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LE MUSÉ€ GUGGENHEIM, À NEW YORK: UN ESSAI DE << V U L G A R I S A T I O N ASSUMÉE >> Vue extérieure du Musée Solomon R Guggenheim, 1071 Fifth Avenue, New York, vers 1959. e Thomas M. Messer C r: 2 g 2 2 $ % $ tion. Directeur du Musée Solomon R. Guggenheim de 1961 à 1988. Depuis 1980, a été simultanément directeur de la Collection Peggy Guggenheim à Venise ( I d e ) et directeurde la Fondation Solomon R. Guggenheim, qui gérait les deux musées. Il demeure associé à son institution en qualité de membre du conseil d'administration de la Fonda- Évaluer les objectifs du Musée Solomon R. Guggenheim, à New York (familière- ment appelé (< le Guggenheim >>), n'est pas chose aisée, puisque ceux-ci n'ont pris forme que progressivement au fil des décennies et ont même subi des transfor- mations radicales. Ce qui est sûr, c'est que, pratiquement depuis la fondation de l'institution il y a cinquante ans, ces objectifs n'ont été indiqués que de manière très approximative et qu'ils ont de surcroît été très diversement compris selon les intéressés. La baronne H u a Rebay, sous l'éminente direction de laquelle fut fondé le musée de peinture non figurative (précurseur de l'actuel Musée Solomon R. Guggenheim), avait de la nouvelle institution une conception quasi religieuse et tout imprégnée de spi- ritualité. Pour elle, ce devait être un tem- ple habité par les muses où la peinture abstraite, non figurative, serait à l'hon- neur. Elle s'enthousiasma dès le départ pour les plans de Frank Lloyd Wright parce qu'il y avait une affinité spirituelle entre elle - qui fut la première directrice du Musée Guggenheim - et le célèbre architecte, encore que ce dernier n'ait jamais caché que,. pour lui, le sublime en architecture devat toujours passer avant l'aspect utilitaire et fonctionnel du bâti- ment. Envisagé du point de vue des besoins de tous les jours, son programme était mal commode, mais il permettait de traduire aisément dans la réalit6 l'idée d'un édifice à la mémoire du fondateur de l'institution, idée à laquelle l'excellence du monument contribuerait de manière

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L E M U S É € G U G G E N H E I M , À NEW Y O R K :

U N E S S A I DE << V U L G A R I S A T I O N A S S U M É E >>

Vue extérieure du Musée Solomon R Guggenheim, 1071 Fifth Avenue, New York, vers 1959.

e Thomas M. Messer

C r:

2 g 2 2 $ % $ tion.

Directeur du Musée Solomon R. Guggenheim de 1961 à 1988. Depuis 1980, a été simultanément directeur de la Collection Peggy Guggenheim à Venise ( I d e ) et directeur de la Fondation Solomon R. Guggenheim, qui gérait les deux musées. Il demeure associé à son institution en qualité de membre du conseil d'administration de la Fonda-

Évaluer les objectifs du Musée Solomon R. Guggenheim, à New York (familière- ment appelé (< le Guggenheim >>), n'est pas chose aisée, puisque ceux-ci n'ont pris forme que progressivement au fil des décennies et ont même subi des transfor- mations radicales. Ce qui est sûr, c'est que, pratiquement depuis la fondation de l'institution il y a cinquante ans, ces objectifs n'ont été indiqués que de manière très approximative et qu'ils ont de surcroît été très diversement compris selon les intéressés. La baronne H u a Rebay, sous l'éminente direction de laquelle fut fondé le musée de peinture non figurative (précurseur de l'actuel Musée Solomon R. Guggenheim), avait de la nouvelle institution une conception quasi religieuse et tout imprégnée de spi-

ritualité. Pour elle, ce devait être un tem- ple habité par les muses où la peinture abstraite, non figurative, serait à l'hon- neur. Elle s'enthousiasma dès le départ pour les plans de Frank Lloyd Wright parce qu'il y avait une affinité spirituelle entre elle - qui fut la première directrice du Musée Guggenheim - et le célèbre architecte, encore que ce dernier n'ait jamais caché que,. pour lui, le sublime en architecture devat toujours passer avant l'aspect utilitaire et fonctionnel du bâti- ment. Envisagé du point de vue des besoins de tous les jours, son programme était mal commode, mais il permettait de traduire aisément dans la réalit6 l'idée d'un édifice à la mémoire du fondateur de l'institution, idée à laquelle l'excellence du monument contribuerait de manière

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déterminante. I1 n'était pas non plus incompatible avec les notions exaltées de la baronne, qui souhaitait voir des chefs- d'œuvre en deux dimensions (mais non des sculptures) remplir et orner des es- paces soigneusement soustraits à la bruyante vulgarité du monde extérieur.

Solomon R. Guggenheim mourut en 1949 et son amie Hilla Rebay disparut à son tour peu après ; le moment était donc venu de réévaluer les orientations fonda- mentales du musée. La restructuration se fit bien vite après la nomination au poste de directeur de James Johnson Sweeney, mon prédécesseur immédiat, qui obtint du conseil d'administration l'autorisation d'abandonner le dogme du non-figuratif et de rebaptiser le musée en conséquence. Désormais affranchi de ses entraves sty- listiques, le Musée Solomon R. Guggen- heim assuma son rôle de musée moderne de peinture et de sculpture. Les plans de Wright, déjà fort avancés, furent donc soumis à l'examen attentif d'un directeur qui était un professionnel et dont le pro- gramme d'action exigeait des installations non prévues initialement. Un conflit

entre l'architecte et le directeur devint dès lors inévitable, qui allait bientôt prendre des proportions apparemment démesu- rées. Le différend, qui portait souvent sur des points insignifiants, traduisait en fait des divergences de vues fondamentales quant à la nature de l'institution, à laquelle l'architecture était naturellement censée se plier. Ce qui était en jeu, c'était la définition d'un musée qui avait dépassé le stade embryonnaire et aspirait à occu- per une place de premier plan.

Cet objectif supposait que l'on renonce à la structure restrictive initiale- ment p r é ~ e , selon laquelle le nouveau musée se diviserait en salles consacrées à différentes périodes. Cependant, en cette phase de transition, le musée, malgré l'élargissement de son champ d'intérêt, demeurait élitiste, au sens à la fois positif et négatif du terme. Le critère de sélec- tion et de programmation était la qualité, indépendamment de toute considération stylistique, comme le démontra avec éclat la célèbre acquisition de L'homme aux bras croisés de Cézanne. Le musée demeurait en même temps modeste, tant

par ses dimensions que par son écho auprès du public : il manquait à l'institu- tion un bâtiment immédiatement recon- naissable qui lui permette de s'épanouir au grand jour.

La situation devait changer radicale- ment avec l'achèvement, en 1956 (c'est-à- dire treize ans après la commande ini- tiale), du monument de Frank Lloyd Wright érigé sur la Cinquième Avenue. Tel qu'on le découvrit alors, l'édifice res- semblait assez au temple des muses initia- lement envisagé et aussi à l'autre image entrevue, celle d'un monument à la mémoire de Solomon R. Guggenheim. En même temps, la mission du musée auprès du grand public et, pour ainsi dire, son esprit démocratique, étaient visiblement inscrits dans les dimensions et l'emplacement mêmes de la nouvelle structure et dans les espaces ouverts et aisément accessibles de sa rampe en spi- rale qui, plus que toute autre caractéristi- que, constituaient aux yeux du public l'identité du nouveau Guggenheim. Force est de reconnaître qu'en dépit de ses manières aristocratiques et souvent

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arrogantes, l'architecte américain était un personnage complexe qui cachait au fond de profondes convictions démocratiques. Son <( Guggenheim >> est assurément un musée conçu pour le public ; ses espaces ouverts permettent d'accueillir de nom- breux visiteurs sans que ceux-ci soient entassés ni que leur vue soit obstruée. I1 s'agit en fait d'un bâtiment où rien ne peut être véritablement dissimulé aux regards et où tous les espaces publics sont également accessibles et tentants. Même les préparatifs d'une exposition, qui sont normalement censés se passer dans la coulisse, loin des yeux du public, se font nécessairement à la vue des visiteurs, qui les aperçoivent de la rampe quand ils sont à un niveau supérieur ou inférieur ; il est impossible d'interposer un rideau, et aucune porte ne peut venir dissimuler ces opérations.

Tout avait donc été m i s en place, déli- bérément ou non, pour que le nouveau Guggenheim sorte de son environnement protégé et s'engage dans la voie d'une <( démocratisation engagée )) à laquelle le bâtiment lui-même devait d'ailleurs beaucoup contribuer. Réussir cette tran- sition et devenir un musée remplissant consciemment une mission didactique auprès d'un vaste public, tel devint l'objectif déclaré du conseil d'administra- tion de l'institution et de son nouveau directeur, au moment où les portes s'ouvrirent à la foule des visiteurs.

De gauche à droite : Hilla Rebay, Solomon R. Guggenheim et Frank Lloyd Wright célèbrent lors d'un déjeuner le projet de construction du musée, 1943.

Présentation de l'exposition Cinquantième annivenaire :peinture européenne de l'après-

guerre' décembre 1987, Musée Solomon R. Guggenheim, New York.

de e vulgarisation assumée J)

Une pkce de premier pkn , mais des problèmes financiers

Quelle est donc la situation du Musée Guggenheim, un demi-siècle après sa création et plus de trente ans après l'inau- guration de l'édifice qui l'abrite actuelle- ment? Nul ne contestera sans doute la place de premier plan qu'il occupe par@ les musées d'art modeine de la planète. A preuve, les centaines de milliers de visi- teurs qui, malgré ses détracteurs, se pres- sent aux portes de l'édiíîce chaque année depuis son inauguration. Sur le plan administratif, le Guggenheim a bénéficié de la part de ses collaborateurs (tant au sein de son conseil d'administration que parmi son personnel) d'une continuité supérieure à la moyenne. En cinquante ans, il n'a eu à sa tête que quatre prési- dents et trois directeurs, et il continue de s'appuyer sur la compétence et le dévoue- ment d'une équipe de conservateurs et de techniciens qui. y travaillent depuis de nombreuses années.

Sur le plan financier, en revanche, la situation est nettement moins brillante. En effet, la dévaluation générale des res- sources et l'augmentation spectaculaire du coût des services et des activités ont rendu de plus en plus problématique le maintien d'un équilibre budgétaire. En 1960, la dotation du musée suffisait encore à couvrir l'ensemble de ses dépen- ses, mais aujourd'hui ces mêmes fonds

couvrent moins d'un quart seulement des activités du musée, qui n'ont cessé de se multiplier. Etant donné que le solde des fonds nécessaires provient à la fois des recettes propres du musée et de sources extérieures, l'indépendance financière de l'institution est désormais compromise - sort qu'elle partag: avec la plupart des autres musées des Etats-Ulis financés par une dotation de caractère privé.

Le programme du musée - acquisi- tions, expositions et publications - s'est maintenu tant bien que mal, encore que nul ne puisse affirmer sérieusement que les contraintes financières évoquées ci- dessus n'aient pas eu d'incidences négati- ves. Quoi qu'il en soit, les objectifs furés lors de l'hstallation du musée dans le nouveau bâtiment - double recherche de la qualité et de la quantité - ont été poursuivis, comme le public a pu s'en convaincre lors de la grande exposition de la collection, organisée en 1987 à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Fondation. I1 est apparu alors que la collection avait été grandement enrichie et développée, puisqu'elle allait de la période impressionniste et postimpres- sionniste aux premières phases du modernisme et, au-delà, àla période par- ticulièrement créative de l'entre-deux- guerres jusqu'aux œuvres contemporai- nes les plus récentes. En d'autres termes, ce qui se résumait au départ à une prédi- lection pour un aspect important mais

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étroit du modernisme a cédé la place à une vaste collection de véritables chefs- d'œuvre représentatifs de la peinture et de la sculpture contemporaines, prove- nant de dons et d'achats. Cela n'a été possible que grâce à l'importance accor- dée à un programme d'expositions qui, au fil des années, a fourni le réservoir nécessaire aux acquisitions. De même, le musée n'aurait pas atteint le rang qu'il occupe aujourd'hui sans les recherches approfondies et continues qu'il consacre àses collections, lesquelles ont fait l'objet de publications que toute la profession n o y envie.

A l'appui de ce qui peut sembler un plaidoyerpro domo, qu'il me soit permis de citer de larges extraits d'un article paru dans The New York Observer du 30 novembre 1987, sous la plume du critique d'art Hilton Gamer, au sujet de l'exposition qui a eu lieu pour le cinquan- tième anniversaire du Guggenheim : << L'exposition que Thomas M. Messer a organisée au Musée Solomon R. Gug- genheim sous le titre Les cinquunte uns d'une collection : choix d'ceuvrespour un unniversaire est incontestablement une des plus belles qu'il nous ait été donné d'admirer dans ce cadre. C'est aussi l'une des plus imposantes par son ampleur, puisqu'elle regroupe plus de quatre cents œuvres provenant à la fois de la collection permanente du musée et de la Collection Peggy Guggenheim de Venise. Cette rétrospective propose une liste éblouis- sante d'œuvres de Paul Cézanne et de Pablo Picasso, de Vassily Kandinsky et de Piet Mondrian, de Constantin Bran- cusi et d'Alexander Calder, sans compter de nombreux autres artistes de moindre renom. Quiconque s'intéresse à l'art moderne souhaitera voir et revoir cette exposition [. . .]

>) Les visiteurs seront également frap- pés de découvrir la diversité des œuvres exposées au Guggenheim. Jadis, en effet, quand il s'appelait encore le Musée de peinture non figurative, jamais le Gug- genheim n'aurait songé à acheter ni même à exposer un chef-d'œuvre tel que L'Itu- lienne de Matisse (1916)~ acquis par le musée il y a cinq ans seulement.

>) La baronne Hdla Rebay, première directrice du musée, avait certaines idées bien arrêtées sur les formes de l'art moderne, et la collection du musée s'était constituée selon ses conceptions person- nelles. Matisse, dont le génie pictural fait avant tout appel à la représentation, n'était qu'un des nombreux maîtres ban- nis de l'enceinte sacrée du "non- figuratif". La baronne nourrissait des

convictions pour le moins dogmatiques. Il appartenait donc à ses deux successeurs [...I de sauver le Guggenheim des conceptions esthétiques sectaires que la baronne lui avait imposées. En d'autres termes, leur tâche consistait à rapprocher de manièrë plus raisonnable le musée des grands courants de l'art moderne. >>

Ces appréciations ont été reprises par d'autres critiques, mais il convient de reconnaître en toute objectivité qu'elles ont aussi été contestées. Le Guggenheim a souvent été accusé de se tenir éloigné des enjeux de notre temps, de ne pas s'intéresser suffisamment aux tendances contemporaines et de suivre une orienta- tion internationale au détriment des inté- rêts locaux. Ces critiques ne sont pas neuves et ne sont assurément pas dénuées de fondement. La revue Museum s'en est fait l'éch0 dans un numéro qui remonte à 1972, dans lequel Michael Kustow A r - mait notamment : << Le Musée Guggen- heim est un modèle - d'ailleurs admira- ble - de prestigieux centre d'art contem- porain, bien financé et occupant unempla- cement de choix dans une grande métro- pole. Pourtant, ce n'est pas seulement sur le plan matériel et physique qu'il peut craindre d'être dépassé par les derniers développements dans le domaine de l'art [...I. C'est aussi sur le plan conceptuel, c'est-à-dire au niveau de la définition même d'une exposition d'art, que se situe le problème.

N Reprenons la liste des expositions mentionnées par le Musée Guggenheim parmi "les plus importantes des cinq der- nières années". Parmi celles-ci prédomi- nent les expositions consacrées à un seul artiste ou à l'art d'une même nation, ce qui, dans ce dernier cas, consiste généra- lement à sélectionner six ou huit exposi- tions individuelles et à réunir le tout sous un titre global. Le jumelage de deux artis- tes tels que Picabia et Carl André offre assurément un exemple de programma- tion imaginative. Mais on ne semble guère avoir eu conscience de la pression de l'autocritique (y compris l'autocriti- que politique et sociale) qui [...I a commencé d'infecter l'art et les artistes vers la fin des années 60. >>

L'internationalité : un article de foi

Ainsi qu'il ressort du bref historique par lequel débute le présent article, le Gug- genheim s'est, d'emblée, tenu à l'écart des sentiers battus du monde de l'art. Chro- nologiquement, il s'a& du dernier-né des trois grands musées d'art moderne de

Manhattan, puisqu'il a été précédé par le Musée d'art moderne (MOMA), fondé en 1929, et le Whitney Museum of Ameri- can Art, créé en 1933. Dès le départ, il contrastait nettement avec ces deux éta- bhements. Le MOMA avait été c o n p comme un musée d'art moderne au sens large où l'architecture, le design, les arts graphiques, le cinéma et autres arts ciné- tiques, entre autres formes d'expression, occupaient, en principe du moins, une place aussi importante que la peinture et la sculpture. En revanche, le Guggen- heim se voulait une seule et même entité consacrée d'abord exclusivement à la peinture, puis, depuis sa réorientation en 1952, également à la sculpture. Quant au Whitney Museum, son choix délibéré de se cantonner à l'art national en faisait un musée radicalement différent du Gug- genheim, qui a toujours souligné son orientation internationale.

En effet, l'internationalité proclamée comme article de foi, mais également reflétée dans les politiques du personnel et la programmation des expositions du musée, demeure l'une des caractéristi- ques les plus affirmées du Guggenheim. Elle constitue aussi un sujet d'irritation permanent aux yeux d'un monde artisti- que qui, en particulier après l'essor de la nouvelle peinture américaine dans les années d'après-guerre, s'est peu à peu désintéressé de la production étrangère. Pour une institution aux racines euro- péennes aussi fortement marquées que la nôtre, il était naturel que les intérêts manifestés avant la Seconde Guerre mon- diale trouvent leur prolongement dans la génération suivante. Cela s'est traduit par un programme d'expositions et d'acqui- sitions qui, tout en accqrdant une large place aux artistes des Etats-Unis, s'est intéressé à d'autres domaines dédaignés par la plupart des autres musées. Les grandes rétrospectives consacrées à Bacon, Hamilton, Jorn, Alechinsky, Fontana, Burri, Tapies, de Stael, Michaux, Kolar, Bissier, Soto, Dibbets et Beuys ont pratiquement été, du moins à New York, le fait exclusif du Gug- genheim, alors que l'intérêt pour Dubuf- fet et Giacometti était partagé par d'autres institutions. Ce palmarès, encore rehaussé par des incursions dans l'art latino-américain, est sans doute agréable à évoquer aujourd'hui, mais il n'a pas manqué de contribuer à renforcer notre image de musée <( à part >>.

Ce que les critiques nous reprochent avant tout, c'est le refus du Guggenheim de jouer un rôle social plus nettement engagé. L'article de Museum cité plus

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leur qualité et le goût artistique dont elles témoignent, les expositions du Musée Guggenheim se cantonnent sagement à l’intérieur du cercle enchanté de 1’ “Art”. Le programme du Moderna Museet, réa- lisé avec des moyens financiers bien plus modestes (et par conséquent avec beau- coup moins de “fini”, la différence se résumant dans le contraste entre la spec- taculaire “machine à exposer” de Frank Lloyd Wright et les deux hangars de la marine à Stockholm), incite néanmoins l’art à déborder dans la vie et vice versa. Parfois le “fini” et le bon goût peuvent aussi être un carcan. ))

Cela est parfaitement vrai; mais le Guggenheim s’est toujours attaché avant toutà la recherche de critères visuels, sans négliger pour autant l’impact qu’exercent les formes et les images sur la vie de tout un chacun. Les rapports qui existent entre l’art et la vie ne sont certes pas remis en question; mais nous n’avons jamais pensé que l’art et la vie étaient ou devraient être identiques. En tant que mode d’expression << parallèle >> à la vie (pour paraphraser Cézanne), l’art exerce sur cette dernière des effets d’autant plus puissants, croyons-nous, qu’ils ne procè- dent pas d’une volonté délibérée. On ne saurait donc reprocher à notre institution de ne pas poursuivre un objectif qu’elle ne s’est jamais fixé.

ais les critiques ne s’arrêtent pas là. À juste titre, encore une fois, on reproche

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haut dresse une comparaison entre le ii 2 Guggenheim et le Moderna Museet de Z Stockholm, globalement défavorable au 4 musée new-yorkais : cc Quels que soient 5

au Guggenheim de se tenir soigneuse- ment à distance des zones dangereuses de l’avant-garde moderne et d’attendre trop longtemps avant d’exposer ou d’acqué- rir des Oeuvres contemporaines; nous serions, en somme, coupables de ne pas être assez cc branchés B. Peut-être.. . Mais il existe déjà de nombreuses institutions qui s’acquittent volontiers et avec succès de ce rôle, généralement pour la plus grande joie des artistes, des critiques, des collectionneurs et des marchands. Est-il vraiment obligatoire que chaque musée suive la même voie ? N’aurions-nous pas le droit de nous en tenir à une sage expec- tative et ne pourrions-nous pas laisser à d’autres la quête du nouveau à tout prix ?

James Johnson Sweeney, deuseme directeur du musée, 1956.

Aucun argument ne plaiderait-il en faveur du refus de se prononcer toutes affaires cessantes sur des valeurs du moment, nécessairement sujettes à controverses, et, par cette attitude plus responsable, ne rendons-nous pas un plus grand service à une certaine partie du public, tout en refusant, il est vrai, un appui opportun à d’autres ? Ce point de vue a naturellement toujours été le nôtre ; et notre institution est restée fidèle aux critères qui lui sont propres.

La rédaction du présent article co’ïn- cide avec une cc relcve de la garde Y>. On pourra donc y voir la profession de foi d’un directeur sur le point de quitter ses fonctions, qui n’engage nullement les nouveaux et jeunes responsables du musée. Ainsi, pour ceux qui sont en accord avec les vues exprimées ici, cet article aura sans doute servi à justifier des actions et des attitudes passées. Quant aux autres, qu’il leur suffise d’attendre avec confiance les changements qui ne manqueront pas de survenir dans les pro- chaines années.

[Texte original en anglais]

Thomas M. Messer, troisième directeur du musée, aux côtés de Jean Dubuffet, 1974.