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1 Le néokantisme comme forme symbolique ? Merleau-Ponty et Panofsky Mon intervention a pour point de départ le cours de Merleau-Ponty sur L’Institution. Dans la partie consacrée à « l’institution d’une œuvre d’art », Merleau-Ponty propose une lecture de l’ouvrage de Panofsky sur la perspective beaucoup plus détaillée que les quelques allusions reprises dans L’œil et l’esprit. On retrouve aussi une allusion à Cassirer, souvent cité dans la Phénoménologie de la perception. C’est dans ce passage que je trouve mon titre : « Considérer le criticisme lui-même comme forme symbolique et non comme philosophie des formes symboliques. » (L’institution. La passivité, Paris, Belin, 2003, p. 82) Dans ces travaux du dernier Merleau-Ponty, nous pointerons une difficulté ou complication proposée dans les notes qui suivent Le Visible et l’Invisible, qui reconnaissent un fondement intrinsèque de la perception « euclidienne », seule capable de stabiliser l’être. Ce privilège renvoie directement à la lecture de Cassirer que Merleau-Ponty faisait en 1945 et, plus généralement, à son ou ses rapports à Kant. En relisant Phénoménologie de la perception, pour ce colloque, j’avais l’impression obsédante que Merleau-Ponty est radicalement anti-kantien, une fois sur deux… Plus sérieusement, je pense que le rapport à Kant pour être éclairé par un renvoi rapide aux principales thèses de La Transcendance de l’Ego de Sartre, dont Merleau-Ponty s’inspire plus qu’on ne le dit et de façon décisive. Le début de l’article célèbre de Sartre oppose la phénoménologie, comme une « science de fait », à la philosophie critique, comme on peut opposer le fait au droit (La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1965, p. 15). Cette lecture, apparemment problématique, renvoie en fait à la première réception (ou presque) de Heidegger en France, par J. Wahl dans Vers le concret. La fin du texte atteste cette influence encore indirecte, mais déterminante si j’ose dire, par la reprise du thème de l’angoisse. Dans L’Etre et le Néant, le problème de l’angoisse, comme rupture avec le monde rassurant des valeurs établies, est rapporté allusivement au jugement réfléchissant kantien. Il me semble que Merleau-Ponty, à côté de sa critique de l’intellectualisme (cartésien et kantien), fait droit à la troisième Critique dans PP (par exemple, p. XII et 53). J. Benoist l’avait d’ailleurs noté au début de son important livre sur Kant. Dans ces passages (par exemple, Merleau-Ponty définit la pensée comme expérience et comme productivité. Comme brisure aussi, comme dans ce beau passage sur l’impossibilité de traduire intégralement un sens dans un autre : « La musique n’est pas dans l’espace visible, mais elle le mine, elle l’investit, elle le déplace, et bientôt ces auditeurs trop bien parés, qui prennent l’air de juges et échangent des mots ou des sourires, sans s’apercevoir que le sol s’ébranle sous eux, sont

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Le néokantisme comme forme symbolique ? Merleau-Ponty et Panofsky

Mon intervention a pour point de départ le cours de Merleau-Ponty sur L’Institution.

Dans la partie consacrée à « l’institution d’une œuvre d’art », Merleau-Ponty propose une

lecture de l’ouvrage de Panofsky sur la perspective beaucoup plus détaillée que les quelques

allusions reprises dans L’œil et l’esprit. On retrouve aussi une allusion à Cassirer, souvent cité

dans la Phénoménologie de la perception. C’est dans ce passage que je trouve mon titre :

« Considérer le criticisme lui-même comme forme symbolique et non comme philosophie des

formes symboliques. » (L’institution. La passivité, Paris, Belin, 2003, p. 82) Dans ces travaux

du dernier Merleau-Ponty, nous pointerons une difficulté ou complication proposée dans les

notes qui suivent Le Visible et l’Invisible, qui reconnaissent un fondement intrinsèque de la

perception « euclidienne », seule capable de stabiliser l’être.

Ce privilège renvoie directement à la lecture de Cassirer que Merleau-Ponty faisait en

1945 et, plus généralement, à son ou ses rapports à Kant. En relisant Phénoménologie de la

perception, pour ce colloque, j’avais l’impression obsédante que Merleau-Ponty est

radicalement anti-kantien, une fois sur deux… Plus sérieusement, je pense que le rapport à

Kant pour être éclairé par un renvoi rapide aux principales thèses de La Transcendance de

l’Ego de Sartre, dont Merleau-Ponty s’inspire plus qu’on ne le dit et de façon décisive. Le

début de l’article célèbre de Sartre oppose la phénoménologie, comme une « science de fait »,

à la philosophie critique, comme on peut opposer le fait au droit (La Transcendance de l’Ego,

Paris, Vrin, 1965, p. 15). Cette lecture, apparemment problématique, renvoie en fait à la

première réception (ou presque) de Heidegger en France, par J. Wahl dans Vers le concret. La

fin du texte atteste cette influence encore indirecte, mais déterminante si j’ose dire, par la

reprise du thème de l’angoisse.

Dans L’Etre et le Néant, le problème de l’angoisse, comme rupture avec le monde

rassurant des valeurs établies, est rapporté allusivement au jugement réfléchissant kantien. Il

me semble que Merleau-Ponty, à côté de sa critique de l’intellectualisme (cartésien et

kantien), fait droit à la troisième Critique dans PP (par exemple, p. XII et 53). J. Benoist

l’avait d’ailleurs noté au début de son important livre sur Kant. Dans ces passages (par

exemple, Merleau-Ponty définit la pensée comme expérience et comme productivité. Comme

brisure aussi, comme dans ce beau passage sur l’impossibilité de traduire intégralement un

sens dans un autre : « La musique n’est pas dans l’espace visible, mais elle le mine, elle

l’investit, elle le déplace, et bientôt ces auditeurs trop bien parés, qui prennent l’air de juges et

échangent des mots ou des sourires, sans s’apercevoir que le sol s’ébranle sous eux, sont

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comme un équipage secoué à la surface d’une tempête. » (PP, « Folio », p. 260). En revanche,

d’autres passages suggèrent un glissement subreptice des présomptions de la Raison à une

Raison présomptive, à une Forme ou une Unité primordiale toujours déjà constituée.

Il faudra faire la part de ces deux tendances, en ne négligeant pas la force (capable de

briser cette unicité formelle) de l’élaboration parfois marginale d’une « réflexion radicale »

qui fait pendant à la « réflexion pure » dont Sartre a fait le fantôme persistant de son œuvre.

En effet, il n’est pas anodin que Merleau-Ponty commence par reconnaître « le prestige de

l’apparence » et fait droit à des structures d’expériences singulières dont on faisait peu de cas,

celles de l’enfant, du fou, du primitif par exemple. Piaget est alors la cible. Pour Merleau-

Ponty, la phénoménologie ou la psychanalyse ne perdait d’ailleurs rien à être éprouvé comme

les mythes de notre temps. Ce serait certainement là le lieu d’une autre confrontation avec le

néo-kantisme.