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Le Mouvement social. 1996/10-1996/12. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

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Le Mouvement social. 1996/10-1996/12.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Page 3: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Revue trimestrielle fondée par Jean Maitron

en 1960, publiée

par l'Association « Le Mouvement social »

avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre de recherches

d'Histoire des Mouvements sociaux

et du Syndicalisme de l'Université Paris I

(Pan th éon -Sorbonn e)

et diffusée avec le concours

du Centre National du Livre

COMITE DE REDACTION

François Bédarida, Robert Boyer, Philippe Buton, Pierre

Caspard, Colette Chambelland, Alain Cottereau, Marianne

Debouzy, Jean-Paul Depretto, Jacques Droz, Annie Four-

caut, Jacques Freyssinet, Patrick Fridenson, René Gallis-

sot, Jacques Girault, Daniel Hémery, Jacques Julliard,Yves Lequin, Michel Margairaz, Anne Monjaret, Frédéric

Moret, Jacques Ozouf, Daniel Pécaut, Michelle Perrot,

Christophe Prochasson, Antoine Prost, Anne Rasmussen,Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, Jean-Louis

Robert, Vincent Robert, Jacques Rougerie, Gisèle Sapiro,Nicole Savy, Danielle Tartakowsky, Françoise Thébaud,Marie-Noëlle Thibault, Jean-Paul Thuillier, Rolande

Trempé.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION DE LA REVUE

Patrick Fridenson, Christophe Prochasson, Anne Rasmus-

sen, Gisèle Sapiro, Danielle Tartakowsky.

ASSISTANTE DE LA RÉDACTION

Sylvie Le Dantec.

DIRECTEUR DE LA REVUE

Patrick Fridenson.

Une première série a paru de 1951 à 1960 sous le titre

L'Actualité de l'Histoire.

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OCTOBRE-DECEMBRE 1996NUMÉRO 177

UTOPIE MISSIONNAIRE, MILITANTISME CATHOLIQUE

De la mission au tiers-mondisme : crise ou mutation d'un modèled'engagement catholique, par Denis Pelletier 3

De l'aide aux missions à l'action pour le tiers monde : quellecontinuité ?, par Claude Prudhomme 9

Entre mission et développement : l'association Ad Lucem et le laï-cat missionnaire (1945-1957), par Florence Denis 29

Mission et communisme : la question du progressisme chrétien(1943-1957), par Yvon Tranvouez 49

Frères du Monde et la guerre du Vietnam : du tiers-mondismeà Panti-impérialisme (1965-1973), par Sabine Rousseau ... 71

1985-1987 : une crise d'identité du tiers-mondisme catholique ?,par Denis Pelletier 89

NOTES DE LECTURE 107

RELIGION ET SOCIÉTÉ. - Le discours social de l'Églisecatholique de France 1891-1992, par D. Maugenest (D. Pel-letier). De la charité à l'action sociale, par B. Plongeron et alii(id.). Journal d'une passion, par F. Varillon (id.). Économieet humanisme, par D. Pelletier (Y. Palau). Une communautébrisée, par le G.R.M.F. (D. Pelletier). L'invention de laC.F.D.T. 1957-1970, par F. Georgi (D. Tartakowsky). Katho-lizismus und Einheitsgewerkschaft, par W. Schroeder (C. Mau-rer). Religiöse Sozialisten und Freidenker in der Weimarer

Republik, par S. Heimann et F. Walter (id.). HISTOIRES. -

Guide de l'histoire locale, par A. Croix et alii (N. Gérôme).L'histoire sociale en débat, par J. Maurice et alii (M. Cordillot).

Informations et initiatives 127

Résumés 129

Livres reçus 135

, Table annuelle 137

LES ÉDITIONS DE L'ATELIER

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ABONNEMENTEffectuer tout versement à :LES ÉDITIONSDE L'ATELIERC.C.P. : 1360-14 X Paris.

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VENTEAU NUMÉROLe numéro : France et C.E.E. : 70 F, Etranger hors C.E.E. : 82 F.

Le « Mouvement Social » est en vente- par courrier (paiement obligatoirement joint en ajoutant 25 F de frais

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CORRESPONDANCELa correspondance concernant la rédaction doit être adressée à PatrickFridenson, rédaction du « Mouvement Social », Les Éditions de l'Ate-lier, 12, avenue de la Soeur-Rosalie, B.P. 50, 75621 Paris Cedex 13.

Les livres et revues, pour compte rendu, doivent être adressés à DanielleTartakowsky, « Le Mouvement Social », 9, rue Malher, 75004 Paris.

RECHERCHECentre de documentation

de l'Institut français d'histoire sociale(Archives nationales), 11, rue des Quatre-Fils, 75003 Paris

ouvert les mardis et jeudis de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h,le mercredi de 10 h à 12 h 30.

Centre de recherches d'histoire des mouvements sociauxet du syndicalisme de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)9, rue Malher, 75004 Paris

ouvert les lundis, mardis, jeudis de 14 h à 19 h et les vendredis de14h à 17 h.

Le Musée social5, rue Las-Cases, 75007 Paris

ouvert du lundi au vendredi de 9 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30.

Le Mouvement Social est imprimé sur papier permanent.

Page 6: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Denis PELLETIER*

e numéro est consacré aux relations qui se sont

tissées, dans les modèles, dans les pratiques et dans les

réseaux militants, entre mission outre-mer, mission

ouvrière et tiers-mondisme catholique, depuis la Seconde

Guerre mondiale jusqu'à la crise tiers-mondiste des années

1980. Peut-on voir dans la mission l'un des lieux privilé-

giés autour desquels s'est forgée l'identité catholique dansla France contemporaine ? La question peut paraître aven-

tureuse. L'histoire des missions a longtemps souffert de

son image d'histoire militante, oscillant entre le récit édi-fiant des conversions et des martyres et une approcheinternaliste mal dégagée des problématiques missiologi-ques. Même exempte de ce double travers, elle apparaîtencore à certains comme un domaine périphérique de l'his-toire du catholicisme contemporain, et plus encore de celle

Maître de conférences d'histoire contemporaine à l'universitéLyon II.

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996,§ LesÉditionsdel'Atelier/ÉditionsOuvrières

3

Page 7: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D. PELLETIER

de la société française. Enfin, ne cède-t-on pas au piègedes mots en rapprochant mission ouvrière et mission

étrangère, que tout paraît séparer hormis le recours au

même réfèrent ? La réponse à ces objections suppose

d'esquisser au préalable une généalogie de l'utopie mis-

sionnaire, et de la replacer brièvement dans le cadre de

travaux récents sur la question des identités collectives

et de leur construction.

Le renouveau des missions étrangères après la Révo-

lution française est connu. Il fut durable : à la mort de

Pie IX, trois missionnaires sur quatre dans le monde étaient

français, et si le recul des effectifs au cours du XXe siè-

cle a considérablement réduit cette proportion, l'actualité

récente en Algérie vient de rappeler tragiquement que la

mission suscite encore ses vocations silencieuses. L'essor

missionnaire a tiré parti de l'expansion coloniale, qu'il a

accompagnée et servie, quand bien même les exemples

d'un Lavigerie en Afrique du Nord ou d'un Lebbe en Chine

montrent que la relation avec les autorités politiques fut

parfois conflictuelle. Mais nombre des congrégations aux-

quelles Rome confia telle aire géographique exotiqueavaient d'abord été fondées en vue de la mission inté-

rieure : mission rurale là où la déchristianisation révolu-

tionnaire avait révélé les limites de l'implantation du catho-

licisme post-tridentin ; mission urbaine aussi, dont la forme

évolua à mesure que la hiérarchie catholique découvrait

l'ampleur du dommage que causaient à son emprise les

transformations sociales consécutives à l'industrialisation.

Il n'y a pas, de ce point de vue, de solution de con-

tinuité entre mission étrangère et mission intérieure. L'uto-

pie missionnaire donne un contenu au projet de renouveau

du catholicisme par ses marges, qu'elles soient sociales

ou culturelles. « Pour conserver la foi chez nous, le plus

sûr moyen est peut-être de la propager chez les

autres » (1) : il faut prendre ce mot au sérieux. Il dit la

structuration imaginaire du catholicisme français au sein

d'un espace qui ne sépare pas le monde de la France. Il for-

(1) B. VALUYS.J., Le directoire du prêtre dans sa vie privée et

dans sa vie publique, Lyon, J.-B. Pélagaud, 1854, p. 166.

Page 8: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

DE LA MISSIONAUTIERS-MONDISME: CRISEOUMUTATION..

mule l'existence d'un lien particulier entre la catholicité

française et celle, en devenir, des peuples colonisés. Sur-

tout, il atteste que l'utopie missionnaire servit d'abord à

organiser le combat des catholiques pour leur propre sur-

vie dans une société en cours de sécularisation. Elle

cimenta leur unité autour de ce qui était à la fois un pro-

jet commun de reconquête et la formulation d'une margi-nalisation qu'il leur fallait rendre compatible avec la

croyance en la vocation universelle de l'Église. L'utopiemissionnaire fut en ce sens le revers positif du discours

sur la déchristianisation qui s'imposa autour de Monsei-

gneur Dupanloup dès les années 1840, et devint ensuite

un leitmotiv de la pastorale.Sans doute la mission ne résume-t-elle pas seule

toute l'histoire du catholicisme contemporain : les oeuvrescharitables qui se multiplient dans la deuxième moitié du

siècle sont souvent affaire de laïcs auxquels la fonctionde missionnaires n'est pas reconnue, et dont l'action estsubordonnée à l'autorité des clercs. Sans doute aussi cettehistoire ne se réduit-elle pas à l'affirmation d'une « contre-société » catholique ordonnée au refus intransigeant de la

modernité : le modèle d'Action catholique issu de la fon-dation de l'A.C.J.F. en 1886 et plus encore celui des mou-

vements spécialisés des années 1930 peuvent être envi-

sagés comme une transaction entre formes traditionnel-les de l'apostolat et formes contemporaines du militan-tisme. Le même processus de transaction est à l'oeuvredans l'émergence tardive d'un engagement intellectuel

catholique qui se réfère simultanément à l'autorité du

magistère romain et à la fonction critique dévolue à l'intel-lectuel depuis l'Affaire Dreyfus (2).

Mais la Société des prêtres du Prado a été fondéedès 1860 en vue de l'apostolat ouvrier, les paroisses mis-

sionnaires se sont multipliées à la fin du XIXe siècle,

(2) E. FOUILLOUX,« "Intellectuels catholiques" ? Réflexions sur unenaissance différée », Vingtième siècle. Revue d'histoire, janvier-mars1997, p. 11-22; J. JULLIARD,D. LINDENBERG(dir.), Les intellectuelscatholiques. Histoire et débats, numéro spécial de Mil neuf cent. Revued'histoire intellectuelle, 1995.

Page 9: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D. PELLETIER

Fontan a inventé les « missionnaires du travail » à Tarbes

en 1893, un demi-siècle avant la parution de La France, paysde mission ? (3). La mission ouvrière des années 1940 n'est

donc pas sans rappeler des expériences déjà anciennes. Il

en va de même, mutatis mutandis, pour l'Action catholique

spécialisée : le projet d'évangélisation du semblable par le

semblable qui préside à l'essor des mouvements de jeunesse

(J.O.C., J.A.C., J.E.C., leurs homologues féminins et bien-

tôt leurs prolongements adultes) adapte à un militantisme

laïc parvenu à maturité l'utopie missionnaire telle que nous

l'avons définie plus haut. La continuité a été occultée parle discours de rupture que tenaient les militants des années

1930 et 1940, et par l'évolution rapide de la mission

ouvrière et des mouvements spécialisés vers une mystique

de présence aux non-chrétiens, qui conduisit à dissocier la

mission de la conversion. Cette évolution explique en par-

tie la crise qui affecta l'utopie missionnaire après la Seconde

Guerre mondiale (4).

Cette crise, dont les effets se font sentir jusqu'aumilieu des années 1980, éclaire à notre sens mieux

qu'aucun autre moment de son histoire la complexité et

les équivoques de l'utopie missionnaire. Elle est au cen-

tre des articles réunis dans ce numéro. On l'aura com-

pris, il s'agit ici de déplacer la problématique de l'histoire

des missions vers celle du militantisme catholique et de

ses modèles. La mission n'est pas étudiée pour elle-même,

en fonction des fins qu'elle se donne et de ses propres

objectifs de conversion. Elle apparaît davantage comme

un formidable outil de mobilisation, mobilisation de la

masse des fidèles, mobilisation aussi des militants, clercs

et laïcs, voire des intellectuels, autour d'un projet partagé,

fondateur d'une identité collective.

(3) G. CHOLVY,Y.-M. HILAIRE,Histoire religieuse de la France con-

temporaine. 1880-1930, Toulouse, Privât, 1986, p. 80.(4) L'ascendant pris chez les militants catholiques par le modèle de

la mission ouvrière au cours des années 1940, au détriment du modèlemaritanien de « chrétienté profane », est analysé très tôt par le domi-nicain M.-D. CHENU, « Chrétienté ou mission ? », La vie intellectuelle,6/1950, p. 745-748. Voir sur ce point Y. TRANVOUEZ,Catholiquesd'abord. Approches du mouvement catholique en France XIXe-XXesiè-

cle, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1988, p. 166-167.

Page 10: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

DE LA MISSIONAU TIERS-MONDISME: CRISEOU MUTATION..

La question des processus par lesquels les groupessociaux se donnent une identité commune connaît

aujourd'hui un regain d'intérêt du fait de l'attention plus

grande portée par l'opinion au phénomène des surgisse-ments identitaires. Elle occupe une place de choix dans

plusieurs publications collectives récentes, qui attestent

le renouveau de l'histoire sociale à l'épreuve des critiques

formulées contre le modèle labroussien depuis le milieu

des années 1970 notamment par les tenants d'une his-

toire des représentations (5). Ces travaux sont riches

d'enseignements pour l'historien du fait religieux. Ils réin-

troduisent dans le champ de la recherche la part des

croyances (6), pour en faire un des moteurs du travail

identitaire à l'oeuvre dans les sociétés. Ils conduisent à

poser à nouveaux frais la question des limites de l'origi-nalité catholique dans la France contemporaine. Celle-ci

a longtemps été fondée par les historiens sur l'affronte-

ment avec la République laïque et le refus intransigeantde la modernité économique et sociale. Or, déplacé du ter-

rain des discours à celui des pratiques militantes, le com-

bat idéologique entre laïques et chrétiens s'estompe der-

rière la convergence des techniques d'intervention mises

en oeuvre par les uns et les autres (7). L'effacement des

frontières n'a jamais été plus net qu'après-guerre, au

moment où le recul de la pratique religieuse s'est com-

biné avec un militantisme qui érigeait en principe la ren-

contre avec le monde moderne. Comment dès lors, pources militants catholiques, se reconnaître entre soi, sinon

(5) Cf. A. PROST, « Où va l'histoire sociale ? », Le MouvementSocial, janvier-mars 1996, p. 15-22.

(6) Soulignons toutefois que l'usage naguère établi d'affirmerl'imperméabilité de ces deux champs de recherche résiste mal à la lec-ture attentive de la littérature historienne. Le numéro spécial du Mou-vement Social de 1966 : Église et mouvement ouvrier, devenu (unefois revu et augmenté) le premier Cahier du Mouvement Social, paruen 1975 sous le titre Christianisme et mouvement ouvrier, a valeur

d'exemple.(7) Cf. sur ce point I. von BUELTZINGSLOEWEN,D. PELLETIER,« Moder-

nité des chrétiens sociaux », Vingtième siècle. Revue d'histoire, janvier-mars 1997, p. 153-154, compte rendu de la table ronde « Pratiqueschrétiennes sur le terrain social. France-Allemagne XIXe-XXesiècles »,Gôttingen, 30-31 mai 1996.

Page 11: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D. PELLETIER

par le rappel d'une appartenance institutionnelle dont le

contenu était lui-même remis en cause ? On ne peutexclure que la crise du modèle missionnaire ait alors fourni,au travers même des conflits et des polémiques qu'elle

a suscités, le dernier lieu commun autour duquel pouvaitencore se définir une identité militante en cours de mar-

ginalisation.

Page 12: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Claude PRUDHOMME

e catholicisme français s'est résolument engagé au début des années 1960dans la lutte contre la faim et le sous-développement du tiers monde,comme en témoignent en 1960-1961 la naissance du Comité Catholique

contre la Faim ou les premières microréalisations du Secours Catholique, puis lafondation de Frères des Hommes en 1965 par Armand Marquiset (1). Au-delàdes facteurs particuliers qui ont présidé à chaque initiative, l'historien est tentéde rechercher dans l'héritage culturel propre au catholicisme un tronc communà ces entreprises. On peut ainsi faire l'hypothèse d'un lien entre cette nouvelleforme d'engagement et la tradition d'ouverture aux mondes lointains léguée parl'actionmissionnaire. Une telle lecture paraît d'autant plus séduisante que la Francefut longtemps le premier pays du monde catholique du point de vue du nombrede missionnaires, des réseaux d'aide aux missions ou des périodiques spécialisés.Maisl'affirmation d'une hérédité suppose d'examiner de plus près les filiations sup-posées. Le risque est en effet réel de transformer en héritages de simples analo-

gies.Le passage d'une mobilisation pour la mission à l'action pour le développe-ment et à la coopération avec le tiers monde doit aussi prendre en compte lacrisequi affecte l'idée missionnaire dans les années 1960-1970, crise qui corres-pond à une redistribution des cartes au sein du militantisme catholique. Faute detravaux universitaires systématiques (et d'accès aux sources), les données dispo-niblessont encore fragmentaires et les reconstructions aléatoires. C'est donc uncadre général, chronologique et problématique, destiné à être discuté, que nous

proposons ici, avec l'espoir de réintégrer tout un pan négligé de l'histoire du catho-licismeet de la société française contemporaine.

Professeurd'histoirecontemporaineà l'universitéLyonII.

(1)ArmandMarquisetBenoistde Laumont(1900-1981)avaitfondéen 1946à ParislesPetitsFrèresdesPauvres.Auretourd'un voyageen Inde,ildécideà la finde 1964la créationdesFrèresdes Hom-mes(1965),mouvementcaractérisépar l'appelà des volontaires,et non des coopérants,dansun espritdeserviceet de pauvretéprochede celuides PetitsFrères.

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996, © LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

Page 13: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

C. PRUDHOMME

L'OEuvre de la Propagation de la Foi : un point de départ

et un précédent pour l'action humanitaire ?

La naissance de l'OEuvre de la Propagation de la Foi à Lyon le 3 mai 1822

inaugure une longue série de fondations spécialisées dans l'appui aux missions

catholiques, d'abord en France, plus tard dans l'ensemble des pays catholiques (2).A sa suite apparaissent notamment la Sainte-Enfance, fondée en 1843 par

Mgr Charles-Auguste de Forbin-Janson, évêque de Nancy, pour recueillir, bapti-ser et élever chrétiennement les enfants chinois « exposés » à leur naissance, l'OEu-

ure des Écoles d'Orient, imaginée par le mathématicien Auguste Cauchy en

1855-1856 pour soutenir les écoles catholiques dans l'Empire ottoman, et l'OEu-

ure de saint Pierre apôtre fondée à Caen par Stéphanie Bigard et sa fille Jeanne

en 1889 pour prendre en charge la formation du clergé indigène. Le mouve-

ment s'accélère à la fin du XIXesiècle dans toute l'Europe et la liste établie parle manuel du jésuite belge Bernard Arens relève soixante associations en faveur

des missions fondées en France entre 1818 et 1924, alors que l'Allemagne en

compterait quarante et une (3).De toutes ces associations, l'OEuure de la Propagation de la Foi est la plus

significative, non seulement parce qu'elle bénéficie de l'antériorité et demeure long-

temps la plus puissante, mais parce qu'elle réunit un ensemble de traits qui lui

confèrent une modernité remarquable et une efficacité indiscutable. Le total des

recettes de la Propagation de la Foi de la fondation de 1822 au transfert à Rome

en 1923, et pour les deux tiers d'entre elles avant 1914 ce sont des recettes col-

lectées en France, atteint le chiffre de 498 649 467 francs (4). Elle se place loin

devant les autres associations catholiques supranationales, puisque la seconde

d'entre elles, la Sainte-Enfance, dont l'activité s'est très vite élargie aux enfants

abandonnés dans tous les pays de mission, reçoit de sa fondation à 1923

227 057 227 francs.

Dans la genèse de l'oeuvre lyonnaise pour la Propagation de la Foi, il n'est

pas possible de faire clairement la part de Pauline Jaricot, qui eut la premièrel'idée de l'association, et celle des Messieurs de la Congrégation, association secrète

de pieux notables lyonnais préoccupés de restaurer le catholicisme (5). Mais cette

dispute en maternité ou paternité lyonnaise n'offre guère d'intérêt (sinon pour

l'étude du patriciat catholique local) car les uns et les autres déploient des efforts

(2) En nousplaçantdu côté des missionscatholiques,nous ne perdonspas de vue qu'unehistoire

parallèlecaractériseles missionsprotestantesen France,en particulierla Sociétédes MissionsEvangéli-

quesde Paris(S.M.E.P.)née la mêmeannée 1882. On en trouveral'histoirescientifiquedanslathèse

de J.-F. ZORN,Le grandsiècled'une missionprotestante.La Missionde Parisde 1822à 1914,Pans.

Karthala-LesBergerset les Mages,1993, 791p.(3) B. ARENSs.j., Manueldes Missionscatholiques,Louvain,Éditionsdu MuséumLessianum,1925,

490p. plusappendicesde 92 p. Ouvrageprécieuxpar la masseet le sérieuxdes informationsrassemblées

(4) Si l'onprendpourbaseun rapportde 1 à 17 entrele francgerminalet celuide 1995,lasomme

récoltéeen 1900, année moyennepour la période 1870-1914,est de 68 000000F de 1995

(5) J. BAUMONT,«La renaissancede l'idéemissionnaireen France», in : Collectif,Les réveilsmis-

sionnairesen Francedu MoyenAge à nos jours, Paris, Beauchesne,1984, p. 201-222.

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Page 14: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

convergents afin de donner à l'OEuvre les traits qui vont faire son efficacité et

tous participent du même climat religieux qui favorise son succès.

En premier lieu, la Propagation de la Foi baigne dans la spiritualité caracté-

ristiquedes lendemains de la Révolution et de l'Empire : elle met au premier plan

l'urgence du salut des âmes, ici et maintenant, pour prévenir les incertitudes et

lesretournements de l'Histoire, et ancre chez les fidèles la conviction que la mis-

sion ne saurait supporter le moindre retard. Le catholicisme français redécouvre

et réaffirme aussi l'universalité de la religion face aux « prétentions » de la Décla-

ration des droits de l'homme de 1789. En d'autres termes, le succès de l'OEuvre

est possible parce qu'elle est en phase avec le discours et la pensée catholiquesdominants (6).

En second lieu, l'OEuvre est créée pour répondre à une demande préciseet concrète, les besoins en argent et en personnel présentés par Mgr Dubourg,

évêque de La Nouvelle-Orléans. Par la suite elle se développera en fonction des

demandes venues du terrain missionnaire et aura soin de réguler son offre en

fonction des besoins de la base. Les dizaines de milliers de lettres conservées parles archives lyonnaises témoignent de ces demandes, chiffrées, justifiées par les

rapports des chefs de missions. La ventilation des recettes au sein des deux orga-nismes qui se partagent la direction de l'OEuvre, les Conseils centraux de Lyonet Paris, s'effectue sur la base de relations régulières, parfois de chroniques quo-tidiennes, et non de dossiers techniques.

Enfin, l'OEuvre reprend des méthodes déjà expérimentées à l'époque moderne

par les jésuites et les missions étrangères de Paris, mais elle les perfectionne etles combine au sein d'un système remarquablement efficace. Celui-ci associe la

collectede fonds, l'information des adhérents sur les résultats obtenus, à traversle compte rendu détaillé et annuel de la répartition des aumônes, et l'appel à

l'engagement des associés dans leur vie quotidienne, sous des formes variées quivont de la prière pour les missions à des initiatives au sein du quartier et de la

paroisse.Au coeur de ce système, les groupes de base ou dizaines, réunis sous la

directiondu clergé paroissial, ont pour fonction de collecter le sou hebdomadaire

que chaque membre s'engage à verser. Cette contribution donne droit à un petitbulletinédité à Lyon, les Annales de la Propagation de la Foi, véritable colonnevertébrale de l'OEuvre. C'est lui qui remplit pour l'essentiel la tâche d'informer,d'édifier et de mobiliser les associés. Le succès de ce périodique d'apparencemodeste, dont le format in-8°, la couverture bleue et la présentation sont imitésde la petite bibliothèque de Troyes vendue par les colporteurs, est spectaculaire.Dès1825, il adopte une périodicité régulière, trimestrielle, puis bimestrielle. Venduaussi par abonnement individuel, il élargit rapidement le cercle de ses lecteurset son tirage atteint en 1846 180 000 exemplaires dont 100 000 pour l'édition

(6)Surce climatspirituel: C. PRUDHOMME,«Libermanntémoinet acteurdes mutationsde la cons-ciencemissionnaireau XIX'siècle», in : P. COULONet P. BRASSEUR(dir.),Libermann1802-1852.Unepenséeet une mystiquemissionnaires,Paris,Cerf, 1988, p. 333-353.

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Page 15: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

C. PRUDHOMME

française (7). Le succès obtenu par la revue jusque dans les années 1970 témoi-

gne de l'adéquation réussie entre les objectifs de l'association et les aspirationsd'un public catholique populaire convaincu qu'il doit participer de l'arrière à l'action

des missions. L'édition française des Annales atteint 160 000 exemplaires en 1870,180 000 en 1900, connaît de nouveaux progrès entre les deux guerres avec

350 000 exemplaires en 1936 et peut encore annoncer 540 000 exemplaires en

1972.

L'OEuvre fondée à Lyon a expérimenté un mode de fonctionnement qui,

par bien des aspects, annonce celui adopté par les O.N.G. contemporaines. Mais

au-delà des similitudes dans les techniques de mobilisation d'une opinion publi-

que, la Propagation de la Foi joue sur les manières de penser et de réagir, et

inaugure à sa manière une tradition catholique de solidarité universelle quis'ordonne en deux cercles concentriques (8). Elle se déploie d'abord, et surtout,dans un premier cercle limité aux catholiques des pays de vieille chrétienté d'où

viennent les missionnaires et aux pays où sont implantés les missions. Dans cette

optique, l'action vise à satisfaire les besoins en matière de lieux de culte, d'éco-

les, d'assistance ^sanitaire, en somme tout ce qui garantit une implantation solide

et durable de l'Église. Cependant la littérature ne s'enferme pas dans cette soli-

darité intraconfessionnelle car la mission voit en chaque païen un individu à nourrir,

à soigner, à éduquer et une âme à sauver. Cette approche religieuse de l'Autre

a certes des effets pervers puisqu'elle conduit à dévaloriser le non-catholique, con-

damné à vivre dans les ténèbres de la superstition, et à dénoncer les entreprisesmissionnaires concurrentes, hérétiques ou laïques, car seule la vraie religion peutfonder la civilisation. Mais la croyance dans la vocation de tout homme au salut

et à la civilisation s'oppose à l'exclusion de certaines populations. Dans l'argu-mentation de l'OEuvre, la seule discrimination acceptable est celle qui distinguele catholique du non-catholique, parce que seul le premier peut espérer cons-

truire sur terre une société harmonieuse et parvenir dans le ciel au bonheur éter-

nel. Noir, jaune ou blanc, pour reprendre le vocabulaire du temps, tout homme

est appelé à devenir membre de l'Église catholique, et chaque baptisé recèle les

mêmes capacités intellectuelles, morales ou sociales, au moins à moyen terme,

quand les effets du sacrement de baptême et l'action des missionnaires auront

eu le temps de transformer en profondeur les néophytes arrachés à l'immoralité

et aux ténèbres.

(7) L'internationalisationaccompagnedès 1828 l'ambitionde fairede l'OEuvreune associationsupra-nationalemême si elle est implantéeen France.Des éditionssont lancéesdans les principaleslanguesdu monde catholique,portant le tirageà 180000 exemplairesen 1846. Outre l'italien,l'anglais,l'alle-

mand, l'espagnol,le portugais,le polonais,il existedes éditionsplus éphémèresen flamand,en breton

et en basque.(8) Ces remarquess'appuientsur la rubrique«dons pour l'OEuvrede la Propagationde la Foi»qui

figureà la fin de chaque numérodes Missionscatholiquesavant 1914.

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

L'aide aux missions : une action de masse méconnue

Nous l'avons dit, la transparence sur l'utilisation des recettes et l'appel à une

participation personnelle de chaque adhérent sont deux principes essentiels de la

Propagation de la Foi. Toutes les associations postérieures les reprennent à leur

compte. L'utilisation des ressources est rendue publique par un bulletin ou un

modeste compte rendu qui entretiennent l'intérêt des donateurs par le récit des

progrès missionnaires. Complétant ou doublant les grands périodiques que sont

les Annales de la Propagation de la Foi, les Anna/es de l'OEuvre de la Sainte-

Enfance ou le Bulletin des OEuvres d'Orient, chaque association d'aide aux mis-

sions et chaque société missionnaire tend à se doter de sa propre revue, voire

dans le cas des jésuites d'une revue par province française... En 1924, B. Arens

répertorie 54 revues qui permettent une estimation de l'audience globale des asso-

ciations, bien que les chiffres des tirages soient incomplets et souvent invérifia-bles. Les tirages sont parfois très modestes et concernent 1 000 ou 2 000 abonnés.

Maisles sociétés missionnaires les plus actives et les plus nombreuses sont capa-bles de construire autour de leurs abonnés de véritables réseaux qui fournissentdes ressources importantes et assurent le recrutement. Plusieurs réunissent 10 000à 12 000 abonnés (Écho des Missions africaines de Lyon, Bulletin des OEuvresdes Missionnaires de la Salette, Règne du Sacré-Coeur de Jésus), quelques-unesdavantage, telles les Missions d'Afrique des Pères Blancs ou les Annales apostoli-ques de la Congrégation du Saint-Esprit. Le chiffre total dépasse dans tous lescas le million d'exemplaires.

Les années 1930 constituent l'âge d'or de la presse missionnaire et des asso-ciations qui lui sont liées. De mai à décembre 1936, la Cité du Vatican organiseune Exposition universelle de la Presse catholique dont le catalogue recense les

publications dans le monde entier. Selon Mgr Deyrieux, directeur des Missions

catholiques, la France compte alors 59 revues missionnaires (mais toutes n'ont

pas répondu à l'enquête) et le tirage total est de 14 715 500 exemplaires. Ce chif-fre considérable, et incontrôlable, dit cependant le succès remporté par ces pério-diques, en particulier ceux édités par les congrégations missionnaires les plus con-nues (spiritains, pères blancs) qui annoncent des tirages de 35 000 à50 000 exemplaires (9).

Une troisième indication, plus fiable, est fournie en 1972 par une enquêteeffectuée à l'initiative du Groupe de Travail Inter-Revues (missionnaires) (10). Elle

indique un spectaculaire reflux, masqué par quelques réussites et le maintien pro-visoire d'un très grand nombre de petits bulletins. Elle recense à cette date103revues pour un tirage global de 2 500 000 exemplaires.

Il est difficile de déduire de ces données le nombre de lecteurs réels, parceque certains catholiques, et beaucoup d'institutions religieuses, reçoivent plusieursbulletins. A l'inverse, la diffusion des revues dans les patronages, les établisse-ments scolaires (souvent tenus par des congrégations fortement engagées dans

(9)P. CATRICE,«La pressemissionnaire», Les Missionscatholiques,1936, n° 3258, p. 562-564.(10)<<La pressemissionnairepourquoi? », Missi,n° 4, avril1972.

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C. PRUDHOMME

les missions comme les jésuites, les lazaristes ou les maristes), les séminaires etles communautés religieuses incite à imaginer un fort coefficient de lecteurs pour

chaque exemplaire. Dans tous les cas, l'intéressement à la mission ne peut pasêtre considéré comme un phénomène marginal. Il a constitué pour plusieurs géné-rations de catholiques français une introduction concrète, une mise en contact pro-

longée avec les mondes non européens. La permanence de la générosité finan-

cière des catholiques en est l'illustration et elle permet au C.C.F.D. en 1985 de

recueillir une somme qui n'est pas sans rappeler, malgré les différences de con-

texte, le montant des dons de la Propagation de la Foi en 1900 : l'équivalent

approximatif de 7 millions de francs (valeur de 1900) pour 4 millions recueillis

en 1900.

Propagande missionnaire et ouverture des catholiques

aux sociétés non européennes

Les périodiques missionnaires témoignent aussi des évolutions du discours

et des méthodes de mobilisation en faveur des missions. La vérification d'un double

registre de solidarité est la première donnée livrée par la publication des dons

pour la Propagation de la Foi dans les Missions catholiques (11), second périodi-

que de l'OEuvre lancé en 1868 pour tenir compte de l'évolution des lecteurs et

répondre à l'arrivée sur le marché des revues de voyage abondamment illustrées.

La mention « pour le baptême de... » tend à disparaître dans le deuxième tiers

du XIXesiècle au profit d'indications plus vagues, la plus utilisée étant « pour les

missions les plus nécessiteuses ». Le donateur précise parfois qu'il désire apporterune aide à la construction de bâtiments ou à l'éducation d'enfants par les mis-

sions, c'est-à-dire consolider les nouvelles Églises. Une troisième catégorie est cons-

tituée par les dons consécutifs à un événement extraordinaire qui déclenche le

réflexe de solidarité, telle une catastrophe naturelle, une épidémie ou une famine,

Dans ce cas le don reste destiné à la mission frappée par le malheur mais l'utili-

sation s'élargit volontiers à l'ensemble des victimes, catholiques ou non. Les aumô-

nes en faveur des lépreux relèvent de la même préoccupation supra-confessionnelle. Dès les années 1880 s'affirme enfin l'attraction exercée par les

grandes causes humanitaires avec la croisade anti-esclavagiste lancée par le car-

dinal Lavigerie, et dont le pape Léon XIII a pris la direction en 1890. La lettre

Catholicae Ecclesiae institue dans les paroisses du monde entier une quête anti-

esclavagiste le jour de l'Epiphanie.Certes le prosélytisme demeure la pointe de cette aide humanitaire et le rachat

des esclaves doit déboucher sur leur baptême. Pour reprendre le langage de

Léon XIII, il s'agit de « libérer les captifs » et de « les amener à la lumière de

l'Évangile ». Plus généralement les missionnaires qui font appel à une assistance

exceptionnelle ont soin de souligner à quel point l'aide matérielle et médicale appor-

(11) Nousfaisonsl'hypothèseque les listespubliéespar la revuerespectentpour l'essentiellesindica-tionsfourniespar les donateurs.

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

tée aux victimes d'une catastrophe ou d'une épidémie représente une occasion

«providentielle » d'obtenir de nouvelles conversions, notamment dans les paysde forte résistance à la christianisation comme les Indes ou la Chine. Mais la répé-titionde ces interventions humanitaires contribue à créer un état d'esprit et à déve-

lopper un réel intérêt pour les malheurs subis dans ces pays lointains.

Le contenu rédactionnel, surtout dans les Missions catholiques, qui visent

un public sensible à la modernité, reflète au cours des années le glissement d'un

religieux omniprésent à un amalgame de considérations religieuses et séculières.

Jusqu'à 1914, les articles faisaient déjà place à des descriptions ethnologiques,sur le mode des récits de voyages, mais ils entretiennent un optimisme mission-

naire sans faille qui met en avant les opportunités offertes aux missionnaires de

convertir bientôt les païens. Dans l'entre-deux-guerres au contraire les récits ces-

sent d'annoncer des lendemains radieux, offrent un tableau plus réaliste de la situa-

tion des missions, décrivent sous forme de reportages les malheurs subis par les

populations du fait des calamités naturelles ou de guerres (Chine), sans insister

sur le parti que les missionnaires peuvent tirer d'une aide humanitaire. Le devoir

de charité et de solidarité l'emporte sur les stratégies de conversions, même si

les missionnaires comptent recueillir plus tard les fruits de leur dévouement. La

finalitéde la mission est la croissance de l'Église mais l'obsession de faire de nou-

veaux baptisés, qui s'exprimait par l'administration des baptêmes « in articulo mor-

tis», pour arracher à l'enfer une âme païenne, recule ou ne s'affiche plus avec

ostentation (12).Ces impressions de lecture laissent donc entrevoir une lente évolution dans

l'articulation opérée entre les objectifs religieux et humanitaires. Elles établissent

surtout l'ampleur des efforts déployés pour mobiliser les catholiques en faveur des

missions lointaines. L'affirmation d'une spécificité de la presse missionnaire catho-

lique nécessiterait cependant de procéder à une comparaison méthodique avec

le contenu des informations véhiculées par les périodiques laïques. Des sondagesopérés dans le Journal des Voyages, Le Tour du monde et l'Illustration nous inci-

tent à penser que le regard du voyageur ou du journaliste reporter est d'une autre

nature, marqué par le caractère provisoire de sa présence au milieu des peuples

décrits, et que son discours n'engage pas le lecteur, au contraire de la pressemissionnaire dont l'objectif n'est pas seulement d'intéresser de manière éphémère,maisd'émouvoir pour mettre en mouvement, d'édifier pour susciter la générositéet faire naître les vocations, de fournir un appui matériel et spirituel durable. Pas

plus que la presse coloniale, dont l'audience en France est faible, la littératurede voyage ne délivre un message existentiel. Seules les revues missionnaires impli-quent personnellement le lecteur qui joue son propre salut dans la contribution

qu'il apporte ou refuse au salut des païens.

_Si l'aide aux missions postule^ l'interdépendance entre les catholiques des vieil-lesÉglises et ceux des nouvelles Églises, et entre catholiques et païens, comment

(12)Ellen'entraînepas pour autant, dans les missionsasiatiques,la disparitionde corpsspécialisésdebaptiseursforméspour approcherlesmourantsdans lesfamillespaïenneset administrerle baptêmedemanièreclandestine.

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C. PRUDHOMME

évaluer les effets de ce discours diffusé par la presse, mais aussi par la catéchèse

et la liturgie (dimanche pour les missions, intentions missionnaires de prière pour

chaque mois de l'année, etc.) sur les choix politiques, les formes d'engagementsocial ou l'image de l'Autre ? A notre sens, la dimension supranationale des mis-

sions, rappelée avec insistance par la papauté contemporaine de Léon XIII à nos

jours, et l'incitation à développer une solidarité sans frontière ne doivent pas faire

illusion. Le dépassement des clivages nationaux prôné par le magistère est neu-

tralisé par d'autres discours concunents. L'imbrication étroite, communément admise

de la deuxième moitié du XIXesiècle aux lendemains de la Seconde Guerre mon-

diale, entre contribution à l'expansion missionnaire et rayonnement de la nation

française est trop forte pour permettre d'autres approches collectives. La prudencedes responsables missionnaires, qui subordonnent la construction de la plus grandeFrance à la croissance de l'Église, est impuissante à arrêter la vague nationaliste

qui emporte la société française, et s'amplifie avec la Première Guerre mondiale.

Les exemples de confusion, dans l'action ou dans les propos de la base mission-

naire, sont suffisamment connus pour qu'on ne s'y attarde pas ici. Ils expliquent

que la publicité autour des missions et l'audience recueillie par les associations

spécialisées auprès des catholiques n'ont engendré chez le plus grand nombre ni

anticolonialisme ni tiers-mondisme précurseur. Seules d'infimes minorités, dans la

mouvance de la démocratie chrétienne, tentent dans les années 1930 de favori-

ser un internationalisme qui diffuse une image positive des indigènes avec l'appuid'une nouvelle génération de missionnaires (13). Cependant, avec ses prudenceset ses hésitations, cette presse missionnaire populaire préparait au moins les catho-

liques à accepter une évolution des colonies et à regarder avec sympathie les nou-

velles nations indépendantes, notamment celles d'Afrique noire en 1960 (14).Le jugement doit être plus nuancé dans les effets observables sur la cons-

truction de l'image de « l'indigène ». Les récits missionnaires ont, eux aussi, con-

tribué à diffuser des stéréotypes et des préjugés, procédant à la hiérarchisation

des « races » ou des « ethnies ». Cependant le postulat selon lequel tous les hom-

mes sont enfants de Dieu et appelés au même avenir n'est jamais mis en cause.

Il contribue à la condamnation des théories racistes fondées sur des arguments

biologiques. La résistance catholique au polygénisme post-darwinien s'explique cer-

tes par une lecture fondamentaliste de la Bible mais aussi par des considérations

de théologie morale et missionnaire. L'existence d'ancêtres multiples semble la

négation d'une ascendance commune à tous les hommes à partir du couple pri-

mitif de la Genèse. L'indigène est à la fois le frère et le prochain qu'il convient

d'aider dans son pays et d'accueillir quand il arrive en France comme soldat,

comme travailleur, ou comme étudiant. Peu connues, les initiatives catholiques

(13) Ainsile Bulletincatholiqueinternational,lancéen 1926 et dirigépar MauriceVaussard,ouvre

ses colonnesau missiologuejésuiteCharleset au père Aupiaisdes Missionsafricainesde Lyonpourtraiterdes rapportsentre missionet colonisation.

(14) M. MERLE(dir.),Les Égliseschrétienneset la Décolonisation,Paris,A. Colin, 1967. Laconta

butionde F. KEMPF,consacréeaux catholiquesfrançais,utilisepeu la presse missionnairepopulaire,a

l'exceptiond'un paragraphesur les Annalesdont elle juge la position«curieuse» (p. 160). Leurpriseen compte systématiqueéclaireraitl'attitudedes catholiquespratiquantsface à la décolonisation

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

sont nombreuses dès l'entre-deux-guerres pour ouvrir des foyers d'accueil, orga-niser des rencontres, assister les originaires d'Asie ou d'Afrique. Car c'est bien

sur les comportements ordinaires que s'exerce pour l'essentiel l'influence de la pro-

pagande missionnaire. Parce qu'elle appelle chaque catholique à participer au com-

bat missionnaire là où il se trouve, à devenir un associé, elle imagine un très

large éventail d'actions à la portée de chaque individu. L'appel à la générosité

emprunte des chemins modestes mais adaptés et diversifiés. Donner aux adhé-

rents quelque chose à faire pour les missions, et pas seulement faire l'aumône,

coopérer (15) à la mission, pour reprendre le vocabulaire qui s'impose après la

centralisation à Rome des principales OEuvres dans les années 1920, cette intui-

tionfondamentale de la Propagation de la Foi se retrouve dans la création d'asso-

ciationstout au long du XIXeet du XXesiècle. Elle aboutit à une étonnante spé-cialisationqui évoque un inventaire à la Prévert et prête parfois à sourire. Il laisse

aux catholiques le choix entre une aide matérielle ciblée, par la confection de

vêtements liturgiques, de trousseaux pour les missionnaires, la collecte d'objets,de médicaments, ou un soutien financier finalisé sous forme de dons, de ventes

de charité, de collectes de timbres, le ramassage de vieux journaux, le paiementde messes célébrées par les missionnaires aux intentions du demandeur, ou encore

des formes de parrainage en faveur d'orphelins, de séminaristes indigènes ou de

missionnaires. Ce foisonnement manifeste une remarquable capacité à inventer

des formes d'action accessibles à tous et à tous les âges (16).

Mission et catholicisme social : convergences et compagnonnages

La démarche missionnaire obéit jusque dans les années 1950 à une logique

religieuse d'expansion numérique que traduit l'obsession statistique à tous les

niveaux. Elle s'inscrit dans un programme d'implantation matérielle et humainede l'Église catholique (17). Cette constatation rend a priori artificiel tout rappro-chement avec les mouvements contemporains qui ambitionnent le développementdu tiers monde : croissance de l'Église et développement, ce sont bien deux logi-ques qui se sont élaborées successivement dans des contextes différents. Cela

n'empêche pas de s'interroger sur les liens possibles entre les deux démarches,d'autant que dès l'entre-deux-guerres se dessine un double mouvement. Le pre-mier étend aux domaines économiques et sociaux les finalités traditionnelles dela mission. Le second conduit le catholicisme social et la démocratie chrétienneà intégrer dans leur réflexion les peuples d'outre-mer. Cela suffit-il pour conclure

(15)Lesguidesmissionnairesconsacrentce vocabulaireà partirde l'entre-deux-guerres.(16)Cepragmatismeest à rapprocherdu catholicismesocialquiprivilégiel'actionde terrain.Cf. J.-

D.DURANDet alii(dir.),Centans de catholicismesocialà Lyonet en Rhône-Alpes,Paris,LesÉditionsOuvrières,1992.

(17)Le missiologuePierreCharles(morten 1954)est dans ses ouvrageset ses coursà LouvainlePorte-parolele plusbrillantde la théologiede la missioncommeplantationde l'EgliseIIprendnéan-moinsses distancesavec une conceptionquantitativequi détermineun prosélytismeagressif.

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C. PRUDHOMME

que, dans une troisième étape, l'action en faveur du développement est un ava-

tar de la mission, désormais sécularisée ?

Légitimée d'abord par le commandement du Christ à ses disciples au moment

de l'Ascension, la théologie de la mission au XIXesiècle s'est épanouie à partird'un double postulat unanimement reçu : pas de civilisation sans religion (catholi-

que) et pas de religion possible sans civilisation. Cette conviction centrale com-

mande tout le dispositif et la stratégie missionnaires. La construction d'une Église

passe par celle d'une société chrétienne et ne peut donc jamais se réduire à l'admi-

nistration de baptêmes. L'adhésion au catholicisme implique d'accepter un enca-

drement individuel et collectif qui permettra de mettre la foi au coeur de toute

l'existence et de toute la société. La dynamique missionnaire catholique appelleune catéchèse et une pastorale qui procèdent par extension progressive à tous

les domaines de la vie. Les temps héroïques du premier établissement laissent

tôt ou tard la place à la plantation d'une Église complète avec ses auxiliaires indi-

gènes et son réseau d'oeuvres sanitaires, scolaires, sociales.

En ordre principal, [la fonction de l'Église] consiste à proposer la foi divine et à

offrir à toutes les bonnes volontés les sacrements nécessaires ; mais pour que cette

fonction soit stabilisée et pleinement efficace, il faut un milieu social adapté : suffi-

samment instruit, suffisamment sain, économiquement assez robuste pour pouvoir

porter la charge matérielle de l'établissement ecclésiastique, c'est-à-dire qu'il faut des

écoles, des soins médicaux, une alimentation adéquate, et une honnête aisancedans

la masse. Un peuple de nomades, d'illettrés, de faméliques, de malades, de men-

diants n'est pas en mesure d'assurer chez lui la permanence d'une Église(18).

Une telle logique a des effets directs sur les modalités de l'aide aux mis-

sions. Si les appels initiaux privilégiaient le recrutement de prêtres pionniers, prêtsau martyre, le déploiement de la mission nécessite rapidement le recrutement

d'enseignants, de personnel soignant, de chefs de chantiers, de techniciens capa-bles de gérer des ateliers, de mettre en culture jardins et plantations, voire de

créer de petites entreprises au service de la mission (briqueteries, scieries). Dans

un premier temps le recours à des congrégations spécialisées de religieux et de

religieuses (notamment enseignantes) et la constitution par les sociétés mission-

naires de corps auxiliaires de frères chargés des tâches matérielles ont permis de

satisfaire la demande. Mais la réussite de la mission rendait à terme cette solu-

tion insuffisante (19). Dès le début des années 1930, bien que les effectifs des

sociétés missionnaires progressent, l'élargissement du recrutement en dehors des

congrégations s'impose.

Magnifiée sous le titre de pionniers laïcs ou de missionnaires laïcs, l'arrivée

de quelques volontaires pouvait sembler une transformation mineure, un appen-

(18) P. CHARLESs.j., Lesdossiersde l'Actionmissionnaire,Louvain,Éditionsde l'A.U.C.A.M.,Bruxel-

les, Éditionuniverselle,2eéd., 1938, p. 32.(19) A ces besoinsnouveaux,qui appellentde nouvellesformesd'actionsur le terrain,répondun

déplacementdu discoursdéveloppépar lesrevuesmissionnaires.Ces dernièresmettentau premierplan

écoles,orphelinats,dispensaires,hôpitaux,en un mot les réalisationsen matièred'oeuvressociales.

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

dice de l'action missionnaire. Elle était pourtant lourde de conséquences à terme.

Lescongrégations missionnaires avaient jusque-là contrôlé directement le personnel

des territoires confiés par Rome, parce qu'il était uniquement composé de clercs,

de frères et de religieuses placés sous l'autorité du chef de mission. Les rares tentati-

ves d'apostolat laïc missionnaire au XIXesiècle avaient d'ailleurs échoué, à l'image

de la lyonnaise Françoise Perroton dans l'île de Wallis obligée d'entrer dans une con-

grégation religieuse dépendante des maristes pour continuer son oeuvre d'éducation

des femmes. Le projet de Lavigerie de créer un corps de médecins indigènes mis-

sionnairesn'avait pas davantage abouti. Mais l'impuissance des missionnaires à répon-dre eux-mêmes aux besoins médicaux et l'exemple des médecins exerçant dans les

missionsprotestantes rendaient indispensable le recours à des médecins laïcs. Imi-

tant la Belgique, la France, et plus particulièrement l'Institut catholique de Lille,

s'engage après la Première Guerre mondiale dans cette voie sous l'impulsion du

DrAujoulat. La Ligue missionnaire des étudiants apparaît en 1931 sur le modèle

del'A.U.C.A.M. fondé à Louvain (20), et donne naissance à un groupement spé-cialisédénommé Ad Lucem (vers la lumière) « dont le but principal est de former

desjeunes laïcs, jeunes gens ou jeunes filles, à collaborer à l'apostolat missionnaire,soitsur le terrain médical, soit sur le terrain de l'enseignement ». Sans doute les nou-

veaux collaborateurs de la mission restaient placés sous le patronage de la Propaga-tion de la Foi et ne pouvaient exercer leur activité en dehors des missions. Mais,

pour la première fois, des acteurs laïcs de la mission étaient reconnus « sans leur

imposer de liens religieux proprement dits » (21). C'est bien un début d'autonomi-

sation, ou une possibilité d'autonomie, qui s'ouvre.

Puis surgit une troisième étape, dans les années 1930 pour les pays les plustouchés par les transformations économiques et sociales, dans les années 1950

pour les autres. L'émergence d'une élite indigène qui revendique la direction de

ses affaires conduit une minorité à demander une nouvelle stratégie missionnaire

inspirée du catholicisme social et de l'Action catholique. Il s'agit pour les Églisesde mission de ne pas s'enfermer dans les modes d'évangélisation du passé et d'être

présentes dans la construction des nouvelles nations grâce à une élite catholiqueautochtone de clercs et de laïcs. Des initiatives sont prises par quelques mission-

naires qui sortent de la sphère strictement ecclésiastique pour créer des coopéra-tives, des mutuelles ou des syndicats. Ces glissements sont perceptibles dans le

contenu des revues qui mettent désormais au premier plan les besoins de forma-

tion sous peine de voir ces pays passer sous le contrôle du communisme ou de

l'islam(22). Les revues les plus dynamiques, et surtout les plus diffusées dans

(20)Cf. J. PIROTTEet H. DERROITTE(dir.),Égliseset santé dans le TiersMonde, Leyde, E.J. Brill,1991,p. 8. Dans le même ouvrageF. RENAULTprésente l'actiondes pères blancset des soeursblan-ches(p.27-48)et E. THÉVENIN,«Louis-PaulAujoulat(1910-1973).Un médecinchrétienau servicedel'Afrique», p. 576.

(21)Guidedes missionscatholiquespubliésous le haut patronagede la Sacrée Congrégationde la

Propagande,1.1, Paris, OEuvrepontificalede la Propagationde la Foi, 1937, p. 102.(22)On trouveraun essai d'interprétationdu rôle joué par les missionscatholiqueset protestantes,

appuyésur des étudesde cas, dans : C.R.E.D.I.C, Missionschrétienneset formationdes identitésnatio-naleshorsd'EuropeXlKXX-siècle,présentationpar C. PRUDHOMMEet J.-F. ZORN,Lyon, 1995, 281 p.

19

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C. PRUDHOMME

les écoles et les mouvements de jeunesse, notamment Missi à Lyon ou Vivante

Afrique, éditée par les pères blancs, adoptent une présentation sous forme de

dossiers qui replacent le catholicisme dans le contexte politique, économique et

socio-culturel propre à chaque pays.Avec l'émergence du tiers monde, l'affirmation de l'Asie à Bandoeng et les

indépendances africaines, la doctrine sociale catholique et son ambition de catho-

licisme intégral trouvaient ainsi une occasion inespérée d'offrir une alternative aux

deux systèmes qui se partageaient le monde. Pays neufs, les pays de mission

de l'Afrique noire, où le catholicisme avait fourni une grande partie des nouvel-

les élites et des pères de la nation, devinrent autour de 1960 l'objet d'une atten-

tion décuplée parmi les catholiques français. Et les progrès du communisme don-

naient à leur ambition la légitimité d'une chance qu'il ne fallait pas laisser passersous peine de catastrophe pour l'avenir du christianisme et du monde non com-

muniste. L'Afrique (noire) ne totalisait-elle pas « les trois quarts des conversions

du monde missionnaire » chaque année (23) ?

Ainsi les missions avaient-elles été conduites à étendre leur champ d'action,à embrasser l'action sociale, puis politique, par laïcs indigènes interposés. Elles

ambitionnaient désormais d'être le creuset dans lequel se formeraient les nouvel-

les élites et se construiraient les jeunes nations. Moins visible dans le discours mis-

sionnaire, la dimension économique n'est plus ignorée. Elle commence à s'intro-

duire dans les cycles de formation missionnaires, dans les mouvements d'Action

catholique spécialisée, dans les revues de réflexion les plus ouvertes au débat.

A défaut d'approches théoriques et macro-économiques, auxquelles ils ne sont

pas préparés, les missionnaires s'appuient sur leur connaissance des contextes et

des hommes pour promouvoir des opérations ponctuelles telles que la maîtrise

de l'eau, l'introduction de l'attelage ou l'apprentissage de nouveaux modes de cul-

tures. Un nouveau type de missionnaires, agent de développement rural, s'affirme

dans les années 1950.

Parallèlement à cet élargissement des horizons missionnaires, un second mou-

vement s'amplifie en France au sein du catholicisme social qui, après la Première

Guerre mondiale, commence à s'intéresser au sort des sociétés indigènes. Il trouve

aussitôt l'appui de quelques fortes personnalités missionnaires, convaincues de

l'interdépendance des destins des peuples et décidées à faire triompher, ici ou

là-bas, un catholicisme intégral. L'histoire des Semaines sociales symbolise cette

ouverture dans laquelle le groupe lyonnais de la Chronique sociale joue un rôle

moteur. Sous son impulsion, et en particulier celle de Joseph Folliet

(1903-1972) (24), une réflexion suivie sur les finalités de la colonisation et l'ave-

nir des peuples d'outre-mer est entreprise. Elle entraîne immanquablement de redé-

(23) VivanteAfrique,n° 219, 1962,éditorial.La revuedes pèresblancsest un miroirfidèledesespé-rances et des angoissesque suscitentles indépendancesafricaines.

(24) Pour une premièreapprochede ce personnageclé du catholicismesociallyonnais,auteurde

deux thèsespionnièresconsacréesau droitde colonisation(1930)et au travailforcédans lescolonies

(1933),voir la noticebiographiquede R. VoOGin : X. DEMONTCLOS(dir.),Lyon. Le Lyonnais- le

Beaujolais.Dictionnairedu Mondereligieuxdans la France contemporaine,Paris, Beauchesne,1"™-

20

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

finir la place et les objectifs missionnaires. En 1930, la Semaine sociale de Mar-

seille choisit pour thème « le problème social aux colonies ». Elle fournit une tri-

bune à quelques figures progressistes de la mission, missionnaires eux-mêmes en

Afrique (père Aupiais (25)) et en Asie du Sud-Est (père Cadière), missiologue

comme le jésuite Charles de l'université de Louvain, personnalité hors normes

comme Louis Massignon. En 1936, la Semaine sociale de Versailles s'intéresse

aux conflits de civilisations, fait à nouveau appel au père Charles et à Louis Mas-

signon et accorde une large place au lien entre évangélisation et civilisation. Après

la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation met définitivement au centre des

réflexions les rapports entre « peuples d'outre-mer et civilisation occidentale »,

thème de la semaine sociale de Lyon en 1948. On y trouve à nouveau, à côté

des figures les plus connues du catholicisme social métropolitain, les représen-

tants des nouvelles orientations missionnaires : le père Charles, le docteur Aujoulat

ou la soeur Marie-Andrée du Sacré-Coeur. Selon cette dernière, qui milite pour

l'émancipation des femmes africaines et la famille monogamique, le catholicisme

doit permettre à l'Afrique de développer ses virtualités propres car « dans la grande

famille humaine », la diversité des peuples « fait éclore des civilisations dissem-

blables, mais toutes également belles aux yeux de Dieu, lorsqu'elles sont vivifiées

par le Sang et la doctrine de son Fils » (26).La confluence du mouvement missionnaire et du catholicisme social dans le

projet commun d'une nouvelle chrétienté (expression familière aux intellectuels et

théologiens catholiques dans les années 1930 et par laquelle le père jésuite Valen-

sinconclut sa conférence de Marseille en 1930) (27) renforce l'hypothèse d'une con-

nivence entre ces deux types de militantisme. On pourrait y ajouter une-troisième

composante à travers l'internationalisation des associations charitables qui s'amorce

avecla Première Guerre mondiale (une Caritas International est ébauchée à Ams-

terdam en 1924) et s'accélère au lendemain de la Seconde. Mgr Rodhain, fonda-

teur du Secours Catholique (8 septembre 1946), Raoul Follereau, « le vagabondde la charité » (28), Armand Marquiset, fondateur des Petits Frères des Pauvres,

n'hésitent pas à regarder au-delà des frontières. Pourtant les événements fondateurs

du tiers-mondisme catholique révèlent aussi des discontinuités et la décennie 1960

n'est pas seulement l'héritière ou la synthèse de ces composantes.

Les années 1960 : héritages et ruptures

Le grand ébranlement qui caractérise le catholicisme occidental dans les

années 1960-1970 ne pouvait manquer d'affecter aussi les conceptions de la mis-

(25)Ibid., notice biographiquede J. COMBYet expositionde ses photos du Dahomeyau Musée

départementalAlbert-Kahnde Billancourten 1996-1997.(26)Semainessocialesde France,Lyon, 1948, Peuplesd'outre-meret civilisationoccidentale,Paris,

Chroniquesocialede France, Gabalda, 1948, p. 324.(27)Semainessocialesde France,Marseille,1930,Le problèmesocialaux colonies,Chroniquesociale

deFrance,Paris, Gabaldaet Lyon, Vitte, 1930.(28)E. THÉVENIN,Raoul Follereau,hier et aujourd'hui,Paris, Fayard, 1992.

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C. PRUDHOMME

sion. Contrairement à une idée reçue, un examen sommaire de la chronologiesuffit pour montrer que le Concile de Vatican II, ouvert le 11 octobre 1962, n'a

pas précédé et déclenché la mutation. Lorsque les pères conciliaires se réunis-

sent, les premiers symptômes d'une crise missionnaire sont visibles, telle la baisse

du recrutement ou l'impuissance à renouveler le lectorat des revues spécialisées.Dans les missions aussi, le débat s'amplifie entre les partisans de la stratégieancienne et les missionnaires influencés par l'Action populaire et favorables à

l'Action catholique spécialisée. Pour ces derniers, il faut donner la priorité à la

formation des élites, accélérer la promotion du clergé indigène et préparer un laï-

cat capable d'assurer la présence catholique dans les nouvelles nations. Cepen-

dant, s'il n'a pas initié ces débats, le Concile a sans conteste libéré les paroleset porté sur la place publique les controverses du temps, accéléré des prises de

conscience et amplifié la critique de la mission traditionnelle. L'adhésion aux orien-

tations nouvelles n'empêche pas les missionnaires de ressentir un malaise et de

se sentir en déphasage avec l'opinion métropolitaine catholique en Europe. Com-

ment être missionnaire dans ces jeunes Églises auxquelles il faut maintenant pas-ser le pouvoir ? Pourquoi se spécialiser dans la mission quand le Concile affirme

que la mission est la tâche de toute l'Église, et non une spécialisation assurée

par des sociétés religieuses particulières ? Plus grave encore, comment légitimerles conversions quand l'heure est au respect des différences et à la reconnais-

sance des cultures non chrétiennes ? Le nouvel environnement rendait obsolète

le discours traditionnel fondé sur l'aide à des congrégations missionnaires qui sem-

blaient vouées à disparaître (au moins en tant que sociétés spécialisées dans la

mission extérieure). Le prosélytisme devenait difficile à concilier avec le dialogue

interreligieux, et la mission était mise en accusation pour ses liens avec une colo-

nisation dont les Français découvraient tardivement la face cachée.

Au contraire sonnait l'heure de la mobilisation des catholiques contre le sous-

développement que Pie XII, puis Jean XXIII invitaient avec vigueur à combat-

tre (29). Avant même que l'action des catholiques se structure au sein d'organi-

sations, l'Encyclopédie catholique du monde chrétien résume parfaitement l'espritet les axes du nouveau champ d'engagements militants qui était proposé. Aprèsavoir cité l'archevêque de Paris, le cardinal Feltin, qui en appelle à la conscience

des catholiques, le rédacteur délimite quatre types d'engagements : agir comme

expert au sein d'une organisation internationale ; agir au sein d'une organisation

catholique dont l'activité s'étend aux pays économiquement sous-développés ; agir

en qualité de coopérant, par exemple en utilisant les listes d'entreprises et de postes

en pays sous-développés établies par le mouvement Pax Christi ; agir enfin sur

(29) La présencede la F.A.O. à Romeet le rôle joué dans cet organismepar la démocratiechré-

tienneavaientfaitde cetteorganisation,dès PieXII,un interlocuteurprivilégiéde la papautéquis'asso-

cia volontiersaux premièrescampagnesmondialescontrela faim.Cf. par exemplele discoursde PieXII

aux participantsà la VIIesessionde la F.A.O. reçusen audiencele 23 novembre1953, in : Documen-tationcatholique,1953, col.503-504.

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

l'opinion publique des pays industrialisés pour qu'elle prenne conscience de la

misère et des inégalités, et incite les gouvernements « à une aide concrète » (30).

Les organismes d'animation ou d'aide aux missions ne restaient pourtant pas

inactifs et avaient perçu la nécessité d'une adaptation. La mutation des Missions

catholiques en revue de réflexion, plus généralement le lancement de revues mis-

sionnaires destinées à un public cultivé, telle la transformation en 1953 du Bulle-

tin des Missions en Rythmes du monde (31), témoignent de cette prise de cons-

cience. Le premier numéro de l'année 1954 porte sur l'aide aux pays sous-

développés et propose cinq articles consacrés aux plans de développement dans

différents pays. Les OEuvres Pontificales Missionnaires déploient des efforts paral-

lèles, tant à Lyon qu'à Paris. A côté du matériel traditionnel d'exposition, elles

proposent une formation missionnaire qui intègre vers 1955 les aspects économi-

ques et sociaux. Les conférences organisées aux Facultés catholiques de Lyon

dans le cadre de la Chaire des missions portent en 1958 sur « les grands problè-

mes du monde actuel ». Sous le titre Éléments de doctrine missionnaire, six dos-

siersgroupés en fiches sont édités en 1957. La quatrième série aborde « les pro-

blèmes sociaux des pays de mission » avec des titres significatifs : « un monde

raccourci et inégal— Qu'est-ce que le sous-développement ? — Les organismes

internationaux et le sous-développement », etc. Le cinquième thème aborde « les

pays de mission qui accèdent à la majorité » et démarque fortement la mission

de tout lien avec le racisme, la colonisation et la civilisation occidentale.

On pourrait résumer la volonté d'adaptation à travers le constat dressé en

1972 par la rédaction de Missi. Après avoir reconnu une dilution du message

spécifiquement missionnaire (« une certaine perte de vitesse de la visée mission-

naire ad extra »), et l'usure du mot mission (« on préfère aujourd'hui le mot évan-

gélisation »), l'article justifie l'adaptation du contenu rédactionnel et se défend

d'avoir sacrifié l'objectif initial : « La mentalité de nos lecteurs ayant changé et

le désir de connaître les pays eux-mêmes ainsi que la population se faisant plus

vif, la présentation de l'action missionnaire devient moins visible et s'éparpille en

de nombreux petits articles » (32). Dans un environnement qui mettait en doute

la légitimité et les méthodes de la mission, il devenait difficile d'argumenter et

de convaincre une jeunesse en profonde mutation. On comprend dans ces con-

ditions l'embarras des milieux missionnaires devant des initiatives qui paraissentautant de manières de reléguer au second plan la mission au profit d'autres enga-

gements résolument temporels.

(30)Encyclopédiedu Mondechrétien,Bilandu monde, 1958-1959,Paris-Tournai,Casterman,1958,li p. 62. Il restait à démontrerque la citationempruntéeau père Lebreten conclusiondu chapitre

fondaitdurablementle lienpostuléa priorientre développementet mission: «Ce que le monde attenddescatholiques,c'est une valeurhumainesi incontestable,un sens si avisédes besoinsdes autres, unerapacitési désintéresséed'aider avec compétencequ'une preuve sensiblede la vérité évangéliquesetrouvelà apportée.»

(31)Leconseilde rédactioncompteparmises membresLouisAujoulat(Africanisme),OlivierLacombe

(Hindouisme),André Leroi-Gourhan(Humanismeet Techniques)et Pierre Rondot.(32)Missi,1972, n° 4, p. 123.

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C. PRUDHOMME

Plusieurs événements intervenus à quelques mois de distance, à la veille del'ouverture du Concile de Vatican II en octobre 1962, permettent de préciser lemoment où s'affirme une nouvelle manière d'exprimer la solidarité avec les paysde mission devenus tiers monde. Le premier correspond à la création du Comité

catholique contre la Faim entre mai 1960 et mai 1961. Au même moment le

général de Gaulle et le gouvernement de Michel Debré décident la création d'un

Comité français contre la faim installé au quai d'Orsay, collectif de 75 institutionsdont une quinzaine au moins étaient catholiques. Le conseil de direction comptedans ses membres Mgr Renard et Michel Debatisse, ancien président de la J.A.C. ;la commission de propagande est présidée par René Finkelstein, de l'Union des

OEuvres (catholiques), et le comité technique, chargé de définir la « doctrine»,réunit le Dr Aujoulat, le père Lebret et le jésuite Drogat. Enfin en mai 1961 s'opèrele lancement de la revue Croissance des Jeunes Nations à l'initiative de Georges

Hourdin, directeur du groupe de presse de la Vie catholique, et de Gilbert Blar-

done, universitaire lyonnais et successeur de Joseph Folliet à la tête de la Chro-

nique sociale (33).Le basculement commence avec le lancement simultané de campagnes mêlant

des thématiques missionnaires (mouvements d'Action catholique générale en

1960-1961) et la lutte contre la faim dans le monde (mouvement Pax Christi).La perspective initiale emprunte à la fois à la tradition des efforts de Carême,de l'action charitable et de la solidarité missionnaire avec les peuples indigènes.Au même moment, la J.O.C. (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) ouvre en janvier1960 son centre de formation pour les échanges internationaux, notamment avec

l'Afrique, et FA.C.O. (Action Catholique Ouvrière) organise en Alsace une cam-

pagne de sensibilisation aux problèmes de la faim. De son côté le congrès du

M.I.J.A.R.C. (Mouvement International de la Jeunesse Agricole et Rurale Catho-

lique) en mai 1960 choisit pour thème « la faim dans le monde ». Pour associer

les paroisses de manière plus structurée à une action contre la faim, le secrétariat

social de Paris et les centres diocésains d'information décident de coordonner les

initiatives. Le 28 septembre 1960, Mgr Ménager, secrétaire général de l'Action

Catholique, préside une réunion dans laquelle quelques représentants des mou-

vements d'Action catholique et des secrétariats sociaux prennent la décision de

créer un comité ad hoc. Le 25 mai 1961 se tient l'Assemblée générale constitu-

tive du Comité catholique contre la Faim.

Selon le témoignage de Philippe Farine, qui représentait le secrétariat social

de Paris et sera le premier président laïque en janvier 1968, le débat avait portesur le choix entre deux projets. Le premier, appuyé par le Secours Catholique,

souhaitait fonder une nouvelle organisation charitable orientée vers le tiers monde,

(33) On trouveraun éclairagesur la naissanceet l'évolutiondu tiers-mondismecatholique(enfait

le discours)dans : B. CADEBOCHE,Consciencechrétienneet tiers-mondisme.Itinéraired'unereouespé-cialisée: Croissancedesjeunesnations,thèsepour le doctoraten sciencepolitique,UniversitéRennesI,

1987. L'auteuren a donné une versiontrès vulgariséeet allégéesous le titreLes chrétienset le tiers

monde. Une fidélitécritique,Paris, Karthala,1990.

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Page 28: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

dans la ligne tracée par Mgr Rodhain (34) ; le second entendait au contraire mettre

sur pied un collectif de mouvements catholiques parce que la lutte contre la faim

devait être « une dimension normale de toute vie d'homme et de chrétien... une

dimension constitutive de son engagement d'homme et de chrétien » (35).

Le choix de la deuxième option entraîna un contentieux durable avec le

Secours catholique qui lança dès 1960 les microréalisations, bien qu'il participât

aussi au nouveau Comité. De manière significative, le Comité avait choisi pour

la lutte contre la faim une voie qui sera celle du Concile pour définir la respon-

sabilité missionnaire : une exigence pour tout chrétien, non une spécialité pour

quelques-uns. A ce premier démarquage par rapport à la tradition caritative catho-

lique, la constitution du Comité le 13 janvier 1961 en ajouta un second (36).

D'emblée le choix de Mgr Ménager et de collaborateurs issus des Secrétariats

sociaux (abbé Giraud, Philippe Farine) ou de l'A.C.O. (Fred Martinache, premier

secrétaire général) manifestait l'enracinement dans le terreau du catholicisme social

et de l'Action catholique spécialisée. Cinq ans plus tard, le changement de déno-

mination en C.C.F.D. (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développe-

ment) (37) confirmait cette filiation et le choix d'une stratégie qui se réclamait du

père Lebret et de l'encyclique Populorum progressio. L'intégration des OEuvres

Pontificales Missionnaires ne changea rien aux rapports de force internes.

Durant le mois de mai 1961 s'effectue aussi le lancement de la revue Crois-

sance des Jeunes Nations, destinée à l'opinion publique catholique « éclairée »,

celledes militants et des formateurs, en référence explicite avec l'Évangile et l'ensei-

gnement catholique. Selon Bernard Cabedoche, la revue évite à cette époquetout « radicalisme tiers-mondiste », propose une éthique humaniste, s'attarde peuaux causes du sous-développement et privilégie la description « des situations con-

crètes ». En somme elle transporte dans le domaine de l'information sur le Tiers

Monde une partie de la démarche du catholicisme social et des revues mission-

naires, la prédilection pour les interventions concrètes à échelle humaine. Ce fai-

sant, la revue introduit pourtant une rupture décisive : Faction pour le dévelop-

pement a une consistance propre, elle s'adresse à tous et n'implique pas une réfé-

rence explicite à la foi chrétienne, encore moins une quelconque forme de pro-

sélytisme religieux.

L'engagement pour le développement mobilise ainsi au sein du catholicisme

français des mouvements et des couches sociales qui ne veulent pas se contenter

des formes existantes d'action caritative et portent un regard critique sur le pro-

sélytisme missionnaire. S'ils ont repris à leur compte le devoir missionnaire de

(35)Interviewde PhilippeFarinepar MarianeKopp (29janvier 1984) in : M.KOPP,De l'assistanceaudéveloppement.L'aideau TiersMondeà traverstroisO.N.G. : Comitéfrançaiscontrela Faim,Frè-resdesHommes,ComitéCatholiquecontre la Faimet pour le Développement,1960-1983,mémoiredemaîtrise,universitéLyonIII, 1987.

(36)Quinzemouvementsou organismesrépondentà l'invitation: Ameset CoeursVaillants,A.C.G.H.,A.C.I.,A.C.O.,Centresdiocésainsd'information,InformationcatholiqueC.T.I.C, J.A.C, J.M.C. (Jeu-nessemaritime),Maisonsfamilialeset rurales,Pax Christi,Secourscatholique,Secrétariatsociald'outre-mer,Unionnationaledes secrétariatssociaux.

(37)10. du 10mars 1966.

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Page 29: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

C. PRUDHOMME

solidarité, c'est dans une autre perspective et avec d'autres priorités. De cet écart

grandissant, le congrès missionnaire international de Lyon de mai 1962 est un

remarquable témoignage. Le thème retenu : « à temps nouveaux, mission nou-

velle » résume le climat et la volonté d'adaptation qui rassemble les participants.Pourtant les carrefours trahissent les difficultés nouvelles auxquelles se heurte« l'éveil missionnaire » des jeunes (38) :

Lors du récent pèlerinage des étudiants à Chartres, plusieurs aumôniers ont cons-taté que les jeunes préfèrent parler de témoignage plutôt que de mission. Ilspen-sent en effet que, pourvu que l'on soit un homme loyal, il importe peu que l'on

appartienne à telle ou telle religion. [...]Le Comité catholique de l'enfance a [...] aussi mené une enquête. A ce propos,on a remarqué les confusions entre les termes mission, sens missionnaire, espritmis-

sionnaire, esprit apostolique, mandat pour un milieu de vie, souci des autres. On

a gagné en extension, avec un regard plus élargi, mais peut-être y a-t-il une cer-

taine perte du sens missionnaire proprement dit.

En revanche je vois un autre point d'appui : le sens de la solidarité et de l'univer-

sel. Cependant, en ce qui concerne le sens des autres, il s'agit plus de philanthro-

pie que de charité authentique. L'idéal est plus l'abbé Pierre que saint François-Xavier.Il faut donc « évangéliser » ce sens de la solidarité.

Ces quelques interventions tirées des carrefours révèlent un changement en

profondeur qui rend les catholiques réceptifs sous le pontificat de Jean XXIIIau

message de l'encyclique sociale Mater et magistra (1961) alors que l'encycliquemissionnaire Princeps pastorum, publiée en 1959, était passée inaperçue du grand

public. Le carrefour consacré au laïcat missionnaire confirme ce clivage entre deux

visions qui ne vont pas cesser de s'éloigner l'une de l'autre. Tandis qu'une res-

ponsable missionnaire estime qu'un laïc missionnaire doit avoir « l'intention pre-

mière de travailler à l'enracinement de l'Église dans le pays où il se trouve »,

l'aumônier général d'Ad Lucem rappelle avec force : « leur premier champ d'action,

en tant que laïcs, c'est leur profession, leur action temporelle. [...] Leur action

au service de l'Église n'est pas toujours dans l'Église » (39).L'éclatement du terme mission condensait en fait la mise en question d'un

discours centré sur l'appartenance ecclésiale, l'extension de l'Église et la construc-

tion d'une société chrétienne, au profit d'une solidarité et de projets de société

laïcisés.

(38) A tempsnouveauxmissionnouvelle.Actesdu premiercongrèsmissionnaireinternationalLyon-

Paris, O.P.M. - Éditionsdu Centurion,1963, p. 162-163.

(39) lbid., p. 228. D'autresinterventionsincitentà étudierle rôledes rencontresinternationalesentre

mouvementsde jeunesou d'Actioncatholiquespécialiséedans la sensibilisationaux problèmesdutiers

monde en dehorsdes circuitsmissionnairesclassiques.Sur Ad Lucemcf. l'articlede F. DENISdansle

présentnumérodu MouvementSocial.

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DE L'AIDEAUXMISSIONSA L'ACTIONPOURLE TIERSMONDE

Conclusion

Baisse, puis tarissement du recrutement des congrégations religieuses mis-

sionnaires, souvent accompagné de départs de missionnaires et parfois de sérieu-

ses crises internes ; recul du nombre de lecteurs des périodiques missionnaires ;

diminution des contributions financières au profit des opérations proposées par

le C.C.F.D. et le Secours catholique (40) : la tendance s'est durablement inver-

sée et la marginalisation des missions s'accentue au cours des années 1960. Les

réponses apportées de l'intérieur pour s'adapter au nouveau contexte, tels les

regroupements entre revues et congrégations, la modernisation des présentations,

le changement du vocabulaire (les Annales prennent pour titre en 1975 Solidai-

res. Annales de la Propagation de la Foi) ou la mise en place par les OEuvres

pontificales missionnaires, à Lyon, d'un organisme de coopération au service des

missions ne suffisent pas à enrayer le déclin. Il traduit la nouvelle hiérarchisation

des objectifs, voire un renversement des perspectives qui fait de la mission le point

de départ du développement, et non du développement un complément de la

mission selon le modèle du catholicisme intégral :

Un tournant est pris. La missioncatholique n'est plus seulement un refuge aux misères

de toutes sortes, ni surtout une entreprise faisant des oeuvres de charité un moyende prosélytisme parfois équivoque et souvent fragile. Elle est en bien des cas, du

moins, un lieu d'éveil aux responsabilités que doivent prendre les catholiques dans

leur milieu. Dans la mesure où elle est ouverte à l'Action catholique, un point d'appuisolide a été trouvé pour les entreprises de développement (41).

Il en résulte un déplacement des modèles chez les jeunes catholiques, du

missionnaire classique vers l'agent de développement et le coopérant, et aussi

l'effondrement des anciens réseaux de soutien aux missions au profit de ceux nés

de l'Action catholique et du catholicisme social (42). Les campagnes de Carême

du C.C.F.D. éveillent un puissant écho parmi les catholiques, et trouvent des relais

chezdes militants issus des classes moyennes, des associations et des mouvements

déjeunes, souvent passés eux-mêmes par la coopération (43). Mais plus qu'un

transfert d'objectifs, où le développement remplacerait la civilisation chrétienne,

(40)La premièrecampagnedu Comitécatholiquecontre la Faimavait rapporté12 196 170F. Les612microréalisationssoutenuespar le Secourscatholiqueau 1erjanvier1962 tablentde leur côté surunbudgetannuelde 3 160000 F dont un tiers étaitcouverttroismoisplus tard (source: Informationscatholiquesinternationales,n° 163, 1962, p. 28 et n° 180, p. 13). A titre de comparaison,le Comité

françaiscontre la Faim avait collectésur la voie publique,le 11 juin 1962, 1 059 537F.

(41)«Lescatholiquescontrela faim», informationscatholiquesinternationales,n° 163, 1962, p. 17.

(42)Pour le cas lyonnais,voirY. ESSERTEL,«Réseauxet vocationsmissionnairesdans le diocèsede

Lyonde 1815 à 1962», Revue d'histoireecclésiastique,1995, n° 1-2, p. 49-70.

(43)Uneenquêtede la revuedu C.C.F.D.,Dossiersfaimet développement(avril1986)laisseentre-voirun lectoratvivantdans les villesà 70 % et forméen majoritéde cadressupérieurset professionslibérales(professeurs,enseignants,médecins...,24 %), de cadresmoyens (éducateurs,animateurs,ins-

fituteurs...,22 %), d'employésdu secteurmédicalet social,d'étudiantset non-actifs(24 %), de clercsetpermanentsd'associations(18%).

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Page 31: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

C. PRUDHOMME

ce tiers-mondisme catholique atteste l'émergence d'une autre manière de croire

au salut chrétien et de comprendre la mission dans un monde sécularisé (44).En ce sens, les trajectoires du C.C.F.D., de Croissance des Jeunes Nations

ou de Frères des Hommes offrent de remarquables similitudes avec celles des mou-

vements d'Action catholique spécialisée. On y retrouve la même requête d'indé-

pendance à l'égard de l'autorité ecclésiastique, la même affirmation de l'autono-

mie du temporel, la même importance attribuée à l'analyse des situations et à

la compétence, la même priorité accordée à la transformation des structures sur

la conversion du coeur, la même volonté de déconnecter engagement dans la

Cité et promotion du catholicisme. Il n'est donc pas étonnant de retrouver vingtans après les crises de la Jeunesse étudiante chrétienne ou de la Jeunesse agri-cole chrétienne des débats comparables au sein du C.C.F.D. en 1986. Si la cam-

pagne menée par la droite catholique autour du Figaro magazine, dans le con-

texte des élections législatives, se concentrait initialement sur l'accusation de financer

la subversion marxiste, elle allait être l'occasion de réévaluer la place du C.C.F.D.

et ses orientations, de rétablir un contrôle plus direct par l'épiscopat et de réin-

troduire dans le discours une référence explicite à l'évangélisation.

(44) L'articulationentre salut chrétienet engagementpour la justiceest au centredu Synodedes

évêquesde 1971 consacréà «la justicedans le monde».

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Page 32: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Florence DENIS

d Lucem reste un mouvement peu connu en France. Il est vrai qu'il n'a

pas eu l'ampleur d'autres initiatives de la même époque, mouvements

d'Action catholique ou cercles intellectuels chrétiens. Pourtant l'association

est au carrefour de beaucoup d entre elles, et mérite en tout cas de se voir attri-

buer la première place au sein des expériences de laïcat missionnaire européen-nes. Ad Lucem fut en effet l'expression la plus achevée, dans ses réflexions et

sesréalisations, de ce produit original et mal connu de l'Action catholique. L'asso-

ciation n'a certes pas inventé le laïcat missionnaire, puisque déjà avant elle plu-sieursorganismes catholiques belges, ou les missions protestantes, recrutaient des

laïcs.En revanche, elle a élargi et approfondi ce concept dans les milieux catho-

liquesfrançais, en donnant à des laïcs la possibilité d'être considérés comme mis-

sionnaireshors des congrégations religieuses, c'est-à-dire en promouvant l'idée quedes laïcs pouvaient être investis d'un rôle apostolique proprement spirituel. Cette

lignefondamentalement nouvelle à l'époque— Ad Lucem naît en 1931 — fut

au départ, et en dernier ressort, une expérience : les vicissitudes de l'histoire colo-

nialecomme l'ambiguïté du concept expliquent qu'Ad Lucem n'ait réussi à pren-dre un essor véritable ni dans l'Église ni dans les milieux du militantisme catholi-

que, et soit restée ainsi une aventure plus ou moins confidentielle.

Cette aventure n'en est pas moins riche d'enseignements pour l'histoire des

mentalités religieuses contemporaines, tant par la valeur d'exemple d'Ad Lucem- dans son parcours s'inscrivent en filigrane les grandes problématiques de la

«bataille » de l'avant Vatican II, menée par une frange militante à la fois jiourune reconnaissance du rôle des laïcs dans l'Église et pour un renouveau de l'Égliseelle-même —

que par l'originalité de sa propre histoire. Fondée dans la perspec-

Allocatairemonitricenormalienned'histoireà l'universitéLyonIII.

LeMouvementSocial,n° 177, octobre-décembre1996, © LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

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Page 33: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

F. DENIS

tive d'une évangélisation à mener parmi les peuples colonisés, l'association évo-

lue dans un sens tel qu'elle peut figurer pour l'historien en véritable précurseurdu tiers-mondisme catholique. Dès les années 1950, cette réorientation est nette-

ment amorcée ; elle ne débouche pas cependant sur une reconversion formelle :

Ad Lucem périt dans les remous postérieurs à mai 68, parce qu'elle ne réussit

pas à assimiler complètement les bouleversements vécus, à renoncer à un patri-moine ancien pour se transformer véritablement en une association tiers-mondiste.

Si elle trouve une certaine postérité à travers diverses O.N.G. (Médecins du Monde

en particulier), dans lesquelles s'investissent ses anciens membres, elle-même dis-

paraît, car son concept fondateur ne peut se résumer dans ces nouvelles formes

d'engagement, en même temps qu'il subit la désaffection de la jeune générationmilitante. Ainsi le laïcat missionnaire s'identifie à une période bien circonscrite,entre 1930 et 1968, et l'histoire de cette expérience se résume finalement à une

hésitation, ou un balancement : entre mission et développement.

1931-1945 : l'association de l'abbé Prévost

En 1931, sept étudiants en médecine de la faculté catholique de Lille enthou-

siasmés par le pavillon missionnaire de l'exposition de Vincennes décident, sous

la houlette de leur aumônier, l'abbé Prévost, de créer une structure pour rassem-

bler des laïcs désireux de participer à l'apostolat ecclésiastique dans les colonies.

Le mouvement voit le jour en 1932. Baptisé L.U.C.E.M. (Ligue Universitaire

Catholique et Missionnaire) puis Ad Lucem (Association de Ligueurs...), il s'adresse

prioritairement, dans l'esprit de ses fondateurs, à des intellectuels ou à des tech-

niciens de haut niveau. Il a pour but d'encourager en métropole les vocations

au départ dans les colonies, et d'encadrer moralement les recrues. L'idée essen-

tielle est d'envoyer outre-mer des Européens qui veuillent allier leurs compéten-

ces professionnelles à un engagement catholique concret : ils seront laïcs mission-

naires. Dans les colonies, les adhérents pourront participer à l'oeuvre apostoliquedu clergé en se mettant directement au service des instituts missionnaires, comme

auxiliaires techniques (médecins, infirmières, instituteurs...), mais aussi exercer leur

profession de façon indépendante et participer à des tâches apostoliques dans un

cadre laïc : créer des groupes d'Action catholique ou des syndicats d'inspiration

chrétienne parmi les indigènes, donner des cours de catéchisme aux enfants, for-

mer les adultes aux principes moraux du christianisme... ; en bref, promouvoirtoutes les formes de la vie chrétienne dans les communautés indigènes encore

peu christianisées.

Le cardinal Liénart accepte de prendre la présidence du mouvement, et d en

être le responsable officiel devant la hiérarchie ; la direction échoit à l'abbé Pré-

vost, qui s'y consacre dès lors à plein temps. C'est que l'entreprise connaît un

succès fulgurant. En 1933 est créé, toujours à Lille, l'institut Ad Lucem, destine

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Page 34: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

ENTREMISSIONET DÉVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE...

à dispenser une formation appropriée aux laïcs qui envisagent de partir dans les

colonies sous l'étiquette Ad Lucem. Eugène Duthoit, les pères Delos et Chenu,

l'abbéDuperray et l'abbé Monchanin, Joseph Folliet, Etienne Gilson, Jacques Mari-

tain viennent donner des cours. Pétris des idées développées à Louvain par le

jésuite Pierre Charles, les jeunes membres d'Ad Lucem entendent incarner une

conception neuve de la mission : s'ils partent outre-mer, c'est qu'ils veulent aller

à la rencontre des peuples indigènes, s'ouvrir aux richesses culturelles et humai-

nes des sociétés non occidentales, tout en les ouvrant elles-mêmes aux valeurs

du catholicisme. Ils désirent certes travailler à l'enracinement du catholicisme en

terraincolonisé, mais en proscrivant toute forme de racisme comme de prosély-

tisme; ils veulent déjà en métropole militer en faveur de la connaissance et du

respect des cultures indigènes dans les milieux intellectuels.

La première laïque missionnaire, Emma Payelleville, part en 1934 : Léopold

Senghor dédiera un poème à la mémoire de cette infirmière dévouée aux popu-lations noires. En 1936, un jeune médecin renonce à la carrière flatteuse que

laissaitaugurer une thèse brillamment soutenue, pour partir animer un hôpital de

brousseau coeur du Cameroun : Louis-Paul Aujoulat, futur député, puis ministre

de Pierre Mendès France, fera de cet hôpital Ad Lucem créé sur la demande

des Spiritains une réussite spectaculaire, comparable à l'oeuvre plus connue du

docteur Schweitzer.

Mais deux données imprévues viennent contrecarrer ce premier essor.

D'abord, la mobilisation de 1939 disloque l'association. Ensuite et surtout, l'abbé

Prévost se lance au même moment dans un ténébreux cheminement mystique

quile conduit à transformer complètement la configuration du mouvement au fil

desans. Ce personnage complexe et autoritaire, rapidement contesté au sein d'Ad

Lucem, imprime un caractère de plus en plus spirituel à une association qui se

destinaitau départ à des catholiques désireux d'investir leur dynamisme dans une

action efficace. Après avoir voué Ad Lucem au Sacré-Coeur et à la Chrétienté

universelle,il impose une « consécration » aux membres laïcs, c'est-à-dire une pro-messe de fidélité à Ad Lucem et un acte de dévotion personnelle à l'idéal de

la«Rédemption plénière de l'humanité », que chacun doit déposer entre ses mains

avant de partir en mission. A partir de 1941, année où le statut canonique d'Ad

Lucem est approuvé par Rome (1), il accentue ces orientations de plus en plus

abstraites, vers l'idée qu'Ad Lucem doit être l'instrument de l'achèvement de

l'Eglise,la première pierre d'un vaste mouvement de conversion individuelle pourune entreprise mystique de conversion universelle, par le laïcat. En 1944, il défi-

(1)«L'AdLucemest une associationspirituellequi a pour but de promouvoiret d'aiderla participa-Sondeslaïcsà l'oeuvrede l'Églisedans les pays de missionsen vue du Règneplénieret universelduChrist.L'objetpropre d'Ad Lucemn'est pas d'organiserl'Actioncatholiqueen pays de missionsni d'yfonderou soutenirdes oeuvres,maisde susciter,formeret soutenir,dans l'espritet sur le plan de lachrétientéuniverselle,des laïcs apôtresvivanten ces pays ou se disposantà s'y rendre. Ce sont lesmembresAd Lucemeux-mêmesqui, [...] sous la dépendanceimmédiatede la hiérarchielocale,con-courentau développementde cetteactioncatholiqueou de ces oeuvresen paysde mission.» Ad Lucem6stainsiune oeuvreauxiliaired'Actioncatholique,expérienceplacée sous la responsabilitéde son

évêque-président.

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Page 35: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

F. DENIS

nit enfin la « Croisade Ad Lucem » : travailler à l'extension de l'Église sur terreau lieu de « mettre le cap sur la fin », enseigne-t-il, c'est fourvoyer une entre-

prise sainte ; Ad Lucem doit travailler à l'avènement du Royaume de Dieu. Ace moment, l'association ne recrute quasiment plus, les défections se multiplient.Devant ce désastre, le cardinal Liénart retire la direction d'Ad Lucem à l'abbéPrévost.

1945-1957 : l'association du docteur Aujoulat

Sa décision est entérinée au conseil d'administration du 12 avril 1945, et

le cardinal Liénart et Louis-Paul Aujoulat, revenu du Cameroun, entreprennentalors de redonner des bases solides à l'association. Cette reconstruction se fait

dans un climat d'anonymat qui contraste avec les débuts triomphants d'Ad Lucem

treize ans auparavant, car la Croisade a discrédité l'entreprise aux yeux de nom-

breux observateurs. Mais rapidement, sous l'impulsion du président et du direc-

teur général— Louis-Paul Aujoulat est nommé à ce poste nouvellement créé en

1945 —, Ad Lucem reprend vie. Le père Delacommune, puis le père Bretau-

deau en 1951, deux personnages discrets, assureront la direction spirituelle.Ad Lucem se définit précisément comme une association spirituelle qui veut

oeuvrer pour l'extension de l'Église visible aux dimensions du monde, en recru-

tant, formant et soutenant des laïcs désireux d'investir leur foi chrétienne et leurs

compétences professionnelles dans le vaste élan missionnaire auquel Pie XI, puis

Pie XII, ont appelé les chrétiens d'Europe. Le but des laïcs qui partent travailler

dans les colonies n'est pas de convertir des âmes au catholicisme — rôle réservé

aux clercs — mais d'étendre l'influence de l'Église sur les structures sociales (éta-

blissements d'inspiration chrétienne ou Action catholique) dans des milieux peu

christianisés. Ils partent essentiellement pour porter un témoignage en faveur de

la religion, montrer le « vrai visage du christianisme » aux populations colonisées,

par une charité agissante, le désir de promouvoir véritablement le progrès maté-

riel et spirituel des pays de mission. Ils s'engagent à rompre avec les cénacles

coloniaux pour vivre au coeur des populations. En métropole, les membres de

l'association, qui suivent une formation au sein des groupes parisien et provin-

ciaux, doivent se charger de diffuser parmi les intellectuels catholiques l'« esprit

Ad Lucem », esprit de compréhension et de respect des populations colonisées.

En particulier, Ad Lucem continue d'organiser chaque année, par l'intermédiaire

de sa filiale lyonnaise, des « Journées interraciales » inaugurées en 1933, con-

çues comme un lieu d'échanges culturels et une tribune pour des intellectuels ori-

ginaires des colonies ou pour des catholiques européens combattant le racisme.

L'association demande à ses membres d'adhérer à un idéal de laïcat digne

d'exercer les responsabilités missionnaires que l'Église leur confie : le laïc qui entre

à Ad Lucem ne s'engage pas tant à partir créer des oeuvres en pays de mission

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Page 36: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

ENTREMISSIONET DEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE...

qu'à affirmer son propre désir de sanctification. Serviteur de l'Église, il doit lui

manifester une dévotion et une obéissance absolues ; laïc, il doit toutefois pro-

noncer sa consécration (2) avant son départ ; membre de la communauté Ad

Lucem, il doit s'unir chaque jour en prière à tous les membres dispersés dans

le monde, et ne jamais oublier l'objectif ultime de son engagement : l'établisse-

ment d'une chrétienté universelle. Il lui est enfin recommandé de choisir un direc-

teur spirituel et d'adopter un règlement de vie. Le catholicisme d'Ad Lucem est

donc un catholicisme intégral, mais il importe de préciser qu'il ne s'apparente aucu-

nement à l'idée antimoderniste que peut recouvrir ce terme. Il s'identifie plutôtau courant issu de la condamnation de l'Action Française, développé durant la

décennie 1926-1936, et dont Jean-Marie Mayeur écrit qu'il « n'est ni intégral ni

intransigeant au sens étroit du terme », mais « transige au contraire avec la moder-

nité en lui empruntant nombre d'outils et de méthodes » (3).Sur ces bases assainies, Ad Lucem paraît s'épanouir durant une dizaine

d'années. Elle bénéficie du soutien de la hiérarchie, encore que les milieux mis-

sionnaires ne se soient pas toujours montrés très enthousiastes à accueillir les laïcs,ou à leur accorder de véritables responsabilités. Des encouragements lui parvien-nent régulièrement de Rome, et Pie XII la cite en exemple dans l'encyclique Evan-

geliPraecones. De fait, l'association sert de modèle à plusieurs mouvements euro-

péens qui voient le jour après la Seconde Guerre mondiale, et se réunissent à

son initiative au sein d'un comité consultatif, le Secrétariat International du Laïcat

Missionnaire, en 1948. Les effectifs d'Ad Lucem montrent enfin le succès relatif

d'une entreprise peu accessible, tant par les exigences morales qu'elle affiche que

par la vie matérielle difficile à laquelle ses adhérents s'engagent : ils sont une cen-

taine en 1946 ; 400 au début de 1952 ; 562 à la fin de 1953. Pourtant, le recru-

tement se ralentit ensuite, et les chiffres retombent, bon an mal an, à 300 ou

400 membres actifs (en formation ou en mission). La décolonisation, qui obligenombre d'adhérents, fonctionnaires ou non, à rentrer en Europe dans les années

1950, et provoque des différends idéologiques entre la direction et ses membres,

joue certes son rôle dans ce déclin. Mais le facteur décisif est bien d'ordre interne,avec la désaffection progressive qui se produit à l'égard du modèle d'engagement

que propose Ad Lucem.

(2)La consécrationest un texte rédigépar l'adhérentet prononcésolennellementdevantun aumô-nierde l'associationavant son départ outre-mer.Officiellement,elle seuledonne le statutde laïcmis-sionnaire.Ellecomprendune promessede fidélitéà Ad Lucemet de soumissionà l'autoritéde ses res-

ponsables,ainsiqu'une formulationpersonnaliséede la vocationau laïcatmissionnaire.(3)J.-M.MAYEUR(dïr.),Histoiredu christianisme,t. XII,Paris,Desclée,Fayard,1990,p. 513. Pour

oequiest des orientationspolitiquesdu mouvement,Ad Lucemappartientclairementau courantdela«démocratiechrétienne», déclinéedu M.R.P.(dontle directeurgénéralest une personnalitéimpor-tante)jusqu'àune gauchemodéréeet même, de façon marginale,une tendancemarxisante.

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Page 37: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

F. DENIS

Laïcs missionnaires ou missionnaires laïcs ?

Les débats de 1949-1950

Le mouvement affichait au départ de très grandes ambitions. Ses responsa-bles croyaient en une expansion du laïcat missionnaire dans des proportions com-

parables à celles prises par l'Action catholique, et voulaient faire d'Ad Lucem le

fer de lance de ce nouveau type d'engagement. Par la notion de « témoignage »,les adhérents d'Ad Lucem se voyaient investis d'une « mission laïque » à part

entière, avec une grande autonomie d'action par rapport au clergé. Mais dès 1949

un certain nombre de divergences éclatent au grand jour, quand s'engage dans

le mouvement une violente polémique au sujet de la consécration. Dans l'espritde la direction, la consécration doit marquer que le laïc a été, en quelque sorte,

promu au rang d'apôtre au même titre qu'un clerc. Constatant que de nombreux

adhérents refusent de la prononcer, la direction entreprend une vaste tentative

de reprise en main ; en vain. Convaincus que le promotion du laïcat dans l'Églisene passe pas par ce mimétisme, les opposants refusent une démarche qui ten-

drait à les assimiler à une catégorie intermédiaire, entre un statut proprement laïc

et une espèce de diaconat, par le biais d'un sacrement déguisé, et par là même

à travailler dans le prolongement de la hiérarchie.

Le débat autour de la consécration doit être rapproché de celui qui, dans

les mouvements d'Action catholique spécialisée, se produit à la même époqueautour du « mandat » (4). Comme le mandat, la consécration est censée officiali-

ser un statut et, garante d'une orthopraxie, donner un aval hiérarchique à l'action

du laïc. Or la polémique débouche sur une remise en cause plus générale de

la cohésion au sein de l'association. Les aumôniers et dirigeants du mouvement,

réunis le 27 septembre 1950, font le constat d'une véritable « crise spirituelle » (5)

chez les laïcs missionnaires, et ils analysent eux-mêmes cette crise interne comme

le reflet d'une crise morale générale touchant tous les mouvements catholiquesde jeunesse, et d'Action catholique en particulier. Le fait que la majeure partiedes laïcs d'Ad Lucem viennent de l'Action catholique explique selon eux que la

remise en cause d'un certain héritage s'exprime selon des modalités identiques :

la génération d'après-guerre ne rejette pas l'idée d'engagement, mais se méfie des

systèmes, des structures, et ne se satisfait pas des formules d'association spirituelle

qui lui sont proposées. Sa préférence va vers l'action sociale, en marge des mou-

vements organisés et de la hiérarchie. Ici se révèlent bien en fait les enjeux latents

dans la crise de la consécration : une partie des membres d'Ad Lucem se sépare

de la direction du mouvement quant au contenu et à l'idée même de la mission

laïque.

(4) Depuisla réorganisationde l'Actioncatholiqueen 1931, les mouvementsqui la composentsont«mandatés»par la hiérarchiepour un engagementdans leurmilieude spécialisation.Le mandatdéfinit

donc la participationdes laïcsà une évangélisationplacéesous l'autoritédes évêques.(5) BulletinAd Lucem,octobre-novembre1950.Les lignessuivantesrésumentle contenude lareu-

nion d'après la relationqui en est faite dans ce bulletin.

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ENTREMISSIONET DEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE...

L'analyse des responsables d'Ad Lucem rend bien compte du phénomène

effectivement apparu dans les rangs du mouvement : affirmation d'une majorité

laïque et revendication d'une liberté d'action dans le service de l'Église ; volonté

d'implication dans les problèmes humains ; refus d'un geste qui cherche à placerle laïc sous une tutelle morale. En revanche, la question de la dissidence ne se

pose, dans leur esprit, que sous l'angle disciplinaire : les idées qui l'animent sont

perçues comme une dérive, un dévoiement dangereux. Malgré le constat que la

crise concerne toute une génération de « jeunes », à aucun moment n'est émise

l'idée d'un possible vieillissement d'une doctrine issue des années 1930. Au con-

traire, ce sont les jeunes qui paraissent devoir être « informés », c'est-à-dire réfor-

més, dans le sens de la doctrine. Il faut dire que l'idée de renouvellement est

assez étrangère à Ad Lucem. Tout le discours de l'association tourne à l'inverse

autour d'un mot, la « fidélité », fidélité à la vocation de départ, à l'idéal du mou-

vement. Les bulletins donnent l'image d'une succession de bilans, mises au point,

précisions, rappels de tous ordres, témoins d'une véritable hantise des dévoie-

ments possibles. A partir de 1948 surtout, mais plus encore en 1949-1950, l'atten-

tion de la direction se porte sur la préservation de la pureté doctrinale ; et l'on

peut dès lors parler d'un repli disciplinaire, avec une certaine éclipse des orienta-

tions d'ouverture au monde moderne qui marquaient encore la refondation. En

établissant une orthodoxie sourcilleuse, la direction marginalise les réflexions d'une

partie des militants et tend à creuser un décalage entre eux et le Centre d'Ad

Lucem. L'année 1950 révèle ce décalage, qui s'accompagne d'une crise de con-

fiance et de communication entre les deux parties. Il reste à analyser les tenants

et les aboutissants de ce courant souterrain dont l'existence se révèle alors.

Mission laïque, mission sociale ?

Très tôt, des militants d'Ad Lucem affirment l'indissociabilité de leur oeuvre

humaine en pays de mission et de leur vocation spirituelle. Il faut souligner quenombre d'entre eux ont une formation qui les prédispose à s'intéresser particuliè-rement aux problèmes sociaux : la plupart appartiennent au corps médical ; de

nombreux autres sont instituteurs ou professeurs. En France, l'association parti-

cipe aux Semaines sociales, aux diverses sessions organisées par les milieux pro-fessionnels ou charitables autour des problèmes de santé, de famille, qui touchentles colonies : la formation des militants est imprégnée de ces réflexions, et sur

place, tous s'intéressent de près ou de loin à l'amélioration des conditions de vie

indigènes.

Du point de vue de la direction, l'action sociale doit avoir sa place dansla vie du laïc missionnaire : devant les problèmes économiques et sociaux de l'Afri-

que et d'outre-mer en général, l'association se fixe pour tâche d'accompagner et

d'orienter le développement dans un sens chrétien. Louis-Paul Aujoulat dit que

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F. DENIS

l'action sociale est une « traduction de l'esprit Ad Lucem », visant à combattreles injustices générées par le « colonialisme » (6). Mais une série de professionsde foi, de 1945 à 1948 surtout, donnent à penser que nombre d'adhérents luiaccordent une place beaucoup plus large et, c'est essentiel, ne la distinguent pasde leur vocation apostolique. Ils tendent en effet à assimiler le service de l'Égliseà celui non pas de l'institution, mais des populations qui constituent les commu-nautés chrétiennes. Cette tendance se manifeste particulièrement chez les « nou-

veaux », ceux qui s'engagent dans Ad Lucem à partir de 1945 ; d'un point devue géographique, le groupe lyonnais semble en être l'épicentre (7). La directiond'Ad Lucem s'en montre très inquiète et multiplie dès lors les mises au point des-

tinées à rappeler aux laïcs qu'ils ne doivent pas se laisser « hypnotiser » par l'action

sociale, qu'il y a là un danger pour leur vocation : l'action sociale répond à l'idéal

de charité chrétienne, mais elle ne doit en aucun cas devenir une priorité dans

la vie du laïc missionnaire car elle n'a aucune valeur apostolique (8). Le débat

prend de l'ampleur en 1948 et, fait significatif, Louis-Paul Aujoulat répond aux

questions posées par un texte qu'il avait fait paraître en 1936 (9). Son argumen-tation contre la priorité de l'action sociale se fonde sur les catégories maritanien-

nes, définissant deux domaines distincts, le spirituel et le temporel, le second étant

subordonné au premier. L'aumônier et le directeur général reviennent ensuite sou-

vent sur le sujet, pour rappeler que ce lien de subordination, qui établit la pri-mauté absolue du spirituel, est la clé de la vocation au laïcat missionnaire. Niant

que les laïcs d'Ad Lucem fassent oeuvre apostolique en servant la cité des hom-

mes, l'association définit ses membres moins comme des laïcs missionnaires quecomme des missionnaires laïcs : laïcs, certes, mais travaillant sur un plan d'Église...

Dans le domaine du laïcat, la réflexion des responsables de l'association reste

donc circonscrite aux schémas de l'Action catholique, au risque de déconcerter

une partie de ses membres confrontés à la réalité du travail sur le terrain. Or

le débat est loin d'être clos après cette première mise au point ; au contraire,il tient désormais une place majeure dans l'histoire d'Ad Lucem, et c'est bien le

problème de l'action sociale qui sert de toile de fond aux deux grands moments

de contestation, en 1950 puis en 1956. Certains membres ne semblent s'engager

(6) Circulaire,décembre1947.(7) Cf. par exemple,B.AL,avril-mai1946: un adhérentdéclarepartirpour «travaillerà améliorer

les conditionsde viedes noirs» ; une jeunefemmeécrit: «prêcherl'Évangilen'estni le rôledeslaiesni ce qu'attendentde nous lesfemmeset lespetitsnoirs» ; ellea «par contrepressentitoutel'oeuvresocialequi nous attendait,nous, femmesblanches». VoiraussiB.AL,février-mars1947: le groupede Lyons'exprimeainsi: «Il faut considérerl'Ad Lucemcommes'insérantdans le cadregénéralet

universelde l'Église,centrésur le laïcet sur le social.[...] C'estcet appelTOTALde l'AdLucemquinous attire.»

(8) Cf. L.-P. AUJOULAT,Rythmesdu Monde,n° 2, 1948,p. 108: «Il seraitvainde croirequele

laïcatporte en lui, dans ses méthodesd'apostolatet de conquête,le moindregermede rédemptionL'Actioncatholique[...] désires'appuyerd'abordsurdes vieschrétiennesvécues[...] avecle maximumde perfection.[...] Aprèstout, à quoibon l'AdLucems'ils'agissaitseulementde fournirauxpeuplesd'outre-merdes médecinsdévoués,des professeurszélés? Nousvenonspourporter,commelaies,un

témoignagespécialen faveurde l'Église.»

(9) Circulaire,mars 1948, reprenantle texte de {'Intima,1936.

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ENTREMISSIONET DÉVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE..

dans les rangs d'Ad Lucem que pour porter assistance aux populations coloni-

sées, sans préoccupation missionnaire immédiate ; c'est en tout cas ce que pensela direction, d'où son indignation. En réalité, le problème est beaucoup plus com-

plexe, car les laïcs qui disent vouloir privilégier l'action sociale se défendent de

lui sacrifier leur vocation apostolique : ils affirment suivre la voie missionnaire en

suivant une voie humaine. C'est là que réside le malentendu avec la direction,mais il faudra attendre quelques années pour qu'il soit clairement posé.

Le laïcat missionnaire face à la décolonisation

A partir de 1951, les aspirations au changement qui s'affirment dans les colo-

nies sortent du champ de la théorie, et commencent à poser des problèmes con-

crets aux laïcs missionnaires : des difficultés relationnelles avec les populations se

font jour. L'association est en quelque sorte rejointe par les réalités coloniales.

Au moment où les revendications d'indépendance se précisent, Ad Lucem suit

la ligne de ses orientations initiales. Elle condamne toujours plus vigoureusementle « colonialisme », les attitudes racistes des Européens et dans le même temps,

souligne l'incompatibilité des perspectives supranationales de l'Église avec un natio-

nalisme agressif. La direction reste la plus prudente possible : à l'évidence elle

cherche à préserver l'association des controverses. Mais le bulletin laisse libre champ

parfoisà des prises de position très radicales en faveur de la décolonisation. Cette

attitude positive ne doit pas étonner. En contact direct avec les réalités colonia-

les, les dirigeants d'Ad Lucem ne doutent pas un instant que la décolonisationva avoir lieu. Dès ses débuts, Ad Lucem s'est placée dans la perspective d'une

autonomie future des colonies ; simplement elle n'était pas envisagée si précoce-ment. Or, en 1952, le constat s'impose que l'heure approche. Naît alors l'idée

d'un effacement inéluctable devant la maturité acquise par les indigènes : le laï-cat missionnaire doit accepter l'évolution politique des colonies comme un élé-

ment de sa propre histoire, un seuil à franchir.

Le changement de conjoncture a des conséquences importantes sur le planreligieux: l'association effectue au gré de ces années difficiles une espèce de retourà ses sources foucaldiennes et à un « apostolat de la présence », où l'image idéaledu témoignage de vie actif et conquérant laisse place peu à peu à celle du témoi-

gnage caché, de la simple présence au coeur des masses non chrétiennes, quiexclut toute forme de prosélytisme, et même la volonté de conquête religieuse.Les comportements dominateurs n'étant plus tenables, Ad Lucem en arrive à pri-vilégierl'idée de désintéressement (10) : celle-ci traduit au plan spirituel l'urgenceconcrète de gommer toute trace d'impérialisme, et de prouver au contraire la pureté

(10)Cf.R. DEMONTVALON,«La vocationdu suicide», B.AL,septembre-octobre1952,p. 2 et suiv.:*Deplusen plus, le laïcmissionnaireest acculéà une sortede mortnon seulementintérieure,maismarquantde son sceau ses oeuvresvisibleselles-mêmeset jusqu'àson comportementdans l'action.»

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F. DENIS

d'intention qui motive la présence des laïcs missionnaires outre-mer. C'est là un

ressort fondamental de changement. Jusqu'en 1951, la direction et les membres

d'Ad Lucem avaient certes bien compris leur rôle comme une participation à l'équi-

pement matériel des pays de mission, à côté de leur action missionnaire. Mais

à partir du moment où les revendications à l'indépendance se précisent, ils com-

prennent que dans les pays bientôt libérés, les seuls Européens destinés à rester

seront ceux qui sauront répondre à la demande de progrès économique des popu-

lations, bien plus peut-être qu'à leur désir d'émancipation politique. Désormais,la capacité à répondre aux besoins techniques et économiques contient ainsi la

possibilité de poursuivre l'action apostolique.Le contexte outre-mer amène également Ad Lucem à s'interroger sur son

actualité dans une conjoncture en mutation rapide. A partir de 1952, « catholi-

cité » et « supranationalité » deviennent les deux nouvelles pierres d'angle des déve-

loppements ecclésiologiques et spirituels du mouvement, dans la mesure où, avec

les décolonisations qui se profilent, Ad Lucem croit voir s'ouvrir une nouvelle ère,« l'âge international ». Une évolution semble alors nécessaire pour préparer l'ave-

nir, puisqu'il ne sera bientôt plus question d'éduquer, mais de participer à un effort

commun de rapprochement ; non plus d'agir en missionnaires, mais entre mem-

bres égaux d'une communauté catholique mondiale.

Le concept traditionnel de « mission » est donc remis en cause, et la figuredu missionnaire se modifie sensiblement. L'idéal du laïc missionnaire de 1954 selon

Ad Lucem est devenu un être discret, « désintéressé », qui se met à la disposi-tion de ses frères pour les aider et se rendre utile, se résignant parfois à oublier

ses intentions missionnaires, et voulant de plus en plus partager plutôt qu'appor-ter. A tel point que l'idée d'une reconversion finit par s'imposer : à la fin de 1954,

le Centre d'Ad Lucem décide de reformuler les orientations de l'association en

fonction des nouveaux impératifs. En janvier 1955, le père Bretaudeau parle d'« Ad

Lucem, mouvement international et interracial » : en ce début d'année, la direc-

tion a décidé d'abandonner le sous-titre d'Ad Lucem la définissant comme une

« association de laïcat missionnaire », et a élaboré une nouvelle charte :

Nous sommes des laïcs catholiques et nous voulons constituer une communautécatho-

lique internationale et interraciale, dans l'esprit même du Christ. Les membres d'Ad

Lucem [...] doivent s'attacher à promouvoir dans leur vie et dans le monde un espritde compréhension, d'amitié et s'efforcer en particulier d'établir des échanges entre

les civilisationsdifférentes. [...] Plutôt que d'insister sur les différences raciales,nous

voulons mettre d'abord en valeur l'unité de la nature humaine, l'idée de la vocation

commune à tous, créatures de Dieu et bénéficiant de la Rédemption du Christ(11)

Avec cette nouvelle charte, les tâches des membres se diversifient par rap-

port à celles des laïcs missionnaires ancienne version, et se répartissent ainsi : aider

les chrétiens d'outre-mer pour leur vie spirituelle et apostolique, « s'ils le désirent » ;

participer à la solidarité internationale, c'est-à-dire aider au développement mate-

(11) B.AL, février1955, p. 11-12.

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ENTREMISSIONET DEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE..

rieldes sociétés sous-dêueloppêes ; promouvoir les valeurs du catholicisme ; enfin,

s'intéresser pleinement à la question des étrangers en France. L'essentiel du chan-

gement, comme on le voit, consiste en ce que l'idée de catholicité, d'une solida-

rité planétaire entre les chrétiens, tant matérielle que spirituelle, domine désor-

mais la réflexion d'Ad Lucem ; et en ce que le service direct des missions dispa-

raît peu ou prou des tâches assignées aux laïcs missionnaires (le terme de « mis-

sion» n'apparaît pas une seule fois). Deux grandes catégories de laïcs mission-

naires sont ainsi définies : ceux qui exercent une activité proprement religieused'aide aux Églises locales ; ceux qui oeuvrent dans le temporel pour améliorer

les conditions de vie et exercent par là un apostolat indirect... (12).En acceptant l'idée selon laquelle l'apostolat des laïcs passe par l'implication

dans le temporel, en renonçant à l'expression de « laïcat missionnaire » au profitd'un nouveau titre — Ad Lucem s'intitule désormais « Association catholique de

Coopération internationale » (13) —, la direction entérine une évolution fonda-

mentale, même si elle s'efforce d'en limiter officiellement la portée : « la notion

subsistesi le mot disparaît », écrit le Docteur Aujoulat à propos du laïcat mission-

naire. Comment pourtant ne pas mesurer le changement intervenu par rapportaux discours de la période précédente ? La doctrine du mouvement, recentrée

sur l'idée de coopération internationale, met désormais l'accent sur ce qui n'était

auparavant qu'un aspect superficiel du laïcat missionnaire (antiracisme, service tech-

nique...). La coopération interraciale substitue à l'ancien idéal de sanctification du

laïc la priorité donnée à l'action des chrétiens dans le monde moderne. En fait,le laïcat missionnaire faisait corps avec la conception d'un laïcat prolongeant la

hiérarchie et travaillant sur le même plan qu'elle. En 1955 s'affirme au contraire

clairement la différence de nature entre l'apostolat laïc et celui du clergé. Le pas-

sage à la « coopération internationale » n'est pas un détail de vocabulaire : il enté-

rine la rupture avec le modèle du laïc missionnaire de 1945-1951, et le glisse-ment vers un autre modèle : celui du militant social chrétien.

Une théologie du sous-développement

Comment les tabous ont-ils pu être brisés au point de permettre cette pre-mière remise à jour depuis 1945 de l'idéal originel ? Par quel biais s'est produitle glissement du « laïc missionnaire » au « coopérant international » ?

(12)Cettereformulationd'AdLucemn'est, il faut le noter, que le refletet la miseen oeuvreparticu-lièred'unvirageamorcéen communau seindu S.I.L.M.: suiteà un congrèstenu en janvierà Würz-ourg,c'esten octobre1954en effet,lorsd'une réunionà Bruxelles,que les partenairesdu S.I.L.M.décidentde renoncerà l'appellationde laïcatmissionnaire.Le S.I.L.M.devientalorsl'U.C.C.I, UnionCatholiquede CoopérationInternationale.L'évolutiond'AdLucemn'a doncriende singuliermaisparti-ciped'unestratégiecommune,mêmesi nous avonsvu qu'elleparachèvedes changementsamorcésdanslapériodeprécédente: sansdouteAdLucemest-elletrèslargementl'initiatricedesdécisionsprisesauniveaudu S.I.L.M.

(13)B.AL,septembre1955, p. 9.

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Le facteur essentiel est sans doute la découverte du « sous-développement ».

A la fin de 1954, le terme lui-même devient usuel dans le bulletin de l'associa-

tion. Il faut attendre 1957 pour que celle-ci amorce un véritable tournant vers

le tiers-mondisme, notamment sous l'influence du père Lebret, qui vient alors don-

ner trois conférences au Centre sur le sous-développement. Mais Économie et

Humanisme est déjà auparavant représenté au sein d'Ad Lucem, par la double

appartenance de membres comme Gérard Espéret et par l'intermédiaire du groupede Grenoble qui, depuis sa création, suit les travaux du mouvement du père Lebret

et y participe (14). Au cours des années 1950, le discours d'Ad Lucem rompt

progressivement avec l'optimisme qui caractérisait auparavant ses perspectives« développementalistes », lorsque la pauvreté des populations d'outre-mer était

analysée comme un simple corrélatif de l'exploitation coloniale.

Ce changement de perspective n'est pas sans conséquences sur la positiond'Ad Lucem en matière d'action sociale. Un glissement majeur s'opère en l'espacede ces quelques années : de l'idée d'aider les Églises indigènes, puis des chré-

tientés indigènes, Ad Lucem en arrive finalement à intégrer à ses objectifs immé-

diats l'aide matérielle aux populations, sans aucune référence aux impératifs mis-

sionnaires, mais selon le seul principe chrétien qui engage à réformer les injusti-ces. Surtout, le passage de la notion de pauvreté à celle de « sous-

développement » implique un bouleversement considérable, qui vient conforter les

intuitions jusque-là marginales des « laïcs sociaux » de l'après-guerre : l'homme

qui a faim n'est plus véritablement un homme. L'homme qui a faim ne peut plus

prier. Rendre l'individu à son humanité, c'est donc rendre l'homme à Dieu. Cette

idée que le christianisme ne peut s'enraciner dans une société grevée par des

problèmes humains ouvre la porte à une redéfinition de l'apostolat laïc. C'est le

noeud de l'évolution d'Ad Lucem, le changement capital qui renverse les pers-

pectives de la mission laïque et entérine progressivement les idées jusque-làrefoulées.

Si le conflit de générations qui oppose depuis 1945 la direction d'Ad Lucem

à la nouvelle génération de militants atteint son point de rupture entre 1950 et

1951, c'est à partir de 1954-1955 surtout que se multiplient les interventions valo-

risant la tâche d'« humanisation » des laïcs, dans le sens où cette « humanisa-

tion » non seulement paraît conforme au plan de Dieu sur le monde, mais sur-

tout où elle prépare véritablement l'avènement du Royaume, parce que « l'homme

doit être capable de Dieu » (15). Toute activité sociale, en pays sous-développé

(14)De façongénérale,un parallèleexisteentreles lignesdirectricesdes deuxassociations,concer-

nant notammentl'idéaldu type de développementà promouvoiroutre-mer(par exemple,l'idéequildoitse fondersurlessociétéstraditionnelleset non surle modèleoccidental),et leursévolutionsrespec-tives(d'uncatholicismeintransigeanttournéversl'idéalde civilisationchrétienneà unesécularisationde

l'engagementchrétien; conflitsinternesentreun immobilismethéoriqueet une dynamiquede l'expé-

rience).Cf. D.PELLETIER,Économieet Humanisme.D̂e l'utopiecommunautaireau combatpar le tiers

monde,Paris,Le Cerf,1996. La rencontreentreÉconomieet Humanismeet Ad Lucemà lafindes

années1950eston ne peutmieuxsymboliséepar l'adhésionde Louis-PaulAujoulatà li.R.F.E.D(Ins-

titutde Recherchecontrela Faimet pour le Développement,fondépar le père Lebret)(15)B.AL,mai 1955, mot de l'aumônier,p. 9.

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ENTREMISSIONET DEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE.

notamment, peut être considérée comme une pré-évangélisation, une première

pierre vers la Rédemption. Ainsi se développe une théorie nouvelle de l'aposto-

lat laïc, celle de l'apostolat « indirect », qui correspond en réalité à une justifica-tion eschatologique du travail humain dans une perspective missionnaire. Toute

activitétemporelle menée par un chrétien, « tout engagement humain est un dépas-sement de soi et comme une recherche et une secrète attente de la Rédemp-tion», selon les termes du père Bretaudeau (16). Citons encore un article du père

Lebceuf, aumônier du groupe de préparation au laïcat missionnaire de Paris, paruen 1954 :

L'action temporelle peut être une préparation à l'établissement du Royaume deDieu. [...] Un minimumvitalest normalement indispensableà une vie religieusemêmeélémentaire ; travailler à diminuer ou à faire disparaître la misère, c'est contribuerà rendre possible la vie chrétienne à un certain nombre de nos frères. [...] Touten bâtissant la cité des hommes, [le chrétien] contribue indirectement à bâtir la Citéde Dieu (17).

C'est cette théorie de la pré-évangélisation — que l'on pourrait qualifier de«théologie du sous-développement » — qui permet la sortie de l'interdit de l'action

socialeet la reformulation de l'association. Les perspectives antérieures sont donc

considérablement bouleversées : l'action temporelle étant légitimée d'un point de

vue théologique, le laïc d'Ad Lucem acquiert lui-même une nouvelle stature dans

l'Église.L'apostolat des laïcs, en se spécifiant, peut enfin affirmer qu'« il ne trouve

pas toute sa raison d'être dans le prolongement ou la suppléance du clerc » (18).

Engagement dans le monde moderne, incarnation du message chrétien dans les

réalitésterrestres : telles sont bien, à partir de 1955 surtout, les dominantes du

discours au sein de l'association, de telle sorte que l'aumônier général en arriveà écrire que, dans le monde, « le laïc est d'abord appelé à promouvoir les condi-

tions de vie temporelles » (19).

1956 : la seconde crise du laïcat

Tous les problèmes ne sont pas pour autant résolus au sein du groupe Ad

Lucem. Au contraire, l'effervescence se prolonge et s'approfondit pour aboutir,en 1956, à un conflit ouvert entre le directeur général Aujoulat et les jeunes mili-

tants, qui l'accusent d'autoritarisme. Au mois de novembre, il exprime brutale-ment sa pensée, qui se résume ainsi :

(16)lbid. (lepère Bretaudeausuccèdeau père Delacommuneen 1951).(17)P. de S., n° 8, décembre1954, p. 3-4.(18)B.AL,mai 1950, p. 14.(19)B.AL,mai 1955, p. 9.

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S'il était question de nous transformer en associationde simplesbons chrétienspourpays sous-développés, alors je dis : non, et je regrette qu'un changement de sous-titre ait pu faire croire que nous changions d'idéal ou d'exigences (20).

Il faut souligner que son texte paraît sous le titre « permanence d'Ad Lucem

au service de l'Église » pour comprendre l'enjeu véritable du débat. Chacun s'accorde

alors dans l'association pour reconnaître, face à cette nouvelle crise, l'urgence de

l'élaboration d'une « théologie du laïcat ». Aussi les aumôniers du mouvement

décident-ils d'engager une véritable recherche dans ce domaine. Les conclusions

de leurs travaux, transmises à la fin de 1956 et en 1957, permettent de mesurer

à la fois les changements acquis et les limites qu'Ad Lucem ne franchira pas.En substance, tous les exposés se fondent sur la distinction entre le tempo-

rel et le surnaturel, l'ordre naturel et l'ordre spirituel. Ces deux ordres sont pré-sentés comme les deux voies du plan de Dieu sur le monde : le plan de

« Création-Civilisation » d'une part, qui se rapporte à la progression humaine du

monde ; le plan de « Rédemption-Sanctification » d'autre part, qui touche à la

grâce divine et à la rencontre avec Dieu. Ces deux voies sont complémentairesdans le cheminement de l'humanité même si, selon l'ordre des fins, la voie de

Création-Civilisation est ordonnée — subordonnée — à celle de Rédemption-Sanctification. Le rôle du laïc chrétien est de réconcilier les deux domaines,

d'ordonner le monde selon la volonté de Dieu, en aidant à la progression humaine

du monde et en travaillant à le ramener au Créateur. Du point de vue mission-

naire, le dominicain Henri Dalmais, auquel le Centre a fait appel, distingue trois

plans sur lesquels le laïc peut dès lors exercer une action véritablement apostoli-

que : celui, assez flou, de l'Action catholique, le plus proche de l'évangélisationdirecte ; celui, propre aux laïcs, du témoignage de vie chrétienne ; celui, enfin,

de l'humanisation des conditions de vie, comme préalable indispensable à la péné-

tration du message chrétien. Telle est bien, à la fin, la conclusion sur laquelle

les aumôniers s'accordent : l'action temporelle peut être considérée comme une

forme parmi d'autres de l'apostolat des laïcs, dans la mesure où « l'Église est direc-

tement intéressée au développement de l'ordre de la création-civilisation » (21)

Mais il semble qu'en 1956, la crise qui divise « anciens » et « nouveaux apô-

tres » d'Ad Lucem ne remette plus seulement en cause les méthodes de la mis-

sion : son but même est en jeu. A la mission religieuse la jeune génération entend

en effet substituer une mission spirituelle, qui vise non pas à l'établissement de

l'Église visible ou au « baptême des structures », mais à une ouverture du monde

au divin. Dès lors, l'intention missionnaire de conversion et d'évangélisation doit

disparaître, au profit du témoignage d'un humanisme chrétien désintéressé qui seul

peut mener les non-chrétiens vers la rencontre avec Dieu, et permet d'agir sur

le monde en toute liberté. Dans l'un de ses cours, le père Dalmais expose cette

dimension profonde de la revendication des jeunes, liée à la marque ecclésiale

de l'apostolat laïc :

(20)B.AL,novembre1956, p. 2.(21)B.AL,novembre1956, p. 25.

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ENTREMISSIONET DEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE.

L'Actioncatholiqueorganisée dit [...] apostolat de présence simplement : on est chré-

tien et ce seul fait-là prouve par la manière dont on agit qu'il y a bien un témoi-

gnage qui se trouve porté et qui pourra influencer considérablement les structures

sociales dans lesquelles on se trouve, sans que l'on ait immédiatement ni reçu man-

dat ni même qu'on ait nettement conscience que l'on va travailler à la modification

de ces structures (22).

En bref, la « non-intention missionnaire » est revendiquée comme le seul

mode valable de mission... Le père Dalmais souligne donc très justement quele point le plus délicat à résoudre pour élaborer une théologie du laïcat mission-

naire, c'est la façon dont doit s'organiser l'activité laïque vis-à-vis de la hiérar-

chie. En 1957, un éditorial_ entier du bulletin est enfin consacré à la question,sous le titre « Civilisation et Évangélisation ». Ses rédacteurs publient alors en guisede référence une note doctrinale élaborée peu auparavant par le comité théologi-

que de Lyon sur le thème : « les chrétiens en face de la civilisation », et préci-sent que cette note donne « des principes directeurs » qui doivent être suivis parles laïcs missionnaires. La question dont nous nous préoccupons y est résolue

de façon limpide, puisqu'on lit :

On peut parler d'évangélisation,ou mieux de pré-évangélisation,pour désigner toute

activité qui a pour but de PRÉPARER LES HOMMESA BIEN ACCUEILLIRLEMESSAGEDE DIEU [...]. Mais il ne suffit pas de mener une action syndicale ou

une action politique, conformément aux exigences de la doctrine sociale de l'Égliseet avec une INTENTIONspirituelle.Pour qu'une action soit apostolique il faut qu'ellesoit pensée, voulue et réalisée directement dans un but d'évangélisation.[...] Par exemple, en accomplissant une activitépolitique ou syndicale, un chrétien

remplit directement une tâche de civilisationet, par la même activité, il donne un

témoignage de vie ; il pourra aussi donner par la parole une réponse au problèmeposé par son témoignage. Cette explication, qui est une autre activité, appartientdirectement à l'évangélisation. La référence à Dieu est inséparable de la vie

chrétienne (23).

Ainsi, une activité ne peut être considérée comme apostolique que si l'acteur

agitexplicitement au nom de Dieu, s'il inscrit son action dans un cadre confession-

nel... Cette « théologie du laïcat » libère l'association du vieux tabou, issu de l'Action

catholique, relatif à l'engagement dans le temporel. De quelque façon qu'il soit com-

pris— condition d'apostolat, devoir chrétien ou aboutissement du témoignage apos-

tolique— c'est bien en effet l'engagement chrétien des laïcs dans le monde qui reçoitpar elle un nouvel encouragement. Mais elle ne résout pas la crise de conscience

d'une jeune génération qui comprend de plus en plus son engagement chrétien en

dehors de toute référence ecclésiale : les dirigeants d'Ad Lucem refusent de renon-cer à l'identité religieuse et confessionnelle du mouvement. Malgré tous les change-ments entérinés, Ad Lucem doit demeurer toujours pleinement missionnaire.

B.AL,août-septembre1957, p. 8.B.AL,août-septembre1957, p. 1-2.

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La mesure du chemin parcouru en vingt-cinq années d'existence se lit pour-tant lors du jubilé de 1957, quand les dirigeants d'Ad Lucem tracent les grandes

lignes pour l'avenir de l'association. Persuadés, que par esprit de revanche, les

gouvernements européens s'apprêtent à abandonner à leur sort leurs anciennes

possessions et à se désintéresser complètement de leur devenir, ils veulent qu'ellemanifeste au contraire plus clairement que jamais l'intérêt que portent les chré-

tiens au développement de ces pays : c'est pourquoi les laïcs missionnaires devien-

nent encore plus nécessaires. En cela, on peut dire qu'Ad Lucem prend un aspectvéritablement tiers-mondiste en 1957 (24). Dans l'ordre des priorités — ce sont

les dirigeants du mouvement eux-mêmes qui l'affirment —, le service des popu-lations prime désormais sur toute autre intention. Le laïc missionnaire doit d'abord

être un technicien, et c'est comme technicien qu'il peut devenir apôtre. Tel est

le sens de la conclusion du jubilé :

Pour que [l'Église]n'apparaisse pas en recul par rapport à leurs espérances, il faut

qu'elle soit de plus en plus présente à leurs besoins. Sans doute l'Église,en tant

que telle, n'est-elle pas directement chargée d'accroître les niveaux de vie. [...] Mais

les chrétiens par contre ont la charge directe de servir la cité en introduisantpartoutle ferment vivant des principesévangéliqueset de l'amour fraternel. Plus encoredans

les jeunes chrétientés qu'en Europe, la capacité technique des chrétiens, leur désin-

téressement et la valeur humaine de leurs services constituent le substratum indis-

pensable à leur témoignage en faveur de la vérité du christianisme(25).

Entre mission et développement,

le parcours singulier d'Ad Lucem

S'il fallait conclure sur l'efficacité apostolique d'Ad Lucem, on pourrait cons-

tater que certains de ses militants ont effectivement contribué à christianiser en

partie une génération d'Africains ou d'Asiatiques. Mais, par-delà la mission, Ad

Lucem a surtout voulu incarner et concrétiser une idée : celle d'une fraternité

catholique à travers le monde, tant spirituelle que matérielle. Ainsi, à l'époque

où l'Europe vivait, par rapport à ses colonies, au rythme de l'exotisme ou du

mépris, elle a su développer un véritable humanisme chrétien ; au moment des

conflits, elle a voulu encore poursuivre la recherche d'une voie étroite contre l'indif-

férence et l'incompréhension entre les peuples ; à l'heure du sous-développement,

elle était sur le terrain pour travailler à réduire les inégalités. En 1957, telle est

bien sa grande réussite : être parvenue à rester fidèle à cette idée fondamentale,

et se trouver encore au diapason de son temps.

(24) Iln'estd'ailleurspas anodinde soulignerque c'estlorsde ce bilanqu'apparaîtpourla premièrefois,et dans la bouchedu présidentde l'association,le cardinalLiénart,le termede «tiersmonde»

p. 7 : «A l'heureoù surgitun "tiersmonde"dominépar le sous-développement...»

(25) Ibid.,p. 77.

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ENTREMISSIONET DÉVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDE LAÏCATMISSIONNAIRE...

A cette date, le laïcat missionnaire tel qu'il avait été conçu par les fonda-

teurs du mouvement est certes considérablement remodelé. L'idée de la mission

est en voie de disparition, du moins sous sa forme la plus commune, et le laïcat

missionnaire survit désormais au sein d'une voie nouvelle, l'aide chrétienne aux

pays en voie de développement. Il est difficile pourtant de classer Ad Lucem parmi

les associations tiers-mondistes en 1957 : cette étiquette paraît un peu insuffisante

pour rendre compte de ses aspirations. Qu'elle ait incarné précocement un tiers-

mondisme catholique, cela ne fait aucun doute, puisque sa formule d'engagement

professionnel outre-mer l'a placée d'emblée sur cette voie. Mais, si ses membres

sont de fait des acteurs tiers-mondistes, l'association en revanche reste une asso-

ciation religieuse, qui s'articule sur une idée religieuse : une chrétienté universelle,

voilà ce qui reste officiellement sa raison d'être. Les laïcs d'Ad Lucem partaientautrefois christianiser des milieux de vie, ils agissaient « en tant que chrétiens » ;

en 1957, ils agissent « en chrétiens », voulant rendre les sociétés d'outre-mer con-

formes à leur vision chrétienne du monde. Leur perspective n'en est pas moins

apostolique : ils sont toujours au service de l'Église, selon un mode d'apostolatindirect. Le laïc missionnaire de 1932 établissait des institutions chrétiennes ; le

laïc chrétien de 1957 humanise et pense par là ouvrir le chemin du Royaume.Le laïc de 1932 voulait faire des chrétiens, le laïc de 1957 veut rendre l'homme

à sa dimension spirituelle. Tel est le parcours d'Ad Lucem en vingt-cinq années

d'expérience missionnaire. Entre apostolat spirituel et militantisme social, entre mis-

sion et tiers-mondisme, Ad Lucem ne choisit donc pas vraiment. C'est pourquoielle garde, jusqu'à la fin des années 1960, une place originale parmi les mouve-

ments d'engagement laïc qui ont animé le XXesiècle.

Cette association, restée modeste malgré ses ambitions de départ, présente un

intérêthistorique particulier dans la mesure où elle se situe au croisement des grandscourants du militantisme catholique de l'après-guerre : l'Action catholique et l'affir-

mationdu laïcat comme force vitale d'une conquête religieuse ; la revendication d'une

reconnaissance par la hiérarchie de cette place du laïcat au sein de l'Église ; l'idée

d'internationalisme — ses militants parlent de l'universalité du message catholiqueet de la responsabilité des catholiques dans l'évolution du monde. Le parcours d'Ad

Lucem est ainsi un révélateur des convictions de la mouvance catholique qui a putrouver dans Vatican II la consécration d'un cheminement de trois décennies, et offre

un éclairage particulier sur quelques aspects de cette histoire.

L'exemple d'Ad Lucem montre notamment que la crise de l'Action catholi-

que dans les années 1950 consiste bien en un conflit générationnel. Celui-ci opposele modèle hérité des années 1930, qui promouvait la participation des laïcs à

l'apostolat de la hiérarchie, au modèle d'engagement plus large que définit la nou-

velle génération des militants, celui d'un apostolat proprement laïc au sein des

communautés humaines, qui ne se conçoit plus comme une fonction ecclésialeet pose ainsi un problème d'encadrement et de direction. Trop souvent, cette évo-

lution est présentée comme une simple sécularisation, doublée d'une politisation,à l'intérieur des mouvements d'Action catholique spécialisée. L'exemple d'Ad

Lucem montre au contraire que le changement opéré ne correspond pas chez

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ces militants à un affaiblissement des ambitions apostoliques, mais à la recherche

d'une attitude dynamique dans le cadre d'une modernité qu'ils voient se fermer

aux valeurs religieuses, et quand l'espoir d'une nouvelle chrétienté leur paraît caduc.

De religieux, leur objectif devient spirituel : ils veulent participer à l'organisationdes sociétés afin de conformer celles-ci à ce qu'ils appellent « le plan de Dieu

sur la Terre » et, en épanouissant l'homme, le rendre à sa dimension divine. Il

faut par conséquent nuancer le constat d'une « temporalisation » pure et simplede l'Action catholique, et prendre en compte le facteur proprement religieux quenous avons appelé pour Ad Lucem « la justification eschatologique » de l'enga-

gement du laïc chrétien dans des activités politiques ou sociales.

Il n'en reste pas moins qu'en affirmant l'humanisation des conditions de vie

comme une voie véritablement apostolique, la nouvelle génération remet bel et

bien en cause la dissociation, fondatrice de l'esprit religieux des années 1930, entre

le plan temporel et le plan surnaturel. De même, et c'est là la source de la crise

des années 1950, elle s'émancipe du modèle du militant remplissant, dans son

domaine propre, une fonction similaire à celle du prêtre.Une seconde remarque s'impose. Les origines du tiers-mondisme catholique en

France remontent peut-être au courant de renouveau missionnaire qui marqua les

années 1930. Ce renouveau passe d'abord par une méfiance nouvelle face aux facili-

tés offertes par la colonisation ; dans le même mouvement, c'est le présupposé justi-fiant la collusion entre évangélisation et colonisation qui est remis en cause, à savoir

la suprématie de la civilisation occidentale sur les autres civilisations. Ce présupposélaisse peu à peu la place à l'idée de la complémentarité des cultures, de l'importancede la sauvegarde des traditions spirituelles indigènes par rapport au matérialisme de

l'Occident et à une volonté de permettre, à travers le monde et par l'intermédiaire

de l'identité catholique, un échange fertile entre les hommes et la diversité des coutu-

mes. Ce courant missionnaire, qui trouve sa référence théologique dans la doctrine

du Corps mystique, son expression dans l'idée de « l'adaptation » du christianisme

et qui s'accompagne de la redécouverte du concept de catholicité, prend véritable-

ment son élan en 1945, avec la fragilisation de la situation de l'Europe par rapport

à ses colonies. Ilprogresse très largement dans les milieux missionnaires, car à la suite

des précurseurs (le père Lebbe, le père Charles, l'abbé Monchanin), le Vatican et la

hiérarchie catholique en relaient les thèmes. Surtout, ce renouveau missiologique véhi-

cule l'idée de la responsabilité matérielle des catholiques dans les pays de mission,

avec l'idée qu'il s'agit non seulement d'enraciner l'Églisemais aussi d'amener des peuplesà leur maturité ; avec aussi une considération stratégique : la nécessité pour l'Eglise

de se placer en promoteur de progrès social face aux communistes. L'impact de la

décolonisation sur le discours de l'Églisemissionnaire est considérable. L'Églisese trouve

alors en effet dans l'obligation de manifester le désintéressement de sa présence dans

les pays concernés, afin de ne pas être amalgamée dans le rejet de l'Occident. Il est

dès lors logique que, en plus du soutien de principe accordé aux indépendantismes.le Vatican et la hiérarchie encouragent plus que jamais les acteurs missionnaires à s'enga-

ger dans la construction de la cité des hommes. C'est bien ici que le pont entre la

mission traditionnelle et l'aide aux pays sous-développés est jeté.

46

Page 50: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

ENTREMISSIONETDEVELOPPEMENT: UNEEXPERIENCEDELAÏCATMISSIONNAIRE..

Mais l'émergence d'un courant tiers-mondiste catholique en France ne peut se

concevoir dans un milieu missionnaire qui évoluerait en vase clos. Surtout à partir

de 1945, l'exemple d'Ad Lucem montre qu'une frange importante des mouvements

catholiques, en dehors des milieux proprement missionnaires, a manifesté un inté-

rêt constant pour les questions touchant aux colonies. Très régulièrement ont lieu

des rencontres, des échanges d'information et d'expériences qui réunissent des mili-

tants catholiques de tous horizons, unis toutefois par un commun intérêt pour les

questions sociales. Citons en particulier la J.O.C., la J.E.C., la F.F.E.C, Pax Christi,

le groupe tala de la rue d'Ulm, puis Vie Nouvelle, auxquels il faut ajouter des grou-

pements catholiques professionnels, notamment les milieux médicaux. La L.M.E.F.,

le Cercle Saint-Jean-Baptiste familiarisent en outre activement les milieux militants

avec les questions de l'outre-mer, qui trouvent des relais dans des revues comme

Missi,Rythmes du Monde, l'Actualité religieuse dans le monde, Présence Africaine,

Témoignage Chrétien... Très tôt, ces échanges s'orientent vers les problèmes cultu-

rels et sociaux, plutôt que vers une réflexion sur la colonisation qui est plus typiquedes années 1930. De cette rencontre entre le courant missionnaire et le militantisme

catholique social on peut citer quelques illustrations significatives : les Semaines Socia-

les qui consacrent plusieurs sessions à Poutre-mer, une institution comme les Secré-

tariats sociaux d'outre-mer, ou le parcours d'Économie et Humanisme.

Ainsi, au moment de l'émancipation politique de l'outre-mer, le débat se déplace

logiquement vers les problèmes économiques et sociaux des anciennes colonies. Pour

toute une frange du militantisme catholique, elles apparaissent comme un nouveau

champ où doivent s'investir les dynamismes. Le tiers-mondisme catholique naît de

larencontre entre un catholicisme social d'abord tourné vers la métropole et un courant

missionnaire qui, depuis 1945, a développé en France une approche humaniste des

pays colonisés, en marge des cadres coloniaux. Il serait sans doute intéressant, du

fait de l'intensité des échanges entre les milieux militants catholiques français telle

qu'elle nous est apparue en filigrane de l'étude d'Ad Lucem, de tenter un rappro-chement entre la vie des mouvements apostoliques intérieurs et la mission extérieure.

Les acteurs tiers-mondistes de 1960 ne sont-ils pas très largement issus des mouve-

ments d'Action catholique ? N'est-il pas significatif de voir un cardinal Liénart dirigerla Mission de France et présider Ad Lucem ? En France même, dans les années

1950, les militants laïcs prônent un engagement de plus en plus poussé dans l'orga-nisation et l'aménagement des sociétés modernes, manifestent la volonté d'établir

un monde où les injustices seraient réduites. Dans ce sens, le tiers-mondisme catho-

lique, par rapport à la mission, peut être considéré comme un prolongement de l'évo-

lution idéologique des mouvements d'Action catholique (26).

(26)Cet articleest issud'un mémoirede maîtrisesoutenuen juin 1993à l'universitéLyonII, sousladirectiond'E. Fouilloux.L'étudene s'estintéresséequ'auxaspectsinternesde l'associationAdLucem,dansuncadrechronologiquelimité.Pourplusde renseignementssurAd Lucem,on pourranotammentconsul-terF. JACQUINet M.BLANC,Histoired'AdLucem,nonédité ; disponibleau 12,rueGuy-de-la-Brosse,75005Paris.Concernela période1931-1945.J. FORAY,Louis-PaulAujoulat,médecin,missionnaireet ministre,Paris,AssociationdesAmisdu DocteurAujoulat,1951.R. PRÉVOST,Dieun'échouepas, t. II,Paris,Téqui,1983.Autobiographiedu fondateurde l'association.J. GRIAUD,La GestedesSpiritains,Paris,1989. His-toirede l'Egliseau Camerounen 1960-1990.Donnequelquesindicationssur les fondationsAd Lucem.

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Page 51: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

"It fills a significant gap at a very important time in the development of Europe."The TimesHigher Education Supplément

Edited by KATHLEENBURK, UniversityCollègeLondonandDICKGEARY,UniversityofNottingham

Contemporary European History, published byCambridgeUniversityPress,offersreadersa freshandinnovativeapproachto twentieth-centuryEuropeanhis-tory, in its broadestsensé.EncompassingEasternandWesternEurope(indudingthe UnitedKingdom)in itsremit,andcoveringthe periodfromabout 1918to theprésent,ContemporaryEuropeanHistoryachievesboth

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Contents ofThematicissueon ThePetiteBourgeoisiein Europe,1914-1945:Encounterstviththe State

Retailers,Fascism,andtheOriginsoftheSocialProtectionofShopkeepersinItalyJonathanMorris

BelgianGovernmentPolicyandthePetiteBourgeoisie(1918-1940)PeterHeyrmanShopkeepersandtheSwedishModel:ThePetiteBourgeoi-sieandtheStateduringtheInter-WarPeriodTomEricssonCoiffeursinVichyFrance:Artisansandthe NationalRévolution'StevenZdatnyAnUnexpectedPathtoModernization:TheCaseofGermanArtisansduringWorldWarllFrederickMcKitrickReviewofGeoffreyCrossick,Heinz-GerhardHaupt,ThePetiteBourgeoisieinEurope1789-1914.Enterprise,FamilyandIndependenceSergeJaumain

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Page 52: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Yvon TRANVOUEZ

'est assurément l'une des originalités du catholicisme français au lende-

main de la Seconde Guerre mondiale que la naissance d'un mouvement

missionnaire intérieur qui a intrigué, séduit et irrité — simultanément ou

successivement — le reste de la chrétienté. On sait que ce mouvement a eu son

livreemblématique, La France, pays de mission ? (1) ; ses institutions porteuses,la Mission de France et la Mission de Paris ; ses références apostoliques, quel-

ques figures atypiques des missions étrangères comme le père Lebbe ou le pèrede Foucauld ; son enracinement spirituel, le Lisieux de sainte Thérèse de l'Enfant-

Jésus ; sa pointe la plus symbolique et la plus fascinante pour l'opinion, l'expé-rience des prêtres ouvriers, dont l'arrêt fut imposé par Rome en 1954. Ce n'est

pas de cela qu'il sera question ici, mais plutôt de l'incidence du problème com-

muniste sur ce mouvement missionnaire, c'est-à-dire de ce qu'il est convenu

d'appeler la crise du progressisme chrétien.

Or il n'est pas facile de définir le progressisme chrétien parce que, comme

le notait à chaud un bon observateur, le père Lucien Guissard, « les réactions

progressistes ne sont pas simples, contrairement à ce que proclament ceux quiflairent partout l'infiltration communiste. La complexité est même une de leurs

marques distinctives » (2). Lorsque, vingt-cinq ans après, Emile Poulat analyse en

historienles multiples facettes du mouvement catholique en France dans les années

d'après-guerre, c'est un peu au même constat qu'il arrive. Évoquant tous ceux

qui, venus d'horizons variés, apportèrent leur soutien aux prêtres-ouvriers en 1954,ils'interroge : « Était-ce donc la conjuration du "progressisme chrétien" ? Ce qu'ona dit jusqu'ici montre au moins le vrai bazar que recouvre ce chapiteau, où, sil'on peut dire, ça tirait dans tous les sens : non point d'abord par incapacité à

s'entendre sur une direction reconnue, mais parce que la diversité des projets et

Professeurd'histoirecontemporaineà l'universitéde Brest.

(1)H. GODIN,Y. DANIEL,La France, pays de mission?, Lyon, Éditionsde l'Abeille,1943(2)L. GUISSARD,«Quelquesréactionsdes catholiquesen face du communisme», Chroniquesociale

<feFrance,mai 1955, p. 238.

LeMouvementSocial,n° 177, octobre-décembre1996, © LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

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Page 53: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Y.TRANVOUEZ

des orientations était une donnée fondamentale » (3). Or il y a peu de travaux

qui se soient attachés à démêler cet écheveau (4). Pour s'y retrouver, il n'est pasmauvais d'en revenir à trois textes importants, dus respectivement à l'historienAdrien Dansette, au père Gaston Fessard et à Mgr Guerry. Publiées entre 1957et 1960, c'est-à-dire au sortir de la crise qui nous intéresse ici, ces analyses déjàanciennes méritent d'être relues, parce qu'elles ont largement contribué à fixerle paysage mais aussi, à certains égards, la légende du progressisme chrétien. Pro-

longées et critiquées, elles aident à cerner la nature et les dimensions du problème

1 —Archéologie d'une crise

L'analyse d'Adrien Dansette

« Ce livre n'est qu'un essai historique » : Adrien Dansette en prévient ses

lecteurs dans l'avant-propos de Destin du catholicisme français, 1926-1956, quiparaît en avril 1957 (5). Ce gros travail —

près de cinq cents pages— ne pré-

tend pas dresser un tableau exhaustif du catholicisme français contemporain. Ilvise plutôt à creuser le problème de la « déchristianisation », à décrire le courant

apostolique qui a tenté d'y faire face — Action catholique et mouvement mis-

sionnaire — et à comprendre l'affaire des prêtres-ouvriers qui en a été l'aboutis-sement dramatique. Au coeur de l'ouvrage, dans tous les sens du terme, le cha-

pitre V : « Le progressisme chrétien et les prêtres-ouvriers ». Le drame, c'est bien

celui des P.O., mais l'erreur, c'est celle des progressistes chrétiens. Pour la plu-

part, ceux-ci sont « de jeunes intellectuels de moyenne bourgeoisie catholique quiont acquis leur maturité dans l'atmosphère de la défaite, de la Résistance, de la

Libération et des contacts prolongés que ces événements leur ont valus avec les

communistes » (p. 225). Profondément marqués par cette expérience, ils sont deve-

nus révolutionnaires, se sont persuadés que « le communisme est la vérité politi-

que », qu'il est « l'avenir » (p. 226). Mais comme ils entendent rester chrétiens

et que le communisme est condamné par l'Église depuis l'encyclique Divini

Redemptoris (1937), il leur faut « cantonner l'Église dans le spirituel en accor-

dant le temporel au communisme » (p. 226). Position inconfortable mais provi-

soire, analogue à celle des ^catholiques libéraux au XIXesiècle : faute de saisir le

mouvement de l'histoire, l'Église reste attachée à la civilisation libérale et bour-

(3)E. POULAT,UneÉgliseébraniée.Changement,conflitet continuitéde PieXIIà Jean-PaulII,Paris,Casterman,1980, p. 88.

(4) Particulièrementdécevant,le livredu père I. LEPP,Espoirset déboiresdu progressisme,Pans.LaTableronde,1956,quiprendle motdansun senstellementlargequ'ille videde toutesignification.

(5)A. DANSETTE,Destindu catholicismefrançais,1926-1956,Paris,Flammarion,1957,p. 8. L'auteuravaitpubliéquelquesannéesplus tôt une importanteHistoirereligieusede la Francecontemporaine,Paris,Flammarion,1948 (t. I) et 1951 (t. II).

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Page 54: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRÉTIEN

geoise, comme elle l'a été naguère à l'Ancien Régime. Tôt ou tard, elle recon-

naîtra son erreur et se coulera dans la civilisation nouvelle qui se forge.A ces positions qu'il prête aux progressistes chrétiens Adrien Dansette adresse

toute une série de critiques : parallélisme abusif entre libéralisme et marxisme, le

premier n'étant hostile à l'Église que par déviation, le second par principe ; analyse

simpliste de la société dite bourgeoise et du capitalisme ; identification abusive de

la classe ouvrière au mouvement ouvrier et de celui-ci au Parti communiste ; naï-

veté qui les empêche de voir qu'ils sont utilisés par les communistes, et que si

la révolution survenait « ils ne seraient pas les derniers à être abattus le jour où

le Parti n'aurait plus besoin de l'équivoque qu'ils entretiennent » (p. 231). Vien-

nent ensuite les objections proprement religieuses : oubli, par la « séparation quasiabsolue » entre le spirituel et le temporel, que « leur destinée surnaturelle imposeaux chrétiens d'organiser ici-bas un ordre qui respecte les valeurs de vérité, de

justice et d'amour ainsi que certaines structures ecclésiales » (p. 231) ; illusion,

qui laisse croire que l'on peut dissocier le communisme de l'athéisme ; esprit par-

tisan, enfin, qui fait que si les progressistes chrétiens ne mettent jamais en cause

le Parti communiste ou l'URSS, « ils ne pardonnent rien », en revanche, au

M.R.P., à la C.F.T.C. ou au Saint-Siège (p. 232), tandis qu'ils passent sous silence

ou qu'ils minimisent les persécutions des Églises au-delà du rideau de fer.

Mais qui sont-ils, exactement ? A la manière dont on différenciait, au début

du siècle, modernisme social et modernisme savant, Adrien Dansette distingueun progressisme politique et social, représenté par l'Union des Chrétiens progres-sistes et La Quinzaine, et un progressisme théologique, repérable, pour l'essen-

tiel, dans les publications du groupe de Jeunesse de l'Eglise. Il ne s'attarde guèresur l'U.C.P., dont la disparition en 1951 lui apparaît comme la conséquence logi-

que de sa situation impossible après la publication, en juillet 1949, du décret du

Saint-Office condamnant la collaboration avec les communistes. Jeunesse de l'Églisele retient plus longuement parce que, sans vouloir exagérer son influence, il lui

semble qu'au début des années 1950 le père Montuclard fournit aux prêtres-ouvriers « une thèse qui justifie en doctrine leur glissement du témoignage à l'action

militante, de l'oeuvre rédemptrice à l'entreprise révolutionnaire. Ce glissement n'est

plus une nécessité qu'il faut expliquer, mais un idéal souhaitable, impérieux même.

puisque les problèmes religieux ne pourront être résolus que lorsque l'oeuvre de

libération de la classe ouvrière aura été accomplie » (p. 242). Sur La Quinzaine.

par contre, une simple note, parce que ce bimensuel, bien que fondé avec le

concours d'éléments venus de l'U.C.P. et de Jeunesse de l'Église, a témoigné,en se soumettant lors de sa condamnation en 1955, dune volonté de fidélité

à l'Eglise : « Les adversaires des progressistes diront que La Quimaine était comme

un cheval de Troie communiste introduit dans l'Église. Ses amis répondront que.grâce à elle, on pensait dans certains milieux qu'il était possible d'être chrétien

tout en aspirant à l'avènement d'une autre humanité, et qu'elle avait ainsi établiun lien, désormais rompu, entre ces milieux et l'Église » (p. 246).

Ainsi, en brossant le portrait-robot des progressistes chrétiens, Adrien Dan-

sette en fixe immédiatement une image négative, parce qu'il la compose à

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Page 55: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Y. TRANVOUEZ

partir d'éléments qu'il emprunte soit à des articles de leurs adversaires les plusrésolus — d'autant plus résolus qu'ils en ont été proches, à un moment ou àun autre, comme Georges Suffert ou le père Bigo — soit aux textes de la hiérar-chie. Les nuances qu'il introduit par la suite sont en quelque sorte annulées parce jugement préalable. Bien plus que des quelques erreurs factuelles qui avaientéchappé à l'auteur, c'est de ce procédé qu'on n'a pas manqué de s'étonner dèsla sortie de l'ouvrage (6). Pourtant l'effet prévisible a joué : l'historien convenait

qu'il s'était fait essayiste, mais l'essayiste a gardé la réputation de l'historien, etles traits qu'il a donnés au progressisme chrétien se sont imposés malgré les

critiques.

L'interprétation du père Fessard

En tout cas le père Fessard s'en est satisfait et, à plusieurs reprises, il ren-verra ses lecteurs au livre d'Adrien Dansette. Car ce qui intéresse ce jésuite, phi-losophe —

spécialiste de Hegel— et théologien tout à la fois, ce sont les aspects

intellectuels du problème. Son propos, dans un livre publié en 1960, est d'apporter« quelque lumière sur la fausseté du progressisme et sur l'échec de la tentative

apostolique des prêtres-ouvriers, qui, pour une part tout au moins, en est le fruit»

(p. 20). Les 518 pages de Progressisme chrétien et apostolat ouvrier (7) ne luisont pas de trop pour cerner une erreur difficile à détecter, séduisante à biendes égards et jamais réfutée sur le fond. Il lui semble qu'au coeur de la questionprogressiste il y a un formidable jeu de mots, une mystification verbale autourd'un vocabulaire piégé : « Pauvreté, justice, sens de l'histoire, autant de mots ambi-

gus à travers lesquels s'est insinué le poison marxiste » (p. 147). Le voilà donc

penché sur des textes où des chrétiens fervents, plongés par l'action dans un « pro-cessus tourbillonnaire » (p. 117), ont cru trouver une issue théorique. Trois auteurssont particulièrement visés : d'abord André Mandouze, l'un des leaders de l'U.C.P.,qui en a exprimé les thèses principales dans « Prendre la main tendue » contri-bution à un ouvrage collectif sur Les chrétiens et la politique paru aux Éditions

(6) Lorsqu'ilest questiondu progressismechrétien«l'analyserevêtun tour carrémentpolémique»,noteFrançois-AndréIsambert,quicraintdès lorsquesur la basede ce procèsgénérald'intentions«leslecteursne croienttrop vite avoircomprisles problèmesévoqués» (compterendu dans lesArchivesde sociologiedes religions,n° 3, janvier-juin1957,p. 173-174).L'«insatisfactionprofonde» de JeanLacroixtientaux mêmesraisons,maissurtoutà «l'assimilationplusieursfoisrépétéeentreprogressismeet modernisme», quiluisemble«biencontestable» («Destindu catholicismefrançais»,Esprit,juin1957,p. 1020-1033).Il faut mettreà part la critiquela plus radicale,maisaussila plus incomprisesurlemoment,celleque formulaEmilePoulatà I'encontrede «l'armatureconceptuelle» de ce livreet del'Histoirereligieusequi l'avaitprécédé,du faitque l'auteurn'apercevaitpas les racinesintransigeantesdu catholicismelibéralcommedu catholicismesocial: «Religionet politique.De l'abbéGrégoireauxprêtres-ouvriers», Critique,n° 123-124,août-septembre1957, p. 757-770(repriset commentédansE. PoULAT,Eglisecontrebourgeoisie,Paris,Casterman,1977, chapitreI).

(7) G. FESSARD,Progressismechrétienet apostolatouvrier,deuxièmeet derniertomede Del'actua-litéhistorique,Paris,Descléede Brouwer,1960.Le premiervolumetraitaitde la dialectiquedu Païenet du Juif, instrumentthéoriqueutilisédans les analysesdu second.

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Page 56: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRETIEN

du Temps présent en 1948 ; ensuite le père Desroches, dominicain, équipier d'Éco-

nomie et Humanisme et auteur de Signification du marxisme, un livre mis en vente

en 1949 par les Éditions Ouvrières et bientôt retiré du commerce sur pression

romaine ; enfin le père Montuclard, autre dominicain, animateur de Jeunesse de

l'Église et principal rédacteur de son dernier cahier, Les événements et la foi,

1940-1952, publié aux Éditions du Seuil fin 1951 et mis à l'Index en 1953. A

côté de ce progressisme savant et concentré, les articles de La Quinzaine font moins

figure de progressisme vulgaire que de progressisme dilué. Le père Fessard ne s'y

arrête qu'incidemment, mais il ne manque pas d'en signaler le danger. Dans les

billetsd'Apostolus que La Quinzaine publiait régulièrement en dernière page, il voit

un florilège de formules ambiguës ou pernicieuses. Il lui semble que, pour la for-

mation des futurs missionnaires en milieu prolétarien, l'analyse critique en serait

un exercice fécond, mieux, une épreuve imposée, avec note éliminatoire pour qui

ne saurait y discerner et réfuter « les sophismes progressistes » (p. 409).

Sur les origines du phénomène, le père Fessard ne partage que partiellementle point de vue d'Adrien Dansette. Le progressisme chrétien a sans doute touché

surtout de jeunes esprits, une génération « qui avait fait pour ainsi dire sa pubertéintellectuelleet politique entre 39 et 45 » et qui s'en est trouvé aveuglée : « La défaite,

l'Occupation, les mensonges de la propagande et les horreurs des camps d'extermi-

nation avaient montré à ces jeunes hommes le nazisme comme une barbarie sans

rivale. Comme ils avaient vu, dans le même temps, l'U.R.S.S. combattre cet ennemi

commun et rencontré dans la Résistance des communistes, patriotes sincères, avec

qui ils s'étaient liés de cette amitié solide que scelle la fraternité d'un même combat,ilsne pouvaient concevoir que le Communisme soit à mettre sur le même rang, et

bien moins encore qu'il méritât une plus grande défiance » (p. 15).

Cela pourtant ne suffit pas à expliquer la « fascination » du communisme

dans certains milieux chrétiens au lendemain de la guerre. Comme un virus, la

contagion marxiste n'a pu opérer chez les jeunes catholiques que parce que leur

propre univers intellectuel était inapte à les en défendre. C'est aux déficiences

de la philosophie chrétienne dominante que le père Fessard attribue la responsa-bilité profonde des dérives de l'après-guerre. L'illusion progressiste lui apparaîtcomme la conséquence logique d'une incapacité à penser l'histoire dans les caté-

gories du thomisme, fût-ce le plus ouvert. Au reste, « si le progressisme chrétien

est apparu sous la poussée des événements en 1944-1945, il est évident queles pensées dont il s'est nourri ont une origine plus lointaine » (p. 181). Les ger-mes s'en trouvent déjà à la fin des années 1930, par exemple chez Jacques Mari-

tain, dans tel passage ambigu d'Humanisme intégral qui évoque le « rôle histori-

que du prolétariat » (8), ou chez le père Chenu parlant de la « vocation de la

classe ouvrière au corps mystique » (9).

(8)J. MARITALN,Humanismeintégral.Problèmestemporelset spirituelsd'une nouvellechrétienté,Paris.Aubier,1936, p 238 sqq.

(9)M-D. CHENU,<Classeset corpsmystiquedu Christ», conférenceà la Semainesocialede Bor-deauxsurLe problèmedes classesdans la communauténationaleet dans l'ordrehumam,Lyon, 1939,p.373-389

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Page 57: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Y. TRANVOUEZ

Mais le père Fessard va plus loin dans sa recherche des causes profondesdu progressisme chrétien. Au-delà des déficiences intellectuelles du catholicisme

français, il s'en prend au « climat » proprement ecclésial et à certaines orienta-

tions apostoliques. Attaché, comme la plupart de ses confrères jésuites, à l'idéal

de la défunte A.C.J.F., il en appelle à une autocritique de l'Action catholique,dont la spécialisation par milieux lui semble avoir produit des réactions de classe

favorisant la pénétration de l'idéologie marxiste. Par ailleurs, faute de directives

claires de la hiérarchie, les catholiques les plus généreux n'ont pas été mis en

garde contre les dangers qui les menaçaient. Seuls quelques esprits lucides ont

vu clair, mais ils n'ont guère été entendus, même lorsqu'ils se trouvaient aux avant-

postes du mouvement missionnaire, comme Madeleine Delbrêl ou le pèreLoew (10). C'est donc un triple procès qu'instruit le père Fessard : celui des pro-

gressistes eux-mêmes, celui des intellectuels catholiques de l'entre-deux-guerres,et celui de la hiérarchie. Somme toute, les premiers ne sont guère que des esprits

aventureux, victimes de l'esprit du temps, mais aussi de maîtres imprudents et

d'une hiérarchie aveugle ou débonnaire.

La réaction de Mgr Guerry

Venant d'un religieux, si éminent fût-il, cette dernière insinuation était évi-

demment inacceptable aux yeux de l'épiscopat. Mgr Guerry monta donc une nou-

velle fois au créneau pour défendre l'honneur de la hiérarchie catholique fran-

çaise (11). Dans une conférence donnée aux aumôniers d'Action catholiqueouvrière réunis à Versailles en septembre 1960 (12), l'archevêque de Cambrai

entreprit de « rétablir la vérité » (c. 1219), et d'abord sur l'apostolat dans le monde

ouvrier. S'il savait gré au père Fessard de donner des « conseils précieux » et

de s'appuyer sur les livres de Madeleine Delbrêl et du père Loew — « tous les

aumôniers doivent avoir lu ces deux ouvrages » (c. 1219) —, il lui reprochait

d'ignorer le travail de l'A.C.O. et d'attribuer à la J.O.C. la responsabilité de la

crise qui avait emporté l'A.C.J.F. en 1956. Mais c'était surtout le soupçon portésur la vigilance de la hiérarchie dans l'affaire du progressisme chrétien qui irritait

Mgr Guerry, même s'il convenait de l'importance de la crise : « On peut en effet

mesurer, après quinze années, le mal profond causé parmi les chrétiens par cet

ensemble de tendances et de courants qu'on a appelé le progressisme. Quelle

que soit la diversité des mouvements et des écoles, le progressisme se caractéri-

sait notamment par deux orientations foncières : d'une part, la recherche d'une

collaboration étroite et confiante avec le communisme pour renverser la société

(10) M. DELBRÊL,Villemarxiste,terre de mission,Paris, Cerf, 1957. J. LOEW,Journal d'une mis

sion ouvrière,1941-1959, Paris, Cerf, 1959.

(11) On sait que MgrGuerryavait publiéau lendemainde la guerre une défenseet illustrationde

l'attitudede l'épiscopat: L'Eglisecatholiqueen France sous l'Occupation,Paris, Flammarion,1947

(12) MgrGUERRY,«Progressismechrétienet apostolatdans le mondeouvrier», Documentationcatho-

lique, tome LVII,n° 1337, 2 octobre 1960, c. 1217 à 1231.

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRÉTIEN

dite "bourgeoise", capitaliste, et construire avec lui une société nouvelle fondée

sur les principes du communisme ; d'autre part, les altérations de la conscience

chrétienne sous l'influence de l'imprégnation marxiste et l'acceptation, à des degrés

divers, des thèses du communisme contre l'Église, sa mission dans le monde, son

inféodation au monde bourgeois, sa doctrine sociale, ses institutions chrétiennes,

sa hiérarchie » (c. 1223).

L'archevêque de Cambrai appréciait donc de trouver chez le père Fessard

une critique détaillée des thèses progressistes, mais, sachant combien l'autorité de

l'épiscopat français était contestée depuis la guerre, il n'admettait pas que la con-

fiance des prêtres et des fidèles en leurs chefs spirituels fût à nouveau ébranlée

par des accusations mensongères. Car le laxisme supposé des évêques françaisdans cette affaire était démenti par les prises de position de plusieurs évêquesdans leur diocèse et surtout par les interventions de l'Assemblée des cardinaux

et archevêques, tant à l'encontre de l'équipe de Jeunesse de l'Église qu'enversLa Quinzaine, qui, elle aussi, avait « contribué à répandre des erreurs doctrinales

parmi certains prêtres-ouvriers » (c. 1225).

L'historien, le jésuite et l'archevêque : ces trois lectures en écho nous en

disent à la fois beaucoup et peu sur le progressisme chrétien. Elles donnent une

vue d'ensemble du paysage, mais celui-ci reste flou. A le regarder ainsi, cepen-

dant, trois réflexions viennent à l'esprit. La première est que jamais le progres-sisme chrétien n'y est défini dans des termes qui seraient ceux de ses acteurs ;il est toujours une construction intellectuelle de ceux qui le réprouvent. On remar-

que par ailleurs que si le mot « progressisme » renvoie à la question marxiste et

à la collaboration avec les communistes, la formule « progressisme chrétien » y

ajoute la question missionnaire, en particulier l'affaire des prêtres-ouvriers, et quece rapprochement est précisément le fond du problème. Il apparaît enfin que La

Quinzaine n'est pas perçue comme l'élément déterminant de la crise, bien moins,en tout cas, que Jeunesse de l'Église, qui concentre l'essentiel des critiques. En

suivant ces trois pistes, pour les mener plus loin ou pour rebrousser chemin, on

y verra peut-être plus clair.

2 — Penser le progressisme chrétien

Un concept polémique, une réalité paradoxale

Personne ne s'est dit progressiste chrétien. Les militants de l'Union des Chré-

tiens progressistes ont même très vite tenu à se démarquer d'une étiquette aussi

ambiguë. Ils se voulaient et s'affichaient chrétiens et progressistes, c'est-à-dire de

l'Eglise et avec les communistes. Pour justifier cette conjonction problématique,André Mandouze fit valoir en 1948 « la dialectique nécessaire » entre la primautédu spirituel et la priorité du temporel : « Saint Augustin faisait fondre les vases

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Y. TRANVOUEZ

sacrés pour donner à manger aux pauvres, Monsieur Vincent se dévouait inlas-

sablement de manière que la misère n'empêche pas les hommes d'avoir le "temps"de penser que le domaine du spirituel pouvait exister, et tant d'autres parmi les

saints les plus authentiques n'ont cessé de donner l'exemple vivant de la coexis-

tence possible et même nécessaire d'un primat spirituel et d'une priorité tempo-relle. [...] L'existence de deux plans distincts, différents de niveau, mais se retrou-

vant dans une même personne, est précisément marquée dans ce terme de chré-

tien progressiste où l'on comprendra bien désormais pourquoi nous tenons à ce

que chrétien soit nominal et progressiste adjectif» (13).Ce refus obstiné de toute adjectivation de leur christianisme est un trait com-

mun à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont été mis en cause dans

les années qui ont suivi. Comme le modernisme au début du siècle, le progres-sisme chrétien est d'abord un concept polémique forgé pour condamner des hom-

mes et des mouvements très divers et qui ne s'y sont jamais reconnus. Mais, à

la différence du modernisme cette fois, on chercherait en vain un document pon-tifical résumant cette condamnation. Il n'y a guère que dans le message de Noël

1954 que Pie XII évoque ceux qui « se laissent parfois entraîner à des radicalis-

mes et à des progressismes erronés » (14). Est-ce parce qu'aux yeux de Rome

il n'y avait là rien d'autre qu'une forme de néo-modernisme ? On n'a pas man-

qué de l'affirmer. « Le progressisme est la dernière manifestation de cette lignede pensée chrétienne qui depuis plus d'un siècle essaye de s'adapter, avec plusd'enthousiasme que de doctrine, aux systèmes philosophiques du moment », assu-

rait en 1959 un théologien espagnol qui, en se fondant sur divers documents

épiscopaux ou autres, proposait cependant une définition plus précise : « Le pro-

gressisme chrétien », expliquait-il, « est le complexe d'erreurs et de déviations doc-

trinales où tombent certains catholiques en raison de l'acceptation illégitime de

positions marxistes déterminées : erreurs et déviations qui portent à affaiblir le dépôtde la Révélation, principalement en ce qui concerne la nature de l'Église et sa

mission au sein de la société » (15). Difficile de faire plus synthétique tout en étant

aussi extensif, et donc aussi meurtrier : qui pouvait s'en assurer totalement

indemne ? « C'est un peu de la pensée en meccano », ironisera le père Serrand,

ajoutant perfidement qu'après tout si le pape avait parlé de progressismes « erro-

nés » c'est que peut-être certains ne l'étaient pas (16).La flèche décochée par le dominicain contre le théologien de l'Opus Dei

n'aura pas ébranlé son confrère jésuite de Paris, le père Bigo, puisque celui-ci

(13) A. MANDOUZE,«Prendre la maintendue », in : Les chrétienset la politique,Paris,Éditionsdu

Temps présent, 1948, p. 68-69.

(14) Documentationcatholique,tome LU, nc 1191, 23 janvier 1955, c. 78.

(15) P. RODRIGUEZ,professeurà l'Estudiogêneraide Navarre,«El progresismocristiano», commu-nicationà la 19eSemaineespagnolede théologie(Madrid,1959),publiéedans Nuestrotiempo,n° 77,

novembre1960 (textescités, p. 466 et 471). Cette étude a été rééditéevingt-cinqans plus tarddans

le cadre d'une présentationparallèledu progressismechrétienet de la théologiede la libération: J -

L. ILLANES,P. RODRIGUEZ,Progresismoy liberacion,Pampelune,EdicionesUniversidadde Navarra,1975

(je remerciele professeurIllanesde m'avoirsignalécette réédition).(16) A.-Z. SERRAND,«Progressismes», Signesdu Temps, mars 1961, p. 21-22.

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRÉTIEN

brosse cinq ans plus tard un tableau tout aussi accablant d'un phénomène qu'ilsait bien pourtant n'exister plus qu'à l'état résiduel, mais dont il veut rappeler les

« étranges aberrations ». En deux pages de son gros volume sur La doctrine sociale

de l'Eglise, il explique que pour les progressistes chrétiens la révolution était « le

préalable nécessaire de la rédemption » : « La communauté eucharistique n'est

donc plus possible, assurait-on, tant que la structure de la société n'aura pas été

bouleversée selon le schéma marxiste. Les prêtres doivent donc "mettre leur sacer-

doce en veilleuse", et s'atteler à la tâche révolutionnaire. L'Église, dans son ensem-

ble, ne peut pas reconnaître encore que cette mission est sa mission véritable.

Elle est, en effet, inféodée au capitalisme bourgeois, et il faudra la "reconstruire

sur de^nouvelles structures politiques". Il faut, en attendant, constituer un "maquis"

que l'Église officielle ne peut reconnaître mais qui sauve l'Église, comme le maquis,combattu par Vichy, a sauvé la France » (17).

Le père Bigo écrit que « de telles divagations déconcertent » (18). Mais il

faut bien voir que les documents — bien ou mal interprétés, peu importe ici —

sur lesquels il fonde son analyse sont les derniers textes de Jeunesse de l'Eglise,voire ceux de sa postérité rebelle du Centre de Liaison et de Recherche. Or, parmiles mouvements ou les individus à qui l'on a collé cette étiquette progressiste con-

taminée, combien se sont aventurés sur des sentiers théoriques aussi périlleux ?

On peut répondre sans hésiter : très peu. Et c'est bien là le problème : en com-

posant une synthèse doctrinale du progressisme chrétien, on a écrasé la réalité

du phénomène, on a simplifié abusivement un paysage tourmenté et on a négligéla perplexité réelle de nombreux acteurs. L'expression s'est imposée par la force

des choses, mais elle donne fâcheusement l'idée d'un système ou d'un mouve-

ment là où il s'est agi en fait, de l'aveu même de celui dont les positions ont

été les plus contestées, de « groupes faibles par leurs effectifs, incertains parfoisde leur propre cohérence » (19).

Ce serait pourtant se tromper lourdement que de voir de médiocres déro-

bades dans les distanciations ou les relativisations affichées par plusieurs de ceux

qui furent impliqués dans la crise du progressisme chrétien. S'ils s'étonnent des

amalgames où ils se sont trouvé piégés, c'est parce qu'ils ne se reconnaissent ni

dans l'unité qu'on leur forge ni dans les idées qu'on leur attribue. C'est de bonnefoi qu'ils protestent de leurs différences : ils savent mieux ce qui les divisait quece qui les rassemblait. Illusion rétrospective, ou justification a posteriori, chacun

attribuant à l'autre l'erreur dont il s'estime indemne ? Il suffit de revenir aux tex-

tes pour s'apercevoir que si les souvenirs sont parfois infidèles, ou arrangés, la

réalité du moment se caractérisait par une grande complexité— ou confusion,

c'est selon —qui ne facilitait pas les clarifications. C'est après coup seulement

que les désaccords semblent évidents : le père Desroches, left winger d'Econo-mie et Humanisme, et l'abbé Boulier, soutane habituée des tribunes du Mouve-

(17)P. BlGO,La doctrinesocialede l'Église,Paris, P.U.F., 1966, p. 59.(18)Jbid.,p. 60.(19)M.MONTUCLARD,Orthodoxies.Esquissessur le discoursidéologiqueet sur le croirechrétien,Pans,

Cerf,1977, p. 129.

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Y.TRANVOUEZ

ment de la Paix, ont dit chacun de leur côté, à mots plus ou moins couverts,tout ce qui les séparait de Jean Verlhac, qui fut l'un des principaux animateursde l'U.C.P. puis de La Quinzaine, mais Desroches ne se reconnaît pas en Bou-

lier, et pour tous les trois Montuclard et Jeunesse de l'Église c'était autre chose (20).Faut-il croire alors que le progressisme chrétien n'est qu'une construction abs-

traite et qu'il n'a existé que dans l'esprit de censeurs tendancieux ou malveillants?Ce serait se tromper tout autant. S'il n'a sans doute pas eu les dimensions qu'onlui prête ni l'homogénéité qu'on lui suppose, il s'est donné à voir très concrète-ment et il lui est arrivé de cristalliser à plusieurs reprises, notamment dans ladéfense des prêtres-ouvriers et des théologiens dominicains en 1954. On dira peut-être que c'est la répression qui lui a donné consistance. Mais il suffit de regarderla liste des quarante-six personnalités signataires du manifeste « Des chrétiens contrela bombe atomique » en 1950 pour constater que Boulier, Desroches, Montu-clard et Verlhac y figurent bien tous les quatre, ce qui signifie au moins qu'ilsse sont trouvés d'accord à un moment donné sur des actions à mener en com-

mun, et pas seulement dans la solidarité qui unit naturellement ceux qui sonttouchés ou menacés par des sanctions hiérarchiques (21).

Comprendre le progressisme chrétien, c'est donc penser un monde paradoxal,circulatoire et segmenté tout à la fois. On y a cultivé la division et les exclusives,comme dans tous les phénomènes de minorité, et d'autant plus facilement quela diversité d'itinéraires fortement contrastés favorisait l'incompréhension récipro-que. Les effets de front que l'on observe restaient conjoncturels, et en généralprovoqués par l'adversité. Mais en même temps les frontières intérieures ont tou-

jours été poreuses, surtout à la base, et les hommes comme les textes les ont

franchies si aisément qu'on est souvent bien en peine d'attribuer aux uns ou aux

autres une appartenance ou une origine. Il faut garder cela présent à l'esprit dès

lors qu'on se risque, par nécessité, à y introduire une classification opératoire.

Chrétiens progressistes et progressisme chrétien

Pour ordonner le paysage sans le simplifier exagérément, on peut l'observerde deux points de vue, géographique et chronologique. Le premier invite à élar-

gir le champ et à regarder au-delà de l'hexagone. Il y a eu des chrétiens pro-

gressistes là où un christianisme installé s'est trouvé confronté à un communismeau pouvoir ou suffisamment fort pour prétendre y arriver. Mais la relative indiffé-

rence de l'orthodoxie pour les affaires du monde et le pluralisme atavique du

protestantisme ont fait que, si l'on met à part le cas de la Chine, le phénomènen'a pris vraiment forme institutionnelle et dimension polémique que dans les pays

(20) H. DESROCHE,Mémoiresd'unjaiseur de livres,Paris,LieuCommun,1992,p. 91-92, J. Bou

LIER,J'étaisun prêtre rouge,Paris, Éditionsde l'Athanor,1977, p. 175-176.(21) Voir Y. TRANVOUEZ,Catholiquesd'abord. Approchesdu mouvementcatholiqueen France

(XIX'XX'siècle),Paris,ÉditionsOuvrières,1988 (chapitre6 : « 1950: l'appelde Stockholmet la nais-sancedu progressismechrétien»).

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRETIEN

qui conjuguaient communisme puissant et catholicisme majoritaire : Pologne, Hon-

grie et Tchécoslovaquie à l'Est, France et Italie à l'Ouest. L'inventaire, dès lors,

est assez vite fait.

En ce qui concerne les démocraties populaires, c'est naturellement la Polo-

gne qui retient d'abord l'attention. Les chrétiens progressistes s'y expriment dès

la fin 1945 grâce à l'hebdomadaire Dzis i Juiro, fondé par Boleslaw Piasecki. Après

s'être doté d'un quotidien, Slowo Powszechne, en mars 1947, le mouvement se

structure autour de la maison d'édition Pax, tandis que se constitue, au sein de

l'association des anciens combattants, un groupe de « prêtres patriotes ». Une cin-

quantaine de ces derniers sont suspendus en 1953, tandis que leur organisationet son organe, Ksiad Obywatel, sont vivement critiqués dans le mémorandum remis

par les évêques au chef du gouvernement. Deux ans plus tard, le 8 juin 1955,c'est le Saint-Office qui intervient directement pour condamner et mettre à l'Index

Dzis i Jutro, ainsi que le recueil d'articles publié en 1954 par Piasecki sous le

titre Zagadnienia Istotne (Problèmes essentiels).

Les chrétiens progressistes hongrois sont moins connus, mais leur histoire

n'est pas moins tourmentée. Ils ont d'abord une existence politique sous la forme

d'un petit parti, fondé en 1947 par l'abbé Istvan Balogh, qui publie le journal

Magyar Nemzet. Après le lancement du mouvement des prêtres catholiques pourla paix, en 1950, sous l'impulsion d'un cistercien exclu de son Ordre, le pèreRichard Horvath, ils se manifestent surtout dans les colonnes de deux hebdoma-

daires, A Kereszt et le Bulletin catholique hongrois, eux aussi condamnés et pro-hibés par décret du Saint-Office en 1955, le même jour que leurs homologues

polonais. Deux ans plus tard, un certain nombre de « prêtres de la paix » sont

suspendus par le cardinal Mindszenty et le père Horvath est excommunié par le

Saint-Siège, mais ces sanctions sont rapidement levées après la soumission des

intéressés.

En Tchécoslovaquie, c'est l'action de l'abbé Joseph Plojhar qui est détermi-

nante. Dès 1948 il participe au gouvernement et se voit rappeler à l'ordre parla hiérarchie. Très engagé dans la mise en place d'une Église nationale contrôlée

par l'État et dans l'organisation d'une Action catholique officielle, il est bientôt

excommunié, ce qui ne l'empêche pas de fonder, en septembre 1951, le

M.H.K.D., une organisation sacerdotale qui s'inscrit elle aussi dans la ligne du

Mouvement de la paix, tout comme l'hebdomadaire Katolickê Noviny, relancé dans

cette perspective en 1949 et condamné par Rome en 1955.

La situation chinoise est particulière. Les catholiques y représentent moins

de 1 % de la population en 1949. lorsque les communistes arrivent au pouvoir.Mais l'affrontement entre la hiérarchie et le nouveau régime prend une dimen-

sion fortement symbolique, largement répercutée en Europe par les missionnaires

étrangers qui sont pratiquement tous contraints à quitter le pays entre 1951 et

1955. Les catholiques patriotes, favorables à la « triple autonomie » — adminis-

trative, financière et apostolique—

préconisée par le gouvernement pour établir

une Église nationale chinoise, s'expriment dans divers périodiques tels que Kuang

Yang à Tientsin ou Hsin Ko à Shangaï. Ils sont désavoués par l'encyclique Ad

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sinarum gentem du 7 octobre 1954, et l'excommunication de leur principal lea-

der, l'abbé Jean-Baptiste Ly, est rendue publique en mars 1955.

Plus précoce, le phénomène est aussi plus éphémère en Italie. C'est en sep-tembre 1943 que Franco Rodano et Adriano Ossicini fondent le mouvement des« catholiques communistes », qui se transforme un an plus tard en Parti de la

Gauche Chrétienne (P.S.C.). Mis en cause par L'Osservatore romano en janvier1945 et dès lors suspect aux yeux de ceux qu'il veut convaincre, le P.S.C. se

dissout à la fin de l'année, et ses cadres rejoignent pour la plupart le Parti com-

muniste italien. Sa résurgence, trois ans plus tard, sous la forme d'un Mouve-

ment unitaire des chrétiens progressistes, entraîne en janvier 1949 un nouvel aver-

tissement de L'Osservatore romano tandis que Franco Rodano est personnelle-ment frappé d'interdit.

Suffirait-il donc d'ajouter les groupes et publications déjà évoqués à proposde la France pour avoir un tableau homogène et à peu près complet ? Rien n'est

moins sûr. Si l'Union des chrétiens progressistes s'inscrit parfaitement dans ce

modèle, les choses sont déjà plus compliquées pour La Quinzaine ; quant à Jeu-

nesse de l'Église, c'est encore différent, et on ne trouve nulle part, de Pologneen Italie, l'équivalent de l'affaire des prêtres-ouvriers. Cette singularité françaises'était imposée à la réflexion du père Fessard, dont les remarques à cet égardvalent d'être rappelées :

Si le progressisme avait été simplement le fait soit de laïcs désireux de justifierdes

options politiquesparallèles à celles du Parti communiste, soit même des prêtres entraî-

nés dansjes démocraties populaires à une collaboration idéologique par la contrainte

de leur État, il ne mériterait sans doute pas d'être analysé avec tant de soin. Car

il ne représenterait alors qu'une déviation superficielle, passagère, et sans grande

conséquence pour la doctrine. Mais la réalité me paraît tout autre. Ce qui fait la

gravité de cette erreur, c'est qu'elle est proprement théologique : elle s'attaque à

la tête de l'Église. Et la preuve en est d'abord qu'elle a trouvé ses théoriciens non

point tant en Pologne qu'en France, par conséquent parmi les hommes qui ne subis-

sent pas la pression d'une dictature communiste, et surtout qu'elle a produit immé-

diatement ses fruits empoisonnés au coeur même d'apôtres auxquels l'Égliseavait

confié une mission capitale pour elle comme pour le monde moderne et sur les-

quels il sembla d'abord qu'elle pouvait fonder les plus grands espoirs : l'équipe des

prêtres-ouvriers (22).

La crise française doit en effet sa complexité au fait qu'elle associe deux phé-nomènes. Le premier, proprement politique, concerne le rapport entre les chré-

tiens et les communistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le second,

spécifiquement religieux, tient aux développements inattendus des initiatives apos-

toliques prises dans le sillage de La France, pays de mission ?, livre fétiche de

toute une génération, et singulièrement à l'évolution déconcertante de l'expériencedes prêtres-ouvriers (23). C'est cette combinaison qui fait l'originalité de la France.

(22) G. FESSARD,Progressismechrétien..., op. cit., p. 73.

(23) Voir E. POULAT,Naissancedes prêtres-ouvriers,Paris, Casterman,1965.

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRÉTIEN

La question progressiste se pose aussi dans plusieurs autres pays, comme on vient

de le voir, mais l'apostolat en milieu ouvrier n'y est pas perçu comme un pro-

blème particulier et déterminant. La question missionnaire se rencontre également

en Belgique, qui a ses prêtres-ouvriers, mais le communisme y est insignifiant.

Hn'y a qu'en France que ces deux questions se croisent et se nouent, et ce n'est

qu'à cet enchevêtrement que convient vraiment l'expression « progressisme

chrétien ».

Mais il ne suffit pas de recadrer le paysage. Encore faut-il lui donner de la

perspective, et pour cela fixer une chronologie. Ce n'est pas simple, et les avis

divergent assez nettement. Il y a les tenants d'une chronologie courte, avec deux

variantes, haute ou basse, précoce ou tardive. Ainsi Jean Lacroix explique-t-il en

mai 1957 aux lecteurs à'Esprit que le progressisme « maintenant relève de l'his-

toire». Il n'a existé que dans les années qui ont suivi la Libération, comme volonté

d'incarnation du christianisme dans la future société communiste qui paraissait alors

sinon souhaitable, du moins inéluctable : une « faute de perspective », sans doute,mais« facilement explicable par l'atmosphère des années 1944-1950 ». En somme,

c'était un passage obligé : « De toutes façons, à peine sortis de la jeunesse et

se trouvant devant des tâches d'hommes, plutôt engagés que s'engageant, livrés

à cette urgence qui rend bien difficile, sinon impossible, tout dégagement, les pro-

gressistes eurent au moins le mérite de déceler des problèmes qui demeurent les

nôtres. Dans le climat d'après-guerre, un progressisme chrétien était inévitable.

Si le monde catholique l'avait entouré de plus de sympathie et de compréhen-

sion, il l'aurait préservé tout en se transformant lui-même. Bien des choses alors

auraient pu être sauvées, à commencer par les prêtres-ouvriers. [...] De 1950 à

1956, de la mort de Mounier aux flammes de Budapest, une période— toute

de transition — s'est écoulée et une autre commence. Dans une large mesure

les espoirs de 1944 sont morts » (24). Le père Bigo voit les choses autrement

parce qu'il est surtout sensible aux effets religieux de ces positions politiques, à

l'influence qu'elles ont eue sur le mouvement missionnaire français. Moins portéà considérer leurs origines et leurs motivations, il commence là où Jean Lacroix

finit. Pour lui le progressisme chrétien se manifeste véritablement entre 1950 et

1955. Depuis, assure-t-il en décembre 1957, « sous les coups portés par le magis-tère défendant l'intégrité de la foi, le progressisme s'est, en grande partie,effondré» (25).

Les partisans d'une chronologie longue sont en général plus inquiets. En

1956, Federico Alessandrini, rédacteur en chef de L'Osservatore romano, ne voit

pas la fin du progressisme, mais il s'interroge sur ses débuts et remonte aux années

1930, « au temps où le communisme, avant et après le dernier Congrès de la

défunte Internationale, commença à "tendre la main" aux catholiques et aux non-

catholiques ». La revue Terre nouvelle lui en semble une première manifesta-

J. LACROIX,« Critiquesnécessaireset tâches positives», Esprit,mai 1957, p. 747-749.P. BlGO,«Politiqueet religion», Revue de l'Actionpopulaire,décembre1957, p. 1159.

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tion (26). Même angoisse d'un phénomène durable chez Mgr Guerry, qui n'est

pas sûr en 1960 que le mal soit éradiqué malgré la fermeté du magistère,puisqu'après la condamnation de La Quinzaine en 1955 et l'interdiction du Bul-letin en 1957, le progressisme chrétien s'est encore doté d'une feuille : « Pour-

quoi faut-il », confie-t-il aux aumôniers d'A.C.O., « qu'avec une obstination qui,

déjà par elle-même, traduit l'esprit de ses rédacteurs à l'égard de l'Église, unetroisième fois reparaisse un bulletin polycopié : la Lettre, où est entretenue unedéfiance à l'égard de l'Église, de sa doctrine et de ses directives, notamment surle communisme et la laïcité ? Chers aumôniers, soyez vigilants » (27).

Entre ces deux options, les historiens choisissent plutôt une voie moyenne.Adrien Dansette commence en 1948 et va jusqu'à dire que si le cardinal Suhard

avait publié Essor ou déclin de l'Église en 1948 et non en 1947, « il aurait écrit

progressisme au lieu de modernisme », parce que « le progressisme chrétien, forme

sociale actuelle du modernisme, jusqu'alors latent, avait pris forme entre-temps,à la suite de la sortie des communistes du gouvernement et de leur passage à

l'opposition » (28). Emile Poulat préfère remonter à 1946, mais son argumenta-tion est, pour une part, analogue : le progressisme chrétien « n'est pas né de la

Résistance, ni de la Libération, et il est sans rapport avec les "rouges chrétiens",démocrates ou révolutionnaires, si violemment dénoncés avant la guerre. Il est

né du climat de tension internationale et intérieure qui s'est développé au lende-

main de l'écrasement du nazisme, des révisions et des ruptures qui s'en sont sui-

vies, et aussi, faut-il ajouter, de la répression coloniale — en Indochine, en Algé-

rie, à Madagascar — où le gouvernement français avait choisi de s'engager » (29).Toutes ces propositions ont leur cohérence et leur justification. Chacune a

des arguments à faire valoir mais aucune n'échappe aux raisons des autres. Ce

n'est pas pour le plaisir de compliquer les choses que l'on préfère suggérer ici

un autre découpage, mais bien parce qu'il semble plus conforme à la logique par-ticulière qui fait, comme on l'a vu, du progressisme chrétien un phénomène spé-

cifiquement français, associant étroitement une question politique et un problème

apostolique. A cette lumière, tout porte à lui accorder une existence d'une quin-zaine d'années, en gros de 1943 à 1957. Cela peut se lire en politique, de l'aube

de Stalingrad au crépuscule de Budapest, du temps des amitiés rouges— la rose

et le réséda — au temps des ruptures ou des désillusions. Mais cela peut se lire

aussi en religieux, de l'abbé Godin à Madeleine Delbrêl, de La France, pays de

(26)F. ALESSANDRINI,« L'équivoquedu progressisme», L'Osservatoreromano,16-17janvier1956,citépar la Documentationcatholique,tomeLUI,n° 1218, 5 février1956,c. 150. Sur Terrenouvelle.voirA. ROCHEFORT-TURQUIN,Frontpopulaire.Socialistesparce que chrétiens,Paris,Cerf, 1986.

(27) MgrGUERRY,«Progressisme...», loc.cit., c. 1225.A la différencede La Quinzaine,LeBulle-tin n'a pas été condamné.Il a fait l'objetd'une interdictiondécrétéepar le Saint-Officeen juillet1957

maisqui n'a pas été publiéedans la mesureoù le cardinalFeltinse portaitgarantde la bonnevolontéde l'équipede rédaction.

(28) A. DANSETTE,Destin...,op. cit., p. 140. L'exclusiondes ministrescommunistesdu gouverne-mentRamadierintervientle 5 mai 1947.

(29) E. POULAT,Une Église...,op. cit., p. 73.

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Page 66: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDU PROGRESSISMECHRÉTIEN

mission ? — « tout le monde l'a lu » (30) — à Ville marxiste, terre de mission

- tout le monde doit l'avoir lu — ; d'un « grand moment de grâce » (31) —

paradoxale année 1943 — aux années de disgrâce— la fin du pontificat. Avant

1943, le communisme n'a pas la même aura ni le même poids historique ; à

partir de 1957 il n'a plus la même légitimité. Avant 1943, le mouvement mis-

sionnaire n'existe pas ; dès 1957 ce qu'il en reste perd son autonomie avec la

création du Secrétariat national de la Mission ouvrière, que la hiérarchie destine

à coordonner et à contrôler les énergies.Si l'on veut bien accepter ce cadre chronologique, il faut encore distinguer,

à l'intérieur, deux phases tout à fait différentes. La première, de 1943 à 1949,

est celle des chrétiens progressistes. Après les rencontres inédites et fortes de la

Résistance ou de la déportation, on les trouve, à la Libération, dans l'aile gauchede Témoignage chrétien. Ils s'y découvrent minoritaires lors du conflit qui oppose,à la fin 1945, le père Chaillet, directeur de l'hebdomadaire, à André Mandouze,son rédacteur en chef, à propos de la publication du livre du père Fessard, France,

prends garde de perdre ta Liberté, qui dénonce vigoureusement l'athéisme et le

totalitarisme du système communiste, ce qui entraîne le départ de Mandouze (32).

Exclus de Témoignage chrétien, ils peuvent encore s'exprimer dans Temps pré-

sent, qui balance entre l'héritage du catholicisme social et les virtualités du gaul-lisme tout en se refusant à l'anticommunisme, et qui mourra de ses contradic-

tions en mai 1947 (33). Quelques mois plus tard, ils fondent leur propre organi-

sation, l'Union des chrétiens progressistes, qui s'affirme difficilement dans un cli-

mat de guerre froide qui justifie son existence mais qui la rend problématique (34).1949 marque la fin de cette première période. Dès le mois de février, un

communiqué du cardinal Suhard met en garde les fidèles contre la « collabora-

tion étroite et habituelle » avec les communistes que prônent les chrétiens pro-

gressistes (35). Le cardinal Liénart s'exprime dans le même sens quelques semai-

nes plus tard (36), mais les choses vont plus loin en juillet avec la publicationd'un décret du Saint-Office dont l'importance est telle qu'il faut en rappeler ici

le texte intégral :

(30)A.-Z.SERRAND,« Jeunesse d'hier et d'aujourd'hui», Signesdu temps, décembre1960, p. 20.(31)L'expressionest du père Congar, à propos des multiplesinitiativesapostoliquesqui ont vu le

jourcetteannée-là,dans Le Monde, 3 octobre 1968, cité par M.-D.ÉPAGNEUL,Semaillesen terre de

France,1943-1949,Paris, ÉditionsS.O.S., 1976, p. 25.(32)VoirJ.-P. GAULT,Histoired'une fidélité.«Témoignagechrétien», 1944-1956,Paris, Éditions

Témoignagechrétien,s.d. (1962),p. 295 sq ; R. BÉDARIDA,PierreChaillet,témoinde la résistancespi-rituelle,Paris,Fayard, 1988, p. 259 sqq.

(33)Voir M. NEYME,Un hebdomadairepolitique d'inspirationchrétienne: «Temps présent»,1937-1947,thèsede sciencepolitique,universitéLyonII, 1970; et Y. TRANVOUEZ,«Chrétiensde gaucheougauchecatholique? A proposde l'hebdomadaireTempsprésent (1937-1947)», in Histoireet politi-que.Mélangesoffertsà Edmond Monange,Brest, Associationdes Amisdu Doyen Monange,1994,P 339-351.

(34)VoirJ.-P. ROUXEL,Les chrétiensprogressistes,de la Résistanceau Mouvementde la paix, thèsede3ecycled'histoire,universitéRennesII, 1976.

(35)Semainereligieusede Paris, 5 février1949.(36)Semainereligieusede Lille,20 mars 1949.

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Y.TRANVOUEZ

On a posé à cette Suprême Congrégation les questions suivantes :

1) Est-ilpermis de s'inscrire comme membre à un parti communiste ou de le favo-riser en quelque manière ?

2) Est-ilpermis de publier, répandre ou de lire des livres,revues, journaux ou feuillesvolantes, qui soutiennent la doctrine ou l'action des communistes, ou d'y écrire?3) Peut-on admettre aux Sacrements les fidèles qui, sciemment et librement,posentles actes envisagés dont parlent les numéros 1 et 2 ?

4) Les fidèles qui professent la doctrine matérialiste et antichrétienne des commu-nistes et surtout ceux qui la défendent ou la propagent encourent-ils de pleindroit,comme apostats de la foi catholique, l'excommunication spécialement réservéeau

Saint-Siège ?Les EEmes et RRmes Pères, proposés à la sauvegarde de la foi et des moeurs,aprèsavoir recueillil'avisdes RR. Consulteurs,ont, dans la séance plénièredu mardi28juin1949, décrété qu'il fallait répondre :

1) Négativement, car le communisme est matérialiste et antichrétien : bien que leschefs communistes (les dirigeants) déclarent parfois en paroles qu'ils n'attaquentpasla religion, ils se montrent, en fait, sort par leur doctrine, soit par leurs actes, hosti-les à Dieu, à la vraie religion et à l'Église du Christ.

2) Négativement, car tous ces écrits sont condamnés de plein droit (cf. le can. 1399du Code du Droit canonique).3) Négativement, conformément aux principesordinairessur le refus des Sacrementsaux fidèles qui ne sont pas dans les dispositions voulues.

4) Affirmativement.Et le jeudi suivant, 30 des mêmes mois et année, S.S. Pie XII, Pape par la Provi-dence divine, dans l'audience ordinaire accordée à S. Exe. Rme l'Assesseurdu Saint-

Office, a approuvé la décision des ÉminentissimesPères qui lui a été soumise,etordonné qu'elle fût promulguée dans l'organe officieldes Actes du Siège apostoliqueDonné à Rome, le 1erjuillet 1949.Pierre Vigorita, notaire de la Suprême Congrégation du Saint-Office(37).

Comme on le voit, ce décret ne condamnait personne. Mais il permettaitde condamner n'importe qui semblerait tomber sous les chefs d'accusation qu'il

énonçait. Tout dépendrait donc de son interprétation et de son application. A

cet égard, tout en restant ferme sur les principes, le commentaire des cardinaux

français fera preuve d'une relative mansuétude envers les personnes et cherchera

surtout à désamorcer les effets fâcheux du texte romain dans les milieux ouvriers

où s'exerçaient les efforts du mouvement missionnaire (38). Ainsi amortie par des

considérations apostoliques, la décision romaine n'entraînera en France, dans

l'immédiat, que quelques sanctions individuelles. Peu à peu, elle perdra de son

effet dans les esprits. Au prix d'exégèses minimalistes, elle demeurera comme une

menace aux retombées incertaines. En 1953, le directeur de La Quinzaine rassu-

rera ainsi un lecteur s'inquiétant de savoir si l'adhésion d'un catholique au Parti

(37),Documentationcatholique,t. XLVI,n° 1048, 31juillet1949, c. 961-962.VoirE.FouiLLOiA«Les Églisesen face du communisme»,in : 2 000ans de christianisme,Paris,S.H.C., 1976.t IX,

p. 46-53.(38) «Lettredes cardinauxfrançaissur le décretdu Saint-Office», La Croix,15septembre1949

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Page 68: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDUPROGRESSISMECHRÉTIEN

communiste entraînait son excommunication : « Le décret du Saint-Office avait une

double portée : une portée doctrinale — il constituait une condamnation du com-

munismeathée négateur de toute transcendance — et une portée pastorale — il laissait

à la décision des évêques de chaque pays le soin d'appliquer ce décret en fonction

de la situation locale. Et il est bien certain que cette application n'a pas été la même

en Italie, par exemple, où elle a été très stricte, et en France où elle l'a été beaucoupmoins. En tout cas, il est bien certain qu'on ne peut parler d'une excommunication

automatique, comme certains, semble-t-il, l'ont prétendu auprès de vous » (39). Sur

le moment, cependant, le décret du Saint-Office fait figure de coup d'arrêt, et il scelle

enfait, à terme, le destin des chrétiens progressistes, quelle que soit la survie de leurs

organisations, éphémère à l'Ouest, plus durable dans les pays de l'Est.

La deuxième phase qui s'ouvre alors en France tient autant au développe-ment inattendu du mouvement missionnaire et à sa politisation croissante à tra-

vers le Mouvement de la paix (40) qu'au recentrage ecclésial d'une partie des chré-

tiens progressistes. De 1950 à 1957, c'est ainsi vraiment le temps du progres-sisme chrétien : la question progressiste, close en théorie par le décret du Saint-

Office,y est constamment rouverte par des pratiques apostoliques de plus en plusradicales mais couvertes par la hiérarchie, du moins jusqu'en 1954. Histoire com-

pliquée, où l'on distingue habituellement trois courants : le progressisme poéti-

que, celui de l'U.C.P., dont le relais est pris par La Quinzaine, puis Le Bulletin ;le progressisme théologique, surtout représenté par Jeunesse de (Église (41). mais

aussi par le Centre de Liaison et de Recherche qui en poursuit la réflexion aprèset malgré la condamnation de 1953 ; enfin le progressisme apostolique, quis'incarne dans l'expérience des prêtres-ouvriers jusqu'à son arrêt, imposé en 1954

par Rome (42), mais aussi dans certaines équipes missionnaires laïques liées à

la Mission de France ou à la Mission de Paris (43).Cette classification est commode ; elle n'est pas vraiment satisfaisante. Elle

figedes frontières dont on a déjà dit l'imprécision et la plasticité, et des élément;,

importants lui échappent parce qu'ils ne se laissent pas enfermer dans ses caté-

gories. Où placer les militants du Mouvement Populaire des Familles qui se lan-

cent dans l'aventure du Mouvement de Libération du Peuple en 1950. selon urne

logique en quelque sorte inverse à celle qui inspire au même moment l'aile droitede l'U.C.P. (44) ? Que faire des électrons libres, rebelles à toute fixation oastJMm-

(39)JacquesChatagnerà AndréBlauwart,16juin 1953, archivesde La(40)VoirJ.-O. BOUDON,Les chrétienset le Mouvementde la paixen France Tnai'fee

d'histoire,universitéParisIV, 1985.(41)VoirW. BAUDRILLART,Contributionà une réflexionsur le progressismecatholique jeunesse

del'Église» (1936-1953),D.E.S., Facultéde Droitet de Scienceséconomiquesde Fans(42)VoirO.-L. COLE-ARNAL,Prêtresen bleude chauffe.Histoiredes prètres-ouvriers

Paris,ÉditionsOuvrières,1992.(43)Voirl'exempled'Ivryétudiépar E. FOUILLOUX.«Deschrétiensà Ivry-sur-Seine

in: A.FOURCAUT(dir.),Banlieuerouge, 1920-1960,Paris,ÉditionsAutrement.1992. p IbO-iS](44)VoirJ.-M.DONEGANI,Mouvementpopulairedesfamilleset Mouoementde hhêmtand'j peupk

(1942-1957).De l'Actioncatholiqueau combatpolitique,mémoire,I.E.P Paris,1972; et aussila sinedesCahiersdu Groupementpour la recherchesur les mouvementsfamiliaux,Villeneuve-d'Ascqà\numérospubliésentre 1983et 1996.

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Page 69: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Y. TRANVOUEZ

tionnelle, comme l'abbé Boulier, « libre prêtre de gauche » (45), ou le père Des-

roches, éternel « passeur de frontières » (46) ? De quelle catégorie relèvent les« chrétiens du XIIIe » qui s'organisent en 1950 dans un arrondissement parisienà forte ébullition politique et religieuse (47) ? A quel courant rattacher les théolo-

giens dominicains amalgamés par les sanctions qui les atteignent en 1954 alors

que leurs travaux sont bien différents (48) ? Et ne faudrait-il pas ajouter à tout

cela un progressisme invisible, celui des militants chrétiens qui ont choisi d'adhé-

rer au Parti communiste ou à la C.G.T., éventuellement sans état d'âme, en tout

cas sans en faire état ?

La Quinzaine, carrefour du progressisme chrétien

Ordonner le progressisme chrétien : une gageure. Il n'est pas rare que les

mots y changent de sens et les acteurs de place. Peut-on au moins le circons-

crire ? Là encore, on est au rouet, malgré quelques repères. Globalement, le pro-

gressisme chrétien se situe au-delà du catholicisme social, de la démocratie chré-

tienne et de l'Action catholique, mais il a ses franges et ses marges, ses passantsinvolontaires et ses compagnons précaires. Esprit n'en est pas, mais Mounier n'yest pas insensible à la fin de sa vie, et Jean Lacroix comme Henri Bartoli en

sont plus ou moins partie prenante, parfois à leur corps défendant (49). La Paroisse

universitaire ne s'y intègre guère, mais son aumônier général, le père Dabosville,

la fréquente avec les précautions que lui imposent ses fonctions (50). L'équiped'Économie et Humanisme est demeurée fidèle à l'esprit du catholicisme social,

mais en se séparant du père Desroches (51). N'oublions pas les voisinages, plusou moins difficiles : avec Témoignage chrétien, à gauche mais résolument anti-

communiste ; avec d'autres chrétiens, moins connus, qui militent pour une gau-

che laïque non communiste, que ce soit à travers le groupe Reconstruction de

la C.F.T.C, dans la Jeune République ou sein de la S.F.I.O. (52).

(45) Voir E. POULAT,Poussièresde raison, Paris, Cerf, 1988, p. 149-151.

(46) Voir, sous son pseudonymede J. ORIAN,«Le passeur de frontières», Idées et Forces,n° 1,novembre-décembre1948,p. 1—3,repriset commentédansH. DESROCHE,Les religionsde contrebande,

Paris, Marne, 1974, p. 7-17.

(47) VoirY. TRANVOUEZ,«Missionet progressisme.Les chrétiensdu XIIIearrondissementde Paris

(1944-1954)», Le Supplément,n° 173, juin 1990, p. 67-89.

(48) VoirF. LEPRIEUR,Quand Rome condamne.Dominicainset prêtres-ouvriers,Paris,Cerf,1989

(49) VoirM. WlNOCK,«Esprit». Des intellectuelsdans la cité, 1930-1950,2eéd., Paris,Seuil.1996

(favorable); T. JUDT,Un passé imparfait.Les intellectuelsen France, 1944-1956,Paris,Fayard,1992

(critique).(50) Voir P. DABOSVILLE,Foi et culturedans l'Églised'aujourd'hui,Paris, Fayard-Marne,1979

(51) VoirD. PELLETIER,«Économieet Humanisme». De l'utopiecommunautaireau combatpourle

tiers monde, 1941-1966,Paris, Cerf, 1996.

(52) Cf. E. POULAT,UneÉglise...,op. cit., p. 76 ; P. VlGNAUX,De la C.F.T.C.à la C.FD.T . syndi-calismeet socialisme.«Reconstruction» (1946-1912),Paris, ÉditionsOuvrières,1980; H HAMON.

P. ROTMAN,La deuxièmegauche.Histoireintellectuelleet politiquede la C.FD.T., Paris,Ramsay,1982,

J.-F. KESLER,De la gauchedissidenteau nouveauParti socialiste.Les minoritésqui ont rénouéle">>'

Toulouse,Privât, 1990.

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDUPROGRESSISMECHRETIEN

On rêve d'une coupe géologique à travers ce terrain tourmenté : précisé-

ment, La Quinzaine s'y prête, bien plus qu'on ne l'imagine a priori. Son origina-lité tient en effet à la position centrale qu'elle occupe dans l'histoire du progres-sisme chrétien. Sans doute, aucun de ceux que le père Fessard considère, à tort

ou à raison, comme les théoriciens du progressisme chrétien n'a participé dura-

blement à la rédaction de La Quinzaine. Pressenti pour la diriger, André Man-

douze a préféré rester en Algérie, où il mène un combat essentiellement antico-

lonialiste. Même s'il lui en donne quelques échos, il n'y collabore qu'occasionnel-lement. Le père Desroches a joué un rôle décisif dans la fondation du journal,mais il n'en aura été qu'un collaborateur éphémère, interdit de rédaction par son

provincial, comme tous ses confrères dominicains, et bientôt conduit à renoncer

à la vie religieuse comme à l'activité militante. Le père Montuclard, sollicité à l'occa-

sion, n'a jamais été véritablement associé à une entreprise trop proche de l'actualité

politique pour correspondre à ses préoccupations.Et pourtant, dans cette histoire, La Quinzaine est la seule à être condam-

née publiquement par le Saint-Siège, ce qui n'est pas sans signification quandon sait la prudence pontificale en cette matière. Au cardinal Gerlier qui lui repré-sentait en 1950 les fâcheux effets pastoraux d'éventuelles condamnations romai-

nes qui, « si elles arrêtent les initiatives téméraires ou dangereuses, n'apportent

cependant aucune lumière positive aux esprits », Pie XII répondait en souriant :«Combien de condamnations m'avez-vous vu porter ? » (53). On objectera peut-être que l'U.C.P. s'est dissoute d'elle-même, que dans le cas de Jeunesse de

l'Eglise l'épiscopat français a pris les devants, et que pour les prêtres-ouvriers il

n'a fait qu'exécuter les ordres du pape. Il n'en reste pas moins que, en ce quiconcerne La Quinzaine, Rome a jugé bon d'intervenir directement, sans même

en avertir le cardinal Feltin, chargé pourtant par ses confrères de l'A.C.A. des

relations avec l'équipe de rédaction.

Même si les archives romaines, et, par voie de conséquence, une bonne

partie des archives françaises, demeurent actuellement inaccessibles, les documentsdont on dispose permettent d'avancer deux hypothèses pour rendre compte de

cette rigueur spécifique. La première tient à la nature même de La Quinzaine,

qui s'est voulue « une liaison entre des militants de base et des expériences de

base », « un instrument d'expression et d'échanges [...] assez large pour débor-

der l'optique nécessaire à des organisations particulières, assez tranchant pour ne

pas s'émousser dans l'épaisseur d'un grand public aux inerties bien intention-

nées » (54). On peut s'interroger sur la permanence de la référence à la base,mais le carrefour est incontestable et durable. On ne comprend rien à La Quin-zaine tant qu'on veut la réduire à l'unité et en faire un simple prolongement de

l'U.C.P. La Quinzaine est une addition, du début à la fin. Son équipe de rédac-tion est dès l'origine le reflet de la diversité des courants qui participent du pro-gressisme chrétien, et ceux que leurs divisions ou l'adversité contraignent à dis-

(53)Rapportde Wladimird'Ormesson,ambassadeurde Franceprèsle Saint-Siège,9 mai1950,archi-vesdu ministèredes Affairesétrangères,Europe-Saint-Siège,1944-1955,dossier38.

(54)«Ambitionou naïveté...», La Quinzaine,n° 1, 15novembre1950 (éditorial).

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Y. TRANVOUEZ

paraître y trouvent refuge pour peu qu'ils n'aient pas renoncé à rester dans l'Église.En ce sens, on peut dire que La Quinzaine continue, même si c'est de manière

atténuée, la tâche de l'U.C.P. dès 1951, celle de Jeunesse de l'Église après 1953,celle des prêtres-ouvriers à partir de mars 1954. On conçoit que cette conver-

gence ait pu être perçue à Rome comme l'indice d'une fâcheuse synergie résistante.

On le conçoit d'autant mieux si l'on remarque que La Quinzaine n'est pasun petit cercle intellectuel ou un groupuscule militant, mais un journal à diffusion

modeste, sans doute, mais nullement insignifiante. Avec ses quelque six mille abon-

nés, elle exerce une influence qu'il faudrait analyser en détail mais qui ne fait

pas de doute. Plus modérée que d'autres, elle a objectivement plus d'audience.

Moins cohérente et moins théorique, elle donne moins prise à la critique. Elle

n'y échappe pas pour autant, ni à ses effets : La Quinzaine est également un

lieu que l'on quitte, dès lors que la suspicion naît et à mesure qu'elle grandit.D'octobre 1952 —

premier avertissement hiérarchique— à février 1955 — con-

damnation par le Saint-Office — son histoire est ainsi un révélateur des tensions

qui traversent le progressisme chrétien et de l'évolution rapide de sa configuration.

Ces réflexions sur la problématique du progressisme chrétien sont évidem-

ment bien loin d'épuiser la question. Elles voudraient seulement convaincre de

l'importance d'un phénomène qui doit s'imposer à l'attention des historiens de

la mission, en particulier de ceux qui s'attachent à reconstituer la généalogie de

la théologie de la libération, à défaut d'intéresser les historiens du progressisme

politique (55). Au-delà, une étude approfondie s'imposerait pour éclairer divers

problèmes qui n'ont pas jusqu'à présent trouvé de réponses satisfaisantes. Le pro-

gressisme chrétien est-il un phénomène catholique ? Dans sa dimension polémi-

que sans doute, mais quelle est la part des protestants au sein de ses organisa-tions ? Plus largement, quelle en est la base sociale ? Est-ce « essentiellement le

fait d'une élite intellectuelle » (56), ou bien y a-t-il une assise populaire, et notam-

ment ouvrière ? Les militants d'Action catholique, en particulier ceux de l'A.C.O.,

y sont-ils sensibles ou au contraire absolument hostiles ? Dans quelle proportion

et à quel niveau d'influence le clergé est-il touché ? Est-ce vraiment, à la tête,

une affaire dominicaine, comme on l'a parfois prétendu (57), et, si on tient vrai-

ment à cette étiquette, ne faut-il pas la coller aussi bien sur le marteau que sur

l'enclume, sur Gagnebet ou Philippe autant que sur Desroches ou Montuclard ?

(55) Il est symptomatiqueque F. FURETn'examine,et encorebrièvement,que le cas d'Esprit- quilconsidèrecommela revue des intellectuelscatholiquesde gauche—dansLe passéd'une illusionEssai

sur l'idée communisteau XX'siècle,Paris, RobertLaffont/Calmann-Lévy,1995.

(56) J.-M. AllBERT,«Progressismechrétien», in : Catholicisme,Paris, Letouzeyet Ané, 1988.

c. 1240.(57) Notammentun observateuritalien,EnricoFermi,dans Communità,en décembre1959.«Voila

qui va fairebondirun certainnombrede mes frères, même français», commenterale père Serrand

(«Expériencesapostoliques», Signesdu temps, février1961, p. 28).

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MISSIONET COMMUNISME: LA QUESTIONDUPROGRESSISMECHRETIEN

Quelles sont les racines de ce mouvement ? Faut-il les chercher dans Terre nou-

velle ou dans Sept, dans l'idée d'un marxisme catholique ou dans l'idéal d'une

nouvelle chrétienté (58) ? Y a-t-il même des précédents ? N'est-ce pas plutôt un

effet typique de « la génération de la guerre froide », comme l'a suggéré Michel

Winock (59) ? Et enfin, quelles sont exactement ses contradictions internes ? Peut-

on les penser en opposant deux pôles, « empirique » et « mystique », comme le

faisait en 1951 un bon observateur qui était aussi l'un des meilleurs théoriciens

de la démocratie chrétienne (60) ? Mais ne faut-il pas croiser cette ligne de par-

tage avec d'autres, et lesquelles ?

(58)Mêmesi ce qui rapprocheces deuxpublicationsest, d'un certainpointde VB, plus forrquecequiles divise,ne serait-ceque parce que les problèmesqu'ilsaffrontentsont les mêmes voirlejlash-backd'A.ROUSSEAU,«A proposd'une"crise"du progressismechei lescatholiquesde France Pré-cisionset hypothèses», Concilium,n° 161, 1981, p. 111-118

(59)M. WiNOCK,«Les générationsintellectuelles». Vingtièmesiècle.avn!-|uin1989 p 1735 surla Quinzaine,voirp. 31-32)

(60)«Tantôt,avecl'abbéBoulier», écrivaitainsiEtienneBorne,i le progressisteraisonneraen empi-riquequiconstateou imagineconstaterle pacifismede FU.R.S.S.et en tireraSaconséquenced'uneunitéd'actionavecle Particommuniste,maisprovisoireet limitée[ 1Tantôtte progressisteseralémablementmarxistequantau temporelet à l'histoirevisibletout en essayantd'accordertantbienque nidavecle matérialismehistoriquedes valeursspirituelles,rejetéesdans la plusabrupteet la plus lointainetranscendance» (E.BORNE,«Volontécommunisteet velléitésprogressistes», Terrehumaine juin1L'51,P.76).

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Page 73: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

La ritualisation du quotidien. 2/1996

Claude Rivière

Rites d'interaction

Dominique Picard

Pierre Bouvier

Claude Javeau

Scènes domestiques

Jean Paul Filiod

Jean-Claude Kaufmann

Valérie Feschet

Patrick Baudry

Des quotidiens particuliers

Caroline Moricot

Bruno Lefebvre

Note de recherche

Pierre Bertrand

Note critique

Denis Laborde

Pour une théorie du quotidien ritualisé

Les « rituels d'accès » dans le savoir-vivre

Citoyenneté et exclusion

Parler pour ne rien dire. « Ça va ? Ça va ! »

« Ça me lave la tête ». Purificationet ressourcements dans l'univers domestique

Portes, verrous et clés : être chez-soi

« Petites manies » ou rituels domestiques ?

Le rangement des papiers de famille en Provence alpine

Le spectacle de la pornographie

Collectif et automatisation dans le cockpit.Les pilotes de ligne au quotidien

La ritualisation des comportements routiers

Graver la naissance au XVIIe siècle

« Le mystère des doigts bulgares »

Rédaction: MuséenationaldesArtset Traditionspopulaires6, av.duMahatma-Gandhi- 75116Paris- Tel.: (1)44.17.60.84

Abonnements(4numérospar an) :ArmandColinEditeurBoîtepostale22- 41354VineuilCedex

Venteau numéro: par l'intermédiairede votrelibrairehabituelou au comptoir-librairieduMuséenationaldesArtset Traditionspopulaires.

Prixde l'abonnementpour 1996(lesabonnementspartentdupremierfasciculede Tannéesencours):Institutions: 640F (France)Particuliers: 489F (France)

Prixau numéro: 120F

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Page 74: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Sabine ROUSSEAU

n 1964, les rédacteurs de Frères du Monde, des Franciscains bordelais

entourés de quelques laïcs, consacrent un numéro entier de cette revue

catholique au Vietnam (1). Un des premiers articles, signé Georges Chaf-

fard, s'intitule : « Le Vietnam est-il engagé dans une nouvelle guerre de trente

ans? ». Ce titre est à la fois « prophétique » et clairvoyant : prophétique car le

Vietnamconnut, en effet, la guerre jusqu'en 1975 avec le cortège d'atrocités quel'on sait, et clairvoyant car, en 1964, beaucoup d'Occidentaux ignorent encore

les tensions qui existent au Sud-Vietnam entre le gouvernement de Saigon et le

Front National de Libération créé en 1960, à la suite de la non-application des

Accords de Genève de 1954. Ils ignorent aussi la réalité d'un engagement mili-

taireaméricain encore discret. Parmi eux, de nombreux catholiques se sont long-

tempsfélicités de la stabilité du gouvernement sud-vietnamien de Ngô Dinh Diem,au sein duquel les catholiques avaient une place prépondérante (2). L'élimina-

tion de Diem en novembre 1963, avec l'assentiment des Américains, rompt cet

équilibre et ravive les interrogations.Les rédacteurs de Frères du Monde font figure de précurseurs en ce début

1964. En effet, il faut attendre les premiers bombardements massifs de l'aviation

américainesur le Nord-Vietnam, en février 1965, six mois après l'incident du Mad-dox dans le golfe du Tonkin, pour que l'opinion publique se penche sur le sortdu Vietnam. Les rédacteurs de Frères du Monde étaient-ils particulièrement pré-disposés à s'intéresser au Vietnam ? A l'origine, dans les années 1950, Frères

Professeurd'histoireau collègedu Parcà Saint-Ouen-1'Aumône.

(1)N°28, 1964.(2)Lapopulationcatholiqueau Sud-Vietnamreprésentealorsenviron10 % de la populationcontre

5,5%au Nord-Vietnamdepuisl'exodede 600000à 900000catholiquesduNordversle Suden 1954.

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996,© LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

71

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S. ROUSSEAU

du Monde était un bulletin de liaison destiné aux donateurs qui finançaient les

missions, par l'intermédiaire de la Procure des Missions de la Province francis-

caine d'Aquitaine (3). En 1956, la revue Missions franciscaines remplace le bulle-

tin puis prend son titre définitif en 1959 : Frères du Monde ; c'est alors une revue

bimestrielle dont le siège est à Bordeaux. Elle est tirée à 6 000 exemplaires et

diffusée pour moitié par abonnement. Elle est rédigée par des religieux mais s'ouvre

peu à peu aux laïcs. En 1964, elle est dirigée par les pères Hervé Chaigne et

Olivier Maillard. Les religieux gravitant autour de la revue étaient à l'origine des-

tinés à la mission et se préparaient notamment à la Mission de Chine (4). Il n'est

pas étonnant, dans ces conditions, que le Vietnam, ancienne colonie française,terre de mission, voisine de la Chine en Extrême-Orient, intéresse les Francis-

cains bordelais.

Le titre de la livraison de Frères du Monde, « Vietnam, politique et religion»,révèle en lui-même l'essentiel des préoccupations des rédacteurs et nous amène

au coeur de nos interrogations. Comment parlent-ils du Vietnam et de la guerre

qui y fait rage entre 1965 et 1973, des premiers bombardements américains au

Nord du 17e parallèle au retrait des « boys », consécutif aux Accords de Paris du

mois de janvier 1973 ? Comment, au-delà du discours, se représentent-ils la guenedu Vietnam ? A l'aide de quel outillage mental ? Le titre de ce numéro « fonda-

teur » sur le Vietnam suggère une oscillation, une « tension » (5) entre la sphèredu religieux et celle du politique. Au travers des prises de positions et des analy-ses sur le Vietnam en guerre dans la revue franciscaine, ce sont ce rapport du

politique au religieux, son expression, son fonctionnement, son évolution, qui nous

intéressent ici. Pour envisager cette question centrale, il faut établir une chrono-

logie fine des engagements de Frères du Monde face à la guerre du Vietnam.

Le rythme de ces engagements présente une double caractéristique : la précocité

et l'alternance de périodes de prises de positions véhémentes et de silence pres-

que complet. Pour en saisir la particularité, il est aussi nécessaire de comparer

la prise de parole de Frères du Monde sur la question vietnamienne avec d'autres

expressions sur le sujet, émanant tant de foyers d'opinion chrétienne que de mou-

vements de militants non chrétiens.

(3) BulletinintituléLes Amisde la Franced'outre-mer.Pour l'historiquede la revue,C.M0RB0IS,

Frèresdu Monde.Recherchesur l'itinéraired'unerevuechrétiennecontemporaine,Lyon,collectiondu

Centred'histoiredu catholicisme,1973, 91 p.(4) R. DOMERGUE,«Foi et révolution,l'itinérairede Frèresdu Monde», Esprit,septembre1978.

p. 70-87.

(5) Au sens positifdu terme,tel que PaulRicceurl'utilisedans sa préfaceà l'ouvragede R CREs

PIN,Desprotestantsengagés.Le christianismesocial1945-1970,Paris,LesBergerset lesMages,1993.

p. 8.

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Page 76: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

FRERESDUMONDEET LA GUERREDU VIETNAM

Un engagement précoce et radical

Il est frappant de constater la rapidité avec laquelle Frères du Monde réagit

aux premiers bombardements américains : les premières prises de position datent

de février-mars 1965 : elles font écho à l'opération « Rolling Thunder » déclen-

chée par les États-Unis contre le Nord-Vietnam et au débarquement des premiers

G.I.'s, à Danang, le 8 mars 1965 (6). Elles s'expriment par la voix d'Hervé Chai-

gne (7) et surtout, elles font l'objet d'une déclaration collective de la rédaction :

un « Appel pour le Vietnam » situe d'emblée les responsabilités de la guerre du

côté américain (8). Cette capacité à réagir de manière si prompte, si solennelle

et si radicale, unique dans les milieux du militantisme chrétien, étonne. Elle s'expli-

que cependant par une double sensibilisation des rédacteurs de Frères du Monde,au devenir du tiers monde — le tiers-mondisme est un élément constitutif du

groupe (9) — d'une part, à la nécessité de défendre la paix dans le monde d'autre

part (10). Les liens de quelques-uns des rédacteurs avec le Mouvement de la Paix

contribuent aussi à expliquer la précocité de l'engagement. Frères du Monde ne

cache pas sa préférence, au sein de l'ensemble des associations spécialisées sur

les questions de guerre et de paix, pour ce mouvement créé en 1949 dans la

mouvance du Parti communiste (11). Hervé Chaigne, rédacteur en chef de Frè-

res du Monde, et Lucien Pélissier, secrétaire de rédaction, signent tous deux l'appeldu Bureau National du Mouvement de la Paix daté du 22 février 1965 (12). Du

10 au 15 juillet suivant, Hervé Chaigne est délégué au congrès d'Helsinki, orga-nisé par le Conseil Mondial de la Paix qui prône la coexistence pacifique. Malgréson inclinaison pour la tendance chinoise, il publie, en même temps que la décla-

ration de la rédaction, la résolution d'Helsinki sur le Vietnam et l'approuve (13).

(6)La revueconsacreau total,entre 1965et 1972,une quarantained'articlesà la situationdu Viet-namet aux retombéesde la guerresur les sociétéscivileset religieusesen Asie,aux Etats-Uniset enFrance.Unebonnemoitiéest constituéed'articlesde fond; la publicationde documents,appels,inter-

views,comptesrendus d'actionset d'ouvragesfournitle reste.(7)H. CHAIGNE,«Le Vietnam,Christdes Nations», n° 33, 14février1965.(8)N° 35-36,1965.Cettedéclaration,quifut reproduiteparL'Unita(quotidiencommunisteitalien),

s'attiralesfoudresde Michelde Saint-PierredansMinute,valutà Frèresdu Mondedes lettresde dénon-ciationà Romeet, un peu plus tard, une lettredu cardinalOttaviani,pro-préfetde la Congrégationdela doctrinede la foi. Cf. J.-F.Six,Les 10ansqui ont suivile Concile,Paris,Le Seuil,1978,p. 40.

(9)RaymondDomergueconsidèreque la Conférencede Bandoengest un événementfondateurpourlegroupe,art. cit., p. 73.

(10)Frèresdu Mondeavaitfaitun accueilenthousiasteà Pacemin terrisdans le n° 23-24de 1963intitulé«Déclarerla Paix».

(11)Dansle n° 23-24de 1963, les pages 107 à 111 sont consacréesau Mouvementde la Paix,placéen tête, lespages112à 114à PaxChristi,115-116au Mouvementcontrel'ArmementAtomique(M.C.A.A.)et 117-118à la LigueNationalecontrela Forcede Frappe (L.N.C.F.F.).

(12)Combatpour la Paix, mars 1965, p. 12-13, texte de l'appelet listedes signataires.(13)Cf. le compterendu du congrèspar H. CHAIGNE,«La paixsous un climatfroid», n° 37, fin

1965.

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S. ROUSSEAU

Or Frères du Monde est bien isolé en 1965 dans son engagement et il fautattendre le printemps 1966 pour que s'éveille et s'exprime une conscience chré-

tienne face à la guerre du Vietnam. Pax Christi intègre le Vietnam parmi ses préoc-

cupations régulières à partir de février 1966, à la suite des déclarations de

Paul VI (14). La Lettre lui consacre à son tour un dossier en mars (15). Mais

ce sont Témoignage Chrétien et Christianisme Social qui se chargent en avril de

dessiller les yeux des catholiques et des protestants français en lançant une vaste

campagne de lettres au président Johnson (16).Ces différentes prises en considération d'une guerre qui s'installe et s'enlise

— c'est l'époque de « l'escalade » — convergent à la fin de l'année lors d'une

veillée de prière pour la paix, soutenue par une trentaine d'organisations chré-

tiennes, qui se tient à la Mutualité le 5 décembre. La manifestation est placéesous le signe du rassemblement le plus large possible de chrétiens venus d'hori-

zons différents, condition sine qua non pour que Pax Christi cautionne la soi-

rée : l'éventail est donc large, du catholicisme le plus conservateur au plus pro-

gressiste, puisqu'il va de L'Homme Nouveau et de la France Catholique à la Vie

Nouvelle et à La Lettre en passant par les mouvements d'Action catholique, les

publications de la Vie Catholique Illustrée, la Paroisse universitaire, l'Union des

Secrétariats sociaux et quelques mouvements protestants d'importance : Christia-

nisme social, la Cimade (17). Or Frères du Monde n'apparaît pas dans cette lon-

gue liste de participants. L'année 1966, pour la revue franciscaine, est une « année

creuse » : les articles sur le Vietnam y sont rares. Cela signifie-t-il que ses rédac-

teurs se désintéressent de son sort ? Il semble plutôt qu'ils ne tiennent pas à mêler

leur voix aux autres catholiques dans un concert consensuel contre la guerre au

Vietnam. Lorsqu'elle est légitimée, ayant reçu la caution d'instances religieuses

proches de la hiérarchie, la cause vietnamienne devient source d'un engagementconcurrencé. Dans un premier temps, le groupe adopte donc une attitude de

retrait, semble se détourner d'une cause banalisée, puis la production sur ce con-

flit reprend dans les colonnes de la revue, au début de 1967. Le ton est agacéet le sujet de prédilection, reflet d'une concurrence militante désormais établie,

concerne les prises de positions des chrétiens. Ce sont le plus souvent des atta-

ques virulentes contre la tiédeur et l'ambiguïté des déclarations émanant de la hié-

rarchie catholique et des organismes ou revues plus ou moins dépendants d'elle.

Même le pape n'est pas longtemps épargné par Frères du Monde, qui juge posi-

tivement, dans un premier temps, son message de Noël 1966 et y voit l'occasion

de désarmer les croisades et de confirmer ses propres engagements (18), mais

durcit ensuite le ton pour qualifier, in fine, les propos de Paul VI de « généraux,

(14)LeJournalde laPaixrendcomptedesdémarchesde PaulVI.Cf.aussiDocumentationcatholi-

que, 1966,176et 291-296.Cf.en annexelaprésentationdesprincipauxgroupesde militantschrétiensdont il est questiondans l'article.

(15)La Lettre,n° 91, p. 13-18.(16)TémoignageChrétien,21avril1966.Cf.S. ROUSSEAU,«Deschrétiensfrançaisfaceà laguerre

du Vietnam,1966», VingtièmeSiècle.Revued'Histoire,juillet-septembre1995,p. 176-189.

(17)TémoignageChrétiendu 1erdécembre1966publiela listedes organisations.(18)H. CHAIGNE,«Prendrepartipour le Vietnam», n° 43-44,1966,p. 147-150.

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FRERESDUMONDEET LA GUERREDUVIETNAM

plus ou moins diplomatiquement voilés, ambigus » (19). La revue attaque La Croix

et Pax Christi par la voix de Michel Biaise qui juge durement leur réaction aux

propos du cardinal Spellman (20) : « L'audace apparente de La Croix et de Pax

Christi est tout de même une audace bien facile et un peu tardive » (21). Pax

Christi est à nouveau visé à propos d'un texte de Mgr Gouyon (22) d'octobre

1967 (23) ; plusieurs reproches pleuvent : une pseudo-objectivité qui revient à

prendre parti pour les États-Unis, une tendance constante à se prononcer sur les

moyens utilisés pour ne pas avoir à examiner les causes, l'inefficacité du seul

recours à une prière-refuge, vecteur de bonne conscience. Le ton est encore plusvirulent à l'égard de Missi, périodique jésuite lyonnais, à qui Frères du Monde

prête les « plus larges appuis officiels dans l'Église » (24). Dénoncée pour ses

méthodes « politico-idéologiques », la revue Missi est accusée de « travestir les évé-

nements suivant l'unique critère d'un anticommunisme maladif » (25).Frères du Monde cherche donc à se démarquer des positions émanant de

l'institution. Toutes les occasions de le faire à travers des articles de la revue sem-

blent saisies en cette année 1967 et en ce début de 1968 (26). Le discours est

virulent, négatif à l'endroit des initiatives émanant de l'Église officielle ou de ses

rouages. Cependant, le retrait de l'action, observé en 1966, est difficilement tenable

face à la multiplication des sollicitations, dans un contexte de forte mobilisation,

y compris des chrétiens secoués par l'intervention du cardinal Spellman. Deux

initiatives importantes marquent l'année 1967 dans les milieux chrétiens. La pre-mière émane au printemps d'un dominicain, Philippe Roqueplo, et du pasteuret théologien Georges Casalis (27), qui cherchent à mobiliser les clercs françaisafin de s'adresser aux clercs américains à la suite de l'affaire Spellman. Aucun

des membres de Frères du Monde ne figure dans la liste des premiers signatairesde la lettre. Est-ce seulement une question de réseau ? Il se pourrait que les Fran-

ciscains bordelais n'aient pas été sollicités. Mais il n'est pas impossible non plus

qu'il s'agisse d'un refus délibéré de participer à une action visant à gagner des

appuis jusque dans la hiérarchie et se situant résolument au coeur de l'Église de

(19)J.-P. BARUE,«A Rome,pour le Vietnam: un cri dans le désert? », n° 46-47, 1967,p. 226.(20)Le cardinalSpellman,archevêquede NewYork,vicaireaux armées,avaitparléde défensede

lacivilisationdans son discoursde Noël 1966aux soldatsaméricainsà Saigon.(21)M. BLAISE,«Quelleobéissance? », n° 43-44, 1966,p. 152.(22)MgrGouyon,archevêquede Rennes,est alorsprésidentde la sectionfrançaisede PaxChristi.(23)M. BLAISE,«Vietnam,il faut choisirson camp», n° 49-50, 1967,p. 188-193à proposd'un

articleparu dans Le Journalde la Paix en octobre1967.

(24)B. DUCLOS,«Vietnam,véritéaméricainedans une revue catholique», n° 53, 1968, p. 116

(25)Ibid.,p. 121.(26)Depuis1966les relationsde Frèresdu Mondeavec les autoritésecclésiastiquessont difficiles:

lepèreHervéChaignea été écartéde la directionde la revueà la suitedu numérod'avril1966consa-créà la Pologne.L'existencemêmede la revue est précaire.

(27)PhilippeRoqueploest polytechniciende formation.Il vit à cetteépoque-làau couventdomini-cainSaint-Jacquesà Paris(13e).Spécialistedesproblèmesentrescienceet foi, ilfut conseillerscientifi-queà l'UnionCatholiquedes ScientifiquesFrançais,la branchescientifiquedu CentreCatholiquedesIntellectuelsFrançais(CCI.F.). GeorgesCasalis,pasteurde l'Égliseréforméede Franceet spécialistedeKarlBarth,est professeurde théologiepratiqueà la Facultéde théologieprotestantede Parisentre1961et 1982. Il est aussirédacteuren chef de Christianismesocialde 1965à 1971.

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S. ROUSSEAU

France (28). L'été 1967 voit naître une deuxième initiative. A la Semaine socialede Nantes (29), en juillet, un ensemble de 10 groupes ou revues (30) et de460 personnes tente de faire adopter une motion afin que la Semaine attire l'atten-

tion de l'opinion sur les hostilités au Vietnam et leurs conséquences. Olivier Mail-

lard et Michel Biaise engagent la revue. C'est, semble-t-il, la première fois queFrères du Monde mêle sa voix à celle d'autres groupes de militants chrétiens à

propos du Vietnam. Il est vrai que cette coalition de circonstance est assez homo-

gène, composée de groupes tous engagés politiquement à gauche et que l'adhé-

sion à cette action n'entraîne aucun compromis pour Frères du Monde. Le rejetde la motion par les responsables de la Semaine offre d'ailleurs un surcroît

d'intégrité.

Malgré cette convergence ponctuelle, c'est plutôt l'isolement, délibéré semble-

t-il, qui caractérise la posture du groupe bordelais face à la mobilisation crois-

sante des « militants d'origine chrétienne » (31), au cours des années 1966, 1967— l'année Vietnam par excellence —, et des premiers mois de 1968.

Le caractère solitaire de l'engagement de Frères du Monde va de pair avec

sa radicalité. Les analyses de la guerre qui figurent dans les articles sur le Viet-

nam situent la revue à « l'extrême gauche du Christ » (32). Dès la déclaration

collective de 1965, Frères du Monde place les responsabilités de la guerre dans

le camp américain : « Il y a d'un côté un agresseur, les Etats-Unis d'Amériqueet de l'autre un peuple qui n'en finit pas d'être opprimé, bombardé, décimé. [...]Il faut que les responsabilités soient clairement définies ; aujourd'hui, les fauteurs

de guerre, ce sont ceux qui font débarquer leurs "marines", bombardent des popu-lations innocentes, brûlent villes, villages et moissons et se préparent de sang-froid à faire la guerre atomique » (33). Par la suite, les Etats-Unis sont désignéscomme responsables de l'escalade de la violence (34). Au-delà de la simple dénon-

ciation d'un « crime caractérisé contre un peuple innocent » (35), Frères du Monde

propose d'emblée une analyse de la guerre qui emprunte la grille de lecture

marxiste-léniniste. Pour Hervé Chaigne, « la raison dernière de la "sale guerre"

(28) «Desprêtresde Frances'adressentaux prêtresde France», documentdiffusépour recueillirlessignatures,archivesPh. Roqueplo.On y litnotamment: «C'estpourquoinousnousadressonsaux

prêtres.Ilssontresponsables,avecleursévêques,de la parolede Dieu.Ilsdoiventdoncfaireconnaître

publiquementque cetteparolede Dieuse trouvegravementpervertiepar de telspropos,tenuspubli-quement,à la veillede Noël, par un des hauts dignitairesde l'Église.»

(29) La SemaineSocialeest une universitéitinérante,inauguréeà Lyonen 1904,quiréunit,chaqueété de 2 000 à 3 000participantsautourd'un thèmede réflexion.En 1967, elleportesur «Ledéve-

loppement,la justiceet la paix». A l'origineissuesdu catholicismesocial,les instancesdirigeantesdes

Semainesse sont rapprochéesdu courantpersonnaliste.(30) Ils'agitde Chroniquesocialede France,Croissancedes JeunesNations,TémoignageChrétien,

CercleJean XXIII,La Lettre,ChristianismeSocial,RevueNouvelle(Belgique),VieNouvelle,Etudeset Frèresdu Monde.Archivesde la C.S.F., Lyon, 1967, dossiern° 4.

(31)Titrede la revueEsprit,avril-mai1977.(32) J. DUQUESNE,À la gauchedu Christ,Paris,Grasset,1972et «L'extrêmegauchedu Christ»,

La Nef, juin-septembre,1972, p. 43-55.(33) «Pour le Vietnam», n° 35-36, 1965, p. 175.(34) O. MAILLARD,.<L'escaladede la honte», n° 45, 1967, p. 138-140.(35) H. CHAIGNE,«Témoignagepour le Vietnam», n° 38, 1965,p. 103-104.

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FRERESDU MONDEET LA GUERREDU VIETNAM

du Vietnam est l'impérialisme » (36). Celui-ci est décrit comme le résultat de la

volonté des États-Unis « d'assurer des positions privilégiées dans le tiers

monde » (37) et apparaît comme l'aboutissement d'un capitalisme engendrantnécessairement la guerre : « Nous disons non au capitalisme américain qui se nour-

rit de la guerre, s'installe dans la guerre et prolifère dans la guerre » (38). Issue

de la nature même du capitalisme, la guerre fait partie du « fonctionnement néces-

saire d'un système cohérent d'ensemble qui maintient dans la dépendance et

l'exploitation les classes pauvres à l'intérieur des économies nationales et les peu-

ples pauvres à l'intérieur de l'aire d'expansion coloniale du capitalisme » (39).La guerre du Vietnam est donc analysée comme un des rouages d'une lutte

de classes qui se joue à l'échelle mondiale. Frères du Monde soutient le peupledu Vietnam, symbole des peuples opprimés. Loin d'être conçue comme un idéal

désincarné, la paix n'est jamais dissociée du combat du peuple vietnamien ; Frè-

res du Monde précise toujours comment l'atteindre et, peu à peu, les moyens

d'y parvenir se dessinent avec de plus en plus de netteté. Dans la première décla-

ration, il n'était question que de « paix par la libération totale » (40) : le non-dit

est entier quant aux formes que pourrait revêtir cette libération. Quelques mois

plus tard, Hervé Chaigne évoque plus concrètement le combat : « C'est pour-

quoi nous ne nous contentons pas de pleurer ses morts mais nous allons jusqu'àestimer juste et nécessaire le combat qu'il mène [le Vietnam] pour la dignité et

la liberté. Nous ne disons pas ces mots qui ont un goût de poudre et de sang

pour appeler au combat et à la mort mais pour tenter de bâtir solidement la

paix » (41). Si Hervé Chaigne approuve le combat et utilise le terme, la contra-

diction est patente : le recours à la violence n'est pas assumé pleinement. II faut

attendre plusieurs mois encore pour que l'ambiguïté soit levée. En 1967, Olivier

Maillard refuse toute paix qui serait le fruit d'un compromis : « vouloir le com-

promis, c'est refuser de départager le droit de la violence, la justice de l'injustice,la vérité de l'erreur » (42). A la fin 1967, l'évolution est a son terme : « 11faut

comprendre que ce n'est pas seulement de paix que le Vietnam a besoin, mais

de vaincre et que l'espoir des pauvres passe par sa victoire » (43). C'est recon-

naître la nécessité de la violence. A la question : « le chrétien a-t-il le droit d'être

un révolutionnaire par la violence ? » (44), Hervé Chaigne répond par l'affirma-

tive et le dernier mot de son texte est « Révolution ». Ensuite, la paix par la vic-

toire devra permettre de parvenir à établir « la dignité », « la liberté », * la jus-

(36) Ibid., p. 103. L'auteurreprend la célèbreexpressionutiliséepar HubertBeuva-Mtkydans unéditoriald'Une semainedans le monde le 17 janvier1947, populariséeensuitepar le PCF Cepen-dant,la filiationentre les deux guerresest rarementévoquéedans les colonnesde Frèresdu M^niit*

(37) «Pour le Vietnam», art. cit., p. 175.

(38) Ibid.

(39) H. CHAIGNE,«Note conjointesur le devoir de révolution», n° 48, p 107

(40) «Appel pour le Vietnam», art. cit..

(41) «Témoignage...», art. cit., p. 104.(42) «L'escapade...», art. cit., p. 140.

(43) «Note conjointe...», art. cit., p. 104.

(44) m.

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S. ROUSSEAU

tice », « l'indépendance dans l'unité ». L'option socialiste est ainsi définie par cesvaleurs davantage que par un modèle, même si la voie chinoise séduit les rédac-teurs de Frères du Monde.

Au cours de ces trois années 1965-1967, la revue élabore un discours surla guerre du Vietnam qui est avant tout une analyse politique ; tout discours moralest banni : pas de descriptions des horreurs de la guerre susceptibles de provo-quer la pitié, pas de déclarations enflammées et pathétiques contre toute guerre.Ce discours de type révolutionnaire, construit dès avant 1968, perdure après lesévénements de mai dans les articles écrits en 1970-1971, alors que mai 68 aouvert une période de reflux général dans la lutte contre la guerre au Vietnam :les militants sont préoccupés par un front nettement plus proche. Le Vietnamdevient bientôt une cause secondaire, dont l'urgence disparaît avec^ l'ouverture,à Paris, le 10 mai 1968, de la Conférence préliminaire entre les États-Unis etle Nord-Vietnam.

A l'heure du tout politique,

le glissement vers l'extrême gauche

Il faut attendre plusieurs mois pour que le Vietnam revienne à la « Une »

militante (45). Là encore, Frères du Monde se distingue par un regain d'intérêt

précoce. Tandis qu'au cours des années 1969-1971 les organisations tradition-nellement engagées dans ce créneau se contentent d'un militantisme un peu rou-

tinier, qui atteint la vitesse de croisière de deux événements militants par an, un

au printemps, l'autre à l'automne, calquant ainsi le rythme des grandes manifes-tations américaines (46), Frères du Monde consacre à chaque livraison, dès les

premiers mois de 1970, un article approfondi à la situation politique et militaireen Indochine et à l'état des luttes aux États-Unis et en France. Cette régularitéest remarquable en l'absence d'urgence dans la situation militaire au Vietnam :

depuis l'élection de Nixon à la présidence des États-Unis en novembre 1968,l'heure est plutôt, au moins officiellement, au désengagement américain et à la

discussion. Frères du Monde est alors une des rares revues à se préoccuper du

(45) A l'exceptionde la mortd'Hô ChiMinhquiprovoquadansla pressemilitanteune séried'élo-

ges funèbres.On peut lirenotammentdansFrèresdu Monde: «Vietnamienparmiles Vietnamiens,hommeparmiles hommes,militantparmiles militants,au Vietnamcommepartoutdans le mondeoùse livrela durebataillede la libérationde la terre, l'OncleHô, aveccet optimismelucidequicaractérisela véritablegrandeurd'âme, a poursuivile combatmilitant», n° 61-62, p. 170.

(46)Ainsiles 14-15novembre1969, 10mai 1970,26 novembre1970,8-9 mai 1971,6 novembre1971, le plussouventà l'initiatived'un grouped'associationsparmilesquellesle Mouvementde laPaix

joue un rôle central.

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FRERESDU MONDEET LA GUERREDU VIETNAM

Vietnam avec autant d'insistance (47). La rédaction a chargé Frère Bertrand de

« couvrir » le conflit (48). Le parcours de ce religieux semble effectivement le dési-

gner pour cette tâche. Né en 1917, Bertrand Duclos a servi comme officier dans

la deuxième division d'Afrique du Nord en 1939-1940. Prisonnier en Prusse orien-

tale, évadé, blessé, il a participé à la campagne de Berlin avec les Soviétiques.

Après la guerre, il a fait son noviciat chez les Franciscains (1946), puis préparéune licence de théologie. De 1950 à 1968, il est aumônier des étudiants d'outre-

mer à Toulouse. Intéressé personnellement par les aspects militaires du conflit,concerné par les positions de l'Église au Sud-Vietnam, très sensible au destin des

peuples décolonisés ou en voie de décolonisation, il est en contact, depuis la guerre

française d'Indochine, avec des étudiants indochinois dont il est l'aumônier à Tou-

louse. Parmi eux, figurent alors des Vietnamiens nationalistes et marxistes quil'informent des différents aspects de la guerre.

C'est donc Bertrand Duclos qui signe la quasi-totalité des articles sur l'Indo-

chine entre 1970 et septembre 1971. Les articles de cette période révèlent, dans

l'ensemble, une vision manichéenne de la guerre. La plupart comportent des pas-

sages visant à dénoncer la politique d'agression des États-Unis, et tendent à prouver

que la politique de vietnamisation de l'Administration américaine n'est que « la

poursuite de l'agression sous une autre modalité » (49). Bertrand Duclos cherche

ainsi à mettre en évidence, dans l'actualité des faits, le décalage entre le discours

en faveur de la négociation et la réalité de la stratégie américaine. Il dénonce

l'utilisation des armes chimiques (50) et les risques d'emploi d'armes atomi-

ques (51). Il montre l'ampleur de la guerre, volontairement étendue par les Amé-

ricains à l'ensemble de la péninsule indochinoise (52). Enfin, ses articles tendent

à prouver que toute la politique américaine vise à faire échouer les négociations

par un refus systématique de toutes les propositions du Gouvernement Révolu-

tionnaire Provisoire (G.R.P.), créé au Sud-Vietnam par le Front National de Libé-

ration ( F.N.L.) en juin 1969. Bertrand Duclos s'en prend violemment dans tous

ses textes à Nixon, incarnation de la politique américaine dont la personnalité est

particulièrement maltraitée (53).A l'opposé, il apporte un soutien inconditionnel au G.R.P. La revue publie

régulièrement des interviews de ses représentants à la Conférence de Paris (54),

(47) Si on compareavec un bon indicateur,le nombred'articlesconsacrésau Vietnamdans Témoi-

gnageChrétienchaque année : 1965 : 21 ; 1966 : 50 ; 1967 : 55 ; 1968: 37 ; 1969 : 22 ; 1970:33 ; 1971 : 25 ; 1972 et janvier 1973: 42.

(48) Les renseignementsqui suiventnous ont été confiéspar BertrandDuclos.Correspondancejuin-juillet1994.

(49) B. DUCLOS,éditorialdu n° 63, 1970, p. 80.

(50) «Les armes les plus humainesqui soient...», n° 64, 9 mars 1970, p. 98-102.(51) «Le tueur de la MaisonBlanche», n° 70, 15 mars 1971, p. 103-108.(52) «La guerre oubliéedu Laos», nc 64, 8 mars 1970, p. 102-105et «Deux, troisVietnam»,

n° 65, 15mai 1970, p. 89-96.(53) «Vietnam...Nixon-Ia-guerre», n° 68, novembre1970,p. 70-75et «Le tueurde la MaisonBlan-

che», art. cit.

(54)Interviewde MmeNguyenThiBinh,chefde la délégation,le 23 décembre1969,n° 63, p. 81-83et de M.Ly Van Sau, porte-paroledu G.R.P., n° 75, 1972.

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FRERESDUMONDEET LA GUERREDUVIETNAM

et reprend à son compte les analyses et positions du G.R.P. dont les déclara-tions sont souvent publiées, afin de rétablir une vérité jugée bafouée, comme dansle cas du massacre de Song My (55) par exemple. La volonté de s'aligner surles positions politiques des Vietnamiens correspond à un des principes défendus

par les groupes d'obédience maoïste, les Comités Vietnam de Base (C.V.B.) etle Centre d'Information Vietnam (C.I.V.) en 1966-1968, puis le Mouvement Natio-nal de Soutien aux Peuples d'Indochine (M.N.S.P.I.) et le Centre d'Informationsur la Lutte Anti-impérialiste (C.I.L.A.) à partir de 1972.

Frères du Monde confirme également son adhésion aux thèses chinoises con-fortées par l'ébranlement du « tigre de papier » (56). La direction de la revue adéfinitivement basculé du côté des pro-chinois, ne cachant plus un antisoviétismevirulent et dénonçant « l'âme sale de la clique des renégats révisionnistes soviéti-

ques qui ont trahi les peuples indochinois » (57). La coexistence pacifique estdénoncée comme une trahison et B. Duclos, refusant d'imaginer que le voyagede Nixon à Pékin, en février 1972, puisse sonner le glas du soutien aux peuplesindochinois, renouvelle sa confiance envers le gouvernement de Mao Zédong etréaffirme qu'il n'y a pas de hiatus entre la politique du Nord-Vietnam et cellede la Chine, ni entre la Chine et le G.R.P. (58). Enfin, en écho à l'image néga-tive de Nixon et des États-Unis, il exalte le peuple indochinois. Le vocabulaire

employé reflète l'opposition des deux images. D'un côté, les « agresseurs impé-rialistes et capitalistes », « maîtres étrangers », « violents » et « barbares », habi-tués du « mensonge », Nixon et sa « clique de collaborateurs », et de l'autre, « un

peuple debout », « héroïque », en lutte pour sa « libération », menant par sa « résis-tance » un « combat exemplaire » pour son « indépendance ».

Cette double image, en noir et blanc, révèle un optimisme forcené de la

part de Frères du Monde. Selon Bertrand Duclos, négocier serait tomber dansun piège tendu par Nixon alors que la victoire est proche. Il est persuadé queles peuples indochinois, unis dans un même combat, vont vaincre : il voit dans

l'extension de la guerre au Laos (février 1970) et au Cambodge (avril 1970) une

fuite en avant des États-Unis qui fait redoubler d'ardeur la résistance indochi-

noise (59). Il perçoit également dans l'émergence d'une opposition politique au

régime de Saigon la chute prochaine des gouvernements « fantoches » d'Asie (60).Bertrand Duclos place donc une entière confiance dans le combat des peu-

ples d'Indochine, fer de lance d'une lutte de classes mondiale, sur lesquels il trans-

fère ses propres espoirs de révolution. Le combat du peuple vietnamien est donné

en exemple, érigé en modèle : « Le peuple vietnamien mène une lutte exem-

(55) N° 70, mars1971.Enseptembre1969,le lieutenantCalleyest accusédu massacred'unecen-tainede civils,commisen mars 1968dans le villagede SongMy(MyLai)au Sud-Vietnam.Reconnucoupableen mars 1971, il est remisen libertésur ordre du PrésidentNixon.

(56) «L'Asied'aprèsle Vietnam», n° 69, 1971, p. 94.(57) «Deux, troisVietnam», art. cit., p. 92.(58) «La zone asiatiquedes tempêtes», n° 72-73,25 septembre1971, p. 89-99.(59) «Deux, troisVietnam», art. cit., p. 91.(60) «Échosde Saigon», n° 66, 1970, p. 100-102.

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FRERESDUMONDEET LA GUERREDUVIETNAM

plaire pour tous les peuples » (61). Cette exemplarité renvoie à l'ensemble des

luttes sociales révolutionnaires dans le monde : les militants de Frères du Monde

sont fondamentalement internationalistes. Ils informent leurs lecteurs, par l'inter-

médiaire de correspondants, de développements des mouvements anti-guerre aux

États-Unis. Mais certains de ces articles sont plutôt pessimistes sur l'efficacité et

l'avenir du mouvement (62) : les rédacteurs ne semblent pas compter sur le peu-

ple américain pour mettre fin à la guerre, et l'avenir se joue bien davantage à

leurs yeux dans les pays du tiers monde. Cependant, B. Duclos se réjouit de la

mobilisation et du soutien à l'Indochine qui renaissent en France. Les militants

bordelais de Frères du Monde ne se situent plus alors aux côtés du Mouvement

de la Paix, mais se reconnaissent désormais dans les prises de position des grou-

pes gauchistes. Déjà, lors du rassemblement du 10 mai 1970 à Vincennes, Ber-

trand Duclos avait critiqué l'attitude de la C.G.T. et du P.CF. et soutenu l'« oppo-sition révolutionnaire» des gauchistes (63). En mai 1971, il contribue à faire

connaître le Front de Solidarité Indochine (F.S.I.) (64) alors que le Mouvement

de la Paix vient d'être à l'initiative de manifestations et de rassemblements régio-

naux, les 8 et 9 mai, dont il n'est pas question dans la revue. On constate donc

une radicalisation politique : le glissement vers l'extrême gauche, amorcé avant

1968, trouve son aboutissement dans les années 1970-1971. La cause vietna-

mienne, par un effet de miroir, permet au groupe de situer son propre engage-ment et d'affirmer son appartenance à un mouvement politique global et interna-

tional. Elle joue un rôle intégrateur dans une extrême gauche révolutionnaire :« l'exemple que voulait faire au Vietnam l'Administration des États-Unis se brise

sur la résistance héroïque des hommes qui veulent vivre debout et libres chez

eux. Le gouvernement de notre pays entend lui aussi faire des "exemples" —

répression policière, loi anti-casseurs, provocations de toutes sortes, procès, etc.

Dans l'unité de lutte qui rejoint celle des Indochinois et tous les peuples qui se

(61)«Vietnam...Nixon-la-guerre»,art. cit., p. 75.(62)J.-F. BARET,«Le Moratoiredu 15octobreou s'il vousplaîtMonsieurNixon», n° 63, 1970,

p.84-85et R.B. Du BOFF,«Nixonou les petits-bourgeoisau pouvoir», n° 66, 1970, p. 96-100.(63)«Deux, troisVietnam», art. cit., p. 95.(64)B. DUCLOS,«Le cauchemarindochinois», n° 71, 25 mai 1971, p. 171-176.L'auteurconclut

sonarticlepar ces mots: «Le F.S.I. permettraaux militantsde coordonnerleur actionet d'apporterauxcombattantsindochinoisun appuiquin'aurarienà voiraveclesentreprisesde bassepolitiquequi,à l'occasionde la guerred'Indochine,veulentapporterde l'eau à leur propremoulin» et indiquelenumérode la boîtepostalede LaurentSchwartz.Le F.S.I. vientd'être créé au printemps1971 pardesresponsablesdu P.S.U., de la LigueCommunisteRévolutionnaireet d'autresgroupesgauchistes,à l'exceptiondes maoïstessemble-t-il,et par des militantssyndicalistesissusdu Collectifintersyndicaluniversitairecontrela guerredu Vietnam.Le soutienapportépar Frèresdu Mondeau F.S.I. n'estpassanscontradiction: B. Duclosinviteà militerdans un groupe«trotskisant» (L.Schwartzavait fondéleComitéVietnamNationalen 1966)alorsque sespositionsl'auraientplutôtclassédu côtédes maoïs-tes.En 1971, le F.S.I., nouvellementcréé après une périodede refluxmilitantsur le Vietnam,peutapparaîtrecommeune occasionde relancerune actionà l'extrêmegauche,sur un terrainoccupépres-queexclusivementpar le Mouvementde la Paixdepuis3 ans. Ce n'est qu'à l'automne1972que sontfondésle MouvementNationalde SoutienauxPeuplesd'Indochine(M.N.S.P.I.)et le Centred'Informa-tionsur la LutteAnti-impérialiste(CI.LA).

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S. ROUSSEAU

dressent, il s'agit de leur opposer la même résistance pour apporter notre pierreà l'édification d'un monde nouveau » (65).

Le discours anti-impérialiste et révolutionnaire de ce groupe catholique s'appa-rente à celui de l'extrême gauche « laïque ». On y retrouve l'utilisation d'une même« langue de bois » pour désigner les belligérants, pour stigmatiser les responsa-bles américains de la guerre, pour exalter la cause révolutionnaire du peuple indo-

chinois et pour exprimer une solidarité internationale. Par des processus mentaux

communs, chrétiens et non-chrétiens d'extrême gauche partagent une double capa-cité à se projeter dans le temps et dans l'espace. Dans le temps, la projectiondans un avenir proche contribue à véhiculer le mythe d'une révolution libératrice

imminente, en train de se faire, pour laquelle le recours immédiat au combat vio-

lent est justifié par la nécessité d'abattre un ordre social et politique injuste. Dans

l'espace, un internationalisme qui dépasse l'antagonisme des blocs se structure

autour de quelques pôles, l'Amérique latine du Che et de Fidel Castro, la Chine

de Mao, le Vietnam de l'Oncle Hô. L'internationalisme se double d'un anti-

impérialisme qui vise autant l'U.R.S.S. que les États-Unis et s'oriente vers le « tri-

continentalisme » : l'avenir se joue dans l'alliance des forces révolutionnaires d'Afri-

que, d'Asie et d'Amérique latine. C'est sur ces forces que le transfert s'opère parhéroïsation des protagonistes (révoltés, résistants, réprimés) et identification, entre-

tenue par une solidarité agissante, à ces peuples héroïsés.

Ainsi, par sa radicalisation politique, perceptible à travers la cause vietna-

mienne, Frères du Monde participe pleinement à un mouvement socio-politique

global, lié à l'avènement d'une « ère du tout-politique » (66) : la naissance et l'affir-

mation du gauchisme.

Un engagement écourté, en proie aux contradictions

Cependant, 1971 marque la fin de l'engagement de Frères du Monde dans

la cause vietnamienne. La dernière manifestation à laquelle participe Bertrand

Duclos est l'Assemblée des chrétiens solidaires des peuples vietnamien, laotien et

cambodgien qui se tient à Paris, en mai 1971, et relance la mobilisation dans

les milieux chrétiens. Soutenue par onze organisations (67), cette manifestation

est organisée par le père Thi, fondateur de la communauté vietnamienne du 18,

rue du Cardinal Lemoine à Paris, et par Bernard Schreiner, journaliste à Témoi-

(65) « Deux, troisVietnam», art. cit., p. 96.

(66) D. HERVIEU-LÉGER,«Les intellectuelscatholiquesdans le contexteculturel,quelquespropositionsd'interprétation», Revuede l'InstitutCatholiquede Paris, avril-juin1991, p. 101-112.

(67) TémoignageChrétien,La Lettre,Échangeset Dialogue,Christianismesocial,Fraternitéchrétienne

avec le Vietnam,VieNouvelle,Frèresdu Monde,Comitérégionalfrançaisde la Conférencechrétienne

pour la Paix,TerreEntière,Mouvementruralde la jeunessechrétienne,Jeunesseétudiantechrétienne

Brochurede l'Assemblée,1972, archivesdu père Thi, centre de documentation,Montreuil(93).

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FRERESDUMONDEETLA GUERREDUVIETNAM

gnage Chrétien et secrétaire de la Fédération des groupes T.C. Bertrand Duclos

y préside une des quatre commissions de travail, la commission théologique, char-

gée d'étudier la situation de l'Église au Vietnam et au Nord-Vietnam en particu-

lier, et « d'esquisser, à partir de la guerre du Vietnam, une élucidation théologi-

que de toutes les luttes de libération dans le monde » (68). La teneur des articles

publiés depuis un an et demi qualifiait tout à fait le franciscain pour cette tâche,

située au coeur de ses préoccupations. Cependant, quelques semaines après cette

Assemblée, la signature de frère Bertrand disparaît, et les articles sur le Vietnam

deviennent rares dans la revue (69).Partout ailleurs pourtant, la mobilisation regagne de la vigueur au cours de

l'année 1972, comme en témoigne la création des « 48 organisations luttant en

commun pour l'indépendance des peuples d'Indochine » (70). L'urgence de la

situation politique au Sud-Vietnam provoque l'engagement d'organisations restées

jusque-là en retrait de toutes les actions : la J.O.C. se lance dans une campagnevietnamienne à la suite de l'arrestation, le 1er mai 1972, des dirigeants laïcs de

la J.O.C. à Saïgon. Mais Frères du Monde se tait, et le Vietnam sort du champhabituel de la revue. Quand Bernard Schreiner et le père Thi sollicitent Bertrand

Duclos pour participer à la deuxième Assemblée des chrétiens solidaires qui doit

se tenir à Québec en octobre 1972, celui-ci, très occupé par ses nouvelles fonc-

tions de Provincial d'Aquitaine (71), ne peut se libérer. Il précise toutefois qu'« il

ne s'agit pas d'une dérobade », demande de transmettre « aux amis vietnamiens

et indochinois ainsi qu'à tous les autres [son] amitié militante » et utilise, en guisede formule de salutation, le slogan « U.S. go home. Indochine vaincra » (72).La disparition des articles de Bertrand Duclos dans la revue ne signifie pas un

désintérêt de la question indochinoise qui reste jusqu'au bout une « cause

juste » (73) à ses yeux, mais une distance personnelle prise par rapport au groupede Frères du Monde.

La fin prématurée de l'engagement de Frères du Monde contre la guerredu Vietnam est à mettre en rapport avec l'évolution générale de la revue, en

proie à des « conflits interpersonnels » (74) qui perturbent le travail des rédac-

teurs. Sous l'effet de divisions internes, dues au glissement constaté vers l'extrême

(68)Ibid.,p. 11.(69)Un interviewdu porte-paroledu G.R.P., n° 75, 1972; un articlesignéRosemaryRuether,

n°76-77,mars 1972; le compterendu d'un meeting(du 22avril 1972à Paris),n° 76-77.

(70)Dontle bureauestcomposéde la C.G.T.,la C.F.D.T.,la F.E.N.,du P.C.F.,du P.S., du Mou-vementde la Paix.Parmiles «48 » : le Comitérégionalde la Conférencechrétiennepour la paix, laConfédérationsyndicaledes familles,la Fédérationdes groupesT.C, la Fraternitéchrétienneavec le

Vietnam,le M.C.A.A.(M.D.P.L.),Christianismesocial,et, à partirde l'automne1972,la J.O.C/J.O.F.Archivesde la J.O.C, 4L 1184A, consultablesaux Archivesdépartementalesdes Hauts-de-Seine,Nanterre.

(71)Fonctionsexercéesde 1972 à 1978.(72)Lettrede BertrandDuclosà BernardSchreineret au père Thi du 22 août 1972, dossierde la

deuxièmeAssembléedes chrétienssolidaires,Archivesdu père Thi, Montreuil.(73)Correspondanceavec BertrandDuclos.Lettredu 13juin 1994.(74)Selonles termesde BertrandDuclos.Lettredu 13juin 1994.

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S. ROUSSEAU

gauche auquel, semble-t-il, certains tentent de résister (75), le groupe se délite.

Ces divisions révèlent des contradictions profondes, au coeur desquelles se situe

la guerre du Vietnam, entre religion et politique. Quand la revue cesse de paraî-

tre, vaincue par des conflits internes, au cours de l'année 1973, elle était muette

depuis plus d'un an sur le Vietnam. Ultime décalage : alors que les bombarde-

ments de la fin de l'année 1972, au moment de l'aboutissement des négocia-

tions, ont provoqué partout des mouvements de protestation et que les Accords

de Paris sont salués par tous comme une reculade américaine, Frères du Monde

se tait toujours.

Eclipse de la foi ou radicalisation théologique ?

En tenant un discours anti-impérialiste et révolutionnaire en tous points iden-

tique à celui de l'extrême gauche politique, les Franciscains bordelais et leurs amis

ont-ils « succombé » à la « dictature » du politique ? La tension entre le politiqueet le religieux a-t-elle opéré au détriment de celui-ci ? On assiste effectivement

à la disparition des signes d'appartenance à une communauté religieuse : les réfé-

rences, même négatives, à la hiérarchie n'ont plus cours. Le souci n'est plus de

se situer dans l'Église mais dans la lutte des classes mondiale. Plus profondément

encore, on constate aussi une éclipse de l'expression de la foi. La volonté d'agir

en témoin, dans le cadre d'un christianisme incarné, exprimée par Hervé Chai-

gne au début de la guerre du Vietnam (76) ne s'énonce plus ainsi après 1968.

Le peuple du Vietnam n'est plus du tout considéré comme un peuple martyr pour

lequel il faut témoigner mais comme un peuple combattant qu'il faut soutenir

politiquement.

Cependant, l'évolution de Frères du Monde ne s'effectue pas de manière

isolée au sein même des Églises. On y trouve un certain nombre des traits carac-

téristiques d'une « révolution théologique » née dans le contexte de l'après Vati-

can II. On décèle, en effet, quelques-uns des éléments fondamentaux de ce qui

devint la théologie de la libération dont la deuxième Assemblée des évêques

d'Amérique latine à Medellin en Colombie constitue l'acte de naissance en 1968.

Sur le fond, trois points significatifs rapprochent l'évolution de Frères du

Monde et la gestation de la théologie de la libération. Le premier concerne l'option

prioritaire pour les pauvres. Ce choix suppose une réflexion avec les pauvres,

à leur écoute, à leurs côtés. On retrouve ici le souci des rédacteurs de Frères

du Monde de rompre avec la mission traditionnelle et d'entrer en « communion »

(75) Il y a des tracesde ces dissensionsdans le numéro52 de Frèresdu Mondedans lequeldes

rédacteurset des lecteursprennentpositionsur Mai68 et les électionsde juin. Tous les membresdu

comitéde rédactionne signentpas cette déclaration.«Des étudiantsde mai aux urnes de juin»,

p. 135-141.

(76) «Témoignagepour le Vietnam», art. cit., p. 103-104.

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FRERESDUMONDEETLA GUERREDUVIETNAM

avec ceux qui ne s'expriment pas (77). Le processus d'identification avec le peu-

ple vietnamien décelé au fil des articles procède d'une telle volonté. Le deuxième

aspect commun est relatif à la notion de peuple de Dieu, que les théologiensde la libération définissent comme le peuple engagé dans une praxis révolution-

naire. Cette définition coïncide avec la figure emblématique du paysan vietnamien,

entré en résistance pour libérer sa terre, telle qu'elle apparaît dans Frères du

Monde. Le souci principal du groupe après 1968 est d'appartenir au peuple en

marche. Les chrétiens ne doivent pas être en reste, ni en France où le groupe

gravitant autour de la revue cherche à s'intégrer à l'extrême gauche ni au Viet-

nam : B. Duclos s'inquiète régulièrement du sort des catholiques vietnamiens quin'ont pas choisi le camp de la révolution. La seule référence « ecclésiale » de

la période 1970-1971 concerne la question de l'appartenance des catholiques viet-

namiens à la communauté révolutionnaire. La communauté de référence n'est

plus l'Église mais le Peuple. Enfin, l'unique article entre 1968 et 1973 faisant expli-citement allusion à l'Évangile et à la foi en Jésus-Christ est un article écrit parun prêtre vietnamien (78). Il est question de l'évolution politique des catholiquesà l'égard du gouvernement sud-vietnamien de Thieu. L'auteur voit, dans leur déta-

chement, le signe d'un « éveil évangélique », d'une « résurrection évangélique » :

« La Bonne Nouvelle de la libération des pauvres retrouve une chair au Viet-

nam, une chair souffrante et crucifiée mais aussi une chair promise à la résurrec-

tion dans la liberté, la justice, la communion des biens et des coeurs. [...] Au

bout d'une longue nuit, l'Église du Vietnam commence à voir la lueur de la résur-

rection évangélique et, dans ce sens, elle donne un témoignage de valeur pourtoutes les Églises qui, elles aussi, ont à se débarrasser des "liaisons dangereuses"

qu'elles n'ont cessé de cultiver au long des siècles » (79). Il est symptomatique

que le seul article de cette teneur soit le fait d'un prêtre vietnamien : les rédac-

teurs habituels de la revue ne tiennent pas ce langage et laissent à un Vietna-

mien le soin de le faire. Cela conduit au troisième point que l'on trouve sous-

jacent dans la revue franciscaine et explicite chez les théologiens de la libération :

l'idée que ce sont les pauvres qui évangélisent. Sans être formulée, cette inver-

sion de la mission transparaît dans les articles de Frères du Monde : la lutte viet-

namienne fournit un modèle qui vient désormais des pays anciennement terres

de mission et non plus de l'Europe missionnaire.

Si on retrouve bien en filigrane dans les articles de la revue bordelaise

quelques-uns des thèmes fondamentaux de la théologie de la libération, on constate

que Frères du Monde participe également aux remises en question de la démar-

che théologique elle-même. D'une part, les rédacteurs, B. Duclos en tête (80),

intègrent les analyses socio-économiques des sciences sociales à l'étude du réel.

Donner au politique une dimension englobante tient d'une démarche volontaire,comme chez les théologiens sud-américains. D'autre part, la primauté accordée

(77)Selonles termesutiliséspar B. Duclos.Lettredu 13juin 1994.(78)DlNHVANHUONG,«Les catholiquesau Sud-Vietnamen 1970», n° 65, 1970, p. 96-99.(79)Ibid.,p. 98.(80)B. Duclosest licenciéen théologie.

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S. ROUSSEAU

à la praxis sur la théorie, autre thème cher aux latino-américains, est évidentedans les colonnes de la revue. L'appel à l'action répond à l'urgence de la révolu-

tion. Ce qui explique qu'il n'y ait pas, à proprement parler, de réflexion théolo-

gique, au sens traditionnel, dans la revue, à propos du Vietnam.

L'évolution politique et religieuse de Frères du Monde à la fin des années

1960 et au début des années 1970 n'est pas exempte de contradictions. Le dis-

cours sur la guerre du Vietnam montre une radicalisation à la fois politique et

religieuse et cristallise des contradictions nées de la tension entre les deux sphè-res. Il peut être lu comme un discours uniquement politique, entièrement sécula-

risé, résultat d'un résultat complet du religieux au politique. Cependant, on peutaussi émettre l'hypothèse d'une évolution inachevée vers une théologie de la libé-

ration : le mouvement de l'intérieur vers l'extérieur se serait opéré, mais le« retour » vers une relecture de l'Évangile ne se serait pas accompli. La démar-

che volontairement inductive, fondée sur l'analyse d'une situation politique — le

Vietnam en guerre— à l'aide d'un matériau — le marxisme —, n'aurait pas abouti

au niveau ultime du processus, l'interprétation des écrits bibliques à la lumière

des faits, et n'aurait pas permis les « retombées déductives de ce dernier

niveau » (81) —théorique

— sur la praxis politique. Francs-tireurs à la recher-

che d'une forme nouvelle de théologie, les rédacteurs de Frères du Monde

n'auraient pas réussi à ouvrir une voie à double sens reliant le terrain de l'enga-

gement révolutionnaire et l'Évangile. La contradiction aurait eu raison de la com-

plémentarité recherchée et Frères du Monde aurait succombé à ses contradictions

avant d'avoir pu bénéficier de la première synthèse de théologie de la

libération (82).Il n'en demeure pas moins que le groupe de militants bordelais a participé,

selon une trajectoire propre, à un processus de radicalisation des idées politiquesau sein de la société française et à un processus de renouvellement théologique

impulsé par les Églises du tiers monde.

(81)Expressionempruntéeà G. CASALIS,Les idéesjustesne tombentpas du ciel,Paris,Éditionsdu

Cerf, 1977, p. 78.(82)L'ouvragefondateurde G. GUTIERREZ,Théologiede la libération,Bruxelles,LumenVitae,1974

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FRERESDU MONDEET LA GUERREDUVIETNAM

ANNEXE

Quelques groupes de chrétiens français

au moment de la guerre du Vietnam

CIMADE. Comité inter-mouvements auprès des évacués. Service oecuménique

d'entraide créé en 1939 par des mouvements de jeunesse protestants. A contri-

bué pendant l'Occupation à créer des filières vers la Suisse et l'Espagne. Se con-

sacre, depuis la fin de la guerre, aux réfugiés, aux travailleurs immigrés et aux

peuples du tiers monde.

CERCLE JEAN XXIII. Créé dans la région nantaise par des enseignants et des

parents d'élèves, chrétiens et non chrétiens, très critiques vis-à-vis du rôle joué

par l'école privée catholique. A des positions radicales face à l'institution ecclé-

siale en ce qui concerne notamment l'école et le sacerdoce. A choisi l'option du

socialisme. A toujours collaboré avec les communistes. Autour de Guy Goureaux.

CHRISTIANISME SOCIAL. Mouvement protestant issu d'une revue créée à la

fin du XIXesiècle. A toujours travaillé à sensibiliser les chrétiens sur les questionssociales puis internationales. S'est engagé dans les combats anticolonialistes (Indo-

chine, Algérie).

CHRONIQUE SOCIALE DE FRANCE. Revue créée en 1909 par un noyau de

militants formant une fédération de groupes d'études issus du catholicisme social

lyonnais.

CROISSANCE DES JEUNES NATIONS. Revue tiers-mondiste fondée en 1961.

Autour de Georges Hourdin.

ÉCHANGES ET DIALOGUE. Mouvement regroupant des prêtres, créé en novem-

bre 1968 dans le prolongement des événements de mai, par des clercs qui reven-

diquent le droit au travail, au mariage et à l'action politique.

ÉTUDES. Revue publiée par les Pères de la Compagnie de Jésus, fondée en

1856 puis refondée en 1945.

FÉDÉRATION DES GROUPES T.C. Créée en 1966, structure souple regroupantceux qui se reconnaissent dans les combats menés par l'hebdomadaire. Nombre

de ses membres sont à la C.F.D.T., au P.S.U. puis au P.S. Autour de Bernard

Schreiner.

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Page 91: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

S. ROUSSEAU

LA LETTRE. Née en février 1957, cette revue a pris le relais de La Quinzaine

(puis du Bulletin) condamnée en 1955 par le Vatican pour son progressisme. LaLettre est restée dans la mouvance progressiste, souvent prête à collaborer avecle Parti communiste, via le Mouvement de la Paix notamment. Autour de Jac-

ques Chatagner.

MOUVEMENT CONTRE L'ARMEMENT ATOMIQUE. Fondé en mars 1963 pardes personnalités issues d'horizons différents (Daniel Mayer, René Dumont, GeorgesMontaron, Morvan Lebesque, Pasteur Voge). Opposé à la force de frappe fran-

çaise, il se veut non aligné et s'affiche partisan d'un désarmement unilatéral. A

créé, au printemps 1966, un comité de soutien au peuple vietnamien. Autour

de Claude Bourdet.

PAX CHRISTI. Né en 1945 d'une initiative privée française, restructuré en 1950,ce mouvement international est chargé, par la hiérarchie, des problèmes de la

paix. Trouve son fondement dans les paroles et les actes des papes.

PAROISSE UNIVERSITAIRE. Regroupe les membres catholiques de l'enseigne-ment public, primaire, secondaire et supérieur.

TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN. Issu des célèbres Cahiers clandestins (1941), cet heb-

domadaire est, depuis l'après-guerre, une référence majeure pour la gauche chré-

tienne impliquée dans les combats pour la décolonisation et pour le socialisme.

Autour de Georges Montaron.

TERRE ENTIERE. Association et revue créées en 1962-1963 dans le cadre de

l'association catholique de coopération internationale Ad Lucem dont elle se sépareen 1966. A cherché à développer les contacts et la coopération avec des chré-

tiens africains, latino-américains, asiatiques. Autour de Robert de Montvalon.

UNION DES SECRÉTARIATS SOCIAUX. Organe situé dans la lignée du catho-

licisme social. Relaie les idées développées lors des Semaines Sociales.

VIE NOUVELLE. Mouvement de laïcs né en 1947 du scoutisme routier catholi-

que. Marqué par la recherche d'un socialisme communautaire (dans les années

1960) puis autogestionnaire (dans les années 1970), avec une référence cons-

tante au personnalisme d'Emmanuel Mounier, c'est surtout un mouvement d'édu-

cation. Proche du P.S.U. et du P.S. Autour de Jean Lestavel (jusqu'en 1971)

puis de Philippe Warnier.

Page 92: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

par Denis PELLETIER*

n automne 1985, un journaliste au Figaro-Magazine, Jean-Pierre Moreau,

publia sous le pseudonyme de Guillaume Maury l'ouvrage intitulé L'Égliseet la subversion. Le C.C.F.D. (1). Il y dressait un portrait-charge du Comité

catholique contre la faim et pour le développement, qu'il érigeait en bastion de

l'aide à la subversion communiste internationale. « Nous ne soupçonnons pas le

C.C.F.D. de marxisme », écrivait-il, « nous affirmons que telle est son idéologiecomme pour l'A.C.O. et la J.O.C. » (2). «Collaborateur objectif du commu-

nisme » (3), le C.C.F.D. était coupable de collusion silencieuse avec plusieurs régi-mes totalitaires du tiers monde, Cambodge et Vietnam en particulier ; il soute-

nait en Amérique latine les organisations de subversion révolutionnaire, et avait

pris parti en faveur des théologiens de la Libération récemment dénoncés parRome ; il avait financé des réseaux indépendantistes kanaks de Nouvelle-Calédonie

au plus fort de la crise. Avec l'appui des organisations qui en étaient membres

et des organes de presse qui relayaient son action dans l'opinion— le groupe

Malesherbes était visé en première ligne —, il pratiquait la désinformation et le

détournement des fonds catholiques à des fins révolutionnaires. « Le mouvement

communiste international », écrivait Jean-Pierre Moreau, « gagne sur les deux

tableaux. Le C.C.F.D. alimente la lutte des classes "ici et là-bas". "Là-bas" en

Supposant aux fidèles qui savent qu'on ne peut pas être socialiste et catholique ;"ici" en dialectisant l'Église : d'un côté celle des riches, réactionnaires, et de l'autre

celle des pauvres qui aident évangéliquement tous les peuples quelle que soit leur

idéologie » (4). Il était donc urgent de dénoncer une « pratique idéologique de

la charité » (5) dont les évêques français se rendaient complices par leur silence.

Maîtrede conférenced'histoirecontemporaineà l'universitéLyonIL

(1) G. MAURY,L'Égliseet la subversion.Le C.C.F.D.,Paris,U.N.I.,Centred'étudeset de diffusion,1985,166p.

(2) Ibid.,p. 10.(3) Ibid., p. 122.(4) Ibid.(5) Ibid.,p. 48.

LeMouvementSocial,n° 177, octobre-décembre1996,§ LesÉditionsde ['Atelier/ÉditionsOuvrières

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Page 93: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D. PELLETIER

Les difficultés du C.C.F.D.

De telles accusations n'étaient pas neuves. Elles avaient au contraire jalonnél'histoire du C.C.F.D. A l'origine, quinze mouvements participèrent en 1961 àla fondation du Comité catholique contre la faim, sous la houlette de Monsei-

gneur Ménager, secrétaire général de l'apostolat des laïcs : il s'agissait alors de

répondre à la campagne mondiale de lutte contre la faim organisée par la F.A.0.En 1966, sous l'influence du Père Lebret, fondateur de l'Institut international derecherche et de formation en vue du développement harmonisé (I.R.F.E.D.) etancien expert au Concile en matière de développement, le C.C.F. devint Comité

catholique contre la faim et pour le développement, marquant ainsi son ambitionde ne pas limiter son champ d'action à l'aide immédiate (6). Le C.C.F.D. étaitalors porté par la vague d'optimisme des années 1960, qui promettait l'éradica-tion du sous-développement à moyenne échéance.

Les accusations de « marxisation » apparurent dans le sillage de mai 68. Ellesse multiplièrent lorsque le C.C.F.D. adopta en 1973 le slogan « La terre est àtous », qui faisait de la réforme agraire le préalable du développement économi-

que. A la fin des années 1970, les attaques contre le C.C.F.D. concernaient essen-tiellement trois champs d'intervention : l'Asie du Sud-Est, où les actions mises en

place au Vietnam après la débâcle des troupes américaines, puis au Cambodgedès 1979, étaient considérées comme un appui moral et matériel à des régimescommunistes ; le Sahara Occidental, où il était soupçonné d'apporter son soutienau Front Polisario dans son combat contre le régime marocain ; le Chili enfin,où on l'accusait de travailler de concert avec les nostalgiques du gouvernementAllende.

Le C.C.F.D. ne niait pas l'existence des liens avec ces mouvements et ces

régimes. Il voyait en eux les interlocuteurs obligés d'une aide destinée finalement

à parvenir directement aux populations, et récusait toute idée de participation à

leur combat révolutionnaire. Il appelait aussi à une analyse plus nuancée des conflits

dans ces diverses régions du monde. En 1980, il diffusa auprès des organisa-tions qui le soutenaient un document interne dénonçant la campagne de déni-

grement, accompagné d'un texte de soutien de l'épiscopat et d'une lettre de Mon-

seigneur Ménager (7). Les attaques se poursuivirent mais, limitées pour l'essen-

tiel à la presse d'extrême droite {Minute, Aspects de la France, en particulier),ainsi qu'aux milieux intégristes, elles ne lui causèrent apparemment pas de tort.

Au demeurant, ses détracteurs ne mettaient en cause qu'une part minime

de l'activité du C.C.F.D. Le Comité, qui regroupait en 1985 vingt-cinq mouve-

ments ou services d'Église (8) pour la plupart issus de l'Action catholique et des

(6)B. HOLZER,Développement,politiqueet joi ou 15ansde C.C.F.D.,Paris,C.C.F.D.,1977,76p(7) «Le C.C.F.D.: une pratiquede la solidarité»,4 p. dact., 14mars 1980.(8) Actioncatholiquedes enfants,Actioncatholiquegénéraleféminine,Actioncatholiquedesmilieux

indépendants,Actioncatholiquedes membresde l'Enseignementchrétien,Actioncatholiqueouvrière,Aumôneriede l'Enseignementpublic,ChrétiensMédias,Chrétiensdans le monderural,Équipesenseï-

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Page 94: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

1985-1987: UNECRISED'IDENTITÉDU TIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

mouvements de jeunesse, gérait alors plus de six cents projets dans le monde,

répartis entre quatre-vingt-treize pays. Ses ressources financières s'étaient élevées

pour 1984-1985 à près de cent trente millions de francs, en grande partie collec-

tés à l'occasion de la campagne de Carême (9). En le prenant pour cible, Jean-

Pierre Moreau s'attaquait au « poids lourd » de l'action caritative chrétienne dans

le tiers monde.

Publié aux Presses de l'Union nationale interuniversitaire (U.N.I.), et non chez

un grand éditeur, son livre aurait pu passer inaperçu, sans la large couverture

de presse qui en répercuta l'écho. Le Figaro-Magazine reproduisit en « bonnes

pages » certaines conclusions de l'ouvrage, avant de devenir le support principald'une campagne de grande envergure. Au cours des mois suivants, la pressed'extrême droite {Présent, National-Hebdo et quelques autres), ainsi que plusieurs

quotidiens nationaux et régionaux de droite (Le Figaro, Le Quotidien de Paris,

Paris-Normandie, le Méridional...), prirent le relais. Au sein de la presse catholi-

que, les accusations furent reprises par le très conservateur hebdomadaire Famille

Chrétienne, par le Courrier hebdomadaire de Pierre Debray proche des intégris-tes et par le bulletin Liaisons latino-américaines de Jean Bourdarias, lui-même

spécialiste des questions religieuses au Figaro. La campagne mobilisa aussi contre

le C.C.F.D. les Comités Chrétienté-Solidarité, fondés par Bernard Antony alias

Romain Marie, et qui servaient de courroie de transmission entre l'intégrisme mili-

tant et le Front National (10).

Les accusations s'étaient étoffées depuis le début des années 1980. D'une

part, au Vietnam, au Cambodge, au Sahara et au Chili s'ajoutaient désormais

l'aide au régime sandiniste du Nicaragua, à la SWAPO en Namibie, au Fretilin

au Timor oriental. Sur chacun de ces points, la ligne de défense du C.C.F.D.

ne devait pas changer jusqu'au livre d'entretiens que son nouveau secrétaire généralBernard Holzer publia en 1989 : « Les détracteurs du C.C.F.D. insinuent quenous soutenons des mouvements marxistes et terroristes. Nous ne soutenons pasces mouvements. Nous essayons d'aider des réfugiés ou des habitants gravementlésés. Pour y arriver, nous avons des relations avec ces mouvements qui admi-

nistrent le pays, la région ou les camps. Je peux affirmer que l'argent n'est pas

détourné, car l'aide est une aide bien identifiée. Nous savons à quoi elle est des-

tinée, à qui elle est envoyée » (11). Le problème posé était en fait celui de la

dimension nécessairement politique de l'aide au développement, dans des régions

gnantes,Guidesde France,J.E.C, J.I.C, J.O.C, J.O.C.F., Mouvementdes cadreschrétiens,Mouve-menteucharistiquedes jeunes,Mouvementruralde la jeunessechrétienne,OEuvrespontificalesmission-

naires,PaxChristi,Scoutsde France,Secrétariatgénéralde l'Enseignementcatholique,Secourscatholi-

que,ConférencesSaint-Vincentde Paul,Unionnationaledes Centresd'étudeset d'actionsociales,Vivreensemblel'Égliseaujourd'hui.

(9) B. HOLZER,F. LENOIR,Lesrisquesde la solidarité.Entretienssur le C.C.F.D.,Paris,Fayard,1989,p. 100.

(10)C. ANTOINE,Procèsd'une propagande.Le Figaro-Magazineet l'opinioncatholique,Paris,Édi-tionsOuvrières,1988, 168p. et M.-J.HAZARD,«C.C.F.D.Quellesubversion? », Actualitéreligieusedansle monde (A.R.M.),n° 35, juin 1986, p. 19-27.

(11)B. HOLZER,F. LENOIR,Les risquesde la solidarité,op. cit., p. 157.

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Page 95: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D.PELLETIER

aux prises avec une guerre civile dont une des composantes était l'affrontementEst-Ouest. A une époque où les débats sur l'aide humanitaire n'étaient pas encorefamiliers à l'opinion, le C.C.F.D. affirmait ne pas épouser les orientations marxis-tes et révolutionnaires des mouvements qu'il était amené à côtoyer : les actionsde formation ou de développement et l'aide aux réfugiés n'impliquaient à ses yeuxaucune compromission.

Le principe même de ces actions de formation était pourtant lui aussi misen cause. Depuis le début des années 1980 en effet, une part conséquente del'aide du C.C.F.D. passait par l'intermédiaire d'un institut, l'I.N.O.D.E.P. (Institut

oecuménique pour le développement des peuples), dont le fondateur était le socio-

logue brésilien Paulo Freire. L'objectif principal de l'I.N.O.D.E.P. était la prise en

charge à la base, par les populations concernées, d'opérations de développementet de formation. Un concept résumait cet objectif, celui de « conscientisation ».Il impliquait à la fois la prise de conscience par les communautés locales elles-mêmes des nécessités du développement et leur participation à la lutte contre les

inégalités sociales dont elles étaient victimes. On rejoignait ainsi le combat duC.C.F.D. pour la réforme agraire. Mais, en Amérique latine en particulier,l'I.N.O.D.E.P. avait été lié dès son origine au mouvement chrétien des « com-munautés de base », qui était le lieu d'élaboration privilégié des théologies de la

Libération. Or celles-ci empruntaient une part de leur outillage conceptuel aux

théories néo-marxistes de la domination, qui avaient fait florès au cours des années

1970. Elles avaient été condamnées par Rome en 1984. Cela confirmait, aux

yeux des détracteurs du C.C.F.D., que ce dernier se faisait l'allié objectif d'une

entreprise de déstabilisation marxiste à l'échelon international.En mars-avril 1986, un « Rapport sur la destination des subventions du

C.C.F.D. au Chili », publié par Famille Chrétienne, relança la polémique (12).Adressé à Monseigneur Vilnet, président de la Conférence épiscopale française,ce rapport avait été rédigé par une commission informelle que dirigeait un ancien

magistrat, Pierre Vellieux, sur la base d'une mission de quelques semaines au Chili.

Il dénonçait à nouveau le soutien apporté, sans passer par l'intermédiaire de l'épis-

copat chilien, à des organisations d'opposition au régime du général Pinochet,

organisations dont il affirmait l'orientation marxiste et révolutionnaire. Le rapportfut bien sûr largement commenté dans la presse quotidienne. Coïncidant avec la

campagne de Carême du C.C.F.D., l'attaque ne manquait pas d'efficacité, et les

dirigeants du C.C.F.D. durent admettre quelques mois plus tard une baisse du

montant des dons, de 15 % par rapport à l'année précédente. Or la campagnede Carême représentait l'essentiel des ressources du Comité, qui se trouvait dès

lors confronté à une crise grave.Ceci explique que le C.C.F.D. ait choisi d'en appeler à la justice. Pour ne

pas être en reste, l'U.N.I. et Jean-Pierre Moreau déposèrent une plainte en diffama-

it) Famillechrétienne,17avril1986,extraitspubliésaussidans le Figaroet le Quotidiende Pansle 25 mars.Cf. encoreB. HOLZERet F. LENOIR,Les risques...,op. cit., p. 178-180.

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Page 96: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

1985-1987: UNECRISED'IDENTITEDU TIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

tion contre Bernard Holzer (13), et contre La Croix qui avait publié les propos

par lesquels il dénonçait la campagne. Lors du double procès qui eut lieu en janvier

1987, les adversaires du C.C.F.D. renoncèrent à l'offre de preuve et plaidèrent

la bonne foi. Était-ce un aveu ? Estimant que les propos incriminés relevaient du

débat d'opinion et non de la diffamation, le tribunal débouta les deux parties.

Mais le C.C.F.D. souligna non sans justesse l'asymétrie des jugements rendus :

si les frais du procès contre le C.C.F.D. et La Croix demeuraient à la charge

des plaignants, c'est-à-dire de l'U.N.I. et de Jean-Pierre Moreau, ils furent dans

l'autre cas pris en charge par le Trésor. Autrement dit, bien qu'elle eût mis en

avant la bonne foi des deux parties plaignantes, la justice faisait preuve à l'égarddu C.C.F.D. d'une compréhension dont elle ne témoignait pas à l'endroit de ses

détracteurs. « Cela traduit-il l'embarras du tribunal ? » (14), s'interrogea plus tard

le secrétaire général du C.C.F.D. Du moins s'estima-t-il assez satisfait pour ne

pas faire appel du jugement rendu.

Les catholiques et la crise de la gauche tiers-mondiste

La campagne contre le C.C.F.D. aurait-elle pris une telle envergure si elle

n'avait coïncidé avec l'apogée de la crise du tiers-mondisme en France ? Au ris-

que de la simplifier à l'extrême, on peut considérer cette dernière comme la crise

d'une génération de la gauche intellectuelle pour laquelle la guerre d'Algérie avait

joué le rôle d'événement fondateur. Marquée par la dynamique de Bandoengcomme par la répression de la révolte hongroise en 1956, cette génération avait

transféré vers le tiers monde son utopie d'un socialisme révolutionnaire et démo-

cratique dont l'U.R.S.S. ne pouvait plus apparaître comme le porteur. Confron-

tée à l'évolution dramatique des régimes vietnamien, cambodgien et chinois, elle

subit de plein fouet l'effondrement de l'utopie marxiste au cours de la décennie

1970, au moment où la crise économique internationale mettait en évidence l'échec

des modèles de développement élaborés au temps de la décolonisation (15).Les militants du C.C.F.D. ne furent donc pas seulement victimes d'une offen-

sive interne au catholicisme, et la conjoncture intellectuelle et politique française

joua son rôle dans les polémiques des années 1980. De 1983 à 1987, trois affron-

tements successifs agitèrent le microcosme tiers-mondiste.

(13)Outreles ouvragescitésplushaut et les compterendusdans la pressequotidienne,cf. A.R.M.,n°42, février1987, p. 7, et n° 43, mars 1987, p. 10.

(14) B. HOLZER,F. LENOIR,Les risques..., op. cit., p. 149.(15)Cf. les travauxde C. LiAUZU,en particulier«Le tiers-mondismedes intellectuelsen accusation»,

Vingtièmesiècle.Revued'histoire,octobre-décembre1986, p. 73-80, et notrenotice«Tiers-mondisme(crisedu) 1978-1987», in J. JULLIARD,M.WlNOCK(dir.),Dictionnairedes intellectuelsen France,Paris,LeSeuil,1996, p. 1112-1114.

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D. PELLETIER

En publiant en 1983 Le sanglot de l'homme blanc, éloquemment sous-titréTiers monde, culpabilité, haine de soi (16), Pascal Bruckner construisait la figureidéologique d'un tiers-mondisme caractéristique de la mauvaise conscience del'Occident. Amplifié par un spectaculaire affrontement avec René Dumont sur le

plateau d'Apostrophes, l'écho remporté par Bruckner tenait à son origine d'intel-lectuel de gauche, quoiqu'il ne fût pas le premier à faire ainsi l'autocritique ducourant dont il était issu (17).

Le colloque « Le tiers-mondisme en question », qui se tint à Paris les 23et 24 janvier 1985, fut le deuxième temps fort de la polémique. Organisé parla fondation Liberté sans frontières, et placé sous la direction du président de Méde-cins sans frontières Rony Brauman, il regroupa des intellectuels venus d'horizonstrès divers, dont certains pouvaient s'autoriser d'une expérience acquise sur le ter-rain (18). A partir d'itinéraires bien différents, tous marquaient leurs distances à

l'égard de la vulgate tiers-mondiste des décennies précédentes.Il en fut de même du colloque organisé en octobre 1986, à la Maison de

la Chimie à Paris, sous le titre « Ethiopie, la pitié dangereuse. De l'aide aux victi-

mes à l'aide aux bourreaux ? », à l'initiative d'un Comité de vigilance sur les droits

de l'homme en Ethiopie créé par Médecins sans frontières après son expulsion

d'Ethiopie en décembre 1985. Le colloque dénonçait les effets pervers d'une aide

détournée de son but par le régime marxiste éthiopien, et qui profitait aux bour-

reaux davantage qu'aux victimes. Comme le précédent, il fut accompagné d'une

importante campagne d'opinion utilisant le relais de la presse et de l'édition (19).Cette stratégie de médiatisation donna toute son ampleur à la polémique avec

les milieux tiers-mondistes.

Deux types d'attaques furent plus spécialement dirigés contre le tiers-mondisme

catholique. Pascal Bruckner dénonçait la contamination de la réflexion politique

par un « tiers-mondisme de compassion » d'essence chrétienne, qui engendraithaine de soi et goût pour le militantisme expiatoire, « comme si une société quia éliminé jusqu'à l'idée de péché préparait la voie royale au sentiment d'une cul-

pabilité générale » (20). Dans cette perspective, le christianisme devenait le fer de

lance d'un tiers-mondisme qui dissolvait de l'intérieur la tradition occidentale héri-

tée des Lumières :

Ce que dit cette religionpour affligés,c'est qu'il faut pâtir de la vie comme d'unemaladie. [...] Exactement comme Jésus disait des pauvres qu'ils sont nos maîtres,

(16)Paris,Le Seuil,rééditionPoints,1986, 316p.(17)Cf.en particulierl'ouvragecollectifpubliéparLe NouvelObservateur,Le tiersmondeet lagau-

che, Paris,Le Seuil, 1979, 194p.(18)Parmiles auteursdes actespubliéssous le titreLe tiers-mondismeen question,Paris,Olivier

Orban1986, 226p., citonspêle-mêle,outreRonyBraumanet PascalBrucknerlui-même,CornéliusCastoriadis,GérardChaliand,Jean-LucDomenach,RaoulGirardet,JosephKlatzmann,JacquesMar-

seille,Jean-FrançoisRevel,PaulThibaud,AlfredSauvyet l'économistePierreUri.(19) En particulier,pour le colloquesur l'Ethiopie,les ouvragesd'A.GLUCKSMANNet T.WOLTON.

Silence,on tue, Paris,Grasset,1986, 290p. et de J.-C. RUFFIN,Le piège.Quandl'aidehumanitaire

remplacela guerre,Paris,Jean-ClaudeLattes,1986, 360p.(20)P. BRUCKNER,Le sanglot...,op. cit., p. 13.

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1985-1987: UNECRISED'IDENTITEDU TIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

les tiers-mondistes font de la détresse des pays du Sud une vertu à prendre pourmodèle. On aime ces tropiques pour leurs failles et leurs lacunes, la famine et lemal sont à la fois subtilement combattus et valorisés ; il y là une ambiguïté redouta-

ble dont l'Église catholique n'est jamais sortie, mais qui contamine également toutesles organisations d'assistance au tiers monde (21).

Mais les critiques les plus nombreuses reprenaient l'accusation de dérive

marxiste. Accusation indirecte, puisque le C.C.F.D. comme le Secours catholi-

que étaient engagés en Ethiopie ; accusation formelle également, qui soulignaitla convergence entre les vulgates chrétiennes et marxistes du tiers monde. « Les

chrétiens qui s'intéressent au tiers monde reprennent à leur compte le détermi-

nisme économique et le manichéisme idéologique caractéristiques de la vulgatemarxiste » (22), affirmait l'ancien communiste grec Ilios Yannakakis, qui leur repro-chait d'occulter la question des droits de l'homme au profit d'une démarche cen-

trée sur l'anti-impérialisme et l'anti-libéralisme. L'accusation fut reprise en sour-

dine par Bernard Kouchner à propos du C.C.F.D. (23), mais aussi, sous la forme

d'un constat, par Yves Lacoste lui-même, pourtant peu suspect de céder aux sirè-

nes de l'anti-tiers-mondisme. Nombre de militants chrétiens, « conscients du carac-

tère nécessairement limité des opérations d'aide qu'ils pouvaient soutenir ou entre-

prendre, en sont venus à adopter, peu ou prou, les thèses des anti-impérialistes

qui affirmaient que la solution globale des problèmes du tiers monde était la trans-

formation radicale du système mondial capitaliste et la mise en place d'un nouvel

ordre économique » (24), écrivit-il en 1986. Aucun de ces auteurs ne niait l'effi-

cacité des chrétiens sur le terrain. Ils leur reprochaient plutôt l'absence d'une

réflexion propre sur le sous-développement, et le ralliement au marxisme qui en

avait résulté.

Intégristes contre tiers-mondistes ?

Ce premier survol de la crise conduisait à l'analyser dans les termes d'un

affrontement somme toute simple : porte-drapeau de l'engagement catholique dansle tiers monde, le C.C.F.D. était érigé en champion de la cause marxiste parune minorité dont les milieux intégristes prenaient la tête. Ces derniers étaient

relayés par une mouvance conservatrice, et renforcés dans leurs accusations parla crise plus générale du tiers-mondisme.

(21)Ibid.,p. 118-119.(22)I. YANNAKAKIS,«Le tiers-mondisme,de Lénineà nos jours», in Le tiers-mondismeen question,

op. cit., p. 18.(23)B. KOUCHNER,Charitébusiness,Paris, Le Pré aux Clercs,1986, p. 127, note 1.(24)Y. LACOSTE,Contreles anti-tiers-mondisteset contre certainstiers-mondistes,Paris,La Décou-

verte,1986, p. 18.

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Page 99: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D.PELLETIER

Les fronts semblaient donc bien marqués et le C.C.F.D., organisme caritatif

privilégiant l'action sur le terrain, pouvait à juste titre souligner le caractère idéo-

logique et politique de cette campagne, et lui opposer une fin de non-recevoir.Aux yeux de ses dirigeants et partisans, les accusations étaient discréditées parle statut même de leurs auteurs, anti-tiers-mondistes de salons et intégristes nos-

talgiques d'un ordre chrétien disparu : « De son laboratoire cérébral, P. Brucknerdessine [...] le chemin à suivre. Ne nous mêlons pas de changer la loi naturelle

qui dirige l'économie et la politique "que le meilleur gagne", nous n'y parvien-drons pas. [...] On attend que P. Bruckner se mêle à l'effort de ceux qui veulentcette solidarité. D'ici là, son ouvrage aura conforté les convaincus de l'inactiondans l'idée qu'ils sont les seuls dans la voie juste » (25).

Ce jugement, lu dans les Dossiers Faim-Développement du C.C.F.D., était

caractéristique d'un mouvement qui récusait par ailleurs le terme de tiers-

mondisme (26), et dont le président Gabriel Marc prit le parti d'ignorer sans amba-

ges les propos tenus au colloque de Liberté sans frontières : « Le langage queL.S.F. utilise ne nous concerne pas. Nous ne nous sommes jamais situés dans

cette perspective d'épouser sans inventaire les causes que l'on défend » (27).C'était là souligner ce qui séparait les catholiques engagés dès les années

1950 sur un projet éthique de solidarité internationale de l'engagement politiquedes opposants à la guerre d'Algérie et de leurs successeurs. C'était marquer aussi

ce qui distinguait une pratique du développement soucieuse de s'appuyer sur la

mobilisation des populations locales dans des projets de petite ou moyenne dimen-

sion de l'adhésion au modèle socialiste de développement. Hostiles à la planifi-cation centralisée, partisans d'un micro-développement dont ils soulignaient les ver-

tus d'éducation à la démocratie locale, les militants catholiques ne pouvaient être

suspectés de marxisme. Les attaques contre le C.C.F.D. reposaient au mieux sur

un malentendu, au pire sur la malveillance mise au service d'un projetréactionnaire.

Le C.C.F.D., les évêques et le Secours catholique

Les choses étaient-elles si simples, en 1985 ? De multiples indices, quin'eurent que peu d'échos dans la presse, laissent penser que la crise du C.C.F.D.

ne se réduisit pas à l'obligation de se défendre contre une campagne calomnieuse

venue de l'extérieur. De ces indices le plus éloquent fut sans doute l'attitude de

l'épiscopat. Si celui-ci ne ménagea pas durant la polémique son soutien officiel

au Comité, il n'est pas moins clair qu'il trouva là l'occasion de remettre de l'ordre

(25)DossiersFaim-Développement,n° 83-6/7, juin-juillet1983.(26)T. TREMBLAY,«Le développementquigagne: une autreimagedespopulationsdu tiersmonde»,

DossiersFaim-Développement,n° 134, avril1985,p. 7.(27)Citépar A. GRESH,Le Mondediplomatique,mai 1985.

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1985-1987: UNECRISED'IDENTITEDUTIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

dans une maison soupçonnée de dérive, et de renforcer sa tutelle sur un orga-

nisme jugé turbulent.

C'est l'affaire du soutien au journal kanak Bwenando qui déclencha le diffé-

rend. Au printemps 1985, les dirigeants du C.C.F.D. furent saisis d'une demande

d'aide financière à ce journal en cours de fondation. Soumis au comité national

le 24 juin, le projet suscita sans doute quelques tensions, au demeurant légitimes

dans une institution démocratique, puisqu'il ne fut accepté que par une majorité

de 14 voix sur 22. La raison invoquée pour aider le journal — seul de ce type

en Nouvelle-Calédonie, il était « un moyen de permettre l'expression des sans-

voix » (28) — s'inscrivait bien dans la ligne du C.C.F.D. Elle était néanmoins

brouillée par deux données politiques majeures en pleine crise néo-calédonienne,

l'engagement indépendantiste de Bwenando et ses liens avec le F.L.N.K.S. Informé

a posteriori, l'épiscopat marqua aussitôt son opposition, à la suite de l'archevê-

que de Nouméa. Les débats qui suivirent n'ont bien sûr pas laissé de traces dans

la presse du mouvement, mais tout laisse penser que le conflit d'autorité fut vif :

à l'automne, le différend n'était pas tranché. Néanmoins, l'affaire avait suffisam-

ment filtré pour que des fidèles néo-calédoniens fissent publiquement part de leur

émotion.

Affaibli par la campagne menée contre lui, le C.C.F.D. dut finalement céder

et renoncer au projet (29). Mais l'affaire avait laissé des traces. Si les évêquesrenouvelèrent dans leur déclaration du 11 décembre 1985 le soutien déjà apportéau printemps précédent par Monseigneur Vilnet (30), ils annoncèrent aussi leur

désir de voir apporter « des modifications dans le fonctionnement et les statuts

du C.C.F.D. » (31). Un groupe de travail C.C.F.D.-épiscopat se mit en placeautour de Mgr Marchand, président de la commission sociale de l'épiscopat. Les

négociations se poursuivirent pendant plusieurs mois dans la discrétion (32), mais

les aveux à demi-mots des protagonistes laissèrent entendre a posteriori que les

tensions avaient été réelles et la position du C.C.F.D. délicate. Dans sa défense

fort documentée du mouvement, Marie-Jo Hazard reconnaît l'existence d'« un cer-

tain dysfonctionnement des relations C.C.F.D.-épiscopat » (33) ; peu après le pro-cès de 1987, Mgr Decourtray dut admettre qu'il y avait eu des tensions « entre

les membres du comité et avec l'épiscopat » (34), et Bernard Holzer y revint à

son tour en 1989. Dysfonctionnement, tensions : sur le fond, la prudence était

la règle, d'autant que l'appui public des évêques au comité ne s'était, répétons-

le, jamais démenti.

(28)M.-J.HAZARD,«C.C.F.D...», art. cit., p. 24.(29)R. HOLZER,F. LENOIR,Les risques...,op. cit., p. 151-153.(30)Cf.sa lettreà l'occasionde la rencontrenationaledu C.C.F.D.,les25-27mai1985,reproduite

dansla Documentationcatholique(D.C.), ler-15septembre1985, p. 898.(31)D.C., n° 1910, 19janvier1986, p. 115.(32)Comptesrendusdesdébatsen coursdansla D.C , n° 1914,16mars1986,p. 329 ; n° 1917,

4mai1986,p. 479 ; n° 1921,6 juillet1986,p. 663-664.Détailde la réorganisation,D.C, n° 1922,20juillet1986, p. 724.

(33)M.-J.HAZARD,« C.C.F.D...», art. cit., p. 24.(34)Cf.son interviewau bulletinÉgliseà Lyon,reproduitedansD.C, «Solidaritépour le dévelop-

pementdes peuples», n° 1937, 5 avril1987, p. 369-372.

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D.PELLETIER

Quelles pouvaient être les motivations des évêques ? A l'évidence, la volonté

d'éviter tout dérapage était d'autant plus ferme qu'ils avaient pris conscience du

tort que cette affaire pouvait porter à un secteur auquel l'Église de France atta-

chait une importance particulière. Mais les documents laissent encore apparaîtreles traces furtives d'une crise interne au C.C.F.D., qui portait sur les méthodes

et les orientations de l'aide internationale. Elle opposait une partie de la direction

du Comité au Secours catholique, qui n'était pas le moindre de ses membres.

Ici encore, le différend ne vint jamais sur le devant de la scène, mais l'allusion

de Monseigneur Decourtray à des désaccords internes, citée plus haut, est sans

ambiguïté. Dans cette perspective, l'intervention de l'épiscopat eut sans doute aussi

pour but d'empêcher l'éclatement du Comité.

Elle trouva en tout cas dans le Secours catholique un allié. Celui-ci présentadans une livraison de sa revue Messages les exigences de l'épiscopat comme une

réponse « aux souhaits, aux questions et aux interpellations qu'il répétait] depuis

plusieurs années » (35). Le même numéro de Messages soulignait à plusieurs repri-ses à l'intention de ses lecteurs l'indépendance morale et financière du Secours

catholique vis-à-vis du C.C.F.D. « Le Secours Catholique par fidélité et disciplineecclésiale participe donc à l'Assemblée générale du C.C.F.D., encore appelée"comité national" » (36), écrivait l'auteur après avoir cité une déclaration de l'épis-

copat rappelant que la collégialité du C.C.F.D. ne pouvait être remise en cause :

on ne pouvait mieux pratiquer l'art du sous-entendu. La réorganisation du

C.C.F.D. à la demande des évêques s'accompagna donc de la redéfinition des

rapports entre les deux organismes et du désengagement à l'amiable du Secours

catholique (37).Ici aussi, la campagne du Figaro-Magazine mettait à jour une tension

ancienne. Bien avant 1985, il existait entre le Secours catholique et le C.C.F.D.

un écart en quelque sorte structurel. Même si le premier avait été l'un des piliers

du second dès 1961, leurs orientations ne se recoupaient que partiellement, leurs

priorités n'étaient pas les mêmes. Les opérations de développement ne représen-taient qu'une partie des activités du Secours catholique, qui consacrait une large

part de ses fonds à des opérations d'aide d'urgence, et surtout à la lutte contre

la pauvreté en France même (38). Or la France venait de découvrir ses « nou-

veaux pauvres », et ce secteur commençait à mobiliser une énergie qu'il eût été

dommage de gaspiller par des polémiques sur le tiers monde.

D'autre part, fondé en 1946 par Jean Rodhain, le Secours catholique était

un « service d'Église », lié au réseau de la Caritas internationalis dont son fonda-

teur avait longtemps été président à Rome : ses opérations d'aide ou de déve-

(35)Messages,n° 380, mars 1986, p. 7.(36) Ibid.Noussoulignons.(37) Déclarationcommmunedu C.C.F.D.et du Secourscatholique,26octobre1988,textepublié

par B. HOLZERet F. LENOIR,Les risques...,op. cit., p. 219-222.

(38) En 1985,lesdépensesd'actionsocialeà l'étrangeront représentémoinsde 30 % desdépensesd'actionsocialeen France(101307219F contre365923239F, chiffrespubliésparMessages,n°385,

septembre1986).

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D.PELLETIER

loppement transitaient donc automatiquement par les épiscopats locaux (39). Il

en allait différemment pour le C.C.F.D., dont le statut était celui d'une O.N.G.

(organisation non gouvernementale) reconnue par l'Église. Fondé deux décennies

plus tard à partir de la mobilisation de mouvements laïcs d'Action catholique, il

prétendait au contraire à une marge d'autonomie par rapport aux évêques locaux.

L'écart qui se dessine ainsi recoupait très exactement le conflit suscité par l'affaire

Bwenando, au cours duquel l'archevêque de Nouméa s'était plaint d'avoir été tenu

en dehors de la décision du C.C.F.D. Cet écart suggère, au-delà des difficultés

nées d'une campagne de dénigrement dont le Secours catholique subissait lui aussi

les conséquences (40), l'existence d'une crise plus profonde portant sur les for-

mes mêmes de l'engagement catholique dans le monde moderne. On ne peutexclure que les évêques aient alors voulu reprendre en main un mouvement dont

la culture, largement héritée de l'Action catholique des années 1950, était por-teuse d'une forte revendication d'autonomie des laïcs au sein de l'Église.

Trois clés de lecture

Il n'est pas dans le rôle de l'historien de porter un jugement de valeur sur

les thèses auxquelles sa recherche le confronte. En matière d'histoire du temps

présent, les impératifs méthodologiques de rigueur ne sont pas différents de ceux

qu'impose l'étude de périodes plus lointaines, ils exigent seulement une vigilance

plus aiguë du fait de s'attacher à une histoire en train de se faire. La crise dont

nous rendons compte a toutes les apparences d'une poupée russe : sous une cam-

pagne de presse se révèle un ébranlement idéologique plus profond, qui laisse

apparaître à son tour une mise en cause des formes d'apostolat. Il reste alors

à tenter de replacer cet ensemble dans la perspective plus large d'une histoire

du catholicisme récent, en espérant que le fait d'être étranger à la famille, s'il

interdit cette connaissance intime acquise par la fréquentation militante d'un milieu

et d'une cause, autorise du moins un « regard éloigné » (41) qui a sa fécondité.

Trois clés de lecture nous semblent se dégager. La première est générationnelle :

à travers le C.C.F.D. et au-delà de lui, les polémiques de 1985-1987 interpel-lent toute une génération de militants issus de l'Action catholique des années 1950,dont elle remet en cause la tradition d'engagement politique et social. La seconde

est conciliaire : la crise recoupe le débat sur la réception et l'interprétation du Con-

cile Vatican II en France. Le lien entre la crise du C.C.F.D. et celle du tiers-

(39)A.AUMONIER,«Le Secourscatholique»,Études,n° 367/4, octobre1987,p. 371-380,quiévo-queaussile différendavec le C.C.F.D.

(40)Il est aussiattaquépour son aideà la Nouvelle-Calédonie.Cf. «Le Secourscatholiqueet laNouvelle-Calédonie», Messages,n° 378, janvier1986,p. 7.

(41)L'expressionest empruntéeà C. LÉVI-STRAUSS,Le regardéloigné,Paris,Pion, 1983.

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D.PELLETIER

mondisme pose enfin la question de l'identité spécifique du tiers-mondisme catho-

lique dans la France contemporaine.On l'a vu, la majorité des mouvements qui avaient fondé le C.C.F.D. en

1961, et l'animaient encore en 1985, venaient de l'Action catholique. Ils étaient

les héritiers d'une histoire, à laquelle les fondateurs du C.C.F.D. avaient eux-

mêmes participé, et portaient à l'intérieur du Comité une culture spécifique. L'expé-rience de la mission ouvrière des années d'après-guerre avait fait du débat sur

les formes de l'apostolat en milieu ouvrier un élément essentiel de cette culture,

bien au-delà des seuls militants ouvriers. Face au monde du travail, fallait-iladopterune stratégie de reconquête, en vue de fonder à terme une « civilisation chré-

tienne » ou une « chrétienté profane », ou privilégier une attitude d'incarnation,

d'immersion dans le monde ouvrier, de simple témoignage sans ambition de con-

version immédiate ? On le sait, c'est la deuxième option de l'alternative qui

l'emporta, en dépit des réticences romaines. Par voie de conséquence, la culture

d'Action catholique était marquée aussi par la tradition de rencontre sur le ter-

rain avec les communistes de la C.G.T., et par le débat sur les limites posées

à cette collaboration. La condamnation des prêtres-ouvriers en 1954 ne trancha

ce débat que de façon provisoire, et la rencontre put se poursuivre dans la prati-

que, au prix d'une prudence accrue et de quelques semonces romaines. Remar-

quons de ce point de vue que si les accusations de dérive marxiste de 1985 repro-

duisirent assez fidèlement celles de 1949 contre le progressisme chrétien ou de

1954 contre les prêtres-ouvriers et les théologiens qui les soutenaient, l'attitude

de la hiérarchie française s'était inversée entre les deux dates : quels que fussent

les désaccords internes, l'épiscopat soutint le C.C.F.D. face à ses détracteurs, et

ne remit jamais en cause son existence. Dernier trait important de cette culture,

l'Action catholique était porteuse d'une logique de sécularisation de l'engagement

catholique, et de prise d'autonomie des laïcs par rapport à la hiérarchie épiscopale.En d'autres termes, alors que l'engagement des catholiques dans le tiers

monde aurait pu être structuré par une logique d'action caritative de type mis-

sionnaire, dont l'objectif serait demeuré la conversion à terme des populations aux-

quelles on apportait une aide, et dont les priorités auraient été définies par Rome

ou par ses évêques, une autre voie l'emporta dans l'histoire du C.C.F.D., celle

de la simple participation à un combat commun en vue d'un monde plus juste.

Elle l'emporta parce que le mouvement missionnaire s'interrogeait alors sur

la pratique de la conversion, et parce que les mouvements d'Action catholique

imposèrent leur dynamique au C.C.F.D. Elle se trouva confirmée lorsque le père

Lebret, lui-même issu de l'Action catholique, contribua à orienter le Comité vers

un projet de développement qui passait par la définition d'un nouvel ordre éco-

nomique international. « Le C.C.F.D. n'est ni un supermouvement ni un service

d'Église ni une "boutique" catholique, mais la participation organisée des catholi-

ques de France à un effort qui concerne tous les hommes » (42), déclarait en

1968 Philippe Farine, premier président laïc du C.C.F.D. Il n'en demeure pas

(42)Conférencede pressedu 28février1968,citéeparB.HOLZER,Développement,politiqueetfoi

op. cit., p. 37.

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Page 104: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

1985-1987: UNECRISED'IDENTITÉDUTIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

moins que cette orientation majoritaire était porteuse de tensions avec la minorité

du Comité. L'« aide humanitaire en terre marxiste » et les relations avec les épis-

copats locaux furent les principales pierres d'achoppement de ces tensions jusque

dans la crise des années 1980.

L'héritage de Vatican II est une seconde clé de lecture, qui recoupe celle

des liens avec le tiers-mondisme de la gauche française. A l'origine, le C.C.F.D.

était porté par une double dynamique conciliaire : celle de la légitimité nouvelle

donnée aux mouvements d'Action catholique par la Constitution pastorale Gau-

dium et Spes, sur « l'Église dans le monde de ce temps », et par le décret sur

l'apostolat des laïcs ; celle de la prise en compte par Rome de la spécificité du

sous-développement, dans Gaudium et Spes d'abord, puis dans l'encyclique Popu-lorum progressio de 1967, à la rédaction de laquelle avait participé le Père Lebret.

Cette dernière reprenait en grande partie les thèmes de l'école radicale de l'éco-

nomie du développement, hostile à l'application du modèle libéral de développe-ment au tiers monde (43).

Dès lors se trouvait posée en pratique la question de la convergence avec

le mouvement tiers-mondiste. Il faut ici s'expliquer sur l'expression de « tiers-

mondisme catholique », qui porte en elle une ambiguïté. Elle exprime à la fois

la spécificité catholique d'un certain engagement en faveur du développement des

pays pauvres et la rencontre entre cet engagement et celui de la gauche tiers-

mondiste française dans les années 1960. A l'origine, l'écart était sans doute bien

marqué entre l'approche éthique du sous-développement formulée par les catho-

liques en termes de solidarité internationale et l'approche politique des tiers-

mondistes, fondée sur une théorie de l'impérialisme. Mais la rencontre se fit autour

d'un combat commun, quoique formulé dans des termes différents, contre le mode

de développement capitaliste accusé d'accroître par le jeu du marché et de la

domination les disparités économiques internationales et de détruire de l'intérieur

les sociétés du tiers monde.

La convergence entre les tiers-mondistes catholiques et la génération intel-

lectuelle issue de la guerre d'Algérie reposait donc en partie sur un malentendu,mais les premiers pouvaient avoir le sentiment d'une rencontre possible avec les

seconds, à partir de ce combat commun et en dépit de ce qui apparut surtout

comme l'écart inévitable entre l'action sur le terrain et une demande d'intellectuels.

On comprend ainsi que, de l'évolution de Frères du Monde (44) aux débats

au sein de « Chrétiens pour le socialisme » (45), les années 1970 aient été mar-

quées au sein du tiers-mondisme catholique par la tentation d'adhérer aux thèses

néo-marxistes de la domination. Mais on retiendra aussi que l'adhésion fut rare-

ment exprimée sans réserves. En outre, ainsi que le soulignait alors Jean Baubé-

rot, cette adhésion coïncida avec la remise en cause du modèle communiste à

(43)M.SUTTON,«Lescontingencesd'une encyclique: Populorumprogressio.L'économiepolitiqueet la théologiede la libération», in Les chrétienset l'économie,Paris,Centurion,1991,p. 131-155.

(44)Voirsupra l'articlede SabineROUSSEAU.(45)F. HOUTART,«Uncourantd'idées: Chrétienspour le Socialisme», in Autrement,A gaucheces

chrétiens,n° 8, 1977, p. 135-139.

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la suite de l'écrasement du Printemps de Prague, de la découverte des campschinois et des désillusions consécutives à la victoire communiste au Vietnam et

au Cambodge. « Actuellement », écrivait-il en 1977, « le marxisme se dilue, sedéconstruit dans une certaine mesure. C'est d'ailleurs en partie pour cette raison

qu'il est relativement facile à des chrétiens de se réclamer du marxisme » (46).Écrire que l'intérêt pour le marxisme grandissait à mesure que le communisme

réel apparaissait comme un échec n'est pas un paradoxe. Il n'en demeure pasmoins qu'une telle convergence tendait à brouiller l'image du tiers-mondisme catho-

lique, et l'on peut penser que la crise qu'il traversa dans les années 1980 fut

largement la conséquence de cet effet de flou.

La crise de 1985-1987 : essai d'interprétation globale

C'est ce triple héritage — apostolat d'Action catholique, concile Vatican II,tiers-mondisme catholique

— qui fut alors ébranlé dans ses fondements, et l'on

comprend mieux l'étendue des dégâts et l'inquiétude des évêques. Vis-à-vis de

la gauche tiers-mondiste, les catholiques étaient dans une position difficile. Ils pou-vaient bien affirmer qu'ils n'avaient jamais été marxistes et que les accusations

portées ne les concernaient pas. Ils n'en étaient pas moins solidaires sur le ter-

rain de ceux-là mêmes dont ils tenaient à se distinguer sur les principes.« Tiers-mondistes et fiers de l'être ? » (47), se demandait Thérèse Nallet dans

le mensuel Croissance des Jeunes Nations en été 1984. Après le colloque de

Libertés sans frontières, C.J.N. ouvrit ses colonnes à Rony Brauman, mais publiadans le numéro suivant les réponses de Jean-Pierre Cot, Charles Condamines

et René Dumont, avant de laisser s'exprimer l'indignation de son public dans le

courrier des lecteurs (48). Organisé à l'Assemblée nationale en réponse à Liberté

sans frontières, le colloque « Contre le tiers-mondisme ou contre le tiers-monde ? »

fut largement répercuté dans la presse catholique : il avait eu « le mérite de montrer

que les nouveaux "prêt-à-porter idéologiques" n'apportent aucune réponse sérieuse

au problème du devenir de milliards d'êtres humains » (49). Et le nouveau rédac-

teur en chef de C.J.N., Alain des Mazery, reprit quelques mois plus tard l'ancien

titre de Thérèse Nallet : « Tiers-mondiste et fiers de l'être » (50), en abandonnant

le point d'interrogation. Entre la volonté de marquer un écart de principe et le

(46)J. BAUBÉROT,« Ducatholicismesocialau militantismepolitique», in Autrement,op. cit.,p.20

(47)Croissancesdes JeunesNations(désormaisC.J.N.), n° 263, juillet-août1984,p. 3

(48)P. CASTEL,R. BRAUMAN,«Le tiers-mondismeau rancart?», C.J.N., n° 270, mars 1985,

p. 10-13; dossier«Les tiers-mondistespersistentet signent», articlesde J.-P. COT,C CONDAMINES,R.DUMONT,n° 271, avril1985, p. 9-11 ; courrierdes lecteurs,nc 272, mai 1985, p. 40-2.

^(49)«Tiers-mondisme: unanimitécontrele prêt-à-porteridéologique», C.J.N., n° 278, décembre

1985,p. 4 ; égalementcompterendude G.VlRATELLE,DossiersFaim-Déueloppement,n° 140,décembre1985.

(50)C.J.N., n° 301, janvier1986, p. 3.

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1985-1987: UNECRISED'IDENTITÉDUTIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

sentiment de combattre pour une même cause, la crise du C.C.F.D. ne fut rien

d'autre que la partie la plus visible d'une crise d'identité du tiers-mondisme

catholique.A l'intérieur de l'Église, l'ébranlement fut sans doute plus profond encore,

et l'on ne peut réduire la polémique contre le C.C.F.D. à une simple offensive

réactionnaire. Si elle recruta ses « stratèges » dans un milieu où se côtoyaientextrême droite politique et intégrisme catholique, son écho s'étendit bien au-delà.

Un Pierre Debray, en particulier, représentait davantage que le seul réseau de

son Courrier hebdomadaire : fondateur en 1969 du Rassemblement des Silen-

cieux de l'Église, il s'était rendu célèbre par son opposition à l'évolution du catho-

licisme français dans le sillage de Vatican II, et avait rencontré dès les années

1970 un large écho à un moment où les initiatives liturgiques déroutaient nom-

bre de fidèles (51). En d'autres termes, l'accusation portée contre le C.C.F.D.

recouvrait un malaise plus profond, qu'indiquait la convergence de fait entre des

milieux d'extrême droite traditionnellement hostiles et une presse (groupe Her-

sant, Quotidien de Paris...) à fort Iectorat catholique, conservateur sans doute,mais nullement extrémiste. Ajoutons qu'à l'échelle de l'Église universelle, cette cam-

pagne coïncida avec l'offensive romaine contre les théologies latino-américaines

de la libération, dont la mouvance du C.C.F.D. s'était fait le relais en France

dès les années 1970, en particulier par l'intermédiaire du Centre Lebret et de

sa revue Foi et Développement (52).Dans une analyse de la crise appuyée sur une enquête par sondage, Joseph

Thomas cerna « à chaud » les traits d'une frange du catholicisme français qui,sensible sans doute à une campagne qui prenait le communisme international pour

cible, n'était pas hostile à l'aide au tiers monde. Elle manifestait en revanche « une

défiance croissante envers les organisations et la préférence pour une générosité

ponctuelle s'exerçant sans intermédiaire ». Surtout, écrivait-il, « l'enseignement de

Vatican II [...] ne les a guère touchés », « leur intégration à la vie de l'Église,dans les mouvements, est moins forte. Ils sont davantage consommateurs et spec-tateurs dans l'Église » (53).

Cette analyse avait le mérite de mettre l'accent sur la question de la récep-tion du Concile Vatican II en France. Mais elle réduisait l'affaire à un simple effet

de désengagement des catholiques face à une évolution qu'ils réprouvaient. Sug-

gérons une autre hypothèse. La crise du C.C.F.D. eut peut-être partie liée avec

l'émergence d'une nouvelle forme d'engagement, davantage soucieux d'affirmer

l'identité catholique au sein d'un monde sécularisé, et dont étaient porteurs en

particulier les mouvements communautaires et charismatiques, apparus dans le

prolongement de mai 1968 aux marges de l'institution ecclésiale, avant d'être peu

(51)G. CHOLVY,Y.-M.HlLAiRE,Histoirereligieusede la Francecontemporaine,t. III: 1960-1988,Toulouse,Privât,1988, p. 333-335.

(52)Premierbilanthéologiqueet bibliographiquein « Heurtset malheursdes théologiesde la libéra-tion», Foi et Développement,n° 13, décembre1973.

(53)J. THOMAS,«Procèsau C.C.F.D.», Études,n° 367/5, novembre1987,p. 541-550,en parti-culierp. 543-544

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D.PELLETIER

à peu reconnus puis encouragés par les autorités au début des années 1980 (54).On ne postule pas ici la convergence entre le renouveau charismatique et

le conservatisme ou l'intégrisme religieux. Bien au contraire, les travaux de Danièle

Hervieu-Léger, Françoise Champion et Martine Cohen (55) ont montré à quel

point ces mouvements combinent un effort de rénovation liturgique avec la priseen compte d'un souci d'épanouissement et de libération individuels. Celui-ci les

ancre profondément dans une modernité que l'intégrisme tend à l'inverse à reje-ter. Mais il est clair aussi que ce nouveau militantisme est préoccupé de témoi-

gner de la différence catholique dans le monde actuel, davantage que d'oeuvrer

à la transformation des structures économiques et sociales. Il entrait donc en con-

currence, sinon en conflit, avec la culture militante des générations d'Action catho-

lique qui avaient fait l'histoire du C.C.F.D. en privilégiant l'immersion discrète dans

le milieu d'apostolat et le travail en commun avec les non-chrétiens, et en relé-

guant à une place seconde voire secondaire l'idéal missionnaire de témoignageet de^ conversion.

Évoquant en octobre 1985 l'émergence d'une « nouvelle génération de catho-

liques », dont « la préoccupation n'est pas [...] le souci de l'engagement dans la

cité, la volonté de dialogue avec l'incroyant, mais l'inscription nette d'un vivre-

en-chrétien sous l'Esprit dans l'Église » (56), le directeur des Études Paul Vala-

dier soulignait combien cette « volonté » était portée par une critique de la sécu-

larisation qui avait précédé. « Il est clair », continuait-il, « que le procès fait aux

initiateurs de l'apostolat en monde ouvrier, du renouvellement de la catéchèse

ou des paroisses, aux militants de l'Action catholique, prend à revers les intui-

tions et les dynamiques qui les ont enthousiasmés » (57).Les militants du C.C.F.D. ne subirent-ils pas alors le contrecoup de ce renou-

veau des modèles d'engagement ? Dans cette hypothèse, la crise ne serait passeulement la conséquence de la montée d'un conservatisme refusant l'héritage

novateur de Vatican IL Le renouveau charismatique, l'apparition d'une piété extra-

vertie s'exprimant dans de grands rassemblements collectifs, notamment à l'occa-

sion des voyages de Jean-Paul II, où celui-ci réaffirmait avec force l'originalité

catholique, apparaîtraient comme la tentative d'imposer une autre lecture de l'héri-

tage conciliaire. Celle-ci serait venue contester l'interprétation dominante au cours

des années précédentes, celle des mouvements d'Action catholique et de leurs

conseillers ecclésiaux, théologiens et aumôniers, qui avaient fourni à la majoritéconciliaire son outillage conceptuel. Et les milieux intégristes et conservateurs catho-

liques qui s'en prirent au C.C.F.D. auraient vu leurs ambitions facilitées par l'épui-sement relatif du militantisme d'Action catholique.

(54) M.COHEN,«Versde nouveauxrapportsavecl'institutionecclésiastique: l'exempledu Renou-

veau charismatiqueen France», Archivesde sciencessocialesdes religions,n° 62.1, 1986,p. 61-79

(55)F. CHAMPION,D. HERVIEU-LÉGER(dir.),De l'émotionen religion.Renouveauxet traditions,Paris.

Le Centurion,1986; M.COHEN,«Renouveauxreligieuxet individualisme: le cas du catholicismeet

du judaïsmeen France», SocialCompass,n° 36/1, mars 1989, p 137-163.(56) P. VALADIER,«Vaguesnouvellesdans l'Église», Études,n° 383-397,citationp. 381

(57) Ibid.,p. 386.

104

Page 108: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

1985-1987: UNECRISED'IDENTITÉDU TIERS-MONDISMECATHOLIQUE?

Conclusion

La crise du tiers-mondisme catholique, dont le foyer sensible fut la campa-

gne contre le C.C.F.D., apparaît donc comme la pointe émergée de l'ébranle-

ment plus profond provoqué par les débats sur l'héritage de Vatican IL A ce

niveau, elle s'articula sur la mise en cause des formes de l'apostolat au sein d'un

monde sécularisé, ce qui porte à l'interpréter comme crise d'identité militante des

générations issues de l'Action catholique des années 1950 et 1960. Hors du champ

catholique— mais on a vu que le type même de militantisme prôné par ces géné-

rations tendait à effacer la frontière entre les catholiques et les autres —. la con-

joncture politique et intellectuelle plaça ces militants devant le délicat dilemme

d'affirmer leur originalité sans renoncer aux valeurs qu'ils avaient en commun avec

la gauche tiers-mondiste.

S'il paraît impossible d'apporter une conclusion à la mise en perspective d'une

crise si récente, son apaisement à partir de 1987 retient néanmoins l'attention.

L'encyclique Sollicitudo rei socialis de 1987, en multipliant les références à Popu-lorum progressio et en réaffirmant l'actualité du message de Paul VI, redonnait

à l'engagement des catholiques dans le tiers monde sa légitimité. En France, la

réorganisation du C.C.F.D. affaiblit ses opposants : le livre de Michel Algrin (58)

qui le prit à nouveau pour cible en 1989 fit peu de bruit en dehors des milieux

d'extrême droite, et les dirigeants du C.C.F.D. purent choisir de l'ignorer (59).Mais cette réorganisation avait eu son prix, celui du rétablissement dune plus

grande autorité des évêques sur le mouvement. Les nouvelles dispositions^ font

désormais du C.C.F.D. un « service d'Église », un « organisme officiel de l'Égliseen France fondé par l'épiscopat » et rattaché à sa Commission sociale. Elles insistent

sur le nécessaire accord des épiscopats locaux pour toute opération d'aide au déve-

loppement, et le renforcement des liens avec les institutions romaines compéten-tes (60). C'est là rapprocher son statut de celui du Secours catholique avec lequelil a été en désaccord. Certains militants y voient un affaiblissement de l'originalitédu C.C.F.D. dans le paysage catholique français, et le risque d'une possible dimi-

nution de sa marge de manoeuvre dans le tiers monde.

On peut se demander surtout si l'apaisement des polémiques ne reflète pas

davantage le déplacement des centres d'intérêt de l'opinion française. D'une parten effet, les effets sociaux d'une crise économique prolongée, l'émergence de la

thématique du quart monde et de la nouvelle pauvreté, remettent en cause le

primat de l'aide au tiers monde au nom de ce que l'on appellera volontiers, sans

connotation péjorative, un « carriérisme caritatif » d'un type nouveau. D'autre part,

(58) M.ALGRIN,Subversionhumanitaire,ou les bonnesoeuvresdu C.C.F.D., Paris, Jean Picollec,1989.

(59) Cf. la note de C. LEPROU,«Savoirdire ses convictions.Vers une nouvellecampagneanti-C.C.F.D. ? », Coresponsables,Lettreaux membresdes bureauxdes comitésdiocésainsdu C.C F D..n° 20, janvier 1989.

(60)D.C., n° 1922, 20 juillet1986, p. 724.

105

Page 109: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

D.PELLETIER

l'effondrement du bloc de l'Est et les difficultés des anciens pays socialistes ouvrentaux O.N.G. un champ concurrent du tiers monde, affectivement plus proche de

l'opinion, au moment où le discours humanitaire sur l'Afrique conduit à privilé-

gier l'aide d'urgence au détriment d'une aide au développement inscrite dans le

moyen terme. Le tiers-mondisme, catholique ou non, après avoir souffert d'êtremis au centre des polémiques, risque peut-être cette maladie de langueur qu'estle consensus sur les questions devenues secondaires (61).

(61) Cet articledoit beaucoupà l'amitiéet aux conseilsde SandrineKott,que je remercie.

106

Page 110: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

RELIGION ET SOCIETE

Le discours social de l'Église catholique de France 1891-1992, textes

majeurs de l'Episcopat français rassemblés et présentés par Denis

MAUGENEST. Paris, Cerf, 1995, 749 pages.

Ce

recueil regroupe 50 textes en 28 chapitres précédés chacun d'une brève

présentation. Une introduction générale de Denis Maugenest en précise le

statut institutionnel, ainsi que la dimension historique et théologique. L'ouvrage

présente un corpus cohérent dont l'intérêt documentaire est évident, et montre

que la question sociale est une voie privilégiée d'intervention des évêques dans

le champ politique. S'il résulte d'un choix qui pourrait être discuté dans le détail,il permet d'esquisser une périodisation. Les 17 textes échelonnés de 1891 à 1926

témoignent des premiers pas collectifs d'un épiscopat qui se cherche en dépit de

l'hostilité de Rome à toute expression collective, jusqu'à la fondation de l'Assem-

blée des cardinaux et archevêques en 1921. La période est dominée par la ques-tion du Ralliement et les deux crises de la Séparation et de l'Action française

(1926). Le choix des textes n'est pas indifférent : il place l'ensemble de l'ouvragesous le signe de l'apaisement progressif des relations Église-État, au prix de l'oubli

de la condamnation du Sillon en 1910. On notera aussi la présence de plusieurstextes pontificaux dans cette première partie : Denis Maugenest souligne à justetitre la tension qui règne autour de 1905 entre un Pie X intransigeant sur la Sépa-ration et un épiscopat plus ouvert au compromis. La rigueur historique exigeraitde faire le même constat en 1926, lorsque les évêques sensibles à la stratégiede défense catholique renâclent à entériner la condamnation par Pie XI de l'Action

française.Le ton change au cours des années 1934-1945 (11 textes), que domine la

question des totalitarismes : rallié au régime, qu'il s'agisse de la République ou

de l'État français, l'épiscopat entend participer en 1940 comme en 1945 à l'effort

national. La publication de documents marquant l'adhésion des évêques à la Révo-

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996, © LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

107

Page 111: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

lution nationale atteste une prise de distance à l'égard de l'autojustification naguèredominante dans le champ catholique, à laquelle le travail des historiens n'est sansdoute pas étranger. Est-il absurde de regrouper sous un seul chapitre les14 documents retenus de 1951 à 1977 ? Au-delà de l'inflexion conciliaire et du

texte essentiel de 1972 « Pour une pratique chrétienne de la politique », qui con-

sacre le ralliement officiel au pluralisme politique des chrétiens, c'est surtout la

manière dont l'épiscopat entérine ou sanctionne les élaborations de l'aile marchante

du catholicisme français, davantage qu'il ne les précède, qui est remarquable. Deux

textes battent en 1954 le rappel des militants après la crise des prêtres-ouvriers.Ils formulent la question sociale dans des termes missionnaires que le père Chenu

théorisait dès 1950, de même que le coup d'arrêt porté en 1977 à la tentation

marxiste use d'un argumentaire que n'aurait pas désavoué la gauche démocrate-

chrétienne des années 1940. Le marxisme s'effaçant de l'horizon politique, les

textes des années 1980 se concentrent sur la crise du lien social. Le fait que la

moitié des documents retenus au cours de cette dernière période émanent de la

Commission sociale de l'Episcopat reflète la plus grande technicité des thèmes

désormais abordés, et la spécialisation qui en résulte. Ce repli sur un discours

proche de l'expertise n'exclut certes pas la référence à un humanisme chrétien

qui fait consensus, il témoigne toutefois d'une inflexion notable dans la manière

dont l'épiscopat entend désormais intervenir dans la Cité.

Denis PELLETIERD

Bernard PLONGERON et Pierre GUILLAUME (sous la direction de). -

De la charité à l'action sociale. Religion et société. Paris, Éditions

du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1995, 469 pages.

Ce

recueil de trente-deux communications est issu du 118e congrès national

des sociétés historiques et scientifiques qui s'est tenu à Pau du 25 au

29 octobre 1993. La première partie est consacrée à l'époque moderne, la seconde

aux discours caritatifs et aux débats politiques qui les accompagnent à l'époque

contemporaine, les deux dernières aux institutions et aux pratiques au XIXepuisau XXesiècle. L'introduction de Bernard Plongeron le souligne avec justesse : un

tel recueil d'articles ne peut prétendre à la synthèse. Il fournit un regard éclairant

sur la diversité des formes d'action caritative dans le catholicisme contemporain,

qui prédomine nettement en dépit de deux contributions sur la franc-maçonnerie,et d'une autre sur l'étonnante figure bordelaise de Daniel Ifla, alias « Monsieur

Osiris », ce mécène culturel qui légua à l'État le château de la Malmaison pouren faire un musée, et conçut, entre autres oeuvres de charité, l'idée d'un « bateau-

soupe » amarré en 1912 sur un quai de la Gironde.

108

Page 112: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

Le titre de l'ouvrage indique bien le propos de ses initiateurs : l'action cari-

tative a changé de sens à mesure que ses promoteurs prenaient conscience de

la nécessité de ne plus s'en tenir à la charité comme palliatif de la misère. Cette

problématique reprend d'ailleurs le projet revendiqué au XXesiècle par les ani-

mateurs d'oeuvres et les fondateurs de mouvement eux-mêmes. De l'ensemble,

on retiendra la part prise par le clergé de paroisse dans l'action caritative : l'apport

est important, car l'histoire du catholicisme social a trop souvent tendance à pri-

vilégier exclusivement le rôle des oeuvres laïques. La place accordée par plusieurs

auteurs à la question très concrète du financement des actions de bienfaisance,

et parfois de simple entretien des locaux, mérite aussi d'être signalée : elle reste

aujourd'hui encore une des principales lacunes de l'histoire de l'action caritative,

dont elle éclaire pourtant la manière dont celle-ci s'enracine dans le tissu social.

Denis PELLETIERD

François VARILLON. - Journal d'une passion. Présentation de Robert

BELOT, postface de Charles EHLINGER. Paris, Centurion, 1994,236 pages.

L5

oeuvre du jésuite lyonnais François Varillon (1905-1978), qui fut à la fois

théologien, prédicateur et critique littéraire, connaît depuis sa mort un écho

discret dont témoigne le succès de plusieurs publications posthumes. L'édition parRobert Belot du journal intime qu'il tint pendant un an (mars 1924-avril 1925).

de manière au demeurant irrégulière, participe-t-elle seulement de cet attachement

d'un milieu de fidèles ? Le motif de cette introspection fut le conflit vécu par le

jeune homme entre le sentiment qui le portait vers une adolescente, Simone, et

la vocation sacerdotale dont il ressentait l'appel. A vrai dire, la décision de deve-

nir prêtre était déjà prise quand il entama la rédaction du journal, et ce dernier

paraît avoir eu pour objectif essentiel d'éprouver et de confirmer ce choix, en

tenant à distance par l'analyse et le souvenir la tendresse que F. Varillon vouait

encore à Simone.

Cela suffit-il à donner un intérêt historique à ce petit texte ? Dans sa pré-

face, Robert Belot met l'accent sur un fait marginal dans le journal de F. Varil-

lon : celui-ci était alors l'ami intime de Lucien Rebatet, auquel il présenta la jeunefille et qui en devint pour un temps l'amant. Robert Belot, qui publie en même

temps au Seuil une biographie de Rebatet, y voit le moment fondateur d'une

divergence désormais irrévocable entre deux destins, qui conduira l'un à la publi-cation des Décombres et à l'engagement dans la collaboration, l'autre à la Résis-

tance et aux débuts des Cahiers du Témoignage chrétien. Suivie jusqu'à la Libé-

ration, la biographie comparée des deux hommes suscite l'intérêt, ne serait-ce quedans la manière dont R. Belot marque les étapes de leur divergence, et en parti-

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Page 113: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

culier le caractère central qu'y occupa dès 1926 la condamnation par Rome de

l'Action française. Mais le motif initial ne convainc pas totalement, tant pour sa

dimension quelque peu téléologique que pour la manière dont il contourne la

question du sens propre du texte de Varillon.

Car ce texte est plus riche d'histoire que son titre ne le laisse entendre. Sans

doute un adepte de la critique analytique ferait-il son miel du processus de refou-

lement et de sublimation ordonné à la vocation dont ce journal est le théâtre

intime, comme de la relation que la jeune fille noue entre deux amis que la reli-

gion sépare. L'historien du religieux y lira surtout un témoignage de l'intérieur

sur ce moment de la vocation qui, centrai dans toute histoire de la spiritualité,

échappe par sa nature même à la démarche historique, peu armée pour sonder

les incertitudes de la conscience. Quant à l'historien du culturel, il trouvera dans

les exercices de style auquel se livre François Varillon sur Barrés, Gide, Ghéon

et quelques autres, dans un romantisme catholique qui trouve avec Baudelaire

et Wagner, avant même 1926, un antidote à la pensée maurassienne, dans les

récits de soirées théâtrales ou musicales lyonnaises enfin, quelques vues suggesti-ves sur le paysage intellectuel et mondain des années 1920 et les années de for-

mation d'un jeune intellectuel catholique de la province.

Denis PELLETIERD

Denis PELLETIER. - Économie et Humanisme. De l'utopie commu-

nautaire au combat pour le tiers monde (1941-1966). Paris, Le

Cerf, 1996, 529 pages.

L)ouvrage consacré par Denis Pelletier au mouvement Économie et Huma-

nisme et à son fondateur, Louis Lebret, père dominicain, nous plonge en

fait dans l'histoire beaucoup plus vaste de tout un courant doctrinalement cohé-

rent du catholicisme social. De la fondation du mouvement en 1941, sous les

auspices de l'État français, avec, à cette époque, notamment Gustave Thibon et

François Perroux, à la participation du père Lebret à l'encyclique Populorum pro-

gressio rédigée dans la veine progressiste de Vatican II en passant par l'élabora-

tion de la doctrine d'un tiers-mondisme catholique, le lecteur est amené à étu-

dier les permanences et les évolutions d'un courant de pensée essentiel à la com-

préhension de l'histoire des idées politiques des années 1950 et 1960.

Tout à la fois revue, maison d'édition, centre d'étude, mouvance intellec-

tuelle mais également matrice d'organisations actives en milieu ouvrier en France—

parfois présentés comme concurrentes de l'Action catholique — ainsi que dans

le tiers monde, Économie et Humanisme est en fait un complexe aux ramifica-

tions si vastes que la cohérence du dessein est parfois difficile à cerner.

A l'origine, Économie et Humanisme est une parfaite incarnation de cette

110

Page 114: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

matrice intransigeante du catholicisme social mise à jour par Emile Poulat et Jean-

Marie Mayeur et qui se caractérise par un refus de la modernité libérale dans

sa triple dimension philosophique— les droits de l'homme —, politique

— la

démocratie représentative— et économique

— le marché. Inspiré par une lec-

ture de l'oeuvre de saint Thomas d'Aquin, « l'intransigeantisme » met au contraire

l'accent sur une vision communautaire et organiciste d'une société hiérarchisée

en ordres et organisée en corporations chargées d'assurer le lien social que détruirait

l'individualisme libéral. On retrouve alors les traditionnelles critiques du courant

contre-révolutionnaire et réactionnaire contre la démocratie qui ne serait que la

dictature amorale du nombre et de l'arithmétique et contre la société moderne

toute empreinte de matérialisme. En phase avec l'air du temps qui régnait alors

à Vichy « le père Lebret vit dans la défaite et l'armistice la conséquence logique

de vingt années de crise morale. "Dieu nous châtie" écrivit-il dans son journal

quotidien le 18 juin » (p. 22). Pour participer à l'effort de « salut » des âmes, Éco-

nomie et Humanisme est constitué comme mouvement intellectuel et revue dès

l'automne 1941 avec pour objectif d'élaborer une doctrine conjuguant corpora-

tisme et communautarisme en vue de fonder les institutions économiques, socia-

les, politiques conformes à ce que serait l'ordre social chrétien. Il s'ensuivra la

participation de Lebret aux projets avortés de réforme constitutionnelle de l'État

français.La vie d'Économie et Humanisme est après la guerre marquée par une suc-

cession de chocs qui vont progressivement transformer ce modèle initial.

Choc de la Libération naturellement qui prive le mouvement de la partici-

pation officielle de G. Thibon et F. Perroux, trop impliqués dans la politique de

Vichy. Le mouvement gagne en revanche la collaboration de Henri Desroches.

Mais plus fondamentalement il n'apparaît plus possible à Lebret de défendre le

projet chrétien de la même manière : il ne s'agit plus de lier le sort de celui-ci

à un régime politique particulier comme il a été tenté avec l'État français mais

de former et organiser une élite qui sera le ferment des idées catholiques sociales

dans la société démocratique moderne. Tel est le sens de la fondation du mou-

vement « Les Compagnons de la vérité » selon un système finalement peu diffé-

rent de celui de l'A.C.J.F. à sa création : « A mesure que les Compagnons et

Compagnes en grandissant deviennent capables de plus d'influence, leur action

s'exerce jusqu'au plan politique, mais elle s'accomplit indépendamment des vicis-

situdes des mouvements politiques et économiques, elle se joue à un autre plan.Elle continue sa croissance au milieu des bouleversements, de quelques natures

qu'ils soient (Règle provisoire, article 2). »

L'échec de cette tentative lancée en janvier 1945 est patent dès la fin 1947.

Le centre d'intérêt d'Économie et Humanisme quitte alors définitivement le champdirectement politique et le groupe met l'accent sur ses activités de recherche en

matière économique et sociale, en multipliant les enquêtes portant sur le déve-

loppement et l'aménagement du territoire, surtout dans le tiers monde et plus par-ticulièrement en Amérique latine. L'intérêt pour la France, s'il demeure, prendà son tour une dimension nettement sociale et le mouvement se consacre aux

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Page 115: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

missions en milieu ouvrier. Louis Lebret prend en charge le volet international,Henri Desroches celui de l'action sociale. Encore ne faut-il pas surestimer l'ampleurde l'évolution que connaît alors Économie et Humanisme. Si tactiquement la

dimension corporatiste du mouvement se fait plus discrète au bénéfice de son

discours communautariste, on retrouve une vision de l'économie que Denis Pel-

letier juge peu renouvelée par rapport à ce qu'elle était dans les années 1940 :

« Comme le désordre libéral, l'économie doit être "ordonnée" [...]. Cette régula-tion doit être le fait conjoint de l'État et_des corps intermédiaires, dont le conceptest emprunté à la doctrine sociale de l'Église » (p. 108). La permanence de cette

démarche ne reflète pas une simple nostalgie des mots qui se réduirait en incan-

tation dérisoire, elle s'inscrit, comme l'analyse avec précision l'auteur, dans le cou-

rant intransigeant du catholicisme social sous la forme de « la matrice aristotélo-

thomiste d'une pensée antimoderne » qui oppose à la méthode hypothético-déductive utilisée par les économistes libéraux « une expression économique de

l'utopie communautaire [...], la conception d'une économie hiérarchisée et ordon-

née, ensemble solidaire et harmonieux d'unités équilibrées » (p. 124) dans la per-manence d'une dimension organiciste. Le lien communautaire qui est alors mis

en avant, aujourd'hui de nouveau à la mode sous l'appellation laïcisée de lien

social, fonde un tiers-mondisme catholique très hostile au libéralisme et qui dans

le nouveau contexte des années 1950 et 1960 situe « à gauche » Économie et

Humanisme et apporte à l'analyse des phénomènes de sous-développement une

approche incontestablement originale en privilégiant sa dimension globale et en

refusant une vision purement économiste. Se constituent ainsi progressivement les

outils conceptuels d'une théorie de « l'économie humaine » intégrant la dimen-

sion sociale au-delà des seuls critères matériels. Toutes références à la matrice

intransigeante sont-elles pour autant abandonnées ? Non, car on retrouve au con-

traire dans la conception d'une « dynamique du développement harmonisé » des

références omniprésentes à la biologie et une analogie fréquente avec les rythmesde la croissance humaine, qui fondent Denis Pelletier à voir à l'oeuvre une

« conception globalisante^et organiciste du développement » (p. 362) avec la même

méfiance à l'égard de l'État et la même capacité à renvoyer dos à dos marxisme

et capitalisme.Pour autant, s'agit-il de la simple modernisation ou adaptation au nouveau

contexte des sociétés industrielles de l'ancienne thématique intransigeante ? Denis

Pelletier semble hésiter pour voir à la fin de la vie de Louis Lebret une progres-sive mise « à distance » (p. 383) de l'enracinement catholique social sous la dou-

ble découverte — permise par les recherches menées en Amérique latine et les

missions en milieu ouvrier — de solidarités communautaires à l'extérieur de la

culture catholique et de la diversité des catholicismes et des civilisations.

L'intérêt principal de l'ouvrage de Denis Pelletier, outre les très nombreuses

informations inédites qui nous sont fournies, réside dans la qualité de son apport

à la connaissance des modes de transformation de la doctrine du catholicisme

social. A la lecture de ce livre, on ne peut en effet manquer de se poser la ques-

tion classique chez l'historien des idées politiques et plus encore quand il traite

112

Page 116: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

du catholicisme : qu'en est-il des permanences et des évolutions, des permanen-ces et des métamorphoses des éléments constitutifs d'un courant d'idée ?

Avec Économie et Humanisme nous sommes en présence d'un courant assez

homogène héritier du fond intransigeant tel qu'il se définit depuis la Révolution

française. Comment peut-il évoluer vers un progressisme social tel qu'il s'incarne

dans ses engagements dans le tiers monde et dans la collaboration de Lebret à

Vatican II ? Certes le catholicisme social n'a jamais été entièrement réductible à

la droite et les divisions traditionnelles du champ politique se révèlent ici assez

inopérantes. Il n'empêche que l'on peut difficilement voir une continuité entre

l'engagement dans la Révolution nationale et l'action en faveur du tiers monde

en compagnie de Dom Helder Camara. Il y a donc bien transformation mais celle-

ci s'opère moins par revirements brutaux que par détachements successifs de pansentiers de la matrice intransigeante. L'histoire d'Économie et Humanisme peut ainsi

se lire comme celle d'une laïcisation progressive de la doctrine et d'un réaména-

gement dans une perspective renouvelée des éléments qui la constituent encore.

Le détachement le plus important est celui qui affecte l'intérêt initial pourla sphère politique. On a l'habitude de présenter le catholicisme social comme

réactionnaire sur le plan institutionnel et progressiste sur le plan social. Malgréles approximations qui caractérisent cette formule, celle-ci reste, pour l'essentiel,exacte. Quitter la sphère politique pour se consacrer à des préoccupations à domi-

nante économique et sociale ne signifie donc pas seulement changer de tactiqueou de centre d'intérêt mais conduit à mettre l'accent sur d'autres aspects de la

doctrine du catholicisme social jusqu'à ne plus aborder certains points et progres-sivement occulter les prises de position les plus hostiles à la démocratie. Ce déta-

chement du politique, que l'intégrisme catholique estimait pourtant essentiel, s'effec-

tue à la Libération après l'échec d'une collaboration avec le M.R.P. A cette épo-

que les désaccords politiques sont cruciaux entre les deux mouvances, les démo-

crates chrétiens ayant—

pour les plus nombreux depuis les années 1920, pourles plus tardifs depuis les contacts de la Résistance — non seulement rallié la Répu-

blique mais intégré les valeurs du libéralisme politique. Or Économie et Huma-

nisme prône encore dans les années 1946-1947 la « démocratie organique » quin'est précisément pas d'essence démocratique, se caractérise par son hostilité au

suffrage universel et son rejet des droits de l'homme. En quittant le champ politi-

que, la mouvance de Louis Lebret n'abjure pas explicitement ses positions anté-

rieures mais l'édifice doctrinal évolue dans sa finalité : la référence récurrente au

communautarisme change fondamentalement de sens selon qu'elle est adossée

à un système politique autoritaire ou qu'elle se réduit au champ social. Dans le

premier cas, elle renforce une vision anti-individualiste et anti-libérale du monde

au service d'un projet autoritaire ; dans l'autre elle est instrumentalisée au service

d'une critique des excès de la société industrielle. Cette évolution est naturelle-

ment très lente et Denis Pelletier écrit avec raison que : « En 1947, l'économie

humaine n'est rien d'autre que la tentative d'acclimater à la théorie économique,à l'aide d'une grille de lecture aristotélothomiste affinée par la rencontre avec Marx,une philosophie demeurée fondamentalement hostile au monde moderne issu des

113

Page 117: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

Lumières et de la révolution industrielle » (p. 130). Mais pour être lente cette évo-

lution n'en est pas moins certaine. Quand bien même les membres d'Économie

et Humanisme n'auraient pas évolué sur le fond, le silence qui s'impose sur lui

rend possible une autre réception du message par ceux auquel il est destiné. Qu'enest-il en effet du regard porté par les principaux experts internationaux des années

1960 sur les rapports de la fondation créée par l'équipe de Économie et Huma-

nisme ? Il est plus que probable qu'ils adoptent les conclusions du père Lebret

dans une toute autre vision de la société, celle du développement des pays du

tiers monde, que celle imaginée par d'éventuels nostalgiques de Vichy et qu'ainsiles quelques éléments résiduels de la matrice du catholicisme intransigeant se trou-

vent réagencés dans une perspective bien différente de celle de Gustave Thibon

ou de Louis de Broglie mais, ironie de l'histoire, dans un esprit finalement assez

conforme à l'éthique d'un catholicisme social réconcilié avec les valeurs du libéra-

lisme politique.

Yves PALAUD

Une communauté brisée. Regards croisés sur la scission M.L.P.-M.L.O.

de 1951. Villeneuve-d'Ascq,Groupementpour la Recherchesur les Mou-

vements Familiaux, 1995, 443 pages. « Les Cahiers du G.R.M.F. »

e neuvième cahier mérite d'être salué pour la qualité de son contenu et son

intérêt de méthode. Il porte sur la crise interne au Mouvement Populaire des

Familles (M.P.F.), branche adulte de la J.O.C. et de la J.O.C.F., qui aboutit

en 1951 à la scission entre le Mouvement de libération du peuple, qui rompit

toute attache avec l'institution catholique, et le Mouvement de libération ouvrière

qui demeura lié à l'Action catholique ouvrière. Essentielle dans l'histoire du mili-

tantisme catholique contemporain, cette rupture inaugura la série de crises de sécu-

larisation qui devait affecter l'ensemble des mouvements d'Action catholique spé-cialisée jusqu'au milieu des années 1970. On en connaissait déjà le déroulement

grâce aux travaux de Joseph Debès [Naissance de l'Action catholique ouvrière,

Paris, Les Éditions Ouvrières, 1982). L'intérêt de ce cahier réside d'abord dans

le passionnant dossier de témoignages, issus des deux courants, et dans sa con-

frontation avec la présentation que font de la crise historiens et sociologues du

G.R.M.F. Les auteurs ont eu en outre la bonne idée de consacrer une partie

entière à l'évolution ultérieure des deux mouvances jusqu'aux années 1970, et

de présenter en annexe un corpus documentaire des archives que le G.R.M.F

a regroupées et parfois suscitées. Le cahier se signale donc enfin par son intérêt

méthodologique. Sur un sujet d'autant plus sensible qu'il demeure aujourd'huiencore pour ses anciens protagonistes une blessure, la méthode déployée depuis

114

Page 118: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

sa fondation par le G.R.M.F., et qui repose sur la confrontation systématisée et

organisée de la critique historienne et de la mémoire militante, débouche sur un

ouvrage original et particulièrement intéressant. Les historiens du temps présentsavent le malaise qui naît souvent du décalage entre leur travail et les souvenirs

des acteurs : loin d'être évacué comme il l'est généralement au nom de l'écart

entre l'archive et la mémoire, ce décalage dynamise ici la réflexion des uns et

des autres d'une manière exemplaire.

Denis PELLETIERD

Frank GEORGI. - L'invention de la C.F.D.T. 1957-1970. Syndicalisme,catholicisme et politique dans la France de l'expansion. Paris,C.N.R.S. éditions-éditionsde l'Atelier,1995, 645 pages. Préface d'Antoine

PROST. « Patrimoine ».

Les

études les plus récemment consacrées à la C.F.D.T. étaient à dominante

sociologique (P.-E. Tixier, Antoine Bevort et Dominique Labbé) ou politolo-

gique (Guy Groux et René Mouriaux, Pierre Cours-Salies) ; à moins qu'il ne

s'agisse d'histoires générales (Michel Branciard). L'ouvrage de Frank Georgi se

distingue de celles-ci à plus d'un titre. Ce fort volume de plus de 600 pages est

la substance d'une thèse d'histoire ayant bénéficié de l'impressionnant travail accom-

pli par le centre d'archives confédéral de la C.F.D.T. sous la direction de Loui-

sette Battais et nourrie, de ce fait, de sources inédites de premier plan. Il fait

toute leur part aux problèmes théoriques, politiques et organisationnels mais les

articule autour d'une question centrale : celle de la construction d'une identité

collective.

L'ouvrage débute en 1957, quand la guerre d'Algérie et son corollaire, l'effon-

drement du régime, permettent à la C.F.T.C. de s'affirmer comme un acteur poli-

tique à part entière et à ses « minoritaires » de marquer des points décisifs dans

la voie d'une déconfessionnalisation qu'ils ne nommeront jamais autrement

qu'« évolution ». Il se clôt en 1970 quand la C.F.D.T., ralliée à l'idée d'un socia-

lisme alternatif autogestionnaire, se pose en parti politique de substitution et devient

suffisamment sûre de son identité nouvelle pour pouvoir abandonner les signesde son ancrage historique sans crise et définitivement. Ce qui ne signifie pas la

fin d'une histoire demeurée en perpétuel mouvement : après la C.F.T.C.-C.F.D.T.« mendésiste » du milieu des années 1960 et la centrale autogestionnaire et radi-

cale de l'après 1968, la C.F.D.T. des assises du socialisme en 1974, la confédé-

ration « recentrée » sur le syndicalisme à la fin de la décennie, l'organisation pro-che du gouvernement socialiste en 1981, puis la C.F.D.T. d'aujourd'hui prônantun réformisme contractuel détaché de toute référence au socialisme. Au point qu'on

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Page 119: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

peut se demander, avec l'auteur, si cette pratique systématique et récurrente d'une

remise en question, conditionnée par la recherche d'une conformité avec les trans-

formations de la société, ne serait pas l'une des modalités privilégiées de cette

identité en perpétuelle construction.

Le congrès de 1964 constitue du moins une étape décisive de cette quête

toujours inachevée. Il répond aux aspirations précoces de Reconstruction mais

n'advient qu'à la faveur du mouvement général de laïcisation des institutions chré-

tiennes, en relation avec les encycliques Mater et magistra, Pacem in terris et,bien sûr, avec Vatican II. Car si la dynamique conciliaire ne détermine pas le succès

de « l'évolution », du moins celle-ci n'était-elle pas concevable sans la neutralité

souvent bienveillante qui s'exprime alors à tous les niveaux de la hiérarchie catho-

lique. Avec d'autant plus de facilité que la laïcisation n'est en rien laïcisme. Ses

partisans et adversaires s'interpellent à partir de conceptions divergentes des rela-

tions entre le profane et le sacré mais du moins en leur nom et s'inscrivent dans

l'héritage du personnalisme et du catholicisme social. Au point qu'un organe du

M.R.P. peut dire de la querelle pour ou contre la déconfessionnalisation qu'elle« prend un petit air de "surconfessionnalisation" et comparer "la dispute" [...] à

une disputatio théologique de la plus pure espèce ».

Le syndicalisme chrétien souhaitait répondre aux mutations de l'après-guerreet à l'élargissement du champ de compétence de l'action syndicale en oeuvrant

dans la voie d'une « planification démocratique ». L'entrée de la France gaulliennedans cet « âge d'or de la croissance » qu'incarnent les années 1960 accentue sa

volonté d'intervention dans le politique. Ses minoritaires perçoivent très tôt les

atouts de la modernité mais aussi bien ses risques. Ils dénoncent l'émergence d'une

« civilisation du confort » qui menace à la fois l'humanisme et le syndicalisme et

entendent contrer l'égoïsme et la technocratie en conférant une mission de péda-

gogie civique au syndicalisme et en réévaluant le politique compris comme le pleinexercice de la démocratie, sans abdiquer pour autant la nécessaire indépendancedu syndicat vis-à-vis des partis.

La C.F.T.C. mendésiste avait tenté de jouer un rôle décisif dans la cons-

truction d'une alternative au gaullisme mais avait échoué faute d'interlocuteur dura-

ble. Cet échec contribue à précipiter le « détour sur soi » de 1964. La « grandecentrale démocratique moderne » dont se réclame le congrès doit faciliter une inté-

gration dans la famille ouvrière trop longtemps hostile à l'Église et permettre une

meilleure adéquation avec les exigences d'une société en pleine mutation.

Que cette adaptation revendiquée s'accompagne d'une fidélité proclamée vis-

à-vis de tout un héritage ne suffit pas à éviter la scission. Frank Georgi montre

que les départs qu'occasionne cette dernière ne sont pas des choix individuels

mais des décisions collectives de groupe : le choix des dirigeants connus pourleur attachement au syndicalisme chrétien traditionnel mais se refusant à la rup-

ture avec la nouvelle majorité suffit généralement à retenir les adhérents tentés

par la séparation. Et si des structures solides, un fort particularisme géographiqueou politique peuvent faciliter une scission massive, ils peuvent étouffer a contra-

rio les forces centrifuges. A preuve les options divergentes de la fédération des

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Page 120: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

mineurs ou de l'Alsace. S'ensuit une hétérogénéité fondamentale de la nouvelle

centrale dont la distorsion permanente entre les choix électoraux des cadres diri-

geants et ceux des adhérents constitue l'expression la meilleure. Ce qui limite et

limitera toujours les marges de manoeuvre de la direction.

La confédération déconfessionnalisée doit d'abord fonder son identité nou-

velle, trouver sa place et affirmer sa légitimité dans le système syndical français :

face à et contre la C.F.T.C. dont elle se donne pour la continuation, entre la C.G.T.

qui la fascine et F.O. qui occupe une fraction de l'espace auquel elle prétend.

La distance que prennent F.O. et le patronat vis-à-vis d'elle et la crise de

la négociation collective qui sévit alors ne lui laissent qu'une seule porte ouverte

et l'obligent à des choix qu'elle excluait au départ : l'alliance avec la C.G.T.,

concrétisée par la plate-forme de janvier 1966 et l'action globalisante sous la forme

de journées d'action.

Ces choix lui permettent de marquer des points mais sont lourds de risques.

Comment demeurer soi-même en agissant constamment aux côtés d'un adver-

saire plus puissant, plus aguerri, plus sûr de lui et toujours soupçonné de vou-

loir, à long terme, vous absorber ? La C.F.D.T. dispose assurément d'atouts. Autre-

fois essentiellement tertiaire, elle s'« industrialise » tandis que se « tertiarise » la

société française et s'inscrit donc dans une adéquation sans cesse accrue avec la

population salariée. Elle prête, en outre, à la montée des jeunes et des techni-

ciens une attention à la mesure de leur importance et doit à l'intérêt qu'elle sus-

cite parmi le C.N.J.A. ou les clubs de disposer d'appuis dans la société civile.

L'absence de doctrine toute faite l'amène enfin à rechercher des nourritures intel-

lectuelles dans ces milieux totalement étrangers à la mouvance catholique que

sont le syndicalisme italien, les théoriciens du néo-capitalisme ou ceux de la nou-

velle classe ouvrière ; jusqu'à s'imposer bientôt comme un laboratoire d'idées. La

recherche d'un allié politique lui apparaît toutefois comme une des conditions

nécessaires de sa préservation. Faute d'interlocuteur conforme à ses voeux, elle

oscille entre un projet de rénovation de la gauche non communiste à partir de

la société civile au côté du P.S.U. et un soutien à la F.G.D.S., aux effets plus

immédiatement perceptibles sur le plan électoral, et souhaite se faire l'artisan d'un

rapprochement des deux gauches non communistes et à terme de leur fusion.

La « personnalisation » ainsi comprise suscite un débat dans ses rangs. La

condamnation du capitalisme, pour être unanime, implique-t-elle le ralliement à

une perspective socialiste et, dans l'affirmative, quel sens lui donner ? Jusqu'où

le syndicalisme peut-il et doit-il aller et avec quels alliés ? Les partisans de la « stra-

tégie commune » (avec des partenaires politiques) s'opposent aux tenants d'une

« stratégie autonome ». Les premiers pensent que le syndicalisme doit agir en

amont de la décision et non plus en aval. Ils se réclament d'un contre-plan syndi-

cal, de négociations avec la gauche non communiste et, après la victoire acquise

grâce au concours du syndicalisme, d'un esprit de responsabilité de ce dernier.

Leurs adversaires objectent que les conquêtes ouvrières se sont toujours faites par

bond, sans être inspirées par l'économie et sans même être économiquement sou-

haitables. Réalisées à partir d'un renversement de cohérence politique, elles ont

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Page 121: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

provoqué celui des logiques économiques jusqu'alors à l'oeuvre et se sont impo-sées comme des facteurs de progrès économique et social.

Les orientations politiques de la centrale nourrissent simultanément la dégra-dation des relations entre les partenaires de janvier 1966. Les contradictions se

radicalisent en 1967 et induisent de timides rapprochements de la CFDT avec FO.

Le mouvement de mai vient soudain brouiller les pistes. A la faveur d'un

terrain commun dont le moindre aspect n'est pas la dimension religieuse, voire

mystique de l'événement, une rencontre s'opère entre la demande diffuse d'une

centrale encore à la recherche d'elle-même et cet événement imprévisible. La

C.F.D.T. se révèle comme la centrale la plus à l'aise dans le mouvement et répondà certaines de ses aspirations en avançant l'idée d'autogestion qui s'inscrit dans

l'héritage du catholicisme social mais peut aussi bien permettre un rapprochementavec un syndicalisme révolutionnaire repensé. Ce thème s'impose, alors, comme

un mythe mobilisateur susceptible de rivaliser avec celui, jugé dépassé, de « grève

générale » et se substitue à celui de « planification démocratique » qui n'eut jamais,il faut en convenir, un semblable retentissement. Il permet, dit Albert Detraz, de

donner « une expression, par une idée force, à un moment d'une histoire en mou-

vement ».

L'autonomie syndicale sort renforcée de l'épreuve mais l'absence de débou-

ché politique a tout aussi bien montré les limites d'une action purement syndi-cale. La contradiction se résout momentanément dans le ralliement de la C.F.D.T.

aux thèses du socialisme autogestionnaire et à la logique de lutte des classes. Mais

si le mouvement de mai permet d'apporter une réponse (provisoire) à la crise

identitaire ouverte en 1964, du moins « l'évolution » a-t-elle anticipé les évolu-

tions sociologiques, montre l'auteur qui souligne tout au long de l'ouvrage le rôle

déterminant des individus et, à moindre titre, des évolutions globales du catholi-

cisme.

Les apports de l'ouvrage sont multiples. Frank Georgi met en garde contre

la tentation de la monographie monade et rappelle que Fidentité ne se conçoit

que par opposition à ces référents extérieurs que sont l'Église, la C.F.T.C, la

C.G.T., F.O. et la gauche non communiste. L'axe directeur choisi explique que

l'ouvrage informe au-delà des frontières de son objet central. Il souligne, après

d'autres, la part majeure de l'aggiornamento catholique dans les mutations du poli-

tique en France et développe des réflexions stimulantes pour toute histoire du

syndicalisme français. Signalons en particulier celles concernant la nature et les

fonctions de l'échelon confédéral. Dans les années 1960, la confédération est cons-

tamment sollicitée par les événements politiques, sociaux, économiques, nationaux

ou internationaux. Bombardée d'informations, tenue à des réponses rapides, elle

ne peut plus se borner à être une simple structure de liaison mais devient un

acteur à part entière de la vie du pays. Comment concilier pareille exigence avec

le fédéralisme et la démocratie, au coeur de l'idéologie de la C.F.D.T. ? S'ajouteà cela une question subsidiaire valant aussi bien pour d'autres organisations. La

volonté d'intervenir dans le politique n'a-t-elle pas conduit la C.F.D.T. à calquer

ses structures sur celles de l'appareil d'État et de l'entreprise ?

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Page 122: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

L'ouvrage donne aussi bien à réfléchir sur le degré d'autonomie des organi-sations de toute nature vis-à-vis des évolutions sociales et politiques globales. Ces

produits d'une phase historique vivent et naissent d'ordinaire avec elle. Le Parti

communiste ou Force ouvrière résultent ainsi, en 1920 ou en 1947, de crises

majeures de la société et de bouleversements internationaux et il est exceptionnel

qu'une organisation réussisse à froid sa mutation et son adaptation à un monde

qui change. Alors pourquoi la C.F.T.C.-C.F.D.T. a-t-elle pu opérer son, et même

ses, tournant(s) sans déchirure majeure et hors de toute crise globale de la société,dans une période qui était au contraire une phase d'essor de la société françaiseet de stabilité politique, à contre-temps, donc, des évolutions politiques dominan-

tes (n'étaient, peut-être, celles de l'Église) ? Enfin, les réflexions sur le rapportà l'héritage et sur l'importance des mythes interpellent de plein fouet le lecteur

d'aujourd'hui. Les adversaires de la suppression du « c » de C.F.T.C. craignaient,en 1964, qu'une telle démarche ne renforce le communisme, demeuré seule mysti-

que avouée. N'assisterait-on pas aujourd'hui, s'agissant du communisme, à un

phénomène de même nature jouant a contrario ?

On peut certes regretter que l'étude s'arrête au début des années 1970 et

n'aborde pas frontalement le rôle de la C.F.D.T. ou de ses militants dans la cons-

truction du nouveau Parti socialiste et dans le renversement du rapport des for-

ces au profit de la gauche non communiste. On peut également regretter queles développements sur la nouvelle culture syndicale ne soient pas plus étoffés.

Mais c'est assez dire que c'est uniquement parce que l'ouvrage a su mettre en

appétit.

Danielle TARTAKOWSKYO

Wolfgang SCHROEDER. - Katholizismus und Einheitsgewerkschaft. Der

Streit um den D.G.B. und der Niedergang des Sozialkatholizis-

mus in der Bundesrepublik bis 1960. Bonn, Verlag J.H.W. Dietz

Nachf., 1992, 449 pages.

a thèse de doctorat de Wolfgang Schroeder se situe dans le contexte spécifi-

que des milieux socio-politiques caractéristiques de la société allemande, à

une période où ceux-ci sont frappés de plein fouet par les bouleversements con-

tradictoires de l'après-Seconde Guerre mondiale : bipolarisation du monde et

modernisation de la société. D'après l'auteur, l'un des champs d'observation pri-

vilégiés des mutations que ces bouleversements ont engendrées dans les deux prin-

cipaux milieux que sont encore après 1945, malgré l'épreuve du nazisme, le milieu

social-démocrate et le milieu catholique est le grand conflit qui, de la fin des années

1940 à 1960, oppose la minorité active des catholiques aux représentants de la

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Page 123: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

confédération syndicale « unique », grande innovation des débuts de l'Allemagne

fédérale, qu'est le Deutscher Gewerkschaftsbund (D.G.B.).

Schroeder a choisi de mettre l'accent sur la dimension catholique de ce nou-

veau Gewerkschaftsstreit, mais souligne d'emblée son intention de dépasser les

clivages idéologiques, selon lui trop longtemps déterminants dans l'interprétationdes faits. Son intention est triple : retracer la « dynamique du conflit » ; décrire

les différents courants à l'oeuvre dans le camp catholique ; enfin rechercher les

influences du conflit sur les évolutions respectives du syndicalisme unique et du

catholicisme social et politique en Allemagne. Pour atteindre ces objectifs, il uti-

lise trois angles d'attaque : une reconstitution minutieuse des faits (avec rappelsur l'histoire du catholicisme social depuis la fin du XIXesiècle), une analyse systé-

matique des cercles catholiques concernés, enfin une présentation biographiquede six personnalités catholiques ayant joué un rôle de premier plan dans le débat

(voir en particulier le portrait du jésuite Oswald von Nell-Breuning (1890-1991),

qui s'est efforcé de jouer les intermédiaires entre les deux camps). Son proposest étayé par une documentation solide, puisée à des sources multiples (archives,

entretiens, presse et radio).Deux des grands mérites de l'ouvrage sont d'établir la périodisation du Streit

avec une précision quasi définitive (après la courte période de convergence quisuit la défaite, la distance entre les deux camps va croissante, jusqu'à une margi-nalisation des extrêmes qui facilite un rapprochement au début des années 1960)et de montrer que, lors de la phase la plus aiguë du conflit, le DGB constitue

un bouc émissaire commode pour des catholiques qui veulent alors exorciser deux

craintes fondamentales : la peur du communisme et celle du modernisme. Mais

son intérêt principal réside dans la mise en valeur de deux données : l'existence

d'un camp catholique non pas soudé contre vents et marées, mais au contraire

traversé de combats d'influences, de personnes et de générations (à la généra-tion de Weimar, plus ouverte, s'opposerait ainsi celle qui a grandi sous le nazisme,

plus traditionaliste) ; l'implosion du catholicisme en tant que milieu qu'auraientaccélérée le conflit et le succès final du syndicat unique, en dépit de la renais-

sance de syndicats chrétiens. L'auteur a donc renoncé sans hésiter à la vision

hagiographique défendue encore par certains historiens proches du catholicisme,

qui campent une forteresse catholique offrant une résistance sans faille aux coupsde boutoir d'un DGB noyauté par les socialistes. Il ne néglige pas pour autant

les effets positifs que, selon lui, le deuxième Gewerkschaftsstreit aurait eus sur

l'évolution non seulement du catholicisme, mais aussi du syndicat unique : désa-

grégation du milieu catholique, certes, mais pour une meilleure intégration de ses

valeurs dans l'ensemble de la société allemande ; obligation pour le DGB, atta-

qué de front par ses adversaires catholiques, de suivre une ligne modérée, ce

qui, en contrepartie, lui aurait assuré stabilité et succès auprès des salariés.

Au total, c'est donc une étude touffue (dont la lecture est cependant facili-

tée par des conclusions partielles, une chronologie et un index) et nuancée quenous propose ici Wolfgang Schroeder, que son activité professionnelle n'a guère

éloigné de son champ d'étude, puisqu'il collabore actuellement à la section char-

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Page 124: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDELECTURE

gée des questions d'éthique au comité directeur de l'I.G. Metall, l'un des princi-

paux syndicats membres du D.G.B. Si l'on peut lui reprocher une approche un

peu trop déterministe des évolutions qui ont affecté le milieu catholique, en par-ticulier ouvrier, dans l'Allemagne des années 1950 (le rôle du conflit autour du

syndicat unique dans ces mutations est parfois exagéré), l'on ne peut que retenir

la plupart de ses conclusions, surtout celle d'une fusion du catholicisme social et

politique dans le vaste melting pot d'une société allemande en voie de moderni-

sation. L'hypothèse mériterait d'être confirmée, par le biais cette fois d'enquêtesculturelles et sociales.

Catherine MAURERD

Siegfried HEIMANN et Franz WALTER. - Religiôse Sozialisten und Frei-denker in der Weimarer Republik. Bonn, VerlagJ.H.W. DietzNachf.,

1993, 388 pages. « Solidargemeinschaft und Milieu».

et ouvrage est le dernier volume d'une série de travaux dirigés par Peter Lôs-

che, professeur de sciences politiques à l'université de Gôttingen, dont l'objectif

correspond à un projet original : celui de décrire « par en dessous » l'un des prin-

cipaux « milieux » constitutifs de la société allemande sous la République de Wei-

mar, le milieu social-démocrate. Que ce milieu ait été structuré par la présence,

depuis la seconde moitié du XIXesiècle, de nombreuses associations et organisa-

tions, cela ne fait depuis longtemps aucun doute. On manquait cependant d'étu-

des précises sur ces Vereine et Verbânde de loisir ou de réflexion, créés la plu-

part du temps par de simples militants, parfois contre l'avis du parti ou du syndi-

cat, et qui, pourtant, constituaient souvent le seul lien tangible entre des milliers

d'Allemands et la nébuleuse sociale-démocrate. Grâce à la recherche réalisée parles six auteurs réunis autour de Lôsche, cette lacune est désormais comblée. Par

l'application à onze organisations social-démocrates différentes d'un même ques-

tionnaire, portant sur les programmes, les moyens d'action, l'évolution des struc-

tures et les relations avec les autres organisations, une véritable cartographie du

paysage associatif social-démocrate dans l'Allemagne des années 1920 a pu être

établie.

Après les organisations d'intellectuels, les mouvements liés à la santé et à

la Lebensreform, enfin les associations de loisir (chant et théâtre), qui font l'objetdes trois premiers volumes, le groupe de recherche s'est intéressé à deux fédéra-

tions qui peuvent sembler marginales, surtout à un regard français, mais qui, en

réalité, touchent toutes les deux au noyau dur du milieu concerné : l'idéologie.En effet, le Bund der religiôsen Sozialisten Deutschlands (B.R.S.D.), étudié par

Siegfried Heimann, et le Bund der freien Schulgesellschaften (B.F.S.), étudié parFranz Walter, se définissent avant tout par la défense d'une Weltanschauung spé-

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Page 125: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDE LECTURE

cifique, tandis que d'autres associations sociales-démocrates, telles que celles de

gymnastique ou de théâtre, avant d'affirmer des objectifs idéologiques, se carac-

térisent d'abord par une activité en commun. A l'intérieur du camp socialiste, les

Weltanschauungen défendues respectivement par le B.R.S.D. et le B.F.S. sont

cependant diamétralement opposées : la première, fondée en 1926, souhaite

réconcilier socialisme et religion, alors que la seconde, créée en 1920, rassemble

des libres penseurs, dont l'objectif est de remplacer l'école confessionnelle alors

en vigueur outre-Rhin par une école débarrassée de toute référence religieuse.

Au-delà de leurs contenus, les deux auteurs montrent clairement en quoi

ces choix idéologiques profondément divergents ont eu des conséquences diffé-

rentes sur la signification de ces deux organisations dans l'histoire du milieu et

du mouvement sociaux-démocrates. En effet, si le B.R.S.D., par son programme

et l'origine de ses dirigeants (issus pour la plupart de la bourgeoisie intellectuelle),

reste une organisation pionnière, atypique dans le contexte socialiste de la période,

il sait déjà mettre en pratique des principes qui ne trouveront leur épanouisse-

ment que plus tard, dans la vie politique allemande de l'après-nazisme : l'« inter-

confessionnalité » (voir la collaboration mise en oeuvre entre protestants, catholi-

ques et juifs à l'intérieur de la fédération et le combat qu'elle mène contre l'anti-

sémitisme) et l'« interfractionnalité » (voir la distance prise par le Bund à l'égard

de la lutte sans merci que se livrent alors sociaux-démocrates et communistes).

En ce sens, la « fédération des socialistes religieux » est plus significative pour l'évo-

lution de la social-démocratie en Allemagne que le B.F.S., qui rassemble pour-

tant davantage de membres (jusqu'à 60 000 membres dans les années 1920, contre

30 000 au plus pour le B.R.S.D.). En effet, après des débuts relativement ouverts,

la « fédération des écoles libres » se replie sur une position dogmatique rigide,

dont le but n'est plus la mise en place d'une école laïque et républicaine, neutre

sur le plan idéologique, mais bel et bien l'installation d'une « école confession-

nelle rouge », première étape dans la constitution d'une véritable société socia-

liste. En cela, le B.F.S. est certes représentatif de l'ensemble du milieu S.P.D.

weimarien, de sa force (cohésion soudée par une doctrine originale) comme de

ses faiblesses (isolement grandissant par rapport au reste de la société), mais il

n'a guère eu de prolongements dans la social-démocratie rénovée qui s'est instal-

lée en Allemagne après 1945.

A travers ces deux exemples, on saisit déjà la diversité et la vitalité d'un

monde qui a trop souvent été présenté comme un bloc monolithique, figé et décli-

nant dès les premières années de la République de Weimar. Les autres volumes

de la série confirment l'image d'un milieu associatif en pleine période d'apogée,

que ne menacent pas encore, contrairement aux idées reçues, le démantèlement

et l'embourgeoisement et qui constitue l'armature d'une véritable contre-société,

aux frontières sans ambiguïté avec la société bourgeoise. Si l'étude de cette contre-

société ne doit pas se limiter à la partie émergée de l'iceberg que constitue le

réseau organisationnel, force est de saluer l'entreprise dirigée par Lôsche, dont

l'équipe a su prendre à bras le corps des formations souvent oubliées par l'his-

toire officielle du mouvement ouvrier et parvenir à des résultats nuancés et nova-

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Page 126: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDELECTURE

teurs, sans jamais prétendre à une histoire globale du monde ouvrier en Allema-

gne. C'est donc avec impatience que l'on attend le volume qui doit clore définiti-

vement le projet, en présentant, à titre de comparaison, une étude des organisa-tions ouvrières de l'autre grand milieu de la société « ghettoïsée » de Weimar,le milieu catholique.

Catherine MAURERD

HISTOIRES

Alain CROIX et Didier GUYVARC'H (sous la direction de). - Guidede l'histoire locale. Paris, Éditions du Seuil, 1990, 347 pages.

n ouvrage pour faire partager en toute rigueur et en toute efficacité la « pas-sion » de l'histoire, donner aux étudiants et aux non professionnels la clé de

la consultation des archives écrites, orales et iconographiques, dans les lieux où

elles sont conservées, pour les niveaux d'information auxquels elles donnent accès.

L'intention des auteurs est d'établir des liens de réciprocité entre les prati-

ques universitaires et celles des historiens amateurs, le désir renouvelé d'établir

la connaissance historique dans un réseau de correspondance des lieux de la

recherche et de ceux des instances patrimoniales, musées, centres d'archives...

Aucun domaine de l'histoire moderne et contemporaine n'est ignoré (saluonsla présence du domaine de l'industrie et de la vie ouvrière). En fin d'ouvrageles auteurs ajoutent encore des informations très concrètes quant aux modes de« restitution » (aurait dit Georges-Henri Rivière) des résultats des recherches sous

la forme de publications et d'expositions.Un regret cependant, celui de constater l'absence de référence au Diction-

naire biographique du Mouvement ouvrier, un recours pourtant indispensable en

matière d'histoire industrielle et ouvrière, celui également de l'ignorance du petit

ouvrage pionnier du GRECO 55 Faire l'histoire du monde du travail (Seyssel,

Champ Vallon, 1981), d'ambition plus modeste certes, mais qui, à la différence

de cet ouvrage, envisageait le problème de la sauvegarde et de la conservation

des témoignages matériels, objets de toutes sortes qui n'appartiennent pas au

domaine des archives.

Noëlle GÈRÔMEO

123

Page 127: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTESDELECTURE

Actes du colloque «L'histoire sociale en débat ». Bulletin d'histoire con-

temporaine de l'Espagne, n° 17-18, juin-décembre1993. C.N.R.S.

GDR30/Maisondes pays ibériques,469 pages.

ette livraison du Bulletin d'histoire contemporaine de l'Espagne est largementconsacrée à la publication (p. 65 à 247) des Actes du colloque « L'histoire

sociale en débat », organisé à l'université Paris X-Nanterre les 12 et 13 février

1993.

L'ambition des organisateurs était double. Ce colloque avait pour objectif de

rassembler les meilleurs spécialistes en vue de dresser un bilan assez complet des

recherches récentes ; il se voulait aussi l'occasion d'avoir une réflexion plus largesur la notion même d'histoire sociale (y compris en faisant appel à des chercheurs

non spécialistes de l'Espagne).Le pari a été tenu. D'une part la lecture des actes apporte la preuve incon-

testable du dynamisme des hispanistes français, lesquels travaillent en étroite col-

laboration avec leurs collègues de la péninsule ibérique dans ce domaine de la

recherche. Le nombre et la qualité des communications présentées l'attestent ;

la variété des sujets abordés, qui vont de l'étude des banquiers à l'histoire des

grèves, en passant par celle des femmes, de la santé publique, du secours mutuel,

de l'éducation populaire, etc., est en elle-même un signe supplémentaire de vita-

lité. Sans entrer dans l'analyse des différentes contributions, on notera avec inté-

rêt que plusieurs auteurs ont utilisé avec bonheur pour étudier la réalité espa-

gnole certains concepts forgés pour rendre compte de la réalité française notam-

ment (je pense par exemple aux concepts de « socialisme des métiers » et de

« sociabilité »), ce qui souligne, si besoin était, l'intérêt d'une approche compara-tive large des mouvements et des faits sociaux.

Mais l'essentiel me paraît être ailleurs. Examinant dans son magistral rapportintroductif ce qu'il appelle de manière un peu paradoxale

— sinon provocatrice— la « crise de l'histoire sociale », Jacques Maurice s'attache à engager une

réflexion en profondeur sur le contenu même d'une disciplinequi, bien que n'étant

pas véritablement en déclin, n'en est pourtant pas moins victime de l'émiettement

de ses objets et de ses champs, car située à la confluence d'autres disciplines tel-

les que la sociologie, l'anthropologie, l'histoire politique, ou encore celle des rap-

ports sociaux de sexe.

S'appuyant sur un bilan critique comparé de trente années d'interrogationset de remises en cause en Espagne et en France, s'appuyant aussi sur les diffé-

rentes contributions des participants, Jacques Maurice délimite des pistes de recher-

ches susceptibles de permettre une rupture avec l'histoire institutionnelle du mou-

vement ouvrier pour mieux relancer un champ disciplinaire dont l'objectif devrait

être de parvenir à écrire une histoire exhaustive des mouvements sociaux.

124

Page 128: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

NOTES DE LECTURE

Et de ce fait, parce que les problèmes abordés à travers le cas d'un paysrticulier sont en grande partie ceux auxquels sont confrontés tous les spécialis-s d'histoire sociale, l'intérêt de ce colloque va bien au-delà d'une contribution

une meilleure connaissance de la société espagnole contemporaine.

Michel CORDILLOTO

LISTE DES LIBRAIRIES

OÙ LE MOUVEMENT SOCIAL EST DISPONIBLE

LA BRECHE9, rue de Tunis75011 PARIS

LIBRAIRIE LE TIERS MYTHE21, rue Cujas75005 PARIS

LIBRAIRIE DU MUSÉE D'ORSAY62, rue de Lille75007 PARIS

BUCHET-CHASTEL18, rue de Condé75006 PARIS

FNAC FORUMRAYON 131-7, rue Pierre-Lescot75045 PARIS CEDEX 01

LIBRAIRIE VENT D'OUEST5, place du Bon-Pasteur44000 NANTES

LIBRAIRIE PUBLICO145, rue Amelot75011 PARIS

LIBRAIRIE LA GRYFFE5, rue Sébastien-Gryphe69007 LYON

LIBRAIRIE INTERFÉRENCES33, rue Linné75005 PARIS

LIBRAIRIE COMPAGNIE58, rue des Écoles75005 PARIS

LIBRAIRIE DES ÉDITIONSOUVRIÈRES9, rue Abel-Hovelacque75013 PARIS

DOUGLAS LIBRARYQueen's UniversifyKingston, Ontario K7L 5C4CANADA

125

Page 129: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

126

Page 130: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

INFORMATIONS ET INITIATIVES

Deux expositions en région

Du 15 février 1996 au 15 janvier 1997, une exposition sur la santé vue par lesaffiches aux Archives municipales de Nancy, 3, rue Henri-Bazin, 54000 Nancy.

Du 27 septembre au 11 novembre 1996, « Mémoire d'avenir», une expositionde photographies de trois générations d'habitants du Nord au Centre Historique Minierde Lewarde, Fosse Delloye, 59287 Delloye.

Un réseau européen d'histoire ouvrière

L'institut International d'Histoire Sociale (à Amsterdam) annonce la création d'un

réseau européen d'histoire ouvrière, intitulé Labnet. Elle aura lieu lors d'une confé-rence internationale sur l'histoire ouvrière et sociale en Europe, qui se tiendra à Rot-terdam et Amsterdam les 17 et 18 février 1997. Contact : Leex Herma Van Voss,International Instituut voor Sociale Geschiedenis, Cruquiusweg 31, 1019 AT Ams-terdam (Hollande).

Trois numéros de revues

La revue Sociétés et Représentations consacre son n° 3 (novembre 1996) à « Sur-veiller et punir de Michel Foucault, vingt ans après ». Un ensemble copieux qui fait

450 pages.Signalons la parution du troisième numéro de Recherches contemporaines

(1995-1996), publié par le Centre d'histoire de la France contemporaine de l'univer-sité Paris X-Nanterre. L'histoire sociale est bien représentée dans ce volume, qui envi-

sage les faits divers de presse, les espaces urbains, ou une intéressante édition parAlain Faure des mémoires d'un maçon de la Creuse.

La revue Clio (Presses Universitaires du Mirail)publie son numéro 3. Sous le titre

métiers, corporations, syndicalisme, il propose 8 contributions consacrées au travail

et au syndicalisme féminins.

Trois colloques sur l'Europe

21-22 novembre à Brescia : les intellectuels et l'ordre nouveau en Europe. Les for-

mes du collaborationnisme. Contact : Fondazione LuigiMicheletti, via Cairoli9, 25122

Brescia (Italie).28-29 novembre à Lyon : Europe, travail, emploi. Contact : Pierre Héritier, LASAIRE,

32, avenue de la Résistance, 42000 Saint-Étienne.6-7 décembre à Lille: les initiatives locales en Europe : un enjeu de société. Con-

tact : C.R.I.D.A., C.N.R.S., 76, rue Pouchet, 75017 Paris.

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996,© LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

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Page 131: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

INFORMATIONSET INITIATIVES

Deux publications

Les éditions L'Harmattan rééditent La culture ouvrière de Michel Verret, avec unenouvelle préface de l'auteur.

L'association des amis de Victor Fay (129, rue de la Tour, 75116 Paris) publieun choix de textes de ce militant : L'autogestion. Une utopie réaliste, aux éditions

Syllepse.

Sur les enseignants du privé

La Fédération Formation et Enseignement Privés F.E.P.-C.F.D.T. a publié en 1996deux articles dans sa revue trimestrielle Les cahiers de la C.E.R.F. consacrés à unehistoire de cette fédération syndicale. Contact : Bruno Poucet, F.E.P.-C.F.D.T., 47-49,avenue Simon-Bolivar, 75950 Paris Cedex 19.

128

Page 132: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

C. PRUDHOMME. - De l'aide aux missions à l'action pour le tiersmonde : quelle continuité ?

L'importance accordée par le catholicisme français à la lutte contre la faim et pourle développement du tiers monde s'inscrit dans une longue tradition d'ouverture aux mis-sions extérieures. Berceau et coeur du réveil missionnairecatholique au XIXesiècle, la France

occupe une position centrale dans la mobilisationdes hommes (par la fondation de nom-

breux instituts masculins et féminins) et des ressources (avec la création dès 1822 à Lyonde l'OEuvrede la propagationde la foi). Ellemet en place de puissantsréseaux qui s'appuientsur le tissu des congrégations et des écoles et recourent à la diffusionmassive d'une pressespécialisée.Pourtant les formes nouvelles d'action qui triomphent au début des années 1960dans le tiers monde ne sont pas un simple prolongement ou un avatar de l'action mission-naire. Par ses objectifset ses modes d'action, sa base militanteet ses cadres, le tiers-mondisme

catholique traduit une mutation des manières de croire et d'agir qui s'accompagne d'unecrise de légitimitéde la mission extérieure. Il marque une rupture avec la priorité donnéeà la « plantation » de l'Église et au prosélytisme, au nom de l'autonomie du temporel etdu respect des cultures non chrétiennes.

C. PRUDHOMME. - Between the support of mission and the actionin favor of Third-World : what kind of continuiry ?

Thegreat importance whichFrench Catholicsattachée to the fight against hunger andfor the development of the Third-Worldfits in with a long-standing tradition of openingto the mission abroad. As a birthplace and a heart of the catholic missionary revival inthe 19th century, France got a central place in the rallying of people (by the foundationof many men and women institutes) and the mobilizationof resources (by the foundationof the Organizationfor Faith Propagation in 1822). French Catholicsset up powerful net-works whichrelied on the support of congrégations and catholicschools, and which spreada specializedpress. Nevertheless, the new waysof acting, whichemerged in the Third-World

during the early 1960s, were not only an extension of the taditional mission. The catholic

Third-Worldism,with its aims and its methods, its rank and file militants and its leaders,

expressed a change in the ways of believing and acting. This change was linked with acrisisof legitimityof the mission abroad. It marked a break with the priority that had been

formerlygiven to the «planting » of Church, and to proselytism, in the name of autonomyof temporal and respect for the non-christian cultures.

LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996,© LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

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Page 133: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

RESUMES

F. DENIS. - Entre mission et développement : l'association Ad Lucemet le laïcat missionnaire (1945-1957).

Une petite association,Ad Lucem, créée à Lilleen 1932, a essayé de lancer un nou-

veau modèle d'engagementpour les catholiquesde France, le laïcatmissionnaire.Sur l'exem-

ple protestant, cette associationa recruté pendant près de quatre décennies des laïcspour

partir dans les colonies, puis les ex-colonies, et y travaillerà compléter l'oeuvredes mis-

sions ecclésiastiques,par l'institutiond'établissementschrétiensou l'encadrement des popu-lations.Née dans une perspectivede conquête religieuseet de sanctificationdu laïcat, l'asso-

ciation évolue à partir de 1945, et plus encore à partir des mouvements d'indépendance,vers un idéal d'aide aux pays sous-développés et une action de plus en plus détachée de

celle de la hiérarchie ecclésiastique.Maisla directiond'Ad Lucem n'entérina pas cette évo-

lution, c'est-à-direqu'elle refusa d'abandonner les objectifsproprement religieuxet apostoli-

ques qui avaient donné son identité à l'associationdepuis sa naissance. L'associationpériten définitivedans les années 1970, à cause de ces désaccordsinternes,sans avoirpu achever

sa mutation. Son histoire éclaire sous un jour particulier les voies du changement de la

conscience catholique laïque depuis 1945 jusqu'aux réalités de notre temps ; c'est-à-dire

la difficiletransition entre un modèle ancien — établi dans les années 1930 avec les grou-

pes d'Action catholique — et un nouveau modèle, quand les laïcsont voulu dissocierleur

engagement catholique du cadre de l'Église,et revendiqué l'idée que les laïcs avaient une

missionà part entière à remplir dans le monde moderne, avec des objectifset des moyensd'action autonomes.

F. DENIS. - Between mission and development : the « Ad Lucem »

association and the « secular missionaries » (1945-1957).

A small association,Ad Lucem, which was born in Lille in 1932, tried to set a new

way of commitment for the French catholics, inventing «laie missionary». Based on the

Protestant example, this association has been sending on some laymen to the colonized

populations for almost fourty years, to be a complémentfor Church missionarieswork, by

creating some Christianinstitutions,or by moral surronding of populations. As it was born

in the idea of a religiousconquest and a sanctificationfor the laity, Ad Lucem however

changea itself by and by, from 1945 and even more during decolonizationmovements,into an associationfor assistanceto underdeveloped counties, while the work of its mem-

bers was becoming more and more independent from the missionaryone. But the direc-

tion of Ad Lucem finallyrefused to confirmthis évolution; in other words, it didn't acceptto renounce to the strictlyreligious, apostolic purposes which identifiedAd Lucem since

it existed. So, the associationdisappeared in the seventies because of thèse internai disa-

greements, withoutending its mutation. The story of Ad Lucem makes it possible to studythe waysof changing whichaffected secular catholicconsciousnessfrom 1945 to the reali-

ties of today ; that means the uneasy transition between an ancient model — the mode!

set in the thirtiesin CatholicAction groups — and a new one, when the laity asked for

separating their religiouscommitmentfrom the Church and claimedlaymen had theirown

mission to carry out in the modem world, with différentpurposes and means.

130

Page 134: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

RESUMES

Y. TRANVOUEZ. - Mission et communisme : la question du progres-sisme chrétien (1943-1957).

Les adversaires du progressisme chrétien qui en ont fixé l'image au cours des années

1950 l'ont fait dans des termes politiques et théologiques dans lesquels les progressisteseux-mêmes ne se reconnaissaient pas. Une comparaison internationale montre que l'origi-nalité du progressisme chrétien français fut de s'inscrire à la rencontre de deux phénomè-nes : d'une part le dialogue entre chrétiens et communistes, d'autre part l'essor de la mis-

sion ouvrière et l'expérience des prêtres-ouvriers. La crise progressiste a donc associé enFrance un problème politique et un problème apostolique. Pour cette raison, on peut en

dater la naissance de 1943, avec la publication de La France, pays de mission ? et les

conséquences politiques de la victoire soviétique de Stalingrad. La dimension politique du

progressisme domine une première période, qui conduit à la condamnation des chrétiens

progressistes par Rome en juillet 1949. S'ouvre alors une deuxième phase, celle du pro-

gressismechrétien proprement dit, dominée par le développement et la politisationdu mou-

vement missionnaire. A partir de l'automne 1950, la revue La Quinzaine joue un rôle decarrefour entre les courants politique, théologique et missionnaire du progressisme. Ce rôle

est suffisamment important pour que La Quinzaine soit le seul organe progressiste officiel-

lement condamné par Rome en 1955.

Y. TRANVOUEZ. - Mission and Communism : the question of theChristian Progressism (1943-1957).

Opponents to the French Christian progressism, who intended to clarify the contentof this concept during the 1950s, used to employ political and theological terms in whichthe «progressists » did not recognize themselves. An international comparizon shows thatthe originality of the French progressism laid in the fact that it appeared at the junctionof two phenomenas, the development of the worker mission on the one hand, the dialo-

gue between Christians and Communists on the other hand. The crisisof progressism thusassociated a political problem with an apostolic one.

That is the reason why we can date from 1943 the appearance of Christianprogres-sism, when the book La France, pays de mission ? was published, and when the Soviet

victoryin Stalingrad showed its first political conséquences. The political dimension domi-

nated a first period, which led to the Roman condemnation of the chrétiens progressisteson July 31st, 1949. Then began a second period, the period of Christianprogressism pro-per, dominated by the development and the politicizationof the missionarymovement. Fromthe autumn of 1950, the review La Quinzaine served as a forum for the political, theologi-cal and missionary tendencies of «progressism ». Thisplay was important enough for thereview to be the only «progressist » organ that was sentenced by Rome in 1955.

131

Page 135: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

RESUMES

S. ROUSSEAU. - Frères du Monde et la guerre du Vietnam

(1965-1973) : du tiers-mondisme à l'anti-impérialisme.

L'étude de l'engagement de Frères du Monde contre la guerre du Vietnam (1965-1973)

permet de mettre en évidence les tensions existant entre la sphère du religieux et celle du

politique, au sein d'un groupe de catholiques engagés, au cours de la décennie marquéepar mai 68. Au début de la guerre du Vietnam, en février 1965, cette revue catholique,dirigée par des Franciscains bordelais, prend une position originale dans les milieuxchré-tiens : elle condamne très rapidement et très fermement l'interventionaméricaine. Ses rédac-

teurs « témoignent » en faveur du peuple vietnamien et dénoncent, en termes marxistes-

léninistes,l'impérialismeaméricain.A travers les analyses, les prises de positionset les actionsde Frères du Monde à propos du Vietnam, c'est le glissementvers le gauchismed'une fractionminoritaire de la gauche chrétienne que l'on peut observer. Après 1968, le discours dela revue sur la guerre du Vietnam perd toute référence religieuse pour devenir, apparem-ment, exclusivement politique. Il reflète cependant une évolution théologique qui conduitdes Franciscains, destinés à l'origine à la Mission, vers une théologie de la Libération, en

gestation, à la même époque, en Amérique latine. L'engagement de Frères du Mondecontrela guerre du Vietnam prend fin prématurément en septembre 1971. Alors que les combatsredoublent de violence, la rédaction de la revue ne s'exprime plus sur cette guerre. En

proie à des divisions internes, la revue disparaît au cours de l'année 1973.

S. ROUSSEAU. - Frères du Monde and the Vietnam war (1965-1973) :

from a fight in favor of the third world to a struggle against

imperialism.

The study of Frères du Monde's commitment against the Vietnam War brings to the

fore the tensions existing between the religious field and the political one, within a groupof politicallyinvolved Catholics during the décade around May 1968. At the beginningof

the Vietnam War, in February 1965, this Catholic review, published by a Franciscan friaryfrom Bordeaux, takes an original stand among Christian circles : it quickly and firmlycom-

demns the American military intervention. Its writers « testify » in favor of the Vietnamese

people and denounce the American imperialism, in Marxist-Leninistterms. Through Frères

du Monde's analysises and political stands about Vietnam, we observe that a minority of

the French Christianleft wingprogressivelyshifts towards « leftism». After 1968 their speechabout the Vietnam War loses ail its religious connotations to apparently become exclusively

political. However it reflects a theological évolution of the Franciscan friars : they some-

what abandon the traditional idea of Mission which was initially theirs for a theology of

Liberation — in gestation at the same period in Latin America. Frères du Monde's commit-ment against the Vietnam War prematurely cornes to an end in September 1971. Thoughon the battle fields the fights intensify, the editorial staff don't express themselves anymoreon this subject. Sapped by internai dissensions, the publication disappears in 1973.

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Page 136: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

RESUMES

D. PELLETIER. - 1985-1987 : une crise d'identité du tiers-mondisme

catholique ?

Au cours des années 1985-1987, plusieurs campagnes émanant de la presse de droite

et d'extrême droite accusèrent le C.C.F.D. de dérive marxisteet de collusionavec des régimesou des mouvements révolutionnaires. Ces accusations étaient anciennes, mais elles connu-

rent un regain de vigueur parce qu'elles coïncidaient avec la crise plus générale du tiers-

mondisme. Les dirigeants du C.C.F.D. dénoncèrent ces accusations en affirmant qu'ellesémanaient du microcosme intellectuelparisien et de réseaux catholiques connus pour leurs

sympathies intégristes. Mais elles révélèrent aussi au grand jour le débat qui opposait, au

sein même du C.C.F.D., le Secours catholique aux mouvements héritiers de l'action catho-

lique. Au cours de négociations difficiles,l'épiscopat imposa une réforme du C.C.F.D. quieut pour but d'éviter l'éclatement du mouvement. Avec le recul, trois clés de lecture per-mettent de comprendre la crise : elle remit en cause la tradition d'autonomie des militants

issus de l'Action catholique à l'égard de l'épiscopat ; elle recoupa le débat sur l'héritageet l'interprétationdu ConcileVatican II ; elle posa la question de l'identitédu tiers-mondisme

catholique dans le paysage intellectuel de la France contemporaine.

D. PELLETIER. - 1985-1987 : a Catholic « Third Worldism » identitycrisis ?

From 1985 to 1987, several campaigns issued from the Right and Far Right newspa-

pers accused the C.C.F.D. (Catholic Committee against Hunger and for Development) of

driftingtowards Marxismand colludingwithrevolutionarygovemments and movements. Those

accusations, going far back in time, were revived because they surged up again with the

more gênerai crisis of the French « Third Worldism». The C.C.F.D. leaders brought hr-

ward thèse accusations by asserting they came from the small Parisian Mellectual woiid.

and from the Catholic circles whose sympathy for integrism were well-known. Bu! thèse

campaigns also disclosed the conflict which set the Secours Catholique against the CaîhohcAction movements, within the C.C.F.D. After several tricky negotiations. the bishops fo>

ced a reform on the C.C.F.D., with the aim of avoiding the splitting up of the movemem.

As time passes, three historical viewpoints may bring this crisis to light : it set l'orth againthe question of the autonomy of the Catholic Action movements towards tbe episcopacy :it intersected the debate about inheritance and understanding of VaticanII Council. :t putat stake the question of the Catholic « Third-Worldism» identity in the French contempo-

rary Mellectual scène.

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Page 137: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

Annales

Histoire, Sciences Sociales

Fondateurs:LucienFEBVREetMarcBLOCH.Directeur: FernandBRAUDELRevuebimestriellepubliéedepuis1929parl'EcoledesHautesEtudesenSciencesSociales

avecleconcoursduCentreNationaldelaRechercheScientifique

51e ANNEE — N° 3 MAI-JUIN 1996

Bernard Lepetit (1948-1996)

LE SOCIOLOGUE ET L'HISTORIEN

Bernard LEPETIT, Le travail de l'histoire (note critique)

Albert OGIEN, Que faire de l'instabilité des faits ? Aux sources du chô-

mage 1880-1914 (note critique)

ART ET LITTÉRATURE EIMTOSCANE, 14e-16e SIÈCLES

Samuel K. COHN, Piété et commande d'ceuvres d'art après la Pestenoire

Lauro MARTINES, Amour et histoire dans la poésie de la Renaissanceitalienne

LA QUESTION SOCIALE

François EWALD, Nationaliser le social (note critique)

LES PRATIQUES DE LA JUSTICE, 16e-19° SIÈCLES

Fernando RODRIGUEZ MEDIANO, Justice, crime et châtiment au

Maroc au 16e siècle

Caria HESSE, La preuve par la lettre : pratiques juridiques au tribunalrévolutionnaire de Paris (1793-1794)

Jean-Clément MARTIN, Violences sexuelles, étude des archives, pra-tiques de l'histoire

Crime, justice, prison (comptes rendus)

134

Page 138: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

J. AFARY,The Iranian constitutional révolution 1906-1911, New York, Columbia Uni-

versity Press, 1996, 448 p.

F. BARBIERet C. BERTHO-LAVENIR,Histoire des médias, Paris, A. Colin, 1996, 352 p.« U ».

L, BERGERON(dir.), La révolution des aiguilles. Habiller les Français et les Américains,xw-XX'siècles, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Socia-

les, 1996, 199 p. « Recherches d'histoire et de sciences sociales ».

B. BÉTHOUART,Jules Catoire (1899-1988), Arras, Artois Presses Université, 1996,348 p.

A. BlHR,R. PFEFFERKORN,Hommes/femmes : l'introuvable égalité, Paris, Les Éditions

de l'Atelier, 1996, 295 p.

M. BORREL,Conflits du travail, changement social et politique en France depuis 1950,Paris, L'Harmattan, 1996, 261 p. «Logiques sociales».

G. BRAIBANT,Les archives en France. Rapport au Premier ministre, Paris, La Docu-mentation Française, 1996, 303p. «Rapports officiels».

G. BRAMet a///(dir.), La chimie dans la société. Son rôle, son image, Paris, Éditions

L'Harmattan, 1995, 311 p. «Sciences et société».

E. CHADEAU,Le rêve et la puissance. L'avion et son siècle, Paris, Fayard, 1996,437 p. « Pour une histoire du XXesiècle ».

J.-W. DEREYMEZ,Le travail. Histoire, perspectives, Grenoble, Presses Universitaires de

Grenoble, 1996, 190 p.

V. FAY, L'autogestion. Une utopie réaliste, Paris, Éditions Syllepse, 1996, 109 p.

0. GALLANDet M. OBERTI,Les étudiants, Paris, La Découverte, 1996, 124 p.« Repères ».

M. GIOVANA,Frontière, nazionalismi e realta locali. Briga e Tenda (1945-1947), Turin,Édition Gruppo Abele, 1996, 212 p.

M. GIOVANA,Délia parta del re conservazione, « piemontesita » e « sabaudismo » nel

voto referendario del 2 giugno 1946, Milan, Franco Angeli, 1996, 121 p.

R. GlRAULT,Peuples et nations d'Europe au XIX'siècle, Paris, Hachette, 1996, 272 p.« Carré Histoire ».

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A. KUJALA,Venâjàn hallitus ja suomen tyôvâenliike 1899-1905, Helsinki, Historialli-

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LeMouvementSocial,n° 177,octobre-décembre1996,§ LesÉditionsde l'Atelier/ÉditionsOuvrières

135

Page 139: Le mouvement social (oct-déc 1996) [Utopie missionnaire, militantisme catholique]

LIVRESREÇUS

G. LACHAISE,Crise de l'emploi et fractures politiques, Paris, Presses de Sciences Po,1996, 340 p.

J. LOJKINEet alii, Le tabou de la gestion. La culture syndicale entre contestation et

proposition, Paris, Éditions de l'Atelier, 1996, 265 p.

D. MONOD,Store wars : shopkeepers and the culture of mass marketing 1890-1939,Toronto, University of Toronto Press, 1996, 437 p.

S. NERISERNERI,Resistenza e democrazia dei partiti. I socialisti nell'ltalia del

1943-1945, Manduria, Piero Lacaita Editore, 1995, 534 p.

C. RATER-GARCETTE,La professionnalisation du travail social : action sociale, syndica-lisme, formalisme 1880-1920, Paris, L'Harmattan, 1996, 210 p. Préface de

M. CHAUVIÈRE.

S. REYNOLDS,France between the wars. Gender and politics, Londres, Routledge,1996, 280 p.

V. ROBERT,Les chemins de la manifestation 1848-1914, Lyon, P.U.L., 1996, 308 p.

L. ROUBAN,La fonction publique, Paris, La Découverte, 1996, 124 p. « Repères ».

J.-F. SABOURET(dir.), L'état du Japon, Paris, La Découverte, 1995, 455 p. « L'état

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Carole REYNAUD-PALIGOT

Collection "CNRS Littérature"

Lesurréalismen'estpasunmouvementlittéraireausensclassiqueduterme: ladémarchesurréaliste,à traverssavolontéde"transformerlemonde"(Marx)etde"changerlavie"(Rimbaud)intégreunevéritabledimension

politique.Ens'érigeantviolemmentcontrel'ordreétabli,enrefusantlesvaleursbourgeoises,lesurréalisme

proposeuneéthiquecentréesurlaliberté,ledésir,lespassions.Cerefusdelasociétébourgeoiseconduitlessurréalistesà larecherched'uneautresociétéplusconformeà leursaspirationset lesentraîneducôtédesmouvementsrévolutionnaires.L'anarchisme,dansunpremiertemps,séduitcesjeunesgenspourtrèsvitecéderlaplaceà l'attractionducommunisme.Commencealorsdixannées(de1925à 1935)derapportsconflictuelsavecle particommunistefronçaisdurantlesquellesl'idéalisation,lasurenchèreet l'ambitionnesontpasabsentes.Maiscesdixannéessesoldentparuncuisantéchec.Laruptureaveclecommunismen'entraînepaspourautantunabandondeleurvolontéd'intervenirdansledomainepolitique.Letrolskysme,maisplusencore

l'anarchisme,carlesurréalismeintègreunefortesensibilitélibertaire,séduisentlessurréalistes.Pourtant,nilemouvementtrotskysle,nilemouvementanarchistedesannéescinquantenesaurontégalerle messianismerévolutionnairedujeuneparticommunistedesannéesvingtet lacomposanterévolutionnairedusurréalisme

aura,au fildesannées,deplusenplusdedifficultéà s'incarnerdansunmouvementrévolutionnaire.Lemilitantismecèdealorslaplaceà desengagementsenfaveurdesDroitsdel'homme,demeurésengrandepartieméconnus: dela dénonciationdesprocèsdeMoscou,delamobilisationantiraciste,à lalutteenfaveurde

l'objectiondeconscience,enpassantparlarésistanceà laguerred'Algérie...Cetouvrageproposeunéclairagenouveausurl'engagementpolitiquecomplexedumouvementsurréaliste.Iloffreainsiuneimportantecontributionà l'histoiredesintellectuelsduXXesiècle.

19,5x 24 - 340pages

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RUSSIE. POCCMfl. PAROLES RUSSES 1996/4

Russie.POCCI/1R.Paroles russes. Que les Russes eux-mêmesparlent de leur propre culture, de cette cultu-resurlaquelle des générations entières de linguistes, de folklonstes, d'ethnographes se sont penchés ! Qu'ilsdisentà des lecteurs français comment ils ont oeuvrépendant la période soviétique ! Qu'ils leur expliquentquellesconséquences s'ensuivent, pour leur travail, du changement de régime ! Qu'ils aient la parole !Telest le projet que Jean Cuisenier, Francis Conte et Lise Gruel-Apert ont voulu soumettre à leurs col-

lèguesrusses. Ceux-ci ont été invités à s'exprimer dans leur langue, avec pour seul souci de faire connaîtrecetteculture à laquelle ils ont consacré leur vie de savants. La revue a fait exécuter spécialement la tra-ductionde leurs contributions, dont l'ensemble forme ainsi un tableau unique en langue française.

JeanCuisenier Rossia. Le domaine culturel russeFrancisConte Quelques remarques sur les conditions de la recherche en URSSLiseGruel-Apert Ethnographie et folkloristique à Saint-Pétersbourg.

BorisNicolaevitch Poutilov La folkloristique en Russie au seuil du XXP siècle

IsabellaIossifovna Changuina Les musées d'ethnographie en Russie

EleazarMoisevitch Mélétinsky La poétique historique du folklore narratif

TatianaBernstam Le conte dans la vie et la culture populairede la paysannerie slave orientale

KirillVassilievitchTchistov L'utopie sociale en Russie à travers les légendes populaireset l'expérience contemporaine.

AlbertBaïbourine Les aspects sémiotiques du fonctionnement des objets

MarinaM. Gromyko La foi orthodoxe et les Russes.Problèmes de recherche ethnologique

NataliaEvguenievna Mazalova La médecine populaire dans les villages de la Russie du Nord

TatianaBorrissovna Chtchépanskaïa La culture de la route dans la Russie du Nord. Le voyageur

S.A.Inikova Les fêtes soviétiques dans les campagnes russes en 1925

LiudmilaToultseva Les fêtes paroissiales des paysans russes

Maria Ivanovna Roditeleva La chanson lyrique paysanne russe

TatianaGrigorievna Ivanova La littérature orale narrative et son utilisationdans la période stalinienne

LioudmilaN. Vinogradova Les croyances démonologiquesdans la structure du calendrier populaire

In memoriam Nikita Ilitch Tolstoï

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FRANCE EXPORT

Entre socialisme et nationalisme : les mouvements étudiantseuropéens, n° 120, sous la direction de Y. Cohen etC. Weill 70 F 82 F

Mouvements ouvriers espagnols et questions nationales1868-1936, n° 128, sous la direction d'A. Elorza,M. Ralle, C. Serrano 70 F 82 F

L'expression plastique au xix» siècle, n° 131, sous la direc-tion de M. Rebérioux 70 F 82 F

Les nationalisations d'après-guerre en Europe occidentale,n° 134, sous la direction d'A. Prost 70 F 82 F

La bourgeoisie allemande. Un siècle d'histoire (1830-1933),n° 136, sous la direction de J. Droz 70F 82 F

Métiers de femmes, n° 140, sous la direction de M. Perrot 70 F 82 FLes prud'hommes, xix-xx» siècle, n° 141, sous la direction

d'A. Cottereau 70 F 82 FMémoires et histoires de 1968, n° 143, sous la direction

de L. Passerini 70 F 82 FPaternalismes d'hier et d'aujourd'hui, n° 144, sous la direc-

tion de M. Debouzy 70 F 82 FAvec Jean Maitron, supplément au n° 144, sous la direc-

tion de M. Rebérioux 70 F 82 FLa France et l'aéronautique, n° 145, sous la direction de

P. Fridenson 70 F 82 FLa désunion des prolétaires, n° 147, sous la direction de

R. Gallissot, R. Paris, C. Weill 70 F 82 FMise en scène et vulgarisation : l'Exposition universelle de

1889, n° 149, sous la direction de M. Rebérioux. . 70F 82FLes congés payés, n° 150, sous la direction de J.-C. Richez

et L. Strauss 70 F 82 FParadoxes français de la crise des années 1930, n° 154,

sous la direction de R. Boyer 70 F 82 FLes ouvriers européens de la navale, n° 156, sous la direc-

tion d'A. Dewerpe 70 F 82 FSyndicalismes sous Vichy, n° 158, sous la direction de

J.-L. Robert 70 F 82 FParis-province 1900, n° 160, sous la direction de M. Rebérioux 70 F 82 FSyndicats d'Europe, n° 162, sous la direction de

J. Freyssinet 70 F 82 FAustralie, Australies, n° 167, sous la direction de M. Lyons 70 F 82 FRegards américains, n° 170, sous la direction de L. Tilly 70F 82 FLes dynamiques ouvrières en Asie orientale, n° 173, sous

la direction de D. Hémery 70 F 82 FLa société et l'entreprise, n° 175, sous la direction de

P. Fridenson 70 F 82 F

christianisme et monde ouvrier, études coordonnées par h. Beda-rida et J. Maitron 110F

La Commune de 1871, Colloque universitaire pour la commémora-tion du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971 110F.

Langage et idéologies. Le discours comme objet de l'Histoire, pré-sentation de R. Robin 73 F

Mélanges d'Histoire sociale offerts à Jean Maitron 110F1914-1918. L'autre front, études coordonnées et rassemblées par

P. Fridenson '. . . . 110 FMouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde

arabe, études coordonnées par R. Gallissot 110FLe patronat de la seconde industrialisation, études rassemblées par

M. Lévy-Leboyer 110FJaurès et la classe ouvrière, études rassemblées par M. Rebérioux 110FLes Universités populaires 1899-1914, par L. Mercier 120FLes sources de l'histoire ouvrière, sociale et industrielle en France,

par M. Dreyfus 370 FNous crions grâce, lettres rassemblées par T. Bonzon et J.-L. Robert 190FMasses et culture de masse dans les années trente, sous la direc-

tion de R. Robin 170 FMichelin, les hommes du pneu, sous la direction d'A. Gueslin . . 130FChevilles ouvrières, par M. Verret 130F

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