Le Parfum d Adam

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Jean-Christophe RufinLe parfum dAdam

Editions France Loisirs dition du Club France Loisirs, avec lautorisation des ditions Flammarion. ditions France Loisirs, 123, boulevard de Grenelle, Paris. www.franceloisirs.com

Le Code de la proprit intellectuelle nautorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de larticle L. 122-5, dune part, que les copies ou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective et, dautre part, sous rserve au nom de lauteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifies par le caractre critique, polmique, pdagogique, scientifique ou dinformation , toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants au Code de la proprit intellectuelle.

Flammarion, 2007. ISBN : 978-2-298-00552-3

Lhomme humble va vers les fauves meurtriers. Ds quils le voient, leur sauvagerie sapaise. Car ils sentent, venu de lui, ce parfum quexhalait Adam avant la chute, lorsquils allrent vers lui et quil leur donna des noms au Paradis.

Isaac le Syrien Traits asctiques

Premire partie1Wroclaw. Pologne.

Jusquaux singes, Juliette navait rien ressenti. Ou presque. Il faut dire que tout avait plutt bien commenc. Le laboratoire tait exactement

situ ladresse indique par Jonathan. Et, en contournant le btiment par la gauche, Juliette avait tout de suite repr la porte de secours, malgr labsence dclairage. La serrure nopposa aucune rsistance laction du pied-de-biche. Dans lobscurit, elle atteignit bout de bras le botier lectrique et actionna linterrupteur. Brutalement, la lumire blanche des nons inonda lanimalerie. La seule surprise tait lodeur. Juliette stait prpare tout sauf cet curant mlange de fourrure sale, dexcrments et de fruits blets. Heureusement, sitt la lumire allume, la puanteur avait diminu, comme si elle stait rfugie sous les cages, au ras du sol, avec les ombres. Juliette avait hauss les paules. Il lui fallut tout de mme quelques instants pour calmer sa respiration et vrifier quelle navait pas dchir ses gants. Ensuite, elle stait avance vers les cages. Jonathan navait rien pu lui dire sur leur emplacement. Selon les besoins de lexprimentation, les animaux changeaient souvent de place. Leur nombre aussi variait. Certains taient sacrifis ; dautres venaient les remplacer. On les rpartissait par lots, en fonction des traitements quils subissaient. Prs de lissue de secours, qui tait reste grande ouverte sur la nuit, deux cages superposes contenaient des chats. Ils semblaient encore en bon tat. Ds que Juliette avait entrouvert leur porte, ils bondirent dehors et quittrent la pice en courant. Elle navait pas eu le temps de se rjouir pour eux. Un coup sourd rsonna dans les tuyaux gains de pltre qui logeaient au plafond. Immobile, Juliette couta un long moment. Tout tait de nouveau silencieux. Il ny a jamais personne dans le laboratoire au milieu de la nuit. Les paroles de Jonathan taient bien prsentes dans son esprit. Mais pour se rassurer compltement, elle dut faire un effort pour se remmorer ses intonations, sentir son souffle dans loreille. Peu peu, la confiance tait revenue, plus forte que les bruits. Alors, elle stait attaque aux rongeurs. Elle avait pens quelle aurait affaire des souris blanches, qui la dgotaient moins que les grises. Mais les btes qui grouillaient dans les longues cages plates ntaient ni blanches ni grises. Ctait des monstres, tout simplement. Certaines taient sans poils, dun rose curant, dautres badigeonnes de vert, dorange, de violet. Plusieurs rats avaient un regard vitreux, comme si leurs yeux normes avaient t dcolors et vernis. Juliette se demanda un instant si la place de telles cratures tait bien dans la nature. Elle imaginait des petites filles ouvrant leur armoire et tombant nez nez avec de telles horreurs. vrai dire, elle ntait pas prise au dpourvu par ces scrupules. Pendant la prparation de laction, elle avait eu souvent loccasion daborder la question avec Jonathan. Elle avait bien compris que la cause animale na rien voir avec lutilit des btes pour les humains. Tous les tres vivants ont des droits, quils soient beaux ou repoussants, domestiques ou sauvages, comestibles ou non. La leon tait assimile. Elle avait raval son dgot et laiss les rats aveugles disparatre vers lextrieur, comme les chats avant eux. Elle stait mme efforce den prouver une gale satisfaction.

Mais maintenant, ctait le tour des singes. Et ils allaient soumettre les sentiments de Juliette une preuve autrement plus rude. Il y en avait cinq, tout petits, tonnamment humains dans leur mimique et leur regard. Ceux qui taient enferms deux par deux se tenaient enlacs comme de vieux couples. Quand Juliette les libra, ils refusrent de sortir. Elle tait tente daller les chercher au fond de leur cage mais elle se retint. Sils lavaient griffe ou mordue, ils auraient pu dchirer son gant et faire couler un peu de sang. Il ne fallait laisser aucune empreinte gntique. Elle leur laissa le temps de se dcider et alla soccuper du dernier animal. Ctait un petit ouistiti maigre qui tenait ses longs bras croiss sur le ventre. Son corps tait intact, mais il avait, plantes dans le crne, une dizaine dlectrodes. Elles lui faisaient comme la couronne de plumes dun chef indien. Sitt la cage ouverte, il bondit mcaniquement au-dehors et atterrit sur le sol carrel de blanc. Il resta un long moment sans bouger, fixer la porte extrieure ouverte. Un peu de vent stait lev et se faufilait au ras du sol. La coiffe dlectrodes ondulait dans ce courant dair. Juliette, qui avait bien rsist lhorreur des animaux repoussants, se sentit moins assure face la dtresse de cet tre si familier. Des frissons agitaient ses petits membres. De lents battements de paupires recouvraient par intermittence son regard habit dpouvante et de douleur. Juliette, que navaient arrte ni les risques, ni les obstacles, ni les bruits stait immobilise. Elle contemplait le parcours ultime de ce captif impossible dlivrer car il portait en lui les instruments de sa torture. Ctait un apitoiement ridicule, elle le savait, un apitoiement sur elle-mme avant tout. Mais il ny avait rien faire : ce petit singe exprimait toute la solitude et toute la souffrance quelle reconnaissait depuis des annes comme siennes. Ctait la mme souffrance qui lavait conduite jusque-l, dans cette tenue de camouflage serre aux chevilles, dans cette cagoule noire touffante, ces baskets trop grandes pour elle. Juliette perdait la notion du temps qui scoulait. Or le temps tait une donne essentielle pour la russite de lopration. Soudain, le petit singe rassembla ses forces et se dressa sur ses pattes de derrire. Il fit deux pas vers la sortie puis, dun coup, tomba sur le ct comme un jouet renvers. Des convulsions agitrent son corps. Ses yeux se fermrent, heureusement. Juliette se sentit dlivre du muet reproche que contenait son regard. Elle se secoua, prit conscience du temps et de lurgence. Combien de minutes tait-elle reste inerte ? Il tait trois heures dix. Elle prit peur. Mme si elle en avait fini avec les animaux, il lui restait encore beaucoup faire. La deuxime partie de ta mission a autant dimportance que la premire. Souvienstoi bien de a. Et tout devait imprativement tre termin quatre heures. Elle posa le sac quelle portait sur le dos et sortit les deux bombes de peinture. Sur le grand mur, entre les deux principaux groupes de cages, elle commena tracer, un mtre cinquante environ du sol, la premire inscription en lettresbtons et en noir : Respectez les droits de lanimal. Elle revint vers le sac, et changea de bombe de peinture. En cursives rouges cette fois, elle crivit, bout de bras pour que les lettres stalent plus en

hauteur que les prcdentes : Front de libration animale. Elle rpta lopration sur tous les murs avec dautres slogans, en sappliquant glisser des fautes dorthographe dans les inscriptions les plus hautes, pour tromper les enquteurs. Sil faut faire croire que nous sommes deux, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? Quand elle avait pos cette question Jonathan, elle sen tait voulu tout de suite. Ctait le seul moment o elle avait discut ses instructions. Il avait schement rpondu que les ordres taient dexposer le moins de militants possible. Tant mieux ! Elle aurait t bien gne quil soit l maintenant. Ctait sa mission elle. Et elle voulait laccomplir seule. Elle rangea les bombes de peinture dans son sac. Tout avait t remarquablement vite. Treize minutes peine staient coules depuis son entre dans le laboratoire. Mais, sous leffet de lalerte et du danger, lacuit de perception avait rendu ce temps plus long, plus dense. Juliette, depuis son enfance, tait habitue voir passer des annes dennui comme des secondes. Elle savait aussi qu certains moments de sa vie, le contraire se produisait : les secondes pouvaient se dilater comme des annes. Elle aimait cette impression de plnitude, ces moments dacclration, mme si elle avait appris aussi les craindre. Et elle sentait que ce phnomne tait en train de lenvahir. La dernire phase tait arrive. Elle mit de grosses lunettes en plastique, du mme modle quutilisent les bcherons pour viter les clats de bois. Dans sa main droite, elle serra le manche de la massette carre quelle avait tire du sac. Loutil en acier lui parut dlicieusement lourd. Tout devait, partir de l, tenir en moins de trois minutes. Au fond de lanimalerie, une porte en verre donnait sur une pice obscure. Ctait le passage vers le laboratoire de recherche proprement dit. Les ordres de Jonathan taient prcis. Pas le temps de finasser, maintenant. Tu frappes et tu cours. Dabord la porte. Juliette abattit la massette sur le verre dpoli. Il se dsagrgea dun coup et tomba sur le sol comme un rideau de grle. Elle vrifia quil ny avait pas daccroc ses gants. Prcautionneusement, elle enjamba le tas de gravats translucides et actionna linterrupteur. Les longs nons suspendus sallumrent les uns aprs les autres, avec le bruit dune corde darc qui se dtend. Comme dans tous les laboratoires du monde, le dcor tait un mlange dinstruments compliqus et dintimits humaines : photos denfants scotches au mur, dossiers empils, dessins humoristiques pingls sur les paillasses. Une batterie de colonnes chromatographie alignait ses tuyaux dorgue ct de la porte. Commence droite et fais le tour. Juliette leva la massette et frappa lappareil. De petites esquilles de verre et des gouttes de glose blanchtre claboussrent ses lunettes et sa cagoule. Des jus poisseux collaient sur ses gants. Elle tait spare de toute souillure par lquipement qui la protgeait. Mais surtout, une exaltation voluptueuse tait venue avec le danger. Elle attnuait toutes ses perceptions sauf les bruits : clatement du verre, fracas des tiges mtalliques qui seffondraient sur le sol. La hotte coulement laminaire explosa sur la paillasse en faence. Juliette progressait mthodiquement, cassait tout avec rigueur et comptence. Noublie pas lanalyseur de gne : il ne paie pas de mine, on dirait une

vulgaire balance, mais cest le truc le plus cher. Elle abattit la masse sur le plateau brillant de lappareil. Il ny avait dans ses gestes ni rage ni agressivit. Ctait presque une routine de destruction. Le plus tonnant tait dprouver quel point cette violence froide librait lesprit. Juliette se sentait la fois sereine et excite. Les ides, les souvenirs se bousculaient dans sa tte. Elle se tenait sur la lisire dangereuse entre deux prcipices. Le rire, les pleurs, elle ne savait pas de quel ct elle allait tomber. La dernire fois quelle avait connu une impression semblable, ctait cinq ans auparavant, pendant une manifestation qui avait mal tourn. Elle tait tombe par terre, on lavait pitine. Elle entendait des cris, sentait des coups. Pourtant, elle riait aux clats, elle avait des larmes plein les yeux. Autour delle, la grande pice se couvrait de ruines. Le sol tait jonch de dbris de verre et de mtal, inond de liquides colors. La menace du silence avait disparu, remplace par une cacophonie joyeuse dclatements et dexplosions. Juliette sentait une profonde jouissance imprimer ainsi sa marque sur le monde. Elle quon dcrivait dordinaire en soulignant sa douceur, son effacement, sa timidit, voyait tout coup son tre profond se rvler dans la gloire phmre dune mtamorphose, comme une larve laquelle, soudain, auraient pouss dimmenses ailes. Un implacable compte rebours avait commenc. Malgr lisolement du btiment, le vacarme nallait pas tarder alerter quelquun dans le voisinage. Juliette se fora ne pas acclrer. Elle continua dagir avec mthode. Jonathan le lui avait recommand. Surtout, elle ne voulait pas courter son plaisir. Enfin, elle rejoignit la porte par o elle tait entre ; elle avait fait le tour de la pice en brisant tout sur son passage. Seule restait intacte une grande armoire rfrigre. Deux petites diodes clignotaient en haut et droite de la faade maille. lintrieur du grand rfrigrateur, les fioles bien alignes taient tiquetes en bleu ou en jaune. Un seul flacon tait marqu en rouge. Juliette le prit et le plaa dans un tui de tlphone portable bien rembourr. Casse le reste. Elle donna un dernier coup, violent et bien ajust, dans les plateaux de verre de larmoire rfrigre. Les flacons explosrent et leurs contenus coulrent par terre. Alors, elle prit conscience que lopration tait termine. Elle contempla autour delle la pice saccage. Un froid intrieur la gagna tout entire et elle frissonna. Elle resserra son col dun geste machinal. Une irrpressible envie de senfuir la saisit. Mais il restait encore quelque chose faire. Elle pensa la chaussure et la sortit de son sac dos. Ctait un gros soulier dhomme, avec des dessins en zigzag sur la semelle. Elle choisit une flaque rose sur le sol et imprima lempreinte de la chaussure sur sa surface poisseuse, presque sche. Puis elle la replaa dans le sac et en enfila les bretelles. Un silence effrayant pesait maintenant sur les dcombres. Elle quitta le laboratoire et retraversa lanimalerie, secoue par un haut-le-cur. Le petit singe, toujours couch sur son flanc, tenait maintenant ses yeux grands ouverts. Juliette lenjamba sans le

regarder. Aprs les souris, les chats et les hamsters, ctait son tour de plonger dans la nuit frache, heureuse comme elle ne lavait plus t depuis trop longtemps. Et elle clata de rire.

2Atlanta, Gorgie.

Le sujet se tenait assis, pench vers lavant. Les deux mains gantes palpaient doucement le bas de son dos. Elles reprrent un creux entre deux saillies de vertbres. La fine aiguille, longue dune douzaine de centimtres, y pntra lentement. Il ny eut pas un cri, pas un tressaillement. Le liquide cphalorachidien, clair comme leau dune source, se mit couler goutte goutte dans les tubes essais que tendait linfirmire. Une fois le prlvement termin, le docteur Paul Matisse retira lentement laiguille, la jeta dans un haricot en carton et se leva. Il ta ses gants en faisant claquer le latex et les jeta leur tour dans le haricot. Une main sur lpaule du malade, il pressa amicalement ses muscles. Autant il avait t prcautionneux pendant lexamen, autant il se montrait vif et bourru maintenant que tout tait fini. Allez, Nat, tout ira bien. Reste plat ventre et repos toute la journe. Il faut boire beaucoup, surtout. Le patient tait un Portoricain dune vingtaine dannes au teint mat et aux cheveux noirs en bataille. Il sourit, mais quand il pensa de nouveau ses jambes inertes son regard sassombrit. Lide quil allait sans doute rester paraplgique toute sa vie lavait de nouveau envahi. Tout , lheure, on le ramnerait dans sa chambre et il pourrait de moins en moins chapper lvidence. Ses trois voisins de lit taient comme lui : des victimes daccidents de voiture ou de moto, de chutes sportives, de traumatismes en tout genre. Paul Matisse regarda sa montre : onze heures et quart. Le temps pressait. Il feuilleta le cahier de visites : encore deux malades voir. Demande quelquun de monter, sil te plat, dit-il linfirmire. Il faut que je parte tout de suite. Appelle Milton ou Elmer, je crois quils sont l aujourdhui. Ils taient cinq mdecins la clinique, cinq associs qui staient lancs la fin de leurs tudes dans cette folle aventure : crer un centre ultramoderne pour les pathologies neurologiques et y soigner gratuitement des jeunes casss , sans couverture sociale et sans fortune. En moins de trois ans, le succs avait t foudroyant. Les patients affluaient de tous les tats-Unis. Du coup, il fallait sans cesse trouver plus dargent pour faire tourner la maison. Laffaire

prosprait du point de vue mdical, mais elle devenait prilleuse financirement. Chaque mois, ils taient au bord du dpt de bilan. cause de sa formation antrieure, Paul assurait de fait les fonctions de directeur. Il devait courir les administrations, les cranciers et les mcnes, ce qui ne lui plaisait gure. Il avait de plus en plus de mal se garder du temps pour pratiquer la mdecine. Il ouvrit la porte du secrtariat dun air rogue. O est-il dj ce rendez-vous ? demanda-t-il Laura, sa secrtaire, en tant sa blouse. Au bar de lhtel Madison. Paul haussa les paules. Il ferma deux boutons de son coupe-vent. Pouvait pas venir jusquici, ce type, grommela-t-il, en laant ses chaussures de vlo cale-pieds automatiques. Essaie de le prendre gentiment. Apparemment, cest un trs gros donateur. Cest lui qui le prtend. Mais comme il na mme pas voulu dire son nom Paul se redressa et son il se posa un instant sur le coin du bureau. Il connaissait bien ce panier en plastique rouge : ctait celui o Laura plaait les factures en souffrance. Il tait plein ras bord. On ne pouvait dcidment rien ngliger. Retour vers deux heures, si tout va bien, lana-t-il en quittant le petit bureau. La clinique occupait le quatrime tage dun vieil immeuble de briques. En dessous se trouvait la rdaction dun journal dannonces gratuites plus ou moins en faillite. Dici quelques semaines, il tait probable que les locaux seraient disponibles. Une occasion unique dagrandir la clinique. La situation financire laissait hlas bien peu despoir de concrtiser ce projet. Chaque fois quil y pensait, Paul tait de mauvaise humeur. Au garage, il enfourcha rageusement son VTT. Il tait bien plac pour connatre les risques du vlo dans une ville comme Atlanta. Pourtant, il ne fallait pas compter sur lui pour rsister cette tentation. Son nergie physique devait absolument trouver un exutoire. Lorsquil consultait, son calme rassurait les patients. Ils auraient t tonns de le voir pdaler comme un fou, pench sur son guidon, le dos coll de sueur. Quelle que soit la situation, Paul labordait avec une humeur gale. Mais il ny parvenait quen se dpensant furieusement deux heures par jour. Il ny avait rien dexceptionnel dans son physique. Sa carrure ntait pas particulirement impressionnante, sa taille plutt moyenne. Sil ne stait pas surveill, il aurait eu tendance prendre un peu de poids. Quand on le regardait

bien, son visage retenait lattention, cause dun contraste trange entre des traits europens et une discrte influence africaine. Sa peau tait mate ; ses cheveux noirs, presque crpus et coups ras, dessinaient deux grands golfes autour de son front. Malgr ses efforts pour tre soigneusement ras, sa barbe vigoureuse renaissait vue dil. Il lui avait abandonn deux favoris qui atteignaient presque le milieu de ses joues. Cela le faisait ressembler au Belmondo de La Sirne du Mississippi. Comme lacteur, il avait eu le nez cass dans sa premire vie et navait pas tout fait rompu avec des airs dadolescent. Comme lacteur aussi, son visage tait dpourvu de vritable beaut. Mais il pouvait rayonner dune force et dun charme redoutables. Il savait rester discret, invisible mme. Si on le remarquait, ctait coup sur parce quil avait dcid de faire usage de ses armes. Le casque sur la tte, pench sur le VTT, Paul se faufilait dans le flot des voitures, grimpait sur les trottoirs, prenait les contresens. Il aimait les villes, toutes les villes dAmrique o il avait vcu. Il stait toujours senti en elles comme dans une vritable jungle mais humaine. Il aimait leur gographie complique, leurs forts de maisons, les grandes plaines de leurs places, les valles que creuse le flot des voitures entre les berges des immeubles. Avec son vlo, il traait dans ces savanes des sentiers secrets qui ntaient qu lui. Le Madison tait un vieil tablissement qui avait d tre successivement un palace, un casino et un squat. Il tait en train de redevenir un htel, au prix dune interminable rhabilitation. Paul se rendait rarement dans cette zone du centre-ville. Ctait un lieu de rendez-vous bizarre pour un mcne fortun. Le vrai luxe tait plutt dans les quartiers modernes de la priphrie. Arriv devant lhtel, Paul constata quvidemment il ny avait rien dans les parages pour attacher les vlos. Il mit pied terre et tendit son VTT un voiturier qui arpentait le trottoir. Vous prenez a aussi ? demanda-t-il. Lhomme avait dj lair furieux dtre accoutr dune livre grise et dune casquette ronde ridicule sur laquelle tait crit Madison . Il toisa Paul avec mpris, dtaillant le coupe-vent vert pomme et beige passablement boueux et les chaussures de sport achetes aux soldes dhiver trois ans plus tt. Paul lui fit comprendre, en souriant, quil ntait pas un coursier, mais avait rendez-vous dans lhtel. Le voiturier se rsigna prendre le vlo dun air dgot et le placer en lieu sr. Les couloirs taient tapisss dune moquette paisse, neuve mais orne de motifs dj dmods. Paul se demandait comment il allait reconnatre son interlocuteur. Heureusement, le bar, cette heure-l, tait vide. Un seul client tait attabl tout au fond, de dos. On ne distinguait que son crne dgarni. Paul approcha, fit le tour pour se prsenter de face. Quand il reconnut celui qui lattendait, il tait trop tard. Il eut un mouvement de recul, jeta un coup dil vers la sortie. Mais le visiteur stait dj redress et

tendait les mains vers lui. Mon cher Paul Pardon, je devrais plutt dire : mon cher docteur, puisque maintenant Le visage tout coup hostile, Matisse ne saisit pas les mains que lui tendait le vieillard. Sans le quitter des yeux, il resta debout devant lui. Vous, murmura Paul. Eh oui, moi-mme ! Le personnage inclina la tte et mima une rvrence dun autre temps. Archibald, poursuivit-il en souriant. Ce vieil Archie, lui-mme et en personne. Qui a seulement pris dix ans de plus. Cest bien dix ans, nest-ce pas ? Que me voulez-vous ? pronona Paul. Ltonnement, dans sa voix, le disputait la colre. Vous voir, tout simplement, mon cher ami. Jusqu cet instant, Paul pouvait encore senfuir. Mais maintenant le serveur stait approch sans bruit et lui coupait la retraite. De surprise, il sassit malgr lui. Vous prendrez ? Un Coca light. Un Co-ca li-ght ! rpta le visiteur en martelant comiquement les mots. Toujours au rgime, ce que je vois ! Vous restez muscl, svelte, cest admirable Vous ntes dcidment pas de ceux qui prennent quinze kilos lapproche de la quarantaine. Cest bien lanne prochaine, pour vous, la quarantaine, ou je me trompe ? Que voulez-vous ? rpta Paul. La fureur tait toujours l, mais, peu peu, elle faisait place limpatience den finir. Le vieil homme lissa ses cheveux. sa main osseuse brillait une chevalire sur laquelle on distinguait un vague blason. Il tait vtu dun costume noir fines rayures en drap lger, dune impeccable coupe anglaise. Sa cravate, noue serr, entremlait des couleurs quon aurait pu croire choisies au hasard. Mais Paul savait quelles dsignaient pour les happy few, avec autant de prcision quun alphabet, tel collge quArchie prtendait avoir frquent. Dabord, jai plaisir vous voir, mon cher Paul. Ensuite, car je comprends

bien que vous avez peu de temps maccorder En effet. Voil : je tenais vous rencontrer pour vous proposer une affaire. Un mcnat pour notre clinique, coupa Paul brutalement. Je vous prviens : je nai pas lintention de parler dautre chose. Un mcnat, en effet, approuva Archie tandis que le serveur dposait sur la table la boisson de Paul. Allez-y. Je vous coute. Laissez-moi vous dire dabord combien jadmire ce que vous faites. Franchement, quand vous nous avez quitts, je ne mattendais pas ce que vous alliez jusquau bout de vos sacres tudes. Commencer sa mdecine presque trente ans Paul, mfiant, attendait la suite. Entre deux doigts, il pcha la rondelle de citron qui flottait dans le verre de Coca et la croqua avant de boire. Toujours cette habitude, ricana Archie. Voyant Paul hausser les sourcils, il ajouta : Avec le citron. Paul ne put rprimer un sourire. Comme il le craignait, il tait en train de se laisser prendre de nouveau au jeu du vieil homme. Quelques minutes auparavant, il avait la ferme intention de partir et voil que malgr tout une conversation sengageait. Et puis, choisir de soccuper de cas dsesprs, cest bien de vous, a aussi. Tous ces jeunes hommes qui se fichent en lair sur des motos. Les pauvres ! Cest atroce ! coutez, Archie. Sur la question de vos sentiments humanitaires, je crois en savoir assez long comme a. Crachez le morceau, cest tout. Quest-ce que vous attendez de moi ? Vous avez raison. Soyons directs. Jai donc, disais-je, t mu dapprendre ce que vous faisiez. Je me suis aussitt demand comment je pourrais vous aider, bien sr. Bien sr. Vous le savez peut-tre, joccupe un sige dans, disons, une demi-douzaine de grands conseils dadministration. Aussi me serait-il possible, peut-tre, de diriger vers vous des fonds qui sont actuellement verss pour dautres causes.

Vous nen feriez certainement pas mauvais usage, quen pensez-vous ? Exemple ? Eh bien, je dirais, mettons, Holson and Ridge. Les fabricants de charpentes mtalliques ? Exact. Ils ont un fonds spcial pour les accidents du travail. Beaucoup douvriers font de graves chutes, chez eux, vous comprenez. Archie prenait un air navr quand il parlait du malheur des autres. Mais, comme tous les grands carnassiers repus de la vie qui comptent bien en extraire chaque goutte jusqu la dernire, il navait que mpris pour les vaincus, et Paul le savait. Cest une bote qui marche du tonnerre. Avec la demande chinoise sur lacier, les profits ont t excellents cette anne. Pour le dernier trimestre, ils ont lintention de donner un million de dollars une uvre. Payable la fin de ce mois, ds quils auront arrt leurs comptes. Jusquici, ils ont aid un dpartement de recherche sur les nerfs, dans le New Hampshire. Quelque chose me dit quavec vous leur argent serait mieux utilis. Jai tort ? Paul eut la brve vision de ltage quils convoitaient pour agrandir la clinique. Un instant, il imagina les possibilits lies cette acquisition, laugmentation du nombre de lits, les salles de physiothrapie, une chambre pour les familles en visite. Puis il revint lui et regarda Archie avec colre. Il lui en voulait de lavoir si facilement ferr. videmment, ce ne serait quun dbut. Je vous parle dun concours que nous pourrions obtenir immdiatement. Jai dautres ides pour la suite. En change de quoi, Archie ? Autant le dire tout de suite. Malgr les quatre toiles de lhtel, la climatisation du bar ntait pas parfaite. Archibald sortit un mouchoir blanc brod ses initiales et spongea le front. Il fallait vraiment quil trouve un grand intrt cette rencontre pour stre aventur jusquen Gorgie. Il affectait de considrer le Sud comme une terre absolument barbare. Votre mtier ne vous manque pas, hasarda-t-il. Je veux dire le premier ? Paul se raidit. Il y a dix ans que jai dcroch, Archie. Qui peut prtendre partir tout fait ? Ce que lon a fait vingt ans ne soublie jamais, nest-ce pas ? Dailleurs, il parat qu la clinique on vous a surnomm Doctor Spy

Il ne laissa pas Paul le temps de protester et leva la main. Je sais, je sais, vous tes mdecin et vous ne voulez plus rien savoir dautre. La politique internationale vous dgote. Vous nouvrez jamais un journal. Vous vous tes fait oublier de vos anciens amis. (Pas de tous, cependant, la preuve.) Je respecte vos choix. Pourtant, on ne mtera pas de lide que lespionnage a t une tape importante de votre vie. Il me semble de surcrot que ce fut une excellente prparation pour ce que vous faites maintenant. Ecouter, reconstruire une nigme partir dindices et ensuite agir : nest-ce pas exactement ce que lon attend des mdecins ? Paul aurait d se lever et partir. Il tait encore temps. Pourtant, il sentait quil en tait incapable. Archie avait repris sur lui cet ascendant bizarre, fait de sympathie, dirritation, dhumour partag, de got commun de laction qui avait eu raison pendant tant dannes de tout ce qui les sparait profondment. Vous savez que je nai aucune intention de revenir la Compagnie. Rassurez-vous, Paul, je ny suis plus non plus. Le service public, ft-il un service secret, na plus aucun charme pour moi. Ce sont des bureaucrates maintenant et quand on se souvient de la CIA de la grande poque, celle que nous avons connue Non, voyez-vous, je suis mon compte, maintenant. Comme vous, en quelque sorte. Paul ne releva pas la comparaison. Vous pouvez tre rassur, poursuivit Archie. Ce nest pas une mission que je suis venu vous proposer. Cest un coup de main. Un coup de main pour qui ? Pour moi. Archie avait toujours su se faire suppliant. Avec lge, sa mimique modeste et dsarme devenait presque crdible. Un coup de main pour vous, mais pay par un mcnat de Holson and Ridge, ricana Paul. Toujours le roi du trafic dinfluence. Le vieil homme plissa le nez et rajusta sa cravate. Ne me faites pas de peine, Paul. Jai horreur des gros mots. Tout le monde a gagner, dans laffaire que je vous propose. De quoi sagit-il ? Archie se recula sur la banquette et regarda autour de lui. Il ny avait toujours personne dans le bar lexception du garon, qui essuyait des verres derrire le comptoir. Malgr le mal quil se donnait pour le cacher, il tait clair quil coutait la conversation. Archie lui jeta un regard noir.

Dans un endroit comme celui-ci, je prfre ne pas trop en dire. Jai besoin de quelquun comme vous, Paul, voil tout. Or, quelquun comme vous a nexiste pas. Il y a vous et cest tout. Je ne connais personne qui soit all aussi loin dans votre ancien mtier, cest--dire dans le ntre, et qui soit ensuite devenu mdecin. En ce moment, il me faut les deux, vous comprenez ? Jai tous les profils dans mon agence, mais pas le vtre et jen ai besoin. Paul ferma les yeux. En thorie, cette proposition tait tout ce quil redoutait. Depuis dix ans, il avait craint dtre rattrap par son pass. Maintenant, ctait fait. Et pourtant, il ne ressentait rien. Cet vnement lui semblait dans lordre des choses. Au fond, il lattendait. cet instant, limage de Kerry lui revint en mmoire. Elle se tenait debout face une cible dentranement et lui souriait en rechargeant son Glock. Vous mcoutez ? rpta Archie en se penchant par-dessus la table. Bien sr, bredouilla Paul. Je vous le rpte, ce serait laffaire dun mois tout au plus. Je sais que vous avez quatre associs. Vous pouvez bien vous faire remplacer pendant un mois, nest-ce pas ? Derrire ses manires polices et son ton de plaisanterie, le vritable Archie pointait le nez. Il avait probablement tout tudi, et tout prvu, connaissait exactement la situation de la clinique, les possibilits de Paul. Et ses dsirs profonds. Vous savez dj tout, cest a, Archie ? Je suppose que vous connaissez par cur le compte dexploitation de ma bote et mme la couleur de mes sousvtements. Je sais ce qui est utile. Dailleurs, en ce qui vous concerne, pour tre tout fait franc, je le sais depuis dix ans. Je ne vous ai jamais perdu de vue, mon petit Paul. Mais vous devez reconnatre que je ne vous ai jamais drang non plus. Largument tait assez juste. Paul, malgr tout, lui tait reconnaissant de cette longue discrtion. Je compte sur vous, scria vivement Archie, en posant sa main sur lavantbras de Paul, comme pour capturer symboliquement sa volont. Je vous en dirai plus quand nous nous rencontrerons lagence. Sur la table en fausse racine de bruyre, Archie fit glisser une carte de visite avec la souplesse dun joueur de baccara. Paul considra la carte un long instant sans la toucher. Enfin, il la mit dans sa poche. Il grommela un mot ladresse dArchie, se leva et quitta le bar grandes enjambes. bientt, dit Archie dune voix trop basse pour esprer tre entendu

Puis il sortit le Times de Londres quil avait pos sur la banquette ct de lui et se plongea dans sa lecture en souriant.

3Providence. Rhode Island.

Lavion avait fait un long virage basse altitude au-dessus des falaises de la cte et Paul stait demand sil ntait pas victime dune mauvaise plaisanterie. Dans le soleil du matin toutes les villas clataient de blancheur, jetes comme des ds divoire sur le tapis vert cru des pelouses et des golfs. Ctait une villgiature de vacances, la rigueur un lieu de retraite pour gros salaires. En tout cas, pas le genre dendroit o lon sattendait trouver une agence de renseignement. partir de Westerly Airport, Paul avait t un peu rassur : le taxi lavait emmen dans un arrire-pays couvert de bois sombres, plus conforme lide que lon se fait du travail. Au dtour dune route de campagne, ils taient tombs sur une enceinte de scurit ultramoderne. Ils lavaient longe sur prs dun demi-mile avant de dcouvrir une grille coulissante. Elle tait surveille par deux gardes munis de talkies-walkies. Le taxi ne fut pas autoris entrer. Paul dut effectuer pied les cent mtres dalle qui le sparaient du btiment principal. Sur quatre tages, la faade de limmeuble tait tout en verre et refltait les bouleaux et les chnes du parc. Le porche tait protg par un auvent de bton brut. Archie lattendait dans le hall. Il se prcipita sa rencontre. Je suis heureux que vous soyez venu ! scria-t-il, en soldant par cette simple phrase le compte des effusions. Cela tombe bien que vous arriviez maintenant. Jai runi quelques-uns de mes collaborateurs. Je vais vous les prsenter. Il entrana Paul vers les ascenseurs. Au dernier tage, ils dbouchrent dans un corridor aveugle et entrrent dans une longue salle de runion. Elle formait comme un pavillon de verre entour de terrasses. Le bruit des conversations steignit leur arrive. Archie reprit sa place et installa son visiteur sa droite. Trs chers amis, voici Paul Matisse. Le vrai, lunique, le fameux dont je vous ai souvent parl. Je vais devoir courter notre runion pour travailler avec lui. Avant de men emparer, jaimerais que chacun se prsente rapidement. Il se peut quil ait bientt besoin de vous. Autant quil mette de vrais visages sur vos faux noms. Autour de la longue table ovale, chacun annona son identit de travail, sa fonction, et donna un court aperu de ses origines professionnelles. Les hommes taient un peu plus nombreux que les femmes. Pour la plupart, ils

taient assez jeunes. Pratiquement tous avaient fait leurs classes dans les grandes agences fdrales de renseignements, dinvestigation policire ou de douane. Leurs comptences couvraient lensemble des fonctions dun service secret oprationnel. Tous sexprimaient dune faon simple et directe, trs professionnelle. Cela tranchait sur les manires mondaines et faussement modestes dArchie. Paul fut favorablement impressionn. Il me semble que cette prsentation est assez complte, conclut Archie en posant ses deux mains plat sur le verre qui couvrait la table. Si notre ami Matisse a besoin dautres informations, il viendra vous voir directement. Dans un grand bruit de chaises bouscules, les participants se levrent et prirent cong. Vous avez vu ? dit Archie en tirant sur son gilet et en lissant sa cravate. Cest la Compagnie en plus petit mais en beaucoup mieux. Pas de gras, rien dans les placards, aucune branche morte. Il attrapa une canne quil avait pose par terre prs de son fauteuil et se leva prestement. Vous le dcouvrirez lusage : ils sont tous comptents et passionns. Tenez, Martha par exemple, la fille qui tait ici, prs de la fentre. Elle soccupe des filatures. Rien voir avec la CIA de papa, tous ces types que personne ne pouvait virer et qui tranaient leurs gutres dans les rues en se faisant reprer au bout dun quart dheure. Fini les simagres dautrefois, les trucs damateur. Martha, cest la nouvelle gnration. Elle vous organisera o vous voulez le reprage dune cible et son suivi au mtre prs avec GPS, mouchards satellites et autres gadgets. Et Kevin, le petit qui tait au fond : un gnie de linformatique. Vous avez sans doute remarqu Clint aussi, avec sa chemise de cow-boy et ses boots. On dirait quil sort des Sept Mercenaires. Pour les interceptions, les coutes, il est absolument fantastique. La salle tait vide et Archie dsignait les chaises en dsordre en les regardant avec tendresse. Allons djeuner. Cest assez loin, nous aurons le temps de parler en route. Une longue Jaguar vert wagon les attendait sous le porche. Ils sinstallrent larrire sur des siges en cuir crme. Le chauffeur ferma la porte dArchie. Quand Paul tira la sienne, il reconnut la lourde rsistance caractristique des carrosseries blindes. Sans bruit, la voiture descendit lalle jusqu la grille. Ils filrent ensuite par de petites routes dans la campagne boise. Pourquoi avoir choisi de vous installer au Rhode Island ? Oui, je sais, je sais, dit Archie avec coquetterie. Tout le monde pense que

cest un coin pour les vacances de riches. Le Rhode Island est un des Etats les plus chers dAmrique. Dans un trou perdu comme lArizona, nous pourrions avoir quatre fois plus despace pour le mme prix. Mais ici, voyez-vous, nous sommes un jet de pierre de New York et de Boston. Pour mes rendez-vous Washington ou Langley, je prends lhlicoptre et il me faut peine une heure. Archie jeta un coup dil subreptice Paul. En le voyant sourire, il secoua la tte. Au fond, pourquoi ne pas parler franchement ? Vous savez la vrit : je ne peux pas survivre en dehors de la NouvelleAngleterre. Voil tout. Ceux qui ont baign longtemps dans les milieux du renseignement finissent toujours, tt ou tard, par trouver leur vrit, cest--dire par la choisir. La vrit dArchie, ctait lAngleterre. Une Angleterre mythique laquelle il avait longtemps rv dappartenir, et dont il avait fini sincrement par se croire originaire. Malgr tout, cependant, il tait amricain et ne pouvait loublier. Il se consolait en se tenant au plus prs de sa patrie de cur, cest--dire en habitant dans ces parages de la cte Est o les manires British semblent presque naturelles. Et puis, ajouta-t-il suavement, les terrains sur lesquels est construite notre Agence sont situs sur le comt de Providence. Il mest assez agrable de penser que cette ville a t cre jadis par un homme libre. Il prchait la tolrance religieuse une poque o lAmrique tait la proie de tous les excits fanatiques. Henry Williams, le fondateur de Providence, tait surtout un fugitif. Sans se lavouer, ctait ce titre sans doute quil tait cher au cur dArchie. Car avant de se dcouvrir anglais, le jeune Archibald avait dbut dans la vie comme un Italien n en Argentine dans une famille dorigine juive. Il avait migr aux Etats-Unis avec ses parents quand il avait cinq ans. Alors, fit Archie en se calant au fond de son sige, que dites-vous de Providence, je veux dire de notre nouvelle agence ? Elle vous plat ? Paul savait quavec Archie mieux valait ne pas tomber dans le pige des compliments. ce jeu-l, il battait tout le monde. Jaimerais surtout comprendre comment vous arrivez faire tourner votre organisation. Vous tes une filiale prive de la CIA, cest bien a ? Pas du tout ! se rcria Archie. Cest notre plus gros client, daccord, mais je dirai presque que cest par hasard. Au dbut, quand jai cr lagence de Providence, ctait justement pour navoir plus rien voir avec la Compagnie.

lpoque o Paul avait quitt la CIA, Archie tait le numro trois de linstitution. Il y tait entr au moment de sa fondation et semblait faire partie des meubles. Vous vous tes fch avec quelquun ? Cest vrai ! Joubliais. Vous navez pas suivi ce qui sest pass. Vous tes coup du monde, naufrag volontaire. Paul haussa les paules. Je vous rsume tout a en deux mots, dit Archie. Jai quitt la CIA deux ans aprs vous. Il y a huit ans maintenant. Je ne me suis fch avec personne. Jaurais pu finir tranquillement au poste o jtais, et mme prolonger comme conseiller spcial du nouveau directeur. Mais je nai pas voulu. Nous avons vcu lenfer cette poque-l. Personne ne pouvait prdire ce quallait devenir le renseignement aprs la disparition du communisme et il ny avait pas de raison dtre trs optimiste Il y a eu la premire guerre du Golfe, la Bosnie, la Somalie, tous ces cafouillages. Nous jouions nous faire peur pour nous croire encore indispensables. Mais aucune de ces crises ne constituait une vraie menace pour lAmrique. Nous cherchions dsesprment un ennemi. Paul hocha la tte. Il se rappelait bien le blues de ces annes-l. Il sortait de sa formation gonfl bloc. Il sattendait trouver un combat clair, et lgitime, comme au temps de la guerre froide. Au lieu de cela, il ne rencontra que lhumiliation, lchec et le sentiment dtre engag dans une activit drisoire et sale. Vous tes parti temps, poursuivit Archie. Vous avez chapp aux rglements de comptes. Les gens qui ne nous aimaient pas et il y en avait beaucoup en ont profit pour nous rogner les ailes : rductions budgtaires, commissions denqute, scandales publics. lintrieur de la Compagnie, tout le monde sest mis ouvrir le parapluie : plus de renseignement humain pour ne pas frayer avec des milieux dangereux. Plus daction, daction muscle, je veux dire. Priorit la technologie ! Ceux qui avaient un peu de conscience professionnelle se sont dit quil tait temps de sen aller. Pour sauver ce qui pouvait tre sauv, il fallait lexporter vers le priv. Et comme vous tiez le plus ancien dans le grade le plus lev, vous avez t charg de dmnager les meubles, cest a ? Personne na t charg de rien. Nous sommes partis en douce, chacun pour soi. Et on sest dbrouill dans sa spcialit. Vous vous rappelez par exemple Ronald Lee ? Le patron des commandos ? Oui. Avec des gens de son dpartement et quelques autres, des SudAfricains notamment, ils ont mont une grosse agence de scurit prive.

Protection, contrle des risques, interventions sur des prises dotages, liminations de menaces pour les industries amricaines ltranger, ce genre de chose. Je vous cite celui-l parce que sa bote a fait pas mal parler delle. Ils ont t assez stupides pour tenter dorganiser un coup dtat So Tom. Vous avez d en entendre parler. Ils sont tous en prison l-bas. Mais il y en a beaucoup dautres. La voiture filait entre des collines de plus en plus construites. Bientt, elle atteignit une partie escarpe de la cte do lon dominait la mer. En contrebas, on pouvait voir des amas de roches noires ourls dune dentelle dcume. Ils descendirent jusquau rivage et se garrent prs dun phare en granit, peint dun damier rouge et blanc. Paul navait pas quitt Atlanta et ses fumes depuis longtemps. Il respira pleins poumons lair vif charg dodeurs de sel et de varech. Des mouettes piaillaient autour du phare. Archie lentrana vers une longue btisse en brique, perce de fentres blanches guillotine. Sur une enseigne taient peintes une tte de marin et une chaloupe de baleinier. en juger par la date inscrite dessus, la maison servait dauberge depuis prs de trois sicles. Lintrieur tait compos de pices basses aux poutres goudronnes de fume. Sans attendre lintervention du matre dhtel, Archie traversa tout le rez-dechausse. Il entra dautorit dans un petit salon o tait dresse une table de deux couverts. Par les carreaux de la croise, on ne voyait que le ciel et leau. De temps en temps, une gerbe dcume bondissait jusquau ras des vitres. On peut parler ici ? hasarda Paul, en jetant un regard circonspect sur les murs dcors dassiettes en porcelaine bleue. Aucun problme. Nous connaissons bien ltablissement, dit Archie en dpliant sa serviette amidonne. vrai dire, il est nous. Il composa un menu, en accord avec Paul et selon les suggestions du matre dhtel. Et apportez-nous un bordeaux ! Quelque chose de bien Chteau Beychevelle, par exemple. Un 95, surtout. Quand le serveur eut quitt la pice, il ajouta en souriant : Lanne o vous nous avez abandonns Ils djeunrent paisiblement. Archie eut la dlicatesse de ne pas aborder tout de suite les questions professionnelles. Il senquit de la vie quotidienne de Paul, de ses projets. Il sinterrompit pour goter le vin. Il ne le faisait pas la franaise, avec le sourire et une expression de contentement. Il prenait lair grave et offens des Anglais qui font comparatre leur breuvage devant un vritable tribunal. On le sentait prt pour requrir lacquittement ou la mort.

Finalement, Archie pronona un non-lieu. Buvable, dit-il. Ensuite, il voqua tristement sa femme. Paul ne lavait jamais vue. Elle tait dcde deux ans auparavant. Sa disparition semblait lavoir pare titre posthume de toutes les vertus. Pourtant, de son vivant, Archie ne trouvait jamais de mots assez durs pour sen plaindre. Ses quatre filles avaient pris la relve de leur mre. Il soupirait quelles le ruinaient. Elles semblaient ne stre maries que pour y parvenir plus vite. Tous ses gendres taient au chmage et, pire, aucun ntait anglais. Archie ne manquait pas dhumour sur lui-mme, mais sur ces sujets, il ne souffrait pas la moindre plaisanterie. Le matre dhtel proposa des desserts quils refusrent. Avec les cafs, Archie commanda des alcools et choisit crmonieusement un armagnac. Il fit toute une srie de simagres avec le verre ballon, le chauffa dans sa main, le tourna, le huma pour finalement avaler dun trait une grande rasade, en grognant. Que disions-nous dj, en arrivant ? Ah, oui, je vous parlais des nouvelles agences prives. Nouvelles, si lon veut. Il en a toujours exist, me semble-t-il. Oui et non. Quelques affaires, bien sr, vivotaient depuis longtemps. Elles taient gnralement ouvertes par des gens de la Compagnie que lon avait remercis et qui ntaient pas bons grand-chose. Ils dcrochaient deux ou trois petits contrats avec des botes prives que leur esbroufe danciens agents secrets impressionnait. Ensuite, au mieux ils vgtaient, au pire, ils crivaient leurs Mmoires. Paul, aprs son dpart, stait vu offrir quelques collaborations de ce genre et les avait poliment dclines. Je vous avouerai que quand je me suis lanc, dit Archie, je pensais bien subir le mme sort. Au lieu de a, miracle ! Nous avons assist un renouveau complet de lintelligence prive, une chance historique, un vritable ge dor. La dliquescence de la CIA nous avait ouvert un boulevard. La Compagnie va toujours aussi mal quavant ? Il me semblait que depuis le 11 septembre, il y avait eu une reprise en main. Paul nosait pas avouer quau lendemain des attentats de New York, il avait failli tout plaquer pour revenir dans les services secrets. Il avait mme appel deux de ses anciens collgues pour les sonder sur cette possibilit. Mais la conversation avait dvi chaque fois vers des questions danciennet et de salaire. Il navait pas donn suite. Je croyais que vous ne lisiez pas les journaux, ironisa Archie. Vous avez tout de mme entendu parler du 11 septembre ?

Jai deux de mes gamins la clinique qui sont rests ttraplgiques dans les tours. Excusez-moi. Je ne fais pas toujours des plaisanteries de bon got. En tout cas, vous avez raison. Depuis la tragdie du World Trade Center, le gouvernement sest ressaisi et la CIA va mieux. Aussi bien en tout cas quelle puisse aller avec ses structures bureaucratiques et ses mauvaises habitudes. Mais cette amlioration nous rend plus indispensables que jamais. Il ny avait rien quArchie naimait savourer comme le mlange en bouche dun bon mot et dune fine liqueur. Les yeux plisss, il fit fondre sa dernire phrase dans une gorge darmagnac. Nous sommes indispensables parce que lagence aujourdhui a besoin de rsultats. Il marqua un temps puis ajouta : Comment obtenir des rsultats alors que les entraves qui ont t mises pendant les annes noires nont pas t leves ? Cest simple. La Compagnie est oblige de sous-traiter dans tous les domaines. La dtention des suspects, par exemple. Avec les contrles parlementaires, les rgles de droit, les dfenseurs des liberts, etc. Comment enfermer quelquun suffisamment longtemps pour le neutraliser et en tirer quelque chose ? Il faut sous-traiter des Etats moins regardants. Tout le monde sait maintenant que la Compagnie dispose dun large ventail de prisons secrtes, publiques ou prives travers le monde. Et, bien sr, il faut des agences prives pour grer les transferts, les contrats, les relations avec les pays htes. Mme chose pour les interrogatoires. De nos jours, on ne peut plus interroger un suspect aux Etats-Unis. Linterroger vraiment, vous voyez ce que je veux dire ? L encore, il faut sous-traiter. Paul commenait se sentir enferm et il aurait bien aim se dgourdir les jambes. Il regardait avec envie les voiliers qui rgataient dans la baie, gonfls dair pur. a vous gne si jouvre un peu la fentre ? Pas du tout. Ds quils serviront les cafs, nous pourrons mme faire un tour dehors. Paul leva le panneau de la fentre, sassit sur le rebord et reprit la conversation. Vous tiez en train de me parler de vos nouvelles activits : dtention arbitraire, torture. Coups dtat, aussi, je suppose ? Vous tes irrsistible, fit Archie en retroussant sa lvre suprieure. Il regarda tristement le reste de larmagnac pleurer sur les parois de son verre.

Non, voyez-vous, notre business est rest trs classique. Lagence de Providence est une bonne vieille structure polyvalente. Du renseignement de qualit, un peu daction si ncessaire, mais avec des mthodes modernes et du personnel de pointe. Au fond, jai continu faire dehors ce que jai fait dedans pendant toute ma vie. Et lhistoire ma rattrap. Une fois de plus, pensa Paul. Ce quil faut bien comprendre, souffla Archie en se penchant et en baissant le ton comme pour livrer un secret, cest que la CIA na pu se relever quen mettant le paquet sur un seul dossier : celui de lislamisme. Pour Mobiliser un mastodonte bureaucratique comme celui-l, il faut un mot dordre simple. Autrefois, ctait la lutte contre les Rouges. Aujourdhui, cest la guerre aux Barbus. Les gens de la Compagnie ont d faire un immense effort pour se mettre niveau sur ces sujets. Cela supposait dapprendre de nouvelles langues, de renouveler les fichiers et les profilages, dassimiler une histoire diffrente. Ils sont en train dy arriver. Et comme leur nouvel ennemi a des ramifications partout, on a limpression quils surveillent le monde entier. En ralit, cest faux. Lalcool lui avait dj un peu anesthsi la bouche. Archie but dun trait le caf bouillant que le serveur venait peine de lui verser. Dans le monde daujourdhui, reprit-il avec une grimace damertume, il y a bien dautres menaces que les barbus. La CIA ne peut pas les surveiller toutes. Elle ne peut pas non plus sen dsintresser. On ne sait jamais ce qui peut tre important demain. Aprs tout, Ben Laden a dabord t pris pour un rigolo. Rien de ce qui parat bizarre, un peu marginal, vaguement dangereux mais pas prioritaire, ne peut tre nglig. Alors, plutt que de classer une affaire tordue ou dimmobiliser des moyens publics pour pas grand-chose, on fait appel nous. Comment faites-vous en pratique ? Cest vous qui choisissez vos sujets ou bien vous courez des livres quand on vous met sur leur piste ? Nous avons un dpartement gopolitique avec des analystes. Mais nous ne pouvons pas rivaliser avec la Compagnie dans ce domaine. La plupart du temps, cest tout fait comme vous dites : nous courons des livres. On nous fait dmarrer sur un indice, un dtail bizarre, un bout de piste qui na pas lair bien srieux mais quon ne veut pas laisser au hasard. Alors, on tire le fil. Parfois il nous mne loin. Parfois il casse tout de suite. Et a vous suffit pour faire vivre la bote ? Les contrats sont assez gnreux, vous savez. Et nous en avons beaucoup. Paul sourit. Dans laveu dArchie, il avait reconnu cette forme particulire de purilit qui lavait toujours frapp, par-del les mots graves et les actions violentes. Dans lunivers du renseignement, tout le monde sefforce de prendre

lair menaant ou proccup. Mais, en ralit, ce qui domine cest le plaisir assez enfantin de jouer. Archie nappartenait plus un service de ltat. Cela le dispensait dsormais de chercher des justifications morales ses actions. Il navait plus besoin de se faire passer pour un hroque dfenseur du monde libre. Sa motivation tait clairement largent. Cette simplicit tait son propos le vernis hypocrite qui altre dordinaire les vraies couleurs, crues mais assez gaies, de lespionnage. Ds que Paul eut termin son caf, Archie se leva et lentrana dehors. Ils sortirent par une petite porte du ct de la mer. Leau narrivait pas tout fait jusqu la maison. Ils rejoignirent les abords du phare, do partait une longue jete. Tout au bout, l-bas, il y a un petit belvdre, dit Archie en dsignant la jete, allons-y pour nous dgourdir un peu les jambes. Et puis, jai une confidence vous faire. Vous avez un livre pour moi. Dieu ! scria Archie en frappant le sol du bout de sa canne pointe ferre. Que vous tes intelligent !

4Providence. Rhode Island.

Lan dernier, nous avons ouvert un petit bureau Londres, dit Archie. Pas pour oprer en Angleterre, videmment. Les Brits sont excellents pour le renseignement. Ils nont pas besoin de nous. En plus, ils sont assez hostiles la sous-traitance pour leurs propres affaires. Notre bureau de Londres est juste une tte de pont pour explorer de nouveaux marchs sur le continent. La jete se rtrcissait mesure quils avanaient. Ce ntait plus quun troit ruban de ciment droul sur les roches. Lclaircie se confirmait. La mer, vers louest, prenait la couleur du vieil tain. Il est trop dangereux aujourdhui de dpendre dun seul client. Lagence de Providence doit sans cesse diversifier ses sources de financement. Un peu comme votre clinique Paul tourna la tte pour voir si Archie plaisantait, mais il avait lair tout fait srieux et suivait son ide. terme, je lorgne videmment vers lExtrme-Orient, poursuivit-il. Dailleurs, je vais bientt partir pour une longue tourne l-bas. Mais en attendant, nous sommes dabord alls au plus facile, cest--dire en Europe. Pas tellement en Europe de lOuest. Les Hollandais et les Belges sont une chasse garde de la

CIA, lItalie aussi. Les Franais pourraient bnficier de nos services sils taient lucides sur eux-mmes. Mais cest un peuple bizarre. Il ne pense pas comme le reste de lhumanit. Cela dit sans froisser votre sensibilit, jespre. Paul ne releva pas lallusion. Ctait une vieille plaisanterie entre eux. Archie ne perdait jamais une occasion de le traiter de Franais, parce quil tait n La Nouvelle-Orlans. Non, le vrai march mergent cest lancienne Europe de lEst. Il y a l une vingtaine de pays qui sortent dun demi-sicle de dictature. Leurs services secrets ne sont pas incomptents. Les dissidents en ont fait lexprience. Mais ils continuent de fonctionner avec une tradition de brutalit un peu dmode. Ils ne sont pas trs adapts au monde actuel. Ds que les choses deviennent un peu complexes, ils sont dsempars. Ils taient arrivs au bout de lultime ponton, sur un petit promontoire de planches. Ils saccoudrent la balustrade. De l, on avait limpression dtre au milieu de la mer. Les grands voiliers tournaient les boues devant eux. Ils passaient si prs quon pouvait entendre claquer au vent les toiles et les cordages. Archie remonta le col de sa veste et prit soudain une expression que Paul aurait volontiers qualifie de trs guerre froide . Il avait beau se moquer des Polonais et de leur hritage de lre communiste, il avait t, lui aussi, form aux coles classiques. Un ponton dsert, deux improbables promeneurs accouds cte cte, les yeux sur lhorizon, toute sa mise en scne tait un vivant hommage John Le Carr, le vestige assez ridicule dun monde englouti. En remuant peine les lvres, il commena le rcit qui avait motiv toute sa dmarche. Les autorits polonaises ont rcemment pris contact avec les services anglais pour leur demander conseil. Mon vieil ami Lord Brentham est toujours lhomme fort sur ces questions de scurit Whitehall. Il mavait promis que, faute de pouvoir nous faire travailler directement, il rabattrait sur nous certaines des demandes dassistance qui leur parviennent parfois de ltranger. Il ma appel pour me transmettre le dossier polonais. La brise thermique venue de la terre se renfora dun coup. Les vagues se frisrent dcume. Les voiliers qui remontaient au vent prirent une forte gte. Je vous rsume laffaire. La semaine dernire, dans la ville de Wroclaw, louest de la Pologne, un laboratoire de recherche biologique a t vandalis. Le groupe qui a opr appartenait apparemment une mouvance cologiste radicale. Plus prcisment, il semble sagir de dfenseurs des animaux. Les assaillants ont ouvert les cages du laboratoire et libr les btes qui servent pour les expriences. Entre nous, on ne peut pas leur donner tout fait tort. Quand on sait ce quils font ces pauvres tres innocents Archie ne stendit pas plus longuement sur ses apitoiements. Il ne sy mlait lvidence aucune compassion personnelle. Paul navait dailleurs jamais vu Archie porter la moindre attention une bte.

Les Polonais ont fait une enqute policire classique, assez bien mene semble-t-il. Ils ont conclu quil sagissait dun commando dau moins deux personnes. Elles sont trs probablement venues de ltranger. Wroclaw est proche des frontires allemande et tchque. Les extrmistes polonais sont trs surveills et apparemment, les policiers sont formels, il ny a aucun groupe chez eux qui projette de tels actes. Ils ont class laffaire du point de vue judiciaire. titre de prcaution, puisquil semble exister une implication internationale, ils ont transmis linformation leurs services secrets. Ce sont ces services qui se sont inquits. Ils savent que dans beaucoup de pays dEurope de lOuest et dAmrique du Nord les groupes cologistes radicaux constituent une menace extrmement proccupante. Ces activistes nhsitent pas pratiquer des raids trs destructeurs et vont parfois jusqu commettre des meurtres. Vous le saviez ? Vaguement. Bref, les Polonais se sont renseigns. Ils ont appris que lAngleterre tait la patrie dorigine des militants violents qui dfendent la cause animale. Ils ont donc eu lide de demander aux Anglais dvaluer la situation en Pologne. Ils veulent savoir pourquoi on les a viss et sil peut y avoir dautres cibles. Bref, ils cherchent mesurer sil existe un risque de contagion. Aimablement, Lord Brentham a tenu la promesse quil mavait faite et il nous a mis le pied ltrier. Les services anglais nous ont renvoy laffaire. Ils ont affirm aux Polonais que les Etats-Unis taient au moins autant queux victimes de ce type de terrorisme, ce qui est vrai. Et qu lagence de Providence se trouvent les meilleurs spcialistes de ces questions. Ce qui est faux ? videmment. Nous navons jamais travaill l-dessus. Paul tait venu dAtlanta en veste lgre et commenait ne plus avoir trs chaud. On pourrait peut-tre rentrer doucement, suggra-t-il. Archie fit demi-tour sans rien dire, tout occup par son sujet. Voil comment nous avons hrit dun contrat de consultance avec les Polonais. Il nest pas encore trs intressant financirement. Mais, si nous nous en tirons bien, ce sera un grand atout pour leur vendre une collaboration plus rgulire. Ainsi nous pourrions entrer sur le march europen du renseignement. Vous commencez comprendre pourquoi jai besoin de vous. Je ne connais rien aux animaux, dit Paul avec un sourire en coin. Il vous faudrait plutt un vtrinaire. Archie rejeta un peu le buste en arrire et passa la main sur ses cheveux que le vent dcollait de son crne.

Rflchissez, Paul, siffla-t-il sans se donner la peine de sourire. Vous pouvez nous tre infiniment prcieux. Le chauffeur avait rapproch la voiture du bout de la jete. La Jaguar attendait, les portires ouvertes comme des voiles. On aurait dit un long bateau amarr au ponton du ct de la terre. Archie fit le tour de la voiture. Paul se retrouva cte cte avec lui dans la chaleur de lhabitacle. Le vieillard soufflait sur ses mains pour les rchauffer. Dabord, reprit-il, vous devez savoir que les bons agents de terrain sont rares. Pour Providence, je nai eu aucun mal trouver des officiers-traitants ou des techniciens. Mais les agents oprationnels, cest autre chose. Nous en manquons cruellement. Cherchez mieux. Je ne suis pas le seul. Ce nest pas tout. Dans ce cas prcis, il faut quelquun qui cumule les comptences. Il devra pouvoir voluer dans les milieux de la recherche mdicale, en comprendre le vocabulaire, les enjeux. Il lui faudra aller voir sur place quoi ressemble ce fameux laboratoire. Les services secrets polonais sont au courant de laffaire, bien entendu, mais pas la police. Ils sont assez ombrageux, l-bas, en ce qui concerne la souverainet nationale. Notre agent devra donc pouvoir se faire passer lui-mme pour un mdecin. Quoi de mieux pour y parvenir que de ltre vraiment ? Ensuite, sil dcouvre une piste, il lui faudra se mettre sur la trace du groupe activiste qui a commandit laffaire. Il devra sen rapprocher, connatre ses intentions. Compte tenu de la dangerosit habituelle de ces groupes, il faut tre rompu aux questions de scurit et capable dvoluer sous couverture. Cest une mission trs complte. Vous tes, mon cher Paul, la perle rare. Celui qui peut runir toutes ces qualits. Ce que vous me dcrivez l, cest un an de travail au minimum. Jai un autre mtier maintenant. Il est hors de question que je larrte. Vous voyez trop grand, dit Archie en secouant la tte. Il nest pas question dassurer la scurit de la Pologne. Nous ne sommes plus la Compagnie. Nous faisons du business. Nous dispensons un service, dans les meilleures conditions defficacit et de cot. Nous devons en savoir assez pour rdiger un bon rapport qui cadre le problme et renvoie les services de ltat concern leurs responsabilits. Vous me suivez ? La voiture avait repris le chemin de larrire-pays. En prvision du voyage, Archie se tortilla pour ter son manteau. Croyez-moi. Vous en avez tout au plus pour un mois. Je my engage personnellement. Au bout de trente jours, vous arrtez tout. Que vous dire de mieux ? Il ne vous faudra peut-tre mme pas ce temps-l. mon avis, laffaire est tout

ce quil y a de simple. Et si elle ne lest pas ? coutez, Paul, vous avez toujours t un garon inquiet. Cest ce qui vous fait avancer. Mais cest aussi pour cela que vous avez besoin de lamiti de gens raisonnables comme moi. Aprs la vie quil avait eue, Archie osait se prsenter comme quelquun de raisonnable ! Paul le regarda avec une telle expression de surprise quils se mirent rire lun et lautre. Allons, commencez par tirer ce fil, conclut Archie. Nous verrons bien ce qui vient derrire.

Atlanta. Gorgie.

Lascenseur tait un monte-charge muni dune grille coulissante. Paul la fit claquer bruyamment sur le ct. Aprs tout, la nuit, il tait seul dans limmeuble. Il avait bien le droit de montrer sa mauvaise humeur. Archie lavait fait raccompagner JFK avec sa voiture. Mais, le temps dattraper le dernier vol et de rentrer en taxi, il arrivait chez lui deux heures du matin. Paul laissa la porte dentre se refermer seule. Sans allumer, il alla saffaler dans un vieux fauteuil en cuir. Les baies vitres, sur six mtres jusquau plafond, brillaient de toutes les lumires de la ville. Il faisait encore chaud. Les vitres du haut taient ouvertes. Par elles entraient le bruit de coquillage de la mgapole, le chuintement du trafic assourdi par la nuit. Au loin, la limite de la perception, montait le mugissement deux tons dune ambulance. Il tait parti depuis moins dune journe, mais cela suffisait pour quil se sente tranger chez lui. La vaine et irrsistible hystrie du monde secret, dont Archie tait le vivant symbole, lavait repris. Il sen voulait. Lancien atelier qui lui servait dappartement tait form dun seul espace sans cloison, coup par une galerie en mezzanine. Un norme frigo porte vitre tait install en bas, au milieu de la pice. Il en tira une canette de Coca. Toujours sans allumer, il fit le tour de cet univers familier. La table de ping-pong, les sacs de boxe, des livres en caisse, deux tls lune au-dessus de lautre quil regardait toujours en mme temps. Et, dans un coin, pour cacher les toilettes qui ntaient pas spares du reste de lespace, le piano dont il ne jouait jamais sauf pendant les huit jours qui prcdaient ses voyages Portland pour aller voir sa mre. Elle lui avait appris en jouer depuis lge de quatre ans. Il ne stait jamais tout fait rsolu lui avouer quil avait abandonn cet instrument auquel elle avait consacr sa vie.

Paul stait toujours demand si ctait bien la mort de son pre qui lavait conduit sengager dans larme. La raison profonde aurait bien pu tre aussi son envie de fuir jamais les cours de piano Il avait t longtemps dgot de la musique. Heureusement, il avait dcouvert la trompette et tout avait chang. Il traversa la pice et alla chercher son instrument sur le rebord de la fentre. Ctait plus fort que lui : il avait le sourire ds quil le touchait. Il effleura les pistons, souffla machinalement sur lembout. Puis il le posa sur ses lvres et forma une gamme ascendante de plus en plus forte. La dernire note tait pleine puissance. On devait lentendre de lautre ct du parc qui faisait face limmeuble. Il avait choisi le lieu sur ce seul critre. Il se moquait de lespace et du confort. Il voulait seulement pouvoir jouer de la trompette nimporte quelle heure du jour ou de la nuit. Il rebondit sur deux ou trois notes aigus. Tout de suite, il glissa sur un air de dixie quil adorait, un vieil air de La Nouvelle-Orlans des annes vingt. Il joua pendant une demi-heure et sarrta le front couvert de sueur, les lvres brles, des larmes de bonheur dans les yeux. Maintenant, il se sentait le courage dallumer la lumire. Il abaissa linterrupteur gnral. Les plafonniers sclairrent, les deux tls et une radio se mirent en marche. Toute une anarchie de vtements de sport, de chaussures orphelines, de vlos dmonts apparut aux quatre coins du loft. Paul alluma le rpondeur et se dshabilla pour prendre une douche. Il y avait une trentaine de messages. Il ne donnait jamais son numro de portable. Ceux qui voulaient le joindre lappelaient chez lui. Deux copains lui proposaient un jogging ; un couple damis linvitait pour un anniversaire ; un associ de la clinique sinquitait pour le budget de lanne suivante (ctait avant la visite dArchie) ; Marjorie pensait lui ; le directeur de sa banque lui signalait un dcouvert ; Claudia pensait lui ; quatre confrres ftaient la nomination de lun dentre eux un poste de professeur ; Michelle pensait lui Une serviette roule autour de la taille, il alla teindre le rpondeur. Une sensation oublie de sa vie passe dagent de renseignements lui revenait : une sorte dhygine, un dcapage, comme la douche. Lurgence, le secret agissaient en vritables dtergents. Tout ce qui nest pas essentiel sen va instantanment, ds que lesprit est entran vers Tailleurs de laction. Les amitis reprennent leur place, relative. Les ennuis aussi, heureusement. Quant Marjorie, Claudia, Michelle, elles staient dj loignes toute vitesse, comme des passagers tombs dun paquebot en haute mer. Lexprience tait troublante et dure. Ctait la fois lpreuve de la libert et celle du vide. Il se rassit dans son fauteuil. La baie noire refltait maintenant lintrieur de son appartement et sa silhouette. Des images lui revinrent lesprit : Mogadiscio, la Bosnie, les montagnes tchtchnes, ses missions passes. Soudain, il pensa celle dans laquelle il venait de sengager. Quand il voqua les souris blanches sorties de leur cage par des dtraqus, il partit dun grand fou rire.

Il retrouva sa canette, la but et se demanda sil avait envie de dormir. vrai dire, il se sentait filer doucement vers un tat de rverie qui remplaait le sommeil. Il ne parvenait pas comprendre ce qui le travaillait. Il navait envie de rpondre aucun des messages quil avait reus. Pourtant, il avait quelque chose faire. Lide se dgagea peu peu. Il tendit la main pour attraper un agenda qui tranait par terre. En le feuilletant, il trouva le numro. Elle lui avait dit que ctait sa ligne de bureau. Elle travaillait la maison. Il se demanda un moment si la sonnerie pouvait sentendre dans tout lappartement. Mais, en mme temps quil y pensait, il avait appuy sur les touches. Il tressaillit en entendant la sonnerie. Au deuxime coup, le rpondeur, lautre bout, senclencha. Il reconnut sa voix. Salut, Kerry, dit-il et il toussa pour donner plus dassurance sa voix. Oui, il y a sept ans, je sais. Bon, la vie passe. Jespre que les gosses vont bien et Rob aussi. Il marqua un temps. Aprs tout, il pouvait toujours sarrter l. Il se leva et coupa llectricit. Quand il se rassit, la pnombre lavait calm. Au lieu de parler dans le vide, il regarda une petite lumire au loin, travers la baie vitre. videmment, Kerry tait Manhattan et non pas Atlanta. Ce ntait pas sa lumire, mais peu importait. Au moins, il sadressait quelquun. Je pars en mission en Europe demain. Je voulais te lannoncer. Oui, je repique un peu au jus. Cest bizarre, aprs tout ce que je tavais racont. Il laissa passer un temps, but une gorge de Coca. Je ne peux pas ten dire beaucoup plus au tlphone. Mais il est possible que, voil les conditions soient runies. Je nen suis pas encore tout fait sr. Il avait trop souffl dans la trompette. Sa voix redevenait rauque. Si ctait le cas, a me ferait vraiment plaisir Il faudrait que ce soit possible pour toi aussi, bien sr. Jai lair dun imbcile, pensa-t-il tout coup. Je me liqufie carrment. Bon, je te rappellerai quand jen saurai un peu plus. Si tu veux me joindre, je te laisse mon numro Il nona les chiffres puis se tut. Il cherchait quelque chose dire de moins stupide. Et, videmment il ne trouvait pas. Soudain, le rpondeur mit deux bips et la communication se coupa. Un instant, il se demanda si Kerry avait pu couter sans dcrocher et interrompre le message volontairement. Non, ctait certainement le silence qui avait dclench linterruption de la ligne. Il se leva et alla jusqu son lit. Il ramassa la canette qui tait tombe par terre et

se coucha. Il se sentait terriblement fatigu. Des souris blanches pensa-t-il. Il haussa les paules et sendormit.

5Chaulmes. France.

Le bourg de Chaulmes est enfoui dans la campagne jurassienne. Pourtant la ville de Montbliard, dj, le rattrape, ltouff et le retire la solitude laquelle il paraissait dabord destin. Ramass au fond dune valle froide, le village luimme est un amas de grosses fermes en pierres perces de portails arrondis, assez hauts pour faire entrer les chars foin. Dans leur hte se blottir frileusement les unes contre les autres, ces btisses nont laiss place qu une troite chapelle et la mairie, petit btiment carr qui a pour vis--vis le monument aux morts de 1914. Alentour, jusquaux flancs escarps des montagnes, veille une garde austre de bois noirs. Ce paysage sauvage et solitaire, du ct o la valle slargit et devrait rencontrer lhorizon, est brusquement arrt par la ceinture industrielle de la grande ville. Du perron de la mairie on aperoit dj au loin le cube gris dun premier immeuble et autour de lui toute une toile de pylnes, de fils, la structure mtallique dun entrept. mi-chemin peu prs du bourg et de la banlieue qui monte sa rencontre, sur un replat dbois depuis longtemps car on y a capt une source, slve une btisse trange. Elle parat nappartenir aucun des deux mondes dont elle marque la frontire. On ne voit pas bien qui peut lavoir construite : un fermier riche qui faisait un premier pas hors de sa glbe ou un bourgeois dsireux de se rapprocher de la terre ? Tout en hauteur, elle est orne de colombages et de frises de bois qui reproduisent vaguement le style des maisons de Deauville. Bizarrement, elle ne prsente presque aucune ouverture du ct de la valle, tandis que deux larges baies prolonges par des balcons regardent absurdement vers la falaise. Un escarpement de roche noirtre y barre la vue quelques mtres. Quand Juliette lavait visite, ctait ce dtail qui lui avait plu. Situe aussi loin que possible du bourg et de la ville, tournant mchamment le dos pour bouder, le nez contre la terre humide, cette btisse lui correspondait merveille. Juliette tait exile dans cette campagne sinistre par une dcision administrative : le collge de Montbliard tait son premier poste denseignante depuis sa sortie de luniversit. Elle tait arrive dans le Jura avec lhumeur sombre qui lui tait habituelle et que cet exil forc ne faisait quaggraver. La maison de Chaulmes saccordait avec sa mlancolie.

Elle demanda en louer le rez-de-chausse. La mairie sentremit auprs des propritaires, un vieux couple de frre et sur. Ils habitaient une ferme dans le voisinage et dsespraient de jamais trouver preneur pour cet difice austre que la lgende du lieu disait maudit. Ils acceptrent loffre de Juliette et lui offrirent le tout, douze pices, pour le prix quelle offrait de deux. Lespace, dans ces contres, nest pas un cadeau. Juliette sen rendit compte lhiver venu. Le froid entrait partout. Une couche de gel feutrait le dedans des fentres. Elle se rfugia dans le hall, car il ntait perc daucune fentre. Au milieu tait install un vieux pole Godin cylindrique prs duquel elle se tenait pour corriger ses copies. Une petite pice attenante, pas trop humide, lui servait de chambre. Le reste de la btisse restait abandonn ses fantmes. Juliette finit par shabituer aux volets qui claquent, aux pas dans le grenier, se plaisant mme mettre en scne pour elle seule la vie mystrieuse des revenants avec lesquels elle cohabitait. Mais tout cela, la tristesse, le froid, les fantmes, ctait avant. Depuis une semaine, le printemps tait revenu, avec le soleil et assez de chaleur pour pouvoir ouvrir les volets dans toutes les pices. Depuis une semaine, les bois taient pleins doiseaux et dcureuils. Des biches approchaient de la maison la tombe du soir et Juliette prenait des fous rires en essayant sans succs de les toucher. Depuis une semaine, surtout, il y avait en elle le souvenir de Wroclaw. En marchant dans lair froid de la nuit polonaise pour rentrer sa voiture, elle avait redout que le bien-tre quelle ressentait ft phmre. Mais il avait dur. Il stait mme amplifi. Une exaltation voluptueuse lavait envahie quand elle avait bris le verre de larmoire. Elle soufflait toujours en elle et ce mistral intrieur avait chass toutes les mauvaises humeurs. Elle tait gonfle comme une voile, tendue, pousse en avant, sans savoir encore vers quoi. Elle se sentait frmissante, fragile, susceptible tout instant de craquer, mais cette crainte, loin dattnuer son plaisir, le dcuplait. Depuis son retour, elle navait pas dormi plus de deux heures par jour. Elle ntait pas alle travailler. Elle passait son temps aller et venir dans la grande maison, ouvrir laborieusement les huisseries gonfles par lhumidit, dplacer des piles de livres agglutins par la moisissure. Elle les feuilletait au hasard, picorait une phrase, lassociait dautres qui lui revenaient lesprit. Elle riait, pleurait avec le mme bonheur. Une ide chassait lautre. Il lui arrivait dentreprendre deux gestes en mme temps et de nachever ni lun ni lautre. Dans un des greniers, elle avait retrouv une malle de vieux vtements de femme. Elle avait pass toute une aprs-midi les dballer. Elle les talait sur elle, en se regardant dans un vieux miroir. Il tait pos par terre, un peu inclin contre le mur et la faisait paratre plus grande que son mtre soixante-cinq. Elle avait coiff ses longs cheveux noirs de diffrentes manires : chignon, nattes, queue de cheval, raie, frange. Elle avait dordinaire horreur des miroirs. Mais, cette fois, il lui semblait y dcouvrir limage dune inconnue. Derrire cette agitation et ces futilits, plus constant, plus profond, soprait un

travail qui la mrissait. Quand, au bout dune semaine, sa solitude fut rompue par le bruit dune moto qui montait la cte jusqu sa maison, elle sentit quelle tait prte. La moto se gara sur le ct du perron. Par la fentre, elle aperut Jonathan qui enlevait ses gants et son casque. Elle lui laissa le temps dentrer et de venir jusqu elle. Il connaissait le chemin. Elle avait beau stre prpare cette visite et lattendre, elle sentit son corps frissonner : il fallait toujours le rassurer celui-l, contrler les peurs qui venaient de lui. Une impression de froid la gagnait, la moiteur lui venait aux mains. Ds que son esprit aurait repris le dessus, elle savait que tout irait bien. Son corps tait faible, mais il obissait. un certain degr de stress et de risque, il devenait mme une parfaite machine, souple et docile. Elle lavait encore constat Wroclaw. Elle seffora de descendre calmement lescalier. Au moment o elle posait le pied sur le carrelage en faence du hall, Jonathan sencadra dans la porte de la cuisine. Salut ! lana-t-il en souriant. Il la suivit dans la pice qui servait de salon, celle qui ouvrait sur les rochers humides. Il jeta son casque sur un fauteuil recouvert comme les autres dune housse blanche. Ses cheveux taient encore tout plaqus sur son crne. Il dfit sa veste en cuir et dnoua son charpe palestinienne. Les fantmes qui hantaient la maison de Juliette la nuit avaient souvent ce visage-l : un menton large, toujours couvert dune ombre de barbe blonde tirant sur le roux ; des yeux aux paupires un peu tombantes qui donnaient son regard un air blas, troublant, presque hypnotique ; un nez busqu o se marquait, comme au flanc dune bte trop maigre, la limite du cartilage et de los. Le mlange de tout cela, ctait Jonathan. Mais, comme tous les fantmes, il rsistait mal la lumire du jour, et surtout la nouvelle lucidit de Juliette. Elle lui trouva lair dun dandy fatigu dont laisance cachait mal la faiblesse. Jai apport ce quil faut pour fter ton exploit, annona-t-il en lui lanant un clin dil. Il posa son sac sur une pile de livres et en tira deux petites bouteilles de Corona, dans lesquelles flottaient des rondelles de citron. Il sortit un couteau suisse de sa poche, les dcapsula et en tendit une Juliette. Cheers, fit-il en levant sa bouteille. ta mission parfaitement russie ! Il but une grande lampe de bire et montra les dents pour en souligner lamertume. Jai regard la presse polonaise sur Internet. Mme sans comprendre leur foutue langue, on voit quils ont mordu. a a fait de gros titres : libration animale, laboratoire saccag, etc. Pas la une, bien sr, mais les articles taient

quand mme bien placs. Avec des photos de singes dans des cages, quils ont t chercher je ne sais pas o. Juliette stait assise sur le rebord dune des fentres. Jonathan sapprocha delle. Comme elle ne lui faisait pas de place ses cts, il recula jusqu une table en acajou contre laquelle il sappuya. Pas mal, mes renseignements, hein ? dit-il. Je tavais mitonn a aux petits oignons. Comme son habitude, Jonathan se remettait vite parler de lui. Juliette avait beau stre prpare cette visite, elle se sentait dsempare devant ce brusque retour de la ralit. Dans sa tte, les mots en engendraient dautres, selon des associations dides saugrenues. Les petits oignons lui firent penser au pot-au-feu, au jardin et aux rosiers quelle voulait planter, les rosiers son parfum. Elle dut se retenir pour ne pas traverser la pice et aller jusqu la salle de bain sasperger de Chanel N 19. Elle tait consciente du caractre inadapt de ces penses et restait l, la gorge noue, ne sachant pas quoi dire. Heureusement, Jonathan, avec sa voix tranante, avait de la ressource pour deux. Il se mit vanter le professionnalisme de lopration, fit de lautosatisfaction sur les choix quil avait faits lui-mme : lemploi dune voiture, le fait que Juliette y soit alle seule, le crneau horaire. Tu sais, lui confia-t-il aprs un silence rflchi, jaurais bien aim tre avec toi. Il stait pench en avant et ce ton doux, cette intonation nasillarde la firent tressaillir. Elle eut limpression quil voulait lui toucher la main. Instinctivement, elle se raidit et recula assez pour que le geste de Jonathan sachve dans le vide. Il sourit un peu de travers, comme un homme blas dont rien ne peut entamer laffection. Tu as d prendre ton pied, tout de mme. Raconte-moi. Quel effet a fait de rendre ces btes la libert ? Il ntait pas sincre. Elle en tait certaine. Tant quelle tait enferme dans son humeur dpressive, il avait pu faire illusion sur elle. Maintenant, ctait impossible. Elle y voyait aussi clair que sous un soleil dhiver, quand lair glacial laisse passer le moindre dtail avec une nettet impitoyable. Tout est all trs vite, dit-elle, sans reconnatre sa propre voix, trop rapide, trop forte. Je nai pas eu le temps de me rendre compte. Tu veux manger quelque chose ? Ctait incohrent. Elle le sentait, prfra sarrter. Pour ne pas se sentir coince sur cette fentre, elle sauta soudainement terre. Jonathan eut un mouvement en arrire et une mimique fugace de surprise et de crainte.

Cest un lche , pensa-t-elle. Quelques rayons de soleil parvenaient filtrer obliquement travers les sapins. La fort si noire dordinaire prenait des teintes apptissantes de caramel fil et de marrons. Oui, raisonna-t-il en regardant sa bire, je comprends ton motion. Un court instant, Juliette se demanda si elle nallait pas cder la tentation, lui raconter la jouissance du coup de masse dans la vitrine, le retour inattendu et durable cette fois de la plnitude, comme lorsquils staient connus, lors de son exclusion du mouvement. Elle avait une terrible envie de dtailler cet moi, cette mtamorphose. Il tait le seul qui elle pouvait en parler. En mme temps, tandis quelle le regardait de dos, pench en avant, le sommet du crne un peu dgarni malgr ses trente ans, elle se dit quil tait aussi maintenant le dernier qui elle avait envie de le raconter. Je comprends, dit-il. Cest a, pensa-t-elle, tu comprends Comme dhabitude. Lenvie tait passe et avec elle le trouble. Elle attendait la suite avec srnit. Il se retourna, lil fixe et inquiet. La combinaison noire ? Je lai brle. Avec le masque et les bottes ? Oui. Pour mettre le feu, tu as trouv le terrain vague, avant la frontire ? Sans problme. Elle aimait les interrogatoires. Si elle tait habile quelque chose, ctait se prter aux jeux de lautorit. Toute son enfance navait t que soumission docile. Dans la serre de lhumiliation, nul ntait plus habile quelle faire pousser, fleurir, fructifier la plante salvatrice du rve. O as-tu dormi la deuxime nuit ? Au motel, prs de Leipzig. Pay cash ? Oui. La frontire ?

Aucun problme. Les flics mont un peu drague. Pas au point de se souvenir de toi ? Ils taient saouls. Quand tu as rendu la voiture, le vendeur ta interroge sur le nombre de kilomtres ? Deux mille en trois jours, a fait un peu plus de six cents par jour. Il ne ta rien dit ? Rien. Il sen foutait. Ctait un tudiant turc qui faisait a le soir pour gagner du fric. Jonathan posa encore quelques questions pratiques puis se remit sourire en stendant en arrire. Magnifique ! conclut-il. Une pleine russite. Il posa sa bire sur la table de la cuisine et regarda sa montre. Faut que jaille au Chipies. Cest moi qui fais louverture aujourdhui. Il travaillait dans un bar de nuit, Lyon, quartier Saint-Paul. Il se prsentait volontiers comme guitariste, mais, en pratique, le patron lui faisait faire un peu tout. La plus grande partie de la soire, il servait boire. Juliette attendait la suite. Le fait quelle nait pas boug lui cassa un peu sa sortie. Il avait lair moins naturel en faisant mine de se raviser. Au fait, dit-il. Cest tout fait a, pensa-t-elle, venons-en enfin au fait. Noublie pas de me passer le flacon rouge. Comme elle ne remuait toujours pas, il rougit : Tu las bien pris, nest-ce pas ? Oui, je lai pris. Juliette avait envie de crier, dclater de rire, de danser. Elle se cala sur sa chaise, replia une jambe sous ses fesses en agrippant son pied. Elle se tenait ainsi comme on entrave un cheval, pour viter de voir son esprit et son corps senfuir en bondissant. Vas-y, cest maintenant. Jai bien rflchi, Jonathan. Il avait fait tomber ses clefs. Elle attendit quil les ait ramasses. Ne pas frapper dans le dos.

Je reste dans le coup, dit-elle. Il se figea. Son sourire disparut et il laissa paratre dans son regard un clat dur. Il la dominait de toute sa hauteur. Cest drle, pensa-t-elle, toujours incroyablement lucide comme si elle tait une mouette qui surplombe la scne et la regarde de haut, il me fait peur, mais je ne le crains pas. Quand ils taient tudiants, Jonathan lavait influence, mais lavait-elle jamais pris au srieux ? Elle se rendait compte que non. Ils taient un moment sortis ensemble. Dans un lit, on apprend ne plus craindre. Il y avait des faiblesses en lui quelle noubliait pas. Juliette, donne-moi ce flacon, sil te plat. Tu ne sais pas ce quil y a dedans. De toute faon, il ne peut te servir rien. Tu dois le faire passer quelquun, hein ? a ne te regarde pas. Cest mon affaire. Laisse-moi y aller ta place. Aller o ? rpta-t-il en haussant les paules. Tu es folle ! Au prix dun effort visible, il se domina pour ne pas clater. Il attrapa une chaise et sassit devant elle. Il se fora mme sourire. Juliette, ce que tu as fait a t bien fait. Mes commanditaires seront trs contents. Ils te confieront srement autre chose, puisque tu veux rester dans le coup. Mais cette affaire-l est trs srieuse. Ton rle l-dedans est termin. Le mien le sera aussi ds que je leur aurai fait passer ce flacon. Mes commanditaires. Pauvre Jonathan ! Elle eut piti de lui tout coup. Lonction avec laquelle il avait dit cela Mme pour faire des choses interdites, il avait besoin de respecter un ordre tabli, une hirarchie. Il avait transgress, mais une fois la limite franchie, il stait arrt net. Il nirait jamais plus loin. Elle, si. Je vais toujours jusquau bout de ce que jentreprends. Jusquau bout ! Jusqu quel bout ? Tu ne sais mme pas de quoi il sagit. Moi non plus, dailleurs, et nous navons pas besoin de le savoir. Nous sommes des intermdiaires, des soldats, tu comprends ? Lil noir de Juliette pos sur Jonathan dissolvait ses paroles mesure quil les prononait. Arrange-toi comme tu veux avec tes commanditaires , conclut-elle avec

un calme, une srnit qui la surprit elle-mme. Dis-leur quil y a eu une mutinerie. Cest moi qui apporterai le flacon. Je veux les rencontrer. Sois raisonnable, plaida Jonathan en utilisant un autre registre, plus terre terre. Tout cela tentranerait loin et pour longtemps. Tu ne vas pas abandonner ton poste, ta maison, ta vie ? Jai demand mon cong pour lanne scolaire qui vient. Mon bail ici sarrte en juin. Et le collge ferme la semaine prochaine pour les vacances de Pques. Il comprit quelle avait tout prpar et sans doute depuis longtemps. Surtout, il prit conscience quelle tait libre, sans famille, sans attache. Ce qui lui avait paru un atout au moment de lui confier cette mission tait en fait un risque. La vie avait blind cette fille contre la douleur et contre toutes les peurs, sauf peuttre celles qui venaient delle. Elle tait compltement incontrlable. En fait, il ne la connaissait pas. Quand est-ce que a ta pris, cette ide ? demanda-t-il. Depuis que tu mas propos daller l-bas. Jai tout de suite compris que laffaire des singes et des souris ne serait que le premier acte. Il se prpare quelque chose dautre derrire. Quelque chose de plus important. Il aurait pourtant d se mfier delle. Son ct lymphatique, timide, mlancolique donnait bien le change. Elle pouvait facilement laisser croire quelle acceptait dtre manipule. Mais, finalement, ctait elle qui menait la danse. Un instant, il fut tent par la violence. La frapper ? On ne cogne volontiers que ce que lon craint. Question satisfaction, pas de doute, il aurait aim. Mais le rsultat ? Il la regarda, pelotonne sur sa chaise, indestructiblement fragile. Cette fille avait travers des dserts de mlancolie et dabandon, sans doute. Mais maintenant, elle avait cette lueur ironique dans les yeux. Elle semblait bouillonner intrieurement. Par moments, elle riait sans cause. Elle tait mconnaissable. Ou plutt, Jonathan reconnaissait une priode ancienne, celle o ils staient connus. Et qui stait plutt mal termine. Il se leva et saisit son casque. Cest ton dernier mot ? La question tait stupide, mais elle prparait une sortie honorable. Juliette jeta comme une aumne un oui charitable. Jonathan ferma sa veste dun geste nergique et traversa la pice. Puis, en tentant de reconstruire un sourire blas, il dclara : Tout a tait prvu aussi, crois-moi. Le cas a t envisag. Il y a des rponses prtes, tu vas vite ten rendre compte.

Mais cette remarque, propre rassurer sur la clairvoyance des fameux commanditaires , sadressait surtout lui-mme. Il fit avec deux doigts un petit signe dau revoir et quitta la pice dun pas chaloup. Juliette attendit que la moto se soit loigne pour fermer la fentre. Une belle nuit sannonait, venteuse et sombre, sans lune, sans fantmes.

6Wroclaw. Pologne.

Wroclaw est une ville mal place : elle sen rend compte chaque guerre. La dernire a bien failli la faire disparatre. On ne sait dailleurs ce que les Sovitiques ont fait de pire : la raser ou la reconstruire. part quelques places du centre-ville, rebties sur le modle mdival, Wroclaw est dsormais un monstre de bton. Elle aligne des barres dimmeubles grises, peine gayes par les taches de couleur des affiches publicitaires. Ce nest pas prcisment lendroit idal pour passer ses vacances. Pourtant, Paul, en marchant le long des longues avenues sillonnes de tramways brinquebalants, se sentait une humeur de touriste. Ses associs avaient accept sans problme de le remplacer pendant un mois et il comptait bien en avoir termin avant.