de cidre cacheté que Lou- bianova avait été quérir dans le chais, de sa propre initiative, pour remercier Timothée de son coup de main. Un fameux coup de main

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certainement, et juste au moment voulu. Sans lui il ne serait peut-être pas venu à bout de préserver la grange, l'écurie et la maison du désastre de l'incendie total. Mais ce n'était pas un motif suffisant pour toucher à sa réserve de cidre cacheté. Le cidre ordinaire aurait parfai- tement fait l'affaire ! Timothée n'y faisait guère de différence.

Il avait fait cette remarque à Loubianova, en se couchant, ce soir-là. Sans insister au surplus. De toutes façons la bouteille était bue, et se plaindre n'y pouvait rien changer. Mais il fal- lait la mettre en garde, à chaque instant, contre les gaspillages inconsidérés.

Pourquoi avait-il repensé à cet incendie, évité de justesse l'année dernière, à la fin de sa prière du soir un peu écourtée ? L'aventure en elle- même était banale, et elle aurait pu arriver à n'importe qui. Il était probable qu'elle se repro- duisait de temps en temps chez l 'un ou chez l'autre, mais personne ne semblait s'en être préoccupé avant lui, ou du moins ne l'avait ja- mais signalée à l'Assemblée. Personne ne s'en était soucié, personne n'avait péché en toute bonne foi puisque le Seigneur, dans sa bonté, a décrété que le mal est dans l'intention, et non dans l'acte, et que le péché existe dès l ' instant qu'il est conçu dans la pensée de l'homme. Même s'il n'y a eu aucune trace d'exécution.

« En vérité je vous le dis, celui qui convoite la femme ou la fille de son voisin, a déjà commis l'adultère dans son cœur. »

Voilà ce que dit formellement le Seigneur. C'est la convoitise qui est le péché, et non pas l'acte de chair consommé par l 'homme ou la femme quels qu'ils soient, en dehors du ma-

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riage. Ainsi l 'homme qui forniquerait sans pen- ser à mal serait parfaitement exempt de péché, tandis que celui qui caresse, seulement en es- prit, une autre femme que la sienne, est passi- ble de l'Enfer, s'il lui advient de mourir, sans avoir eu le temps de courir à confesse.

Personnellement il était tenté de trouver le Seigneur bien indulgent quant à l'acte, et bien sévère pour la pensée. Mais naturellement il s'inclinait devant Sa Sagesse Infinie.

Il avait beau être un des principaux membres de l'Assemblée Paroissiale, bon conseiller en matière de foi, de l'avis de beaucoup, et parfai- tement capable de tenir la dragée haute aux meilleurs casuistes de la région, il était bien obligé de s'incliner devant le Seigneur. Bien en- tendu, si Jésus lui avait demandé son avis sur un certain nombre de points de Sa Doctrine, il aurait, respectueusement, mais fort judicieuse- ment, suggéré quelques aménagements.

Ainsi pour les riches par exemple : pourquoi serait-il plus difficile à un riche « d'entrer dans le Royaume des Cieux plutôt qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille » ? Il y a là, visiblement, quelque chose d'excessif. Très cer- tainement, si lui, Loubianov, était né deux mille ans plus tôt, et avait eu l'ineffable bonheur d'être compté par le Seigneur au nombre des Douze, au lieu et place de ce publicain de Mathieu qui nous rapporte le fait, il n'eût pas manqué de faire bien préciser par le Seigneur que sa ma- lédiction ne s'adressait en réalité, qu'aux mau- vais riches. A ceux qui battent leurs bœufs ou leur femme à tort et à travers, pillent les biens d'autrui, refusent l'aumône aux pèlerins, ou for- niquent avec des courtisanes.

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Certainement que le Seigneur faisait la dis- tinction entre les « bons » et les « mauvais » riches. C'était pour ces derniers seulement que l'entrée au Royaume des Cieux serait rétrécie à la dimension d'un chas d'aiguille. Impossible na- turellement de passer à travers. Non seulement à un chameau mais même à un homme, fût-il aussi fluet que le vieil 'Anasthase, le vinaigrier, qui ne pesait pas cinquante kilogs, maigre comme un anchois, ridé comme un cornichon trop long- temps mariné dans la saumure, et qui battait sa femme chaque jour que Dieu fait, à coups de batte à sel.

En fait elle ne valait pas grand-chose la femme du vinaigrier, maigrelette elle aussi, avec une petite figure brune de chevrette; mais des yeux luisants qui allumaient le feu dans les veines des hommes. Elle se vengeait bien, Anasthasia, des coups de batte de son mari, elle le trompait avec n'importe qui. Il n'y avait qu'à lui faire signe. Tous ceux qui en avaient envie, et autant de fois qu'ils en avaient envie, pouvaient se l'offrir. C'était très simple, il suffisait d'entrer dans la boutique sous prétexte d'acheter un quart de harengs fumés, ou de concombres en lui clignant de l'œil. Cinq minutes après elle était couchée dans le foin, dans la grange à Mikovitch, toute prête. Pas de simagrées avec elle. C'était vite fait. Aussitôt fini, elle était de retour à la boutique.

— Où as-tu encore été, criait le vieil Anasthase en colère ?

— Chez Sophie, j'avais besoin d'épingles à linge.

— Toujours à bavarder, alors que l'ouvrage presse ! Je t'ai interdit, mille fois, d'aller chez Sophie, dans la journée.

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— Il n'y a qu'elle, de serviable, dans le voisi- nage.

Serviable, elle l'était Sophie, pour cette déver- gondée d'Anasthasia. Un paravent de premier ordre, il suffisait à Anasthasia d'entrer chez Sophie par la porte de devant, de traverser le couloir et sortir par la porte de derrière, pour se trouver à quelques mètres de la grange à Miko- vitch. Elle revenait par le même chemin. Cela durait depuis dix ans sans que cet imbécile d'Anasthase s'en avisât. Juste un petit quart d'heure à chaque fois. Terminé ou pas, Anastha- sia ne restait pas davantage. Mais généralement c'était terminé. La moitié des hommes du canton lui avait passé sur le corps; un jour ou l'autre, et, de l'avis général, elle était extrêmement inductive. Jamais son mari n'avait soupçonné quoi que ce soit. Il mettait le quart d'heure d'absence au compte du bavardage avec Sophie, qui, naturellement, se gardait bien de le dé- tromper.

En échange de sa complaisance, Sophie avait d'Anasthasia autant de poissons fumés et de vinaigrettes qu'il lui plaisait. Il lui suffisait de venir à la boutique en disant :

— Je voudrais un demi-quart d'anguille ma- rinée.

Anasthasia lui en servait une bonne livre, pendant que son mari avait le dos tourné. Tant pis pour ce nigaud d'Anasthase, non seulement il était trompé, comme pas un, mais encore il lui en coûtait, de l'être, des quantités de conserves et de condiments, disparaissant de la boutique à son insu. Il est vrai qu'il gagnait assez d'argent pour ne pas s'en apercevoir. Un vrai métier de voleur : la conserverie. Il suffit d'acheter les vins.

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piqués, pour faire le vinaigre à bon compte, et quant au sel, il est très bon marché. Dans une livre de morue ou de petit salé, vous avez en réalité à peine un quart de vraie marchandise. Le reste c'est de la saumure, qui ne coûte presque rien, et qui se perd d'ailleurs à la détrempe.

D'être à la fois trompé et volé, n'excusait pas Anasthase de voler les autres, ni de battre sa femme, puisqu'il était dans l'ignorance, et de l'adultère, et de ses larcins. Pas plus qu'il n'avait d'excuses d'être acariâtre, et de refuser l 'aumône aux pauvres gens.

C'était le type même du « mauvais » riche, et le Seigneur très certainement ne pensait qu'à des riches de cette espèce, quand il les avait maudits. Il avait dû le stipuler, lorsqu'il en avait donné l'exemple de l'impossibilité du chameau à passer par le chas d'une aiguille, mais Mathieu n'y avait pas pris garde, en écrivant son Evangile, et avait sauté l'essentiel. Ce n'était d'ailleurs qu'un pau- vre péager que Mathieu, un scribe de la plus basse espèce, et un écervelé par surcroît. Pas étonnant que les Livres Saints fourmillent de fautes de ce genre. Pourquoi le Seigneur n'avait- il pas choisi pour la rédaction de l'histoire de sa vie terrestre, des hommes comme lui, Loubianov, droit, instruit dans l'Exégèse, et accoutumé au maniement de la plume ? C'était là encore un mystère regrettable.

La parole de Dieu n'eût-elle pas été plus claire pour tout le monde s'il avait eu des apôtres plus instruits, et les croyants n'auraient-ils pas été infiniment plus nombreux ? Au lieu de cela qu'était-il arrivé ? A chaque verset de la Bible, on butait sur l'imprécision, la contradiction, le doute. Le pope Alexis avait beau dire que cela

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était précisément voulu par Dieu pour donner un plus grand prix à la foi chrétienne, il ne pou- vait s'empêcher de penser que le Seigneur avait d'autres moyens à sa disposition pour distinguer, les bons, des mauvais hommes. N'eût-il pas été plus simple de leur imposer des épreuves plus grandes sur la terre pour bien séparer les infi- dèles, promis à l'Enfer, et les fidèles accueillis dans le Royaume des Cieux, plutôt que de jeter, même les plus pieux, dans les affres de l'incer- titude ?

Lui, Loubianov, si le Seigneur l'avait ordonné il eût, certes, accepté de ne manger de la viande que trois jours par semaine, au lieu de s'abstenir le seul vendredi. D'autant qu'on peut fort bien manger des œufs, ou du poisson à la place. De même qu'il n'eût pas été opposé, au jeûne, une fois tous les quinze jours, au lieu de seulement quelques jours par an, à la vigile des grandes fêtes. Le jeûne est une bonne chose en soi, utile à l'estomac qui se repose, et très profitable. Excellent à tous les points de vue, le jeûne. On y gagne des deux mains : des mérites dans le Ciel, des économies sur la Terre, et la bonne santé en supplément. Voilà ce que le Seigneur aurait dû imposer aux hommes, pour avoir droit à son Paradis, au lieu de les contraindre à la connais- sance de Sa Parole, à travers les déplorables lacu- nes, des pauvres rédacteurs de sa vie terrestre. Enfin il fallait s'incliner, puisque le Divin Maître en avait ainsi décidé.

En tout cas, il n'y avait pas de doute pour lui. Les bons riches devaient avoir droit au Royaume des Cieux, aussi bien que les pauvres. Croire le contraire était dénué de sens ! Non pas qu'il ac- cordât quelque crédit à la suggestion de cette

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brute épaisse de Stephan, le cabaretier, dont l'influence était si déplorable à l'Assemblée de la Paroisse. Il avait le verbe haut hélas, ce maudit cabaretier, avec les poings lourds, et il ne faisait pas bon le contredire. Ceux qui s'y risquaient, sans précaution, se retrouvaient bientôt sai- gnant du nez, le derrière dans l'herbe. Aussi quand Stephan prenait la parole à l'Assemblée, la plupart de ceux qui étaient là se contentaient de hocher la tête quelles que fussent les énormités, qu'il proférât. Même le pope Alexis ne le réfutait pas, sans prendre la peine de tourner longuement autour du sujet.

Cependant, tout le monde le détestait, et aurait bien voulu l'exclure du Chapitre; mais personne ne prenait l'initiative de proposer son exclusion. Celui qui l'eût osé se serait très certainement réveillé le lendemain matin, sinon même deux ou trois jours après, avec la figure en compote, un bras ou une jambe cassée, et quelques côtes enfoncées. Heureusement il n'y avait que le petit nombre des plus ivrognes à voter pour ses pro- positions. La grande majorité se cantonnait à l'abstention à grand renfort de :

— « C'est à voir... » « Cela vaut la peine d'y réfléchir... » « Il faudra y consacrer une nouvelle séance. »

Comme les abstentions étaient les plus nom- breuses, le quorum n'était jamais atteint, les propositions du cabaretier étaient enterrées, les unes après les autres, et elles ne revenaient jamais sur le tapis. Le pope Alexis se gardait bien de les ressusciter. C'était lui qui présidait d'office les 'Assemblées. Une bonne chose la prési- dence, dans des cas semblables. Elle vous dis- pense de voter. Il s'était souvent demandé si le

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pope eût vraiment tenu tête au cabaretier s'il n'avait pas été président ? Peut-être l'eût-il fait. Il ne manquait pas d'un certain courage, et son habit lui était tout de même une sauvegarde, mais cette question était sans réponse.

Tout gras qu'il était, et crasseux à un point inimaginable le Père Alexis Nichailovitcb était néanmoins très ferré sur les Ecritures. Il n'était pas commode de lui couper le sifflet. Avec trois bons verres de vodka dans le nez, quand il vou- lait s'en donner la peine, le pope était imbattable. Quelle que soit la position que vous ayez prise au départ, pour ou contre les femmes, le gouver- nement, ou les impôts, il pouvait damer le pion à n'importe qui et aurait tenu tête même au très vénérable et très pieux Alexandrof Gregori Illoutchine, patriarche de Moscou, défenseur de la Foi et Souverain Pontife des Croyants du Rite Orthodoxe. Ce qu'il avait de bon, c'était qu'il ne se départissait pas de la plus affable courtoisie même dans les cas les plus difficiles.

Mais avec cette brute de cabaretier, toute discussion était vaine. Encore à l'assemblée se contentait-il de hurler, pour l'emporter sur ses contradicteurs, mais à l'auberge, il n'y avait pas d'autre loi que la sienne, et il valait mieux pour les ivrognes se tenir tranquilles quand ils avaient bu leur content. Dès que l'un d'eux élevait tant soit peu la voix, Stephan le prenait d'une main par le col de la veste, de l'autre par la ceinture du pantalon et le sortait de la salle sans qu'il pût faire autre chose que d'agiter ridiculement les bras et les jambes. Arrivé au perron, il le mettait debout bien d'aplomb, sur la première marche, reculait d'un pas, et administrait au perturbateur un tel coup de pied dans le derrière, qu'il s'en

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allait atterrir à plat ventre dans l'herbe du bas- côté de la route, en un vol plané de trois bons mètres.

Usuellement l'ivrogne se le tenait pour dit. Il s'en allait en maugréant, frottant ses fesses dou- loureuses, ou restait là à cuver son vin, sans que personne ne s'en souciât. Rares étaient les rebel- les. Ceux qui étaient assez mal avisés pour réap- paraître dans la grande Salle, l'invective à la bouche, étaient proprement assommés d'un coup de poing par Stephan, chargés comme des sacs sur son épaule, transportés de l'autre côté de la route, et jetés dans le fossé. Il y avait toujours au fond du fossé un bon pied d'eau courante, la fraîcheur du ruisseau dégrisait l'assommé au bout d'un moment. Cette deuxième leçon était généralement tenue pour suffisante. Le pauvre type n'avait plus qu'à rentrer chez lui souillé et meurtri.

On ne connaissait pas d'exemple de buveur assez hardi pour remettre le pied à l'auberge, après avoir été ainsi précipité cul par-dessus tête dans le fossé. Quand il envisageait cette hypothèse, Loubianov se demandait avec curio- sité ce qu'il serait advenu du réfractaire. L'auber- giste eût été capable, après l'avoir assommé pour de bon, de l'emporter sur son dos à cent mètres de là, jusqu'à l'abreuvoir, pour le jeter dans la vase piétinée par les bêtes. En tout cas il était vain aux victimes d'aller se plaindre. L'officier de police était l'ami de l'aubergiste. Et de toutes manières ces ivrognes qui n'ont pas la honte de se donner en spectacle en public sont toujours de petites gens : journaliers et serfs de basse con- dition.

Les gens de qualité boivent peu à l'auberge. Ils

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boivent chez eux, ce qui est bien plus honorable. Personnellement il n'était jamais ivre, même à la maison. Non qu'il eût détesté boire comme bien d'autres, mais la vodka, fût-ce de qualité or- dinaire, est chère, il préférait ne pas en avoir dans sa cave. C'était le mieux pour résister à la tentation. L'alcool et l'argent sont incompatibles. On ne peut avoir l'un et l'autre. A moins, natu- rellement, de faire partie de la noblesse. Quand on possède un domaine comme le comte Roskoï avec 10.000 verstes de bonne terre, 160 familles serves de paysans pour y travailler, et un bon intendant pour les diriger, l'argent arrive à flots sur la table du Maître, et il peut boire à sa guise, à pleins tonneaux la meilleure vodka de toutes les Russies.

Le village de Roskoïgorod s'est édifié, peu à peu, à l'ombre de la masse imposante du château comtal, sur une colline en dos d'âne à 1 kilo- mètre de la Volga, sur la rive droite, et à 300 kilomètres environ de Saratov, en l'amont. A l'époque de Loubianov, peu avant la grande Guerre, le village comptait 312 familles libres de paysans et d'artisans et 160 familles serves encore rivées aux terres du château. L'essentiel du trafic routier de la Province passe sur la rive gauche du fleuve, uniformément plate sur de grandes étendues. La rive droite, relativement accidentée, ne comporte que des routes secondaires et Ros- koïgorod vit un peu en vase clos. Toute la popu- lation est chrétienne orthodoxe, de cette secte particulière des « Vieux Croyants » très attachés à la lettre des Ecritures.

La généalogie des comtes Roskoï remonte au

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XIV siècle. Roskoï « le Loup », premier du nom, et fondateur de la dynastie, n'était à vrai dire, qu'un chef de bande, vivant d'exactions sur la frontière incertaine qui séparait alors les Slaves blancs de l'Ouest, et les Tatars mongoloïdes dans la grande plaine de la boucle de la Volga au confluent de la Torgoan. Ce Roskoï « le Loup » eut l'ambition de viser plus haut que la simple rapine. Il prêta serment d'allégeance au Grand Prince de Moscou Siméon l'Orgueilleux et le per- suada d'attaquer sérieusement les Tatars pour s'emparer de leurs territoires. Amollis par la vie facile dans cette région de gras pâturages arrosés d'innombrables ruisseaux, où pacageaient pêle- mêle de grands troupeaux de bovidés domesti- ques, des cervidés et des bisons sauvages, avec la ressource, sur les confins, des forêts généreu- ses où le gibier pullulait, les Tatars pasteurs, divisés en une multitude de clans rivaux, furent taillés en pièces en 1353; les prisonniers réduits à l'esclavage, les fuyards rejetés très loin dans les montagnes.

Les vainqueurs se partagèrent le pays. Siméon réserva la moitié des terres pour la Couronne et abandonna le reste à ses lieutenants. Pour sa part Roskoï « le Loup » promu au Gouvernement de la Province, s'adjugea 50.000 hectares de prairies et de forêts dans la boucle du fleuve, et 2.000 esclaves adultes, hommes et femmes pour les exploiter.

La capitale : Saratov, n'était alors qu'un cara- vansérail de tentes de peaux de bêtes. Roskoï « le Loup » en fit une grande ville de bois et de pier- res en offrant des terres à bas prix aux hommes libres qui les voudraient cultiver et de bons emplacements sur les berges du fleuve aux com-

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merçants et fabricants. Les Slaves de l'Ouest brachycéphales aux puissantes épaules, aux yeux gris et à la peau claire, placides, astucieux et obstinés, affluèrent. Et la contrée prospéra. Bon nombre de Tatars, la paix revenue, redescendi- rent des montagnes et se civilisèrent. Ils appri- rent l'agriculture et les métiers et se confondirent dans la population.

Au XVII siècle Roskoï « Benefactor » abolit l'esclavage dans toute l'étendue de la Province. Cette mansuétude l'a rendu célèbre, mais en réa- lité les conditions d'existence de ces parias de la société changèrent assez peu. D'esclaves, ils de- vinrent serfs. Les maîtres n'avaient plus le droit de les mettre à mort à leur fantaisie, mais ils conservaient le droit de les fouetter à la moindre peccadille en sorte que l'amélioration n'était guère qu'une clause de style. Une différence un peu plus sensible était que, tandis que l'esclave appartenait corps, âme, et jusqu'à ses moindres loques à son maître, le serf pouvait posséder en propre le maigre usufruit de son travail, ses ustensiles, un peu de bétail et de mobilier. Mais avec femme et enfants il demeurait attaché à vie à la terre qui lui était allouée : sept ou huit hectares en moyenne, avec une isba pour s'abri- ter. Et il devait tirer de cela, non seulement la subsistance familiale, mais encore de quoi satis- faire aux redevances locatives et assurer de mul- tiples corvées. Ces servitudes n'étaient pas parti- culières à la Russie. Inséparables du régime féodal, on les retrouvait sensiblement les mêmes en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre.

A chaque récolte, quelle qu'elle fût, l'intendant passait dans les champs des serfs avec ses char- rettes et prélevait sur place le 1 /5 des gerbes de

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blé, bottes de foin, sacs ou boisseaux de pommes de terre, de légumes, ou de fruits. C'était la part du château. Aussitôt derrière, venaient les car- rioles de l'Evêché, ou du Monastère proche, qui prélevaient la dîme du clergé, c'est-à-dire le 1 / 1 0 Ce n'est qu'après ces deux prélèvements que le serf pouvait disposer du reste pour sa nourriture et le monnayage du surplus — s'il y en avait — car il n'était pas quitte pour autant : à la Tous- saint il lui fallait payer la dispense du service, que le châtelain fixait à son gré à 10, 20, 50, ou 100 roubles par tête de mâle adulte selon ses besoins en soldats. Et ceux qui ne pouvaient pas la payer étaient enrôlés d'office jusqu'à la Tous- saint suivante, la famille se débrouillant comme elle pouvait pour subsister.

A ces trois grandes redevances s'ajoutaient nombre de petites servitudes en nature ou en espèces dont l'accumulation accablait le pauvre serf. Ainsi à chaque portée de sa truie il devait un porcelet sevré au châtelain, et payer 1 rouble pour les autres. A la Noël il était taxé d'un oison ou deux poulets. A la Chandeleur c'était un setier d'orge ou de froment pour les galettes. Le moulin, le saloir, le four, le pressoir, étaient monopoles seigneuriaux. Le serf était contraint d'en passer par là en payant redevance. Naturellement le meunier, le saumurier, le fourrier et le pres- seur ne se faisaient pas faute de majorer les taxes, faute de quoi la farine sortait de meule pleine de bribes de paille et de crottes de souris, le cochon mal salé verdissait, le pain mal cuit moisissait, et les pommes mal broyées ne don- naient qu'une vulgaire piquette au lieu d'un cidre de bon aloi. En outre, tout événement important de la vie des maîtres était sujet à cadeau — obli-

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gatoire — tel le don de joyeux avènement d'un nouveau comte, le don de la ceinture de la com- tesse à son mariage, le don de corbeille à chaque naissance d'enfant, etc...

Enfin il y avait les corvées qui pesaient presque aussi lourdement que les redevances sur les épaules du serf. Sur l'ordre de l'intendant, il devait planter là son propre ouvrage pour aller labourer, herser, biner, moissonner les terres particulières du seigneur, rentrer ses récoltes, faucher ses prés, desherber les allées, curer les fossés, couper et rentrer les fagots de bois pour les cuisines et les cheminées du château. Sans compter les contraintes les plus avilissantes et les plus saugrenues telles que le droit de cuissage que nombre de seigneurs paillards exerçaient sur les filles serves les plus avenantes, et celles de la garde de nuit au bord des douves pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil des châte- lains de leurs croassements, les chouettes de hululer, les chats de miauler à la saison des amours. Corvéable à merci tel était le pauvre serf, et les exigences à son égard n'avaient d'autres limites que celles de l'épuisement de ses forces. La mort d'un serf, comme autrefois celle d'un esclave, était tout de même une perte sèche à éviter.

Il était toutefois permis au serf de se racheter. Mais il lui en coûtait 5.000 roubles et il fallait des dizaines d'années de labeur opiniâtre pour les économiser et beaucoup de chance, car tant que les récoltes n'étaient pas rentrées il n'était pas assuré de son bien. Lorsqu'un daim pour- suivi débouchait dans la plaine, toute la suite seigneuriale galopait à ses trousses sans souci de dévaster les cultures. C'était fortune de chasse et

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mal en prenait au paysan qui protestait. Il était fustigé à vif. Cinquante chiens et trente cavaliers lancés à courre à travers blés peuvent en ruiner des champs entiers en quelques instants si peu que le daim affolé tourne en rond sans retrouver sa voie libre vers la forêt. Il faudra glaner un à un les épis foulés aux pieds des chevaux, à moitié vidés de leurs grains.

A la suite du « Benefactor », les Roskoï se suc- cédèrent au Gouvernement de la Province, bons et mauvais sans laisser de traces marquantes dans l'histoire populaire, mais en 1717 ils retrou- vèrent la célébrité avec Roskoï « Porte-Papier » qui fut du fameux voyage en France du Tzar P i e r r e I L a F r a n c e é t a i t a l o r s l e p o i n t d e m i r e

d e l ' E u r o p e . L e s S c i e n c e s , l e s L e t t r e s e t l e s A r t s

y a v a i e n t f l e u r i s o u s l e r è g n e d e L o u i s X I V a v e c

t a n t d ' é c l a t q u e l e u r p r e s t i g e e n r e j a i l l i s s a i t s u r

l a R é g e n c e . A c e t t e é p o q u e , l ' i m m e n s e R u s s i e

é t a i t e n c o r e s i a r r i é r é e q u ' i l n ' y a v a i t m ê m e p a s

d e v é r i t a b l e s r o u t e s d ' u n e v i l l e à l ' a u t r e , m a i s

s e u l e m e n t d e s p i s t e s d e t e r r e p l e i n e d e f o n d r i è r e s

o ù l e s p a t a c h e s n e p o u v a i e n t c i r c u l e r q u ' a u p a s .

P o u r a l l e r p l u s v i t e l e s v o y a g e u r s é t a i e n t c o n -

t r a i n t s d e m o n t e r à c h e v a l t r o t t a n t e t g a l o p a n t

s u r l e s l i s i è r e s . C ' e s t a i n s i q u e l e T z a r s e p r é -

s e n t a à l a f r o n t i è r e a v e c s a s u i t e . A v i s é p a r l e s

c o u r r i e r s , l e R é g e n t d é p ê c h a à s a r e n c o n t r e u n

si magnifique équipage que Pierre 1 en fut estomaqué. Cette grande caisse festonnée d'or et d'argent sur toutes les coutures, empanachée de plumes d'autruche, qu'on lui proposait pour che- miner, ne lui dit rien qui vaille. Il la traita de « corbillard » et dédaigna d'y monter, préférant achever son voyage à cheval.

On se gaussa beaucoup, dans l'entourage du