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LE MYRTE ET LE PAVOT

MARIE ANNEVAL

LE MYRTE ET LE PAVOT

SOCIÉTÉ E U R O P É E N N E D 'EDITIONS F A M I L I A L E S

2 , R u e d e s I t a l i e n s - P a r i s ( 9

PREMIER CHAPITRE

Du vieux clocher pisan se détachent, grêles et lïmpides les notes de l'Angelus; il est à peine six heures et il fait encore grand jour par cette belle fin d'un lumineux après-midi, mais Horace, le sacris- tain, ne veut pas manquer l'arrivée du car, et l'église est loin du village.

Casarossa sommeillait encore, engourdi par la chaleur d'août ; lés femmes tricotaient vaguement, assises devant leurs portes; les hommes groupés sur la place devant l'auberge — il fait trop chaud pour se tenir à l'intérieur — jouaient au loto.

Au son de la cloche les femmes rentrent chez elles ; c'est le moment d'ouvrir les volets et de lais- ser entrer l'air, encore tiède de soleil. Les persiennes claquent sec contre les murs.

Ursule, la vieille gouvernante du curé, jette dans la rue son habituel coup d'œil et s'étonne : « Doro- thée Lani et Restitude dans la rue, à cette heure ? »

La mère et la fille ne sortent guère de chez elles, si ce n'est pour aller arroser leurs potagers ou ramas- ser leurs fruits ; depuis la mort de Pierre Lani sur- tout, elles vivent un peu en recluses.

« Elles se dirigent vers la place ? J'y suis ! Olivier arrive aujourd'hui ; voilà d'ailleurs son parrain. »

Tanguant sur ses petites jambes, barbiche au vent, chaîne d'or barrant un gilet clair bien tendu sur un

confortable estomac, le docteur Lavrenti rejoint Dorothée et sa fille :

— Contentes ? — Si contentes, parrain ! Le docteur Lavrenti a tenu Olivier sur les fonts

baptismaux et depuis tous les membres de la famille Lani l'appellent affectueusement parrain.

— Et comment vous remercier ? Le docteur Lavrenti n'aime pas qu'on le remer-

cie ; il ne peut empêcher Dorothée, loquace pour une fois, de parler de ce cabinet si bien installé et que le docteur Lavrenti cède au nouveau médecin. ;

— Mais ce n'est pas un cadeau, voyons, Doro- thée ; Olivier me paiera peu à peu.

— Oui, parrain, dit gentiment Restitude en pre- nant le bras du vieil homme, et nous savons quelles sommes exorbitantes vous lui avez demandées !

Le docteur Lavrenti regarde Restitude ; il a pour elle une grande affection ; il regrette sa volonté de ne pas se marier; il l'admire aussi pour son calme courage et son dévouement sans limites à sa mère et à son frère :

— Si le retour de ton frère t'apporte enfin un peu de bonheur...

Il laisse sa pensée en suspens ; il a horreur de ce qui peut ressembler à de l'attendrissement.

— Ce car, grogne-t-il, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

Il ne va plus tarder; les femmes ont laissé leurs tricots, baissé le feu sous la soupe, et arrivent par petits groupes. Les joueurs de loto remettent soigneu- sement les petits cartons et les jetons dans le sac de toile à carreaux; le receveur des postes et Marc- Aurèle, le facteur, s'en viennent attendre le sac postal.

Tous, hommes et femmes saluent le docteur Lavrenti avec une affection respectueuse qui en dit

long sur les services rendus par le vieux médecin au cours de toute une vie passée à Casarossa.

— Ah ! voilà Marie-Anne ! L'adolescente se dirige en courant vers sa tante,

Mme Lani, et Restitude. — Ma parole, tu as encore grandi ! dit en riant

le médecin ; mais tu ferais pas mal de prendre quel- ques kilos ; tu es toujours maigre comme un coucou !

— Je voudrais bien, parrain, répond-elle en riant aussi.

Le docteur Lavrenti ne s'inquiète pas, au fond, de la maigreur de Marie-Anne ; il la sait en bonne santé et se plaît, simplement, à la taquiner. Il se sent un peu responsable d'elle, comme à la mort de son cousin et ami Pierre Lani il s'est senti respon- sable de la famille de celui-ci. Dorothée et Restitude, désemparées, ont, de grand cœur, accepté ses conseils; il a dirigé Olivier vers les études de médecine, fier des succès de son filleul comme il aurait pu l'être des succès d'un fils.

— Vous nous abandonnez, docteur ? Le vieux Morelli, tout courbé mais l'œil vif, se

lève de son banc, sous les platanes qui bordent la place ; il coule un regard en coin vers Dorothée Lani, avale sa salive, dit tout de même :

— On était bien habitué à vous. Enfin, le nouveau docteur n'est pas un « étranger », heureusement !

Comme il convient, des saluts cordiaux s'échan- gent; tous savent bien que Dorothée attend son fils, mais tous lui demandent gravement « si « son doc- teur » revient bientôt, et si, vraiment, il vient s'ins- taller à Casarossa ».

— Vous resterez bien un peu, pour lui « appren- dre le métier », docteur ?

Il y a quelque inquiétude dans les voix. Dorothée s'en alarme. Le vieux médecin sourit :

— Olivier est de chez nous; il aura vite fait de vous connaître aussi bien que moi.

Bien entendu ils ne peuvent protester, mais, pra- tiques, ils essaient à tour de rôle de soutirer une : consultation au docteur Lavrenti...

Du haut de la terrasse du « château », M. Rezort regarde la petite foule.

— Qu'est-ce que Dorothée Lani et sa fille font là, à cette heure ? et le médecin ?

— Il attend sans doute son filleul, le nouveau docteur.

— Ah ! oui, le petit Olivier Lani. Belle réussite pour ce fils de paysans !

— Vous savez que le docteur Lavrenti lui cède son cabinet et sa clientèle ?

— Je le sais, ma bonne amie, et j'espère bien ne jamais faire appel à lui. Remarquez que mon médecin bastiais est un âne qui n'arrive pas à me débarrasser de mes rhumatismes ; mais c'est, du moins, un homme bien élevé.

— Olivier Lani ne manque pas de distinction. — Je me méfie ; la caque sent toujours le hareng. Plus fine que son mari, Mme Rezort se dit qu'il

aurait intérêt à ne pas trop citer ce proverbe. Car, enfin, l'orgueilleux M. Rezort n'est qu'un

« parvenu ». Il a travaillé dur, c'est vrai, et a trans- formé peu à peu un petit fonds d'épicerie en un beau magasin d'alimentation ; elle l'a épousé sans grand amour, parce qu'elle était déjà presque une vieille fille, à la charge de sa sœur et de son beau-frère. Ceux-ci ont fait la moue, pour la forme et sans trop se faire prier. Plus tard ils ont admis que si leur beau-frère manquait un peu de classe, comme disait Mme Vernaire, il avait le génie du commerce. Riche, il lui restait à trouver une épouse distinguée ; ce fut bientôt fait.

Casarossa se groupe autour de la place entourée de platanes; les maisons, serrées les unes contre les autres, ouvrent sur cette place des fenêtres aux volets clos jusqu'à la tombée du jour ; beaucoup de

ces maisons ont des terrasses et, le soir, souvent très tard, les gens veillent sur ces terrasses. Lorsque, au hasard des congés qu'il pouvait enfin s'accorder, for- tune faite, M. Rezort vit ce fier village couronnant une colline, il s'écria d'abord :

— Quel pays de sauvages ! Une maison, cependant, retint son attention, et

surtout celle des Vernaire qui accompagnaient les Rezort.

Occupant à elle seule un des côtés de la place, elle la domine par une très belle terrasse ; la façade Est donne sur un beau jardin. Une tour flanque la mai- son, romantique à souhait, entièrement habillée de lierre.

— Une belle maison, dit M. Rezort à l'un des enfants attroupés autour de la voiture des « étran- gers ».

— C'est le château, répondit l'enfant. Toute âme garde son coin secret de rêves et ses

besoins de revanche. Depuis son mariage, M. Rezort, ébloui par l'appartement somptueux de sa belle-sœur, désirait offrir à sa femme non seulement l'équiva- lent mais mieux.

Il avait souvent dû serrer les dents lorsque Mme Vernaire invitait sa sœur à passer quelque temps près d'elle, ajoutant invariablement :

— Nous serions heureux, naturellement, d'avoir ton mari, mais nous savons qu'il ne peut abandon- ner son commerce.

— Oui, se disait le beau-frère, je ne suis pas assez reluisant, sans doute, pour que l'on me pré- sente à des gens « trop bien pour moi ».

Il cachait ses humiliations, mais il attendait son heure. Posséder une maison comme « le château », quelle revanche !

Le sort devait sourire aux ambitions de M. Re- zort : il prit l'habitude de revenir à Casarossa, réus- sit à entrer en rapport avec le propriétaire, M. de

Campomoro. La guerre, l'occupation passèrent; les deux fils de M. de Campomoro furent tués ; lorsque les Rezort revinrent en Corse, le père accablé, leur annonça qu'il se retirait à Marseille près de sa fille et qu'il mettait en vente le château et les terres. Du coup, M. Rezort, devenu châtelain, parle dédaigneuse- ment des « petites gens ». Elisabeth Rezort, la fille unique des nouveaux « seigneurs », est élevée au couvent des sœurs de Saint-Joseph, excellentes éduca- trices d'ailleurs, auxquelles les meilleures familles de Bastia et des environs demandent de donner à leurs filles « de bonnes manières ».

Ces « bonnes manières » doivent tout de même manquer un peu au nouveau médecin ?

— Dorothée et Restitude ne sont pas mal élevées du tout, mon ami.

— Elles sont surtout orgueilleuses. Beaucoup parmi les habitants de Casarossa tra-

vaillent sur les terres des Rezort; ceux-ci ne les exploitent pas, mais ils sont très sensibles aux for- mes de respect accentuées, aux visites que leur font à Noël, au Premier de l'An, à Pâques, les gens qu'ils emploient. Madame Rezort donne généreusement quelque argent aux enfants, offre aux femmes un mouchoir de tête ou un tablier et s'admire d'être si bonne ; M. Rezort trinque avec les hommes et s'enchante de sa propre bonhomie. Mais les Lani ne demandent rien à personne et ne se croient pas tenus envers les Rezort au respect, ni surtout à l'humi- lité; la sourde mauvaise humeur que cette réserve inspire au « châtelain » se traduit presque toujours par la même affirmation :

— Les Lani ? Des orgueilleux ! Elisabeth, la fille tard venue et très aimée du

couple s'ennuyait aux vacances ; Mme Rezort pro- posa d'inviter quelques petites filles du village, entre autres la nièce de Dorothée.

Elisabeth Rezort, enfant, ne brillait ni par la dou-

ceur ni par la délicatesse. Elle entendait mener ses invitées au gré de son humeur, se réservant les pre- miers rôles dans les jeux; intimidées, la plupart de ses petites invitées lui obéissaient docilement; une seule prétendait avoir voix au chapitre : Marie-Anne. Les choses se gâtèrent ; Elisabeth déclara un jour :

— C'est moi qui commande, ici ; le jardin, le château sont à moi; toi, tu n'es qu'une orpheline élevée par charité.

Les autres enfants, gênées, malheureuses, n'osaient pas cependant déplaire à Elisabeth.

Marie-Anne, toute blanche de peine et de colère, ne dit pas un mot ; elle regarda droit dans les yeux la belle petite fille méprisante, et ce fut Elisabeth Rezort qui baissa les yeux.

D'abord Elisabeth dit à ses parents : — Je ne veux plus qu'on invite Marie-Anne. Au bout de quelque temps elle s'aperçut que « la

petite orpheline élevée par charité » savait inventer des jeux, animer les après-midi comme ne savait le faire aucune autre des petites-filles de Casarossa.

— Je veux bien que Marie-Anne revienne, décla- ra-t-elle.

— Va l'inviter. Marie-Anne avait dit seulement à sa tante : « Je

n'irai plus chez les Rezort », sans vouloir donner de raisons.

Lorsque Marie-Anne prenait une décision, parlait sur ce ton, il était inutile d'insister.

Elisabeth, très à l'aise, entre un jour : — Je viens chercher Marie-Anne. — Veux-tu aller au château ? demande Mme Lani. Marie-Anne regarde Elisabeth, tourne le dos et

s'en va. — Des orgueilleux ! répètent M. et Mme Rezort

lorsque leur fille raconte la scène à sa manière. — Et maintenant qu'il y a un médecin dans la

famille...

La pensée de M. Rezort reste inexprimée, Mme Rezort complète : !

— Evidemment les femmes seront plus fières que jamais, surtout Dorothée et Restitude. Marie-Anne est plus simple.

— La petite cousine orpheline ? On ne la voit guère d'habitude.

— Elle continue ses études; vous savez qu'elle est à l'Ecole normale d'Ajaccio ?

— Institutrice ? Situation moins brillante que celle du cousin, n'est-ce pas ?

La voix de M. Rezort trahit sa satisfaction ; une association d'idées facile à comprendre lui fait demander à sa femme :

— A propos, ma bonne amie, que pensez-vous du désir d'Elisabeth de rester ici l'an prochain ?

— Elle voudrait ne plus nous quitter, répond la mère ; son échec au baccalauréat l'a découragée ; a-t-elle besoin de recommencer ? Notre fille n'a pas à gagner sa vie, Dieu merci !

— J'avoue que je ne serai pas fâché d'avoir Eli- sabeth près de moi.

Des bruits déchirants venant de la place du vil- lage arrêtent le dialogue : dans un indescriptible fracas de ferraille le car arrive ; il continuera tout à l'heure sa route jusqu'au village voisin, mais tous les voyageurs descendent pour se dégourdir un peu les jambes ou pour se « rafraîchir » au café ; le rece- veur, Marc-Aurèle, et Jeannot extirpent d'un amon- cellement de paquets le sac postal, le transportent jusqu'au bureau, reviennent s'asseoir à la petite ter- rasse du café. Pour Jeannot « ce sera un pastis ».

Il sirote longuement le liquide irisé; pendant ce temps les femmes qui l'ont chargé de quelque com- mission l'attendent, groupées autour du car ; ce soir

surtout elles ne sont pas pressées, heureuses comme au spectacle ; plus ou moins ouvertement elles regar- dent leur nouveau médecin. Jeannot cependant se souvient tout à coup qu'il se fait tard et grimpe sur l'impériale. Les questions aussitôt se multiplient :

— Tu as pensé à ma passoire ? — Tu as rapporté mon melon ? — Tu as mes plants ? Mon étoffe ? Mon grillage ? Très calme, Jeannot fourrage dans les paquets et

les valises, trouve l'objet réclamé, le tend à l'une des femmes.

— Combien ? demande celle-ci. Quelle que soit la réponse, elle soupire : — Mon Dieu ! Mon Dieu ! il n'y a plus moyen de

vivre ! Lentement, elle extirpe les pièces ou les billets

de son porte-monnaie. Elle demande encore : — Et pour toi ? — Vous le savez bien ! Jeannot empoche ses dix francs. Réglée comme

un ballet, la cérémonie est sans surprises. — Ma valise, veux-tu, Jeannot ? — La voilà, Olivier — oh ! pardon, docteur. Olivier prend sa valise ; il sourit sans trop protes-

ter ; il connaît les paysans ; ils seraient moins flattés que déçus de le trouver trop familier. Madame Lani et Restitude regardent, extasiées, « leur docteur ».

— Un beau garçon, chuchotent les femmes sur la place.

Oui, un beau garçon, très grand, droit comme un jeune chêne. Sous le front haut, ses larges yeux gris, graves d'habitude, sourient en ce moment. Le nez droit, la bouche pleine disent la finesse et la bonté ; la mâchoire un peu carrée révèle que, chez le jeune homme, la bonté n'est pas faiblesse. Sur ce beau visage d'homme une expression attendrie vient mettre une subite douceur.

— Maman ! Restitude ! Qu'il fait bon vous retrou- ver !

Marie-Anne, un peu oubliée, regarde son cousin, admirative, intimidee.

— Tu ne reconnais pas Marie-Anne ? — Mais si, bien sûr ! Bonjour Annette. Olivier pense : « Elle a bien changé et fort enlaidi

la pauvre enfant ! Dire qu'elle a été une si jolie petite fille ! »

Il embrasse sa cousine sur les deux joues et l'ou- blie.

Marie-Anne, silencieuse, aide Restitude qui a pris des mains de Jeannot quelques menus bagages. Elle a très bien compris ce qu'Olivier a pensé. L'adoles- cente se sait laide. La vieille Marie-Catherine lui a dit, sans aucune mauvaise intention d'ailleurs : « Tu n'es plus très jolie, ma fille; c'est le mauvais âge; mais ça s'arrangera peut-être. »

A l'Ecole normale, les compagnes de la jeune fille l'ont surnommée naturellement « l'Asperge ».

Elle a pourtant de beaux yeux, « l'Asperge », et des cheveux magnifiques, mais elle est maigre, gauche ; elle a le teint brouillé et de bonne foi, se croit un laideron.

« C'est bien ma chance », pense-t-elle. La chance... Jusqu'ici, la petite cousine des Lani

n'en a pas eu beaucoup. Il lui reste à peine le sou- venir émerveillé d'une enfance très heureuse; elle revoit vaguement — parfois de façon plus précise dans ses rêves — la grande maison basse à l'orée de la forêt : il y avait dans le jardin de lourdes fleurs pourpres ; le soir, le bruit du tam-tam arrivait jusqu'à la maison de l'administrateur.

Marie-Anne ne parvient pas à retrouver le visage de son père ; une silhouette, tout au plus, une grande belle silhouette d'homme et un rire éclatant. Sa maman, elle l'a gardée assez longtemps pour ne pas