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This article was downloaded by: [Northeastern University] On: 16 October 2014, At: 18:06 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Studies in French Cinema Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/rsfc20 Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les films de Kechiche Cécile Sorin a a Université Paris 8 Published online: 03 Jan 2014. To cite this article: Cécile Sorin (2013) Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les films de Kechiche, Studies in French Cinema, 13:2, 157-170 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1386/sfc.13.2.157_1 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms- and-conditions

Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les films de Kechiche

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Page 1: Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les films de Kechiche

This article was downloaded by: [Northeastern University]On: 16 October 2014, At: 18:06Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK

Studies in French CinemaPublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/rsfc20

Le Pasticciaccio à la française: lesdialogues dans les films de KechicheCécile Sorina

a Université Paris 8Published online: 03 Jan 2014.

To cite this article: Cécile Sorin (2013) Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les filmsde Kechiche, Studies in French Cinema, 13:2, 157-170

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1386/sfc.13.2.157_1

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SFC 13 (2) pp. 157–170 Intellect Limited 2013

Studies in French Cinema Volume 13 Number 2

© 2013 Intellect Ltd Article. French language. doi: 10.1386/sfc.13.2.157_1

Keywords

KechichePasolinidialoguemimesispolyphonypastiche

CéCile sorinUniversité Paris 8

le Pasticciaccio à la

française: les dialogues dans

les films de Kechiche

AbstrACt

Kechiche treats dialogue with particular care in his first four films, reducing improv-isation by the actors to a minimum. This article will analyse the way in which Kechiche subtly weaves different registers of the French language alongside dispa-rate elements coming from slang and foreign languages. This analysis will be placed in contexts of enunciation, including mise-en-scène, the direction of the actors, the characterization, and the director’s own relationship with the French language. Pasolini’s notion of pasticciaccio will illuminate the way in which the different linguistic elements combine, as well as the socio-political aspects of the dialogue, which are emphasized by the director’s mise-en-scène.

résumé

Les quatre premiers films de Kechiche témoignent d’un souci d’écriture des dialogues particulièrement raffiné dans lequel l’intervention des comédiens lors du tournage se veut minime. Afin de comprendre avec précision la façon dont procède Kechiche dans ses dialogues, notamment l’agencement subtil entre les différents niveaux de langue française et des éléments hétérogènes, venant de l’argot ou de langues étrangères, il ne s’agit pas seulement de procéder à une analyse textuelle des dialogues, mais de prendre en compte le contexte dans lequel le dialogue se dit. C’est-à-dire autant la mise en scène, la direction d’acteur que la caractérisation des personnages ou la

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relation que le réalisateur lui-même entretient avec la langue française. La notion de pasticciaccio pasolinien permet à la fois de comprendre l’interaction qui se joue dans cette combinatoire linguistique, mais aussi de saisir la dimension éminemment sociale et politique en œuvre dans ces dialogues et renforcée par les choix de mise en scène du réalisateur.

Abdellatif Kechiche est le réalisateur de quatre longs métrages français ayant bénéficié d’un bon accueil critique et de nombreux prix. Il s’impose ainsi comme une des grandes figures du cinéma français contemporain. Les dialogues, particulièrement travaillés, constituent dans le cinéma de Kechiche un moyen privilégié afin d’exprimer les sentiments des personnages, mais aussi leur identité sociale et culturelle. Par ailleurs, chez Kechiche, la littéra-ture est présente dans plusieurs de ses films et introduit dans les dialogues une dimension intertextuelle forte. Elle permet la juxtaposition du français ou de le l’arabe soutenus avec des registres nettement plus populaires.

Se joue donc ici une singularité dans l’utilisation du langage chez Kechiche qui abonde dans le sens du pasticciaccio. En effet, Pasolini a développé cette notion afin d’expliciter le travail à l’œuvre lorsque l’auteur imite ce qu’il suppose être les parlers de ses personnages. Le pasticciaccio tire sa force poli-tique de sa capacité à mélanger les différents niveaux de langage. Cette notion semble opérante pour analyser et spécifier les dialogues chez Kechiche dans leur processus d’écriture et leurs enjeux. Elle permettra d’envisager comment les dialogues construisent les caractéristiques sociales et territoriales des personnages, mais aussi de démontrer que le langage est un élément déter-minant du cinéma de Kechiche à travers l’étude de ses fonctions et de ses d’interactions avec la mise en scène.

Le pasticciaccio fait partie des notions développées par Pier Paolo Pasolini dans ses textes critiques1 et théoriques. Pasolini remarque que pour faire parler ses personnages, il imite des styles, ce qui produit une confrontation entre sa propre voix et celle des personnages. Ces voix, par leurs tournures et leur vocabulaire, expriment l’appartenance du personnage et l’associent à un groupe qui peut être culturel, social, ou régional. Il nomme ce phénomène le pasticciaccio (Pasolini 1973). Il abandonnera ensuite ce terme pour celui de mimèsis afin d’intégrer au discours indirect libre cette forme particulière d’imitation des langages.

Le pasticciaccio est décrit dans un premier temps comme la cohabita-tion du langage littéraire, expression de l’auteur, et de la langue parlée portée par les personnages. Du choc entre ces différentes expressions linguistiques émerge du politique par la mise en contraste des groupes sociaux auxquels Pasolini les associe. La première strate du pasticciaccio concerne la confronta-tion du langage littéraire et de la langue parlée. La deuxième strate recouvre le mélange linguistique à proprement parler opérant par le biais de la mimèsis, l’imitation des langages effectuée par l’auteur.

Il est intéressant de constater à quel point Pasolini associe la notion cen-trale de l’expression orale, à celle de l’imitation appuyée. De ce point de vue, l’interprétation qu’il propose de la relation de Gramsci au langage est tout à fait révélatrice (voir Pasolini 1976b). Les maladresses formelles de l’écrit chez Gramsci viendraient d’un apprentissage de l’italien officiel enseigné par des professeurs qui, pour affirmer leur maîtrise de l’italien sur leurs élèves sardes, devaient déployer un usage ostentatoire et caricatural de la langue

1. Pour une analyse détaillée sur l'emploi du pasticcio dans les critiques cinématographiques de Pasolini, le lecteur pourra se référer à mon ouvrage (Sorin 2010: 247–50).

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(Pasolini 1976b: 9). La déclamation des textes par Gramsci leur ajoutait une dimension régionale puisque s’y mêlaient l’accent sarde et des intonations du Piémont. Cette analyse se présente comme une sorte de nœud cristallisant les fonctions du pasticciaccio et du discours indirect libre: la distinction entre l'oralité et l'écrit, la mixité de l’expression linguistique, sa territorialisation régionale, et enfin, la déformation originelle qui en fait presque un emploi au second degré.

L’approfondissement du discours indirect libre permet à Pasolini d’éclaircir a posteriori les processus d’imitation déjà à l’œuvre dans le pasticciaccio.

Figure 1: Affiche de La Faute à Voltaire (2000) (ecranlarge.com).

Figure 2: Affiche de L’Esquive (2003) (allocine.fr).

Figure 3: Affiche de La Graine et le mulet (2007) (allocine.fr).

Figure 4: Affiche de Vénus noire (2010) (impawards.com).

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Le principe même de l’imitation s’accompagne pour Pasolini d’une distance entre l’auteur et son personnage:

Ce qui constitue une position très originale, comparée à toutes les autres, traditionnelles, où se situe habituellement l’auteur par rapport à son personnage: une réciprocité affective, se concrétisant dans un échange de ferveurs linguistiques, car il faut bien remarquer […] que ce n’est pas toujours le personnage qui prête sa langue à l’auteur, mais souvent le contraire arrive.

(Pasolini 1976a: 48).

Cette mimèsis est une véritable exploration du personnage par l’artiste qui revit le discours de l’autre, c’est « une pénétration, une ‘mimèsis’ totale de la psycho-logie et des pratiques sociales de ses personnages » (Pasolini 1976a: 66).

Plus encore, il affirme que le discours indirect libre est « un véritable discours direct sans guillemets » (Pasolini 1976a: 144-45). Le principe de l’imitation sociale et psychologique des personnages opère donc dans les deux types de discours. C’est à la fois le personnage qui s’exprime, le groupe social auquel cette langue le rattache, mais aussi l’auteur et le jugement qu’il porte sur son personnage (Pasolini 1976a: 79). L’exemple de Vanni Fucci, personnage de la Divine Comédie de Dante tel qu'analysé par Pasolini, est particulière-ment éclairant. Ce seigneur déchu devenu brigand est déjà en soi complexe psychologiquement et socialement. Vanni Fucci a gardé une aisance lingui-stique issue de ses origines sociales élevées, mais il se complait lui-même à marquer sa déchéance par un emploi souligné d’expressions populaires. Leur première fonction est narrative: choquer les riches. La seconde est d’ordre moral: Dante affirme dans la nature même du discours du personnage, à la fois son parcours social et la conscience que le personnage a de sa propre déchéance. La mimèsis maudite est donc le jugement moral que Dante porte sur ce personnage. Le discours de Vanni Fucci est déjà en soit une mimèsis: il imite les parlers populaires, il les adopte volontairement. Ce procédé de mise en abyme stylistique est particulièrement intéressant et on le retrouvera dans les films de Kechiche.

Cette cohabitation est particulièrement sensible dans L'Esquive (2003) puisque la langue de Marivaux offre un contraste saisissant avec celle des collégiens. Ce contraste est politique puisqu’il souligne des différences de vocabulaire, et donc de culture. Marivaux relève d’une tradition littéraire française possédant un langage riche et ciselé qui invoque un patrimoine culturel, mais aussi un privilège, départageant ceux qui ont la maîtrise de cette langue (la bourgeoisie, les enseignants, les intellectuels) et ceux qui ne l’ont pas (les collégiens, les ouvriers, les immigrés). À ce français soutenu2 s’opposent les invectives rythmées des adolescents dans un premier décalage révélateur et politique.

Le même principe est déjà opérant dans La Faute à Voltaire (2000). Le titre du film évoque un monument du patrimoine littéraire français, Les Misérables de Victor Hugo. Plus encore, la chanson de Gavroche, dont il est extrait, est déjà en soit une forme d’appropriation linguistique: Hugo imite le parler populaire en reprenant sa syntaxe hasardeuse dans la chanson de Gavroche, cette dernière étant elle-même insérée dans un texte littéraire écrit dans une langue particulièrement riche (Hugo 1879–1882: 59). Ce titre place le cinéma de Kechiche sous l’emprise des mots, sur leur enjeu politique (Frodon 2007: 9). En renvoyant aux Misérables, il présente le film comme une vision romantique

2. Lestroisniveauxdelanguesontleniveausoutenu(expressionrecherchée,vocabulaireriche,respectdesrèglesdesyntaxe,figuresdestyletravaillées),leniveaucourant(vocabulaireusuel,respectdesrèglesdesyntaxe,usagelimitédeseffetsstylistiques),etleniveaufamilier(vocabulairefamilierparfoisargotique,syntaxeperturbée).

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des exclus, Voltaire ayant lui-même pour effet de confronter l’idéal humaniste des Lumières à ce portrait de l’exclusion contemporaine. L’effet linguistique autant que la connotation politique des mots est en cela assez proche du past-icciaccio.

Y sont également récités différents éléments du patrimoine littéraire dont un poème en arabe d'Omar Ibn Abi Rabia et « Mignone, allons voir si la rose » de Ronsard, confrontant ainsi différentes cultures littéraires, mais aussi le texte lu et sa dimension orale. Le poème en arabe, traduit par les person-nages, est systématiquement déformé de façon comique: « Des rondeurs bien pleines, dessinant les courbes des collines » devenant ainsi en français, par le biais d'une forme indirecte « Il dit que tu es grosse comme une colline ». Cette transformation de la lettre par l'oralité constitue aussi une façon de désamorcer ce que la dimension amoureuse et érotique du poème pourrait avoir de déplacée dans le lieu public qu'est le bar. Le poème de Ronsard n’échappe pas non plus aux déformations. Il est en effet notable que Jallel, immigré tunisien en situation irrégulière, oublie certains vers, et répète systématiquement la fin de chaque strophe, conférant, par la contraction et la répétition ainsi opérée, une musicalité nouvelle à la diction du poème. Ce dernier fait à la fois partie de la culture générale française, présent dans tous les manuels scolaires, tout en étant l’expression d’une langue aussi désuète que raffinée, le vieux français détonnant dans ce film aux dialogues composés dans un registre familier et extrêmement contemporain.

De même dans L'Esquive, le recours à la littérature est un moyen d’exprimer le sentiment amoureux dans un contexte qui ne s’y prête guère. Autre confrontation linguistique, celle du français pratiqué par l’enseignante contraste avec le français des jeunes collégiens. Il s’agit d’une langue orale dans les deux cas, exprimant elle aussi des différences sociales aussi sûre-ment qu’un pedigree. Le parler des collégiens se caractérise par l’excès et l’hétérogénéité, cumulant des insultes, des répétitions, fusionnant espagnol, arabe, français, verlan et onomatopées. Cette langue est déjà en elle-même un pastiche, un mélange d’imitations composées de ce que l’on a appris à la famille, à l’école, et de ce que l’on reprend pour appartenir au groupe. L’hétérogénéité de la langue des collégiens est révélatrice de l’identité de cette jeunesse, pour qui la bande compte autant que la cellule familiale, et dont la culture se situe à la fois ici et là-bas. L’unité, la précision et la mesure du français pratiqué par l’enseignante offrent ainsi un contrepoint frappant à ce patchwork linguistique.Ce contraste est saisissant parce que ces langages sont imités, conçus par Kechiche pour produire cet effet; c’est en cela que réside le pasticciaccio.

Il s’agit ici du pasticciaccio en propre, c'est-à-dire comment l’auteur imite, se saisit des parlers populaires, pour composer les dialogues de ses personnages. Deux pasticciaccio sont présents dans L'Esquive. Le premier, particulièrement saisissant, est celui pratiqué par Marivaux qui, par le thème de la pièce Le Jeu de l’amour et du hasard, met en abyme ce principle d’imitation linguistique et sociale. Lisette imite le parler de la noblesse afin d’essayer, en vain, de se faire passer pour la comtesse, pendant que la comtesse Silvia effec-tue le parcours inverse. Même si cette distinction n’est plus nécessairement opérante à nos oreilles modernes (Chion 2008: 163), et encore moins à celles des collégiens du film, la séquence en classe sur la façon dont il faut imiter, présente l’intérêt de remettre cette distinction sociale en valeur: « On peut toujours se mettre en haillons quand on est riche, et en robe de haute couture quand on est pauvre, on ne se débarrasse pas d'un langage, d'un certain type

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de sujet de conversation, d'une manière de s'exprimer, de se tenir qui indique d'où on vient ». Comme le souligne cette discussion entre l’enseignante et ses élèves, malgré l’effort de chaque personnage de Marivaux pour imiter la classe sociale qui n’est pas la sienne, transparaît inévitablement la classe sociale d’origine. Marivaux procède au pasticciaccio lorsqu’il imite ce qu’il entend par langue des nobles et langue des serviteurs. Il s’agit de sa capacité à s’emparer de ce qui caractérise à ses yeux chaque parler pour en faire sa synthèse propre.

Kechiche procède de même. Il compose ses dialogues en imitant ce qu’il croit être caractéristique de chaque parler. Comme en témoignent ses entre-tiens, les dialogues de L’Esquive étaient très écrits et même stylisés, travail de compromis et de choix entre ce qui doit sonner banlieue et ce que les spectateurs peuvent comprendre:

Les dialogues étaient effectivement très écrits, à part une ou deux scènes un peu libres. La stylisation a consisté à doser, à ne pas aller trop loin dans le langage de la banlieue, à limiter le verlan, sinon le film devenait incompréhensible. Mais même si, pour les comédiens, cette langue-là était plus familière que celle de Marivaux, elle restait un texte, qu’ils devaient apprendre et répéter, donc tout aussi dur à jouer pour eux que Marivaux.

(Propos de Kechiche; Lalane 2004: 2)

Le travail en œuvre sur la langue est bien un travail d’imitation, de stylisation typique du pasticciaccio.

Cette stylisation linguistique se retrouve dans tous ses films. La langue de la rue matinée d’arabe caractérise le parler des personnages de La Faute à Voltaire ou La Graine et le mulet (2007). Les parlers professionnels sont restitués avec leur sémantique, à l’instar du personnage de la banquière ayant nécessité une enquête de terrain afin d’utiliser les termes des commerciaux de la finance (La Graine et le mulet). De même, dans Vénus noire (2010), le français emprunté et scientifique des biologistes ou l’anglais juridique se confrontent au parler populaire des forains polyglottes.

Chaque parler est stylisé de façon propre et il n’y a qu’une lointaine ressem-blance entre la tachtche des jeunes des cités (L'Esquive), celle de la fratrie (La Graine et le mulet) ou de la rue (La Faute à Voltaire): les premiers mélan-gent argot, verlan, langages de différentes nationalités avec de nombreuses insultes et onomatopées, tandis que les seconds, nettement moins vulgaires, s’en tiennent à un mélange de français et d’arabe agrémenté de quelques expressions populaires typiquement méridionales. Les « peuchère » ou « Oh fan ! » ont autant leur place dans le parler de la fratrie que les petits mots d’arabe comme « baba » signifiant « papa ». Enfin, dans le dernier film cité, le français extrêmement familier est enrichi de nombreux mots d’argot, l’arabe étant réservé aux échanges entre Jallel et ses compatriotes. Vénus noire procède différemment puisque le patchwork linguistique ne se contente plus d’affecter la phrase dans sa structure, mais contamine l’ensemble du dialogue en imposant pas moins de quatre langues de tournage: Français, Anglais, Afrikaans, Néerlandais.

Kechiche compose les dialogues avec les éléments qui lui semblent caractéristiques de chaque population. Ce processus d’écriture est celui du pasticciaccio, mimèsis par laquelle l’auteur revit le discours de l’autre. Cette expérience artistique coïncide par ailleurs parfaitement avec le témoignage de

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Kechiche à qui, lorsqu’un journaliste demande s’il n’a pas eu envie de jouer le personnage de Jallel dans La Faute à Voltaire, répond: « Jamais. D’une certaine façon, en l’écrivant, je l’ai interprété. J’étais Jallel, je découvrais l’histoire à ses côtés » (Lalane 2001: 34).

Il est nécessaire de préciser qu’il existe une réelle proximité entre l’origine sociale et culturelle de Kechiche et celle de certains de ses personnages comme Jallel, ou plus encore ceux de La Graine et le mulet, probablement son film le plus autobiographique. Néanmoins, par delà la réelle tendresse avec laquelle il filme certains personnages, on remarquera que la mimèsis continue d’opérer. Tout d’abord, il est surprenant de constater que, malgré le fait que Kechiche revendique régulièrement ses origines tunisiennes et ouvrières, il s’exprime dans un français relativement soutenu dans lequel il n’y a aucune place pour les expressions populaires ou les idiomes. Même lorsque Kechiche partage l’origine de ses personnages, ces derniers ne s’expriment pas comme lui. Il y a donc nécessairement mimèsis.

Pour Pasolini, lorsqu’un auteur partage la classe sociale d’un personnage, et que par conséquent ils possèdent tous deux le même niveau de langage, la mimèsis peut tout de même s’avérer opérante si l’auteur s’attache par les dialogues à rendre la psychologie du personnage. Cette caractérisation psychologique est très présente dans le cinéma de Kechiche, et les émotions des personnages s’expriment autant par les dialogues que par le jeu des comé-diens. Ainsi Karima, excédée par son frère volage, répète « Tu m’énerves ! » lors de leur dispute dans la cage d’escalier (La Graine et le mulet). La réitération sert à marquer l’exaspération des personnages autant que leur incapacité à s’entendre lors de l’altercation du concours de pétanque de La Faute à Voltaire.

Le processus de mimèsis opère donc à différents niveaux. Il repose sur les différents écarts qui existent entre l’auteur et ses personnages, et la capacité de ce dernier à prélever dans les pratiques linguistiques existantes des éléments qui vont lui permettre de les caractériser sur le plan social et psychologique.

Langue sociaLe, Langue poLitique

Cette rencontre des différents niveaux de langage a un impact politique immédiat: la langue constitue un marqueur social indélébile. Dans ses quatre premiers films, la transformation d’un personnage féminin par le biais du costume opère de façon éblouissante, qu’il s’agisse de la serveuse transfigurée en mariée étincelante, de la robe de princesse de Lydia, du tailleur gris de Rym caché sous son jogging, ou de la robe à la mode londonienne de Saartjie. À chaque fois, le parler ramène le personnage à sa condition sociale et à sa triste réalité révélant ce que le costume ne peut masquer. L’identité du person-nage transparaît malgré tous ses efforts pour être crédible, trahi par sa langue, son accent, son phrasé, ou sa difficulté à s’exprimer. Ainsi, Rym, jeune femme issue de l'immigration de seconde génération, a beau s'attacher les cheveux et s’habiller de façon stricte et neutre, elle a beau choisir avec soin ses mots3 pour éviter toute forme d’argot ou de tournures trop populaires; dès qu’elle ouvre la bouche, son phrasé, son accent la trahissent, le cadre se resserre sur son visage et tous ses efforts pour jouer avec son apparence s’effondrent (La Graine et le mulet). Le gros plan ici n’isole pas le personnage de son contexte, mais au contraire, en portant toute l'attention sur la parole au détriment du costume, il rappelle à quel point le personnage porte en lui le contexte dont il est issu.

3. «Euh…enfait…Voilà,monbeau-pèresouhaiteouvrirunrestaurantsurunbateauqu’ilvientd’acquérir.Et…onvousapréparéunpetitdossieravectousnosargumentspourvousprésenternotreprojet.»

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Chaque parler introduit une classe sociale avec le discours qui lui est propre: vocabulaire, accent, phrasé, syntaxe, mais aussi des éléments de contenu, des idiomes révélant l’identité culturelle. Lorsque Pasolini théorise cette polyphonie sociale du langage, il s’agit de pastiche, c’est-à-dire un langage imité par un artiste pour les besoins de son œuvre avec ce que cela inclut comme grossissement du trait, comme synthèse stylistique, voire même comme satire sociale.

Ce grossissement presque caricatural est particulièrement sensible dans La Graine et le mulet où les notables sont décrits sans nuance. Leur hypo-crisie condescendante culmine lors du repas sur le bateau lorsque, obligée de reconnaître la persévérance de Slimane, ouvrier magrébin au chômage devenu entrepreneur, la banquière abaisse son niveau de langage, exprimant ainsi son mépris et sa conscience d’appartenir à une classe sociale plus élevée: « Quand je vois le résultat maintenant avec tout le mal que vous vous êtes donné, et bien, Monsieur Beiji, j’en suis sur le cul ! ». Toujours dans la même séquence, les élus de la ville, dans un effort paternaliste déplacé, se risquent à quelques mots d’arabe « Inch Allah ! Je crois que c’est comme cela que l’on dit chez vous ? », rappelant ainsi à Slimane qu’il n’est pas ici chez lui, à leurs yeux. Le dialogue devient ainsi le lieu d’expression des rapports de classe et de la conscience que chacun a de son identité sociale, culturelle et de celle des autres. Le procédé n'est pas sans évoquer celui décrit par Pasolini à propos de Vanni Fucci. On en retrouve une variante dans L'Esquive lorsque l'enseignante utilise des mots familiers comme « frimer » afin de se faire comprendre des élèves. Ici l'abaissement volontaire du langage se veut pédagogique; le passage du vocabulaire courant au vocabulaire familier témoigne de la conscience qu'à la professeure de son identité sociale, générationnelle et culturelle. Il est néan-moins dépourvu de toute connotation péjorative.

Pour autant, on aurait tord de croire que les films de Kechiche reposent sur une opposition binaire dans laquelle des privilégiés seraient associés à une pratique maîtrisée, élevée du langage, face à une population s’exprimant par le biais d’un langage vulgaire et mixte. Premièrement, comme l’on vient de le voir, la mixité est présente aussi dans le parler des nantis parfaitement capa-bles d’insérer différentes modalités de langage au leur, ne serait-ce que pour souligner leur supériorité sociale, culturelle et institutionnelle. Deuxièmement, les personnages s’exprimant dans un registre populaire sont aux aussi capa-bles de moduler leur langage. Les jeunes notamment, accordent leur langue en fonction de leur interlocuteur ou du lieu: ils ne s’expriment pas de la même façon dans L'Esquive lorsqu’ils sont entre eux, face à l’enseignante ou face à leurs parents. De même dans La Graine et le mulet, les enfants de Slimane n’utilisent pas d’expressions vulgaires lorsqu’ils s’adressent à leurs parents ou à leurs voisins, témoignant ainsi de leur capacité d’adaptation et de la conscience qu’ils ont des différents usages de la langue.

Par ailleurs, dans les trois premiers films de Kechiche, le parler populaire domine le film et les formes plus soutenues de langage y sont secondaires, contrepoints nécessaires, noyés dans le flux incessant des dialogues. Dans La Faute à Voltaire, le langage de la rue unit les marginaux malgré leurs différences culturelles (arabe/breton), sociales (les clochards et les précaires) et psychologiques. Cette parole rend possibles la cohabitation et l’amitié. Le langage de la banlieue règne dans L'Esquive: flot de mots déformés, onomatopées, injures, idiomes. Il constitue à la fois une appropriation subver-sive de la langue et un ciment qui soude cette communauté d’adolescents. Ne pas parler cette langue revendrait à ne pas appartenir au groupe, à ne pas

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exister. Ce drame est celui de Saartjie dans Vénus noire, sud-africaine exclue des dialogues en anglais ou français où se joue son destin (scène de la revente de Saartjie à Reaux), et dont les difficultés à maîtriser correctement ces deux langues sont un vecteur d’isolement. Son incapacité à s’exprimer contribue de fait à la négation de son identité. De même Slimane dans La Graine et le mulet, est un personnage taciturne. En déléguant sa parole à Rym dans leurs différentes démarches administratives, il souligne sa dépendance et sa fragi-lité, proche de l’exclusion, sans emploi, divorcé.

Ces parlers populaires, s'ils dominent les dialogues, sont donc loin de se présenter sous un jour unifié. La langue devient le lieu même de l’expression de la mixité ethnique, sociale, mais aussi culturelle de la société française dans son ensemble. Actuellement, les mots d’arabe, le phrasé du rap, sont partagés par tous et ne sont pas uniquement dédiés aux communautés issues de l’immigration (Frodon 2007: 10). Cette mixité linguistique prend aussi des formes régionales distinctes à l’instar des différences entre le parler des jeunes de la banlieue parisienne dans L'Esquive et celui de la fratrie sétoise dans La Graine et le mulet.

Le pasticciaccio n’opère donc pas par lissage, il n’homogénéise pas. Au contraire, en mettant à jour la dimension composite du parler quotidien, il offre la possibilité d’une combinatoire linguistique sans cesse renouvelée. C’est bien là toute la force du pasticciaccio opéré par Kechiche: chaque communauté met en jeu une nouvelle forme de mixité linguistique faisant du dialogue une puissante métaphore de la société française avec ses clivages sociaux, culturels et géographiques. On remarquera qu’effectivement dans La Faute à Voltaire et L'Esquive, les processus d’exclusions décrits ne touchent pas uniquement les immigrés, mais tendent à homogénéiser la description d’une société de classe. Les personnages sont d’origines extrêmement variées, Bretons, Tunisiens, seconde génération de migrants venus du monde entier, ou enfants d’ouvriers se rencontrent dans ces lieux d’exclusion que sont les centres d’hébergement, les hôpitaux psychiatriques ou encore les cités périurbaines. D'ailleurs, dès le début de La Graine et le mulet, José profère à l’annonce du licenciement de Slimane « Ils veulent plus de Français. Ils préfèrent les types de passage », montrant ainsi que les ouvriers français dits « de souche » et ceux issus de l’immigration font partie du même ensemble social, partagent la même condition, et subissent de la même façon les revers économiques. Kechiche appuie donc volontairement cette description d’une société de classe ayant, comme les dialogues, une vocation clairement politique, mais n’étant pas pour autant au service d’un discours idéologique.

Langue-action, Langue-corps

Les dialogues chez Kechiche ne sont donc pas un simple support de communication, ils sont aussi performatifs en permettant par exemple de plaider le dossier de financement, de faire patienter les clients (La Graine et le mulet), de séduire (L'Esquive), ou d’obtenir un permis de séjour (La Faute à Voltaire). Caezar et Réaux manipulent Saartjie comme leur public par des mots (Vénus noire).

Dans L'Esquive, les premiers dialogues filmés sont ceux des adolescents. Après la répétition de « je vais te tuer » ou « fils de pute », le spectateur comprend que ces mots ne sont pas à prendre au premier degré, leur agres-sivité se relativise par un effet d’usure. Les insultes ne blessent plus, elles occupent d’autres fonctions: masquer les sentiments, comme dans la scène de

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rupture entre Krimo et Magalie. Cette langue est codée, elle n'est performante que lorsqu'elle atteint son objectif: créer des émotions malgré la répétition, malgré l’habitude. Ce n'est pas tant le style qui compte que l'effet produit, ce en quoi elle se distingue du rap ou du slam et exige une autre virtuosité: celle de toucher, de montrer qu’il ne s’agit pas que de paroles notamment par la réitération. Ainsi lorsque Lydia montre sa robe: « Elle est chomé ta robe, elle est superbelle, on dirait Miss France, elle est trop belle … ». Dans cet excès sonore et verbal, le discours amoureux semble impossible. Le théâtre permet de changer les modalités du dialogue et d’ouvrir un nouvel espace pour la parole amoureuse (Tessé 2004). Les dialogues de Marivaux vont donc apparaître dans un premier temps à Krimo, amoureux de Lydia, comme le seul moyen possible de déclarer sa flamme et participent à ce titre à l’action.

De ce point de vue, les personnages peu doués pour la parole sont, chez Kechiche, lourdement pénalisés, privés qu’ils sont, comme Krimo, de la possibilité d’agir. En ce sens, Rym offre par son éloquence un moyen à Slimane d’être entendu, possibilité dont Saartjie sera privée, condamnée à l’emprise des forains, redoutables bonimenteurs dont la capacité profession-nelle associe sens du spectaculaire et maîtrise du langage.

Comme l’observe Alain Masson (2007: 15) à propos de La Graine et le mulet, la parole peut aussi suspendre l’action notamment lorsque Julia expose à Slimane son ressentiment dû aux infidélités de son mari. La course de Slimane est pour un temps mise entre parenthèses. La scène du pot, dans laquelle la fille de Slimane s'étend longuement sur les difficultés d'apprentissage de la propreté de son enfant, ou encore celle du repas fami-lial, fonctionnent sur un principe similaire par leurs longueurs et la décon-nexion entre le sujet du dialogue et l’action en cours. Ces séquences offrent une pause, elles confirment le rôle central des dialogues dans leur capacité à faire vivre les personnages. Le réalisme bénéficie aussi de la sensation ainsi produite de durée éprouvée.

Les dialogues prennent corps par la voix, bien entendu, mais aussi par tous les éléments qui contribuent à ancrer encore plus fortement les mots d’un point de vue social, culturel et territorial. Le rythme, le débit, l’accent créent une relation directe, via la diction, entre les mots désincarnés, et le corps qui les prononce: flux chantants (La Faute à Voltaire, La Graine et le mulet), ou scandés à toute vitesse, presque à bout de souffle (L'Esquive), ou au contraire retenus, comme arrachés par les interlocuteurs (Saartjie dans Vénus noire). Ils contribuent au réalisme des dialogues, même lorsque l’attention des specta-teurs est attirée de façon très réflexive sur ce rythme. Ainsi, dans L'Esquive, le débit très rapide et l’accent confèrent aux paroles une dimension périurbaine aussi sûrement que le verlan. Les personnages sont entraînés par les mots (Chion 2008: 165), tout entiers dans la rythmique de leur débit verbal. De ce point de vue, la réflexion de l’enseignante, sur la cadence de la phrase chez Marivaux et la pause marquée par la virgule, offre un contrepoint saisissant au débit ininterrompu des dialogues entre adolescents. Les cours de français invitent spectateurs et personnages à réfléchir sur les mots, sur leur incarna-tion et signification.

Par ces dialogues très écrits, Kechiche impose de fait au comédien un rythme à tenir. Il est tout à fait notable de remarquer que, comme chez Cassavetes, avec qui il est régulièrement comparé, le réalisme des dialogues est saisissant, parfois même perçu à tort comme de l’improvisation. Au contraire, non seulement Kechiche ne laisse pas de place à l’improvisation sur le plateau, mais il fait beaucoup répéter ses comédiens dont l’intervention

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sur les dialogues demeure extrêmement limitée (Delorme et Frodon 2007: 15). Se faisant, le temps de la répétition devient celui de l’appropriation des mots, de la mise en place de leur tempo, tant dans le phrasé que dans le rythme même de l’échange. Les accents contribuent aussi fortement à territorialiser les personnages. Dans un cinéma français contemporain relativement mono-corde, ils apportent du corps aux mots, et participent ainsi autant au réal-isme du film qu’à la densité des personnages. En recrutant des comédiens non professionnels issus du même milieu social et géographique que ses person-nages, Kechiche s’assure la présence d’accents non caricaturés sur lesquels les comédiens professionnels vont pouvoir s’accorder.

Le dialogue est un mode d’action, il constitue aussi une dépense d’énergie mise en parallèle par Frodon avec l’investissement à corps perdu des personnages: « Le corps ne sauve rien, où la parole a échoué ou trompé » (Frodon 2007: 10).Que les personnages s’échinent dans la réfection du bateau, qu’ils courent après une mobylette (La Graine et le mulet) ou dans les couloirs du métro pour échapper au contrôle d’identité (La Faute à Voltaire), qu’ils dansent, chantent (La Graine et le mulet, Vénus noire), leurs luttes sont perdues d’avance et il n’y a point de salut, ni de reconnaissance pour les personnages lorsqu’ils n’ont pu convaincre par la parole. La danse du ventre est une lutte du corps lorsque les mots ne servent plus; Saartjie tente vaine-ment d’accéder à la reconnaissance et à la liberté par le spectacle alors qu’un simple mot, sur scène ou pendant le procès, pourrait suffire.

mise en sCène des diAlogues

De fait, si les dialogues s’avèrent être le mode d’action opérant, la mise en scène se doit de les valoriser. Dès La Faute à Voltaire, Kechiche va chercher à s’approcher au plus près de ses comédiens avec un dispositif suffisam-ment souple pour saisir les dialogues au rebond: la caméra à l’épaule que l’on retrouvera aussi dans L’Esquive. Dans ce dernier,lesgros plans et les plans rapprochés sur les visages scrutent au plus près les réactions des uns et des autres aux paroles. Tout comme dans la scène du repas familial de La Graine et le mulet, enchaînant pendant près de dix minutes les gros plans et quelques plans d’ensemble sans aucun plan de transition. Le but n’est pas d’informer le spectateur sur la situation spatiale des uns et des autres, ni même par des jeux de cadre de créer des alliances entre les personnages, mais de saisir les réactions de chacun dans cette discussion sans fin qui porte, ce n’est pas un hasard, sur l’appropriation linguistique et la vie de couple.

Kechiche invite les formes qui correspondent le mieux à ses dialogues:

Un des aspects les plus passionnants du troisième film d’Abdellatif Kechiche est en effet la quête des choix de cadre, des mouvements de caméra, des durées de plan, des enchaînements visuels qui répondent le mieux aux manières de parler de chacun. Cinéma parlé plus encore que cinéma parlant, ses choix visuels sont directement indexés sur la variété des modes d’élocution.

(Frodon 2007: 10)

La question ici posée est celle de la traditionnelle subordination du son à l’image. Frodon se défend de l’idée d’une prise de pouvoir des mots sur les images, car dit-il: « Kechiche ne fait pas des images tristes quand les gens se disent des choses tristes » (Frodon 2007: 10). On remarquera que Frodon prête

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à la relation image/son une approche héritée du cinéma classique dans laquelle le sonore, et notamment la musique, demeurent subordonnés à l’image et ont effectivement une fonction illustrative. À l’instar d’Adorno et des nombreuses expériences du cinéma moderne, le cinéma de fiction est heureusement en mesure de nous proposer des alternatives dont le cinéma de Kechiche pour-rait bien faire partie. Le renversement de la subordination son/image peut être effectif sans verser dans l’excès inverse, et apparaître au contraire comme un élément novateur au niveau formel dans sa capacité à brouiller les repères des normes établies. Dans le cinéma de Kechiche les gros plans ou la fluidité de la caméra ne sont pas au service de l’action, mais des dialogues. Loin de céder à un effet stylistique à la mode, Kechiche propose un choix suffisamment rare dans le cinéma français contemporain pour devoir être souligné.

Ce choix de mise en scène est bien plus qu’une méthode ou un prin- cipe, c’est un choix esthétique cohérent, audacieux et politique. Les mots et les corps ne vibrent pas dans un cadre pensé pour l’action, mais dans un cadre pensé pour valoriser l’effet produit par le dialogue puisque chez Kechiche, les mots sont aussi action. Qu'il s'agisse des gros plans ou de la caméra portée, cadres et techniques de filmage ont donc bien pour objectif de souligner les effets produits par les mots sur les personnages. Il y a donc une subordina-tion de l’image aux dialogues, tout comme l'action est elle aussi tributaire des paroles qui peuvent la porter ou au contraire la suspendre. Les dialogues de Kechiche ne sont au service que d’eux-mêmes et s’offrent le luxe de la durée, du futile. Il s’agit de réhabiliter la parole orale dans une culture dominée par le poids de la lettre et ce faisant, d’accorder une place même petite à cette capac-ité qu’à la parole d'exprimer notre expérience du sensible avec une spon-tanéité et une force inouïe. Kechiche rejoint ainsi Pasolini dans l’importance et les vertus qu’il prête à l’oralité. Il s'agit véritablement de faire exister ses personnages par ces dialogues qui constituent une expérience sensible tant du point de vue de leur écriture que de leur réception.

On soulignera rapidement que chez Kechiche, le naturalisme des décors, du jeu des acteurs et des dialogues contraste avec des éléments de pur arti-fice: spectacles, alternance de dilatation temporelle et de contraction narra-tive, éléments réflexifs. Le réalisateur souligne volontiers le parallèle entre son cinéma et le contenu de ses films, ainsi à propos du projet de restaurant de Slimane: « La démarche du personnage est déjà comparable à celle du cinéaste qui veut faire un film, son projet ou son utopie ne sont pas sans rapport avec les miens » (Delorme et Frodon 2007: 15). Dans L’Esquive, les scènes de classe ne cherchent pas à représenter une réalité scolaire, mais à mettre en abyme la mise en scène du film, l’école étant en soi un lieu de représenta-tion (Lalane 2004: 3). Vénus noire multiplie les dispositifs scéniques: scène de théâtre, tribunal, représentations privées, amphithéâtre … Ces mises en abyme répétées interrogent le spectateur sur les frontières du spectaculaire.

Les dialogues eux-mêmes participent à ce mélange détonnant de réal-isme et d’artifice en assumant des fonctions réflexives qu’il s’agisse, comme expliqué précédemment, de souligner le rythme des dialogues par un discours sur la ponctuation, de mettre en abyme le récit et le principe d’imitation qui le structure par un extrait d’une pièce de théâtre (L'Esquive), ou encore d’évoquer dans La Graine et le mulet les processus d’apprentissage linguis-tique, tels les mots d’arabe appris dans l'intimité par Mario et dévoilés lors du repas familial. Les mêmes processus d'apprentissage linguistique sont présents dans Vénus noire lorsque Saartjie répète les mots d’anglais indis-pensables à sa survie. À chaque fois, Kechiche expose son propre travail

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d’appropriation linguistique, sa mimèsis, et attire ainsi l’attention des specta-teurs sur les dialogues dans leur texture et leur densité polyphonique.

Cette densité est renforcée par la dimension référentielle des dialogues qui, par le biais des citations, s'enrichissent de la présence d'autres œuvres. Pièce de théâtre, poèmes, chansons, en français ou en arabe opposent à l'apparente spontanéité de l'expression orale une forme esthétique aboutie, séculaire. De cette tension typique du pasticciaccio, de cette hétérogénéité tant linguistique, sociale que culturelle, naît la possibilité, ou pas, de l’expression des sentiments les plus profonds.

Le traitement des dialogues relève donc clairement du pasticciaccio chez Kechiche. Il témoigne de la fonction politique du langage, fonction qui pour être celle de l’expression d’une société de classe n’en passe pas moins par un travail de prise de conscience et d’appropriation du langage de l’autre. Il semble particulièrement symbolique que dès son premier film, son premier dialogue interroge directement la fonction signifiante du langage. Jallel lit les formulaires administratifs nécessaires à l’obtention d’un visa: « Motif de la demande d’asile politique. Pourquoi avez-vous dû quitter votre pays ? Pourquoi avez-vous choisi la France ? (En arabe) Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Jallel souligne ainsi la polysémie du langage et a recours à sa langue maternelle pour exprimer ses doutes qui ne portent pas tant sur les questions du formu-laire, peu ambiguës, que sur les réponses qu’il va devoir donner. Le langage est ainsi, dès les premières phrases, présenté comme un objet polyphonique, un lieu interrogation, un enjeu vital pour le personnage dont il constitue le principal mode d’action et l’expression de l’identité de migrant, entre deux pays, entre deux langues. De façon très réflexive, ce premier dialogue pose le langage comme enjeu du film, mais peut-être aussi du cinéma de Kechiche.

RéféRences

Chion, M (2008) Le Complexe de Cyrano, Paris: Cahiers du cinéma.Delorme, S. et Frodon, J.-M. (2007), « Entretien avec Abdellatif Kechiche »,

Cahiers du cinéma, 629, pp. 15–19.Frodon, J.-M. (2007), « La langue d’Abdel et le pays réel », Cahiers du cinéma,

629, pp. 9–10.Hugo, V. (1879–1882), Les Misérables, 5, Paris: Hugues.Lalane, J.-M. (2001), « Surtout ne pas faire du style », Libération, 14 février,

p. 34. —— (2004), « M.Hulot dans le 9–3 », Les Inrockuptibles, 7 janvier, pp. 2–4.Masson, A. (2007), « La Graine et le mulet: la parole et le corps », Positif, 562,

pp. 14–15.Pasolini, P. P. (1976a), L’Expérience hérétique: langue et cinéma, Paris: Payot.—— (1976b), « Hypothèses de laboratoire », in L’Expérience hérétique: langue et

cinéma, Paris: Payot, pp. 9–38.Sorin, C. (2010), Pratiques de la parodie et du pastiche au cinéma, Paris:

L’Harmattan.Tessé, J.-P. (2004), « L’Esquive d’Abdellatif Kechiche », Cahiers du cinéma, 586,

pp. 52–53.

suggested citation

Sorin, C. (2013), ‘Le Pasticciaccio à la française: les dialogues dans les films de Kechiche’, Studies in French Cinema 13: 2, pp. 157–170, doi: 10.1386/sfc.13.2.157_1

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Cécile Sorin

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Contributor detAils

Cécile Sorin is Associate Professor at the research centre ESTCA (Esthétique Sciences et Technologies du Cinéma et de l’Audiovisuel) in Université Paris 8.

Contact: Département Cinéma, Université Paris 8, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis cedex 02, France.E-mail: [email protected]

Cécile Sorin has asserted her right under the Copyright, Designs and Patents Act, 1988, to be identified as the author of this work in the format that was submitted to Intellect Ltd.

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