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J J ' _, J 15 Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin* «Narcissc, malheureux de n'etre pas différcnt de lui-meme. •• Ovide, Fastes, V, 226. Ce n'est que tardivement, aux environs ele l'cre chré- tienne, que la fable de Narcisse fait son apparition clans la littérature 1 el clans l'are gréco-romains : Ovide la raconte dans ses Conon lui fait place clans ses Narrations 4 d 'histoires mythologiques, Pausanias relate la légcndc dans sa description de la Béotic\ Philostrate, en fin, clans sa description d 'une galerie de tableaux qui se trouvait a Naplesli, fait revivre d'une ma- niere tres vivante une peinture consacrée a ce theme 7 Ces témoignages tardifs ne nous pennetlent gucrc de reconsti- tuer le mythe clans sa forme originelle : trop d'interpréta- tions l'ont cléformé. C'est done avec la plus grande pru- * Paru dans : Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13 (1976), p. 81-108, publié avcc l'aimablc autorisation des éditions Gallimanl. © Gallimard.

Le Mythe de Narcisse

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pierre hadot

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Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin*

«Narcissc, malheureux de n'etre pas différcnt de lui-meme. •• Ovide, Fastes, V, 226.

Ce n'est que tardivement, aux environs ele l'cre chré-tienne, que la fable de Narcisse fait son apparition clans la littérature 1 el clans l'are gréco-romains : Ovide la raconte dans ses Conon lui fait place clans ses Narrations 4 d 'histoires mythologiques, Pausanias relate la légcndc dans sa description de la Béotic\ Philostrate, en fin, clans sa description d 'une galerie de tableaux qui se trouvait a Naplesli, fait revivre d'une ma-niere tres vivante une peinture consacrée a ce theme7

• Ces témoignages tardifs ne nous pennetlent gucrc de reconsti-tuer le mythe clans sa forme originelle : trop d'interpréta-tions l'ont cléformé. C'est done avec la plus grande pru-

* Paru dans : Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13 (1976), p. 81-108, publié avcc l'aimablc autorisation des éditions Gallimanl. © Gallimard.

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dcncc que nous cssaicrons tout d'abord de dégager les élé-mcnlo; les plus signifiants de la fable ; puis nous nous atta-cherons assez longuement a l'exposé de l'interprétation philosophique que Plotin nous donne de ce mythe, paree qu'ellc touchc plus dircctcment aux problemes du narcis-slsme.

1 l. LES ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX DU MYfHE

Á Thcspies, en Béolic, naquit un fils du fleuve et de la nymphe Leiriopé". Des son adolescence, sa

beauté extraordinaire le fit aimer par de nombreux jeunes gens ctjeunes filies. Mais son orgueilles lui fit tousmépri-scr. Son dédain provoqua le suicide de son amani Aminias - ou la disparition de la nymphe Écho''. La vengeance du dieu Amour- ou de Némésis10

- ne tarda pas a se manifes-ter. Dans une partie de chasse, pris d'une soif ardente, Narcisse rencontra une fontaine, dans laquelle, au moment de boi!·c, il sa propre image ; et il tamba amourcux de ce reilet dans l'eau. Il se consuma de chagrín de nc pou-voir atteindre l'ohjet de son amour et mourut au bord de la so urce - ou se tua, o u se jeta dans la sourcc 11

• Á la place de son corps, on trouva la flcur appclée narcisse - ou elle naquil de son sang' 2

• Te! cst l'essenticl du mythe; quclques variantes apparaissent chcz ccrtains auteurs, nous les signa-lerons plus loin.

Narcisse el narcose

Le rnythe tout d'abord a une certaine rcpré-senlalion de la Hcur du C'était pour l'Antiquité une ileur et humide, cherchant l'ornbre et la fral-cheur, paraissant se mirer dans l'cau des sources ; naissant au printernps, elle mourait sous l'eiTet d'une trop grande chalcur a l' époque de la canicule15

• On pourrait di re que

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ces traits se trouvent en quelque sorte d'une maniere allé-gorique dans le rnythe de Narcisse.

Mais, plus important encare, le narcisse était une fleur funebre. Dans sa Clé des songes, Artérnidore note : "Des cou-ronnes faites de narcisses sont pour ltous rnauvaiscs, meme si on voit ces ileurs dans leur saison et surtout pour ceux qui gagnent leur vie grace a l'eau et au moyen de l'eau et pour ceux qui doivent naviguer ,.w, 11 n'est pas sftr du tout que cette croyance ait été influencée par la fable de Narcisse disparaissant a cause de l'eau. Ce serait plutót la fable de Narcissc qui érnanerait de cette croyance. Car le narcisse était quotidienncment lié a la mort : les narcisses étaicnt couramment utilisés pour l'ornementation des tombes, ils servaient de couronnes funéraires 17

Surtout le narcisse était la fleur des divinités chtho-nicnnes, c'est-a-dire souterraines et infernales, Déméter et. Perséphone, les grandes déesses d'Éleusis. Dans une des-cription de la << blanche Colone "• ou l'on croyail: que se trouvait !'une des entrées du monde souterrain et ou l'on situait parfois le rapt de Perséphonc 1

H, Sophoclc fait chan-ter par le chocur les merveilleuses productions de la région, le licrre consacré a Dionysos, l'olivicr cher a Athéna el le narcisse attribut de Déméter et Perséphonc : << Ici fleuris-sent en grappes superbes le narcisse, antiquc couronne au front des deux grandes déesses, el le crocus aux reflets d'or

L' Hymn1! homérique a Déméter établit en eiTct une liaison étmite ent¡·e la fleur du narcisse et l'enlevement de Persé'phonc par le Seigneur des morts: <<Elle jouait avec les jeunes Océanides a l'amplc poitrinc et cueillait des fleurs, des mses, des crocus et de belles violcttes- dans une tendre prairie -, des iris, des jacinthes et aussi le narcisse que, par ruse, Terre fit croitre pour l'enfant fraiche comme une corolle, selon les desseins de Zeus, afin de complaire a Celui qui bien des hótes211

• La fleur brillait d'un éclat

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merveilleux et frappa d'étonnement tous ceux quila virent · · alors, dieux immortcls ainsi qu'hommes mortels. Il était

poussé de sa racine une tige a cent tetes et; au parfum de cette boule de fleurs, tout levaste Ciel d'en haut sourit et toute la terre et l'acre gonflement de la vague marine. Étonnée, l'enfant étendit a la fois ses deux bras pour saisir le beaujouet; mais la terre aux vastes chemins s'ouvrit dans la plaine nysienne et il en surgit, avec ses chevaux immor-tels, le Seigncur de tánt d'hotes, le Cronide invoqué sous tant de noms21

• lll'enleva et, malgré sa résistance, l'entrai-84 na tout en pleurs sur son char d'or >> 22 • 1 lci la beauté de la

fleur du narcisse et son parfum constituent l'appat qui va fasciner Perséphone et permettre a Hades d'entrainer la jeune filie au royaume des morts.

Le narcisse apparaít done, depuis la plus haute antiqui-té, comme une fleur séduisante, fascinante, qui peut entraí-ner dans la mort. Plutarque nous en donne·la raison ; le narcisse a des propriétés : " Le narcisse en-gourdit les nerf.o¡ et provoque une pesante torpeur, ce qui

. lui .a valu de la part de Sophocle l'appellation "couronne antique des grandes déesses", c'est-a-dire des déesses infer-nales , 24 • Les anciens faisaient meme dériver le mot nar-kissos de narlte qui signifie engourdissement 2r. : " Le nar-cisse est une fleur a l' odeur lourde et sa dénomination }'in-dique : elle provoque dans les nerfs un cngourdissement (narlwn) , 2

';. A vrai dire, d'autres fleurs revetues de la memc signification mythique, tels l'asphodcle, la mauve, la menthe, la capillaire, l'iris, le lis, le crocus, la Jacinthe, la violctte, l'anémone, la lychno'ide et le lin, toutes fleurs funebres, consacrécs aux divinités infernales27

, n'ont pas le mcme effet narcotique. Mais beaucoup d'entre elles ont un (( parfum lourd )) analogue a celui du narcisse.

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La métamorphose.: le myaume de Flore

Plusieurs des fleurs dont nous venons de parler ornent le jardín de Flore qu'Ovide nous décrit dans ses Fastes, a propos de la fete des Floralies, au mois de mai: lajacinthe, le narcisse, le crocus, la violette, l'anémone. Flore elle-meme raconte que lajacinthe est née du sang d'Hyacinthe, le crocus de celui de Krokos, la violette de celui d'Attis et l'anémone de celui d'Adonis28

• Nous avbns vu plus haut qu 'une des 1 vérsions de notre fable faisait également naltre le narcisse du sang de Narcisse. C'est ce passage des Fastes d'Ovide qui a inspiré a Nicolas Poussin son tableau Le &yaume de Flore, oU. l'on retrouve Hyacinthe, Narcisse, Krokos, Attis, Adonis, accompagnés d'Ajax, Clytia et Smilax2

!1• Hyacinthe, Krokos, Attis et Adonis illustrent par

leur mort prématurée le vers de Ménandre : •• 11 meurt jeune, celui que les dieux aiment Hyacinthe et Krokos sont tués par le disque de leurs amants, l'un Apollon, l'autre Hermes, lors d 'une joute ; Attis, 1 'amant de Cybele, rendu fou par celle-ci en punition de son infi-délité, se Adonis, l'amant d'Aphrodite, meurt a la chasse, tué par un Seul Narcisse fait exception dans ce catalogue. On ne nous dit pas qu'il ait été aimé par une divinite4

• Mais un élément important du mythe nous manque peut-etre. Nous voyons ainsi que les fleurs de la mort sont aussi des fleurs nécs de la mort. 11 n'est pas sur toutefois que ces fables de métamorphoses soient archa'iques. Elles n'apparaissent pour la plupart qu'a l'époque hellénistique et trahissent peut-etre un besoin de rationaliser les mythes ; elles sont peut-ctre aussi l'écho d'une réflexion sur la

Hermann Frankcl, réfléchissant sur la signification des MétamorjJiwses d 'Ovide*\ signale également la possibilité d'une signification sexuelle du theme de la métamor-phose, en citant un passage d'André Gide racontant que

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!'un de ses '' thcmes de jouissance » dans son enfance lui avait élé fourni par l'hisloire de Gribouille dans George Sand. S'élanljelé a l'eau, Gribouille «se sent alors devenir

. tout petil, léger, bizarre, végétal ; il lui pousse des feuilles par toutle corps; el bientól l'eau de la riviere peut coucher sur la rive le délicat rameau de chene que 1 notre ami Gribouille est devenu ». « Nulle page d'Aphrodite, ajoute André Gide, ne put troubler nul écolier autant que cette métamorphose de Gribouille en végétal le petit ignorant quej'étais

L'environnement myllwlogique. Éros et Dionysos

Nous avons déja pu constater que le theme de la fleur du narcisse était étroitemenl lié a celui du rapt de Perséphone et aux mythes se rapporlant aux mysteres d'É-leusis. Le rapprochement se retrouve dans le poeme de Claudien, écrit a la fin.du IV'' siccle ap.J.-C., intitulé Le rapt de ProserjJine1H. Dans ce contexte, Narcisse est associé a d 'a u tres héros o u dieux ravis dans la fleur de leur jeu-nesse ; ce sont les f1eurs les plus helles et les plus parfumées du royaume de Flore. ,

Sans liaison apparente avec la version cou-rante du mythe, telle que nous la trouvons chez Ovide, Canon ou Pausanias, situe l'histoire de Narcisse en Béotie, prcs de Thespies. 11 semble bien en cffet qu'en cet endroit, Narcisse ait été le thcme d'une forte lradition locale. Pausanias écrit: « Dans la contrée de Thespies, il y a un Iieu dit Donakon ["Les Roseaux"]. C'est la que se lrouve la source de Narcisse ; l'on raconte que Narcisse se vit dans celte eau. Ne sachanl pas qu'il voyail sa proprc image, il ne se rendit pas compte qu'il était devenu amoureux de lui-mcme et il mourut d'amour au bord de la source >>10

• La généalogie de Narcisse confirme cette localisalion, puis-qu'on le dit fils du .fleuve Céphise, qui arrase la Béotie, el de la nymphe Leiriope1

• Dans ce contexte, Narcisse

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devient l'illustration de la puissance du dieu Éros, qui était honoré tout spécialement a Thespies42

• 11 est possible d'ailleurs que la .source de Narcisse ait été située non loin du sanctuaire d'Éros43

• Dans ses Narrations mythologiques, Conon met directement en rclation la mort de Narcisse et le culte d'Éros a Thespies. Si Narcisse s'est épris d'amour pour lui-meme, et s'est tué au bord de la source ou il se contemplait, c'est la une vengeance d'Éros punissant Narcisse •• corytempteur d'Éros el des amants « Et

· depuis lors les Théslpiens déciderent d'honorer et de véné-rer encare davantage le dieu Éros et de lui [aire, outre des sacrifices publics, des offrandes privées. Elles gens du pays pensent que la fleur du narcisse a poussé pour la premiere fois du sol ou le sang de Narcisse avait été répandu »4r'.

Le culte d'Éros a Thespies remontait, scmble-t-il, a la période préhistoriquc : la statue du dieu n 'était primiti-vement qu'un bloc de pierre brute4n. Le récit de Canon laisse cntendre que la légende de Narcisse avait serví de motif a une modification des usages Iiturgiques a Thespies ; c'est a cause d'elle que l'on introduisit la coutumc d'offrir des sacrifices privés a Éros.

Chcz Ovide, c'est la << déesse de Rhamnonte >>17 qui exauce la priere d'un amant méprisé par Narcisse et ins-pire a Narcisse son délire amoureux. II s'agit de Némésis, vengeresse des morts.18

, parfois identifiée a Aphrodile, loul spécialemenl dans ce sancluaire de Rhamnonte.

C' esl vers Artémis que nous oriente une autre version du mythe. Cette fois l'histoire se situe dans l'ile d'Eubée, a Érétrie. Narcisse y apparait comme fils d'Amarynthos49

;, un sanctuaire de ce nom est consacré a Artémis pres d'Eré-trie50. Dans cette variante, il nous est dit seulement que . Narcisse se tua lui-meme51 et que de son sang naquirent les fleurs qui portent son nom. En liaison avec cctte version, l'on montrait pres d'Oropos et de Tanagra, sur la cote opposéc a Érélrie, le monument funéraire de Narcisse " le

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Silencieux ''• ainsi nommé ,, paree que ceux qui passent a proximité se taisent ••52

• D'autre part, Artémis apparait sur certaines gemmes représentant

88 1 Dans les Dionysiaques de Non nos, écrits a u milieu du v siccle ap. J.-C., Narcisse est présenté comme le fils de Séléné el d'Endymion. 11 est difficile de dire si nous sommes en présence d'une invention du pocte ou d'une version traditionnelle. La mention d'Endymion a peut-etre été introduite a cause du thcme du sommeil qui apparait dans le contexte. Dionysos se prépare a séduire Aura en l'attirant auprcs d'une fontaine magique dont l'eau l'en-dormira. Les abords de la fontaine sont parés de narcisses. Et a cette occasion, Nonnos rappelle l'histoire de Narcisse, qui lui aussi fut séduit par une fontaine54

• Le narcisse, fleur de torpeur et de fascination, et id destinée a provoquer :l'assoupisscment d'Aura, est done mis en relation avec Endymion, auquel Zeus avait donné éternelle jeunesse et

ª' éternel sommeil et que Séléné, amoureuse, venait .¡r rejoindre toutes les nuit<; dans la grotte de Latmos55

• On peutnoter que Séléné, surtout a la fin de l'Antiquité, était couramment idcntifiéc a Artémis"n.

Nous vcnons de voir apparaitre Narcisse dans un contcxtc.dionysicn. Vóulant séduire Aura, Dionysos utilise le narcissc, flcur d'illusion el de séduction issuc de l'illu-sion el de la séduction de Narcisse. Chcz Ovidc ct chez Philostrate égalcmcnt, le mythe de Narcisse s'inscre dans des cyclcs consacrés a Dionysos. Comme l'a tres bien mon-tré Lehmann-Hartlchen''7, les tableaux décrfts par Philostrate étaient groupés dans des picces différentes, qui chacune étaient consacrées a un thcme particulier. 11 y avait en quelque sorte le salon d'Héracles, le salon d'Aphrodite et aussi le salon de Dionysos. Dans cette piece vouée a Dionysos, se trouvaient plusieurs tableaux se rapportant explicitement au cycle de ce dieu : La naissance de Dionysos, Dionysos el Ariane, La morl de J>enthée, Les jJirates tyrrhéniens,

LE MYTHE DE NARCISSE 233

Si/ene, Les Andriens, Le chasseur (probablement Zagreus). D'autres figuraient également, bien qu'ils n'eussent pas tous un lien évident avec Dionysos : Dédale et Pasiphaé, CEnomaos et Hippodamie, Olympos, Narcisse, Hyacinthe, La Naissance d'Hermes, Amphiaraos, Andromede, Pélops. Leur mise en relation avec Dionysos s'expliquerait, selon Lehmann-Hartleben58, pour plusieurs de ces tableaux, par le 1 fait qu'ils mettent en scene le jeu de l'opposition entre l'illu-sion et la vérité. Quoi qu'il en soit, nous retrouvons la fable de Narcisse intégrée a un cycle dionysien dans le troisieme livre des Métarnorphoses d'Ovide. L'histoire de Dionysos y est, elle-meme, replacée dans le contexte plus vaste de la destinée de la descendance de Cadmus. Cadmus fonde Thebes ; son petit-fils Actéon meurt déchiré par les chiens paree qu'il a vu Artémis au bain; Sémélé, filie de Cadmus, foudroyée par Zeus, donne naissance a Dionysos. Penthée, petit-fils de Cadmus, refuse de reconnaitre le nouveau dieu. Bien qu'on lui raconte l'histoire des pirates tyrrhé-niens, changés en dauphins paree qu'ils avaient refusé de reconnaitre la divinité de Dionysos, Penthée s'obstine; il mourra déchiré par les Bacchantes59

• On reconnait la plu-sieurs tableaux de Philostrate : La naissance de Dionysos, La mort de Penthée, Les pirates tyrrhéniens. Chez Qvide, comme chez Philostrate, la fable de Narcisse s'insere dans cet ensemble, introduite par l'épisode racontant !'origine des qualités divinatoires de Tirésias. La liaison du theme de Narcisse avec le thcme de Dionysos ne s'explique pas clai-rement; elle n'en est pas moins évidente. On peut remar-quer aussi, avec Hermann Frfmkel, que le motif de la vision rclie entre eux ces différents épisodes ; Actéon a vu Diane au bain, Sémélé a vu la gloire de Zeus, Tirésias (qui, lui, a vu Athéna au bain) est aveuglé par Héra, paree qu'il a affir-mé que la femme a plus que l'homme dans le commerce amoureux, mais il devient un voyant; Narcisse meurt paree qu'il a vusa propre image; Penthée est déchi-

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ré paree qu 'il a vu les mystcres de Dionysosm. Mais, la en-care, le rapport entre ce thcme et le thcme de Dionysos reste inexpliqué.

Cette énigme réapparait dans le tablcau de Poussin inti-tulé La naissance de 1 Bacchus. Sur la gauche, on voit Hermcs apportant le jeune Dionysos aux nymphes chargées de le nourrir ; sur la droite, Narcisse, étendu, se meurt au bord de la source, tandis que la nymphe Écho, derricre lui, se transforme en pierre. On a cherché a expliquer la compo-sition du tablea u par 1 'inl1uence que les MétanwrfJhoses d'Ovide el les 7lzbleaux de Philostrate ont exercée sur Poussin. 11 est bien vrai que certains détails de l'reuvre s'ex-pliquent Mais les raisons profondes qui ont amené Poussin a choisir, dans toutle matériel fourni par Ovide et Philostrate a propos de Dionysos, le seul épisode de la mort de Narcisse restent totalement inconnues.

Il est possible que le líen secret entre Dionysos el Narcisse réside dans le caractere humide, narcotique, chthonien de la f1eur du C'est bien d'ailleurs sous cet aspect que le mythe de Narcisse est introduil dans les Dionysiaques de Nonnos. Narcisse illustre le pouvoir de fascinalion, d'illusion, d'cngourdissemenl de Dionysos, en lanl que dicu de la démcnce el de la

On pourrail ainsi distinguer deux pules dans le mylhe de Narcissc. Dans son aspcct végétal, il semble inlimement lié au cyclc de Pcrséphone el a cclui de Dionysos ; les valcurs de l'humidc, du froid, du soulerrain, de la torpeur prédomincnt. Narcisse révele le pouvoir effrayanl de l'illu-sion el de la démcncc. Mais, dans ses élémcnts narratifs, le mythc semblc plulot se référer a l'opposition entre Artémis, déesse de la chasse el de la virginité, et Aphrodite, déesse de l'amour. Nous sommes dans une situation ana-logue a celle d'Hippolyte, lejeune chasseur dévot d'Arté-misM. Il n'échappera pasa la vengeance d'Aphrodile, qui inspircra a Phcdre, 1 belle-mere d'Hippolyle, un incestueux

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LE 1\HTIIE DE NA){CISSI'. 23!:í

amour pour cclui-ci et provoqucra ainsi la mort tragiquc du jeune homme. Le Narcisse d'Érétrie semble chcr a Artémis, le Narcissc de Thcspies, hal de l'Amour et d'Aphrodite. Lui non plus n'échappera pas au chatimcnt réservé aux contempteurs d'Éros';5•

La punition du bel indifférent

La faute de Narcisse est un fier mépris de l'amou{"\ inspiré peut-ctre par la dévotion a Artémis, déesse de la chasse et de la virginité. Son cas est différent de celui de Pygmalionr.7

• Si ce dernier vit célibataire, c'est paree qu'il est « révolté des vices dont la nature a rempli le creur des femmes. » Pygmalion lui aussi tombera amoureux d 'une image, mais créée par son art : ainsi pourra-t-il aimer une femme, qui sera un produit, non de la nature, mais de son imagination. Narcisse, pour sa part, veut garder sa fiere indépendance, il ne veut pas elre possédé : << Plut6t mourir que d'ctre possédé par toi >>, dit-il a la nymphe Écho qui cherche a l'embrasserr.". Tout contact physique lui fait hor-reur : << Retire ces mains qui m'enlacentn9 ! » << Ni jeuncs gens nijeunes filies ne purent le toucher >• 70

Son chatiment, nous dit Ovide, cst << une forme inouie de démence ,, 71

• << 11 fut le seul et le premicr a conccvoir un absurdc amour pour lüi-mcme » 72

, dit une autre source. La punition de Narcisse répond a la fois a'l'antique loi du talion et a la logique immanente a la faute clle-meme : le coupablc est << pris au mot ». C'cst l'application de la loi du talion que réclame contre Narciss'e un amane3 méprisé : 1 << Puisse-t-il aimer lui aussi et ne jamais posséder l' objet de son amour » 74• De meme que ceux et celles qui ont aimé Narcisse n'ont pule posséder, de meme Narcisse doit aimer sans pouvoir posséder l'objet de son amour. C'est pourquoi la démence de Narcisse va consister a etre amoureux de son reflet contemplé dans l'cau. Dérision supremc, le fier Narcisse sera dévoré de passion pour une illusion inconsis-

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tante, pour l'ombre qu'il projette dans l'eau. P.récisons-le bien : lorsque Narcisse se voit dans la source, il n'est pas amoureux de son reflet, paree que c'est l'image de son propre corps, mais il est amoureux paree que la forme qu'il voit est belle75

• Toute la tradition est unanime : Narcisse, se voyant dans la sourcc, croit voir un autre et tombe amou-reux de cet atltre sans savoir que c'est son propre reflet dans l'cau. La démcncc de Narcisse consiste précisément dans le fait qu'il ne se reconnait pas et la punition dans le fait que Narcisse est voué ainsi a une passion et une soif qu'il ne pourra jamais assouvir. L'historien et géographe Pausanias considere pour sa part comme tout a fait invrai-semblable qu'un jeune homme capable d'aimer ait été incapable de distinguer entre un homme et le reflet d'un hommc'n. C'cst que le trap rationaliste Pausanias ne com-prend pas que Narcisse est saisi d'unc démence diony-siaquc qui n'est pas plus absurde que celle des pirates tyr-rhéniens ou des Bacchantes. Les premiers croyaient voir autour de Dionysos des tigres, des lynx, des pantheres ; les secondes s'imaginaient que Penthée était un sanglier". La démence de Narcisse le ramcne au rang animal. 11 est comme ces cavales dont parle Columelle dans un manuel d'agriculture qui a été écrit dans la seconde moitié du !"' siccle ap. J.-C. : " Les jurncnts, lorsqu'elles ont vu leur irnage dans l'eau, sont saisies d'un amour totalement vain el a cause de lui elles perdcnt l'appélit ct meurenl consu-rnécs par le désir ,'H.

Narcisse croit clone voir dans l'eau, non son propre reflet, mais un etre vivant, un autre homrnc, clont la bcau-té le fascine. Philostrate, décrivant un tableau ou l'on voyait Narcisse se contemplant dans la source, s'est plu a se perdre dans ce jeu de miroirs et d'illusions ou se refletent mutuellement Narcisse dans la source, la source dans les yeux de Narcissc, Narcisse dans le tableau, le tableau dans

93 les ycux 1 du spcctatcur : « Cette source reproduit les traits

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de Narcisse, comme la peinture reproduit la source, Narcisse lui-meme et son image. » On voit dans le tableau une abeille se poser sur une fleur : « Est-elle trompée par la peinture ou est-ce nous qui nous trompons en croyant qu'elle existe réellement ? Je ne le sais. Mais toi, jeune homme, ce n'est pas une peinture qui cause ton illusion; ce ne sont ni la couleur ni la cire qui te tiennent attaché. Tu ne vais pas que l'eau te reproduit tel que tu te vais et tu ne déceles !'artífice de cette source. >• Et la descrip-tion du tableau se termine sur cette pointe : « Narcisse se ticnt immobile en face du Narcisse qui, dans l'eau, se tient lui aussi immobile et qui le regarde, assoiffé de sa beauté »7

!1•

Ovide lui aussi se plait a amplifier cette illusion de Narcisse qui lui fait croire qu'il voit un autre que lui, alors qu'il ne voit que le reflet de lui-meme : " 11 se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau [ ... ] Crédule enfant, pourquoi t'obs-tines-tu vainement a saisir une image vaine ? Ce que tu recherches n'existe pas [ ... ] Le fantome que tu apen;:ois n'est que le reflet de ta forme ,Ro. Comme Philostrate, Ovide joue sur le theme des signes d'amour que Narcisse croit reconnaitre dans l'image aquatique : « Luí aussi, il désire mon étreinte, car chaque fois queje tends mes levres vers ces eaux limpides pour un baiser, chaque fois il s'ef-force de lever vers moi sa bouche ,R•. Narcisse dialogue avec son reflet : « Quand je te tends les bras, tu me tends les tiens de toi-meme; quandje te souris, tu me souris ••82

Ovide est le seul auteur de l'Antiquité a imaginer que Narcisse finit par se reconnaitrt dans le reflet qu 'il prenait pour un amant. U est probable qu'Ovide a été conduit a cette modification du schéma général par son effort de for-mulation et d'expression de la démence de Narcisse. Narcisse, en s'adressant a son reflet, remarque tous les mouvements de l'etre qui, croit-il, lui fait signe: il tend les

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bras, il sourit, il pleure, il parle. Sans le dire cxplicitcment, Ovide laisse cntendre que Narcisse, en observanl ces mou-vements, découvre qu'ils sont synchronisés avec les siens. Narcisse s'écrie alors : « Iste ego sum , : « Mais c'est moi ! " Je brille d'amour pour moi-meme »84

• Cette découverte ne change ríen d'ailleurs a la situation fonda-mentaleK5. Avant cettc découverte déja, tous les espoirs étaient perdus : 1 « Il mcurt victime de ses propres yeux ,,KG.

Tirésias, qui avait prédit son destin, avait déclaré : « Il vivra longlemps s'il ne se connait pas »87

• Cela ne voulail pas dirc : « S'il ne se reconnait pas », mais : « S'il ne se voit pas. » La reconnaissance de Narcisse ne fait que décupler son tourment. Jusqu'ici Narcisse se mourrait de ne pouvoir atteindre un amant qu'il croyait vivant et réel. Maintenant i1 découvre que cet amant n'existe pas, qu'il est un reflet sans consistance el qu'il n'aime qu'une ombre de lui-meme. Il n'a pas vécu, comme il croyait, la merveilleuse rencontre d'un aulre, inaccessible, mais seulement un dédoublement imparfait de lui-meme: lui-meme dédoublé en un reflel fugilif dans les eaux. Narcisse est toujours aussi amoureux de ce rellet. Seulement, désormais, il voudrail pouvoir posséder non plus un autre, mais lui-meme réelle-menl dédoublé : « Que ne puisjc me séparer de mon corps ! Vocu singulier pour un amant, je voudrais que ce que j'aime soit distanl de moi ,H". « C'est paree queje me posscde que je ne puis me posséder ,K

9• Ici Narcisse est

,, pris au mol"· ll avait ditá Echo : « Emoriar quam sil tibi copia nos tri»:" Plutót mour:ir que d'etre possédé par toi. » Et maintenant il s'écrie : « Inopem me copia fecit » : « Ma possession de moi fait queje ne puis me posséder »!10

• Ovide pourra done dire ailleurs en parlant de Narcisse : "Narcisse, malheureux de n'avoir pas été différent de lui-memc ,!11 • Nous voyons done s'esqúisser ici le reve d'une relation androgynique par faite du moi avec lui-mcme, dont on peut relrouver la trace, sublimée, dans certaines théo-

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LE MYIHE DE NARCISSE 239

logies de l'Antiquite2 : 1 Dieu, trouvant sa béatitude dans

l'identité ella différence avec lui-meme. Ce reve se retrouve dans une autre version du mythe de

Narcisse proposée par Pausanias. Nous avons vu que ce géographe considérait comme invraisemblable l'erreur de Narcisse: on ne peut confondre un homme et l'ombrc d'un homme. C'est pourquoi il nous rapporte la variante suivante. Narcisse avait une sceur jumelle, qui avait cxacte-ment le meme aspect cxtérieur que lui. Tous deux por-taient la meme coiffure des cheveux, les memes vetements. Tout leur était commun ; ils chassaient ensemble. Narcisse était amoureux de sa sceur. Malheureusement, celle-ci vint a mourir. Rongé de chagrín, Narcisse vint a la source, afin el 1 d n 1,. d e conternp er ans son propre re et tmage e sa sreur ·. Pausanias ne précise pas l'issue de l'histoire dans cctte nou-velle version. Mais l'on peut supposer que Narcisse se lais-sa mourir de chagrín au bord de la source en regardant amoureusement son reflet qui était le reflet de sa sreur. Id le dédoublement revé par Narcisse se réalise en un amour incestueux. On songera a la reconnaissance de Siegmund et de Sieglinde, eux aussi amants incestueux dans La Walhyriede Richard Wagner: « Dans le ruisseau,j'ai apen;u ma propre image et voici queje la vois a nouveau comme jadis elle émergeait de l'onde, c'est toi a présent qui me renvoies mon image ,,!14• Ce themc de la liaison intime entre l'amour incestueux et l'amour de soi-meme se retrouve dans ccrtaines pages de R. Musil95

La version d'Ovide, irnaginant Narcisse reconnaissant son irnage dans les eaux, la version de Pausanias, présen-tant Narcisse contemplant sa sceur, c'esl-a-dire son double vivanl, dans la source révelent certains éléments incons-cients du mythe . .Mais ils n'appartiennent pas au schéma fondamental de l'histoire, dans lequel il est essentiel _que Narcisse, c'est la précisément sa démence, ne se recon-naisse pas et n'arrive pasa comprendre pourquoi il ne peut

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Page 9: Le Mythe de Narcisse

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240 AUTOUR DE PLOTIN

satisfaire sa passion. La mort et la métamorphose qui la suit ne sont done pas un chatiment, mais au contraire une déli-vrance : « La mort ne m'est point cruelle, car elle me déli-vrera de mes douleurs ,,'"1• Chez Ovide, Narcisse meurt de la langueur qui résulte de la fascination ; ailleurs, Narcisse se tue ou se jette dans l'eau pour rejoindre l'image dont il est amoureux.

1 La mort de Narcisse, dans le récit d'Ovide, est précé-dée d'une sccne un peu étrange. Narcisse, ne voyant plus son visagc dans l'eau qui s'est troublée, croit que l'image qu'il aime est disparue. De désespoir il se frappe la poi-trine qui, sous les coups, devient rouge, tandis que le reste du corps reste blanc. Revoyant ensuite son corps dans l'eau ct contemplant ses meurtrissures, "il n'en put supporter davantage, nous dit Ovide, comme la cire 'dorée fond dcvant une llamme légere [ ... ] ainsi i1 dépérit, consumé par l'amour ,!'7• Faut-il voir dans cette séene, avec H. Dorrie, la description d'un paroxysme d'exaltation

.sado-masochiste qui provoque la mort par son intensité!l8? Jc nc pensc pas que ce soit l'intention du pocte de faire une telle description. Aucun mot du pocte ne laisse suppo-ser que la vision de ces meurtrissures provoque un effet scxuel chez Ovidc laisse cntendre que Narcisse est parvenu a un tcl étal de langueur que la moindre chose peutlc t;,üre mourir. Ici c'est la tristesse, exprimée par les meurtrissures, qui suffit a provoquer l'extinction finale. Il scmble bien que la sccne soit sur·tout destinée a préparer le thcme de la métamorphose de Narcisse, en expliquant !'origine des couleurs du Narcissus poeticus, blanc bordé de rouge : « A la place du corps, on trouve une fleur de cou-leur rouge, dont le centre cst entouré de blancs pétales ,!1!'. Mais il reste qu'il est tres étrange de voir ici Narcisse se comportant commc une femmc : de telles démonstrations étaicnl, dans I'Antiquité, une spécialité féminine 100

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LE MYfHE DE NARCISSE 241

Le rejlet dans le miroir des eaux

On a souvent situé le mythe de Narcisse dans la pers-pective des croyances au pouvoir maléfique des miroirs et des surfaces brillantes101

• Dans son Traité des songes, Artémidore note : << Se mirer dans l'eau annonce la mort soit de celui qui se voit soit de quelqu'un de ses proches » 102• Cette meme valeur maléfique se retrouve dans le tabou pythagoricien : << Il ne faut pas se mirer dans 1' ea u d'un fleuvc

Il faut pourtant constater que certains mythes et his-toircs dans Iesquels on 1 voudrait voir des parallcles au mythe de Narcisse présentent avec lui de tres profondes dif-férences. Examinons tout d'abord !'aventure d'Eutélidas, qui nous est racontée par Plutarque. Ce personnage se serait fasciné lui-meme en se regardant dans l'eau d'un lleuve, et il en serait mort11

"'. En fait, le cas est tout a fait dif-férent de celui de Narcisse. Eutélidas a le mauvais reil, il ensorcelle. Comme !'explique Plutarque dans les lignes qui suiverll, les particules mauvaises qui émanent de son reil se reflctent sur la surface de l'eau et reviennent vers lui; c'est ainsi qu'il s'ensorcelle lui-meme10r'. A part le miroir des eaux et la fin tragique de l'histoire, les deux récits n'ont pas de structure commune : Eutélidas ne croit pas voir dans les eaux un amant et il ne tombe pas amoureux de ce reflet. 11 y a également l'histoire d'Hylas. Amant d'Héraclcs, il fut entralné sous les eaux en voulant poursuivre les formes des nymphes qu'il y apercevait1011

• On retrouve bien ici le motif de l'amour pour une forme qui apparait dans les eaux, mais le thcme du reflet et surtout du reflet de soi-meme manque totalement. Quant au mythe du miroir de Dionysos, il est lui aussi profondément différent. Héra, jalouse de l'enfant Dionysos, né d'un amour adulte.re de Zeus, décide de le faire déchirer par les Titans. Pour l'atti· rer et déjouer son attention, Héra ou les Titans lui donnent

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242 AUTOUR DE l'LOTIN

jouets : une halle, une toupie, des pommes, un miroir107

• Les néoplatoniciens établiront une rclation entre le regard de Dionysos dans le miroir et son dépecement par les Titans' 0

". lci l'eau, élément capital de la légendc de Narcisse, fait totalement défaut. On peut supposer sans • doute que la vision de soi dans le miroir joue un role dans la distraction de Dionysos. Mais il ne meurt pas d'amour pour un reflet, comme Narcisse. Comme on le voit, ces dif-férentes histoires apportent peu de lumiere dans la com-préhension du mythe de Narcisse.

Comme Pausanias, A. Wessclski 109 s'est posé le probleme de l'invraisemblance de l'erreur de Narcisse : comment peut-il prendre pour un ctre vivant son reflet dans les eaux? II rapproche done l'histoire de Narcisse de nom-breux con tes el légendes attestés clans presque tous les pays du monde el mettant en sccne un héros victime de la mcme illusion. Parmi toutes ces histoires, !'une ,d'entre elles, racontée au Kamtchatka, est assez proche de celle de Narcisse. Il s'agit du dieu Koutka a qui les souris ont peint le visage comme une femme et qui, se voyant dans I'eau du fleuve, croit 1 apercevoir une belle femme, tumbe amou-reux et manque de se noyer en voulant rejoindre I'objet ele sa passion 110

• A. Wesselski pcnse que tous ces récits sont les témoins de I'émotion que les hommes onl ressentie en découvrant la propriété de réflexion des eaux. Leur premicre réaction fut de croire a la présence d'un ctre vivant au fond des eaux. C'est de cette terrcür ancestrale que proviendrait la croyance au danger de se mirer dans 1' eau 111

Quelle que soit la valcur de ces observations ethnolo-giques, l'élément central du mythe de Narcisse ne semble pas ctre cette croyance au pouvoir maléfique des surfaces brillantes. Les témoignages que nous avons énumérés pré-sentent le cas de Narcisse comme tout a fait exceptionnel, comme une manifestation de démence inouie, et non pas

LE MITHE DE NARCISSE 243

comme la confirmation de l'existence d'un danger par ailleurs bien connu.

Mais il est indiscutable que l'eau joue un role capital dans le mythe. C' est elle qui, en quelque sorte, assure la liaison entre l'aspect végétal et l'aspect humain de l'his-toire. Narcisse meurt au bord de la source paree qu'il s'est contemplé dans le miroir de ses eaux et le narcisse, fleur humide, nait au bord de la meme source. Á force de se regarder dans la source, Narcisse devient flem: La sourcc transmue en quélque sorte la fascination de Narcisse en propriétés narcotiques. Elle symbolise 1' élément diony-siaque de la fable de Narcisse.

11. LE MYfiiE DE NARCISSE CIIEZ PLOTIN

Dans le traité Sur le Beau, le premier ouvragc qu'il ait rédigé ( vers 253 a p. J.-C.), Plotin reprend la démarche spi-ritueiJc, typiquement platonicienne, qui cst décrite dans le Banquet de Platon, lorsquc la prctressc Diotime enscigne a Socrate les voics qui menent ii la vision de la Beauté abso-lue : il faut commencer par reconnaitre la beauté visible et sensible qui se trouve dans les corps, puis la dépasser pour découvrir la beauté ele l'fune vertueusc el, finalement, s'éle-ver encare pour atteindre la Beauté transcendante qui est le príncipe de tout7s les bcautés112

• Le point de départ de ce mouvement spirituel suppose done que l'on n'ignorc pas que les bcautés du monde visible ne sont qu'un rcflet et une imagc fugitivc de la 1 bcauté transcenclantc. C'est pré-cisément cette ignorance qui, aux yeux de Plotin, caracté-rise la démence de Narcisse : « Car si quelqu'un se précipi-tait sur ces images visibles en voulant les saisir, comme si elles étaient vraies, il en serait de lui commc de celui qui, ayant voulu se saisir du beau reflet qui flottait sur l'eau-ainsi que quelque part, me semble-t-il, un mythc le laisse

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244 AUTOUR DE PLOTIN

entendre mystérieusement -, fut entra'iné au fond des flots · et devint invisible; de la meme maniere, celui qui s'attache aux beaux corps et ne s'éloigne pas d'eux, c'est, non selon le corps, mais sclon l'ame qu'il s'enfoncera dans les lieux ténébreux, dans des profondeurs ténébreuses el hostiles a l'Intellect, et la, demeurant aveugle dans l'Hades, il vivra la-has, comme déja ici-bas, uniquement avec les ombres L'erreur de Narcisse consiste ici a croire que de qu'il voit dans les eaux est un etre récl et a vouloir. possédcr ce qui n'est qu'une ombre. On pourrait pcnscr, au premier abord, que cette évocation du mythc de Narcisse sert a illustrer une doctrine platoni-ciennc assez banalc : la réalité visible n'est que le reflet du monde des Idées. Mais en fait la pensée de Plotin a une dimension psychologique beaucoup plus profonde. Si Narcisse ticnt ,pour réalité ce qui n'est qu 'un reflet, e est qu 1l1gnore la relat10n entre ce reflet et lui-meme. 11 ne comprend pas qu'il est lui-mcme la cause de cette ombre. C'est ce que souligne un autre texte dans lequel Plotin évoque également la meme légende : "Comme si quelqu'un, voyant son propre reflet, mais igno-rant d'ou i1 pmvient, voulait le poursuivre [ ... ] »

11.1• Narcisse

ignore que ce rellct est «son , reflet, il ignore !'origine de ce reflct. Il en va de mcme aux ycux de Plotin, pour ce que ¡ l'on pourrait appcler l'ame "narcissique ,w •. Elle ignore que son corps n'est qu'un rellet de son ame, paree qu'elle ignore ou a oublié le processus de la gencse du monde sen-sible. En cfl'ct, la production du monde s'cffectue, chcz Plotin, commc dans d'autres cosmologies de son époque, par mode de rcflet, par réflexion dans un miroir. Le miroir ,, engendre » les reflets: si l'on s'approche d'un miroir, il s'opere une sorte de dédoublement entre le corps et son reflct. De meme done que tout corps produit un reflet de Iui-mcmc, lorsqu'il est en présence d'une surface lisse et brillante, de mcme l'ame, rencontrant la matiere,

LE MYfHE DE NARCISSE 245

· qui est une réalité passive, vide et sans contenu, produit un reflet,comme si elle rencontrait un miroir116• Toute lla réa- lOO lité des corps vient done de l'ame, dont ils refletent la lumiere. A vrai dire ces reflets ne sont pas une pure fantas-magorie : ils sont « animés "• c'est-a-dire qu'ils sont doués d'un certain mouvement autonome. Cette animation des corps provient du fait que !'ame raisonnable projette un reflet d'elle-meme qui est l'ame animale, et un reflet, enca-re plus atténué, qui est l'ame végétale : (( engendre, dans les animaux, la conscience sensible, qui est une image d'elle-mcme, et, dans les plantes, la force de croissance » 117•

« L'ame reste immobile et ne donne d'elle que des reflets qui sont comme les reflets d'un visage en plusieurs miroirs •• 11

A.

ll faut souligner tres fortement qu'aux yeux de Plotin, l'apparition de ces reflets multiples qui constituent le monde sensible est une bonne chose, c'est un phénomene universel et normal de la nature. La réalité sensible qui nait de ce jeu de miroirs est en elle-meme une réalité bonne. Le monde sensible ne na'it pas d'une faute narcissique, d'une erreur de l'ame se précipitant vers son refl"et, s'enfon<;ant dans le corpS. Le « narcissisme », chez Plotin, se situe apres la production du monde sensible, comme nous allons le voir. 11 s'oppose en effet résolument. aux cosmologies gnos-Liques qui font de la faute narcissique !'origine du monde sensible. La meilleure expression de pareilles conceptions se trouve clans l'éctit hermétique appelé Poimandres. On y voit l'Homme archétype, ele nature spirituelle, clescendant a travers les cercles planétaires et se montrant a la Nature, la puissance clu monde sublunaire. Cellc-ci voitle reflet l'Homme archétypc dans l'eau et son ombre sur la.terre. A son tour I'Homme archétype voit sa propre forme ainsi reflétée. 11 s'éprend de cette forme et il vcut habiter en c;lle. 11 descend done pour la rejoindre : << Alors la Nature, ayant re¡;u en elle son aÍmé, l'enla<;a toute et ils s'unirent, car ils

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Florencia Rodriguez Giles
Florencia Rodriguez Giles
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246 AUTOUR DE PLOTIN

brülaient d'amour » 1w. La Nature donne alors lejour a sept hommes terrestres androgynes (androgynes, paree qu'ils ont hérité du caractcre masculin de 1 'Homme et du carac-tcre féminin de la Naturc). Dans ce texte hermétique,

· comme chcz les gnostiqucs, l'apparition du monde sen-sible est le résultat d'un mouvement passiohné, ici précisé-ment, de l'amour « narcissique " de l'Homme archétype pour son reflet. Cet amour « narcissique » fait done partie intégrante du processus cosmique. Plotin rejctte explicite-ment cette conccption. Pour tui, la production des corps et 1 des ames ne résultent pas d'une deseen te ou d'une chute. de l'am"e. Il reproche aux gnostiques de pré-tendre que !'ame crée apres sa chute ou dcscente, et il déclare cxpressément qu'au contraire, si !'ame produit le monde sensible, c'est dans la 1 mesure meme ou elle ne s'incline pas et ne tombe pas120

• « Illuminer les choses d'en has n'est pas plus une faute que d'avoir une ombre » 121

L'ame humaine ne vient pas dans un corps, elle ne descend pas dans un corps, elle l'illumine, c'est-a-dire qu'elle pro-jette un reflet en tui el qu'ainsi, comme le dit Plotin, « ce corps vil avec elle •• 122

Nonnalcmcnt, 1';\me humaine, aux yeux de Plotin, devrait restcr indifférentc au rcflet qui émane d'elle, comme l'homme ignore son ombre, et sur-tout comme 1 'ame de l'univcrs ou !'ame des as tres restent impassibles á l'égard de leurs propres : elles res-tent impassiblcs, vouécs uniqucmcnt á la contemplation des réalités transcendantcs. C'est ainsi, sclon son bio-graphe Porphyre, que Plotin lui-meme se comportait : « Plotin semblait avoir honte d'etre dans un corps124

[ ••• ] 11 nc pouvait souffrir ni peintre ni sculpteur. Commc son dis-ciple Amélius lui dcmandait de permettre q'u'on fit son portrait, il tui dit : "N'est-ce pas assez de porter le reflet dont la nature nous a rcvctus ? Faut-il encare laisser der-rierc nous un reflct de ce reflet, plus durable que lui,

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LE MYfHE DE NARCISSE 247

comme s'il s'agissait de quelque chose de digne d'etre regardé ?" » 125

• Plotin, on le voit, est l'anti-Narcisse ; il n'éprouve aucun intérct pour son reflet.

Le mouvement passionné, l'amour « narcissique » de . !'ame pour son reflet n'apparaissent chez Plotin qu'apres la produttion du monde sensible. Cet amour « narcissique , ne joue chez Plotin aucun role dans le processus cosmolo-gique. Ce désordre se produít précisément paree que !'ame oublie la vraie nature du processus de gencse du monde sensible. C'est aldrs que !'ame, comme Narcisse, prend son reflet pour une réalité en soi, sans voir qu'elle en est elle-mem_eJas.ource. L'erreur des ames provient c;lu fait qu'elles

(Se. fatiguent en quelque sorte de vivre dans la perspt:ctive de la totalité, le regard fixé vers le vaste horizon du Tout. Elles s'individualisent en s'occupant seulement d'une par-tic de la réalité, leurs corps ; elles s'affaiblissent alors, sont dévorées par les soucis, ne s'occupent plus que d'une seule chose 12r.. Elles sont comme le pilote d'un navire dans la tem-pete qui ne pense plus qu'a son bateau127

• 11 y a la un monoldéisme analogue a celui de Narcisse. Paree qu'elles ont voulu ctre a elles-mctnes128

, elles s'hypnotisenl sur leurs propres corps, s'identifient aux a!Icctions et aux passions de ce corps; elles n'aiment plus que ce 1 corps el les autres corps dans la mesure ou illes désirc. Elles épouscnt ainsi le destin du corps et id •< dcstin » n 'est pas un vain mot, car le monde de la nature ou s'enfonce l'affectivité des ames est soumis aux lois implacables de la Nécessité. La force magique de l'amour domine le monde de la nature129

; une étrange fascination s'exerce entre les corps. L'ame << nar-cissique » se laisse entrainer dans cet univers ensorcelé : ,, Les ames des hoinmes ayant vu leurs reflets comme dans le miroir de Dionysos sont devcnues présentes dans ces reflets, en se précipitant d'en haut » 130

Ici encore, ce texte ne doit pas etre interprété comme la description d'un processus cosmique, mais comme l'ex-

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Florencia Rodriguez Giles
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248 AUTOUR DE PLOTIN

pression du désordre qui s'introduit dans les ames lors-qu'elles se laissent fasciner par leurs reflets. Le monde sen-sible est déja constitué, les reflets sont déja la, vivants et ani-més, mais les ames s'y précipitent, c'est-a-dire dirigent leur attention vers leurs corps ct se laissent envahir par la solli-citude et la sympathie avec ces réalités inférieures. Il est intéressant de retrouver ici le miroir de Dionysos, déja ren-contré plus l.1aut. Olympiodore, un commentateur néopla-tonicien tardif, comprendra le miroir de Dionysos dans le meme sens que Plotin : l'amc projette un reflet d'elle-mcme, entre en sympathie avec ce reflet et, a cause de cette sympathie avec le corps, se laisse disperser et déchirer, non plus par les Titans, comme Dionysos, mais par les passions

Il s'agit done bien d'un état moral et spiri-, tuel, non el'un processus cosmique. C'est el'ailleurs l'exer-\ cice eles vertus purifica trices qui y mettra fin On peut el 'ailleurs se elemaneler si Plotin, parlant du ,, miroir de Dionysos "• ne fait pas allusion, moins au miroir ele la légenele qu 'a u miro ir effectivement utilisé dans des céré-monies liturgiques .ou meme Nous avons peu de témoignages sur ces pratiqucs ; mais, par analogie avec certains on pcut se elemandcr si le textc de

103 Plotin ne nous permet pas de suppolser que le « miroir de Dionysos , servait a l'évocation des ames des morts. Commc les ames des morls, voyant leurs rdlets dans le miroir de Dionysos, se rcndent présentcs dans ce miroir, ainsi les funes humaines se rcndcnt présentes (c'est-a-dire devienncnt actives) dans leurs rcílets. En faisant apparaitre le visagc du mort dans le miroir par un procédé qucl-conque, on oblcnait l.a présence de cette ame dans le miroir : elle y était en quelque sorte attirée par son reflet. Une recette magique, non plus de catoptromancie, mais de lécanomancie, prescril d'utiliser de l'eau de source si l'on désire voir les ames des morts 13r'. Il semble done bien que l'on utilisait les miroirs et les surfaces des eaux pour attirer

LE MYTHE DE NARCISSE 249

les ames. Notons en passant la persistance des représenta-tions liant la présence des ames dans le cosmos et le reflet dans les miroirs. Dans le film Les jeux sont faits de J.-P. Sartre, l'image des morts n'apparait plus dans les miroirs. C'est qu'ils ne sont plus des objets, mais de purs sujets ; ils n'interviennent plus dans le jeu de la causalité physique.

Quoi qu'il en soit, Plotin retrouve dans cette évocation elu miroir de Dionysos le theme de la fascination par le reflet de soi-merríe qu 'il découvrait aussi dans la fable de Narcisse. Mais rien n 'atteste clairement que les Anciens, et Plotin en particulier, aient eu tendance ajoindre ensemble

·le mythe de la mort de Narcisse et celui du démembrement de Dionysos. Et lorsque au xv siecle, Marsile Ficin parlera du sort cruel réservé a Narcisse " selon Orphée ''• il ne com-mettra aucune confusion entre les deux mythes 131

;. C'est bien de Narcisse et de luí seul qu'il sera question et Ficin fera de luí, a la suite de Plotin, le symbole de la misere des hommes qui oublient la beauté de l'ame pour la beauté des corps .

. La fable de Narcisse sert done chez Plotin a illustrer le theme de l'amour" narcissique »de l'ame pourelle-meme. Á la figure de Narcisse quise perd dans 1 'élément liquide, symbole de la matiere, i1 oppose la figure d'Ulysse qui, échappant a l'élélment liquide, parvient a rejoindre sa " chere patrie "• « vers le Pere en fuyant les sortileges de Circé et de Calypso. L'ame « narcissique ,, ignore que le corps est un reflet projeté par elle-mcme. L'ame '' ulys-sienne , découvre que le corps n'est que le reflet d'une lumiere est la vraie réalité. Elle se retoume vers cette lp.rrfiere- créatricé. Dy¡s une premiere étape, elle découvre qu'elle est elle-meíne la lumiere dont les corps sont les reflets, puis elle reconnait que sa propre n'est, elle aussi, que le reflet d'une alÍlre lumiere, qui est celle de l'Intellect, et finalement l'Intellect luí apparait

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250 AUTOUR DE PLOTIN

comme la diffraction de la lumiere de l'Unité primor-L'ame n'est done que l'intermédiaire qui fait par-;

venir au monde sensible les images des Idées éternelles. \ Ces étapes de la conversion vers la lumiere correspondent aux degrés par lesqucls on s'éleve, selon la méthode du Banquet de vers la Beauté originelle : beauté des corps, beauté des ames, beauté de l'Intellect.

Cette fui te el 'Uiysse vers le Pe re correspond, pour Plotin, a un changement total dans le mode de vision140

Narcisse croyait que la beauté et la réalité. sont extérieures et visibles, qu'elles sonl situées dans les corps et dans !'es-pace. Mais la conversion de la vision consiste a découvrir que mcme lorsqu'il s'agit de la beauté visible, la beauté n'existe que lorsqu'elle est pcn;ue intérieurement: déga-gée alors de la maticre, elle cst réduite a sa forme : " La beauté ne nous émeut que lorsqu'elle est devenue inté-rieure a nous, en passant par les yeux ; or, a travers nos yeux, seulc passe la forme L'artiste, lorsqu'il produit une reuvre el 'art, ne copie pas la réalité matérielle, mais l'idée qu'il se fait de la réalité 142

, idée qui chcrche a rcjoindre le lagos, la forme invisible dontl'objet déroule les virtualités dans l'espace-temps. Mais ce niveau esthétique 1 n'est qu\me premicre étape. Décisive sera la purification i m01·ale qui fera découvrir la beauté de !'ame I1 l faut bien comprendre a ce stüet que la vertu, pour Plotin, est une purification et une transformation de 1 'clre qui hausse !'ame du n_iveau qui lui esl propre a un niveau trans-cendant, le niveau de I'Intellect. On remonte done ici vers une lumicrc anléricurc. Cctte étape sur la route de la vision de la Bcauté suprcme revct une importance primor-diale : " Rcvicns en toi-mcmc et regarde. Si tu ne vais pas encare ta propre beauté, fais comme le sculpteur d'une sta-tue qui doit devenir belle [ ... ] En leve tout ce qui est super-flu, rcdressc ce qui csl oblique [ ... ] ne cesse de sculpter ta propre statue,jusqu'á ce que brille pour toi la clarté divine

LE MYfHE DE NARCISSE 251

de la vertu [ ... ] Si tu es devenu cela, si tu vois 1 cela, si tu as l 05 avec toi-mcme un commerce pur, sans obstacle a l'unité intérieure, sans que ríen d'autre soit mélangé intérieure-ment avec toi-mcme [ ... ] si tu es devenu tout entier une lumiere sans limite [ ... ] si tu te vois devenu cela, alors regarde en tendant ton regard. Car seul un tel reil peut contempler l'immense Beauté » 144

A propos de ce texte, R. Harder, up des meilleurs com-menlateurs de Plotin, a parlé d'Autoerotill. Ulysse, l'anti-Narcisse, ne serait-il qu'un Narcisse inversé ? A la complai-sance en soi qui conduit !'ame a se laisser fasciner par son rellet corporel, Plotin ne substitue-t-il pas une autre com-plaisance plus subtile, celle de la belle ame pour elle-mcme"'" ? Il est bien vrai que toutes les apparences sem-blent justifier l'expression de R. l-l<u·der. Par exemple, la métaphore de la statue que l'on sculpte, que nous venons de rencontrer, vient du Phedre de Platon. Dans ce dialogue, il est vrai, il s'agit de la statue divinc que l'on sculpte dans l'ame d'un autre"'G, la sculpture représentant l'éducation147

L'amour homosexuel se sublime, dans le Plzedre, en une relation entre maitre et disciple, éducateur et éduqué. Chez Plotin, au contraire, c'est l'ame qui se sculpte elle-mcme, qui s'éduque elle-meme, quise rend elle-mcme ver-tueuse et belle. Ce qui était dialogue chez Platon devient monologue chez Plotin. Comment ne pas reconnaitre dans les moL<; qui suivent une << érotiquc » dirigée vers le moi :

. (( Qu'éprouvez-vous, en. voyant votre prop.re beauté a l'in-térieur de Comment se fait-il qu'alors vous soyez saisis d'un transport de bacchants, d'une émotion, d'un ardent désir de vous réunir a vous-memes, en vous recueillant en vous-memes, a part de vos corps? >•

14".

Malgré ces textes, qui pourraient paraitre décisif.o;, si on ne les teplac;ait dans le mouvement général de la pensée de Plotin,je penseque le terme Auloerolilt est tres mal choisi et ne peut conduire qu'a des contrescns149

• Il faut bien com-

.... ··-------------

Page 15: Le Mythe de Narcisse

106

252 AUTOUR DE PLOTIN

prendrc en eiTet les raisons pour lesquelles Plotin est ap-pellé a parler du (( moi » et ce que signifie le.<< moi )) dans ce contexte. Il s'agit pour lui, nous l'avons dit, de provo-quer un retournement de la tendance << narcissique» qui fait que l'individu ne s'intéresse qu'a ce qu'il croit ctre son moi, c'est-a-dire son propre corps. L'essentiel de cette méthode consiste done a faire découvrir a l'ame que le « moi ,, est autre que le corps. Nous avons décrit plus haut les étapcs de ce que l'on pourrait appelcr la fuite d'Ulysse. Il s'agit de remonter vers le príncipe d'ou émane le reflet <;orporel : ce príncipe cst rcconnu succcssivement comme ame, comme Intellect, comme Unité 1 primordiale.L'exer-cice consiste done a détourncr la conscicnce de l 'atlention et du souci exclusifs du corps, pour la retourner vers l'in-térieur, c'cst-a-dirc tout d'abord vers le « moi » comme sttict libre et indépendant (comme ame pure). Cette prise de conscience du moi,. est déja un mouvement éthique, c'est déja une purification qui ramene l'ame a sa pureté premiere, ii l'état de forme dégagée de la matiere. Mais si cette purification se réalise parfaitement, cette forme pure se révele aussi comme pensée purc. Ce qui signifie que le « moi ,. s'élcve du nivcau de l'ame au niveau de l'Intellect. Dans toute la description de ce mouvement de convcrsion, Plotin est bien obligé ele se situcr dans la perspective du « moi "• puisqu'il s'agit de dissouelre un faux « moi », le reHct corporcl, pour faire naitre un vrai ,, moi ''• l'ame haussée au nivcau de l'Intcllect. Mais ce vrai '' moi ,. trans-cende la notion commune el courante ele << moi "· Car l'Intellect, pour Plotin, n 'est autre que la pcnsée du Tout. C'cst précisémcnt en atteignant ce niveau que l'ame ,, nar-cissique ,. sera parfaitcment délivrée. Elle passe en effet d'une vision partielle, exléricure, trompeuse, angoissante, a une vision totale, intérieure, véritable, paisible. S'élever au nive<w ele l'Intelle_ct, de la pensée du Tout, c'estjuste-mcnt ct précisémcnt dépasser les frontieres de l'individua-

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LE MYfHE DE NARCISSE 253

lité, de ce souci du partiel qui provoquait l'état de narcis-sisme de l'ame. Chez Plotin, indivielualité et totalité s'op-

1

/ posent radicalement, se nient mutuellement : « En deve-nant "quelqu'un", on elevient non-Tout, on ajoute une

! négation a "Tout". Et cela durejusqu'a ce que l'on suppri-\ me cette négation. Si tu rejettes tout ce qui est autre que le

Tout le néant de l'individualité], tu t'agrandis. ; Si tu rejettes cela, le Tout te sera présent »150

• En accédant au niveau de l'lntellect, le (( moi )) humain accede a une vision universelle, •totale, de la réalité, dans laquelle tout point de vue particulier doit s'effaccr. Peut-on parler de ,, moi '' a ce niveau ? Cela ne sera possible que si l'on entend par « moi » non pas l'individualité retranchée sur elle-meme, mais l'intériorité de la conscience qui, des qu'elle se saisit comme intériorité, accede a l'universalité de la pensée du Tout. Il n'y a done aucune complaisance esthétique et érotique pour le « moi "• dans les textes que nous avons cités plus haut. « Voir sa propre beauté » ne veut pas dire: voir une beauté qui «me» plait, paree qu'el-le est ,, moi "• mais voir en « moi "• c'est-a-dire grace ama conversion vers l 'intériorité, la Beauté qui n 'est autre que le Tout dans sa nécessité noétique. Accédant a ces niveaux transcenelants, le << moi » humain ne sait plus s'il est un << moi >>15' •

Mais, dira-t-on, pourquoi ce vocabulaire érotique ? Pourquoi ces « transports de bacchants ••, cette « émo-tion "• ce « désir "• qui est un désir de « se réunir a soi-meme ,. ? Disons tout d'abord que cette « réunion a soi-meme )) n 'est autre que 1 l'accession a l'état dont nous venons de parler: intériorité, mais aussi universalité et tola-lité. L'individualité est abolie a ce niveau. Quant au voca-bulaire érotique, le probleme qu'il pose est celui de l'ex-périence mystique : vaste probleme que nous ne pouvons ici qu'effieurer. En effet, ce vocabulaire correspond tout d'abord a une certaine rhétorique issue du' Phedre et du

107

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254 AUTOUR DE PLOTIN

Banquel de Platon. La mystique chrétienne la reprendra en y les, vo.luptueuses images du Canlique des Cantiques. Mats ti ne s agtt pas seulement d'un langage. Pour Platon, tout amour charncl, tout désir 'Sensuel n'est qu'une rémi-niscence piile el affaiblie de l'émotion amoureuse que l'ame a ressentie une fois- dans une existence antérieure -en présence de la Beauté éternelle152

• C'est cette émotion fondamentale et originelle que l'exercice spirituel proposé par la Diotime du Banquel veut restituer dans l'ame. C'est aussi celte émotion amoureusc fondamentale que Plotin veut faire revivre : << La jouissance qu'elle éprouve ne la trompe pas, puisqu'elle l'éprouve. Et elle déclare que cette jouissance n'esl pas due a un chatouillement du corps: elle est redevenue ce qu'elle était autrefois quand elle était heu-reuse [ ... ] Et si tout, autour d'elle, était détruit, elle y consentirait volontiers, afin d'ctre prcs de Lui, seule a seul. Tcl est l'exccs de sa jouissance » 153

• Cette émotion amou-reuse, vécue par le moi, n'a pas le moi pour objet, mais une présence transcendante, avec laquelle le moi devient une seule chose : « On se voit devenir Lui ,, 1r'4• L'essentiel de l'émotion mystique ne consiste pas dans une expérience de \ soi, mais dans l'expérience d'un Autre que soi, ou dans ; l'expérience de devenir Autre. En ce sens, Plotin aurait pu dire que, dans cette expérience, le rcve de Narcisse est exaucé : devenir Autre en restant soi-mcme.

L'étude du thcme de Narcisse chez Plotin nous a done conduiL'> jusqu'aux plus vertigineuses spéculations méta-physic¡ues. S. Eitrem 1r.r. penseque Plotin, en interprétant la fable de Narcisse comme une illustration de la vanité et du dangcr du plaisir des scns, se trouve en contradiction avec le de la légendc de Thespies qui magnifiait la pmssance de !'Eros charnel. Cela n'est pas tout a fait exact. Tout d'abord, chez Plotin, la fable de Narcisse n'est pas introduite pour condamner les plaisirs des sens, mais pour apprendre a !'ame que son corps et que le monde sensible

./

1

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LE MYfHE DE NARCISSE . 255

ne sont que les reflets d'une réalité plus vaste, plus riche et plus pléniere. Narcisse se laisse hypnotiser par une réalité partielle el au lieu de déployer son regard vers le vaste honzon du Tout. Pour Plotin aussi Narcisse est un contempteur d'Éros, ou plus exactement il se laisse ncr par la magie de 1 l'Éros inférieur, de l'Éros purement natureP5

';, au lieu de se laisser entrainer sur les ailes de l'É-ros supérieur, celui qui n'est autre que l'aspirat.ion de Psyché vers la lumineuse splendeur du Bien157

• Mais, finale-ment, le Narcisse de la fablc, lui aussi, n 'était-il pas avant sa

' 1

démence, voué a cet Eros supérieur, si l'on admet, peut-etrc, qu'il était, comme 1-Iippolyte, un dévot d'Artémis?

Notes

l. Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Litemture up lo the Early 19th Century, Gleerups 1967.- S. Eitrem, art. « Narkissos "• dans RE., t. XVI, 1933-1935, col. 1721-1733. -Fr. Wiescler, Narldssos, Gottingen 1856.

2. Cf. Surtout l'article de S. Eitrem, cité n. 1, col. 1729 sq., ct l'ou-vrage de Fr. Wiescler.

3. Ovide, Mét., III, 339-510. 4. Conon, dans Photius, Bibliothequr, cod. 18G, éd. René Henry, Paris

1962, 1. III, p. 19. 5. Pausanias, IX, 31, 7. li. l'hilostrate l'Ancicn, Imagines, !, 23 (trad. fr., A. Bougot, Philoslrate

l'Ancien, Une galerie antique, Paris, 1881) [réimp. Paris, Les Belles Lettres, 1991].

7. D'autres témoignages anciens sont signalés dans L. Vinge, The Natrissus Tlieme, chap. l.

8. Le nom de Leiriopé a quelque chose de floral : leirion désigne le lis.

9. L'amant Aminias, selon Conon ; la nymphe Écho, selon Ovide. 10. Le dieu Amour, sclon Conon ; Némésis, selon Ovide. Némésis

désigne peut-etre ici Aphrodite, comme nous le verrons plus bas.

lvd

Page 17: Le Mythe de Narcisse

256 AUTOUR DE PLOTIN

11. Morl au bord de la source, selon Ovide. Suicide, selon Conon. Mort dans la source elle-mcme, se Ion Plotin, Enn. 1 6, 8.

12. Elle nait de son sang, dans la version proposée par Conon. 13. Les especes de narcisse auxquelles les Anciens font allusion, sur-

tout en liaison avec le mythe de Narcisse, sont le Narcissus poeticus et le Narcissus taz.etta.

14. C.copo11ica, XI, 25. 15. Fr. Wieseler, Narkissos, p. 82. 16. Artémidore d'Éphese, Cié des songes, l, 77 (trad. Festugiere, Paris

1975, p. 82). Parmi les fleurs énumérées, on remarquera les violettes, la menthe etla mauve, fleurs funebres comme le narcisse ; cf. infra, n. 27.

17. J. Murr, Die Pjlanzenwelt in der griechischen Mythologie, Innsbruck 1890, p. 249 ; S. Eitrem, art. ce Narkissos "• col. 172J. ; Fr. Wieseler, Narkissos, p. 128-135.

18. O. Gruppe, Gtiechisdu Mythologie, l. I, Munich 1906, p. 39. 19. Sophocle, CEdij1e a Colone, 681. Sur la liaison entre le narcisse et

Déméter, cf. O. Gruppe, Gtiechische Mythologie, p. 1179, n.2. 20. 1 Jades, die u des Enfers. 21. Cronide, paree que fils de Cronos et frere de Zeus. 22. llymne lwmérique ii Démétn; trad. J. Humbert, Paris 1967, p. 41,

v. 5 ; voir aussi le vcrs 125·. Comme le remarque J. Murr, Die Pjlanz.enwelt, p. 248, la description du Narcisse merveilleux correspond assez bien au Narci.¡sus /aulla, fleur a u parfum enivrant dont les ombelles sont formées de lleurs jauncs, flcurissant spécialement en Béotie dans les vallées humidcs, de la fin de l'automncjusqu'au printemps. Nous retrouverons plus bas, n. 27, plusicurs des fleurs cueillies par Perséphone dans la série des llcurs consacrées aux divinités infernales.

23. Cf. J. W. Cook el J. D. Loudon, « Alkaloids of the Amarylli-daccac "• dans Thr Allmloids, Chemistry and Physiology, édité par R. H. F. Manske ctll. L. Holmcs, l. 11, NcwYork 1952, p. 331-351.

24. Plutan1uc, Propos de table, Ill, 1, 647 b, trad. F. Fuhrmann, Paris 1972, p. ll!:i.

25. 1'. Chantrainc, Dictionnah"l! étymologique de la langue grecque, l. III, Paris 1974, arl. " Narkissos " : " Un rapport avec narl!é est supposé par Plutar<¡uc, Mm:, li17 b, ;\cause de l'effet calmant du narcisse. Mais il ne peut s'agir que d'une étymologie populaire. Comme !'indique la finale -issos, ce doit ctre un tenue d'emprunt." Comme le remarque S. Eitrem, article " Narkissos "• col. 1726, le mot semble provenir de la population antérieure au peuplemenl grec.

26:Clément d'Alcxandrie, Pédagogue, 11, 8, 71, 3, trad. Cl. Mondéscrt, Paris 1965, p. 142. Voir aussi Pline, Hist. nat., XXI, 128 : « a narce nar-

LE MITHE DE NARCISSE 257

cissum dictum "· Eustathe, Commentaire surl'Iliade, p. 87. 25 Stallbaum (le mot vient de narkan, paree que les Érinyes stupéfient) ; O. Gruppe, Gtiechische Mythologie, p. 1027, n. 6.

27. J. Murr, Die Pjlanunwelt, p. 240-268. Cf. la liste de 1' Hymne homé-1ique a Déméter cité plus ha u t.

28. Ovide, Fastes, V, 195 sq. Sur ce theme, cf. S. Eitrem, art. « Narkissos "• col. 1723.

29. Cf. Dora Panofsky, « Narcissus and Echo. Notes on Poussins Birth of Bacchus in the Fogg Museum of Art "• The Art Bulletin, 31 (1949), p. 114 ; Erwin Panofsky, ,, Et in Arcadia Ego "• dans Mélanges Cassim, Oxford 1936, p. 224 : " The extinction of one beauty means the genesis of another and unending love is at the bottom of aH these tragic deaths which, therefore, do not signify annihilation, but metamorphoses. "Ajax apparait ici a cause d'une version rapportée par Pausanias, I, 35, 4, sclon laque11e lajacinthe serait un souvenir d'Ajax, fils de Télamon. Du corps de Clythia, amoureuse du Soleil, serait né l'héliotrope (Ovide, Mét., IV, 267 sq.). C'est en Iiseron que fut métamorphosée Smilax, )'amante de Krokos (Ovide, Mét., IV, 283).

30. Ménandre, fragm. 125, Korte. 31. Ovide, Mét., X, 162-219. En ce qui concerne Krokos, cf. Galien,

Oj1era omnia, t. XIII, p. 269 Kuhn. La légende semble imitée de la fable d'Hyacinthe.

32. Cf. J. Murr, Die Pjlanz.enwelt, p. 262. 33. Ovide, Mét., X, 735. 34. L'amour de la nymphe Écho, qui est peut-ctre une invention

d'Ovide (Mét., III, 356-401), ne peut ctre considéré comme tel. D'ailleurs ce n'est pas la cause de la mort de Narcisse.

35. Cf. á ce sttiet les remarques de O. Gruppe, Gtiechische Mythologie, p. 10lil. Cet auteur interprete les mythes d'Hyacinthc et de Narcisse comme des rites magiques de production de la pluie, d'une maniere artilicielle, p. 833. H. Fránkel, Ovid, Berkeley 1945, p. 97-100, présente lui aussi d'intéressantes remarques sur le theme de la métamorphose.

36. H. Fránkel, Ovid, p. 220, n. 73. 37. A. Gide, Si le grain ne meurt, chap. 11. 38. Clauriii Claudiani Carmina, éd.J. Koch, Leipzig 1893, p. 276. 39. Le point de contact entre les différents contextes mythologiques

du mythe de Narcisse pourrait se situer dans le nom du pere du héros : le fleuve Céphise. 11 y avait en effet un Céphise a Eleusis ; c'est précisément sur ses bords que l'on situait le rapt de Perséphone (Pausanias, I, 38, 5). 11 y avait d'autre part un Céphise a Thespies, ou existait une légende locale de Narcisse (Ovide, Mét., III, 342; Pausanias,

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258 AUTOUR DE PLOTIN

IX, 24, 1 ). En fin a Oro pos, oú l'on montrait un monument de" Narcisse le Silencieux "• il e.xistait un culte du fleuve Céphise (Pausanias, 1, 34, 3).

40. Pausanias, IX:31. 72. 41. Ovide, Mét., lll, 342 sq. 42. Pausanias, IX, 27, l. 43. Cf. F. Schoher, article " NarhissoujJégé "• dans R.E., t. XVI, 1933-

1935, col. 1734. J. Murr (Die l'jlam.emuelt, p. 247) note que e' est précisé-ment dans la région de I'Hélicon, oü était située cette source, que l'on trouvc le Narcissus jJoeticus et le Narcisms serotinus.

44. Cf. Photius, Bibliotheque, n• 186, n. 24. 45. /bid., trad. R. Henry, t. lll, p. 19. Cf. l'lutarque, Amat., 748 f. 4G. Pausanias, IX, 27, l. Le culte d'Éros a Thespies semble lié a celui

de Déméter (0. Gruppc, Grircllisclle Mythologie, p. 870). Autres cultcs régionaux, cclui des Muses (proximité de I'Hélicon, O. Gruppe, ibid., p. 7G, en liaison avec le culte de Dionysos). Au culte d'Éros a Thespies semble avoir été intégrée ,la pratique magique de la iunx, ou toupie magique (cf. O. Gruppe, ibid., p. 851, n. 3; sur la iunx, cf. M. Detienne, Lfsjmdi11s d'Ado11is, París 1972, p. 160 sq.).

47. Ovidc, 1\Ut., III, 406. 48. Cf. O. Gruppe, Gn'echische Mythologie, p. 45 ; Pausanias, I, 33, 2.

Sur la liaison avec Aphrodite, cf. O. Gruppe, ibid., p. 1366, n. 2. 49. Pro bus, Scholies aux Bucol. Vilgile, 2, 48, p. 330 Hagen : " Narcissus

flos Euzymadcs (?) refert a Narcisso Amarynthi, qui fuit Eretrieus ex ínsula Euboea. lnteremptus a seipso (je pense que c'est de cette ma-niere qu'il faut Jire le bizarre ab EujJ/Jo) ; ex cruore flores, qui nomen eius accepcrunt, procreati. A pictore Narcissi flodbus Erinyas, i. e. Furias, primas esse coronatas aiunt. "

50. Pausanias, 1, :H, 5; O. Gruppc, ibid., p. Gtl. L'amarantc ou iinmor-tclle est une llt:ur consacréc a Artémis ; cf. J. Murr, Die Pjlanzenwelt, p. 194.

51. C' est du moins la correction que jc pro pose a u lextc latín défec-tueux (cf. Augustin, /Je civ. /Jei, l, 24: "Cato a se ipso clegit occidi »).

52. Strahon, IX, 2, lO (p. 404). Ce Narcisse semble terrifianl (c'cstla raison du silcnce des passants). Dans le m eme contexte ( cf. n. 49), le narcisse est présenté comme fleur des Érinyes.

5:1. S. Eitrcm, art. " Narkissos "• col. 1782. 54. Nonnos, Dionysiar¡ues, chant XLVIll, vers 581 (trad. anglaise, W.

1-1. D. Rouse, Cambridge [Mas.], Londres 1942, t. lll, p. 467). Voir éga-lement dans Nonnos, X, 215 ; XI, 323 ; XV, 352 (oü le narcisse figure encore une fois dans un catalogue de fleurs destinées a l'ornementation des tombes: crocus, anémone).

LE MYfHE DE NARCISSE . 259

55. Cf. Fr. Wiescler, Narhissos, p. 89 ; Pausanias, V, 1, 4; Apollodore, Bibliotheque, 1, 56-57 ; Strabon, XIV, 1, 8 (p. 636). Phtheir (le pin, la pomme de pin) est présenté parfois commc le fils d'Endymion et de Séléné ; cf. J. Murr, Die Pjlanzenwelt, p. 121, et O. Gruppe, Griechische Mythologie, p. 280. Le pin est un attribut de Dionysos (0. Gruppe, p. 1418).

56. Par exemple Plutarque, Propos de table, III, 10, 3, 658 f. 57. K. Lehmann-Hartleben, " The Imagines of the Elder

Philostratus .. , The Art Bulletin, 23 (1941), p. 16-44. 58. K. Lehmann-Hartleben, p. 35, n. 56. La notice de Philostrate sur

le tableau fait allusion d 'ailleurs a ses traits dionysiaques : " Elle n' cst point non plus étrarigcre au culte dionysiaque, cette source [ou Narcisse se mire] que Dionysos a faitjaillir comme pour les bacchantes. La vigne, le lierre, le lierre hélix aux belles vrilles y forment un berceau chargé de grappes de raisin, entremclé de ces férules qui donnent les thyrses. 11

Dionysos apparait ici comme le dieu des sources. L'expression " a fait jaillir comme pour les bacchantes 11 est une allusion a Euripide, Baccllantes, 766 : « On les vit retourner au lieu mcme oú commcn¡;a Icur course, aux sources que le Dieu avait créées pour elles. 11 Prcs de la source, dans le tableau décrit par Philostrate, on voit une grotte qui, nous dit-il, est celle d'Achéloos et des Nymphes. On peut voir id évi-demment une réminiscence de Platon, Phedre, 230 b, ou il est qucstion d 'une source consacrée a Achéloos et aux nymphes. Mais Achéloos n 'est autre que la divinité de l'eau en général (0. Gruppe, p. 344, n. 1) et s'identifie ainsi plus ou moins avec Dionysos lui-mcme (0. Gruppe, p. 1427). On remarquera qu'a Oro pos, oü se trouvait le monument de Narcisse le silencicu.x, il y avait une partie d'un autel consacréc en mcme temps au fleuve Céphise (pcre de Narcisse) et a Achéloos (cf. Pausanias, 1, 34, 3). C'est peut-ctre ce thcme de l'eau dionysiaque qui relie ensemble certains tableaux du " salon de Dionysos" : Oenomaos et HijJJJOdamie, OlymjJos (représenté au bord d'une source, et se regardant dans cctte source ; le tableau représente le rcflet d'Olympos dans la so urce).

59. Le rapprochement entre Ovide et Philostratc est fait par L. Vingc, The Nmássus Theme, p. 339, n. 109. Cadmus, Tirésias, Penthée sont les principaux pcrsonnages de la tragédie " dionysiaque ,. d'Euripide : les Bacchantes.

60. H. Frankcl, Ovid, p. 213, n. 30. 61. Dora Panofsky, « Narcissus and Echo. Notes on Poussin's of

Bacchus 11, p. 112-120. L'influcnce de Philostrate explique notamment la "grotte d'Achéloos, que l'on voit sur la gauche du tableau. H. Bardon,

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260 AUTOUR DE PLOTIN

.. Poussin et la \iuérature latine "• dans Nicolas Poussin, ouvrage édité par A. Chastel, Paris, C.N.R.S., 1960, l. 1, p. 126-127, rappe\Je avec raison que Poussin a surtout utilisé des sources contemporaines (Fr. Habert, Description poétique de l'liistoire du beau Narcisse, Lyon 1550 ; de La Serre, Les AmoutJ des déesses, Paris 1627), mais i\ ne donne pas d'explication sur la composition du tab\eau.de Poussin.

62·. Cf. J.· Murr, Die .Pjlanzenwelt, p. 250. 63. C'est tout le sens de \'histoire d;Aura a propos de laquelle

Nonnos introduit le récit de la fable de Narcisse. 64. Cf. S. Eitrem, arl. .. Narkissos "• col. 1722, ligne 50. La fameuse

priere d'Hippolyte au début de la tragédie d'Euripide qui porte son nom (v. 73-87) exprime bien la tonalilé re\igieuse de cette dévotion a Artémis : .. C'est a toi, Mailresse, que j'apporte cetle couronnc tressée par mes soins. Elle vicnt d'une prairie sans tache, ou le berger n'ose paitre son troupeau, oü le fer n'ajamais passé. Ceue prairie sans tache, l'abeille la parcourt a u printemps, et Pudeur 1' entretient de la rosée des eaux vives pour ceux qui, sans qu'on la leur ait apprise, ont naturelle-ment en partage une vertu qui s'étend a tous les détails de la vie; a eux de la moissonner, les pervers n'y ont point droil. Done, chere Maitresse, pour ta chevclure d'or accepte ce bandeau d'une main pieuse. Car, seul entre les mortcls,j'ai le privi\ege de vivre a tes cótés et de converser avec toi ;j'entends ta voix, sije ne vois pas ton visage. Puisséje tourner la der-nicre borne, comme j'ai commencé ma vie 1 ,. Certains accents id sont analogues ii ce11x de la dévotion ii la Vierge Marie.

65. Cf. sujmz, 11. 44. 66. Ovidc, Mét., 111, 354 : .. Fuit in tenera tam dura superbia forma. »

Á Hippolyte aussi (Euripidc, llijJJJ., 93) est reprochée sa morgue (sem-non).

67. Ovide, Mf.t., X, 245. 68. Ovidc, Mét., JIJ, 3!ll : "Ante, ail, emoriar quam si.t Libi copia nos-

tri. , Sur cette exprcssion (coJ!ia noslri) qui implique l'idée de "se don-ner "• .. de donner parl ;\ soi-mémc "• cf. 1-1. Frankcl, Ouid, p. 214, n. 40.

69. Ovide, Mét., III, 390. 70. Ovidc, Mét., IIJ, 355. 71. Ovide, Mét., JIJ, 350 : « Novitasque furoris. »

72. Conon, dans Photius, Bibliotheque, 186, 24. 73. Le lect.eur aura déjá certainement remarqué l'importance du

thcme de l'homosexualité dans l'histoire de Narcisse. Conon el Ovidc présentcnt le chátimcnt de Narcisse comme la réponse d'un dieu a la priere d'un amant méprisé. D'autre part, l'amour de Narcisse pour l'imagc qu'il voit dans l'cau cst normalement homosexucl (sauf dans la

LE MYrHE DE NARCISSE .261

version de Pausanias, que nous examinerons plus loin et oii i1 est inces-tueux). Mais le lecteur ne doit pas oublier que dans l'Antiquité l'homo-sexualité n'est pas marquée par l'interdit, comme elle l'est dans la civili-sation moderne. On ne peut done mettre le mcme « contenu ,. psycho-logique dans l'homosexualité antique et dans l'homosexualité contem-poraine. Jusqu'a un certain point, dans la Grcce archaique, c'est l'ho-mosexualité qui est « normale "• paree qu'elle est .. virile "·

74. Ovide, Mét., 111, 405. Cét amant est lui aussi .. • pris a u mot , : i1 souhaite seulement que Narcisse subisse les mcmes souffrances que lui. Mais il n'imagine pas ce que sera la vraie punition de Narcisse : l'impos-sibilité absolue de posséder l'objet de son amour.

75. Cf.J. Schickel, « Narziss. Zu Versen von Ovid », Antaios, 3 (1961-1962), p. 492 : " Er durchschaut wen er im Wasser vor sich hat ; weder liebt cr sein Spiegelbild, wie ein Leser dem andern nachirrt, noch treibt er "Narzissmus", wie man seit Freud missvcrsteht. » Cf. également L. Vinge, The Narcissus Theme, p. 16-17. Narcisse se croit amoureux d'un autre ; sur ce point Pausanias, Ovide, Conon ou Eustathe sont absolu-ment unanimes.

76. Pausanias, IX, 31, 7. 77. Ovide, Mét., 111, 668: « Simulacraque inania "• III, 714. 78. Columelle, De re rustica, VI, 35 (de equarum rabie). 79. Philostrate \'Anden, Imagines, 1, 23. 80. Ovide, Mét., III, 417-435. 81. Ovide, Mét., 111, 450. 82. Ovide, Mét., III, 458. 83. Ovide, Mét., III, 463. 84. Ovide, Mét., III, 464. 85. Sur ce point, jc ne suis pasen accord avcc l'interprétation de L.

Vinge, The Narcissus Theme, p. 17, qui pcnse que Narcisse, avant cette reconnaissance, est seulement en danger, mais qu'aprcs ce tournant décisif, i1 cst pcrdu. En fait, le motif de la mort est déja apparu bien avanL la rcconnaissance, cf. la note suivante.

86. Ovidc, Mét., 111, 440. Le processus de la mort par consomplion est déja en route.

87. Ovidc, Mét., III, 348. 88. Ovidc, Mét., lll, 467-468. 89. Ovide, Mét., III, 466 : " lnopem me copia fecit. " Mot a mot : la

posscssion m'a faiL sans possession. 90. Dans les MétamorfJhoses d'Ovidc, on voit souvent la fin tragiquc

résulter de cette " prise au mot », de cette interprétation littérale don-néc par les dieux au souhait de la victimc, par exemple Mét., IV, 371, la

-

Page 20: Le Mythe de Narcisse

262 AUTOUR DE PLOTIN

nymphe Salmacis s'écrie en étreignant Hermaphrodite : « Faites que jamais ne vienne lejour qui nous éloignt;:raí't, luí de moí ou moí de luí 1 " Les corps de Salmacis el d'Hermaphrodite se soudent et deviennent 1'" hennaphrodite •· De m eme dans Mét., 11, 817, Aglauros dit a Hermcs: ".Jc ne m'éloignerai d'íci qu'aprcs t'en avoir repoussé. -Tenons-nous-en ii cette convention •, répond le dieu, et Aglauros est transformée sur place en Narcisse a affirmé qu 'il voulait garder pleine possession de soi. Mais mainlenant, c'esl le fail qu'il est " lui-meme , qui l'empcche d'etre " a lui-meme "· L'épisode de la nymphe Écho a peut-etre été '\iouté par Ovide a l'histoire de Narcisse. Héra a puni celle nymphe, coupable d'avoir favorisé les aventures adulteres de Zeus ; elle ne peut plus répéter que la fin des phrases qu'elle a enten-dues. Elle cherchcr<l pourtant a séduire Narcisse ave e ces faibles moyens. Lorsque Narcissc s'écrie : " Plutot mourir que de me donner a toi "• elle n;pcte: "Me donner a loi 1" (Mét., III, 391). Méprisée par Narcisse, elle se consume, se desscche, devient un rocher. Seule reste vívante sa voix, quí n'est qu'un pur écho. C'est la en quelque sorte une premiere annon-cc du dcstin de Nardsse. 11 est voué a ne renconlrcr que des reflets de lui-meme : le reflet de sa voix avant le rcflet de son corps.

9( Ovicle, Fastes, V, 226 : " lnfelix quod non alter et alter eras. , 92. C'est surtoul dans la théologie chrétienne de la Trinité que l'on

trouve ce rapport de Die u avec lui-meme comme idem et alter: identité avec soi et différence d'avec soi-meme. Par exemple, Marius Victorinus, Advmus A1i11111, IV, 30. 44, éd. Hcnry-Hadot, Paris 1960, p. 590 : "Lorsque le Fils est dans le Pcrc, ils forment un seul tout, un scul Dieu agissant ¡\ l'intérieur, opérant ¡\ l'intérieur, n'ayant de relations qu'avec lui-mcme, jouissant de lui-mi':me. » Mais cette représcntalion se trouve également dans la théologie paienne, le premier príncipe étanl alors présenlé rommc male el remelle (cf. A.:J. Festugicre, La Révélation d'llennrs 1iúmégi.llt', t. IV, Paris 1954, p. 50-51), comn1e trouvant en lui-mcme la pcrfeclion etlajouissancc (Arislole, MétafJh., XII, 7, 1072 b 20-2rl).

!.U. Pausanias, IX, :11, H. 94. R. Wagner, La acle 1, sccne III. 95. R. Musil, L'Jlomme ;a,ts qrwlités, t. 11, chap. XLVI : " Édition spé-

ciale d'unc grille de jardín »,

96. Ovide, Mét., III, 471. 97. Ovidc, Mét., Ill, 487. 98. H. Dorrie, " Echo und Narzissus "• dans Der altsfJrachliche

Untenichl, 1975, p. 71, dans un artide qui, par ailleurs, fournit un pré-dcux conuncnlairc du textc d'Ovidc.

LE MYTHE DE NARCISSE 263

99. Comme le remarque H. Fránkel, Ovid, p. 214, n. 36, il faut com-prcndre dans ce vers (Mét., 111, 510) croceumcomme signifiant la couleur rouge, rougeoyant (comme dans Amo1rs, Il, 6, 22; Ars amatoria, 1, 104). Déja le vers 423 prépare l'allusion a la fleur (neige et vermeil).

100. Cicéron, Tusculanes, III, 26, 62, ¡\ propos des expressions du deuil: les femmes se frappent la poitrine, lesjambes et la tete.

1 O l. A. Dclallc, La catapti'Omancie gt'l!cque el ses dérivés, París 1932, p. 152 et 154: "Les textes que nous avons examinés montrent au moins que les anciens avaient observé certains effets psychophysiologiques de

.la contemplation des surfaces brillantes. On peut croire qu'ils avaient été frappés aussi de la propriété qu'elle a de détcrminer une excitation de l'imaginatíon et de faire sorlir le stúet de lui-meme. " S. Eitrem, art. ·• Narkissos "• col. 1728.

102. Artémidore, Cié des songes, 11, 7 (p. 104 Feslugierc). 103.Jamblique, Protreptique, symbol. 25, p. 360 Kiessling. 104. Plutarquc, ProfJos de table, V, 7, 4. Pour S. Eitrem, art.

"Narkissos "• col. 1726, ce n'est qu'un autre nom de Narcisse. 105. On pourrait tout au plus admettre que le regard amoureux a un

effet physique (cf. Plutarque, Pro¡)()s de lable, V, 7, 2}, npis avant de voir son reflet, Narcisse n'est pas amoureux. 11 ne peut done se fasciner lui-meme, comme Eutélidas qui émet par ses yeux de dangereux rayons, meme avant de se regarder dans l'eau.

106. Apollodore, Bibliotheque, I, 9, 19. 107. Cf. H . .Jeanmaire, Dionysos, París 1970, p. 379 sq.; S. Eitrcm, art.

" Narkissos "• col. 1729. 108. Proclus, Commentaire sur le Timée, t. Il, p. 80. 82 Diehl. 109. A. Wessclski, « Narkissos oder das Spiegelbild "• Archiv orientální,

7 (1935), p. 37-63 et 328-350. 110. A. Wesselski, ibid., p. 111. A. Wesselski, ibid., p. 348. 1 12. PI a ton, Banqurt, 21 O a-211 d. Ces étapes sont parcourues dans

les sept prerniers chapitres du traité de Plotin (Enn. 1 6, 1-7, éd. Bréhier avcc trad. fr., París 1924, l. 1, p. 95-104).

113. Plotin, Enn. 1 6, 8. 8. 11 s'agit bien de Narcisse, comme le préci-se R. Hardcr, Pfotins Schriflen, t. 1, p. 380, et non d'IIylas, comme lepen-sait Zielinski, Arclziv fii.r Religionswissenschafl, t. 8,- p. 327. Curieusement W. Theiler, dans Plotins Schriflen, t. III, p. 386, pense lui aussi qu'il s'agit de Narcisse, mais au tome VI, p. 172, il revienta l'hypothese d'Hylas. Le texte décisif, qui permet de reconnaitre Narcisse dans les allusions de Plotin, est celui qui est cité a la note suivante (" sa propre image ").

114. Plotin, Enn. V 8, 2. 34.

Page 21: Le Mythe de Narcisse

264 AUTOUR DE PLOTIN

115. Nous employons cet adjectif par pure commodité, sans lui don-ner aucun caractcre d'expression technique.

116. Enn. IIl G, 7. 25 ; lli 6, 14. 1-2. Cf. F. Heinemann, «Die Spiegeltheorie der Malerie bci Plolin "• Philologus, 81 (1926), p. 1-17.

117. Enn. V 2, l. 20. 118. Enn. 1 1, 8. 15. 119. Poimandr·es, 14, dans A. D. Nock et A .. :J. Festugicre, Corpus her-

meticwn, t. I, Paris 1945, p. ll ; S. Eitrem, art. « Narkissos "• col. 1729.-A. Delalte, La CalojJtromancie, p. 154, et H.-Ch.Puech, dans le volume col-lectif Le néojJlatonúme, éd. du C.N.R.S., París 1971, p. 99, idenlifient a tort le mythe du l'oimandrcs el l'utilisation plolinienne du mythe de Narcisse, sans tenir compte du fait que Plolin refuse de lier la produc-lion du monde á un amour " narcissique "·

120. Plotin, Enn. II 9, 4. 1-7 (la théorie gnostique esl formulée en Il 9, 10. 19).

121. Enn. I 1, 12. 24 sq. 122. Enn. 1 1, 12. 28. Sur ces problcmes, cf. P. Hadot, Pmphyre el

Victon'nus, t. I, p. 342-343. 123. Enn. Il 9, 18. 23 et IV 8, 2. 39. 124. Pour une mise au point concernant cette affirmation,

cf. P. Hadot, Plotin ottla simjJlicité du regard, París, Études augustiniennes, p. 23 el 105.

125. Porphyre, Vie de Plotin, I 1 (trad. É. Bréhier, Les Ennéades de Plotín, t. I, p. 1).

126. Enn. IV 8, 4. 1 O. 127. Enn. IV 3, 17. 26. L'fune glisse plus bas qu'il ne faut. 128. Enn. IV 8, 4. 11. 129. Enn. IV 4, 40. 1 sq. 1:10. Enn. IV 3, 12. 1. Á la différence de J. l'épin, " Plolin elle miroir

de Dionysos "• Rnme lntmwtionale de Philosophie, 24 ( 1970), p. 315, el d'A. Dclatte, La ratofJlmmancie, p. 153, n. 7,je garde l'inlcrprélalion tra-dilionncllc :· •< dans le Íniroir de Dionysos "• sans prendre la traduction : " commc Dionysos avait vu son image dans le miroir "• proposée par A. Dclaue. En elfct,jc ne suis pas tout a fait siir du fait que Plotin parle ici du démembrcment de Dionysos.

131. Olyrnpiodore, In Phaedonem, p. 111. 4 Norvin. Le schéma est tres el a ir et m eme " numéroté " par Olympiodore : 1 o production d'un rcflct ; 2° compassion, syrnpalhie, souci pour le reflet ; 3° déchirement de )'ame pour les passions. Pour se libérer, 1 o il faut se rassembler en supprimant la dispcrsion ; 2° supprimer le lien de syrnpalhie avec le corps ; 3° vivre de sa vie originelle sans s'occuper du reflel.

LE MYfHE DE NARCISSE 265

132. Comme chez Plotin lui-meme, ou les vertus libcrent de la sym-pathie avec le corps, Enn. I 2, 3. 5 sq.

133. Cf. H. Jeanmaire, Dionysos, 389. 134. 11 s'agit surtout de la scene qui figure dans !'ensemble de

fresques représentant l'initiation dionysiaque dans le « salon des mys-teres " de la villa Item a Pompéi. Elle est longuement étudiée par A. Delalte, La catoptromancie, p. 189 sq. On y voit unjeune homme regar-dant dans une surface réfléchissante, pendant qu'un autre tient au-des-sus de luí un masque de théatre qui probab1ement se reflete dans la coupe. A. Delatte compare la scene a une gravure de Daniel Hopfer qui représente la Mort faisant apparaitre une tete de mort dans un miroir ou deux femmes se cóntemplent. A. Delatte, p. 197, penseque le mlroir serta provoquer des hallucinations et des révélations. 11 n'exclut pas tout a fait pourtant l'hypothese d'une catoptromancie, puisqu'il cite, p. 198, le procédé qui consiste a graver la figure d'Anubis dans un bol de bronze, lorsqu'il s'agit d'évoquer ce dieu. On peut imaginer que, pour rendre présente une personne déterminée, on ait projeté son lmage sur la surface du miroir ou de l'eau.

135. Papyri graecae magicae, t. IV, p. 227 Preisendanz. 136. Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, París, éd. R.

Maree), 1956, p. 235 (VI, 17). Le texte orphique (ou pseudo-orphique) inconnu par ailleurs que Ficin nous donne en traduction latine est le sui-

. vant : « Narcissus quidem ado1escens sui vultum non aspicit, sed eius umbram in aqua prosequitur et amplecti conatur. Suam quidem figuram deserit, i.tmbram numquam assequitur, in lachrimas resolutus consumi-tur., En traduction franc;aise: « Lejeune Narcisse ne reconnait pas son visage, mais il poursuit son reflet dans l'eau et il veut l'embrasser. Mais ainsi il abandonne sa propre forme sans pouvoir jamais atteindre son reflet. Se dissolvant en !armes, il s'éteint. " M. Ficin nc falt done pas de confusion entre Narcisse et Dionysos, comme le pense J. Pépin, " Le miroir de Dionysos "• p. 320.

137. Erm. I 6, 8. 21. 138. Erm. V 3, 8. 1-9, 18 et V 5, 7. 1-35. 139. Platon, Banquet, 210 a sq. 140. Enn. I 6, 8. 26:" Échanger une maniere de voir pour une autre

[ ... ] Que verra done cette faculté qui voit a l'intérieur ? »,

141. Enn. V 8, 2. 25-26. 142. Enn. V 8, l. 35. 143. Enn. V 8, 2. 40. 144. Enn. 1 6, 9. 7 sq. 145. R. I-larder, Plotins Schriften, t. l, p. 381. Sur le problemc. de la

Page 22: Le Mythe de Narcisse

266 AUTOUR DE PLOTIN

" belle ame "• cf. Hegel, Phénoménologie de l'Esjnit, VI, C, e, trad. 1-lyppolyte, Paris 1947, t. II, p. 186.

146. Platon, Phedre, 252 d 7. 147. Paree que la sculpture cst un art qui cnlcvc (au Iicu d';:Uouter,

commc la pcinlure), e f. K. Borinski, Die Antike in Poeti/¡ 1md Kunsttheorie, t. 1, Lcipzig 1914, p. 169.

148. Enn. 1 6, 5. 5. 149. Je veux di re par 1;1 que l'lotin lui-mcmc aurait rcfusé l'exprcs-

sion " Autocrotik "· .Jc ne préjugc évidemment pas des résultats d'une analysc utilisant la mt;thode psychanalytique.

150. Enn. VI 5, 12. 22. 151. Enn. VI 9, 10. 15:" Il est devenu autre, i\n'est plus lui-mcme." 152. PhMrr, 250 b-e el 254 b : " Le voila done tout contre ; ils regar-

dcnt l'apparition ; elle 11amboie ; c'csl le bien-aimé 1 Mais, asa vue, les souvenirs du cocher de !'ame se portent vcrs la réalité de la Beauté: illa revoit, accompagnée de la Sagesse et drcsséc sur son socle sacré. "

153. Enn. VI 7, 34. 28. 154. Enn. VI 9, 11. 43. 155. S. Eitrcm, art. ,, Narkissos ", col. 1729, ligne 59. 156. Enn. IV 4, 40. 9 el surtout 44. 25. 157. Enn. VI 9, 9. 24: " Que le Bien soit transcendant, c'est ce que

montrc l'Éros qui est inné ;1 !'ame. C'est conformément a cela qu'Éros esl uni aux ames dans les ccuvres d'art et dans les mythcs ...

16

La conception plotinienne de l'identité entre l'intellect et son objet.

Plotin et le De anima d'Aristote•

Dans le présent exposé, je voudrais examiner les cita-tions que l'on trouve chez Plotin des textes du De anima d'Aristote quise rapportent a l'identité entre l'lntellect et son objet. Il s'agit essentiellement de textes quise trouvent dans le livre III du De anima: 4, 430 a 2-5 et 5, 430 a 19-20 ; 7, 431 a 1 et b 171

Plotin cite Aristote d'une maniere rclativcmcnt inex-acte, en réunissant ensemble, par exemplc, deux phrases distinttes. 11 ne recourt probablcment pas au texte d'Aristote, mais il a dans la mémoire une formule qui cor-rcspond approximativcment a celui-ci. On me permettra a ce sujet de fairc une remarque de portée générale. Les écri-vains antiques, lorsqu 'ils rapportent la doctrine de tel ou tel philosophe, ne réexposent pasa leur maniere, a la place de ce philosophe, le contenu de sa pensée, <;omme nous le faisons de nosjours, mais ils citent des formules de

* Paru dans: CorfJs el Ame. Sur le De anima d'Aristole, éd. G. Dherbcy, Paris 1996, p. 367-376.

Page 23: Le Mythe de Narcisse

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS (EN N. IV, 3 [27], 12, 1-2)

par JEAN PÉPIN

I

Le démembrement de Dionysos et ses interprétations doctrinales

l.- LE MYTHE

Le récit de la« passion » vécue par l'enfant Dionysos pose encare quantité de problcmes au philologue, a !'historien de la religion grec-quc, a !'historien des religions : les témoignages rclatifs a cet épisode, qui commcncent d'apparaitre au m• siccle avant notre ere (Eupho-rion, Callimaquc, le papyrus de Gourob), rcfictcnt-ils ou non des données bien plus ancicnncs? l'histoire occupc-t-clle dans l'or-phismc la place ccntralc que l'on a cru ? que pcnser de l'identifi-ealion, atlribuéc aux poctcs, entre le Dionysos en question et Za-grcus? les discordanccs observées, sclon l'époque des témoignages, dans le détail du récit s'expliqucnt-clles par de simples variantes ou indiqucnt-ellcs des vcrsions différentes ? la légende a-t-elle son origine dans un humble ritc agraire de mort et renaissance de la nature, ou dans une relígion de salut par mort et résurrection du clieu? Autant de questions dont on continue de débattrc (1).

(1) cr. par exemple w. K. c. GUTIIRIP., Orpheus and Greek Religion. A Strufy oftht Orphic Movtment, collect. «Methurn's Handbooks of Archneo1ogy», London, •!952, p. 107 sq.; -J. .A. J. FllSTUOIBRP., Le.r mysUres dt Dim¡ysos, dans Rwue hibliqut, 44, 1935, p. 379; l. M. Lm-FORTII, Tire ArtsofOrplreus, Dcrkclcy-Los Angeles, 1911, chap. V(« Mythofthe Dismember-inent of Dionysus>>), p. 307-361, fmssim; H. jEANMAJRE, Diot!)'SOJ. du cu/te de Bacclws, dans « Dibliolh. histor. >>, Paris, 1951, p. 372-378; W. FAUTII, art. ZagreuJ, dans RE, IX A 2, 1967, col. 2212-2213.

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 305

Mais, ml:me si les documents qui permettent de le reconstituer sont loin de s'accorder en tout (1), l'essentiel du mythe est bien connu. Né d'une union illégitime de Zeus (avec Rhéa, ou avec Démé-ter, ou avec Perséphone), le petit Dionysos est en butte a lajalousie d'Héra ; trompant le vigilance de ses gardiens les Couretes, Héra attire l'enfant a u moyen de jouets et le fait tuer par les Titans ; ceux· ci dépccent le petit corps, en jettent les membres dans un chaudron ou ils cuisent, et, est-il souvcnt ajouté, s'en repaissent; seul le creur de Dionysos est sauvé par Athéna, et Zeus, a qui elle l'apporte, le place dans une image de faite a l'effigie du dieu. Mais la mort de Dionysos n'est pas définitive; c'est tantiH Rhéa ou Démétcr qui rassemble les membres et leur rcnd vie ; tantót la meme opéra-tion est rapportée a Apollon qui, a Delphes, rec;oit en dépót les mcm-brcs du dieu soit de la main de Zeus, soit des Titans eux-memcs ; parfois ce nouveau Dionysos nait de Zeus et de Sémélé. Quant aux Titans, ils sont foudroyés par Zeus et précipités dans le Tartare ; de leurs cendres naissent tous les vivants mortcls, d'ou i1 suit (dans l'hypothese de l'anthropophagie perpétrée par les Titans) que le corps humain contient une parcelle de Dionysos.

Il est important de noter que la ressemblance s'impose entre cette légende et celle d'Osiris. L'identité des deux personnages est notée déja par Hérodote (3) ; elle est affirmée de nouvcau au ¡cr siecle avant notrc ere par Diodore de Sicile (4), selon lequel Orphée aurait emprunté aux Égyptiens les mystercs d'Osiris et d'Isis et les aurait rajeunis en ceux, tout semblables, de Dionysos et de Déméter (5).

Plutarquc rcvicnt avec insistance sur l'idcntité d'Osiris et de Diony-sos (6) ; relevant des correspondances dans les cultes de !'un et

(2) Voir l'analyse de ces documents dans C. A. LonEOK, AglaojJhanms si111 de lheologilll n!)'sticae Graecorum causis, Rcgimontii, 1829, t. J, p. 555-586; E. RonDE, PsychJ. ú cult1 de l'dme chez les Grecs et leur crqyance d l'immortalité, trad. dans « Biblioch. scientifi-quc>>, Paris, 1928, p. 350-362, et p. 371 sq., n. 1; W. K. C. Gurnam, op. cit., p. 107-120; A. J. FF.sTUOilmE, art. cit., p. 371-378; l. M. LINFORTII, op. cit., p. 309-353; H.jiiANMAinE, op. cit., p. 370-301; W. FAtrm, arl. cit., col. 2274-2279.

(3) Hist., JI, 12 et 144; cf. F. CuMoNT, ús religions orientales dmu le paganisme rornain, Paris, '1929, p. 196 et p. 305, n. 9.

(4) Bih/ioth. histor., I, 11, 3 = fgt 237 KERN (Orpldcorum fragmenta, Dcrolini, •1963), ·.p. 250; de I, 25, 2. ·

(5) lbid., I, 23, 7, et 96, 5 = leslim. 95-96 KERN, p. 27-20, et fgt 293, p. 306. (6) DeIs. et Osir., 13,356 D; 20, 362 D; 34-35, 364 D; 3G, 365 D; cf. 25, 360 E, et 37,

365 E.

Page 24: Le Mythe de Narcisse

306 J. PÉPIN

de l'autre, i1 consigne en particulier l'homologie entre les céré-monies titaniqucs et les fCtes nocturnes de Dionysos, et, d'autre part, les mises en picces, les retours a la vie et palingénésies d'Osiris ( J..eyopévou; 'Oaletbor; xai Ta'i<; dva{Jubaern xal

(7). A son tour, Servius rapprochera, des propos d'Orphée sur Líber déchiré par les Géants, l'histoire d'Osiris aux membres arrachés par Typhon et recueillis par Isis (8), cependant que Théodoret (0) rappellc, d'aprcs Plutarque et Diodore, qu'Orphée ramena d' les mystcres d'Isis et d'Osiris, et les transforma en ceux de Déméter et de Dionysos.

2.- LES EXÉGESES

a. - Exégeses naturalistes.

· Bien connues également, les interprétations allégoriques aux-quelles le mythe de Dionysos démembré et reconstitué a donné lieu dans l'Antiquité (10) ; i1 suffira ici de les rappeler bricvement, en les rangeant selon la nature de lcur contcnu. La plus simple d'entre elles, clont Diodore est le meilleur témoin, consiste a donner du mythe une justifieation d'ordre naturcl ( elr; ¡teTáyovat), en rclation avec la culture de la vigne et la fabrication du vin ; si Dionysos dit fils de Zeus et de Déméter, c'cst que la vigne croft

· et porte fruit par la conjonction de la terre et des pluies ; le jeune dieu mis en picces par les Titans, fils de la terre, voiHt la vendange par la main des paysans ; les membrcs bouillis figurent dans le mythe en raison de l'usage ele faire cuire le vin et de le mcler d'eau pour le rendre meillcur ctplus parfumé; quant aux mcmes mem-bres afTreusement suppliciés, puis rcmis en place et rétablis dans leur nature premicre, ils manifestent que la vigne, une fois vendangée et taillée, doit a la terre (classiquement nommée Déméter) de re-trouver, a la bonne saison, son ancien pouvoir de porter des fruits (11),

(7) Jbid., 35, 361 F. (8) In Verg. Gmg., 1, 166 = fgt 213, p. 233. (9) Graec. affect. c11r., 1, 21 = testim. 103, I'· 30. Plusieurs de ces tcxtes sont cilés par

A. J. FESTUOthRE, art. cit., p. 379. (lO) On trouvera des élémcnts ll ce sujet dans C. A. LonEcK, op. cit., _t. 1, p. 710-711;

E. RottoP., op. cit., p. 361-363; A. J. Ft,STUo!lmE, arl. cit., p. 377; l. M. LJNFORTII, op. til., p. 315-321 ct 357-358, cte.

(11) DtooottE, Bibliolh. hislor., III, 62, 6-7 = fgt 301, p. 316-317.

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 307

Cornutus produira, avec quclqucs variantes, une exégese du memc type : l'assemblage des membres du dieu est pour lui l'ccuvre de Rhéa; il signifie que l'écoulement du vin doux réunit dans une mérne masse la substance des grappes d'abord coupées les unes eles autres (12),

b. - Exégese cosmologique. Plutarque rapporte aux « théologiens » une explication toute diffé-

rcntc du rneme mythe : indestructible ct étcrncl de par sa nature, le dieu cst, par suite d'un arrét du destin, soumis a transformation · tantot il cmbrase la nature en réduisant toutes choses a l'identité'

' tantot il prend mille formes di verses ct ret;oit le nom de « cosmos» · amis du secret, les sages appellcnt la transformation en fcu en raison de l'unicité('Anó.Uw1•á Tll •ñ p,ovwuet) ;quant a lamutatiou du dieu qui devicnt, en bon ordrc, vcnls, eau, lcrrc, astrcs, plantes et animaux, ils l'expriment (alvlnonat) en termes de mise en picces et de démembremcnt (dtaanaap,dv nva xal et ils nomment alors le dieu Dionysos, Zagreus, etc. ; parlant de dcstrue-tions et de disparitions suivies de retours a la vie et de palingénésies (dva{Jtwaw; ual ils confectionnent des mythes significatifs (alvlypaTa ual pvOev¡taTa) adaptés nux transforma-tions en question (13).

I1 est bien connu que cette alternance et de P'iaw; définit la cosmologie de l'ancien stoicisme ; stoicicnne égale-ment, la fa<;:on d'appcler « cosmos)) le dieu qui accomi?lit la mise en ordre de l'univers (H) ; on attribue cnfin a Chrysippe d'avoir mis le d' Apollon en rapport avec la négation de la pluralité (15). Auss1 a-t-on pensé (16) que toute la page de Plutarque devait re-monter au stoicisme, notamment pour ce qu'elle contient d'exégese allégorique ; a cet égard, 011 en retiendra l'équivalence posée, d'une part entre le démembrement de Dionysos et la différenciation de l'univers, d'autre part entre le personnage d' Apollon et l'embrase-ment unificateur ; sans doute doit-on comprendre que ce dernicr processus cst également mis en relation avec la renaissance de Diony-

(12) CottNUTus, Tluol. gr. compend., 30, éd. Lang, p. 62, 10-16. (13) PLUTARQUF., De E ajmd De/j1hos, 9, 300 E-309 A. (14) Cf. S1'0nÉE, Ec/og., 1 = SVF, II, 527, p. 160, 14-15 (Chrysippe). (15) Cf. MAcRonE, Sa/urn., I, 17, 7 = SVF, II, 1095, p. 319, 41-320, 2: lJy;¡ p&vo,

eatl llal ovxl :n:o..Uol. (16) Entre autrcs R. M. JoNEs, The Platonism of Plutarch, diss. Chicago, 1916, p. 15-16.

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308 J. PÉPIN

sos, a laquelle Apollon prNa d'ailleurs son concours selon les plus anciennes versions du mythe.

c. - Exégese métapi!Jsique. Une autre utilisation doctrinale de la légende de Dionysos démem-

bré conccrnc encore pour une part la cosmologie, mais en la dépas-sant pour intércsser la théoric de l'intellect et de !'ame universels. Elle se présente souvent dans des commentaires d'un difficile (11) passage du Timée (35 ab), ou l'on voit Platon décrire la composition de l'ame du monde a partir de la substance indivisible et de la sub-stance divisible. Expliquant ce texte, Plutarque entend par les deux substances la forme et la matiere, et par le mélange de celles-la le résultat de la rencontre de celles-ci (1B). Ailleurs, eherchant une trans-cription philosopliique des personnages d'Osiris, Isis et Horus, le mi:me auteur nommc pareillcment le príncipe intelligible, le récepta-cle et le produit de leur rapprochement (19) ; il faut noter que, peu apres, Plutarque discerne la triade dans le mythe platonicien (Banquet, 203 b sq.) de la naissance d'Éros: Poros désigne le Premier príncipe, Pénia la matiere, et Horus (Éros) le monde né de leur accou-plement (20). Si l'on se rappelle l'assimilation que Piutarque lui-

établit entre la légende d'Osiris et celle de Dionysos démem-bré, on voit se dégager de ces pagcs l'amorce d'un certain rapport "entre le mythe de Dionysos ct le texte du Timée sur la composition de l'ffme du mondl'.

(17) Voir surtout A. E. TAYLOR, A Commtnlnry on Plato's Timams, Oxford, 1928, p. 106-136; G. M. A. Gtwnll, 7Yu Compnsition of the World-Soul in Timaeus 36 A-B, dans Clas-sienl Philolog)', 27, 1932, p. 00-82; F. M. CoRNFORD, l'lato's Cosmology. The Timaeus of Pinto lran.rlated witlt a rwming eommenlary, dans« The Library of Liberal Arts», 101, New York, 1957, p. 59-66; M. A. ELFERJNK,La deseen/e de l'dme d'aprls Macrobe, daos« Philos. antiqua », 16, Leiden, 1968, p. 29-30, ct n. 80-84, p. 56-58.

(lB) PLUTARQ.Ut!, De an. procr. in Tim., 21, 1022 E, sur quoi i:f. H.-R. SmtWVZER, Zu Plotins Interpreta/ion von Platons Timaetts 35 A, dans Rhein. Mu.reum, 84, 1935, p. 361-362.

( 19) PLUTARQ.UE, DeIs. el Osir., 56,374 A ; en 53, 372 E, bis est identifiée a u réceptacle universel qui accucillc les formes intelligiblcs ; en 54, 373 A, aprcs le rappel du mythe du corps d'Osiris déchiré par Typhon ct reeonstitué par Isis, Osiris cst donné pour le prín-cipe intelligible, dont Horus est l'image sensible.

(20) !bid., 57, 374 CD ;sur ces tcxtes de Plutnrque, cf. P. THÉVENAZ,L'dme du monde, le devem'r tila malib'e clru. Piular que, avec une lraductioll du lraité « De la Gen he de l' Ame dans le Timée» (!•• partie), dans « Collect. d'f:tudes anciennes ... de l'Assoc. G. Dudé», Pari•, 1938, p. 105 et 113-114.

1

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 309

Plotin et Porphyre ont fait état de ce texte du Timée (11), mais il faut attendre Proclus pour le trouver expresséinenf rapproché du démembrement de Dionysos, dans la ligne de la suggestion implicite de Plutarque. Se référant aux traditions orphiques, Proclus établit en effet un parallele, d'une part entre les membres épars du jeune dieu et la substance divisible de l'Ame étendue a travers l'univers, d'autre part entre le creur sauvé de la dispersion par Athéna et la substance indivisible de l'Intellect (11} ; ct, sans que In référence nu Timée y soit aussi manifeste, plusieurs a u tres passages du auteur refletent la interprétation du mythe, notamment l'assimilation du démembrcmcnt de Dionysos a u morccllcment de 1' Ame par son insertion dans le monde visible (18). Sous cette forme plus sommaire, l'exégese apparait d'ailleurs antérieure a Proclus, puisque, rattachée ou non a l'orphisme, on en trouve des attestations chez Origene (24),

chez Alexandre de Lycopolis (1a), chez l'empereur Julien (18), chez

(21) Référenccs chez H.-R. Sonwvzrm, art. cit., p. 363-367. (22) PaooLUs, In Plat. Tim. eommmt., 35a, 184 D-F, éd. Diehl, Il, p. 145, 18-146, 22 =

fgt 210 a KERN, p. 228-229, notammcnt: El dp.i¡¡&I1TO' u a¡¡ r! {a á lun, vov¡; llv tl1J [ ... ] ICal ráxa llv TO t'l&d navTd, ToíJ uóup.ov nrap.AVIJV elvat TOV TtTaVIUOV p.e¡¡&up.oíJ 'COV> 'O¡¡tp&uotl, cr. l. M. L!NPORTH, op. cit., p. 322-324.

(23) Ainsi PaooLUs, Theol. plat., VI, 11 = fgt 198 KERN, p. 221; In Parmen., 130 b; In Gral., 406 be ; In I Alcib. = fgt 21 O c-e, p. 229 ; In Tim., 24 e = fgt 215, p. 235 ; In Crat., 406 e = fgt 216 b, p. 236.

(24) C. Cels., IV, l?,éd. Koetschau, 1, p. 286, 11-16; il y est simplement dit que les Grecs appliquent le mythe du démembrement et de la reconstitution de Dionysos la doctrine de 1'1\me (el¡; Tov ne¡¡l I{JVXfíi: dváye&v J.óyov ual T!/OnoJ.oyeiv) ; mais k contexte montre qu'il s'agit bien de la descente de 1'1\me universelle.

(25) Contra Manichaei opin., 5, éd. Brinkmann, p. 8, 5-9 : Dionysos découpé pat· les Titans a pour signification 86lav dvt'ap.tv P.B!?lCeaOa& el, fJJ.1¡v.

(26) Oral., Vlll (Sur la des dieux), 19, !79b: procédant de Zcus, Dionysos de lui la vie in divise ct la distribue a u monde visible par son activité démiurgiquc divisée

Llwvtíuov iil]p.tov!?ylav); dcmemeOral., XI (Sur lltlios-Roi), 22,.144 a; sans etre mentionné expressément, le mythe du démcmbrement est manifestement l'arriere-plan. Exégese identique chcz ÜLYMPIODolm, In Plal. Phaed. comm1nt., D y', éd. Norvin, p. 85, 4-6 : Zeus préside 11 la démiurg!c lndivise, et Dionyaos, commc le montre son démcmbrement, démiurgie divisée; peu auparnvant (D p•, p. 65, 2-3), propos de l'inter¡>rétation doctrinale du meme mythe de Dionysos et des Titans, Olympiodore s'est référé Xénocrnte et, moins lointainement, au commentait·e de Porphyre sur le Plrédon, qui est sa source. On aura remarqué combien ces textcs de J ulien et d'Olympio-dore sur la dualité de l'dp.él}ti1TOV et du p.ep.eg&ap.évov se rnttachent eux aussl au 'Tim., 35 a.

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310 J. PÉPIN

Macrobc {17) ; plus tard, Jean Lydus en connait une présentation oi.t L.lt6l'vaoc;-Litoc; yovc; est mise a contribution (28).

d. - Exégese spirituelle.

On sait que, pour les le mouvement des hypo-stases se reflcte exactement dans la vi e spirituelle de l'individu ; aussi n'est-il pas que le mythe du de Dionysos,

on vient de le voir, comme l'expression du morcellcment de l'Ame dans l'univers, serve en mcme temps a illustrer la des-

de l'ame humaine; bien des textes d'ailleurs pourraient con-cerner a la fois les deux domaines. Ici encare, Plutarque fait figure d'initiateur ; a la fin de son I er traité De esu camium, dans une page qui trahit l'influence de l'anthropologie religieuse de et de Posidonius, il la légende : les souffrances de Dionysos

l'audace sacrilcge ( -r:oAft1ÍfUn:a) des Titans qui le dévo-rcrent et leur chatiment par lafoudre, c'est un mythe qui fait allu-sion a la (?)vty¡.¡f.voc; la-r:i ¡.¡vOoc; ele; :n:aJ..tyye¡•ealav) ; les Titans livrés au chatiment et a l'expiation, tel est le nom que les Ancicns donncrent a ce qu'il y a en nous d'irrationnel, de désor-donné, de violent, non pas divin mais démoniaque (20). Le change-ment de perspective qui s'amorcc ici est rendu sensible par la notion de « » : ce mot, appliqué maintenant a la renaissance

(27) Commml. in Suum.Sdf'·• 1, 12,12 =" fgt210KI'.nN, p. 2:12: « lpsmn nutcm Liberum patrem Orphici ¡•oii1• ¡;J.,xth• suspicantur intcllrgi, r¡ui ah illo indiuiduo natus in singulos ipse cliuiditur»; suit la mcntion <lu <lrmembrcment et de la rcconstitution du dicu, intcr-prétés comme la division de l'intcllr.ct univnscl ct son rctour a l'unité; Macrobe dépend tres probablcmcnt de l'orphyrc (cf. note pn'crdcntc) ; cst-cc de son commentaire sur le l'Mdon (1'. Counci'.Lt.l'., J.rs ltltm gruqurs en Occidml, de Macrobe a Cassiodore, dans << Biblioth. des tcolcs d'Athcncs ct de Rome>>, 159, París, 11948, p.30 et n.4)ou sur le Timée (M. A. EI.FilRlNI<, ofJ. cit., p. 31-32, et n. 86-90, p. 58) ? ce qui cst sur, c'cst que, ici encore, le Tim., 35 a sur 1':'\me composée d'csscncc indivise et divisée n'cst pas loin. De 1\facrobe, un rapprochera 11-{l'lhogr. Vatic., liT, 12, 5 = fgt 213 b, p. 233: «nihil aliud Ilacchum c¡uam animam mundi intellcgcndum nssrrcntes ¡ quae ut ferunt philosophi qunmuis quasi membratim pct· mundi cm·pora diuidatur, scmpcr lamen se t·cdintcgrare uidctun>. l'lusicurs de ces tcxtes ont été étudiés par J. M. LtNFORTll, op. cit., p. 231-232 ct 321.

(28) ]EAN Lvnus, De mens., IV, 51, éd. Wucnseh, p. 108, 18-21 : Zcus désignant l'univers, Dionysos, intcllcct de Zeus, cst !'ame du monde.

(29) PLUTARQ,UE; De tSII carn.; I, 7, 996 e= fgt 210 KllnN, p. 231 ; pom·la fin du tcxtc, je suis l'éd. Hubet·t (p. 104, 4-5), qui adopte une eorrceüon de Wyttcnbach; voir le com-rnentairc d'I. M. LtNFORTH, op. cit., p. 331-337.

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 311

spirituelle, était déja, on s'en souvient, employé par le Plutar-que a propos du mcme mythe; mais e'était alors pour désigner les reconunencements périocliques clu cosmos,

Proclus reprendra le terme en liaison avec le mythe du ment: commentant le Timée, 41 d, il observe que le Pcre a mis, dans les dieux récents de fabriquer les Nres vivanls, des puissances titaniques ordonn6es a la condition mortclle de ceux-ci, et des puis-sances dionysiaques ordonnées a la 68 6td -r:fíc; :n:aJ..tyyevealac;) (30). ll se prononce netlement pour l'intcr-prétation anthropologique et morale du mythe dans une scholie au Craryle: en nous, c'est l'intellect (vovc;) qui est dionysiaque et réelle-ment effigie de Dionysos ; pécher contre l'intellect, metlre en picces (6taa:n:q), par le mensonge, sa nature indivise, c'est, a la fac;on des Titans ( Tt-r:avtxwc;), péchcr contre Dionysos (31). A cette variété d'exégcse peut se raltacher encare celle d'Olympiodore, selon qui le regne de Dionysos démembré symbolise les ver tus éthiques et physiques de notre ame, entre lesquelles il n'y a pas cl'implication réciproque: le dieu est mis en picccs par les Tilans paree qu'il est préposé au monde du devenir, oi.t l'unité originelle se morcelle dans la distinction du míen et du tien ; il n'est pas jusqu'a la ruse d'Héra qui ne rec;oive sa justification dans cette analyse, du fait que cette déesse gouverne la :n:e6ot5ot;; quant a 011 la discernera dans la foudrc dont Zeus frappe les Titans, puisque le feu monte (BB),

Selon certaines versions du mythe, on l'a vu au de cette étude, c'est Apollon qui se chargeait ele réunifier les membres de Dionysos désunis par les Titans ; les exégctes stoiciens suivis par Plutarque avaient déja entendu cette circonstance dans un sens cosmologique ; Olympiodore, quant a lui, le fait dans un sens spiri-tuel : Dionysos démembré, c'est notre vie dispersée ( L1 tovvatax1} 6wleeatc;) ; l'action unifica trice d' Apollon, c'est notre

de la vie titanique a la vie unitaire (83). Auparavant,

(30) l'nocLUs, l11 Plat. Tím. conunent., 41 d, 313 C, III, p. 241, 29-30 fgt 205 KtmN, p. 225.

(31) In Plnt. Gral. comment., 400 d, 133, éd. Pnsquali, p. 77, 24-78, 3. (32) Ot.vMrtoomm, Iu Plat. Phned. commmt., 61 e, A, 1, 5·6, p. 3, 27-4, 27 =en parti1: fgt

107 d KERN, p. 172-173 ¡sur quoi cf. l. M. LtNI'ORTil, op. cit., p. 321-322. De 68 e, A, VIII, 7, p. 40, 25-27 : nous sommes liés lt la a la des Titans, en rnison de notre morcellernent dans la multiplidté.

(33) !bid., 67 e, A, VII, 10, p. 43, 15-10; p. 80, 11-13 .. fgts 2iJ a et 212 KERN, p. 232. Sur la« vie titaniquc>> irrationnelle, qui mct en la vle ralsonnnblc ei par

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312 J• l'ÉPIN

Proclus avait luí aussi opposé, en relation expresse avec le mythe, l'activité morcclante de Dionysos et l'activité unifiante d'Apollon; mais c'était davantage dans la perspective de la eonstitution des hy-postases : formant 1' Ame universelle, le démiurge la divise en portions qu'ensuite il réunit et harmonise ; ce faisant, il agit dans le premier cas Ll et dans le second, puisque, dans les poemes d'Orphée, c'est Apollon qui, par la volonté de Zeus, ras-semblc les membres déchirés de Dionysos (34). En tout cas, qu'elles soient davantagc spiritucllcs ou davantagc métaphysiqucs, ces exégescs du role d' Apollon se rattachcnt implicitcment a l'étymo-logie du nom de ce dieu comme négation de la pluralité ; on a rappelé plus haut !'origine probablcment stoicicnne de l'étymologic en qucs-tion ; Plotin lui aussi la connait, et la rapporte d'ailleurs aux pythago-riciens (35).

JI

.• Le role du miroir

l. - DANS LE MYTHE ET LA LITURGIE DE DroNvsos

'· Ce préambule était néccssairc avant d'aborder l'objet précis de cette étudc, qui est l'exégcsc plotinicnne du miroir de Dionysos. Parmi les jouels qu'Héra préscnta au pctit dieu pour distraire son attcntion, il y avait en cffet un miroir (36). Deux autcurs au moins,

lnqudlc, Tftnn•, nous le Dionysos qui cst en nous, cf. ibid., B 8', p. 86,22-87,5: roiíro 1)¡1í1• ol1'nüJ•.:, ewwwva¡v, uaOo ual nh• !lv t)¡.tí>• Lltóvvaov /JtaamiJ¡uv [ ... J O{}rw M lxol'!t' 7'trüvtl, éa¡tev; B p. 120, 23-28: abandonnant la vie dionysiaque indivise, les opten! pour la vie titanique étriquée, mais elles pcuvent se ressaisir en se pmilinnt des souillurcs titaniques, etc. Plusieurs de ces textes d'Oiympiodore ont été étudiés par P. BovANCÉ, X(twcrale el les Orphiques, dans Revue des I!.tudes anciemJts, 50, 19·10, p. 220-223.

(34) PaocLUS, In Plal. Tim. comment., 35 b, 200CD, II, p. 197, 14--190, 14 =en partie fgt 211 b KllaN, p. 232 ; de m eme In 1 Alcib., 103 a = fgt 211 e, p. 232 : Apollon détourne Dionysos de la proeession dans la multiplicité titanique.

(35) Enn. V, 5 [32], 6, 27-28; attribution chez l'J.UTARQ.Ull, De ls. el Osir., 10, 354 F ¡ 75, 301 F; cf. De E ajJUd De/pilos, 20, 393 B.

(36) cr. c. A. LouF.cK, op. cit., t. I, p. 699-710, surtout 702; A. DELATI'E, La catop-lromatJcie grtcqtJt el sts dlrir,és, dans << lliblioth. de la Fae. de Philos. el Lettres de 1'Univ. de 48, Licgc-Paris, 1932, p. 152-154; W. K. C. GUTHRIE, op. cit., p. 108 et 120· 126; W. FAUTII, arl. cit., col. 2272-2274.

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 313

Firmieus Maternus (milieu du IV 0 (37) et Nonnus de Panopolis (début duvre mentionncnt cct objet dans le récit qu'ils font de la légende ; malgré sa date tardive, Nonnus apporte des précisions a ne pas négliger : il observe qu'au moment ou les Titans le tuercnt de leur cautelas, l'enfant examinait l'image déforrriée de lui-meme que lui renvoyait un miroir (dvn•vnrp vóOov eMor; dm:n:evovt'a xa•óm:erp) (38) ; il semble dire en outre que Zeus cut connaissance de la sombre imagc de Dionysos déchiré formée dans le miroir trom-peur (IJai'Copivov Lltavvaov 1 ytvwaxwv t'Vnov xat'Ón•eov) (8D),

Plusieurs autres textes completent les précédents en ce qu'ils attes-' tent la présence du miroir, non plus dans le récit mythique lui-meme, mais parmi les « symboles » usités dans les rites de l'initiation siaque (les dcux domaines retentissant naturellemcnt l'un sur l'au-tre) ; ainsi le papyrus de Gourob (40), puis quelques ligues de Clé-ment d'Alexandrie (41) et d'Arnobe (42),

2. - DANS L'EXÉGESE DU NÉOPLATONISME TARDIF

A son tour, Jean Lydus á.tteste que l'on faisait une place au miroir dans les mysteres de Dionysos, et il joint un élément d'interprétation cosmologique: c'était pour figurer la tránsparence du ciel (U):' Vers la mcme époque (vre siecle), Olympiodore donne au miroir' son role dans l'interprétation globale du démembrement: lorsque' Dionysos cut encadré son rcflet dans le miroir, il s'attacha a son image, et c'est ainsi qu'il fut morcelé a travers l'univers (44).

(37) FIRMICUS MATERNUS, Deerrore profan. re/ig., 6, 2 = fgt 214 b KERN, p. 234: « crepun· diis ac speculo adfabre facto animos ita pueriles inlexit [se. : Iuno ], ut desertis regiis sedibus ad insidiarum locum puerilis animi desiderio duceretur>>.

(30) NoNNUS PANOP., Diotrysiaca, VI, 172-173 = fgt 209 KERN, in fine, p. 228. (39) /bid., VI, 206-207. . (40) = fgt 31 KEaN, ligne 30, p. 102: « mettre dans In eorbeillc [ ... ] le mlroir. (laon·

'I:QO•) », sur quoi cf. M.-J. LAORANOil, lntrod. a l'ltude du N. T., IV• p. : Critiqu• hislor., 1: Les nrysUres: l'orjJhisme, collect. « Études bibliques», París, •1937, p. 116.

(41) Prolrept., II, 10, 1, éd. St!ihlin, p. 14, 14-16- fgt 34 a KP.RN, p. 110: nja/Js[ ... ) Tfí<; uJ.eri¡<; nl dr.eeia av¡tpo).a ' ( ... ) laonT(}OV.

(42) Adu. nal., V, 19, éd. Rei!ferscheid, ·p. 191,12 - fgt 34 b KllRN, p. 110: speculum. (43) De mens.,IV, 51, p. 100, 2-3: elaon-rpov [se.: -rol, leeol¡; naee·

}.d¡.tpavo¡•) olovel rov ótavyfí otlpavóv (Dionysos lui-meme représente le aoleil). (44) I11 Plat. Phaed. comment., B º"'l'o p. 111, 14-16- fgt 209 b KERN,p. 227: 'O ydc¡

Ll., o-re TO €ÍCJw).ov ivé01'}UB T.¡i dadnT(lqJ, 'I:OVTqJ ltpéane-ro, ual oUt:w' el¡; 1:0 néiv A¡.t·

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314· J. PÉPIN

Mais Proclus avait et bien plus largement, exploité la symbolique du miroir. Son tcxte le plus riche est suscité par le Timée, 33 b, ou Platon rapporte que le démiurge, pour beaucoup de raisons, donna au monde une surfacc extérieure parfaitement lisse : si cctte phrase vicnt entre le dévcloppement sur le corps de l'univers et le sur son ame, c'est, observe Proclus, que la surfacc cst la limite entre le corps et, d'autre part, l'Amc et l'lntellect; or, pour que l'univcrs rc<;oive au mieux les il-luminations de 1' Ame ct de 1' lntcllcct, sa surface doit ctre lisse, de la mcmc fa<;on que la surlitce lisse des miroirs lcur pcrmct de recevoir les images ; c'cst pourquoi les théologicns orphiqncs ont pris le miroir comme symbole de l'aptitudc de l'univcrs a recevoir la plénitude de l'Intcllcct, et que Dionysos, avant de a la totalité de la démiurgie diviséc, jeta les ycux sur le miroir fabriqué pour lui par Héphaistos ct y contempla son image ; c'est done cette disposition semblable a un miroir que doit nous rappeler la phrase de Platon sur la surface lissc du monde (46). L'exégese de Proclus, on le voit, revicnt a rcgardcr le miroir mythique comme le prisme qui sépare

intelligible de la sensible, et permct a celle-ci d'etre par ccllc-la ; quclqucs-uncs de ces sont reprises dans di-

vcrs autrcs tcxtcs du mcmc auteur, ou l'on apprend que les images de Dionysos (au miroir) sont intermédiaires entre la création qu'ellcs gouvcrncnt ct le modele intelligiblc dont elles ont re<;u la forme; qÚc la fabrication du miroir (de Dionysos) est, sclon les théologiens

f(!iaOI¡ ; iri cncorr (p. 111, IH-19), 01¡-mpiodorcoppose lcrl\lc d'Apollon, dicu purificnteur, qui les mcmbrc• <'pars rlrTstituc Dionysos, d'ou son invocation commc « Diony-sodote ''·

(15) PRoct.us, In 1'/at. Tim. commcnt., 33 b, 163 E-164- A, JI, p. 79, 28-80, 27 =en pnrtic fgt 209 d KrmN, p. 227, notamment: "Eanv oilv AttÓTIJ!: lí'XQU!: i:n:tn¡tlnón¡ro, 01/IIUI'TI'XIÍ, rlt' 'Í' MxwOat r5vvarat ro :nri'v -rd, dnd vov 'Xal 'I'VXf¡' l).).á!lVIEt,, !OOT<f(! {JI) ni li•OttT(}!l -rd, ep.rpáau, tlnoóéxemt 'XaTd Aetó-tt¡Ta n)v iaVTWI'. fltÍAfll rlt 'Xai Oeo}.óyor., TO laonrgov entTI]detót:l]t"O' naee{}.¡¡nT.al mí¡t{JoAOII neo<; n)v IIOf(ldV dno:n:A1Í(}WOIV TOV nm•ró, . t5td 'Xal TOV "llrpatarov lao:rrt(!ÓV rpuat no11jrrat tr¡í Llwvvarp, el, 8 ip(J}.bpa, ó Oeo, 'Xal el-dwAov tavroíi Oeuad¡uvo' :rrgo1jAOcv el<; IJ}.¡¡v n)v 61/lliOV(}ylav. 'E'Xel-V'I)' oilv tf¡' iaonr(]of trloií' 'Xuraa'XtVIi!: ll1• •jpá.' elnot' 'X al vvvl Atyottlvt¡v ''Í' B'XT<J' émrpa1•tlu, toli 'XÓapov Aetón¡ra. Bien qu'il nc le cite pas, Proclus pcut se souvcnir de Tim., 71 b, ou on lit que le foie a été fait lisse afin de recevoir les pensées de l'intellcct, comme un miroir qui des rayons et laisse voir des images (cf. 72 e : la rnte a pour fonction de maintcnir le foie p"ropre, comme un miroir toujours disposé a recevoir une cmpreinte).

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 315

orphiques, l'un des symboles de ce que la fonction démiurgique d'Hé-phaistos concerne le sensible, et. non pas l'Ame ou l'Intellect (46).

On peut noter qu'a la différence de ce que l'on a trouvé chez Olym-piodore et que l'on va trouver chcz Plotin, Proclus n'a en tete aucune complaisance de Dionysos pour son image, ni aucune attraction qu'aurait exercée celle-ci sur le modCle.

3. - DANS LA PERSPECTIVE DE PLOTIN

Les Ennéades ne font au miroir de Dionysos qu'une seule référence, breve, mais nette : « Quant aux 1\mcs humaines, ayant vu Icurs images comme Dionysos avait vu la sienne dans le miroir, elles s'élanccrcnt d'en haut el s'en vinrent aupres d'ellcs ; mais ces 1\mes non plus ne furent pas coupées de Ieur príncipe ni de l'lntellcct» (47). Toutefois, quelques investigations ne sont pas superfiues pour savoir quelle est la signification exacte que Plotin donne a la comparaison.

Dans l'ontologie platonicienne, on le sait, la hiérarchie des diffé-rents ordres de réalités s'exprimc volonticrs par le rapport entre le modele et l'image : tel niveau décrit comme l'image du niveau supérieur, se trouve etre lui-meme modele rclative-ment au niveau Parmi les nombreux exemples de cctte représentation, il suffira d'en donner deux, tirés des derniers livres de la République: en VI, 509 d sq., dans le célebre développement sur

(4-6) /bid., 29 a, 102 E, 1, p. 336, 29-337, 1 = fgt 209 t KllRN, p. 227: 'O(!rpev, eidwAa nAánet -rov Llwvúaov rd n)1• ylveatv emtl}onevovw 'Xal ro elrlo, 8Aov vnorleg&¡teva rov naaadd)'¡wro,, sur quoi cf. la note ad loe. de la. trad. Festugihc, t. 11, p. 196, n. 4-; 23 d, 4-1 AB, I, p. 14-2, 24--28 = fgt209 e, p. 227: yd(! toü lmínr(!nv [ ... ¡ 'Xal návw rd rotaüta av¡1{Jola negl -ro aloO'/tOV alltoti nouloetó, latt; "nfin In Plat. Remp. commenl., éd. Kroll, I, p. 94, 5-8 = fgt 209 J, p. 227, ou on lit c¡u'Orphée a rattaché nux irnnges de Dionysos les combinaisonsctlcs divisionR (de la démiurgie). cr. H. Lll!SilOANO, Die Erkcnnlnis Golles illl s¡,ic¡¡cl der Sult wrd dtr Natur, dnns Zeitsclrrifl jar pililos. Forsclrrmg, 4-, 1949, p. 174--175 (tcxte Revue d' Hisl. el de Phi/os. relr'gicuses, 17, 1937, p. 161-162). · . '

(4-7) Enn. IV, 3 [27], 12, 1-4-, éd. Henry-Schwyzcr, 11, p. 29 = fgt 209 a KEnN, p. 227: 'AvOQ!Ónwv rU 'l'vxal elr5w}.a allrwv lrloiiaat olov Ll tovóaov Av dyévovto dvwOe1• Ó!!fli]Oeiaat, dno<¡.tl/Oeiaat our5' a/hat rf¡' te 'X al voíi ; comme l'a bien vu A. Dm.ATTR, op. cit., p. 153, n. 7, ilfautentcndre ol01• (Lltóvvao' slllno elrlwlov) Lf tovúaov lv 'Xatdntf!q.> ; sans doute la mcntlon, n la llgne 8, de« Zeus le qul prcnd en pitié, la fatigue des incarnées est-elle a rattacher elle ntmi a u mythe de Dionyso.!.

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316 J. PÉPIN

la ligne découpée en quatre segments, on voit a plusieurs reprises les objets sensibles regardés tant6t comme modeles des ombres, des fan-t6mes formés sur les eaux et les corps lisscs ct brillants (lcs,miroirs !), tant6t commc images des objets intelligiblcs ; en X, 596 a sq., dans l'attaque menée contre la poésie comme imitation, le lit concret

par le est donné simultanément pour l'image du tdéal, ccuvre de D1eu, et pour le modele du lit dessiné par

pemtre ou regardé dans un miroir. De cette hiérarchie platoni-ctenne sur le rapport entre le modele ct l'imagc, Plotin a été le fidcle contmuateur : les puissances plus faibles viennent selon Iui d . ' ' es pmssances antérieures comme des objets sensibles vienncnt Ieurs ombres ou leurs images sur les eaux et dans les miroirs (Enn. VI, 4 [22], 10, 12-17) ; et ce príncipe général s'applique surtout a !'ame, dont la partie inférieure est l'image de !'ame véritable, comme son reflet dans un miroir (VI, 2 [43], 22, 33-35). Parfois, au lieu d'etre entendue commc produite sur un miroir, l'image est dite elle-meme miroir; IV, 3 [27], 11, 6-8( sur quoi l'on aura a revenir), ou la copte, touJours ouverte a l'influence de son modele, est compa-rée. au miroir toujours capable d'attrapcr une forme ; en sorte qu'il arnve que telle opération inférieure soit donnée pour le miroir de telle

supérieure; c',est le cas du langage, miroir de la pensée qu'il mamfeste en donnant d elle une image (IV, 3 [27), 30, 9-10) ; c'est le cas de la conscience, qui accompagne l'intcllection sculement quand est calme la parlic de nolrc l\mc propre a en manifestcr le reflet, tout de mi!!ne que le miroir ofJ'rc une imagc s'il est en bon état et en repos, mais non pas s'il est absent, instable ou brisé, ces dcrnicres cir-constances d'ailleurs nc supprimant en ríen la réalité de l'objet a re-fléter (I, 4l46 J, 10, 6-19). Les deux derniers textes signalés formulent une notation importante : le f.1.it de se refléter dans un miroir ne confere a un objet aucune réalité supplémentaire ; mais l'inverse est également vrai : ii ne s'ensuit pour cet objet aucune perte de réa-lité, car ríen ne s'écoule de lui qui subsisterait apres qu'il s'en est alié· l'image reflétée dans un miroir est l'acte de l'objet, et disparaít lui; de la meme fa<Jon, n.mc est l'acte d'une ame antérieure, et de-

. meure aussi longtemps qu'ellc (IV, 5 [29], 7, 44-51). · · Comme onle voit par VI, 2, 22 ct IV, 5, 7, la comparaison du miroir

. s'applique par prédilection a la condition de 1'1\.me, dont la partie inférieure, ou l'espcce inférieure, est décrite commc le reflet d'une ame plus haute. Quelle est l'identité du miroir ou se produit cette image de l'ame ? 11 y a un niveau de la réalité dont l'assimilation a

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 317

un miroir est constante chez Plotin : la matihe (4&). Beaucoup de textes affirment simplement l'analogie, en substituant d'ailleurs sou· vent au miroir proprement dit la surface de l'eau (par exemple II, 3 [52], 17, 5; VI, 5 [23], 8, 16-17). Mais'la comparaison se développe copieusement dans le traité Ill, 6 [26] De l'impassibilité des incorporels, ou elle demeure constamment a l'arriere-plan et émerge plusieurs fois : les choses qui semblent se produire dans la matiere sont simple-ment des images dans une image, comme en un miroir ou l'objet apparait ailleurs qu'a sa vraie place ; comme le miroir, la matiere a l'air pleine d'objets, mais elle ne contient rien, bien qu'elle semble avoir tout; ce que I'on y voit est un mensonge tombant dans un mensonge, comme il arrive sur l'eau ou dans un miroir, et la laisse nécessairement impassible (III, 6, 7, 23-27 et 40-42) (49) ; comme les miroirs, ·et meme davantage, la matiere ne subit aucune passion du fait des images que l'on y voit (III, 6, 9, 16-19); une différence cependant: s'il est vrai que les images dans un miroir, comme celles de la matiere, disparaissent en méme temps que les e tres qui les pro-duisent, on continue de voir le miroir lui-meme, paree qu'il est úhe forme; mais, qu'elle ait ou non un contenu, on ne voitjamais lama-tiere meme, qui n'est pas une forme; c'est la raison pour laquellc, tort, on croit vraies les choses sensibles que I'on voit dans la matiere, alors qu'on ne le fait pas pour les miroirs (III, 6, 13, 34-52); pourtant, il n'y aurait pas de choses sensibles sans la matiere, non plus que d'images sans le miroir (III, 6, 14, 1-2; noter encorc 14, 31-32, ou la matiere est assimilée aux surfaces lisses qui renvoient les rayons du soleil, et 17, 13 : iv6:nTI]LO'tv).

Tout au long de III,6, on le voit, les objets qui font apparaltre dans le miroir de la matiere un reflet sans réalité sont les formes intelli-gibles ; mais celles-ci ne sont pas les seules a émettre de telles images ; c'est ce que fait également l'ame, universelle aussi bien que particu-liere. Ce point s'exprime par exemple dans le traité I, 1 [53] : loin de se conjoindre a u corps pour produire un animal, l'ftme reste immo-bile et ne donne d'elle que des reflets, comme ferait un visage en plu! sieurs miroirs (I, 1,8, 16-18, p. 56, dont on va reparler: ...

. (48) cr. F. HEINBMANN, Dil SpiegtlthlorÍI der Malerll als Korrelal dtr Logos-Lícht- Theoiil btí Plotin. Ein Btitrag zur des' plotíníSthen Begriffs dtr Materle, dans Pllilologus, 81, 1926, p. 1-17; R. FERWEROA, La significatíon tks lntagu el des rnJtaphores dans lap1nsl1 de Plotin, these Amsterdam, Groningen, 1965, p. 14-23.

(49) cr. PORPIIYRE, Sent., 20, M. Mommcrt, p. 8, 11-14, qul, rbnimant le de III, 6, 7, reprcnd la comparalson du miroir. ·

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318 J. PÉPIN

ftSV. eUJcoJ.a de (Jtdovua, WQ'nBe :neóuco:nov fp ; si l'on croit que les ames humaines qui ont péché vont

dans les bctes,il ne s'agit pas de l'ame séparée, mais du reflet de l'ame ( eidcoJ.ov), qui s'unit a u corps et lui donne ses qualités propres (1, 1, 11, 8-13, p. 59) j a la naissance pareillemcnt, l'ame s'incline et émct un eY<5coJ.ov qui descend, tandis qu'elle-mcme demeure tout entiere a contempler l'intel!igible (I, 1, 12, 21-31, etc.).

On a maintenant, semule-t-il, les éléments suffisants pour com-prendre la signifieation que Piotin attache au miroir de Dionysos. Comme i11e dit lui-mcme expressónent, l'objet a trait a la descente des ames humaines dans la génération j mais, 011 l'a vu, la situation n'est pas tres différente pour l'ame univcrselle, en surte que l'inter-prétation plotinienne du démembremcnt de Dionysos devait Hre a la fois métaphysique et anthropologique, comme on a dit qu'elle le sera pour les néoplatoniciens ultérieurs. Les textes, examinés a l'instant, du traité I, 1 donnent a entendre que 1' ei<5wJ.ov d'elle-mcme que l'ame apercroit dans le miroir n'est autré que le reflet qui seul descend s'uuir au corps, tandis qu'elle-mcme demeure dans le monde supérieur. Mais, a partir de ce sens général qui ne prcte guere a discussion, 011 peut formulcr sur divers points particuliers des conjecturcs dont le lecteur appréciera les ehances.

D'abord, les multiplcs développements de Plotin sur la matiere comme miroir laissent supposer que c'est encare leeas du miroir de Dionysos. Voici un índice qui pourrait appuyer eettc identifieation. En III, 6 [26], H, c'cst-a-dirc au cocur du traité oú la matiere est constammcnt assimiléc ;'\ un miroir, Plotin se souvient de la page du Banquet, 203 a sq. sur la naissance mythic¡ue d' Éros, ct il donnc a la maticre les traits de Pénia : par sa présence insistantc et son audace (•óJ.¡.¿u), a la fac;on d'une mendiante et d'une pauvresse) la matiere VOUdrait prendre de force ({ltaafÍ¡.tB1'0'P) les ctres VérÍtabJes, maÍS elle échouc et ne les prend pas ; la mythe montre bien sa nature, qui est d'Ctre ravisseuse dénuée de tout bien (III, 6, 14, 7-12, p. 358) (60). Une tellc description de la maticre, carac-

(50) c•t, 11 In place du dmtl: des tms., une sédui•anlc con·cction de Hnrdcr, d'nilleu111 rcjctfc par R. llrmn.F.n-W. Tmm.l\ll, 1'/otin.r Scllriflm, lld. II b (« Philos. lliblio-thckll, 212 b), llnmburg, 19!i2, p. 452 nd /nc. Sur 1'« audacc11 de la maticrc, voir N. llAt.ADJ,

Ln ptnJit d1 1'/otirr, collccl. « lnitinlion philosophique11, 92, Paris, 1970, p. 99 sq.-Piotin fnll encore de l'énin le de In maticrc en 1, 8 [51], 14, 35-36 (ou c'cst l'dme qui cst l'ohjct des revemlicntiom de In malicrc) ct en 11,4 [12], 16, 19-23; dans cettc perspcclive, tros se lrouve le symbole du monde (11, 3 (52), 9, 46-47). Plotin lui-memc

PLOTIN ET LE MIROIR DE DIONYSOS 319

térisée par la violenee et l'audace nc laisse pas de faire penser a l'entreprise des Titans contre Dionysos ; c'est d'ailleurs, on s'en souvient, par le mot l'OA¡.tlj¡.ta<a que Plutarque flétrissait leur for-fait. Il est permis d'imaginer que Plotin avait en tete le mythc de Dionysos démembré quand il fustige la maticre sous les cspcccs de Pénia; le rapprochement des deux mythes devient d'ailleurs moins extravagant si l'on songe que Plutarque encorc, on l'a vu, --qui assimile, en ml\me temps que beaücoup d'autres autem'S, les légen-des d'Osiris et de Dionysos démembré, - réunissait les figures d' lsis et de Pénia comme symboles de la matiere (au point de nommer Horus le rejeton de Poros et Pénia).

Une deuxieme observation paraitra moins subtilc. Quclques lignes avant de mentionner le miroir de Dionysos, et probablement en rap-port avec lui, Plotin note qu'un miroir cst capable d'attraper urie for-me (IV, 3 [27], 11, 7-8, p. 28: "á•on•eov áenáuat eMór; TI ¡.¿evov) (61) ; loin d'etre inertes, le miroir de Dionysos ct l'image qui s'y reflete exercent done une attraction sur le jeune dieu et précipitent la catastrophe. Cette idée se rattaehe a une vieille eroyanee selon laquelle le miroir aurait une aptitude magique pour piéger les 1\mes ; si l'on compare sur ce point l'exégcse de Plotin h celle de ses succes-seurs, on voit qu'il annonee, non pas Proclus, mais Olympiodore, selon qui, on s'en souvient, Dionysos se mit a suivre (l<pluneTo) son image et fut ainsi mis en moreenux. C'cst done de Plotin et d'Oiympiodore, plus que de Proclus, qu'il faut rapprocher une pagc du Poimandres hermétique sclon laqucllc l'Homme pri-mordial, s'étant penché sur la terrc el ayant vu se refiéter dans l'eau une forme semblaule a luí, se prit a aimer celle-ci et voulut habiter aupres d'clle (62). Miroir slriclo sensu ct surface étale de l'eau, c'est tout un, et les deux termes sont constamment associés, on l'a vu, par Platon et par Plotin. Ainsi est-on conduit h joindre, au mythe de Dionysos démembré, cclui de Narcissc noyé pour avoir, selon Plotin (1, 6 [1 ], 8, 8-16 ; V, 8 [31 ], 2, 31·-35), méeonnu la beauté intelli-gible au profit de son rellet eorporcl ; Dionysos lui aussi suceomba a

scmble rejcter celle dcrnihe identificalion en 111, 5 [50] 5, 5-7¡ nlors, "Y).I) bll Jlevla (Ill, 5, 9, 19); mais il s'ngit maintcnnnl de In« intelligihle11 (6, 44), c'est· 11-dirc de l'indétcrmination de 1'1\me avant d'nlleindre son bien (7, 6-7).

(51) On rcmnrquera la eoincidence entre ce du miroir ct cdui de la selon JI!, 6, 14; á¡ptdCTat ici donne du poids a u conjecluré par Hardcr.

(52) Corp. htrmet., I, 14, cité par A. DRLA'ITil, op. cil., p. 154, n, 1, et par A. J. FES'ruml:aE, trad. citée, t, 11, p. 196, n. 4.

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320 J• PÉPIN

la fascination narcissique exercée par son image, ce qui justifie d'une certaine fac;on la confusion commise par Marsile Ficin entre les deux personnages (&3).

11 'faut, pour terminer, revenir a l'Emztade I, 1 [53), 8, dont on a extrait plus haut la phrase sur l'ame qui donne d'elle des refiets sem-blables a ceux d'un visage en plusieurs miroirs (lignes 17-18). D'abord, ce propos se présente comme un commentaire du Tin!le, 35 a, cité aux lignes 10-12 et relatif a la composition de l'ame du monde a partir de la substance indivisible et de la substance divi-sible ; or on a vu Proclus faire intervenir le mythe du démembre-ment de Dionysos justement dans l'élucidation de ce texte platoni-cien ; cette circonstance montre, si je ne me trompe, que le miroir auquel pense ici Plotin est précisément celui de Dionysos, et que c'est a cet auteur (si l'on fait abstraction de l'amorce tres indirecte de Plutarque) que remonte la pratique néoplatonicienne de com-menter le Timée, 35 a a l'aide du mythe du démembrement. D'autre part, Plotin parle a vrai dire de no.:lJ.d xá-ron-rea ; cette pluralité,

a retenu l'attention de Macrobe (54), donne a entendre une cer-taine irrégularité du refict, et par la fait penser aux notations de Non-nus sur le miroir trompeur (t'Jo.:lloto xa<Ón<eov) et l'image. déformée (v60ov eloo¡;) de Dionysos (65) ; il n'est pas absurdc d'imaginer que Plotin a en tete un miroir, sinon brisé, du moins pourvu de facet-

plus proprc qu'un miroir plan a captivcr la curiosité d'un enfant en raison de la multitude d'images facétieuses auxquelles il donne lieu ; ainsi comprendrait-on mieux la rclation étroite que Proclus ct Olympiodorc noucnl entre la découvcrtc par Dionysos de son imagc el son dans l'univers.

Paris. Centre d' hist. des doctrines de la fin de l' Antiquité el du Haul M oyen Áge.

(53) MARBit.F. FlCIN, Comnunt. inl'lat. Conuiu., VI, 17 = fgt 362 KEnN, p. 34-4: « Hinc crudelissimum íllud npud Orphcum Nnrcissi fatum » ; cf. S. ElTIU:M, art. N11rkissns, dans RE, XVI, 2, 1935, col. 1729 ; V. Cn.ENTO, Mito e poesía nelle Enneadi di Plotino, dans « En-tretiens de la Fond. Hardt sur l'Antiq. class. », V: Les so11rces de l'lotin, Vanda:uvrcs-

1960, p. 261 ; W. FAUTII, arl. cit., col. 2275. (54) Commenl. i11 Somn. Scip., I, 14, 15: « ut in multis ordinem positis uultus

UllUS)),

(55) L'adjcctíf 1'Ó0o.; n'cst pcut-etrc pas ímlí!Tércnt íci; on snit en. c!Tct que le Tim., 52 b, l'emploíe pour qunlificr le raisonncmcnt par Jeque! cst acccssible la XÓJI!a, dont on connalt la paren té avcc la matíhe ; cela s'accordc a u faít que le miroír de Dionysos désigne symboliquemcnt cette

PLOTINUS AND AUGUSTINE: OF CONTRA ACADEMICOS II. 5

by JOHN O'MEARA

No one, 1 think, would now dispute sorne infiuencc of Plotinus on Augustine immediately bcfore his conversion in 386 A.D. Even if the reading Plotini in 'lectis autem Plotini paucissimis libris' (de beata uita 4·) is not absolutely ccrtain, there is indcpendent evidence enough in the Dialogues of Cassiciacum and Augustine's correspori-dence of the time to prove it (1).

There is still sorne dispute on the extent of Augustinc's acquain-tance, dircctly or inclircctly through translation, with Plotinus's Enneads or doctrine at this or nny Jatcr time. Some scholnrs have tended to multiply the number of 'loci' in thc Emzeads to which they trace specific items in Augustinc. Tlms O'Conncll (1) recently sug-gcsts depcndcncc on somc seventecn to twenty-one trcatises ; Nürre-gard had indicatcd twenty-two, and Grandgeorge lwcnty-six in all. On the othcr hand Henry would limit the numbcr to lwo or thrce (a). The prcscnt wrilcr is inclined to say five or six.

The commonest error in these matters is lo attrilmlc to Plotinus specifically doctrine that could na tu rally ha ve come from the stock-in-tracle ofancicnt philosophy (4). Neoplatonism, in thc words ofDodcls, was "really a ncw synthesis of Platonic, Pythagorean, Aristolclian,

( 1) Cf. J. O'MllARA, Againsl the Academics, in A.C. W., 12, 1950, p. 161, n. 102 ¡ p. 170; nn. 11, 14·, 15 and the othcr references givcn thcre; O. o u Rov, L'intelligmc1 de la foi t11 la Trinité sclon saint A11g11stin, París, 1966, p. 69, n. 5.

(2) R. O'CoNNELL, SI. Augrutine's Ear{y Tlreory of ManA. D. 386-391, Harvard, 1!169. I owe thc estímate of the number of treatiscs to my pupil, F. Van Flctcrcn, O.S.A.

(3) ce DU Rov, loe. cit. (4) cr. O'M!!ARA, OfJ. cit., p. 169, n. 5, and Clwtcr of Chrisle!IJom, Ncw York, 1!!61,

PP· 67 !T.